Sida : le secret n`est pas une option

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Sida : le secret n`est pas une option
DOSSIER
Le secret en médecine
Collectif
Droits de L'Homme, discriminations
Gouvernement, politique, démocratie, Etat
Patient
Secret professionnel, secret médical
SIDA
Sida : le secret
n’est pas une option
Maladie un temps ultra médiatisée, le sida, apparu en 1981, n’a pourtant pas toujours été synonyme de visibilité. Il a fallu attendre de nombreuses années pour que les malades s’expriment à
visage découvert.
Christophe Martet, journaliste depuis 1983, actuellement cofondateur et directeur de publication du média Yagg.com
E n 1987, dans les rues du Lower East Side de
1989, à la mort d’Olivier, un de mes meilleurs amis,
la famille ne connaît pas la cause du décès, avec la
complicité du médecin. Ou feint de ne pas la
connaître. Car au tabou de la maladie s’ajoute un
autre tabou.
L’infection par le VIH est en effet une des rares
pathologies qui contraint celles et ceux qui vivent
avec à un autre dévoilement. Si vous dites que vous
êtes atteint-e d’un cancer, ou d’une maladie cardiovasculaire, les choses vont s’arrêter là la plupart du
temps chez vos interlocuteurs. En fonction de leur
degré de compassion ou d’indifférence, ils voudront
vous entourer, prendre soin de vous, vous plaindre…
ou passer à autre chose.
Manhattan, à New York, fleurissent des affiches
choc. Sur fond noir apparaît un triangle rose, la
pointe en haut et ces lettres blanches SILENCE
= DEATH. Cette création visuelle est l’acte fondateur d’Act Up, un groupe activiste qui va modifier
profondément la lutte contre le sida et la place des
personnes atteintes. Relégués au rang de
« victimes impuissantes », de malades passifs
ou de dangereux pervers qui recevaient ce
L’infection par le qu’ils méritaient, les malades du sida reprennent leur destin en main, s’arment du savoir
VIH est en effet
pour devenir des experts de la maladie.
une des rares
Pour combattre les injustices, pour
dénoncer les lenteurs dans la mise à dispopathologies qui
des molécules innovantes, pour
contraint celles et sition
alerter les médias, les activistes vont utiliser
ceux qui vivent
leur corps, leurs visages et leurs cris. Avec
eux, le silence n’a plus cours. Depuis New
avec à un autre
York, Act Up gagne tous les États-Unis et
dévoilement.
l’Europe (Act Up-Paris est créé en 1989)
et le secret ne résiste pas. Pour avoir un
impact sur l’épidémie, il faut brandir à la face du
monde encore indifférent son statut sérologique,
donner un visage à l’épidémie, en finir avec la honte.
Double dévoilement
Mais briser le secret dans le cas du sida, c’est rendre
compte d’un comportement. Dire que l’on est séropositif-ve aboutit à un double coming out : sur son
statut sérologique, mais aussi sur son orientation
sexuelle ou ses pratiques de consommation de
drogues. Et ces comportements vont être souvent
jugés négativement. En France, dans les premières
années de l’épidémie, celles et ceux qui prennent
le taureau par les cornes et le disent se recrutent
le plus souvent dans les deux groupes les plus
touchés : les homosexuels masculins et les toxicomanes. Pendant près de vingt ans, ce sont les homos
et les toxicos qui vont parler. Parmi les personnalités
touchées par le sida, on se souvient du témoignage
de Jean-Paul Aron en une du Nouvel Observateur
(« Mon sida », en octobre 1987) ou Hervé Guibert
qui écrira plusieurs livres sur son vécu en tant que
séropositif et malade du sida (A l’ami qui ne m’a pas
sauvé la vie ; Le Protocole compassionnel).
Certes, briser le silence de la sorte a eu un réel
impact. Mais il reste limité car à caractère individuel. Hervé Guibert n’avait d’ailleurs pas de mots
assez durs pour dénigrer les actions des « actupiens », désignés comme des « clowns tristes ». En
dehors des groupes les plus touchés, les récits existent peu. L’actrice Charlotte Valendrey, révélation
de Rouge Baiser, et diagnostiquée séropositive en
1987, fera son « coming out sérologique » en 2005.
Avant Act Up, le secret
Le livre collectif d’Act Up-Paris Le sida, combien de
divisions ?, paru en 1993, s’ouvre sur cette phrase :
« Au commencement d’Act Up, il y a la colère. » J’ajouterai qu’avant Act Up, il y a le secret. J’ai connu
beaucoup de séropositifs et de leurs proches engagés
dans l’association, qui ont vécu cette période durant
Christophe Martet est
l’auteur du documentaire laquelle le sida était tabou. Les malades étaient
forcés au silence. Séropositif diagnostiqué en 1985,
Nous sommes éternels
dès l’arrivée du test de dépistage en France, je n’ai
sur le Patchwork des
parlé de ma séropositivité qu’à certains amis proches,
Noms et du livre Les
qui étaient souvent eux-mêmes récemment diagCombattants du sida
nostiqués. Mais il n’était pas question d’en parler
(Flammarion, 1993),
militant à Act Up de 1990 dans la famille ni au travail.
Certains médecins, dans ces années-là, mentent
à 2005, président de
sciemment. Alors l’infection par le VIH se transl’association entre 1994
forme en rare maladie tropicale pour celui-ci, ou
et 1996. Séropositif
en soudaine fièvre inexpliquée pour celui-là. En
depuis 1985.
