Joseph de Maistre, les meilleures pages

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Joseph de Maistre, les meilleures pages
LES MEILLEURES PAGES
de Maistre
Introduction d'Amxis CROSNIER
TOURCOING
J. DUVIVIER, Éditeur
1922
Biblio!èque Saint Libère
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© Bibliothèque Saint Libère 2008.
Toute reproduction à but non lucratif est autorisée.
Joseph de Maistre
Tous droits réservés
Us auteurs et Véditeur.
INTRODUCTION
Joseph de Maistre mourait, voilà cent ans et quelques
mois. Un siècle, c'est beaucoup plus qu'il ne faut, à
l'ordinaire, pour que s'étende sur nous l'oubli, « l e
second linceul des morts ». Mais, en dépit du calendrier,
)ouvons-nous compter parmi les morts un homme dont
a noble et originale physionomie n'a jamais disparu
de notre horizon ; le penseur dont les idées ont dominé
la marche du dix-neuvième siècle, tant il est vrai que,
malgré les découvertes de la science et les inventions
modernes, ce sont toujours les idées qui mènent le
monde ; Yécrivain catholique dont les ouvrages, d'aspect
sévère, et bien qu'ils ne soient jamais, ou trop rarement,
recommandés par les programmes universitaires, s'imposent toujours à l'attention des vrais amis de notre
langue ; l'Allobroge qui, chassé de chez lui et dépouillé
de ses biens par la France et ne voulant pas, pour les
reconquérir, dire adieu à sa petite patrie, n'en a pas
moins parlé de notre pays, de son rôle et de sa mission
divine, aussi bien que le meilleur des Français ?
Maistre est donc très vivant. Il le paraît de plus en
plus, ce semble, avec le recul des années. Depuis quelques mois, toutes les Revues françaises, de toutes les
couleurs et de toutes les nuances, ont parlé de lui \
et presque tous les journaux, en nos temps agités où
les difficultés diplomatiques et les sports tiennent tant
de place, ont trouvé des loisirs et quelques lignes pour
rappeler sa gloire. Avec les Universités catholiques et
tout l'enseignement libre, l'Université de France l'a
célébré. Si l'union sacrée n'est pas encore complète à son
I
VIII
INTRODUCTION
endroit, c'est que la légende, qui a fleuri depuis cent
ans autour de son nom et de ses œuvres, n'est pasencore entièrement, ni partout, dissipée» Le sera-telle jamais ? Et n'est-elle pas l'accompagnement quasiobligé des louanges qui se lèvent sur les pas des militants
et des conquérants ?
On sait, en effet, que le comte de Maistre passe,
aux yeux d'un grand nombre de nos contemporains
et même de quelques catholiques peu avertis, pour
être 'le tenant, non pas seulement d e la monarchie,
ce qui était son droit, mais, chose plus grave, du a fana*
tisme » et de la « réaction » 1 N'a-t-il pas exalté, avec
Grégoire VII et Boniface V I I I , la <t théocratie * où il
voudrait nous ramener ? Les socialistes et les pacifistes qui crient, en toute occasion : « Guerre à la
guerre ! » lui font un crime d'avoir dit que la guerre
peut être chose purifiante et divine ; ne serait-il pas,
par hasard, de la famille du Kaiser pangermaniste ?
Bien plus, ce tigre ou cet ogre, non content de clamer
Vappel aux armes> se complaît dans le sang des victimes innocentes ; et, après Bossuet qui' écrit : « Tout
est sang dans la Loi ! », il prêche 1 expiation par le
sang : chose assurément intolérable pour certaine mol*
lessede nos jours, qui n'a rien compris aux héroïsmes et
aux sacrifices de la grande guerre ! Sans compter cjue
sa page sur le bourreau, dans les Soirées de Saint*
Péters bourg, révèle une âme d'inquisiteur, aussi despotique que sanguinaire ! Voilà pour la légende, dans
quelques-uns de ses traits. Elle s'évanouirait facile*
ment, si on lisait avec attention les textes cités,
et le contexte. Mais combien de gens ont ce courage,
ou cette conscience ? Il est plus facile de bêler avec
les moutons, ou de hurler avec les loups.
D'autres traits de la légende viennent nettement
d'une incompréhension prestigieuse. Joseph de Maistre
est un catholique instruit autant que convaincu. Sans
être un théologien de profession, il lui arrive d'exposer,
au cours de ses ouvrages, la doctrine de l'Église ; ce
qu'il fait, comme pour le reste, avec clarté et profondeur. Mais il peut arriver que plus d'un lecteur, et non
INTRODUCTION
IX
des moindres, s'y méprenne étrangement. Passe encore,
de reprocher à Maistre d'avoir vu en Dieu, non pas le
bon et doux Nazaréen qui avait pitié des pauvres
hommes, mais le Jéhovah du Sinaï, le Dieu irrité et
jaloux qui évoque, dit-on, les cruelles divinités de
l'Orient ; il y a, hélas ! nombre de nos contemporains
qui, en fait de religion, n'ont pas dépassé le sensible
Jean-Jacques et le romanesque Ernest Renan. Mais,
à propos d'une belle page sur la communion des saints,
sur la communion sacramentelle, ou sur l'union des
élus avec Dieu et en Dieu dans la vision béatifique,
ou, comme on dit, sur « le corps mystique du Christ »,
parler de panthéisme et mettre Fichte ou Hegel en
parallèle avec l'écrivain catholique, c'est prouver une
fois de plus que l'ignorance de la vérité religieuse est
le plus grand des maux qui rongent notre société.
Peut-être, devant de telles affirmations, Maistre luimême se serait-il contenté de hausser les épaules ou
de sourire... 11 disait : « Lorsque l'homme le plus habile
n'a pas le sens religieux,... nous n'avons aucun moyen
de nous faire entendre de lui, ce qui ne prouve rien
que son malheur. »
Joseph de Maistre a d'autres détracteurs, parmi
nous. D'aucuns s'en prennent à ses défauts ou à ses
qualités, selon leur tempérament. Les uns, les dilettantes, ne peuvent goûter en lui l'affirmation intrépide,
et tranchante, de la vérité. D'autres, des timides, blâment l'ironie vengeresse que prodigue sa plume aux
erreurs multiples qu'elle flagelle, et parfois à leurs défenseurs : le « mercure parisien, autrement nommé le
ridicule », (1) dont il a parsemé plus d'une de ses pages,
l'a fait appeler par Scherer « un Voltaire retourné »,
et annonçait la manière de son disciple, Louis Veuillot,
que des ennemis ont dénommé bassement u l'aboyeur
des idées de Joseph de Maistre » ! Un plus grand nombre ont de la peine à lui pardonner le tour paradoxal
de son argumentation, qui semble amené à point
pour nous étonner, ou pour nous éblouir. Mais quoi ?
(1) Le mot est de Maistre.
X
INTRODUCTION
Il a dit, mettons qu'il a crié, sa joie immense de posséder
la vérité ; ce n'est ni un crime, ni une faiblesse : le
catholicisme est, pour nous tous, une lumière et une
force. Son ironie est souvent tempérée de finesse, de
grâce, et de bonté. Quant à ses paradoxes, ils sont
loin d'être aussi nombreux qu'on le prétend ; et, si
l'on concède que tel est l'un de ses défauts, que l'écrivain qui est sans défaut lui jette la première pierre.
Ajoutons que, sur son chemin, depuis plus d'un siècle,
Maistre a rencontré d'autres opposants, plus nombreux
et plus décidés, qui se sont mis en travers de sa réputation : les Gallicans ; les Jansénistes, et leurs amis \
et, du même coup, les ennemis des Jésuites.
Il a eu raison des Gallicans, et c'a été sa plus belle
et sa plus douce victoire; y aurait-il, par aventure,des
Gallicans retardataires capables de la contester ? Il
n'est que juste d'observer qu'il a aimé l'Église Gallicane, pour ses grandes vertus.
A propos des Jansénistes, il a pu écrire : ce Tout
Français, ami des Jansénistes, est un sot ou un janséniste. » C'était en un moment d'humeur, fort explicable»
Le mot était dur, et certainement excessif : car nous
avons connu de ces « amis » qui ne manquaient ni de
foi ni d'esprit. Les Jansénistes, et leurs amis, n'ont
pas pardonné à Maistre son réquisitoire vif et violent,
si fondé qu'il fût en histoire et en raison. Leur hérésie
avait des racines plus profondes que le Gallicanisme*
Enfin, les ennemis des Jésuites ne sauraient désarmer. Maistre les brave aimablement. Il a dit des Jésuites,
avec la plus belle ingénuité, dans une lettre à son
beau-frère Saint-Réal : « Mon grand-père les aimait,
mon père les aimait, ma sublime mère les aimait, je
les aime, mon fils les aime, son fils les aimera, si le
Roi lui permet d'un avoir un. » On ne peut déclarer son
amitié avec plus de franchise ; et la prophétie, par
surcroît, s'est réalisée. Il reste que l'amitié des « bons
Pères » a grandement servi à Maistre pour la formation de son âme. et que, d'autre part, leurs ennemis,
qui demeuraient aussi" les siens, n'ont pas nui pour
autant à sa mémoire.
INTRODUCTION
XX
Les pages choisies que nous présentons aux lecteurs
leur permettront de se faire une idée de la manière de
l'écrivain, et, lues à loisir et méditées, de mieux connaître le procès engagé entre Maistre et ses contradicteurs.
Elles sont, dans son héritage, les plus célèbres, et,
considérées du point de vue apologétique, elles nous
ont paru les plus belles. Puissent-elles donner, à tous
ceux qui les parcourront, le désir d'entrer plus avant
dans son œuvre complète, et, par conséquent, de connaître plus à fond l'âme du grand penseur catholique 1
Ils y trouveront autant de profit que de plaisir. Pour
nous, ce serait la meilleure des récompenses.
Nous voudrions, dans ces quelques pages liminaires,
leur donner, sur l'homme et sur son œuvre, l'un et
l'autre si attachants, les éclaircissements utiles qui leur
serviront comme de fil conducteur.
I. — La Vie —
L'Homme
Les États Sardes comprenaient la Savoie, le comté
de Nice, le Piémont et la Sardaigne. Chambéry, Turin
et Cagliari, trois villes où a passé et travaillé Maistre,
en étaient comme les capitales. Petite nation, placée
entre la France et l'Italie, soumise à une monarchie
toute patriarcale, soutenue par une noblesse héréditaire, race de soldats assez rudes et d'agriculteurs laborieux, qui maintenaient, avec leurs tenanciers, les
vieilles mœurs et les antiques traditions. Mais déjà
leurs traditions et leurs montagnes, et même leur peu
de curiosité, défendaient mal les seigneurs et leurs
sujets contre les idées nouvelles qui, dans la seconde
moitié du X V I I I siècle, soufflaient de la France et
s'infiltraient partout.
Parmi la noblesse savoisienne, la famille Maistre
tenait un rang très honorable. Elle était sortie de notre
Provence. « Le soufre de Provence », au dire de Joseph
de Maistre lui-même, expliquerait en partie l'ardeur
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XII
INTRODUCTION
qui l'anima. La devise des ancêtres était belle : « Fors
1 honneur, nul soucy. » Elle inspira sa vie tout entière
et pourrait servir d'exergue à la médaille où serait
burinée sa mâle figure.
Le chef de la famille, le comte François-Xavier
Maistre, avait été nommé par le roi Président en second
du Sénat de Savoie : figure austère d'inquisiteur, magistrat intègre et rigide, vraie « terreur des coupables »,
et a grand caractère » que rien de vil ne pouvait entamer. Il épousait, à l'âge de 44 ans, Christine Demotz,
fille d'un de ses collègues au Sénat, qui lui donna
quinze enfants. C'est de cette race vigoureuse et chaste
que naquit Joseph. Il était le troisième par la date j
mais, comme deux sœurs aînées moururent en bas-âge,
il devint l'aîné de la nombreuse famille. Il était venu
au monde le 1 avril 1753, à Chambéry.
Il fut à bonne école, élevé non à la manière molle
d'un Montaigne, mais à l'ancienne mode, c'est-à-dire
c dans l'antique sévérité », selon la forte discipline de
l'obéissance, qu'il n'abandonna pas dans son adolescence et dans sa jeunesse, puisque, vers la dix-huitième
année, étudiant en droit à Tunn, et à la veille de recevoir l'anneau de docteur, il ne lisait aucun livre sans
la permission de ses parents. Cette discipline sévère,
qu'il accepta et dont il se loua toujours, n'avait tué
en lui ni l'initiative ni l'élan. Elle n'avait nullement
comprimé la tendresse du cœur : son culte pour sa
« sublime mère » est connu de tous.
Un précepteur, qu'il reçut dès l'âge de 5 ans, puis
le collège des Jésuites, à Chambéry, formèrent son
esprit aux lettres humaines. Il garda toute sa vie,
pour les Pères, une gratitude émue et raisonnée : il
ne leur dut pas seulement de n'avoir pas été « un orateur de la Constituante ». Ils n'éteignirent pas son génie \
ils restèrent les guides aimés de leur ancien élève, et,
à Saint-Pétersbourg où il les retrouva, il fut encore
instruit par eux et préservé de plus d'une erreur.
Quand il partit, âgé de seize ans, pour Turin où il
allait faire son droit, sa mère, en le mettant dans la
voiture, lui fit cette recommandation : « Allez, mon
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INTRODUCTION
XIII
enfant, et souvenez-vous de Dieu, de votre nom, et
de votre mère. » II s'en souvint, pour être un étudiant
parfait.
Docteur à 19 ans, il revint s'inscrire au barreau de
Chambéry. L'avocat rapportait chez les siens, dans sa
famille et dans sa ville natale, un « cœur pur », une
« imagination en fleur ». Il y vécut deux années d'un
bonheur presque complet, brusquement assombri par
la mort de sa mère, le 21 juillet 1774 ; ce fut la plus
grande douleur de sa vie.
Cette année même, il entrait dans la magistrature,
en qualité de substitut de l'avocat fiscal général.
Peu après, il devenait sénateur. Comme magistrat et
comme sénateur, il marcha sur les traces de sjm père :
même intégrité, même sérieux, même amour du travail
et de sa profession.
Il mit une fin à sa vie de garçon, qu'il avait passée
dans l'étude et les occupations de sa charge. En 1786,
à l'âge de trente-trois ans, il épousa Françoise-Marguerite
de Morand. Mariage d'inclination, sans aucune visée
romanesque, et qui fut très heureux, très chrétien.
D'elle à lui, c'était le contraste le plus absolu j le ménage
ainsi constitué produisit, comme il arrive souvent,
l'harmonie parfaite. Il était, lui, le a métaphysicien »,
le « Sénateur pococurante (1} ». Elle était a Madame
Prudence », un bon comptable.
Ils eurent trois enfants : Adèle, en 1787 ; Rodolphe,
deux ans après ; et Constance, née en 1793, que son
père n'eut guère que le temps d'embrasser : car on
était, alors, dans les dures vicissitudes que subissait
la monarchie sarde, du fait de la Révolution française.
Déjà, en janvier 1789, le Président Maistre était
mort, instituant le fils aîné Joseph-Marie son « héritier
universel », lui recommandant de tenir lieu de père à
ses frères et sœurs et de perpétuer dans la famille
l'union qui avait fait sa force et sa joie. Il accepta le
fardeau, pour le porter avec un courage sans défaillance. Malheureusement, voici venir la Révolution, qui
(1) Insouciant des choses matérielles.
INTRODUCTION
XIV
va l'alléger singulièrement de ses biens. Il l'avait saluée,
pourtant, à ses débuts, un peu comme La Fayette,
avec on ne sait quelle allégresse intérieure où il se
mêlait de grandes illusions. Quand elle se présenta aux
portes de Chambéry, pour offrir la liberté aux sujets
de la monarchie sarde, c'était sous les espèces du
général de Montesquiou, (septembre 1792). Il écoute,
comme les autres, ce mot magique, où les hommes se
laissent prendre trop aisément. Mais il se rappelle sa
devise : ïhonneur lui commande de rester fidèle à son
prince, et d'aller le rejoindre à Turin. Il part, avec sa
femme et ses enfants, par la route du Petit SaintBernard. Dans la voiture qui les emmène, il se penche
vers M
de Maistre : « Ma chère amie, lui dit-il, le
pas que nous faisons aujourd'hui est irrévocable : il
décide de notre sort pour la vie. » C'était vrai. Us
allaient commencer une vie héroïque, faite de priva*
tions de toutes sortes, allègrement supportées.
A Lausanne, tout d'abord, où ils se mêlent au flot
des émigrés de France et de Savoie, Maistre rend service
aux uns et aux autres, tout en travaillant, comme un
bon sujet, pour son roi. Il fréquente les salons, où il
voit M
de Staël, correspond avec ses amis, et, sous
la poussée des événements, commence d'écrire et d'imprimer pour le public. Le miracle, si l'on peut parler
ainsi, c'est le budget qui alimente la famille pendant
ces quelques années. La plus jeune des filles, Constance,
devenue duchesse du Laval-Montmorency, écrivait, au
souvenir de ces années héroïques : a Mon père, ma mère,
mon frère, ma sœur, ont vécu quatre ans, en état
d'émigration, d'une petite somme de 3.000 francs,
sauvée de la confiscation jacobine. Ma mère faisait la
cuisine, ma sœur balayait, mon frère portait un petit
panier de charbon pour le pot-au-feu journalier. Toute,
cette stricte économie, afin de ne pas faire d'emprunt.
Ma mère en était à son dernier louis, lorsque mon père
fut appelé en Sardaigne. »
En 1797, Charles-Emmanuel IV l'appelle à Turin.
Maistre reste environ deux ans à la cour. Cependant,
tout fidèle et tout dévoué serviteur qu'il est, ce milieu
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m e
INTRODUCTION
XV
ne lui convient guère ; son esprit d'indépendance et
sa franchise déplaisent, visiblement, au roi et à ses
courtisans. La pension qu'on lui sert est très maigre.
Et, de nouveau, lorsque Charles-Emmanuel IV cède
à l'émeute et se retire en Sardaigne, Maistre se jette
dans une barque avec sa famille, et se sauve à Venise,
en terre autrichienne. A Venise, c'est presque la misère
noire ; il est obligé, pour vivre, de vendre les restes
de son argenterie.
Il rentre avec Souvarow victorieux. Alors il est
nommé Régent de la Chancellerie royale en Sardaigne.
A Cagîiari, pendant un peu plus de deux ans, il débrouille le chaos des affaires judiciaires. Sa femme et
ses deux aînés l'y ont suivi. Mais une autre oppression
étreint son âme. Jadis, à Chambéry, dans la vie quotidienne et monotone d'une toute petite ville, parmi
les petits événements du jour et les potins des salons,
il avait senti tomber sur lui « l'énorme poids du Rien »,
Dans cette île sauvage, où il est, lui semble-t-il, à mille
lieues de l'Europe intellectuelle, il sent l'ennui, l'inexorable ennui, envahir son cœur. Et, le 25 septembre
1802, quand, sur le môle du pont,'H a dit adieu à M
de Maistre qui a dû se rembarquer pour aller, sur le
désir de son mari, essayer de ressaisir en Savoie les
débris de leur avoir familial, il ne sait quel noir pressentiment lui fait craindre une séparation perpétuelle.
Son pressentiment ne l'a pas tout-à-fait trompé. En
janvier 1803, après l'abdication de Charles-Emmanuel
IV, il est mandé lui-même à Rome par Victor-Emmanuel, qui lui offre l'ambassade de Saint-Pétersbourg.
Il ira donc en Russie, accrédité auprès du tzar Alexandre 1 pour tâcher de faire rendre au roi son maître
les provinces dont la France l'a dépouillé. La proposition est honorable, et même brillante ; mais il y a
une ombre : le roi est pauvre, et le faible traitement
qu'il accorde suffira tout juste, si même il suffit, à
l'entretien du seul ministre plénipotentiaire on verra
ensuite... Maistre se résigne, et. par amour pour son
pays, comme aussi par tendresse pour sa famille qui.
m e
e r
XVI
INTRODUCTION
un jour ou l'autre, ne peut manquer de s'en ressentir,
accepte généreusement le service commandé.
Le voilà donc qui part dans la berline qui lui a été
offerte par le roi : carrosse vermoulu qui avait coûté
deux cents piastres, et qu'on avait payé encore trop cher,
puisqu'il fallut deux ou trois fois le radouber en chemin.
Le voyage, par Venise et par Vienne, dura six semaines
bien comptées. S'il n'avait pas été effectué sans peine,
il n'avait pas été sans consolation. Le voyageur sentait
que sa vie prenait une orientation nouvelle et avait
un but. Il a jeté sur son agenda ces lignes, dans le style
des « notes intimes » : « En moins de trois mois, je
suis présenté au Pape, à l'Empereur d'Allemagne et
à l'Empereur de Russie. C'est beaucoup pour un Allobroge qui devait mourir attaché à son rocher comme
une huître. »
Il est à Saint-Pétersbourg, sur les bords de la Neva,
non loin des « glaciers du pôle ». Il y séjourne quatorze
ans. Dans sa vie, c'est la période de gloire. Il la soutient,
par son génie, par sa patience, et par un travail sans
répit. Il paie cette gloire — n'est-ce pas dans l'ordre
ici-bas ? — par la douleur.
Dans les jours ternes et mornes de Chambéry, de
Turin et de Cagîiari, où, plus courageusement que son
illustre contemporain Chateaubriand, il savait occuper
et utiliser son ennui, avait-il jamais rêvé, malgré les
aspirations confuses qui faisaient tressaillir son âme,
une situation comparable à celle-là ? Vivre à la cour
de Russie, au centre de l'immense empire moscovite,
qui pouvait seul alors, avec l'Angleterre, contrebalancer, où même inquiéter, la merveilleuse fortune
de Napoléon ; prendre part, chaque jour, aux réunions
de la haute société, qui remuait, dans ses salons, tant
de problèmes politiques et religieux ; être admis dans
l'intimité d'Alexandre I , le jeune empereur qui séduisait son entourage par ses tendances humanitaires et
mystiques, et qui plus d'une fois consulta Maistre,
dont il admirait la conversation et le talent, sur les
constitutions qu'il ne cessait d'élaborer, ou sur l'organisation de l'instruction publique ; converser avec les
er
INTRODUCTION
XVIt
ambassadeurs des divers Etats du monde entier, et
profiter du passage des célébrités du temps : y eut-il,
alors, un observatoire mieux placé pour sentir palpiter
la vie de la planète, et tout particulièrement de l'Eu
rope ? S'il ne perdit jamais de vue l'objet précis de sa
mission—tout en n'obtenant qu'une minime partie desavantages escomptés, c'est-à-dire simplement une subvention concédée au pauvre roi de Sardaigne — il put
suivre, de haut et de loin, la marche des événement»
où ses yeux perspicaces et son âme de chrétien démêlaient l'action de la Providence. Et notamment, do
son belvédère qui paraissait à l'abri de tout péril e t
néanmoins trembla un jour de 1812, il contempla
l'évolution entière de l'épopée napoléonienne, de ce
« champignon impérial » qu'il avait eu le tort de dédaigner au premier moment, et qui faillit absorber jusqu'à
la grande Russie, si bien défendue cependant par son.
immensité et ses neiges. Réaliste en politique, et personnellement agréable à Napoléon qui avait goûté les
« Considérations sur la France », il pensa obtenir de
Yheureux usurpateur un rendez-vous pour plaider la
cause de Victor-Emmanuel et de sa propre patrie»
Mais le roi blâma l'audace de son ministre. En tout
cas, Maistre assista, de son poste d'observation, à la
première déroute de Napoléon ; ses lettres diplomatiques sont les plus émouvants des bulletins...
