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« ÉMILE N’APPRENDRA JAMAIS […] DES FABLES » • INVENTION • SUJET
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Rousseau : – Inconcevable ! Inconcevable ! Apprendre les fables aux
enfants ! Ah mais, tiens, le voilà notre fauteur de trouble, notre distingué
fabuliste qui risque de corrompre mon Émile… Que direz-vous, monsieur,
pour défendre vos fables ?…
La Fontaine : – Par modestie, je ne vous ai pas apporté ma « revue de
presse », mais j’en ai là quelques extraits dont je ne suis pas peu fier…
Lisez ! Vous n’allez tout de même pas renier de grands auteurs comme
Mme de Sévigné ou La Bruyère : c’était un moraliste, lui… comme vous !
Voyez ce qu’ils disent de mes fables… Elle : « Ne jetez pas si loin les
livres de La Fontaine. Il y a des fables qui vous raviront et des contes qui
vous charmeront. » « Faites-vous envoyer promptement les Fables de La
Fontaine : elles sont divines […] À force de les relire, on les trouve toutes
bonnes. » Et lui, surtout, lui… « Il [« il », c’est… moi !] instruit en badinant,
persuade aux hommes la vertu par l’organe des bêtes, élève les petits
sujets jusqu’au sublime. » Pas mal, non ? Alors, je sais, quelques esprits
chagrins de votre nouveau siècle (on l’appelle le… « siècle des Lumières »,
je crois ? En toute simplicité !), quelques esprits chagrins, dis-je, me cherchent des noises… Un certain… Voltaire ? C’est ça ! Il s’en prend à mon
style et conseille aux « jeunes gens et surtout [à] ceux qui dirigent leurs
lectures » de prendre « bien garde de ne pas confondre, avec son beau
naturel (il s’agit du mien, bien sûr), le familier, le bas, le négligé, le trivial,
défauts dans lesquels il (c’est toujours moi !) tombe trop souvent. » Mais ce
style, mon style, c’est celui de la vie qui, justement, est un mélange de
sublime et de « familier », comme il dit ! Moi, je reproduis la vie ! la vraie vie !
Rousseau : – La vraie vie ? Avec vos animaux qui parlent, vos moucherons
qui terrassent les lions et vos renards qui sont si civils qu’ils ne pensent
même pas à se jeter sur la cigogne qui les invite chez eux ! Personne ne
peut y croire, à tout cela ! D’ailleurs, parlons-en de la vraie vie ! Quelle
image vous en donnez aux jeunes enfants ! Une grimace de vie, oui : tout le
monde est méchant, hypocrite, vaniteux, et j’en passe ! Le beau tableau, la
belle école de vie ; cela vous donne des envies de suicide ! Or, moi, je veux
que mon Émile soit heureux de vivre, qu’il croit aussi en la bonté du monde
et en l’existence de la vertu !
La Fontaine : – Eh bien, vous êtes bien placé pour dire cela, vous qui vous
plaignez sans cesse et geignez que tout le monde vous en veut et vous en
a toujours voulu ! Allez, soyez franc, le monde que je présente, c’est bien le
vrai : vous-même vous en êtes la victime, à ce que vous dites. Pourquoi les
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Le théâtre
Convaincre…
Le roman
enfants ne l’apprendraient-ils pas dès le plus jeune âge, afin de se prémunir ?
C’est cela l’éducation aussi : armer pour la vie et pas seulement courir les
champs en se bandant les yeux sur la méchanceté. « Un homme averti en
vaut deux ! » dit-on, je crois. Une fois armé, l’enfant pourra se garer des
dangers et vivre pleinement. Et puis, avouez que je tempère ce côté « noir »,
comme vous dites, par l’agrément d’un récit agréable et par le merveilleux
que les enfants aiment tant ! Je suis sûr que, d’ici quelques siècles, ils en
feront ce qu’on appellera – j’ai quelque don de divination, comme vous
voyez – des « dessins animés » : les gentilles petites souris y joueront des
tours au vilain chat sans cœur… Ma fable « Le Chat et le Rat », c’est déjà
tout à fait ça ! Le rat y refuse – fort intelligemment – toute alliance avec son
ennemi juré, et il fait bien :
« […] penses-tu que j’oublie
Ton naturel ? Aucun traité
Peut-il forcer un Chat à la reconnaissance ? »
Non, non, je vous assure, les enfants adorent et cela les pousse à la
prudence ! Je l’ai du reste moi-même écrit au Dauphin, le fils du roi (car, je
vous le rappelle, le Roi lui-même m’a confié l’éducation de son fils !
Alors ?…). Oui, je lui disais :
« Vous êtes en un âge où l’amusement et les jeux sont permis aux princes ;
mais en même temps vous devez donner quelques-unes de vos pensées
à des réflexions sérieuses. Tout cela se rencontre aux Fables que nous
devons à Ésope. L’apparence en est puérile, je le confesse ; mais ces
puérilités servent d’enveloppe à des vérités importantes. » D’ailleurs, apparemment, vous n’avez pas lu ma fable « Le Bûcheron et Mercure » : j’y
explique l’essentiel ; oui, j’y dis que :
« Je tâche de tourner [dans mes fables] le vice en ridicule,
Ne pouvant l’attaquer avec des bras d’Hercule. »
Rousseau : – Vous êtes fatigant à vous citer tout le temps ! Vous pourriez
être plus modeste ! Et puis, vous n’avez pas bien compris ce que je voulais
dire. Ce n’est pas le genre des fables que je critique ! C’est le fait qu’on
veuille à tout prix les faire lire aux enfants. Parce que, voyez-vous, ils n’ont
pas assez d’esprit critique pour distinguer le vrai du faux, le bien du mal, le
vice de la vertu. Et cela, ça n’apparaît pas assez clairement dans vos fables.