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L’urgence de le dire
d’imaginer ce à quoi ont pu ressembler les quinze
premières années de l’épidémie, sans traitement
efficace, où à Act Up, en réunion hebdomadaire,
on annonçait régulièrement un ou plusieurs décès.
En 1991, le sida avait tué plus d’Américains que la
guerre du Vietnam. Cette même année, Paris comptait autant de cas que l’Allemagne et le RoyaumeUni.
À partir des années 90, l’apport d’Act Up à la lutte
contre le sida sera d’abord celui de l’urgence de
le dire. De ne plus se cacher. Et de le faire collectivement. Parce que l’épidémie révélait avant tout
la faillite du politique, il fallait trouver une réponse
collective en partant de la communauté la plus
touchée, la communauté homosexuelle. Avec Act
Up-Paris, la lutte contre le sida en France, jusquelà assez consensuelle (hormis les vociférations d’un
Le Pen contre les « sidaïques »), va prendre un
tournant plus radical. Mais du côté des autres associations, la mise en avant de la séropositivité comme
arme (« Nous sommes malades, vous ne faites
rien ») ne passe pas toujours très bien. Act Up est
l’objet de critiques virulentes. Mais avions-nous le
choix ? Pour briser le silence des médias et des
politiques, le secret n’avait plus cours. C’est en
pleine lumière qu’il fallait exposer les discriminations, comme lorsque des séropositifs en colère
jettent des cendres durant un cocktail destiné aux
assureurs pour dénoncer leurs contrats excluant
les séropositifs.
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RÉALITÉS COMPLEXES
Trente ans après l’identification du VIH, et après
les progrès considérables réalisés dans le domaine
thérapeutique, la maladie est devenue
chronique, peu invalidante. Si elle est
traitée correctement, la transmission
Chez les gays, dire
sexuelle est enrayée. Pourtant, dans le
sa séropositivité
monde du travail, dans les relations amoureuses, partager la connaissance de sa sérodevient
positivité reste une démarche à risque.
problématique,
Une grande enquête réalisée par l’assonotamment sur les
ciation Coalition Plus et portant sur le
partage du statut a reçu plus de 1 500
sites de rencontre
réponses dans sept pays (Mali, Maroc,
sur Internet, où le
RDC, Équateur, Roumanie, France,
Canada). Quatre-vingt-deux pour cent des
rejet peut être
répondants ont partagé leur statut de façon
brutal.
volontaire et implicite, 6 % l’ont partagé
via un tiers mais 12 % préfèrent garder le
secret. Vingt pour cent des participants qui ont
choisi de partager leur statut ont toutefois été
victimes de coups et injures après cette annonce
et 23 % d’entre eux considèrent aujourd’hui ce
choix comme une erreur.
Chez les gays, dire sa séropositivité devient problématique, notamment sur les sites de rencontre sur
Internet, où le rejet peut être brutal.
Récemment, Act Up-Paris a diffusé un communiqué de presse annonçant l’élection d’un nouveau
Conseil d’administration et intitulé « Nouveau CA,
mêmes combats ! » La présentation des trois
membres nommés mentionnait leur prénom et
une initiale pour leur nom de famille : Laure P.,
Frédéric P. et Rachel G. Quelle mouche a pu piquer
l’association ? Act Up-Paris a gagné de nombreuses
batailles grâce à cette prise de parole publique des
malades, à la première personne, en tant qu’expert-es de la maladie. Comment se fait-il qu’elle se
détourne de ce principe de base ? Depuis, nous
avons lancé le débat sur Yagg, le média LGBT de
référence et Act Up-Paris a admis que l’anonymisation était contre-productive. Pourtant, cet épisode
malheureux montre clairement que les craintes
de briser le secret restent vivaces. Mais contre le
sida, le secret n’est pas une option.
Parmi les homos, cette question du secret ne date
évidemment pas de la crise du sida. Le coming out,
qu’on traduit souvent par sortir du placard, est un
geste que l’on fait pour soi, mais aussi pour les
autres. Dès les années 70, l’une des revendications
du mouvement homosexuel porte justement sur
le coming out. Harvey Milk (né en 1930, il fut assassiné en 1978), premier homme politique ouvertement gay aux États-Unis, exhortait les gays et les
lesbiennes à sortir du placard. Ce n’est donc pas
un hasard si dès 1983, à Denver, dans le Colorado,
un groupe de personnes malades du sida élabore
ce qui prendra le nom de Principes de Denver, un
plaidoyer pour la visibilité des malades dont le
préambule résonne aussi comme un coming out.
« Nous condamnons les tentatives de nous étiqueter comme
des “victimes”, un terme qui implique la défaite, et nous
ne sommes que de temps en temps “patients”, un terme
qui implique la passivité, l’impuissance et la dépendance
sur le soin des autres. Nous sommes des “personnes atteintes
du sida”. »
Toujours en 1983, à New York, Larry Kramer qui
a fondé un an plus tôt le Gay Men’s Health Crisis,
la première association de lutte contre le sida,
publie dans le New York Native une tribune
enflammée qui s’intitule : « 1,112 and counting »
et qui commence par cette phrase : « Si cet article
ne vous fout pas une trouille bleue, alors nous sommes
vraiment dans la merde. » Il paraît difficile aujourd’hui
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