La médaille a son revers. Le roi qui emploie Maistre,
dont il connaît la dignité rare et les talents, ne lui met
pas en mains, vraisemblablement parce qu'il ne l'aime
pas assez ou que son entourage est jaloux du ministre
>lénipotentiaire, toutes les cartes qui peuvent assurer
e succès de son jeu. On va jusqu'à lui refuser l'habit
de chambellan, et, dans une cour où certaines dignités
sont la parure obligée des diplomates, on tarde trop
à lui conférer la grande croix des Saints Maurice et
Lazare, à laquelle il avait droit. On use de la même
parcimonie à l'égard de son fils Rodolphe, quand on
le lui envoie comme auxiliaire en 1807* Autant de coupa
d'épingle qui, en blessant son amour-propre, sont de
Î
INTRODUCTION
XVIII
nature à provoquer le découragement ; mais rien
n'ébranle sa fidélité.
Sa pauvreté lui est peut-être moins pénible que ces
manques d'égard, parce que son roi lui-même, privé
des trois quarts de ses provinces, fait petite figure
parmi les souverains et, aurait-il pour lui les meilleures
dispositions, est bien empêché de lui fournir tous les
subsides nécessaires. Mais que cette pauvreté, presque
besogneuse, est donc un grand obstacle à son action diplomatique, dans une cour orientale où l'apparat est
quasi-obligatoire ! Aussi, pour faire face à son devoir
et pour garder sa dignité, il endure toutes les privations possibles, dans son logement, dans ses sorties,
dans ses vêtements, dans sa table. Par moments, s'il
faut en croire M
de Swetchine, il vit au pain et à
l'eau : il garde à ce prix le carrosse qui lui est nécessaire
pour la parade. Sa fille Constance écrit, dans le même
sens : « Il n'aurait pu dîner les sept jours de la semaine,
s'il n'avait eu son couvert chez les opulents Russes
de sa connaissance. » Il convient de remarquer, à la
louange de la société russe, que ni sa pauvreté ni la
petitesse des Etats Sardes n'empêchèrent Maistre d'exercer, dans les salons de Saint-Pétersbourg, une vraie
royauté d'influence.
Dix années durant, ce mari très aimant, ce père très
tendre fut condamné, pour le même motif, à vivre
loin de ses enfants chéris et de sa femme. Ce fut, pour
lui et pour eux, le plus vif des chagrins, supporté avec
la résignation le plus admirable. Peu à peu, toutefois,
leur ciel s'éclaircit. Rodolphe, d'abord, vint rejoindre
son père, et fut engagé comme cornette dans l'armée
russe. L'oncle Xavier fut nommé directeur du Musée
de l'Amirauté de Moscou, avec le grade de lieutenantcolonel et plus tard de général. Puis, vers la fin de
1814, sa femme et ses deux filles, Adèle et Constance,
arrivèrent. Les difficultés d'argent n'étaient pas, il
s'en faut, aplanies. Ils eurent du moins — c'est Maistre
qui nous le dit — « le bonheur d'être malheureux
ensemble ».
Ce bonheur ne dura pas longtemps. Pour une raison
m e
INTRODUCTION
XIX
que nous donnerons tout à l'heure, Maistre sollicita
son rappel. En 1817, il revenait à Turin, où il retrouva
la même froideur. On le laissa dix-huit mois sans
place ; après quoi, il fut nommé ministre d'Etat et
grand chancelier du royaume. Mais, dans les derniers
mois de 1820, une attaque de paralysie fut, pour le
nd lutteur, l'avertissement du ciel d'avoir à préparer
dernier voyage, le voyage du temps à l'éternité.
Il expira le 26 février 1821. Son corps fut déposé dans
l'église des Martyrs, à Turin, en attendant le jour de
la résurrection..
r
*
Dans cette esquisse tracée d'une main trop rapide,
et mieux encore dans les documents où elle s'appuie,
on saisit les traits de Y homme. L'homme est attachant,
non pas tant par la supériorité de son intelligence,
que par la vraie beauté, qui est la beauté morale, faite
de tendresse et d'énergie.
Au cimetière, il n'est pas rare de lire, sur des tombes
fraîches, des épitaphes trop louangeuses où s'exprime
l'affection naïve des survivants : « Il fut bon époux,
bon père, bon ami... » Pareille épitaphe, allongée d'autres qualités, aurait pu, sans flatterie aucune, être
gravée sur la tombe de Maistre, après son nom.
C'était un homme, dans le beau sens du mot, c'està-dire un fort, et, s'il est permis de jouer sur son nom
patronymique, un vrai maître, en fait de droiture, de
conscience, de générosité, d'endurance et de courage.
Les douleurs, ou les tracasseries, peuvent lui tirer des
plaintes, ou même, car il a le tempérament très vif,
susciter des tempêtes dans son âme. Au malheur, ou
à la jalousie dont l'honorent les médiocres, il oppose
ce qu'il appelle son « coin gallican », ou encore, « ce
fond de génie gallican qui déconcerte le malheur en
lui riant au nez ». Bonne humeur, et bonne grâce de
chevalier, à la française.
Du chevalier, il a le sentiment et la pratique de
Y honneur : il défend tous les droits, étant magistrat
XX
INTRODUCTION
intègre ; en vrai chevalier, il tâche de remplir scrupuleusement tous ses devoirs. C'est pourquoi il est égal
à toutes les situations. Il est donc :
Bon fils. Le testament de son père, qui lui confie
toute la famille, et le souvenir attendri qu'il a gardé
de sa mère, en sont l'attestation la plus éloquente.
Son obéissance parfaite, sous le régime de Vantique
sévérité, est, également, pour lui, le meilleur des
éloges.
Bon époux. Il avait abordé le mariage, comme on
doit faire son salut — c'est lui-même qui le dit — avec
crainte et tremblement. « Mon occupation de tous les
instants, ajoutait-il, sera d'imaginer tous les moyens
possibles de me rendre agréable et nécessaire à ma
compagne, afin d'avoir tous les jours devant mes yeux
un être heureux par moi. Si quelque chose ressemble
à ce qu'on peut imaginer du ciel, c'est cela, » Sans
doute, ce mariage était de ceux qui sont écrits au ciel :
car il fut heureux, malgré tout l'imprévu que les événements y jetèrent. La « prudence » terre à terre de la
femme s'allia parfaitement à la « métaphysique » du
mari. Elle fut la vraie compagne de sa pensée, une
mère héroïque dans les années de l'émigration, et
toujours l'intermédiaire qu'il fallait entre le père et
ses enfants. Elle avait, en éducation, « le huitième don
du Saint-Esprit... Comment fait-elle ? Je l'ai toujours
v u sans le comprendre, car pour moi je n'y entends
rien. » Celui qui parle ainsi s'est calomnié. Mais,
autant que le sentiment de l'honneur, la valeur et les
vertus de sa femme le gardèrent, pendant les années
de veuvage passées à Saint-Pétersbourg, dans la fidélité la plus rigoureuse, que les amitiés féminines, contractées dans les salons, n'entamèrent en rien.
Bon père. Il n'est que de lire sa volumineuse correspondance, pour s'en convaincre. Car, si toutes les lettres
qu'il a écrites peuvent être classées parmi les modèles
du genre, à côté de celles de M de Sévigné et de Louis
Veuillot, celles qu'il adressa, durant les années d'exil,
à ses deux filles, Adèle et Constance, sont de toutes les
plus naturelles, et montrent à nu, dans ce patricien
qu'on nous dépeignait comme un homme sec et rigide
m e
XXI
INTRODUCTION
et assez semblable aux parchemins de ses titres de
noblesse, le cœur le plus tendre, aussi tendre — et ce
n'est pas peu dire — que son intelligence est vive
On se rappelle son désespoir, quand, après Friedland,
il crut mort son fils Rodolphe, à qui souvent il écrivait : « Allez bravement votre chemin. Vive la conscience et l'honneur ! » Cœur de lion, si Ton veut, mais
vrai cœur de père. Sa correspondance, qui a la grande
part de notre recueil, nous dispense de nous arrêter
davantage sur ce point.
Bon ami, A toutes les époques de sa carrière, surtout
à Chambéry et à Saint-Pétersbourg, Maistre cultiva
la fleur précieuse de l'amitié ; les noms du chevalier
Roze, de Salteur et des Costa de Beauregard sont de
la Savoie ; ceux de Marcellus et de Blacas sont de
France ; à la Russie se rattachent M
de Swetchine,
et combien d'autres. Quand il dit adieu à ceux-ci, en
1817, il a le cœur tout meurtri : « Je donne à cette
séparation éternelle le nom d'amputation. » Il a eu
des amis partout où il a passé, chez les protestants
de Genève et les schismatiques russes, comme chez les
catholiques. Certes, il n'avait pas un cœur banal,
celui qui aimait les hommes au point d'écrire : « Rien
ne réjouit dans cette vallée de larmes comme de trouver
une nouvelle occasion d'estimer la nature humaine. »
Bon citoyen. On ose à peine écrire ce mot pour le
lui appliquer, vu que le mot appartenait surtout, en
ce temps, à la langue de la Révolution. 11 lui convient
pourtant, dans sa plénitude. Nul mieux que lui n'a
travaillé pour la cité, pour sa petite patrie. Il a réédité
à sa manière le mot touchant du vieux Plutarque,
qu'il connaissait : « Nous autres, qui habitons un petit
État, et qui ne voulons pas nous en séparer, de peur
qu'il ne devienne plus petit encore...» Il était, lui,
le « ministre » d'un petit prince et d'un petit État,
qu'il servait de toutes ses facultés. U n jour, le tzar
Alexandre, qui l'estimait et avait recours à lui, voulut
l'attacher à sa cour par une fonction importante.
Maistre consulta son roi : « Croyez-vous que je puisse
vous être plus utile en acceptant ? » La question était
m e
XXII
INTRODUCTION
admirablement posée. Le roi, embarrassé peut-être ou
indifférent, n'y fit pas de réponse. Maistre se décida
pour ce motif très noble, très chevaleresque : a Je ne
quitterai pas mon souverain pauvre et malheureux
our un souverain au faîte de la grandeur. » Sa fille
onstance, qui nous a conservé ce trait, y a joint cet
autre, qui met à cette mâle figure comme une auréole.
E n l'année 1820, dans le dernier conseil royal où il
prit part, Maistre s'était opposé avec vigueur à des
innovations qu'il jugeait dangereuses. Victor-Emmanuel, sentant tout ce qu'il y avait de dévouement et
de conscience dans cette attitude, lui dit avec une
familiarité affectueuse : « Tu es vraiment mon bon
sujet et un parfait honnête homme. » Et Joseph de
Maistre, le soir, rapportant aux siens ces paroles bienveillantes et imprévues, ajoutait avec un sourire mélancolique : a Voyez, mes enfants, voilà cinquante ans
que je le sers (1), et c'est aujourd'hui seulement qu'il
reconnaît mon zèle et ma fidélité. Cela signifie que je
dois mourir bientôt. » Aurait-il souscrit à la maxime
célèbre de La Bruyère : « Il faut travailler à se rendre
très digne de quelque emploi. Le reste ne nous regarde
>as : c'est l'affaire des autres. » Non, peut-être ; il
'eût trouvée trop stoïque, presque orgueilleuse. Il
aurait dit.plutôt, en songeant aux emplois et à leur
récompense : « C'est l'affaire de Dieu. »
Avec cela, il était homme d'esprit, homme du monde...
N'y insistons pas.
£
{
II. — Le Catholique
On ne comprend bien de Maistre, que si on est soimême catholique. Car il n'a pas établi de cloison étanche
entre sa vie intérieure et sa vie publique ; et toute sa
religion a passé dans ses écrits.
U n de ses disciples, déjà mentionné, Louis Veuillot
écrivait fièrement : « Etre chrétien, il n'y a rien de
(1) Lui et ses prédécesseurs.
INTRODUCTION
XXIII
plus beau sur la terre... Je voudrais que l'on vît en
nous, chrétiens, la joie, la fierté, l'ivresse, je dirais
volontiers la superbe d'être chrétien. » Paroles de
néophyte, oui, mais paroles admirables, et malheureusement peu comprises de beaucoup de nos contemporains. Maistre les aurait-il écrites ? En somme, s'il
n'a pas tenu exactement ce langage, il a pratiqué ce
qu'il signifie. Il fut un fier chrétien. Sa foi était éclairée,
solidement raisonnée, et, comme il convient, intransigeante. Elle se traduisait, dans sa vie, par les vertus
qui l'ont soutenue et illuminée.
Des libres-penseurs (i), faisant flèche de tout bois
contre l'apologiste, suspectèrent, voilà quelque soixante
ans, ses convictions et prétendirent que sa vie intérieure ne répondit point à son action religieuse : cet
aristocrate jouait un rôle, et combattait simplement,
en politique, pour l'alliance du trône et de l'autel.
L'attaque -était intéressée. La réponse fut prompte.
Parents et amis rappelèrent l'éducation de Joseph au
foyer de la famille ; les leçons des Jésuites ses maîtres,
qui le formèrent à la piété ; son entrée, à la fin de son
collège, dans deux confréries, où il fut dignitaire : la
confrérie des « Messieurs (2) », qui avaient l'habitude
des retraites fermées ; et celle des « Pénitents noirs »,
dont le règlement, entre autres articles, obligeait
chaque pénitent à passer, tour à tour, la dernière nuit
avec les condamnés à mort. « Toute sa vie, ajoutaientils, fut d'un catholique fervent. Feuilletez ses écrits,
dans l'édition Vitte ; vous y sentirez battre l'âme
religieuse de l'écrivain. »
Mais voilà que les registres des vieilles loges savoyardes, s'entr'ouvrant à la lumière, induisaient à conclure
que, de 1774 à 1789, Joseph de Maistre avait été un
(1) En particulier Edmond Scherer. Cf. les deux articles
de G. Goyau sur la Pensée religieuse de Joseph de Maistre
(Revue des Deux Mondes, 1 Mars et 1 Avril 1921). Ils
nous ont servi grandement.
(2) Ou des « Nobles ». C'est la Congrégation de N.-D.
de l'Assomption.
e r
e r
XXIV
INTRODUCTION
franc-maçon fervent. La découverte était troublante.
Fort heureusement, des documents de famille, les notes
prises par Maistre sur ses lectures et sur ses rapports
avec le monde des loges, et le journal intime où, depuis
1790, il a consigné les événements de sa vie, ont permis
d'éclaircir ce mystère.
Oui, le Joseph de Maistre d'alors, qui se laissa prendre
quelque temps à l'ivresse et à la langue du siècle, et
batailla même contre l'Inquisition, «alla en loge». Il
s'affilia, d'abord, à la loge Saint-Jean des Trois Mortiers,
qui ressortissait au Grand-Orient d'Angleterre. Il la
uittait, le 30 avril 1778, pour adhérer à la loge écossaise
e la Sincérité, qui s'ouvrait à Chambéry ; celle-là
s'orientait vers Lyon. Joseph de Maistre en fut l'un
des « quatre grands profès ». Elle contenait, a dit de
Maistre, * tout ce qu'il y avait de mieux à Chambéry
dans toutes les classes ». A côté d'elle, se constitua une
loge des a Sept amis », recrutée dans la roture, aveo
[ui Maistre et d'autres « frères » fraternisèrent quelqueois. Comment concilier, en Maistre, le catholique et
le franc-maçon ?
Vit-il simplement dans la franc-maçonnerie une
société de secours mutuel ? Non. Dans les a convents »,
à Lyon, il eut la révélation des « mystères de théurgie
qu'avait élaborés Martinez Pasqualis », et il connut
les « élus cohens », qui, par les puissances de la région
astrale, prétendaient percevoir physiquement le Christ
Rédempteur. Ces parades l'intéressaient. Et, dans son
mémoire au duc de Brunswick-Luneburg, grand-maître
de toutes les loges écossaises unies, Maistre exposait
ingénument sa conception du « but de la maçonnerie,
de son organisation et de ses devoirs (1) ». La maçonnerie est « la science de l'homme par excellence », de
son origine et de sa destinée. Mais, pour y arriver,
lui dit-3, qu'elle laisse résolument de côté les initiations égyptiennes et grecques, et qu'elle se mette à
l'école de l'Evangile, à l'école du christianisme qui
» naquit le jour que naquirent les jours » ; à l'école
J
?
(1) G. Goyau
INTRODUCTION
XXV
des Pères de l'Église. Et, descendant dans le détail
où nous ne voulons pas le suivre, il traçait, pour les
trois grades maçonniques, tout un programme d'organisation, conduisant l'initié depuis la croyance à la
religion naturelle, à l'acte de foi qui unifierait la chrétienté et enfin « au christianisme transcendant, à la
révélation de la révélation » ; pour la forme du gouvernement, il recommandait, comme modèle, le régime de
l'Église sous l'autorité du Pape. Voilà qui est plus
rassurant, pour ceux qui se demandent, au seul nom de
la franc-maçonnerie, où en était la conscience catholique de Maistre.
Il fut même, en ce temps-là, l'un des « petits poulets »
de Claude de Saint-Martin, le « philosophe inconnu »,
auteur de « l'Homme de désir». Mais il ne vit, et dans
les livres et dans la conversation de cet homme, rien
de contraire à l'orthodoxie ; ses rêveries sur la religion
et sur Dieu lui semblaient de nature à satisfaire
son imagination, que le rationalisme froid des philosophes du X V I I Ï
siècle ne pouvait nourrir ; son
illuminisme l'intéressait, par ses convergences avec le
Credo catholique ; Maistre y cherchait plus de lumière
pour comprendre Dieu. C'est ce qui explique l'intérêt
assez prolongé qu'il lui témoigna.
Il se dotacha de la franc-maçonnerie vers 1789, quand
le roi, Victor-Amédée III, lui demanda de ne plus
prendre part à ses réunions secrètes. Mais il ne voulut
jamais avouer, ni reconnaître même, que cette institution, celle du moins qu'il avait pratiquée à Chambéry, fût autre chose qu'une honnête « société de plaisir », et tout au plus, une « niaiserie », un « enfantillage »,
Ainsi en parlait-il à Vignet des Etoles, dans une lettre
de 1793. Plus tard, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg,
il traita les francs-maçons d'illuminés. En 1811, il
déclare que leur secte, « telle qu'elle existe encore
en Angleterre... ne saurait alarmer ni la Religion ni
l'État. »
Cependant, Maistre connaissait l'opinion de l'évêque
de Chambéry, nettement défavorable aux loges. La
constitution de Clément XII, du 28 avril 1738, In
m e
2
XXVI
INTRODUCTION
eminenti, où, après avoir longuement expliqué les motifs
de son intervention, le Pape donnait aux fidèles l'ordre
rigoureux de s'abstenir de ces réunions (1), sous peine
d'encourir l'excommunication latae sententiae, n'avait
pas pu lui échapper ; de même, l'Encyclique Providus
de Benoît XIV (18 mai 1751). Il ne* paraît pas s'en
être jamais ému, entendez au point que sa conscience,
pourtant délicate et scrupuleuse, en ait pu être troublée.
M. Georges Goyau en a donné la raison : « Les documents pontificaux, à cette époque, étaient à demi
déchus de cette influence qu'à la voix même de l'auteur
du Pape le X I X siècle leur restituera : se heurtant
aux frontières, au lieu de planer au-dessus d'elles,
ils étaient comme humiliés par la dure nécessité de
cogner à la porte des Parlements pour se faire enregistrer, et l'on s'habituait facilement à ne voir en eux
que des opinions de la puissance spirituelle, livrées
aux disputes des hommes. » Ce qui revient à dire qu'à
cette époque Maistre, membre d'un « Sénat gallican »,
tenait pour les libertés de l'Église gallicane, qu'il
attaquera plus tard victorieusement.
Il ressort, de cette étude, que les fils des ténèbres
furent plus habiles que les fils de la lumière ; que les
dirigeants de la Franc-Maçonnerie allaient à leurs fins
)ar des voies détournées, de façon à ne pas offusquer
es honnêtes gens, qui les aidaient inconsciemment dans
leur travail ; et que les Papes, voyant de plus haut
et plus loin que leurs fidèles, ceux-ci fussent-ils des
intelligences de premier plan comme Joseph de Maistre,
méritaient, sans parler de l'autorité divine dont le
Vicaire du Christ est le dépositaire, d'être écoutés
et obéis par eux.
Tel est le plus gros nuage, et le plus noir, qui ait
pu voiler la foi catholique de Maistre. Mais, après
que la tempête révolutionnaire se fut abattue sur les
contrées voisines de la France ; ouvrant les yeux de
Maistre ; donnant à ce réfugié l'occasion de rendre
service à d'autres réfugiés, les prêtres de son pays et
e
Î
(1) Assemblées, convents, agrégations ou conventicules
INTRODUCTION
XXVII
les prêtres français ; avivant sa pratique religieuse j
éveillant l'activité de sa pensée et la tournant vers
l'étude du protestantisme ; le légitimiste Maistre « eut
une atroce secousse ». C'était en 1804. Là-bas, aux
bords de la Neva, il apprit que Pie VII allait sacrer
Vheureux brigand qui devait prendre le titre d'Empereur et le nom de Napoléon I . Sa doctrine politique,
à lui Maistre, était atteinte. Son âme fut toute bouleversée. Dans une lettre diplomatique à son souverain,
elle s'exhala en colère violente, voire en injures : « Je
souhaite au Pape, de tout mon cœur, la mort. » Ce qui
suit corrige, et explique la violence de ce début :
<£ de la même manière et par la même raison que je la
souhaiterais aujourd'hui à mon père, s'il venait à se
déshonorer demain. » Le Pape demeurait donc, pour
lui, un père. Les Jésuites, près desquels il vivait à
Saint-Pétersbourg, puisque la Russie de Catherine II
«t de Paul I les avait recueillis et leur avait permis
d'y vivre en « corps organisé », réformèrent assez vite
«on jugement.
Grâce aux Jésuites encore, il jugea plus sainement
de la franc-maçonnerie et de l'illuminisme. Par eux
il devint un catholique plus fervent, ce qui signifie
plus apostolique, parce que tout fidèle, s'il est vraiment convaincu, doit être un soldat qui combat pour
l'extension du règne de Dieu en ce monde. C'est ainsi
qu'il remit son frère Xavier, par des admonestations
fraternelles répétées, dans la pratique des sacrements.
Et, de conserve avec le P. Gruber, le général des Jésuites, il espéra longtemps rétablir avec solidité le catholicisme dans l'empire des tzars. Le plan était magnifique :
faire l'alliance entre les catholiques et Alexandre I ,
«t, doucement, briser « la barrière traditionnelle entre
Rome et l'âme slave » en ramenant l'intégrité du Credo.
Il s'exécutait avec prudence ; déjà, dans la haute
société, les conversions se produisaient. Mais d'autres
influences, et notamment celle de M
de Krudner,
furent les plus fortes. La Société biblique fut préférée
aux Jésuites ; et, en 1815, ceux-ci, rendus responsables
d e la conversion d'un jeune prince de Galitzin, furent
er
e r
er
m e
XXVIII
INTRODUCTION
expulsés de Saint-Pétersbourg, et ensuite de l'Empire.
Maistre, à son tour, eut à s'expliquer devant Alexandre : il était désigné comme complice. Il s'expliqua
nettement : au tzar qui repoussait la propagande catholique, il répondit qu'il ne voudrait pas inquiéter la
bonne foi d'un Russe, mais qu'il ne détournerait pas
de la conversion celui qui lui en manifesterait la volonté.