Il aurait fallu que vous disiez nettement ce qui est condamnable et ce qui
est louable ! Par exemple, ces fables sans morale…
La Fontaine : – Mais il n’y a pas de fable sans morale !!! Il y a toujours une
leçon à tirer de la fable !
Rousseau : – Je veux dire ces fables dans lesquelles la morale est implicite… Eh bien, c’est trop difficile pour un enfant : à un enfant, il faut dire les
choses clairement, noir sur blanc. Sinon, il risque de se tromper de voie.
L’autobiographie
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Les réécritures
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La poésie
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Tenez, vous auriez dû faire un « mode d’emploi » de vos fables, une sorte
de petit traité de l’éducation qui les aurait accompagnées et que les éducateurs auraient pu consulter pour savoir comment user des fables avec les
petits ! Vous y auriez donné en clair les leçons à tirer de chacune de vos
fables, et, cela, on le ferait apprendre par cœur aux enfants…
La Fontaine : – Mais ce serait mortel ! Un Émile avant l’heure, quoi ?
Jamais ! Moi, je crois qu’il faut instruire en plaisant, et les leçons de morale
ne réussissent qu’à faire bâiller les enfants… et les adultes aussi du reste.
Moi, j’ai gardé l’âme jeune et cela m’amuse encore de faire parler les belettes
et les lapins ! Et puis, il ne faut pas prendre les enfants pour plus idiots
qu’ils ne sont. Ça comprend très vite, vous savez… D’ailleurs, déjà du
temps de Platon, on recommandait les fables aux enfants. Je suis désolé, je
vais encore m’autociter, mais je m’en suis déjà expliqué dans ma préface
des Fables. Platon souhaite que les enfants sucent ces fables avec le lait ;
il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait
s’accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu…
Rousseau : – Oui, mais je vous ai déjà dit que ce n’est pas la vertu que
vous leur enseignez ; tout au plus la sagesse de ne pas se mêler au monde.
Et puis, vous ne leur donnez pas d’idéal : rester tranquille chez soi, ne pas
se mesurer à plus fort que soi, se taire quand on est opprimé (vous savez,
dans la fable « L’homme et la couleuvre », vous leur conseillez de « parler
de loin ou bien se taire »), c’est une morale de petit vieux : que faitesvous de la résistance, de la contestation ? Dans notre siècle, vous savez,
le mouvement philosophique aime contester, critiquer, battre en brèche les
privilèges… Dans vos fables, rien de tout cela : aucun héroïsme, aucun courage… Il faut savoir mourir pour des idées, et votre élève en sera bien loin :
il se retirera dans ses terres à cultiver son jardin…
La Fontaine : – Ah ! pourtant, votre Voltaire, c’est bien ce qu’il nous
propose avec son Candide ! D’ailleurs, les contes philosophiques que vous
prisez tant, c’est bien un peu comme des fables… et tout le monde en
raffole… Alors ?
Rousseau : – Ah, ne me parlez pas de Voltaire ; celui-là, si je le tenais ! Et
puis, moi, les contes philosophiques, je n’aime pas trop ; je ne suis pas sûr
qu’il faille vulgariser les idées ; il faut les respecter ! Les traités, je vous dis,
ou les lettres ouvertes ; voilà où doit se situer le débat d’idées…
La Fontaine : – Au fait, cultiver son jardin… ce que je conseille dans mes
fables, c’est bien un peu ce que vous faites avec vos promenades solitaires.
Vous devriez comprendre… Vous vous retirez bien du monde, vous aussi,
sans plus affronter les méchants et les puissants.
Rousseau : – Oui, vous avez raison ; mais, vous voyez, je suis déjà vieux…
et jeune, j’ai bourlingué, j’avais des idéaux plein la tête, de liberté, de
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Les réécritures
L’autobiographie
Le roman
tolérance, de vie héroïque. C’est dans la vie que je me suis forgé ma morale,
pas dans les fables. C’est cela que je veux pour les enfants : une morale
héroïque et l’école de la vie. Plus tard, comme moi, ils se rangeront. Et, je
vous l’ai déjà dit, les fables, je les réserve aux adultes qui en seront
charmés.
La Fontaine : – Laissons là la morale et convenez que les fables peuvent
aussi apporter d’autres connaissances aux enfants : ils y apprennent les
mœurs des animaux, et les nôtres par la même occasion, puisque nous
sommes aussi des animaux… Ils y apprennent aussi l’art de raconter, au
moins…
Rousseau : – Composons, monsieur de La Fontaine. Eh bien, écoutez,
cette fois-ci, c’est moi qui vais m’autociter ! « Je promets, quant à moi, de
vous lire, avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables […] Mais
pour mon élève, permettez que ne je ne lui en laisse pas étudier une seule
jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des
choses dont il ne comprendra pas le quart »… C’est sorti de mon Émile,
cela, voyez-vous… Convenez que je vous rends justice… Mais je resterai
sur mes positions : je ne veux pas que, lisant vos histoires, mon élève se
trompe de voie, que, sans pitié pour les victimes des méchants, il imite les
trompeurs, les fripons et les lâches.
La Fontaine : – Drôle de siècle de raisonneurs… qui n’apprécie pas ma
« comédie aux cent actes divers… ».
Le théâtre
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Convaincre…
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