Alexandre n'insista pas ; seulement, quelques mois plus
tard, il faisait demander à Turin, par son ambassadeur,
le rappel de Maistre. Celui-ci eut-il vent des plaintes
qu'avait formulées Alexandre contre son prosélytisme
et son catholicisme intransigeant ? Il avait perdu la
confiance de l'Empereur ; il le sentit, et, en mai 1817,
il quittait de lui-même, l'âme navrée, la « patrie d'adoption » où il avait espéré de finir sa vie en travaillant
pour l'Église.
D'autres spectacles le consolèrent : en Suisse, en
Angleterre, en France, où il voyait s'avancer « la
grande révolution religieuse inévitable en Europe. »
Il la secondait par ses livres et par ses prières. Nous
allons parler de ses livres. Mais il faut lire, dans notre
recueil, les pages admirables, et trop peu connues,
sur la prière et sa puissance dans le plan divin, sur la
beauté des prières de l'Eglise, et en particulier des
psaumes. Son âme, dès l'enfance, avait été imprégnée
de foi catholique. A mesure qu'il avançait en âge, il
comprenait mieux que la religion, c'est l'union avec
Dieu. Il communiait plus fréquemment. Dans sa dernière maladie, il se faisait lire, tous les jours, l'Évangile
de Saint-Jean. Un passage de l'Apocalypse l'avait
ému fortement : « A celui qui m'aura confessé devant
les hommes, je lui ouvrirai une porte que nul ne pourra
fermer. » Constance, en mai 1821, trois mois après la
mort, racontait à un ami qu'il répéta ces mots « avec
enthousiasme » et que ses yeux, alors, « brillaient d'un
feu qui n'était plus de la terre ».
Son dernier geste religieux, la veille de sa mort, fut
de mettre des signatures au bas de quelques mandements d'évêques. Sur quoi, M. Goyau fait cette remarque piquante et juste : « De par ses fonctions adminis-
INTRODUCTION
XXIX
tratives, qui lui imposaient une besogne de magistrat
gallican, il devait veiller à ce que l'estampille de l'État
sarde fût apposée sur les écrits pastoraux. Il lui répugnait de laisser à des fonctionnaires inférieurs le soin
d'attester par leurs visas cette indiscrète insolence de
l'État, contre laquelle les livres du Pape et de Y Eglise
Gallicane inauguraient une réaction décisive. Il sentait
que le nom de Maistre avait désormais une vertu et
que, au bas des documents épiscopaux, la signature
de ce moribond, Maistre, au lieu d'apparaître aux
hommes d'Église comme le sceau d'une servitude, leur
rappellerait les livres émancipateurs auxquels cette
même signature devait une gloire. Et les évêques
sardes apprirent bientôt que 1 archaïque gallicanisme
sarde, fortuitement incarné dans Maistre, avait délicatement paraphé leurs mandements et que, tout de
suite après, le grand apologiste de l'Église libre et de
la Papauté souveraine était mort. »
III. — Le Penseur
Le catholicisme de Maistre était donc de bon aloi.
Le penseur, en lui, fut de premier ordre. Il relève du
catholique.
On peut affirmer, sans paradoxe, que l'unité, reconnue et visible, de son œuvre vient de là. Maistre a
vécu sa foi. Elle a passé dans ses livres, tout naturellement. Elle y a mis sa marque, sa grandeur. Et,
comme la foi nous fait remonter à Dieu, qui est l'auteur
et la fin de tout, elle explique, ou elle aide à expliquer
tout ce qui existe. Elle n'est pas seulement — pardon
de l'expression — le garde-fou qui nous préserve de
la chute et de l'erreur, si on y adhère fermement.
Elle est, puisqu'elle contient ce -que Dieu, la Vérité
même, a daigné nous manifester de Lui, la lumière
qui éclaire notre raison humaine, qui est certes solide
dans sa sphère, mais toujours v courte par quelque
endroit » ; et, par là, elle peut élargir singulièrement
notre horizon. Elle est la beauté même, venant de
INTRODUCTION
XXX
m
t
Dieu. Dans le \
Entretien des Soirées de SaintPétersbourg, Maistre déclare qu'il y a « le sujet d'une
méditation délicieuse sur l'inestimable privilège de la
vérité et la nullité des talents qui osent se séparer
d'elle. » Dans cette déclaration, qu'il s'agit d'entendre,
y a-t-il de la fierté ? Certainement. De l'orgueil ?
Pas le moins du monde, puisque la vérité n'est pas
de nous, mais vient de Dieu. L'orgueil est chez d'autres :
chez ceux qui ont mis l'homme à la place de Dieu,
et leur raison vacillante sur le trône où doit seule siéger
la Vérité éternelle. Ils en arrivent jusqu'à préférer à
ses dogmes très clairs les difficultés et les doutes où
leur intelligence s'embarrasse. Maistre estime folie, très
justement, cet état d'âme, et abominable ce renversement des rôles. Aussi n'hésite-t-il pas à proclamer
que la Révolution, qui a détrôné Dieu pour le remplacer
par l'humanité, est, dans son fond, d'essence satanique,
étant inspirée par le grand adversaire de Dieu, Satan,
Et les hommes qui l'ont préparée, les philosophes du
X V I I I siècle, qui veulent organiser la société sans
Dieu, ou contre Dieu, il les regarde comme ses ennemis
personnels. D'où la rigueur et la continuité de ses
attaques ; d'où la nature de son œuvre, à lui, qui tourne
sans cesse à l'apologie du catholicisme.
S'il est permis de reprendre la comparaison célèbre
de Pascal, il a donc une « montre » d'après laquelle
il juge tout : c'est la foi du chrétien, par suite, la philosophie chrétienne, qui est la philosophie du bon sens.
Quand il se trompe lui-même, ce qui lui advient de
temps à autre — car, malgré l'assurance du ton, il
ne se donne pas pour le docteur infaillible — c'est
qu'il a oublié de s'en rapporter à sa montre. Nous
avons noté, par exemple, sa colère injuste contre
Pie VII en 1804, quand fut sacré par lui Napoléon.
Maistre avait oublié, sous le coup de la passion, que
le Pape est le vicaire de Jésus-Christ en terre, le juge
suprême de ce qui est utile à l'Église et au monde...
Redisons, aussi, qu'il n'est pas un théologien, bien
qu'il ait un goût prononcé pour la science de la révélation. Maistre est un « athlète laïque », un fils dévoué
e
INTRODUCTION
XXXI
de l'Église, qui, dans les rangs du peuple chrétien,
défend sa mère et combat pour la cause de Dieu. C'est
pourquoi le sens religieux est si profondément empreint
dans ses ouvrages, du premier au dernier. Le premier
chef-d'œuvre, les Considérations sur la France, devait
être intitulé : Considérations religieuses sur la France :
l'éditeur de Neufchâtel fit supprimer le mot, par crainte
« de scandaliser le X V I I I siècle, a Le dernier en date,
où Maistre dit qu'il avait a versé toute sa tête » — les
Soirées de Saint-Pétersbourg, — a un sous-titre : Entre*
tiens sur le gouvernement temporel de la Providences
Dans l'intervalle, sa correspondance, où fourmillent
tous les problèmes, et ses autres livres, ne peut-on pas
prouver que l'idée de Dieu en est le point central où
tout converge ? Encore un coup, c'est la vraie unité
de son œuvre, comme ce fut l'unité de sa vie. Quelqu'un (1), fort ingénieusement, résumant cette œuvre,
a pu dire que Vidée de Vordre était, dans la philosophie
de Maistre, l'idée centrale autour de laquelle tout se
groupait harmonieusement : morale, politique, esthétique, etc. L'ordre, c'est chaque chose mise à sa place,
dans le monde créé par Dieu.
Mais, pour reconstituer cet ordre, comme pour arriver, en chaque science, à la vérité, surtout dans les
choses de ce monde qui sont livrées à la discussion des
hommes, en philosophie, en histoire, en politique, en
littérature ; comme aussi pour atteindre la vérité religieuse et la présenter aux générations qui se succèdent,
il est besoin d'un travail incessant. On ne parle plus,
Dieu merci, de l'ignorance et du défaut de critique
de Maistre : la légende, sur ce point, n'a plus cours.
Le fait indéniable, c'est qu'il fournit, de son collège
à ses derniers jours, un labeur acharné. La bibliothèque
du jeune homme, constituée avec les livres que lui
avaient légués son oncle le sénateur Demotz et un
prêtre de ses amis, comprenait déjà des milliers de
e
(1) Joseph de Maistre et Vidée de l'ordre, par Charles
Baussan, Gabriel Beauchesne (1921).
XXXII
INTRODUCTION
volumes. Il les avait lus, avant d'en être le propriétaire»
Sa curiosité, qui fut prodigieuse, fut toujours en quête
de pâture. Avec le français et l'italien, il possédait
cinq autres langues : autant de langues, dit-on, autant
d'âmes nouvelles. Lecteur infatigable, il prenait des
notes ou copiait des extraits ; ainsi furent composés
les recueils, in-folios ou in-octavos, dont il se fit suivre
jusqu'à Saint-Pétersbourg. Il lut l'Ecriture ; les Pères j
les théologiens les plus célèbres ; les philosophes chrétiens, parmi lesquels au premier rang Saint Thomas
d'Aquin, et beaucoup d'autres ; les classiques anciens
et modernes ; d'innombrables livres d'histoire et ouvrages de droit ; nous avons vu déjà que son imagination
un peu aventureuse prenait plaisir aux élucubrationa
des « illuminés ». Sa raison, qui était solide, son esprit,
ui était perspicace, mettait de l'ordre et de la lumière
ans ces broussailles. Et, au jour le jour, suivant les
besoins, ou suivant les découvertes, il composait.
" On peut se demander par quel prodige, en même
temps qu'il remplissait tous ses devoirs d'état, il mit
sur pied des ouvrages si variés et si profonds. Alléguer
la facilité et la vie intense de son esprit ne suffit pas*
Il faut se souvenir qu'il eut une santé magnifique et
u'il ordonna très bien son temps, ce temps qui semble
evenir élastique pour les bons travailleurs. Durant
resque cinquante années, il travailla quinze et seize
eures par jour. « A Saint-Pétersbourg, il se fit faire
un fauteuil tournant placé devant sa table de travail :
quand son valet lui avait servi son repas dans son dos,
il imprimait au fauteuil une demi-rotation et il mangeait ; en avalant la dernière bouchée, il tournait en
sens inverse et se remettait au travail (1). » Il ne dormait guère plus de trois heures par nuit ; aussi, en
revanche, avait-il parfois, dans le jour, de petites
crises de sommeil : un soir qu'elle l'avait invité, M
de Staël le constata, non sans quelque déplaisir.
2
2
m e
(1) Louis Arnould, La Providence et le bonheur d'après
Bossuet et Joseph de Maistre, p. 119.
INTRODUCTION
XXXIII
Erudit, Maistre l'était incontestablement ; ses connaissances s'étendaient dans toutes les directions. Mais il
était plus encore un penseur qu'un érudit. Sa science,
comme sa bonne humeur, était à la française : l'esprit
dominait et gouvernait l'érudition.
Maintenant, de tracer les chemins suivis par sa pensée, est une tâche qui exigerait plus d'espace que noua
n'en pouvons avoir ici. Contentons-nous des lignes
principales et des problèmes les plus importants que
l'auteur a posés et résolus, en nous tenant, autant que
possible, à l'ordre chronologique.
La Révolution française — nous le disons, avec et
après tout le monde — est le fait capital qui donna
l'essor à son génie. En 1796, quand parut le livre des
Considérations sur la France, elle était décidément
victorieuse, au dehors et au-dedans de chez nous ;
elle avait réussi en tout. Comment Maistre va-t-il la
juger ? Elle Ta expulsé de la Savoie, elle l'a privé de
ses biens. Il ne peut pas l'aimer : elle est le dêsordre
Mais n'est-elle, comme le veulent les émigrés et des
hommes d'État à courte vue, qu'un accident destiné
à disparaître bientôt ? Il la regarde de plus haut, et,
)Our ainsi parler, des collines éternelles. Il a observé
es sept années qui viennent de s'écouler, et il prononce
qu'elles ne sont pas un accident ; il le disait déjà en
1792, dans le Discours à Madame de Costa : la Révolution « est une époque » En elle, ce qu'il y a de plus
frappant est « cette force entraînante qui courbe tous
les obstacles » et qui, « marchant invariablement à son
but, rejette également Charette, Dumouriez et Drouet. »
Les révolutionnaires ne la mènent pas ; ils sont menés
par elle ; ils ne sont que les instruments de la Providence. Que veut donc la Providence ? Punir la France
coupable... pour la régénérer.
La France avait une mission. Elle « exerce sur l'Europe une véritable magistrature... dont elle a abusé de
la manière la plus coupable. » De Dieu elle avait reçu
t deux bras avec lesquels elle remue le monde, sa langue
et l'esprit de prosélytisme... La monarchie de la langue
française est visible... Quant à l'esprit de prosélytisme,
m
Î
XXXIV
INTRODUCTION
il est connu comme le soleil ; depuis la marchande de
modes jusqu'au philosophe, c'est la partie saillante du
caractère national. » La France a failli à sa mission :
au X V I siècle, où l'hérésie protestante rejeta l'Église ;
plus encore au X V I I I , où le philosophisme, le rationalisme, le naturalisme, nia Jésus-Christ, et, par son
déisme, amena l'athéisme révolutionnaire. Elle est
châtiée ; c'est dans l'ordre ; les agents de la Révolution
« exécutent des arrêts divins. » Le châtiment a été
immense, et pour les « prétendus innocents » et pour
les bourreaux. 11 a été « naturel », logique. On voulait
se passer de Dieu. Dieu « a dit : Faites, et tout a croulé. »
Châtiment, non anéantissement. Les armées de la
Révolution sauvent la France. Les royalistes, qui
combattent dans ses armées, non pour la République,
« mais pour la Patrie », préservent son sol de l'invasion
étrangère. Maistre refera le même éloge, en 1813, pour
les royalistes qui servent dans les armées de Napoléon.
Car « le plus grand malheur qui puisse arriver à l'Europe, c'est que la France perde son influence. » Cela
était écrit dans une lettre au baron Vignet des Etoles,
du 22 août 1794. Et Maistre, fidèle toujours à la même
pensée, écrira en 1819, dans le discours
préliminaire
de son livre du Pape : « Je crois... que la vérité a besoin
de la France. » Il veut dire, apparemment, que Dieu,
qui est la vérité, se fait besoin de la France. Au fond,
c'est le même sens. Sur notre pays, sa pensée n'a jamais
varié. En 1796, il distinguait et signalait les premiers
signes de la régénération de la France : l'intrépidité
des prêtres insermentés devant la guillotine, et la vie
des prêtres exilés parmi les nations schismatiques. Il
avait conclu d'avance, dans son style lapidaire : « Si
la Providence efface, sans doute c'est pour écrire. »
Dans ce même livre, il s'était demandé si la République pouvait durer en France. Et il s'était dit,
d'abord : Existe-t-elle ? Il répond : Si l'on veut parler
de gouvernement par le peuple, une grande république
est aussi absurde que le cercle carré. Le peuple demeure
étranger au gouvernement ; car le Souverain sera toujours à Paris. Que s'il s'agit du Directoire, qui incarne
e
e
INTRODUCTION
XXXV
à ce moment la Révolution, peut-il durer ? Il ne durera
pas, car il porte en lui les signes de la mort. Né du mal,
il est imposé à la nation française, qui le souffre et
ne l'accepte pas. Et il est irréligieux : il fait la guerre
au sacerdoce, et au christianisme, qui a toujours été
vainqueur. D'ailleurs, la Révolution, dont il est l'organe,
n'a rien de vraiment national : elle fait et défait,
inconsidérément, lois et constitutions. Constitutions
faites, non pour les Français, mais pour « VHomme ».
Or, « l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma
vie. S'il existe, c'est bien à mon insu. » Une constitution,
comme celle de 1795, qui est faite pour toutes les nations,
n'est faite pour aucune : c'est une pure abstraction,
une œuvre scolastique faite pour amuser l'esprit... et
qu'il faut adresser à l'homme dans les espaces imaginaires où il habite... »
Il est revenu, plus tard, en 1809, sur le néant des
constitutions faites par la seule philosophie ; et c'est
le sujet même de Y Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques, qui reprenait, en le complétant,
Y Essai sur la Souveraineté (1) ;.deux essais dirigés contre
le X V I I I siècle, et plus spécialement contre Rousseau,
qui, dans le Contrat social, opposait le fameux état de
nature à l'état de société et, guidé par le pur esprit
révolutionnaire, l'esprit satanique, reconstruisait lo
monde en se passant de Dieu. Chimère ! Pas plus
qu'il ne peut créer un arbre, l'homme ne crée ni le
droit, ni la justice, ni l'autorité, ni le pouvoir. Et,
malgré qu'il en ait, il ne peut créer ni même écrire
une constitution. Car « la raison et l'expérience se
réunissent pour établir qu'une constitution est une
œuvre divine et que ce qu'il y a précisément de plus
fondamental et de plus essentiellement constitutionnel
ne saurait être écrit. » Une telle constitution est la
solution du problème suivant : « étant données la
population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes
et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver
e
(1) Ecrit vers 1795, et édité seulement en 1869.
XXXVI
INTRODUCTION
les lois qui lui conviennent. » Seule, l'union du divin
et du national assure en même temps la liberté et
l'autorité. Doit-on, pour cela, crier au miracle ? Pas
du tout. Car, sans miracle, c'est encore Dieu qui est
le principal auteur des traditions et des coutumes où
s'appuient les meilleures constitutions. Qu'on ne
s'avise pas, non plus, de les écrire. Les droits du prince
et ceux du peuple s'accordent mieux dans le silence.
Et la coutume vénérable, par la demi-obscurité de
ses origines, nous reporte aisément jusqu'à cette Providence qui a favorisé sa lente éclosion(l). Pour fonder
son église, Jésus n'a rien écrit... Ainsi se mêle, dans
l'œuvre de Maistre, le profane au sacré !
Guerroyer contre les philosophes du X V I I I siècle
était chose nécessaire, mais, somme toute, incomplète.
L'athlète laïque devait aller plus loin, pour la restauration qu'il rêvait, et qui était avant tout religieuse.
Dans le monde, il y a les nations. Dans les nations
il y a les âmes. Pour gouverner les âmes, pour guider
le troupeau spirituel du Christ dans l'ordre et l'unité,
il faut une autorité spirituelle, visible, qui est le Pape.
De là, le livre du Pape, préparé en Russie dans les
années où Maistre travaillait à la réunion des Eglises
séparées, mais destiné à la France de la Restauration,
comme l'expose le Discours préliminaire : « On s'apercevra aisément que je me suis particulièrement occupé
de la France. Avant qu'elle ait bien connu ses erreurs,
il n'y a pas de salut pour elle... Il y a des nations privilégiées qui ont une mission dans le monde... Le Français
a besoin de la religion plus que tous les autres hommes.
S'il en manque, il n'est pas seulement affaibli, il est
mutilé... » Cette France, la citadelle du catholicisme,
il la défendait contre ses ennemis, en particulier contre
les schismatiques. Mais elle en avait d'autres, les
jansénistes et les gallicans ; contre eux, il avait composé
le livre de Y Eglise gallicane, complément du Pape
mais qui ne fut publié qu'après la mort de son auteur,
en 1821. Magnifique tâche, où son optimisme courae
y
(1) Cf. le XIX
6
siècle, du P. Longhaye, p. 182.
INTRODUCTION
XXXVIt
geux s'entraînait par les plus belles espérances : « Nous
touchons à la plus grande des époques religieuses, où
tout homme est tenu d'apporter, s'il en a la force,
une pierre pour l'édifice auguste dont les plans sont
visiblement arrêtés. »
L'infaillibilité du Pape, Maistre l'établit, non par
une argumentation théologique, mais par une démons*
tration philosophique et politique. On peut la réduire
a ce syllogisme : Toute souveraineté, tout gouvernement
est, de sa nature, infaillible, c'est-à-dire absolu. Or
l'Église est une souveraineté, un gouvernement. Donc
elle est infaillible. Précisons. Où réside, dans l'Église,
cette souveraineté ? Dans les Conciles ? Dans le Pape ?
Elle réside dans le Pape, vrai souverain. Les Conciles
généraux n'ont point la souveraineté sans le Pape,
ni contre le Pape. A plus forte raison, les Conciles
nationaux. Donc le Pape, seul souverain, est infaillible.
Où il est, là est l'Église. aOtez la reine d'un essaim, vous
aurez des abeilles tant qu'il vous plaira ; mais de
ruches, jamais. »
Là-dessus, des théologiens s'émurent vivement, et,
en particulier, un « très docte Romain ». Comment,
disait-on, Maistre avait-il pu confondre le concept
d'infaillibilité avec le pouvoir légal de décider en dernier ressort ? Et, pour démontrer l'infaillibilité ellemême, quels arguments, tout autres que ceux de
l'Ecriture, n'a-t-il pas présentés ! On a répondu (1)
que Maistre n'ignorait pas les arguments scripturaires
et les avait, en passant, signalés ; mais qu'il avait cru
légitime, et avec raison, de développer les arguments
rationnels et de convenance. D'autre part, entre la
souveraineté politique et l'infaillibilité religieuse, il
n'avait garde de voir un rapport d'identité, mais un
simple rapport d'analogie. Lui-même, écrivant au théologien de Rome, et avouant qu'il n'avait peut-être
pas mis dans son exposé « toute la clarté requise »
déclarait très haut ne pas croire seulement au Pape
(1) Lire les pages éloquentes, et justes, de Mgr Breton,
dans le Bulletin de VInstitut catholique de Toulouse (1920).
XXXVIII
INTRODUCTION
« inappelable », mais au Pape « infaillible », constitué
tel par les paroles de Jésus-Christ. Il était donc, et il
reste, « le premier messager laïque » de ce dogme qu'a
défini, en 1870, le concile du Vatican.
Avec une semblable hardiesse, il évoquait, pour la
glorifier devant ses contemporains prévenus, la « magistrature pacificatrice» des Papes dans la «chrétienté»
du moyen-âge, leurs interventions dans les affaires
temporelles, qui furent toujours pour le bien des mœurs
publiques et de la civilisation. Et, tout en protestant,
comme il l'avait fait ailleurs, ne point défendre le
« gouvernement des prêtres », bien que les prêtres au
cours de l'histoire aient été les meilleurs ministres des
princes, il se demandait si, dans la reconstitution de
l'Europe, le Pape de Rome ne pourrait pas, ne devrait
pas, redevenir le « médiateur-né » de la paix chrétienne.
Puis, après avoir rappelé tous les bienfaits dont l'Europe
et le monde sont redevables à la Papauté ; après avoir
comparé l'Eglise mère et maîtresse, aux églises schismatiques, « protestantes, variables dans la doctrine,
condamnées à la division » ; après avoir salué les Grecs
« légers et menteurs » dont la réputation lui semble
usurpée ; il adjure les hérétiques, et parmi eux les
Anglicans, qu'il aime pour tant de bonnes qualités,
de se faire « les protagonistes de l'unité religieuse »
sous l'obéissance de la Papauté. Qui ne connaît la
finale de sa conclusion, le cri d'amour du fils pour sa
mère, le même qu'avaient poussé Fénelon et Bossuet :
« 0 Sainte Eglise romaine...! »
Maistre n'a point dit : « 0 Sainte Eglise gallicane ! »
Il a parlé, seulement, de la « noble Eglise gallicane »,
qu'il vénérait pour ses services, malgré ses préjugés,
et dont il espérait tant pour la régénération du monde
chrétien, une fois qu'elle aurait repris sa place, qui est
la première, dans l'armée de l'Eglise. Là encore —
faut-il dire ? là surtout — il batailla ferme contre les
ennemis de l'unité.
A l'endroit des jansénistes, sa verve est mordante
et rude. Jansénisme, calvinisme honteux et hypocrite,
d'autant plus dangereux qu'il proteste à tout propos
INTRODUCTION
XXXIX
4 e son orthodoxie et qu'il veut rester dans l'Eglise,
malgré l'Eglise ; secte « la plus subtile, la plus dangereuse que le diable ait tissue», faite pour décourager
l'homme dans ses élans vers Dieu j religion froide et
rêche, où le Crucifié aux bras étroits, qui n'est mort
que pour le petit nombre des élus, n'embrasse plus
l'humanité coupable. Mais, dans le jansénisme, il ne trouve « rien d'aussi extraordinaire que l'établis sèment et
l'influence de Port-Royal. » Le portrait est enlevé
d'une main prestigieuse ; il n'est que de lire ce style
à l'emporte-pièce pour s'en souvenir. — Mais quoi ?
Tant de talents et tant de vertus livrés à la risée !
Les solitaires, (ces solitaires illustres, dont SainteBeuve, le souriant sceptique, ne parle que sa calotte
à la main, et que Madame de Sévigné révérait, Nicole
en tête) comparés à des cuistres lourds, ennuyeux,
secs et, par dessus le marché, plagiaires ; les religieuses,
et parmi elles la mère Angélique, la mère Agnès, traitées de « Vierges folles » ; Pascal lui-même, le grand
Pascal, bafoué dans sa science, réprimandé pour son
entêtement et son sectarisme : tout cela est-il supportable ? — Tout cela, au premier abord, semble plus
divertissant encore que méchant : volée de bois vert,
administrée indirectement sur le dos de ceux qui,
depuis près de trois siècles, n'ont exalté outre mesure
les solitaires, et les religieuses de Port-Royal, que pour
faire pièce aux jésuites et parfois, en fin de compte,
pour dauber l'Eglise. — Soit. Mais vous ne faites
que plaider les circonstances atténuantes. — Faisons
donc un second pas. Et, laissant de côté Pascal, dont
Maistre a toujours reconnu le génie profond et, en dépit
de ses torts, les qualités extraordinaires, cherchons,
de sang-froid, en quoi il aurait pu calomnier. Où est
donc la sainteté de Port-Royal, à la ville et aux champs ?
Et, sans entrer dans la conscience des docteurs et des
religieuses, et tout en espérant fermement pour eux
la miséricorde divine, peut-on sainement appeler la
révolte une vertu, et attribuer le sens catholique à
l'orgueil obstiné ? Leurs talents sont-ils donc de premier ordre ? On lit encore Nicole, Le grand Arnauld
XL
INTRODUCTION
et les autres, qui les lit ? A tout prendre, Maistre
l'intransigeant, qui fustige l'erreur et l'hérésie, est
beaucoup plus près de la vérité sur Port-Royal que les
admirateurs in ter er ses de sa littéraure et d'une morale
qui se flatte d'aller à la sainteté en désobéissant à
l'autorité légitime.
Il y a encore le Gallicanisme, ecclésiastique et parlementaire,... et Bossuet. Qu'est-ce que Maistre a fait
de la gloire et du génie de Bossuet, qui est « une des
religions de la France » ? — L'a-t-il donc accablé
d'injures ? — Il n'est pas allé jusque là. Mais il lui
a décoché, en chemin, quelques impertinences de grand
seigneur, dans un style quelque peu pa:'en : « J'en
demande bien pardon à Y ombre illustre de Bossuet ! *
— Pardon pour les impertinences, et il y en a. De
grand homme à grand homme, elles sont presque de
mise. Mais, sur les quatre articles de 1682. et sur la
Déclaration, et sur sa Défense, pouvez-vous estimer
que le réquisitoire de Maistre, 1 ancien substitut au
Sénat de Savoie, ne soit pas aussi serré et aussi fondé
que possible ? Et ne vaudrait-il pas mieux souffrir
quelques faiblesses, si elles sont véritables, dans nos
grands hommes, que de fermer les yeux à l'évidence
et de plaider les causes perdues ? Maistre l'a fait.
Seulement, comme il avait vu le plus grand génie de
France dans une posture hésitante et timide en face
de Louis XIV, il a remercié Dieu d'avoir établi sur
notre terre une autorité infaillible, plus haute et plus
lumineuse encore que le génie. Son livre Ta fait
entendre au clergé de France, qui a compris et suivi.
11 a aidé à tuer le Gallicanisme chez nous. C'est sa
gloire.
Et, puisque nous en sommes au Maistre détracteur,
joignons, sans tenir trop de compte de la suite des temps,
une autre victime illustre à la liste. — Laquelle ? —
Le chancelier François Bacon. Aussi bien c'est avee
celui-là que la lutte a été la plus chaude, « Nous avons
boxé comme deux forts de Fleet-Street ; et, s'il m'a
arraché quelques cheveux, je pense bien aussi que sa
perruque n'est plus à sa place.»
INTRODUCTION
XI.I
L'examen de la philosophie de Bacon est le plus
violent, et le plus jeune, de ses écrits. Composé vers
1815, a ne fut publié qu'après 1821.
Maistre regarde Bacon comme l'un des plus grands
ennemis de la religion. La méthode expérimentale qu'il
a inaugurée — observation, expérimentation, induction — mène tout droit au matérialisme scientifique.
Elle exclut l'étude des causes finales : elle ne dit jamais :
Pourquoi ? Elle refuse de mêler à la science la religion
ou la métaphysique. E t elle se moque du syllogisme.
Au vieil outil d'Aristote, elle oppose Youtil nouveau,
novum organum. Alors Maistre saisit corps à corps
son adversaire. Son outil est-il donc si nouveau ? Il
y a longtemps qu'on observe, qu'on fait des expériences,
et des inductions. L'induction, qu'est-elle, « qu'un
syllogisme contracté, un syllogisme que vous ne voulez
pas voir ? »
En réalité, cette méthode n'a pas conduit à de grandes découvertes : Bacon n'est rien à côté de Copernic,
de Leibnitz et de Galilée. Et, toute seule, elle ne pouvait
pas en produire. La maîtrise du verre par le feu, l'invention des lentilles et des miroirs, a été chose beaucoup
plus importante et féconde... Passons. Où Maistre triomhe, c'est quand il accuse Bacon d'avoir détruit la
iérarchie des connaissances humaines. Dans Bacon,
il n'y a qu'une science, la physique expérimentale : à
elle seule appartient la certitude ; les autres « ne résident que dans l'opinion ». Système extrêmement
dangereux, et qui a tend directement à l'avilissement
de 1 homme. » C'est par là que le pharmacien Homais
ne veut plus écouter son curé, et, au milieu de ses
bocaux, se moque de lui quand il passe dans la rue.
Si la science a son prix, elle est comme le feu, qui ne
doit pas être confié aux enfants. Et il faut la tenir
à sa place, « la préséance allant de droit » aux sciences
morales qui forment l'homme. Mais Bacon a voulu
séparer la science et la religion. S'il n'a pas voulu positivement le détruire, au moins n*a-t-il pas compris
l'ordre universel. L'outil qu'il recommande n'est rien
sans la main ; la main elle-même n'est rien sans l'in tel-
INTRODUCTION
XLH
ligence et la volonté. L'âme est la plus grande des forces
humaines. Somme toute, il est plus difficile, et Q est
meilleur, d'être le maître de soi que le maître de la
nature. E t toutes les erreurs, et toutes les confusions
de méthode, qui nous sont venues par les «scientifiques », justifient suffisamment la campagne de Maistre,
Nous jugeons inutile de donner des exemples des
invectives violentes dont le réquisitoire est tout fleuri.
Il est visible que Bacon est, pour Maistre, le philosophe
chéri du X V I I I siècle et qu'en lui c'est leur naturalisme qu'il poursuit.
Avec quelle joie, au contraire, il montre dans l'Eglise
la gardienne et le dépositaire de la science ! Elle la
surveille, par l'Inquisition, qui protège les faibles
contre l'erreur et l'hérésie, toujours dissolvantes* Elle
la modère, en la confiant aux mains des prudents. Et,
en la modérant, elle est a le grain d'aromate qui l'empêche de se corrompre » et de corrompre les autres.
Sur l'union de la science et de la religion, que Bacon
rejetait brutalement, Maistre est intarissable. Les
objections ne l'effraient pas : par exemple, celle qui
revient sans cesse, et que l'on prend de la condamnation
de Galilée. Il l'expose sans peur et la réfute avec sa
franchise ordinaire, tout comme il justifie, en 1815,
dans ses lettres à un gentilhomme russe, l'Inquisition
espagnole qu'avait supprimée, en 1812, un décret des
Cortès, D est partout sur la brèche, infatigable autant
que brave...
Mais le meilleur de son esprit et de son cœur, il l'a
mis dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : livre très
cher, élaboré avec soin pendant presque toute sa vie,
et qu'en mourant il laissait inachevé. Le sujet est
indiqué dans le sous-titre : le gouvernement temporel
de la Providence, Il ne s'agit pas, bien entendu, de l'ordre
du monde physique : les étoiles, dans le firmament,
obéissent à la main qui les guide ; et, sur la terre, les
saisons se succèdent avec une harmonieuse uniformité.
Mais le monde moral nous offre une tout autre apparence et pose un problème angoissant : la loi de la
souffrance, le bonheur des méchants et les souffrances
e
INTRODUCTION
XLIII
des justes. Il est posé par l'un des trois amis qui, un
soir de juillet 1809, remontent en barque le cours de
la Neva : nuit d'été chaude et belle, dont l'enchantement inspire au chevalier de Bray l'idée suivante :
Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où
nous sommes... un de ces monstres qui fatiguent la
terre.., A quoi le comte de Maistre et le Sénateur de
Tamara répliquent ensemble : Et qu'en feriez-vous,
s'il vous plaît ? — Je lui demanderais si cette nuit
lui semble aussi belle qu'à nous. »
Il y avait bien longtemps que cette question obsédait
la pensée de Maistre et qu'il avait pris parti. La mort
de sa mère, en 1774, avait mis Joseph au « désespoir. »
Mais sa sœur Jeannette était, plus que lui, au comble
de la douleur ; un témoin (1) raconte qu'elle poussait des
« imprécations sublimes » contre le ciel. Joseph s'approcha d'elle et, dans une conversation « forte », il
justifia la sagesse de la Providence qu'elle attaquait.
Peu à peu rassérénée, elle fut « la première à essuyer
ses larmes et à consoler les autres. » Vingt ans plus
tard, la marquise Costa de Beauregard perdait à la
guerre un fils bien-aimé. Dans la « Consolation » qu'il
lui adressa, Maistre évoquait à ses yeux et à son cœur
le Dieu « très bon et très grand » qui nous a dit, « par
la bouche d'un de ses envoyés : « Je vous aime d'un
amour éternel. » Au cours de la Révolution, dans les
années de souffrance et d'exil, ses lettres sont pleines
des mêmes sentiments, provoqués par le spectacle des
souffrances humaines. Enfin, des Considérations sur la
France, on a pu dire que le livre est une « histoire
contemporaine de la Providence », (2) autrement difficile à écrire que l'histoire de la Providence dans le
passé.
A la suite de Bossuet, Maistre constate le mystère :
l'accord de la Providence et de la liberté humaine j
et, pour l'exposer, il trouve une formule ingénieuse
et vraie : « Nous sommes tous attachés au trône de
(1) Le chevalier Roze, ami de Joseph de Maistre.
(2) Georges Goyau.
XLIV
INTRODUCTION
l'Éternel par une chaîne souple qui nous retient sans
nous asservir. » La Providence, ajoute-t-il, pour qui
a tout est moyen, même l'obstacle » emploie, pour
arriver à ses fins, les causes secondes, même indignes \
elle n'a besoin que de quelques personnes, pour la
révolution comme pour la contre-révolution. Qu'est-ce
que cette « volonté populaire », dont les démocrates
nous rebattent les oreilles ? Il suffirait de quatre ou
cinq personnes, qui s'entendraient bien, pour donner
un roi à la France. Et Maistre, d'imaginer le récit
d'une restauration, qui est une très piquante scène de
comédie... La guerre même ~ et voilà le paradoxe
« apparent » qui Ta fait traiter de sauvage et de cannibale — la guerre est un bien. Les mères la détestent,
et l'Église, fort justement, prie Dieu de l'écarter de
nous. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle est une loi
naturelle, une loi historique, et que aies véritables
fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les
grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus
mâles, tiennent souvent à l'état de guerre. » Le Sénateur des Soirées dira : « La guerre est divine ».
Les Soirées reprennent le problème avec plus d'ampleur, mais dans une autre ligne que celle de Bossuet.
La réponse ordinaire, que a la vie éternelle » doit
réparer les injustices d'ici-bas, ne le satisfait pas pleinement. Il en cherche d'autres, et, sans réfuter Bossuet,
il le complète. Ce que Bossuet effleurait à peine, il
le développe. Il examine le fait humain : les innocents
sont-ils réellement plus malheureux que les autres, et
les méchants sont-ils, en fait, plus heureux ? Une fois
de plus, Maistre est l'athlète laïque, le philosophe,
qui vient renforcer la démonstration des théologiens.
Ét la discussion commence, appuyée sur les faits. Résumons-la (1).
L'objection courante et banale ne porte pas. Noua
sommes en face d'une grande loi, la loi de la souffrance, qui frappe tous les hommes : a les maux de
(1) Cf. Louis Arnould, La Providence et le bonheur d'après
Bossuet et Joseph de Maistre.
INTRODUCTION
XLV
toute espèce pleuvent sur tout le genre humain, comme
les balles sur une armée, sans aucune distinction de
personnes. » Si les malheurs et les balles s'arrêtaient
devant la vertu, ce serait la ruine de l'ordre moral,
et le régime du miracle perpétuel : c'est-à-dire, un
malheur et une absurdité.
Serrons les faits de plus près. Mettons en parallèle,
pour le bonheur, les gens de bien et les vicieux. L'égalité
est rompue en faveur des premiers. Car ils échappent
la plupart du temps aux peines judiciaires, et ils n'ont
pas la crainte du « bourreau » ; ils sont exemptés d'un
grand nombre de maladies, les maladies ayant toutes
une origine morale, ce qui est prouvé par la raison et
l'expérience et, beaucoup moins bien, par une philo
logie de fantaisie ; les exceptions confirment la règle.
Allons encore plus à fond. Les générations sont
solidaires. Nous payons les fautes commises par nos
ancêtres, et surtout par nos premiers parents. « Le
péché originel, qui explique tout et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant
de la durée. » Les morts parlent en nous. Le « bon
sauvage », tant vanté par Jean-Jacques, n'existe pas j
tout sauvage est un dégradé...
Enfin, la vertu a deux autres privilèges : la paix du
cœur, tout comme le remords est le fruit naturel du
péché \ et la bonne réputation, « une des jouissances
les plus délicieuses de la vie. » Le peuple ne dit-il pas
couramment : Contentement passe richesses, ou : Bonne
renommée vaut mieux que ceinture dorée ? — Mais,
hélas ! où est l'innocence ? « Où est le juste ? » Portant
la lampe jusqu'au fond de notre âme, Maistre analyse
nos fautes et leur répercussion sociale : « complicité,
conseil, exemple, approbation, mots terribles qu'il faudrait méditer sans cesse. » D'autre part, « quelle
effrayante recherche que celle qui aurait pour objets
le petit nombre, la fausseté et Y inconsistance de nos
vertus ! » Les innocents — il y en a — sont extrêmement rares ; et justement, à l'exemple du Christ, ce
sont les seuls qui ne se plaignent pas... Les murmurateurs sont les orgueilleux, les révoltés.
XLVI
INTRODUCTION
Pour couronner cette théorie déjà si lumineuse,
Maistre ajoute l'étude de ces deux causes qui diminuent
le mal humain ; la prière qui, par le mécanisme des
causes secondes, écarte le mal suspendu sur nos têtes,
« comme les médicaments écartent la fièvre qui eût
abouti à la souffrance ou à la mort » ; et la réversibilité
des mérites, par quoi «les douleurs de l'innocence
peuvent se reporter au profit des coupables. »
Dans les limites où il a voulu la circonscrire, la thèse
de Maistre est victorieuse, et les pages où il l'expose
contiennent de vrais trésors.
Il en a d'autres. Car nous n'avons pris que les
sommets. Dans les livres cités, nombre de questions
sont soulevées et, à l'ordinaire, résolues en des pages
qui sont souvent étincelantes de raison et de verve.
Et, si nous voulions fouiller dans sa correspondance,
dont la publication, il y a quelque cinquante ans,
révéla l'homme, nous verrions se lever, devant nous,
d'autres problèmes ressortissant à presque toutes les
connaissances humaines. Ce penseur, qui a tout lu,
a des idées sur tout.
Il serait curieux, par exemple, d'ouvrir les lettres
que le père adressait à ses filles, Adèle et Constance,
et d'en tirer un petit traité sur l'éducation des jeunes
filles, que l'on pourrait comparer à certaines pages de
Molière ou de Fénelon ou de Madame de Maintenon,
Les réflexions originales, et justes, y abonderaient; et,
si quelques notes nous sembleraient aujourd'hui détonner, c'est que l'horizon change aux détours du
chemin, et que non seulement les situations et les
temps, mais les progrès des connaissances humaines
doivent modifier nos programmes. Mais les principes
établis sont inattaquables, bien que, çà et là, l'expression soit un peu vive.
Par exemple, c'est l'évidence même que la jeune
fille soit formée à sa mission, laquelle est, en général,
d'être mère et la première éducatrice des enfants.
Que si Maistre dit à Constance : « Les femmes n'ont
fait aucun chef-d'œuvre dans aucun genre » $ il se
reprend soudain : « Elles font quelque chose de plus
INTRODUCTION
XLYII
grand : c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il
y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme
et une honnête femme. » Cela ne serait-il pas mieux
ue VIliade ou le Télémaque ? Les livres de Madame
e Staël ne pouvaient rien changer à son opinion.
Quand il ajoute que la femme est différente de
l'homme, sans lui être inégale, et que l'éducation doit
tenir compte de cette différence, la sagesse écrit encore
avec sa plume ; et les comparaisons appropriées, pour
illustrer cette vérité d'expérience, naissent aussi fraîches et presque aussi nombreuses que les fleurs au
printemps.
Les femmes peuvent être savantes... avec mesure.
Il ne leur prêche pas l'ignorance ; à Dieu ne plaise !
Il ne veut pas qu'elles soient pédantes, et que leurs
études les détournent de leurs devoirs d'état, mais
qu'elles soient instruites et modestes.
Arrêtons-nous, sans chercher à épuiser notre sujet.
Négligeons volontairement de relever les erreurs de l'historien, moins nombreuses qu'on ne le pense ; les étymologies abracadabrantes d'un philologue qui était mal
outillé pour ce travail ; ou même ce qu'on nomme les
prophéties de Maistre. Il est sûr qu'il n'a jamais posé
pour le prophète ; parmi les pronostics qu'il formulait,
chemin faisant, ceux qui se sont réalisés prouvent la
perspicacité de son intelligence, les autres sont la
preuve, déjà connue, que l'esprit de l'homme n'est
pas infini...
IV. —
L'Ecrivain
Jésus a dit : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu
e t sa justice ; tout le reste vous sera donné par surcroît. » Joseph de Maistre, assurément, mit au premier
plan de ses recherches la gloire de Dieu. Le reste, entendons ici le talent de l'écrivain, fut la couronne et la récompense du penseur catholique. Le penseur a été, comme
par surcroît, un grand écrivain. Mais à l'écrivain, le
penseur, parce qu'il était catholique militant, a fait
tort auprès d'un grand nombre, surtout auprès de ceux
XLVIII
INTRODUCTION
qui distribuent la gloire littéraire et tracent les programmes pour l'enseignement. Les catholiques, soit
timidité, soit insouciance, soit habitude d'accepter des
jugements tout faits, n'ont pas tous assez réagi, dans
le sens de l'équité, en faveur de leurs grands hommes.
Il convient, pour juger l'écrivain, de mettre à part
sa correspondance avec les intimes. Si le mot de Buffon
est juste : « Le style est de l'homme même », jamais
il ne s'est mieux appliqué. Maistre s'y présente au vif
et au vrai, et sous tous ses aspects, chrétien, diplomate,
ami, penseur, homme du monde, père : tout cela, sans
affectation, avec le naturel le plus aisé, et, quand il
le faut, avec toute la dignité convenable. Cherchez
les épistoliers les plus vantés ; quel est celui, ou celle,
qu'il n'égale pas ? On dirait volontiers : où sont ceux
qu'il ne dépasse pas et par la variété de son style et
par l'élévation de son âme ? Son âme s'est épanchée
dans ses lettres, comme elle se montrait dans la conversation à Lausanne et à Saint-Pétersbourg. Causeur
merveilleux qui prend tous les tons, aimable, spirituel,
gaulois même, sérieux, érudit sans pédantisme, et grave
sans préciosité.
Pour ses œuvres imprimées, opuscules et livres, ce
n'est pas dès les premiers jours qu'il a trouvé le ton
naturel, en un mot, qu'il s'est trouvé lui-même : n'est-ce
pas la dernière chose dont on s'avise ? On commence
par imiter les autres, ceux qui ont imprimé avant nous.
Il imite donc les auteurs à la mode, Bernardin de SaintPierre, surtout Jean-Jacques ; il est, comme eux, sensible, éloquent. Dans l'éloge de Victor-Amédée III
(1775), il exalte ainsi, devant un «jeune étranger»,
la simplicité du roi, en montrant le palais royal, dont
« des gardes menaçants ne défendent pas l'entrée » :
« Voilà le lieu où le Roi-Pasteur coule des jours tranquilles, au sein d'une famille chérie ; c'est ici qu'il
médite en silence sur les besoins de son peuple, qu'il
projette les réformes possibles et qu'il gémit sur les
abus inévitables. Voyez ce salon : c'est là que le dernier
de ses sujets peut venir librement assister au repas d e
son maître et s'enivrer du plaisir de le voir. » Souvenons-
XLIX
INTRODUCTION
nous que l'auteur avait alors 22 ans. Son prospectus
pour l'ascension de son frère Xavier en montgolfière
(1784) a de l'esprit et une gaieté franche, mais il garde
trop, à l'adresse des dames, les grâces surannées du
X V I I I siècle. On reste toujours de son temps, malgré
qu'on en ait. Comme Joseph de Maistre se montra
1 adversaire implacable du X V I I I siècle, on s'est
diverti à retrouver, dans ses ouvrages, les traits du
siècle abhorré ; l'éloquence de Rousseau, l'ironie de
Voltaire, l'esprit de Montesquieu et de Fontenelle :
petite revanche, pour consoler les vaincus. Accordons
que, dans le tissu très serré de son argumentation et
de sa phrase, on rencontre çà et là un grain de déclamation, laissé par le polémiste.
Les années de la Révolution tirèrent ce génie de sa
gangue et révélèrent l'écrivain. Il apparaît dans le
Discours à la Marquise Costa, où il achève de jeter
sa gourme. Exercice d'école, inspiré de Senèq\ie, où
les réminiscences classiques s'enchâssent jusqu'à la
satiété, mais où éclatent, précisément sur la Révolution et sur la Providence, des pages pleines et vigoureuses, qui annoncent la bonne facture de l'artiste.
Cette bonne facture est presque achevée dans les
Considérations sur la France ; elle atteint sa perfection
dans les Soirées. Quelle est-elle ? Parmi le concert de
nos grands écrivains, quelle est la note personnelle de
Joseph de Maistre ? Car « son style — lui-même l'a
reconnu et dit — a une espèce de timbre qui le trahit
toujours. » Il peut ne pas signer, les lecteurs le nom*
ment. L'écrivain n'est point, ou il n'est que très peu,
du X V I I I siècle ( nous savons pourquoi : en vérité,
ce siècle était trop peu chrétien et trop peu français,
pour lui agréer.
H est plus voisin du dix-septième, où il admire l'union
de la religion et de la science, qui lui tient tant à cœur.
C'est un plaisir, pour lui, de l'opposer au siècle suivant,
qui a brisé cette union si nécessaire. Il aime ces grands
esprits nourris aux lettres classiques : Corneille et ses
héros ; Racine, dont les vers harmonieux, récités par
M** la présidente Maistre, ont bercé son adolescence,
e
e
e
4
L
INTRODUCTION
et, par Racine, les Grecs, qu'il {ait profession de mépriser, ont influe sur lui, indirectement ; Fénelon, qu'il
exalte ; Pascal, Bossuet, dont il salue le génie, malgré
les divergences de doctrine qu'il peut avoir avec eux.
Mais, comme leur sérénité diffère de son attitude
combative I S'il est, comme eux, assuré de posséder
la vérité, il est obligé de lutter, pied à pied, dans une
mêlée incessante, pour refouler les libertins devenus
singulièrement plus audacieux et impudents. Son
activité, d'où partent tant de coups, est plus vivante,
et comme grouillante. Nous l'avons entendu : avec
quelques-uns, notamment Bacon, il boxe. Pour cette
raison, et pour d'autres, qui tiennent à ses habitudes,
il n'a pas leur composition ordonnée, lui qui est pourtant si ami de l'ordre. Son style est une conversation.
En le lisant, on l'écoute, on suit les modulations de sa
voix, qui gronde, qui flatte, qui s'indigne, qui a l'accent
du triomphe, selon les moments et les adversaires.
A proprement parler, ce n'est pas la conversation
ordinaire, à bâtons rompus. Ce n'est pas non plus un
dialogue, où les interlocuteurs, dénommés A, B ou C,
n'expriment tour à tour que la pensée de l'écrivain
o u ne sont occupés qu'à lui donner la réplique. Il a
•écrit des entretiens \ ceux qui parlent savent où ils
vont, et ils ont chacun leur caractère ; mais ils ne
s'interdisent pas les digressions, quand elles sont nécessaires pour éclairer le débat. II n'a pas, c'est vrai, les
coups d'aile de Platon ; mais le pied est plus sûr. Et
parce que ce sont des entretiens, on ne trouve nulle
>art, chez lui, ce grand palais d'idées, lumineux et
ogique, comme l'est, par exemple, le Discour» sur
1l'histoire universelle. Son système, qui est bien lié, le
lecteur a le plaisir, ou la peine, de le reconstruire.
Maistre ne ressemble pas, non plus, aux grands
romantiques. Le mal du siècle, de René, n'avait pas
de prise sur ce chrétien croyant et pratiquant \ ses
douleurs, à lui, sont plus profondes, moins sonores.
Dans le passé, qu'il fouille en historien, il ne cherche
as le décor, mais les faits pour confirmer ses thèses,
•t la nature, tant observée par eux, ne lui fournis
£
INTRODUCTION
LI
aucune description : les premières pages des Soirées
ne sont pas de Joseph, mais de Xavier. Ses paysages
sont proprement des vues sur le monde intérieur
des âmes : on peut constater, en le lisant, qu'il
a, lui aussi, une bonne « lanterne » pour y projeter
une vive lumière. Entre ses contemporains, ceux dont
il fut l'ami fidèle, étaient Félicité de Lamennais, à qui
fut adressée sa dernière lettre, et dont il admirait les
vues, dans sa première manière, avec le premier volume
de Y Indifférence en matière de religion ; et le vicomte
de Bonald, chez qui — disait-il —il retrouvait toutes ses
idées. La formule heureuse de Bonald : « La Révolution,
qui a commencé par la déclaration des droits de l'homme»
ne finira que par la déclaration des droits de JésusChrist », Maistre l'adoptait pleinement, en y ajoutant
que cette déclaration se ferait par la France. Mais il
n'eut jamais, quoi qu'on en ait dit, la seconde manière
d e Félicité de Lamennais, la manière apocalyptique
qu'il n'a pas pu connaître et qu'il n'a pas employée ;
et il dépasse de bien des coudées son ami de Bonald.
Sa langue est pleine sans bavures, sobre, vigoureuse,
agile, colorée. Elle éclaire les idées par les images ;
aux notions abstraites des logiciens, elle donne le mouvement et la vie « par de brusques appels à l'expérience
familière, au bon sens (1) », par des rapports imprévus
ui éveillent l'attention. Il dira d'un livre de Portloyal : « II est aussi impossible d'y trouver une absurdité ou un solécisme qu'un aperçu profond ou un
mouvement d'éloquence ; c'est le poli, la dureté et le
froid de la glace. » Pour montrer que la Providence
dans ses grandes opérations, agit à long terme : « On
eut, dit-il, voir soixante générations de roses ; quel
omme peut assister au développement total d'un
chêne ? » Au piquant des rapports imprévus, joignez
Je sel de l'esprit, qui l'a fait appeler « un Voltaire
retourné » ; et ajoutez quelques impertinences de grand
seigneur : a il faut, en effet, de l'impertinence dans
certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. »
Ï
E
(1) CL le P. Longhaye, XIX
9
siècle, p. 160.
LU
INTRODUCTION
L'appétit du lecteur est excité. Et Maistre, par la variété
de la forme autant que par l'intérêt du fond, ne lui
permet pas de s'endormir.
Est-il besoin de faire remarquer que, dans la trame
de ce style, surgissent de temps en temps, souvent
même, des maximes, des pensées, d'une frappe vigoureuse et nette, qui restent dans la mémoire des lecteurs, et parfois sont de vraies argumentations eh
raccourci. Maistre n'a point fait un recueil de maximes,
comme La Rochefoucauld, ou de pensées, comme Joubert. Mais sa récolte, si on la séparait, vaudrait la
leur et serait peut-être plus abondante. Donnons un
ou deux exemples : « Aucune religion, excepté une,
ne peut supporter l'épreuve de la science.... La science
est une espèce d'acide qui dissout tous les métaux,
excepté l'or. » « Il n'y a rien de si infaillible que l'instinct de l'impiété. Voyez ce qu'elle hait, ce qui la met
en colère et ce qu'elle attaque partout, et avec fureur :
c'est la vérité. » Et lui, qui a si bien réussi dans les
épigrammes, a dit encore: «La pointe française pique,
comme l'aiguille, pour faire passer le fil... »
Après cela, nierons-nous que cette langue, et ce
style, ait des défauts : des expressions impropres, des
termes scolastiques — ils sont rares — quelques affirmations trop tranchantes, des paradoxes provocants et
des vivacités un peu excessives dans la polémique ?
Non. Ces faiblesses, si quelques-unes paraissent cher*
chées pour arrêter ou frapper les lecteurs, sont les
défauts de ses éminentes qualités.
Conclusion
Il fut donc un bon ouvrier, un grand ouvrier.
Sa vie, toute de probité scrupuleuse, de droiture et
d'honneur, mérite d'être proposée en exemple à la
'eunesse contemporaine, surtout quand on songe que
a conscience professionnelle subit, chez nous, une
crise sans précédent.
Son œuvre est un arsenal de hautes pensées, qu'il
Î
INTRODUCTION
LUI
faut aussi présenter à la jeunesse, pour l'armer contre
le découragement dans les luttes incessantes qui sont
le lot de l'humanité en route vers le ciel.
L'homme a été un grand ami de la France. Sans être
Français, il a très bien connu et parlé notre langue |
et il nous a aimés envers et contre tous, bien que la
France l'eût réduit à la pauvreté. Il disait : « Le Roi
de France n'a pas de meilleur sujet que moi parmi
ceux qui ne le sont pas. » Son témoignage en faveur
de la France est d'autant plus précieux, qu'il est plus
désintéressé. Relisons-le pour affermir notre confiance,
et pour nous entraîner à collaborer, de toutes nos forces, à la mission providentielle qui nous est dévolue.
Grand chrétien, il s'est fait, dans tous ses ouvrages
l'historien de la Providence. Il l'a justifiée des accusations et des blasphèmes que des aveugles et des impies
osent proférer contre elle. Son argumentation nous
apparaît plus forte et plus lumineuse encore, à nous
qui sortons de l'un des plus grands cataclysmes qui
ait ébranlé le monde. Repassons ses raisonnements
et ses preuves, pour nous en imprégner, et pour nous
refaire, s'il en est besoin, un tempérament catholique.
A l'école du penseur, qui est un optimiste convaincu
et convaincant, nous prendrons, comme lui, la plus
absolue confiance dans le bonheur qu'obtient la vertu,
même sur cette terre, et dans le « triomphe final du
bien »,
Par son nom, par sa vie, par ses œuvres, il est
donc un maître, un de ceux qui sont les plus
dignes d'être contemplés, écoutés et suivis.
Angers,
le 17 juillet
1921.
ALEXIS CROSNIER,
prêtre,
Directeur de renseignement libre et des
œuvres de jeunesse au diocèse d'Angers»
LES MEILLEURES PAGES
DB
JOSEPH DE
MAISTRE
Correspondance
A M
016
Je Constantin, sa Sœur
Chambéry, 17 lévrier 1792.
N o n : j e n e m e priverai point du plaisir d'adresser u n e lettre à Madame Constantin. C'est u n e
jouissance pour moi, e t j ' e n v e u x écrire la d a t e
dans m o n journal. E h bien, m a d o u c e Thérésine,
t e voilà d o n c cheu toi. Oh 1 le grand m o t e t qu'il
est agréable à prononcer ! D i s - m o i donc, m o n
c œ u r , c o m b i e n a s - t u fait de t o u r s d a n s t a c a m p a g n e ? Combien as-tu de j o u r n a u x d e terre, d e
b œ u f s , d e v a c h e s , d e m o u t o n s , d e poules et d e
c o q s ? J'espère bien qu'on n e dira p a s d e t o i
c o m m e d e Perrette :
Adieu veau, vache, cochon, couvée.
T u n e bâtiras point de c h â t e a u x e n E s p a g n e :
plus heureuse q u e Perrette, t u t i e n s des réalités,
2
JOSEPH
DE
MAISTRE
e t je tiens pour sûr q u e ta sagesse les fera f r u c tifier. Oh I qu'il m e t a r d e de t'embrasser chez
toi, m a b o n n e amie, et d'y voir le b o n h e u r fixé
par ta b o n n e c o n d u i t e ! Après le m o m e n t o ù j'ai
v u la certitude de t o n établissement, il n'y en
aura pas d e plus d o u x pour moi que celui o ù je=
sauterai à bas de ma voiture dans ta cour.
Courez, volez, heures trop lentes
Qui retardez cet heureux jour.
J'ai joui d'ici de t o n entrée triomphale à Las
R o c h e . Quel t e m p s ! quel soleil fait exprès ! E t l a
preuve que la P r o v i d e n c e s'en mêlait, c'est q u e
d'abord, après t o n arrivée, l'hiver e s t r e v e n u d e
plus belle n o u s faire la guerre à outrance ; o n s e
souffle dans les doigts c o m m e au mois de janvier,,
e t m ê m e d a v a n t a g e ; car il s'est élevé u n e bise
noire ou grise qui n o u s perce c o m m e c i n q u a n t e
millions d'aiguilles de Paris. Ce qu'il y a de vraim e n t fatal, c'est que, si elle continue à faire la
diablesse, elle v a n o u s priver d'une m é m o r a b l e
mascarade, qui doit avoir lieu lundi prochain.
Trente chevaliers modernes, habillés en c h e v a liers anciens, courront la ville et r o m p r o n t d e s
lances c o m m e dans le x n siècle ; on portera u n e
bannière, et sur la bannière on lira : Le
Roi
Vhonneur et les dames. Les d a m e s seront aussi
masquées, je n e sais c o m m e n t ; enfin ce sera u n e
belle chose, Dieu aidant : mais j'ai peur que quelq u e cheval n e s'abatte, et q u e les bourgeois n e
disent que la Chevalerie est à bas. Enfin n o u s
verrons, et nous en instruirons c e r t a i n e m e n t
M a d a m e Constantin de la B â t i e , que j ' e m b r a s s e
d e t o u t m o n cœur, a v e c u n a t t a c h e m e n t fraternel»
paternel, éternel.
e
r
CORRESPONDANCE
3
A v o u s . Monsieur Constantin.
T o u t est c o m m u n entre é p o u x , m o n cher a m i ,
jusqu'au papier ; ainsi je vous fais la présente sur
la m ê m e feuille, pour v o u s dire que p o u r les
f e m m e s c o m m e pour les montres on a s i x mois
d'essai ; ainsi, m o n très cher, si t u n'es pas c o n t e n t
d e la t i e n n e (femme), si elle n e marche p a s e x a c t e m e n t , si elle a des q u i n t e s , si la r é p é t i t i o n
t'ennuie, t u p e u x m e la r e n v o y e r . Si, au contraire,
t u e n es c o n t e n t , il faut aussi m'en faire part,
afin q u e j e puisse t e t é m o i g n e r m a satisfaction
d e voir q u e t u aies t r o u v é u n e b o n n e pièce d a n s
m o n m a g a s i n . R a c o n t e - m o i u n p e u t o n entrée à
La R o c h e . Sans c o m p l i m e n t , t a moitié a-t-elle e u
b o n n e façon, à pied, le l o n g de c e t t e superbe r u e ?
S'est-on m i s a u x fenêtres ? A - t - o n a p p r o u v é t o n
c h o i x ? Ma v a n i t é est aussi intéressée q u e la
t i e n n e à t o u t e s ces nouvelles ; aussi, je v e u x être
instruit. J'embrasse B a u s et la b o n n e N a n e . Ces
d e u x personnages sont-ils sages chez toi ? S'ils
font du désordre dans la paroisse, e t si le curé
n'en est p a s c o n t e n t , je n e les laisserai plus sortir
sans moi. — Adieu, très cher frère : ma p e n s é e
passe u n e partie d u jour à Truaz, e t t o n b o n h e u r
e s t d e v e n u pour moi u n e d e m e s affaires les p l u s
capitales.
A M. le Baron Vignet des Etoles
Lausanne, 9 décembre 1793.
V o u s ê t e s d'une colère terrible, m o n cher ami
m a i s faites u n p e u v o t r e e x a m e n d e conscience»
e t v o y e z si v o u s n'avez pas v o u s - m ê m e t o u s les
4
JOSEPH
DE
MAISTRE
caractères de la p r é v e n t i o n . Die nobis
placentia.
Voilà v o t r e devise. E h bien, ne parlons plus de
rien. T o u t v a à merveille, puisque v o u s le v o u l e z .
Voilà précisément le caractère de la passion qui
n e v e u t rien entendre. N e dirait-on pas que j e
prêche la révolte sur les t o i t s , ou du moins le
mépris pour le g o u v e r n e m e n t ? J e v o u s dis ce
q u e je sais, a u t a n t qu'il est possible de savoir ce
qu'on n'a pas v u ; il i m p o r t e de t o u t savoir, une
lettre est u n e conversation. Vous ne voulez rien
entendre d e contraire à v o s s y s t è m e s et à v o s
inclinations ; v o u s traitez de cshue t o u t ce qui
pense a u t r e m e n t : à la b o n n e heure I J e v o u s en
félicite : c'est un grand bonheur que la persuasion, q u a n d on v o i t les objets couleur de rose.
V o u s a v e z v u que, quand j'ai parlé pour le public,
j'ai toujours eu le t o n de l'approbation et de la
confiance ; c'est un devoir, à m o n a v i s , et je ne
l'ai jamais violé. Tenons-nous en là, si v o u s m'en
croyez ; mais quant a u x c o m m u n i c a t i o n s particulières, défions-nous de ces s y s t è m e s t r a n c h a n t s
qui n o u s font regarder c o m m e des l é p r e u x tous
c e u x qui o n t le malheur de ne pas penser c o m m e
nous. N e disons pas c o m m e le personnage de
Molière :
Nul n'aura de l'esprit, hors nos amis et nous.
D a n s ma manière d e penser, le projet de mettre
le lac de Genève e n bouteilles est beaucoup moins
fou q u e celui de rétablir les choses précisément
sur le m ê m e pied o ù elles étaient a v a n t la révolution. J e puis me tromper, mais c'est en b o n n e
c o m p a g n i e . J'ai tort a v e c Arthur Y o u n g , que v o u s
m'avez e n v o y é , et m ê m e a v e c le Roi d'Angleterre,
qui reconnaît p u b l i q u e m e n t , dans sa Déclaration,
CORRESPONDANCE
5
que les puissances n'ont pas droit d'empêcher la
nation française de modifier son g o u v e r n e m e n t .
J'ai toujours d é t e s t é , je d é t e s t e , et je détesterai
t o u t e ma v i e le g o u v e r n e m e n t militaire ; je l e
préfère c e p e n d a n t a u jacobinisme. Le gouvernem e n t militaire v a u t m i e u x que ce qu'il y a d e
plus exécrable dans l'univers, c'est l'unique éloge
qu'on en puisse faire ; je n e le lui dispute point.
J e suis magistrat (pour m o n malheur, il faut être
juste). Si ce b e a u g o u v e r n e m e n t , qui est la m o r t
de la Monarchie, se rétablit, je dirai ce que j'ai
toujours dit : « Obéissez » ; j'excuserai les e x c è s
les plus s c a n d a l e u x sur le t o n le plus filial ; m a i s
si, par hasard, la Monarchie se rétablissait, séparée
de la Bâtonocratie,
j'espère q u e v o u s m e p e r m e t trez d'être c o n t e n t . J e n e d é t e s t e n u l l e m e n t les
Piémontais, je sais ce qu'ils v a l e n t : mais j e préfère ma n a t i o n , du moins le peuple. V o u s préférez,
v o u s , les u l t r a m o n t a i n s : permis à v o u s , je n e
m'en fâche ni n e m'en é t o n n e . Quant à m e s
ennemis, je suis leur très h u m b l e serviteur, j e
n'y pense plus. Tous les cris que j'ai e n t e n d u
pousser contre v o u s , ici e t ailleurs, n e p e u v e n t
égratigner l'amitié qui m'unit à v o u s . J'espère
que m e s clabaudeurs n e v o u s font pas plus d'impression.
A M. le Comte Henri Costa de Beauregard
Nyon, dans la chambre de votre femme, 31 mai 1794.
Oh ! quel coup ! quel horrible coup ! J e m e
prosterne, je n e sais o ù je suis. P a u v r e E u g è n e t
Charmant enfant ! Malheureux père ! Que v o u s
6
JOSEPH
DE
MAISTRE
dirai-je ? A la première nouvelle de v o t r e malheur, j'ai volé à N y o n , où j'ai demeuré d e u x
jours a v a n t de m o n t e r l'escalier de v o t r e femme.
Enfin, il a fallu se déterminer : il n'y a plus eu
m o y e n de lui cacher sa perte. Il y a trois peures
qu'elle le sait. J e n'entreprends point de v o u s
peindre sa tristesse. Elle est profonde, mais elle
est religieuse ; c'est le désespoir que je craignais.
Elle échappera à cet état. Votre n o m sort de sa
b o u c h e aussi s o u v e n t que celui de v o t r e fils. Elle
t r e m b l e pour v o u s , elle m'ordonne de v o u s l'écrire,
de v o u s prier de v o u s conserver pour elle, pour
Victor qui est allé tenir la place de l'ange que v o u s
regrettez, pour v o s autres enfants qui ne p e u v e n t
se passer de v o u s . Au milieu du triste spectacle
que j'ai sous les y e u x , j'éprouve une satisfaction
inexprimable à voir que les soins de l'amitié sont
d o u x pour votre malheureuse femme. J e connaissais sa situation isolée, je savais qu'elle était mal
placée pour pleurer. J e suis v e n u pleurer a v e c
elle ; elle m'en sait gré. Cher et m a l h e u r e u x ami,
que ne puis-je me partager, que ne puis-je pleurer
à N y o n et à Coni ! J'ai peur que personne ne v o u s
e n t e n d e et que v o u s soyez forcé de renfermer
v o t r e douleur. Si mes devoirs et ma fortune me
p e r m e t t a i e n t de v o y a g e r , je n e me refuserais pas
le triste plaisir d'aller v o u s embrasser, e t v o u s
dire u n e petite partie de ce que je sens, et qu'il
m'est impossible d'exprimer à m o n gré. Si quelque
chose p o u v a i t a u g m e n t e r la tendre a m i t i é que
j'ai pour v o u s , c'est le malheur. II m e semble
que v o u s m'êtes plus cher, depuis que je ne vois
rien dans ce m o n d e de plus infortuné q u e v o u s .
J e n'entreprendrai pas de v o u s consoler. Mon
Dieu, peut-on consoler un père qui a perdu ce
que v o u s v e n e z de perdre ? J e ne puis c e p e n d a n t
CORRESPONDANCE
T
pas m'empêcher d e v o u s dire que v o t r e e x c e l l e n t
enfant e s t parti d u m o n d e a u m o m e n t où il e s t
bien triste d e l'habiter. Ou je m e t r o m p e fort,
m o n cher ami, ou nous t o u c h o n s à un m o m e n t
é p o u v a n t a b l e . T o u t v a d e m a l e n pis. H e u r e u x
c e u x qui n e verront point ce qui s'apprête. J e n e
c o m p t e pas quitter M a d a m e d e Costa a v a n t d e u x
jours, e t j'espère m ê m e l'emmener à L a u s a n n e .
Ma maison, celle de M a d a m e Hubert, e t M a d a m e
Marie d e D i v o n n e lui rendront la v i e plus support a b l e ; q u e ferait-elle ici ? et à qui pourrait-elle
parler ? J e suis v e n u à N y o n t o u t e affaire cess a n t e , m o n cher ami, c o m m e si v o u s m'en a v i e z
d o n n é la c o m m i s s i o n ; je continuerai de m ê m e à
m'acquitter d e s tristes devoirs de l'amitié. J e n e
quitterai pas v o t r e f e m m e t a n t q u e je pourrai
lui être utile. J e lui donnerai tous les soins qui
d é p e n d e n t d e m e s faibles p o u v o i r s . J e croirai q u e
v o u s êtes là e t q u e c'est aussi à v o u s q u e j e les
rends. M a d a m e de Costa e s t a u Ut ; elle est aussi
tranquille qu'elle p e u t l'être d a n s c e t t e circonst a n c e fatale. N o u s n e craignons pas pour sa
s a n t é ! U n prêtre respectable qui a sa confiance,
la fidèle Cha et moi, voilà les entours qu'elle
préfère ; le reste est à q u e l q u e distance. J e p a s serai la n u i t auprès d'elle. Si je puis, j e l ' e m m è nerai m o i - m ê m e . J e finis par force : q u e puis-je
v o u s dire encore ? À moins d e perdre m o n fils
o u m e s frères, m o n cœur n e p o u v a i t recevoir d e
blessure plus douloureuse que l'affreuse n o u v e l l e
d e la m o r t de v o t r e fils, si b o n , si chéri, si d i g n e
d e l'être. P a u v r e ami, pleurez, pleurez, m a i s
conservez-vous...
8
JOSEPH
DE
MAISTRE
A M. le Baron Vignet des Eioles
Lausanne, 15 août 1794.
Les Français, m o n cher ami, ont sans d o u t e des
c ô t é s qui ne sont pas aimables ; mais s o u v e n t aussi
nous les blâmons, parce q u e nous ne s o m m e s pas
faits c o m m e eux. N o u s les t r o u v o n s légers, ils
n o u s t r o u v e n t p e s a n t s : qui est-ce qui a raison ?
Quant à leur orgueil, songez qu'il est impossible
d'être m e m b r e d'une grande nation sans le sentir.
Les Anglais et les Autrichiens n'ont-ils point
d'orgueil ? Lorsqu'un c i - d e v a n t seigneur français
se v o i t apostrophé par tel magistrat de L a u s a n n e
ou d e N y o n , qui n'aurait pas osé, il y a cinq ans,
aspirer à l'honneur de dîner a v e c lui ; q u a n d je
v o i s M. le bailli traiter, je ne dis pas l e s t e m e n t ,
mais cruellement des militaires français, e n m o n t r a n t sur sa poitrine, sur ses portraits, et à la
t ê t e de t o u t e s ses ordonnances, l'ordre du Mérite,
qu'il t i e n t de la France, je n e puis m e défendre
d e leur permettre un peu d'impatience. « On n'en
v e u t nulle part », d i t e s - v o u s ; il faut donc les
faire conduire sur la frontière de France, c o m m e
M. d e B u v e n en a menacé, il y a d e u x jours, le
jeune de S a v o n , qui travaille ici pour nourrir sa
mère ; et alors le premier bourreau de la frontière fera son acquit, par lequel il confessera avoir
reçu de la Suisse, du P i é m o n t , de l ' E s p a g n e *t
autres n a t i o n s chrétiennes, t a n t de t ê t e s d'émigrés pour la guillotine. Le reproche q u e v o u s
faisiez l'autre jour a u x Français de se réjouir des
succès de leurs bourreaux v i e n t encore d e la prév e n t i o n , si v o u s y regardez de près ; car ce sentim e n t est très raisonnable, et m ê m e héroïque. Les
CORRESPONDANCE
9
s o l d a t s français n e s o n t p o i n t les bourreaux des
émigrés, m a i s les sujets d e ces bourreaux : ils s e
b a t t e n t pour u n e m a u v a i s e cause, mais leurs
s u c c è s n'en s o n t pas moins admirables. M. Mallct
du P a n a très j u s t e m e n t insisté sur ce point dans
s o n ouvrage. J e n e v o i s pas c o m m e n t u n Français
pourrait n e p a s sentir nn certain m o u v e m e n t d e
c o m p l a i s a n c e e n v o y a n t sa n a t i o n seule, a v e c une
foule d e m é c o n t e n t s dans l'intérieur, n o n seulem e n t résister à l'Europe, mais encore l'humilier
e t lui donner b e a u c o u p de soucis. Certainement
c'est d e la force bien mal e m p l o y é e , mais c e p e n d a n t c'est du la force. D'ailleurs u n Français p e u t
penser, c o m m e je pense, q u e la division d e la
France serait un grand mal. La foule des étourdis
v o u d r a i t voir l'Empereur à Paris, pour rentrer
v i t e dans leurs terres ; mais il n e faut pas b l â m e r
celui qui dirait : « J'aime m i e u x souffrir p e n d a n t
q u e l q u e t e m p s d e plus, e t q u e m a patrie n e soit
p a s morcelée. » La société des n a t i o n s , c o m m e celle
des i n d i v i d u s , est c o m p o s é e de grands e t d e
p e t i t s ; e t c e t t e inégalité est nécessaire. Vouloir
d é m e m b r e r la France, parce qu'elle est t r o p puiss a n t e , est précisément le s y s t è m e d e l'égalité e n
grand. C'est l'affreux s y s t è m e de la c o n v e n a n c e ,
a v e c lequel o n nous ramène à la jurisprudence
d e s H u n s ou des Hérules. E t v o \ e z , je v o u s prie,
c o m m e l'absurdité e t Yimpudeur
(pour m e servir
d'un t e r m e à la mode) se joignent ici à l'injustice.
O n v e u t démembrer la France ; mais, s'il v o u s
plaît, est-ce pour enrichir quelque puissance d u
second ordre ? N e n n i :
Dantur opes nuUU nune nisi divitibu*.
%
C'est à la pauvre
maison d'Autriche qu'on v e u t
10
JOSEPH
DE
HAISTRE
donner l'Alsace, la Lorraine, la Flandre. Q u e l
équilibre, b o n Dieu ! J'aurais mille et mille c h o s e s
& v o u s dire, sur ce p o i n t , pour v o u s d é m o n t r e r
q u e notre i n t é r ê t à t o u s est q u e l'Empereur ne
puisse j a m a i s entrer en F r a n c e c o m m e conquérant
pour s o n propre c o m p t e . Toujours il y aura d e s
puissances prépondérantes, e t la France v a u t
m i e u x q u e l'Autriche. N o u s n'avons nul b e s o i n
d'un Charles V. Si j e n'ai point de fiel contre la
France, n'en soyez p a s surpris : je le garde t o u t
pour l'Autriche. C'est par elle q u e n o u s s o m m e s
h u m i l i é s , perdus, écrasés ; c'est par elle q u e n o u s
sortirons d'ici, n o n s e u l e m e n t sans argent, m a i s
sans considération, j'ai presque dit sans honneur.
V o u s parlez d'orgueil, de prétentions ; t r o u v e z moi u n e suprématie, u n e d o m i n a t i o n p l u s i n s u l t a n t e q u e celle q u e l'Autriche exerce à n o t r e
égard. J'aimerais mille fois m i e u x 30.000 é m i g r é s
qui se b a t t r a i e n t pour n o u s , que 30.000 A l l e m a n d s
qui s o n t v e n u s pour n o u s voir a s s o m m e r sur l e s
m o n t a g n e s a v e c des l u n e t t e s d'approche. M. d ' A u t i c h a m p , M. de N a r b o n n e , m e plairaient t o u t
a u t a n t , je v o u s l'avoue, que M. de Vins a v e c sa
fistule qui s'ouvre à p o i n t n o m m é toutes les foisqu'on l e contrarie. On reproche a u x Français d e
vouloir c o m m a n d e r p a r t o u t o ù ils s o n t . E t l e s
Autrichiens n e c o m m a n d e n t - i l s pas ? P a r t o u t l e s
grands c o m m a n d e n t a u x p e t i t s . Encore u n coup,
j e connais les défauts français, et j'en suis c h o q u é
a u t a n t q u ' u n autre ; m a i s je sais aussi ce qu'on
p e u t dire e n leur faveur. A u reste, cher ami, l a
politique est c o m m e t o u t e s les autres sciences :
Mundum tradidit disputationi
eorum. Mais j e v o u s
dis qu'on se t r o m p e sur la France ; qu'il ne faut
p o i n t se décider par les idées d u m o m e n t , e n c o r e
m o i n s par des considérations d e pure inclination ;
CORRESPONDANCE
lî
qu'en p e r s é c u t a n t partout le b o n parti, o n g â t e
l'esprit des peuples, et qu'on d o n n e u n e f o r c e
incalculable à la république, parce qu'on grossit
son parti d e t o u s c e u x (et le n o m b r e e n est prodigieux) qui v o u d r a i e n t bien u n autre ordre d e
choses, mais qui v o i e n t qu'il n ' y a p a s m o y e n d e
faire u n n o y a u hors d e la France, et qui finissent
par servir, de dépit et de désespoir, un p a r t i
qu'ils n'aiment point.
A Af
le
Adèle de Maistre
Turin, 3 juin 1797.
J'ai été très c o n t e n t , m a b o n n e p e t i t e Adèle,,
de l'extrait du Rédacteur q u e t u m'as e n v o y é . II
est très bien choisi, et c o n t i e n t des vérités i n t é ressantes. Quand on cite les journaux, il faut
citer le jour et l'an, et m ê m e le numéro, si l'on
peut, pour le retrouver à v o l o n t é ; par e x e m p l e t
Rédacteur du samedi 27 mai 1797, n° 185. Q u a n d
il s'agit de livre, on cite le t o m e , le chapitre e t
quelquefois la page. Voilà, m o n enfant, u n e p e t i t e
leçon que je t e d o n n e en p a s s a n t ; car, e n t e
l o u a n t sur ce q u e t u fais de bien, je t â c h e t o u j o u r s
de t e conduire à faire encore m i e u x : rien n e m e
faisant plus de plaisir que d'avoir de n o u v e l l e s
raisons de t'aimer.
J'ai aussi é t é très c o n t e n t d u verbe chérir q u e
t u m'as e n v o y é . J e v e u x t e donner u n p e t i t é c h a n tillon de conjugaison ; mais j e m'en tiendrai à
Vindicatif, c'est bien assez pour u n e fois.
J e te chéris, m a chère Adèle ; t u me chéris aussi,
et m a m a n te chérit : n o u s v o u s chérissons égalem e n t , R o d o l p h e et toi, parce q u e v o u s êtes t o u *
12
JOSEPH
D E MAISTRE
les d e u x n o s enfants, e t q u e v o u s n o u s chérissez
aussi é g a l e m e n t l ' u n e t l'autre ; m a i s c'est précis é m e n t parce q u e v o s p a r e n t s v o u s chérissent t a n t ,
qu'il f a u t t â c h e r d e l e mériter t o u s l e s jours
d a v a n t a g e . J e t e chérissais, m o n enfant, lorsque
t u n e m e chérissais p o i n t encore ; e t t a m è r e t e
chérissait peut-être encore plus, parce q u e t u lui
a s c o û t é d a v a n t a g e . N o u s v o u s chérissions t o u s
les d e u x , lorsque v o u s n e chérissiez encore q u e
le lait d e v o t r e nourrice, e t q u e c e u x qui v o u s
chérissaient n'avaient p o i n t encore le plaisir d u
retour. Si j e t'ai chérie depuis l e berceau, e t si
t u m ' a s chéri depuis q u e t u as p u t e dire : m o n
papa m'a toujours chérie ; si n o u s v o u s a v o n s
chéris également, e t si v o u s n o u s a v e z chéris de
m ê m e , j e crois f e r m e m e n t q u e c e u x qui ont tant
chéri n e changeront p o i n t d e c œ u r . J e t e chérirai
et t u m e chériras toujours, e t il n e sera p a s aisé
d e deviner lequel des d e u x chérira l e plus l'autre.
N o u s n e chérirons c e p e n d a n t n o s enfants, ni m o i ,
ni v o t r e m a m a n , q u e d a n s le cas o ù v o u s chérirez
v o s devoirs. Mais j e n e v e u x point avoir de soucis
sur ce point, e t j e m e tiens pour sûr q u e v o t r e
papa e t v o t r e m a m a n v o u s chériront t o u j o u r s .
Marque-moi, m o n enfant, si t u es c o n t e n t e d e
c e t t e conjugaison, e t si t o u s l e s t e m p s y s o n t
(pour l'indicatif). A d i e u , m o n c œ u r .
A la Même
Turin, 18 octobre 1797.
S a n s d o u t e , m a très chère enfant, t u a s fort
b i e n d e v i n é l e s e n t i m e n t qui e m p ê c h e t a m a m a n
d e t e v a n t e r à t o i - m ê m e . Il e n pourrait résulter
CORRESPONDANCE
13
d e u x i n c o n v é n i e n t s : celui d'augmenter t o n amourpropre e t celui de nourrir t a paresse. T u s e n s
bien p a r t o i - m ê m e qu'on e s t toujours p o r t é à
s'arrêter e n c h e m i n , à dire : C'est assez ; e t c'est
u n grand m a l . M a m a n v o u d r a i t d o n c éviter c e t t e
nonchalance, et t'animer c o n s t a m m e n t à d e n o u v e a u x efforts : mais il e s t bien s û r (et s û r e m e n t
t u e n e s persuadée) qu'il n ' y a personne a u m o n d e
qui t ' a i m e plus q u e c e t t e b o n n e m a m a n , e t qui
rende plus d e justice a u x efforts q u e t u fais p o u r
être u n e b o n n e e t aimable personne. J a m a i s t u
n e fais quelque chose d e b i e n sans qu'elle a i t soin
d e m ' e n faire part ; plus t u v i v r a s , m o n c h e r
enfant, plus t u regarderas a u t o u r d e t o i e t p l u s
t u verras q u e , nulle part, t u n e p e u x être m i e u x
qu'auprès d'elle. J e t e remercie d e la c h a n s o n q u e
t u m ' a s e n v o y é e , e t q u e j'ai t r o u v é e très jolie.
J e suis aussi assez c o n t e n t d e t o n s t y l e e t d e t o n
orthographe, qui se perfectionnent ; j'ai bien e n v i e
d'être auprès d e t o i pour y donner la dernière
m a i n . E n a t t e n d a n t , j e puis t'assurer q u e t u a s
des dispositions pour écrire p u r e m e n t ; ainsi, i l
faut les cultiver. Voilà peut-être qui v a t e d o n n e r
de l'orgueil ; mais une autre fois j e n e t e parlerai
que d e t e s d é f a u t s pour t'humilier. T u feras fort
bien, m o n cher enfant, de m'écrire d e t e m p s e n
t e m p s ; mais il faut laisser courir t a p l u m e , e t
m e dire t o u t ce qui t e passe d a n s la t ê t e . T u a s
toujours q u a t r e chapitres à traiter : t e s plaisirs,
t e s ennuis, t e s o c c u p a t i o n s e t t e s désirs ; a v e c
cela o n p e u t remplir quatre p a g e s . Pour moi, il
m e suffit d e quatre m o t s , e n s u i v a n t c e t t e m ê m e
division : M o n plaisir serait d'être a v e c t o i , m o n
chagrin e s t d'en être éloigné, m o n occupation e s t
d e trouver les m o y e n s d e t e rejoindre, e t m o n
désir e s t d ' y réussir. A d i e u , m o n cher e n f a n t .
14
JOSEPH
A M
116
DB
MAISTRE
Constance de Maistre
Cagh'ari, 13 Janvier 1802.
Mon très cher enfant, il faut a b s o l u m e n t que
j'aie le plaisir de t'écrire, puisque D i e u n e v e u t
p a s encore m e donner celui de t e voir. Peut-être
t u n e sauras pas m e lire c o u r a m m e n t : maïs t u
n e m a n q u e r a s p a s de gens qui t'aideront à déchiffrer l'écriture d e t o n v i e u x papa. Ma chère p e t i t e
Constance ! C o m m e n t d o n c est-il possible q u e je
ne t e connaisse point encore, que t e s jolis petits
bras n e se soient point j e t é s a u t o u r d e m o n cou,
q u e les m i e n s n e t'aient point mise sur m e s g e n o u x
pour t'embrasser à m o n aise ? J e n e p u i s m e
consoler d'être si loin d e toi. Mais prends bien
garde, m o n cher enfant, d'aimer t o n p a p a c o m m e
s'il é t a i t à c ô t é d e toi : q u a n d m ê m e t u n e m e
c o n n a i s p a s , je n e suis p a s m o i n s dans c e m o n d e ,
e t j e n e t ' a i m e p a s m o i n s q u e si t u n e m'avais
j a m a i s q u i t t é . T u dois m e traiter d e m ê m e , ma
chère p e t i t e , afin q u e t u sois t o u t a c c o u t u m é e à
m'aimer q u a n d je te verrai, e t q u e c e soit t o u t
c o m m e si nous n e n o u s étions jamais perdus d e
v u e . Pour moi, je p e n s e c o n t i n u e l l e m e n t à toi ;
e t , pour y penser a v e c plus de plaisir, j'ai fabriqué
d a n s m a t ê t e u n e p e t i t e figure espiègle qui m e
s e m b l e être m a Constance. Elle a bien quelquefois certaines p e t i t e s fantaisies ; mais t o u t cela
n'est rien, je sais qu'elles n e durent pas. Ma chère
p e t i t e amie, j e t e r e c o m m a n d e d e t o u t m o n c œ u r
d'être bien sage, b i e n douce, bien obéissante a v e c
t o u t le m o n d e , mais s u r t o u t a v e c t a b o n n e m a m a n
e t t a t a n t e , qui o n t t a n t d e b o n t é s pour toi :
t o u t e s les fois qu'elles t e font u n e caresse, il faut
q u e t u leur e n rendes d e u x , u n e pour toi e t u n e
CORRESPONDANCE
15
pour t o n papa. J'ai bien ouï dire par l e m o n d e
qu'une certaine demoiselle t e g â t a i t u n p e u ; m a i s
ce sont des discours d e m a u v a i s e s langues, q u e
le b o n D i e u n e bénira j a m a i s . Si t u en e n t e n d s
parler, t u n'as qu'à dire q u e les enfants g â t é s
réussissent toujours. J e ne v e u x p o i n t que t u t e
m e t t e s en train pour répondre à c e t t e lettre ; j e
sais que la b o n n e m a m a n v e u t ménager t a p e t i t e
taille, et elle a raison. T u m'écriras q u a n d t u seras
plus forte ; en a t t e n d a n t , je suis bien aise d e
savoir q u e t u aimes b e a u c o u p la lecture, et q u e
t u sais t o n Têlémaque sur le b o u t d u doigt. J e
voudrais bien parler a v e c toi de la grotte d e
Calypso et de la n y m p h e Eucharis q u e j ' a i m e
bien, mais c e p e n d a n t pas a u t a n t q u e toi. J e v o u drais aussi t e d e m a n d e r si t u n'as point eu peur
q u a n d t u as v u Mentor jeter ce p a u v r e T ê l é m a q u e
dans l'eau, t ê t e première, pour l'empêcher d e
perdre son t e m p s . À h ! jamais ta t a n t e N a n c y
n'aurait fait u n coup de c e t t e sorte. U n b o n oncle,
que t u n e connais p a s encore, t e portera b i e n t ô t
d e ma part u n livre qui t'amusera b e a u c o u p : il
est t o u t plein d e belles i m a g e s , et, dès q u ' o n
t'aura expliqué c o m m e n t il faut se servir d u livre,
t u pourras t'amuser t o u t e seule. A d è l e e t R o d o l p h e
s'en s o n t bien divertis ; à présent, c'est t o n t o u r :
j e t e le donne, et, quand t u le feuilletteras, t u n e
manqueras j a m a i s d e penser à t o n p a p a .
Ta m a m a n , t o n frère, t a s œ u r t'embrassent de
t o u t leur c œ u r ; e t moi, m a chère enfant, j u g e
si je t'embrasse, si je t e serre sur m o n c œ u r , si
j e p e n s e à toi continuellement 1 Adieu, m o n c œ u r ,
adieu, ma Constance. Mon D i e u ! Q u a n d pourraij e d o n c t e voir !
16
JOSEPH
DE
MAISTRE
6
A M" Adèle de Maistre
Cagliari, 14 décembre 1802.
Hier, m a chère enfant, j'ai reçu t a lettre d u
2 4 octobre, et aujourd'hui celle d u 14. T u vois
c o m m e les lettres v o n t . Depuis l o n g t e m p s , t u en
aurais reçu u n e de moi, si j'avais su o ù t'écrire ;
mais j'ignorais t a destination ; m a i n t e n a n t , m e
voilà tranquille, au moins sur ce point ; m o n i m a gination sait où t e chercher, c'est déjà b e a u c o u p
pour moi. Vraiment, ma chère amie, je voudrais
t e savoir u n peu plus à t o n aise. Ce souper à six
heures, ce coucher à huit s o n t bien difficiles à
digérer ; mais crois que c e t t e gêne passagère n e
t e sera point du t o u t inutile. Se vaincre, se plier
a u x circonstances, est u n devoir pour t o u t l e
m o n d e , mais surtout pour les f e m m e s . Si la b o n n e
d a m e d o n t t u m e parles t e querelle sur u n e m o d e
indifférente, dis-lui qu'elle a raison. Fais m i e u x
encore ; parais le l e n d e m a i n accoutrée différemm e n t . T u sais fort bien les b é a t i t u d e s d e l ' É v a n gile ; mais il n'est pas défendu d'en savoir d'autres,
c o m m e , par e x e m p l e : Heureuses les femmes douces,
parce qu'elles posséderont les cœurs. Voilà u n sujet
de m é d i t a t i o n que je t'envoie, quoique t u sois
d a n s u n c o u v e n t . Quand t u sentiras que t o n p e t i t
nerf i m p e r t i n e n t se m e t en train, applique t o u t
d e suite m a lettre, c o m m e on m e t d e la m a u v e
sur u n e i n f l a m m a t i o n . Mande-moi si t u fais t o u jours la p e t i t e s t a t u e lorsqu'il s'agit de parler,
e t s u r t o u t de parler italien. J e t'écrirai u n e autre
l o n g u e lettre sur la v e r t u des langues. Si Ton n e
t ' a v a i t pas s a g e m e n t e x c e p t é e de la loi des décac h ê t e m e n t s , j e m e serais servi de voies détournées
pour t'écrire ; j e n e v e u x point que des profanes
CORRESPONDANCE
17
v i e n n e n t m e t t r e le nez dans nos petits secrets.
J e t e sais b o n gré des regrets que t u me t é m o i g n e s ,
car je les crois bien sincères ; t u sais assez, de t o n
c ô t é , que, loin de mes chers enfants e t de celle
qui les a faits, je n'ai qu'une demi-existence. Ce
n'est pas que je ne sois ici aussi bien qu'on p e u t
être ici ; mais je suis fait à la v i e patriarcale :
celle d'officier de garnison n'est point du t o u t
m o n fait. J e ne pense qu'à nous réunir. Quand
viendra cet h e u r e u x jour ? D i e u le sait. E n a t t e n d a n t , applique-toi bien, et tire parti de ta position.
J'ai v u a v e c plaisir qu'il t'en a v a i t b e a u c o u p
c o û t é de t e séparer de t o n frère ; j'en ai été d'aut a n t plus aise que j'ai v u les m ê m e s s e n t i m e n t s
très bien et très naturellement exprimés dans la
l e t t r e qu'il m'a écrite. Il faut maintenir dans c e t t e
génération l'union qui a régné dans la précédente,
e t qui est la meilleure chose qui se t r o u v e sur
la terre.
Pour revenir a u x lettres, je suis fort c o n t e n t
des tiennes. Le style est bon, et fait m i n e d e se
perfectionner : je dirais, je ferais, a u futur, n e
s o n t qu'une distraction ; il suffit d'être a t t e n t i v e .
Il faut que M a d a m e de F... t e prête de n o u v e a u
Marie de Rabutin-Chantai.
J e t e déclare d'avance
très solennellement qu'il m e suffit que t u écrives
c o m m e elle ; je n e suis pas c o m m e ces gens qui
n e sont jamais c o n t e n t s .
Adieu, m a b o n n e Adèle. T u sais combien je t e
suis a t t a c h é ; je m'occupe continuellement d e toi :
enfin, j e suis t o u t à fait digne de tes b o n t é s .
E m b r a s s e ta b o n n e et e x c e l l e n t e t a n t e Eulalie ;
j e v e u x a b s o l u m e n t que t u fasses sa c o n q u ê t e ,
car je l'aime notablement. Mes honneurs a u x d e u x
•autres d a m e s . Regarde t o u t , n e b l â m e rien, a i m e
18
JOSEPH
DE
MAISTRE
les aimables, fais b o n n e m i n e a u x autres, e t Dieu
t e bénisse 1 Adieu, Adèle.
A la
Même
Saint-Pétersbourg, 19 octobre 1803.
Quand ta mère devrait en être jalouse, c'est
par toi que je v e u x commencer, ma bien a i m é e
Adèle ; je v e u x te remercier de ta jolie page du
3 septembre qui m'a fait un plaisir infini. J e sais
bien que t u es sotte, que t u ne sais ni parler, ni
caresser ; que t u es cruelle, barbare, traîtresse, etc.,
etc. ; n'importe, l'amour est aveugle, et c e t t e
passion de la cité d'Aoste dure toujours ; enfin,
je t'épouserais si je n'étais pas marié. Tu m'as
fait grand plaisir de m e faire un détail de t e s
é t u d e s . J ' a p p r o u v e surtout le petit cours d e
sphère ; et telle est ma corruption que je suis
prêt à préférer les fuseaux dont t u me parles à
ceux de la f e m m e forte t a n t célébrés par Salomon.
J e m e figure a i s é m e n t la joie que t u as g o û t é e ,
lorsque la porte de ta cage s'est ouverte, et q u e
tu t'es t r o u v é e de n o u v e a u assise à c e t t e t a b l e
où il ne m a n q u e qu'une personne ; mais je t ' a v o u e ,
m o n très cher enfant, que je n'ai n u l l e m e n t é t é
e n n u y é de tes ennuis, et que rien au m o n d e n e
m'a é t é plus agréable q u e d'apprendre q u e t u
avais su dévorer en silence t e s petites seccature, (1)
et t e faire aimer d e t e s saintes geôlières. Ce m o n d e ci, ma chère Adèle, est u n e gêne perpétuelle ; e t
qui n e sait s'ennuyer ne sait rien. J'espère q u e
t o u t ira bien, et que t u n e cesseras de croître en
(1) Ennuis.
19
CORRESPONDANCE
grâce, en science et en sagesse, afin d'être agréable
à nos yeux (c'est le s t y l e de saint Paul), et que je
puisse fembrasser avec une joie ineffable au jour
de la consolation, qui arrivera bien tôt ou tard.
Amen.
Pour mon fils unique. — E t m o n cher p e t i t
R o d o l p h e , o ù est-il ? Qu'il v i e n n e aussi prendre
s o n m o t . T u ne p e u x pas me donner u n e p l u s
d o u c e assurance, m o n cher ami, q u e celle d e t a
c o n s t a n t e tendresse ; quoique c e soit u n discours
inutile, c e p e n d a n t je l'entends toujours a v e c u n
n o u v e a u plaisir. Ce qui ne m'en fait p a s m o i n s ,
c'est d'apprendre que t u es le b o n ami de ta mère,
e t son premier ministre au d é p a r t e m e n t des affaires internes. C'est là le premier devoir, m o n cher
enfant ; car il faut que t u m e la rendes gaie e t
bien portante. Ce q u e t u m e dis de C h a m b é r y
m'a serré le c œ u r ; je suis c e p e n d a n t bien aise
q u e t u aies v u par t o i - m ê m e l'effet i n é v i t a b l e
d'un s y s t è m e d o n t nous a v o n s eu le b o n h e u r d e
t e séparer entièrement. T o n â m e est u n papier
blanc sur lequel nous n ' a v o n s p o i n t permis a u
diable de barbouiller, de façon q u e les anges o n t
pleine liberté d'y écrire t o u t ce qu'ils v o u d r o n t ,
pourvu que t u les laisses faire. J e t e r e c o m m a n d e
l'application par-dessus t o u t . Si t u m'aimes, si
t u aimes t a mère et t e s sœurs, il faut q u e t u aimes
t a t a b l e : l'un n e p e u t pas aller sans l'autre. J e
puis a t t a c h e r t a fortune à la mienne, si t u aimes
l e travail ; a u t r e m e n t t o u t e s t perdu. D a n s l e
naufrage universel, t u n e p e u x aborder q u e sur
u n e feuille d e papier ; c'est t o n arche, p r e n d s - y
garde. J e m e t s a u premier rang u n e écriture belle
e t aisée. L'allemand est u n e fort b o n n e chose, e t
qui p r o b a b l e m e n t t e sera fort utile. Ainsi n o u s
5
20
JOSEPH
DE
MAISTRE
n o u s s o m m e s e n t e n d u s à ce sujet. Adieu, m o n
t r è s cher Rodolphe.
A Constance. — Je viens à toi, ma chère inc o n n u e . Combien je suis charmé de voir t o n écriture, en a t t e n d a n t que je puisse voir t o n petit
v i s a g e et le baiser t o u t à m o n aise ! Te voilà donc
g r a n d e fille, ma b o n n e petite Constance, t o u t
e m p r e s s é e de bien faire et de t'instruire ; t u as
retrouvé ta m a m a n , ta vraie m a m a n , et ta sœur,
<[ue t u ne connaissais pas. Tu les aimes déjà, à
c e qu'on m e dit, a u t a n t que si t u avais passé ta
v i e a v e c elles. C'est un b o n augure pour moi ; je
mourais de peur que t u n'aimasses pas assez i o n
v i e u x papa, q u a n d t u le verrais. Aujourd'hui,
j'espère que t u m e traiteras c o m m e ta m a m a n ,
e t qu'en moins de huit jours t u m'aimeras d e
t o u t t o n cœur. E n a t t e n d a n t , je ferai l'impossible pour t ' e n v o y e r m o n portrait, afin que t u
saches à quoi t'en tenir sur ma triste figure. J e
t e préviens cependant que t u me trouveras beauc o u p plus joli garçon que dans cet abominable
portrait que t u connais.
Adieu, m o n p e t i t cœur, je t'embrasse a m o u r e u s e m e n t . Parle s o u v e n t de moi a v e c ta m a m a n ,
t o n frère et ta s œ u r ; et quand v o u s êtes à t a b l e
e n s e m b l e , n e m a n q u e z jamais de boire le premier
c o u p à ma santé.
A Af
me
de Constantin,
sa
Sœur.
Saint-Pétersbourg, 8 (20) mai 1804.
C'est a v e c u n vif et douloureux plaisir, ma très
chère Théréaine, que j'ai reçu t o n aimable épître
des Charmilles, d a t é e du 19 février ; elle e s t
CORRESPONDANCE
21
d e m e u r é e u n siècle e n c h e m i n , mais enfin je la
t i e n s ; c'est assez, je vois q u e rien n e se perd.
P a u v r e p e t i t e paysanne,
combien t u m'as intéressé a v e c t o u s ces détails d o n t j e m e doutais
bien en gros, mais qui o n t u n prix particulier
«ous t a p l u m e . D u milieu des palais où m o n i n c o n c e v a b l e étoile m'a conduit, m o n i m a g i n a t i o n
«'échappe s o u v e n t pour aller voir ta chaumière ;
j e suis charmé d'apprendre a u moins qu'elle est
•à toi e t que t u vis bien a v e c R se. J e sens l'inconv é n i e n t de l'enfant g â t é ; mais, q u e v e u x - t u ? il
y a de t o u t c ô t é et dans t o u t e s les positions de
certaines prises amères qu'il faut avaler en se
b o u c h a n t le nez. — T u serres m o n c œ u r c o m m e
u n citron a v e c t o n histoire des habillements.
P a u v r e petite ! J e t e sais gré d'attacher un
certain prix à ces guenilles et de t e rappeler le
v i e u x frère qui les a portées. C'est à c e t t e funeste
é p o q u e q u e les garde-robes s o n t faites ainsi. N e
m e parle pas de c e t t e misère qui t e fut remise
d e ma part. Si j ' a v a i s c o n t i n u é à vivre dans m o n
île, sur le m ê m e pied, t u aurais reçu bien plus de
marques réelles de m o n souvenir. D a m e Provid e n c e n e l'a pas voulu. J'ai grandi i m m e n s é m e n t
e n titres, e n broderies, en p l u m e t s ; mais d a n s ce
qui pourrait embellir la Charmille, j'ai baissé. J e
m e flatte c e p e n d a n t qu'après avoir passé un
d é t r o i t terrible d o n t il serait inutile de t e détailler
t o u t e s les angoisses, je serai un peu plus à l'aise
pour moi et pour les autres ; e n a t t e n d a n t , je suis
a u milieu d e t o u t ce qu'il y a d e plus grand d a n s
l'univers. Le l u x e e t les magnificences de ce p a y s
n e p e u v e n t se décrire ; n o s grandeurs les plus
i m p o s a n t e s sont ici des infiniment p e t i t s . E t si
j e m e m e t t a i s à t e raconter les prix des choses,
j e t e ferais pâlir. Pour m e borner à c e qu'il y a
f
22
JOSEPH
DE
MAISTRE
d e plus magnifique, u n e paire d e souliers d u b o n
faiseur c o û t e 8 roubles (le rouble v a u t 3 livres
10 sous de France, environ) ; moins élégants, o n
les a pour 5 ; u n e a u n e d e drap d e F r a n c e , 2 4
roubles ; u n perruquier, le plus c o m m u n , 12 r o u bles ; u n maître de dessin, d e danse, etc., 5 roubles
par leçon, les meilleurs, jusqu'à 8 e t 10. J'ai u n
noble laquais qui prend des leçons d e Français
d e j e n e sais quel polisson qui n'en sait guère
plus q u e lui, à u n rouble la leçon : il est vrai
qu'il n e s'en permet q u ' u n e par s e m a i n e . J e lui
donne, m o i , 18 roubles par m o i s , a u t a n t à son
digne collègue, 4 0 a u v a l e t d e chambre, a v e c u n e
foule d e présents, sans quoi o n m e le v o l e e t
j'aurai u n fripon. Que dis-tu d e c e m é n a g e , m o n
enfant ? — E t crois-tu peut-être q u e j'aie droit
d e prier u n de ces gentilshommes d e balayer m a
c h a m b r e o u d'emporter ce qui p e u t s'y t r o u v e r
de t r o p ? P o i n t d u t o u t , m a très chère. J e n e les
garderais p a s d e u x jours si je m e donnais d e telles
libertés : c'est le Moujik (le P a y s a n ) qui est
chargé d e c e t t e besogne, et qui dort la n u i t à la
porte, é t e n d u à terre c o m m e u n c h i e n ; l e m i e n ,
qui ne se refuse rien, dort sur u n e table ; a v e c cela,
u n cocher, u n postillon e t quatre c h e v a u x . O n n e
p e u t se présenter a v e c d e u x . N o t e bien q u e t o u t
ce train est celui d'un p a u v r e h o m m e : il n'est
supportable q u e parce qu'on connaît m a position
e t celle d e celui qui m'envoie ; a u t r e m e n t , il faudrait partir. L e ministre, pour v i v r e e n ministre,
doit dépenser d e 3 5 à 4 0 mille roubles. A v e c 2 5 ,
11 faut qu'il v i v e très s a g e m e n t e t n e s'avise p a s
d e donner c e qu'on appelle des fêtes* J e suis
lancé dans cet i m m e n s e tourbillon, o ù l'on m e
c o m b l e d e b o n t é s . J'ai déjà s o u p e quelquefois
c h e z l'Impératrice Mère, e t chez l'Empereur ;
CORRESPONDANCE
23
rien n e ressemble plus à la Charmille, je t'assure :
c i n q cents couverts sur j e n e sais combien d e
t a b l e s rondes et t o u t e s égales ; t o u s les v i n s ,
t o u s les fruits ; enfin t o u t e s les t a b l e s chargées
d e fleurs naturelles, ici, et au m ns de janvier, etc.
J e suis là très p h i l o s o p h i q u e m e n t , m a b o n n e
Thérésine, p e n s a n t sans cesse à François Brassard,
à l'abbé L a t o u x , à la rue Macornet, et à l'auberge
d e la Porraz. Quel sort 1 Quelle étoile ! C'est alors
s u r t o u t q u e j e v o y a g e à la Charmille : rends-moi
la pareille, m a chère a m i e . Quand t u m a n g e s la
s o u p e des proscrits, p e n s e u n p e u à t o n illustre
frère qui cherche et cherchera peut-être toujours
u n morceau de pain pour s o n fils. J ' a v a i s la
fureur d e voir de belles choses : à cet égard a u
moins, j e suis bien satisfait. J e remercie t e n d r e
m e n t la d o u c e Camille qui v e u t bien se souvenir
d e son v i e u x Quinquin. Pour moi je n e la r e c o n naîtrais p l u s : j e n e sais quel pressentiment m e
d i t que j e n e verrai plus rien d e t o u t cela, mais
m o n c œ u r sera toujours à v o u s , m e s b o n s a m i s .
J e sais bien q u e v o u s m e p a y e z d e retour. Célèbrem o i toujours à la Charmille, a v e c le b o n jardinier
que j'embrasse étroitement. J e vous recommande
l'un à l'autre et j e v o u s d o n n e ma b é n é d i c t i o n
d e patriarche. Adieu mille fois, m a très chère
Thérésine ; j e serai toujours e n c h a n t é d e voir t o n
écriture.
T o u t à toi.
A M"* Adèle de Maistre
Saint-Pétersbourg, 12 août 1804.
T u dis donc, ma chère Adèle, q u e t u a i m e s
e x t r ê m e m e n t m e s lettres ? T a n t pis pour toi, m a
24
JOSEPH
DE
MAISTRE
chère enfant ; car lorsqu'une p e t i t e fille a i m e le»
lettres d'un h o m m e , c'est m a r q u e presque infaillible, qu'elle a i m e aussi l ' h o m m e . Ainsi, t e v o i l à
à p e u près c o n v a i n c u e d'une b o n n e inclination
pour u n v i e u x radoteur d e c i n q u a n t e a n s , c e qui
e s t bien, sauf respect, L'excès d u ridicule. A u
demeurant, t o u t le m o n d e a ses faibles ; q u e ceci
demeure entre n o u s . J e suis t o u t à fait p i q u é
qu'on t ' a i t v o l é en F r a n c e c e t t e lettre d u m o i s
d'avril ; il n e tiendrait qu'à moi de t e la répéter
presque t o u t e ; mais il m e semble qu'il y a d e la
bassesse à se répéter ainsi. J e m e c o n t e n t e d e
c o m m e n c e r et d e finir à p e u près d e la m ê m e
manière, afin q u e t u n e perdes p a s e n t i è r e m e n t
t o u t e s les douceurs que j e t e disais. L e m a l e s t ,
bel idol mîo, que l'empire français est instruit d e
notre intrigue, a u m o y e n d e c e t t e lettre s u p primée...
Où te cacher ? Va-t'en dans la nuit infernale !
N o n , m o n cher enfant, reste pour m e tenir
c o m p a g n i e . T u verras q u e c e t t e inclination, quoique très affichée, n e t'empêchera p o i n t d e t e
marier.
J'ai é t é e n c h a n t é des progrès que t u fais d a n s
l e dessin e t d e t o n g o û t pour les belles c h o s e s ;
mais j'ai, sur t o u t cela, u n e terrible n o u v e l l e à
t e donner : c'est qu'il faut t'arrêter, e t consacrer
u n e grande partie de t o n t e m p s à l'oisiveté ; t a
santé l'exige a b s o l u m e n t . J e t e conjure donc, m o n
cher enfant, d e faire t e s efforts pour devenir
s o t t e , a u m o i n s jusqu'à u n certain point. Il faut
t e jeter c h a q u e jour dans le fauteuil douillet d e
l'ignorance, en r é p é t a n t , si t u v e u x , pour t ' e n c o u rager, u n a d a g e de n o t r e a m i e c o m m u n e , feu
CORRESPONDANCE
25
m a d a m e la marquise d e S é v i g n é : Bella cosa far
niente. A u t r e m e n t , t u t'effileras, e t t u n e seras
plus qu'un p e t i t b â t o n raisonnable, raisonnant o u
raisonneur, ce qui m e fâcherait b e a u c o u p . J'ai
d i t le surplus à ta mère ; ne prends pas ceci p o u r
un b a d i n a g e : l'excès d'application pourrait t e
faire b e a u c o u p d e mal. J e m e r e c o m m a n d e à
m o n a m i R o d o l p h e pour t e faire la leçon sur cet
article ; c'est lui qui possède le plus grand m o y e n
d e conviction, j e v e u x dire la persuasion. J'ai
peur, entre n o u s , que ceci soit u n p e u impertinent ;
e x c u s e - m o i auprès d e lui c o m m e t u pourras.
Parlons encore u n p e u d e littérature. T u m e
cites un b e a u passage sur H o m è r e : pour t e payer,
j e t'en cite un d'Homère. U n A t h é n i e n , qui v i t
pour la première fois le f a m e u x Jupiter d e Phidias, dit à l'artiste, d a n s u n accès d'enthous i a s m e : « O ù d o n c as-tu v u Jupiter, h o m m e
é t o n n a n t ? es-tu m o n t é sur l'Olympe ? » Phidias
répondit : « J e l'ai vu dans ces quatre vers
d'Homère :
« Il dit ; et le froncement
de son noir
sourcil
« annonça
ses volontés.
Sa chevelure
parfumée
« d'ambroisie
s'agita
sur la tête de F immortel,
« et, a" un signe de cette tête, il ébranla F immense
« Olympe. »
E t toi, m o n cher enfant, p e u x - t u l'apercevoir
dans c e t t e traduction ? A propos, as-tu lu V Iliade
e t Y Odyssée ? Il faut les lire, à cause de leur célébrité, et parce qu'il est impossible d'ouvrir u n
livre o ù l'on n e t r o u v e quelque allusion à ces
sublimes balivernes. Il y a trente mille traductions
d ' H o m è r e ; il faut lire celle de B i t a u b é , qui n'est
guère plus rare que l ' A l m a n a c h . J e loue b e a u c o u p
t o n g o û t pour la Tasse ; c e p e n d a n t , l'inexorable
j u g é d u d i x - s e p t i è m e siècle a dit : « Clinquant
du
26
JOSEPH
DE
MAISTRE
Tasse, or de Virgile. » U n h o m m e c o m m e Boileau
p e u t bien avoir tort, mais j a m a i s tout à fait tort.
Il e s t certain q u e le s t y l e d u Tasse n'est p a s
t o u j o u r s a u n i v e a u d e ses c o n c e p t i o n s ; qu'il e s t
s o u v e n t recherché, affecté ; qu'il m a n q u e e n mille
endroits la simplicité et le naturel a n t i q u e s . R e l i s ,
par e x e m p l e , le discours d e R e n a u d à sa p e t i t e
sorcière, lorsqu'il t i e n t l e miroir (slrano
arnese)
dans le jardin e n c h a n t é :
Ce n'est que jeux de mots, affectation pure,
Et ce n'est pas ainsi que parle la nature.
Nondimeno (1). la Jérusalem délivrée s e r a t o u j o u r s u n
des grands chefs-d'œuvre du génie moderne ; m a i s
à présent que t u l'entends à fond, je voudrais la
relire a v e c toi en esprit de critique.
Après u n froid ridicule, qui nous a fait chauffer
a u mois d e juillet, n o u s a v o n s passé presque subit e m e n t à u n e forte chaleur de près d e 3 0 degrés ;
mais ce n'est qu'un éclair. J'ai eu le t e m p s cepend a n t d e m e baigner dans la N e v a aussi à m o n aise
que dans le bel Eridan. A v a n t la fin de n o v e m b r e ,
j e passerai sur le m ê m e endroit e n carrosse à
quatre c h e v a u x , et l'on y fera l'exercice. A u
milieu d e t o u t e s les phases de la nature et d e la
politique, je n e cesse de v o u s regretter, m e s b o n s
amis. J e n'ai qu'une demi-vie, toujours il m e
m a n q u e quelque chose ; mais je ne v o u s l'aurai
j a m a i s assez répété : c'est pour vous que je me
passe de vous. Adieu, m o n très cher enfant, racontemoi toujours t e s pensées et t e s o c c u p a t i o n s . Soigne
ta s a n t é scrupuleusement, n e me fais p o i n t m a l
à ta poitrine. Conserve ta bête : t o n oncle t'a fait
comprendre suffisamment l'importance d e c e t
(1) Néanmoins.
COa*¥6PONDAKC«
27
« a i m a i . N e t ' a v i s e p a s d e donner dans l e décoiffer
gexnent, t o u t ira bien. A d i e u encore, m a chère
A d è l e . Si t u rencontres t a mère quelque part,
dis-lui qu'elle a fort bien fait d e t e faire, et,
pour sa peine, embrasse-la d e ma- part.
A la Même
Saint-Pétersbourg, 26 décembre 1804*
Voici, je crois, ma très chère enfant, le p r e m i e r
s e r m o n q u e j e t'aurai adressé d e ma v i e ; e t
encore il t e fait honneur, puisqu'il n e roulera
guère q u e sur l'excès d u bien. J e suis e n c h a n t é
de t o n g o û t pour la lecture, et, jusqu'à p r é s e n t ,
j e n'avais pas fait grande a t t e n t i o n a u d é g o û t q u i
e n résulte pour les o u v r a g e s de t o n s e x e ; m a i s
c o m m e t u as déjà bâti d'assez bons f o n d e m e n t s ,
e t q u e j e crains q u e t u ne sois entraînée t r o p l o i n ,
j e v e u x t e dire m a pensée sur c e p o i n t i m p o r t a n t ,
d ' a u t a n t plus que, par certaines choses qui m e
s o n t r e v e n u e s par ricochet, j e v o i s que certaines
gens c o m m e n c e n t à raisonner sur t e s g o û t s .
T u as p r o b a b l e m e n t lu dans la Bible, m a chère
A d è l e : « La femme forte entreprend
les
ouvrages
les plus pénibles, et ses doigts ont pris le fuseau. »
Mais q u e diras-tu d e F é n e l o n , qui décide a v e c
t o u t e sa douceur : « La femme forte file, se cache,
obéit, et se tait. » Voici u n e autorité qui r e s s e m b l e
fort p e u a u x précédentes, mais qui a bien son
prix c e p e n d a n t ; c'est celle d e Molière, qui a fait
u n e c o m é d i e , intitulée les Femmes savantes. Croist u que ce grand c o m i q u e , c e j u g e infaillible des
ridicules, e û t traité ce sujet, s'il n'avait p a s
reconnu q u e le titre de f e m m e s a v a n t e est, e n
28
JOSEPH
DE
MAISTRE
effet, u n ridicule ? Le plus grand défaut p o u r
u n e f e m m e , m o n cher enfant, c'est d'être homme*
P o u r écarter jusqu'à l'idée d e c e t t e prétention
défavorable, il faut a b s o l u m e n t obéir à S a l o m o n ,
à F é n e l o n , et à Molière ; ce trio est infaillible.
Garde-toi bien d'envisager les o u v r a g e s d e t o n
s e x e d u c ô t é d e l'utilité matérielle, qui n'est rien ;
ils servent à prouver q u e t u es f e m m e e t q u e t u t e
t i e n s pour telle, e t c'est b e a u c o u p . Il y a d'ailleurs
d a n s c e genre d'occupation u n e coquetterie très
fine e t très i n n o c e n t e . E n t e v o y a n t coudre a v e c
ferveur, o n dira : « Croiriez-vous que c e t t e j e u n e
demoiselle lit K l o p s t o c k e t l e Tasse ? » E t lorsq u ' o n t e verra lire K l o p s t o c k et le Tasse, o n
dira : « Croiriez-vous q u e c e t t e demoiselle c o u d à
merveille ? » Partant, m a fille, prie ta mère, qui
e s t si généreuse, d e t'acheter u n e jolie quenouille,
u n joli fuseau ; mouille d é l i c a t e m e n t le b o u t d e
t o n doigt, et puis vrrr ! et t u m e diras comment
les choses tournent.
T u penses bien, m a chère Adèle, que je ne suis
pas ami de l'ignorance ; mais dans t o u t e s les
choses il y a un milieu qu'il faut savoir saisir :
l e g o û t e t l'instruction, voilà le d o m a i n e des femm e s . Elles ne d o i v e n t point chercher à s'élever
jusqu'à la science, ni laisser croire qu'elles e n o n t
la p r é t e n t i o n (ce qui revient au m ê m e q u a n t à
l'effet) ; e t à l'égard m ê m e de l'instruction qui
leur appartient, il y a b e a u c o u p de mesure à
garder : u n e d a m e , e t plus encore u n e demoiselle,
p e u v e n t b i e n la laisser apercevoir, mais jamais
la montrer.
Voilà, ma b o n n e Adèle, ce q u e j'avais à t e dire
sur ce chapitre i m p o r t a n t ; et j ' a t t e n d s d e t o n
b o n sens, de t a v o l o n t é ferme et d e t a tendresse
pour moi, que t u m e donneras pleine satisfaction.
CORRESPONDANCE
29
J e suis parfaitement c o n t e n t d e toi, m o n cher
enfant ; j e m'occupe de toi jour et nuit, i m a g i n a n t
ce qui p e u t perfectionner t o n caractère : c'est
dans cet esprit que je t'adresse c e p e t i t sermon
paternel. Ainsi, garde-toi de prendre des instruct i o n s pour des reproches.
A M
m e
la Comtesse Trissino, née Ghillino
Saint-Pétersbourg, 26 mars 1805.
C'est par ma faute, M a d a m e la Comtesse, c'est
par m a faute, e t c'est par m a très grande f a u t e .
Chaque jour j e m e disais : Chien de paresseux,
sais-tu ce qui arrivera ? U n beau jour, t u verras
arriver u n e lettre de c e t t e a i m a b l e Comtesse qui
t e préviendra, e t t u mourras de h o n t e . J'ai parfait e m e n t d e v i n é . La lettre est arrivée, et m e v o i l à
t o u t h o n t e u x . Maintenant que je v o u s ai fait m a
confession, écoutez m e s excuses, M a d a m e . Il y a
dans m o n p a y s u n proverbe plein de sens qui dit :
J ' a i tant d'affaires,
que je vais me coucher. C'est
précisément ce qui m'arrive. J'ai t a n t d'affaires,
que j e vais me coucher, ou, si v o u s voulez la
vérité, c o m m e en confession, j'ai t a n t d'affaires,
q u e je n'en fais qu'une. / / n'est pas bon à l'homme
d'être seul, dit la Bible ; je m'en aperçois trop.
J e suis seul, e t la plus juste délicatesse m ' e m p ê c h e
de d e m a n d e r des aides. J e plie sous le faix, d'aut a n t plus q u e c'est ici u n devoir de conscience
d e perdre la m o i t i é de la journée, e t qu'on p a s s e
une grande partie de la vie en carrosse. N e p o u v a n t plus écrire à t o u t le m o n d e , je m e suis mis
à n'écrire à personne, e x c e p t é à m a f e m m e e t à
m e s e n f a n t s . E n m ' e x c u s a n t ainsi, M a d a m e la
30
JOSEPH DE
MAISTRE
Comtesse, je ne c o n t i n u e pas moins à m e frapper
la poitrine, car j'ai eu grand tort d e n e pas faire
u n e distinction e n faveur d'une personne q u e j e
distingue a u t a n t . J e n e puis v o u s décrire le plaisir
a v e c lequel j'ai v u arriver v o t r e lettre, quoiqu'elle
d û t m'apporter quelques remords. C o m m e n t donc I
Elle se s o u v i e n t toujours de moi, de moi, qui le
mérite si peu ! Croyez, Madame la Comtesse, qu'on
n e p e u t être plus sensible que je le suis à v o s aim a b l e s gronderies ; je v e u x c e p e n d a n t ne plus les
mériter.
Vous m e d e m a n d e z , Madame, ce que je dis d e
t o u t ce qui se passe. N ' a v e z - v o u s jamais lu d a n s
u n e fameuse comédie française : « Pour moi, je
ne sais qu'en dire, voilà ma manière de penser. »
E t moi, Madame, je p e n s e précisément c o m m e le
dwin Brid'oison ; c'est l'avis le plus sûr ; e n s'y
t e n a n t m?rdicus, o n se m o q u e d e la critique. J e
voudrais bien rire a v e c le docteur de ses aimables
compatriotes. Il faut avouer qu'en c o m p a r a n t ce
qu'ils o n t promis a u m o n d e a v e c ce q u ' i l s ' o n t
o b t e n u , on les t r o u v e de fort jolis personnages t
V i v e n t la liberté e t l'égalité ! Mais surtout t
V i v e n t les droits de l ' h o m m e ! qui s o n t bien, je
v o u s l'assure, la plus belle chose d u m o n d e , après
les droits d e la f e m m e , que j e v é n è r e infiniment,
e t que j'ai tirés a u clair depuis l o n g t e m p s . A t t a quez-moi s e u l e m e n t sur ce chapitre : v o u s verres
si je suis profond.
Mille e t mille grâces, Madame la Comtesse, des
n o u v e l l e s q u e v o u s m'avez d o n n é e s . T o u t e s les
fois qu'il se passera près d e v o u s quelque chose
d'un p e u éclatant, v o u s m'obligerez toujours b e a u c o u p de m'en faire part ; mais si v o u s laissez
passer u n courrier, les g a z e t t e s v o u s préviendront
toujours. Il y a d e l'artifice dans c e t t e o b s e r v a t i o n .
CORRESPONDANCE
31
Que v o u l e z - v o u s ? L'égoïsme et l'intérêt se four*
rent partout.
Si j'en j u g e d'après v o t r e b o n t é , qui m'est si
connue, M a d a m e la Comtesse, v o u s me reprocheriez formellement de terminer une lettre sans v o u s
parler de moi. J e c o m m e n c e par m e débarrasser
d e ce qu'il y a de désagréable dans m o n histoire.
Il m'est arrivé u n grand malheur, Madame. Vous
rappelleriez-vous, par hasard, de m'avoir v u u n e
opale de Vicence m o n t é e en bague, qui contenait
une g o u t t e d'eau ? Cette g o u t t e d'eau a b e a u c o u p
fait parler ici ; on m e disait : « Cela n'est pas
naturel. Oui ! N o n ! » Enfin, on n'en finissait pas.
On v o u l a i t m ê m e m'engager à dessertir la b a g u e
pour faire l'essai ; moi, je n'avais jamais v o u l u
m ' y prêter, et j'avais toujours b e a u c o u p d'amour
pour m a bague. U n b e a u jour, il me prend la
fantaisie de la regarder à la lumière. Adieu,
g o u t t e ! — Elle a disparu. — C o m m e n t ! Par
o ù ? Ma foi, je n'en sais rien ; le fait est qu'elle
a disparu. J'ai versé des torrents de l a r m e s ; e t ,
quoique ma b a g u e ait perdu t o u t e s ses grâces
par c e t t e foudroyante évaporation, j e n'ai pas
eu la force de m'en séparer. J e la porte toujours
très honorablement.
Voilà, M a d a m e la Comtesse, ce qui m'est arrivé
de plus remarquable dans le genre triste. Le chapitre du bonheur n'est malheureusement pas saillant : n é a n m o i n s il est passable. Le climat (chose
étrange !) m e c o n v i e n t e x t r ê m e m e n t . J e suis cert a i n e m e n t le seul être h u m a i n , v i v a n t en Russie,
qui ait passé d e u x hivers sans b o t t e s et sans chapeau. J e vis dans une parfaite liberté ; le Souverain
est adorable, n o n point e n s t y l e d'épître dédicatoire, mais en s t y l e d e lettre confidentielle.
Enfin, Madame, je n'aurais nullement à me plain-
32
JOSEPH
DE
MAISTRE
dre de m o n sort, s'il ne m e m a n q u a i t pas d e u x
p e t i t s articles : ma famille, et quarante mille
roubles de rente.
J e voudrais bien répondre a u x questions que
v o t r e a m i t i é m'adresse sur mes espérances, mais
j e vois qu'il ne m e reste plus assez de papier.
Qu'il v o u s suffise de savoir, Madame, que l'espérance est, ainsi que nous l'enseigne le catéchisme,
u n e v e r t u indispensable pour le salut, t o u t c o m m e
la foi et la charité. — Ai-je t o u t dit ? N o n . Il faut
que je v o u s gronde sur l'épithète d'insipide
que
v o u s osez donner à v o s lettres. C'est une horreur.
J e v o u s ai r e c o m m a n d é la langue italienne, précis é m e n t dans l'espérance d'y gagner quelques
lignes, m ê m e quelques syllabes. V o y e z , M a d a m e ,
c o m m e v o s lettres sont insipides pour moi ! —
Mais v o u s savez bien ce qu'il en est, dans v o t r e
conscience. Adieu, M a d a m e la Comtesse. N e m'effacez jamais de la liste de v o s a m i s , malgré l e
t e m p s et l'absence, et croyez que je mériterai
c o n s t a m m e n t ce titre, lors m ê m e qu'il m'arrivera
d'être paresseux. Adieu. C o m m e n t pourrai-je
jamais reconnaître les politesses dont v o u s m'avez
c o m b l é ? Ma mémoire me reporte sans cesse vers
c e t t e é p o q u e malheureusement trop courte, et
ma reconnaissance est aussi fraîche que le jour
o ù je quittai R o m e .
me
A M
la Baronne de Pont, à Vienne
Saint-Pétersbourg, 17 (29) mai 1805.
Oui sans d o u t e , Madame la Baronne, j e suis
b ê t e ; pas assez c e p e n d a n t pour n'avoir pas c o m pris depuis l o n g t e m p s ce que c'est que le frère
CORRESPONDANCE
33
et la sœur ; v o u s a v e z d û le v o i r par ma lettre
d u 18 (30) mars, q u e v o u s a v e z c e r t a i n e m e n t
reçue depuis l o n g t e m p s . Ce qui m ' a v a i t t e n u
d a n s l e d o u t e assez l o n g t e m p s , c'est que, n ' é t a n t
informé d e rien et n e m'informant de rien, j ' a v a i s
pris t o u t u n i m e n t Monsieur e t M a d a m e pour d e u x
é p o u x , d e manière que votre frère et totre
sœur
é t a i e n t pour moi u n e é n i g m e parfaite. E n v o u s
v o y a n t revenir s o u v e n t sur ce sujet, j e n'ai pu
m'empêcher d e soupçonner qu'il avait é t é quest i o n de moi dans ces h a u t e s régions. D a n s ce cas,
ils o n t bien de la b o n t é ou bien de la malice, s'ils
o n t daigné songer à moi qui n e songeais j a m a i s
à e u x . J'ai passé c o m m e u n e hirondelle, sans m e
percher u n i n s t a n t . J e n'ai rien dit à personne ;
j ' a i m a n g é ma soupe a u coin de la table, c o m m e
u n é c h a p p é de l'Académie. Que m e v e u t - o n , b o n
D i e u ? C o m m e n t y aurait-il d e la place pour moi
d a n s ces t ê t e s remplies de si grandes choses ? J'ai
bien reconnu l'inquiétude de l'amitié dans les
a v i s que v o u s m'adressez e n si b o n s t y l e ; mais
croyez-moi, M a d a m e la Baronne, il n'est plus
t e m p s ; à m o n âge on ne c h a n g e pas de caractère,
o u , pour m i e u x dire, on n'en c h a n g e j a m a i s .
J'ai, sur l'article d e la prudence, des idées particulières (bonnes ou mauvaises) qui m'ont toujours
dirigé. J'ai v u dans ma v i e plus d'affaires perdues
par la finesse que par l'imprudence. J e c o n t e m p l e
sur le grand théâtre du m o n d e , ou sur le t h é â t r e
d e la société, ces grands héros d e la dissimulation :
e n vérité, je ne voudrais pas de leur succès, pas
plus que de leur moralité. J e fais consister la
prudence, ou ma prudence, bien m o i n s d a n s l'art
d e cacher ses pensées que dans celui de n e t t o y e r
s o n c œ u r , d e manière à n'y laisser a u c u n sentim e n t qui puisse perdre à se montrer. Si v o u s
34
JOSEPH
DE
MAISTRE
veniez à toucher ma p o c h e par hasard, je n'ew
serais n u l l e m e n t inquiet, car v o u s n e sentiriez
que m o n mouchoir, m a lorgnette e t m o n p o r t e feuille : si j e portais un poignard ou u n pistolet
de poche, il e n serait a u t r e m e n t . — J e tiens d o n c
m e s poches n e t t e s , mais je les tourne v o l o n t i e r s .
Ne croyez, me d i t e s - v o u s , à aucun cœur
environnant. D i e u m'en garde, M a d a m e la B a r o n n e 1 j e
n'ai pas besoin d'être averti sur ce point. Mais
v o u s allez en conclure qu'il faut donc m e t a i r e
scrupuleusement d e v a n t ces cœurs
environnants.
A h ! pas du t o u t ; je continuerai toujours à dire
ce qui m e paraît b o n et juste, sans m e gêner l e
m o i n s du m o n d e . C'est par là que je vaux, si je
vaux quelque chose. U n des m e m b r e s les plus dist i n g u é s d e notre d i p l o m a t i e disait u n jour : Le
Comte de Maistre est bien heureux ; il dit ce qu'il
veut, et ne dit pas d'imprudence.
Vous n e sauriez
croire c o m b i e n j'ai é t é sensible à cet éloge. V o u s
m e dites encore : « Sachez vous ennuyer,
n'apprenez
à lire à personne, etc. » Hélas ! M a d a m e la Baronne,
c'est ce qu'on me dit depuis m o n enfance, et
toujours j'ai fait m o n chemin à travers les orages,
é t o n n a n t b e a u c o u p les spectateurs qui me v o y a i e n t
dormir tranquille. J'ai dit, j'ai fait des choses,,
dans ma v i e , capables de perdre cinq ou six h o m m e s publics. On s'est fâché ; o n a dit t o u t c e
que v o u s a v e z p u entendre — et je suis toujours
debout, n'ayant, d é p l u s , cessé de m o n t e r au milieu
des obstacles qui m e froissaient. T o u t caractère
a ses i n c o n v é n i e n t s . Croyez-vous que je ne s a c h e
pas que je bâille quand on m'ennuie ; qu'un
certain sourire m é c a n i q u e dit quelquefois : Vous
dites une bêtise ; qu'il y a dans ma manière d e
parler quelque chose d'original, de
vibrante^
c o m m e disent les Italiens, et de tranchant, qui,.
C0HRK6P0NDANGB
35
dans les m o m e n t s surtout de chaleur o u d'inadv e r t a n c e , a l'air d'annoncer u n certain d e s p o t i s m e
d'opinion auquel je n'ai pas plus d e droit q u e
t o u t autre h o m m e , etc. ? J e sais t o u t cela, Mad a m e : chassez le naturel, il revient au g a l o p .
Tirons donc parti du nôtre, mais n e cherchons
pas à le changer. Ce qui soit dit c e p e n d a n t avec
la réserve nécessaire ; car il est toujours b o n d e
se surveiller, et q u a n d on n'éviterait qu'une f a u t e
en dix ans, ce serait quelque chose. Si je v o u s
faisais sentir la m a i n cachée qui me conduit visiblement, sans que je m'en mêle, v o u s approuveriez
l'espèce d e fatalisme raisonnable que j'ai a d o p t é .
J e serais bien fou de m'occuper d e m e s affaires,
puisqu'on les fait sans moi bien m i e u x que moi.
J e v o u d r a i s savoir a u reste, M a d a m e la Baronne,
si l'on v o u s a dit le pour e t le contre, c o m m e
d o i v e n t faire t o u s les bons mémoires.
Puisqu'on
a la b o n t é , à m o n grand é t o n n e m e n t , de parler
de moi si loin, on pourrait donc v o u s avoir récité
quelques succès assez flatteurs. J e joins ici u n
p e t i t billet d o u x d o n t je v o u s prie e x p r e s s é m e n t
de n e p a s donner copie, et je t e r m i n e par là,
mourant déjà de h o n t e d'avoir fait u n e grande
mortelle lettre, t o u t e sur moi.
J e v o u l a i s encore v o u s parler de romans, d e
littérature, d e m e s espérances, des vôtres, de ceci,
de cela, et d'autres choses encore ; mais il n'y a
plus m o y e n aujourd'hui. A d i e u mille fois, M a d a m e
la Baronne ; mille tendres remerciements pour
l'obligeante sollicitude que v o u s m e t é m o i g n e z .
Ma reconnaissance sur ce point est sans bornes.
S o u v e n e z - v o u s c e p e n d a n t que les avis trop génér a u x sont à peu près inutiles. Si v o u s aviez la
b o n t é de me dire : Dans tel endroit où vous devez
passer à telle heure, il y a un serpent, v o u s pour-
36
JOSEPH
DE
MAISTRE
riez m'être très utile ; mais si v o u s m e dites en
général : N'oubliez pas qu'il y a des serpents
dans
le m^nde v o u s m e ferez à peine regarder d e v a n t
moi. A d i e u encore. J e v o u s répète d u fond du
c œ u r mes félicitations au sujet de v o t r e aimable
fils. T o u t à v o u s , Madame.
9
Au Roi de
Sardaigne
Décembre 1805 — Janvier 1806.
B u o n a p a r t e a v a i t u n e e x t r ê m e e n v i e de s'aboucher aussi a v e c l'empereur Alexandre déjà a v a n t
la bataille ; il lui a v a i t fait des a v a n c e s que j'aurai
l'honneur de faire connaître à Votre Majesté par
une c o m m u n i c a t i o n à part, car je crains que la
m u l t i t u d e des objets n e j e t t e de l'embarras dans
m a narration.
Après le c o m b a t , son aide de c a m p Savary,
qui avait été porteur des premières paroles,
retourna auprès de l'empereur pour lui d e m a n d e r
une entrevue. L'empereur ne jugea point à propos
d'accepter la proposition ; il dit à S a v a r y qu'il
e n v o y a i t le prince Pierre de Dolgorouky, auquel
le chef de la nation française pourrait parler
c o m m e à l'empereur l u i - m ê m e . Buonaparte reçut
le prince en plein c h a m p et environné de sa garde ;
a u m o m e n t ou le Russe approcha, N a p o l é o n fit
u n signe impératif, s'il n'était pas impérial, qui
fit écarter sa garde. On entra en conversation.
Le prince lui dit que son maître ne p o u v a i t
concevoir quel pourrait être l'objet de l'entrevue
proposée.
« C'est la p a i x », dit Buonaparte ; « je ne conçois
pas pourquoi votre maître ne v e u t pas s'entendre
CORRESPONDANCE
37
a v e c moi, je ne d e m a n d e qu'à le voir et à lui
présenter une feuille blanche signée : N a p o l é o n ,
sur laquelle il écrira l u i - m ê m e les conditions d e
la paix. »
A ces b e a u x discours, il se mêla c e p e n d a n t
quelques grains de jactance ; il dit que ce serait
peut être au vainqueur à dicter des Icis, mais que
cependant, etc. Le prince D o l g o r o u k y répliqua q u e
les intentions de Sa Majesté Impériale é t a n t
connues, elle ne v o y a i t pas la nécessité d'une
entrevue. Quelques personnes ont v u dans ces
démarches de B u o n a p a r t e u n piège t e n d u à l'empereur de Russie pour l'engager dans quelque
démarche précipitée et se donner a u moins le
plaisir de faire écrire dans les g a z e t t e s françaises,
que Vempereur de Russie s'était rendu chez celui
des Français.
J e crois bien que l'intention de
B u o n a p a r t e était de tirer partie de l'entrevue, si
elle avait été accordée : rien de plus naturel ;
mais je crois aussi qu'il eût été moins difficile
qu'on le croit sur les questions qu'on aurait p u
proposer... J e ne d o u t e pas u n m o m e n t qu'il n e
se fût rendu l u i - m ê m e chez l'empereur de Russie
ou qu'il n'eût fait volontiers la moitié d u chemin.
Cette représentation entrait dans ses v u e s et
sûrement il n'aurait pas été fâché d'en finir
d'une manière sûre et honorable. Mais enfin
l'empereur n'a pas v o u l u de cette conversation,
ni faire dans c e t t e circonstance d'autres propositions. Il est, du reste, le prince le plus fait pour
adresser la parole à l'heureux usurpateur. Il n'y
a entre e u x aucune aigreur de caractère, de circonstance ou de nation. La puissance d'Alexandre,
ses v e r t u s personnelles et la l o y a u t é de sa conduite
font une grande impression sur l'esprit des Français et en particulier sur celui de B u o n a p a r t e ,
38
JOSEPH
DE
MAISTRE
qui affecte m ê m e à son égard des procédés c h e v a leresques. S a v a r y dit à l'empereur, après la
bataille, les choses les plus délicates : entre autres,
que les Français ne l'avaient jamais perdu de vue
pendant la bataille ; qu'il avait changé deux fois
de cheval et qu'à tel moment et à tel endroit il montait un cheval bai. (Vrai o u faux, on ne peut rien
dire de plus agréable.) L'empereur, a y a n t t r o u v é
l e soir sur son c h e m i n sept officiers français qu'on
menait prisonniers, leur rendit sur le c h a m p la
liberté ; et Buonaparte, piqué d'honneur, a r e n v o y é
t o u s les prisonniers. Le fait est sûr q u a n t a u x
officiers ; mais je ne puis assurer si la courtoisie
s'est é t e n d u e , c o m m e o n l'assure, j u s q u ' a u x
soldats.
A Monseigneur de la Fare
Saint-Pétersbourg, 13 (25) mai 1806.
MONSEIGNEUR,
Quand Dieu veut faire voir qu'un ouvrage est
tout de sa main, il réduit tout à F impuissance
et
au désespoir ; puis il agit. Sperabamus
! — Ces
paroles s o n t tirées d'un p a n é g y r i q u e d e SaintA n d r é par Bossuet, d o n t il n e n o u s reste qu'un
fragment. J e v o u s a v o u e , Monseigneur, q u e depuis
la bataille d'Austerlitz, j'ai t o u t oublié e x c e p t é
c e passage ; j e v i s , en r é p é t a n t a v e c ce grand
h o m m e : Sperabamus.
Ce n'est pas qu'il n ' y ait
d e s choses qui m'embarrassent, c o m m e le sacre
e t les inconcevables mariages q u e n o u s a v o n s
v u s : il y a dans ces d e u x choses des signes de
d u r é e qui p e u v e n t inquiéter ; mais, q u a n t a u
CORRESPONDANCE
39
sacre, o n p e u t n'y voir qu'un crime d e plus p o u r
celui qui força, e t u n e faute capitale pour celui
qui se laissa forcer ; et q u a n t a u x mariages
v o y o n s ce qui s'est passé depuis l o n g t e m p s e n
Allemagne, e t nous serons autorisés à n e l e s
considérer q u e c o m m e des peines très j u s t e m e n t
infligées. N o u s s a v o n s , v o u s e t m o i , Monseigneur,
que les e x p l o i t s anti-chrétiens d e la Bavière d e v a i e n t a b s o l u m e n t être récompensés d'une m a nière visible ; et q u e dites-vous, s'il v o u s plaît,
d u v o y a g e d e P i e V I à Vienne, des insolences d e
K a u n i t z e t d e la brochure Autrichienne Qu'est-ce
que le Pape ? U n certain doigt qui écrivait jadis
sur u n e certaine muraille a écrit sur l e revers de
c e t t e belle p a g e : Qu'est-ce q u e l'Empereur d'Autriche ? — La foule riait sans d o u t e d e ces observ a t i o n s ; laissons-la rire, Monseigneur ; e t , q u a n t
à nous, admirons toujours la haute justice. On n e
cesse d e rabâcher, depuis qu'on rabâche dans c e
m o n d e , sur l e v i c e h e u r e u x e t la v e r t u m a l h e u reuse : c'est la grande ritournelle de t o u s l e s raisonneurs, e t l e s moralistes l e s plus g r a v e s accordent la proposition pour se jeter u n i q u e m e n t s u r
les peines e t l e s r é c o m p e n s e s d e l'autre v i e . J e
ne v e u x point effacer, c o m m e v o u s pensez bien,
c e t t e réponse péremptoire : mais croyez, Monseigneur, qu'on se dépêche infiniment t r o p d'accorder
la chose, e t q u e la justice se fait t e m p o r e l l e m e n t
b e a u c o u p m i e u x qu'on n e croit. Q u e l e s h o m m e s
o n t la v u e courte ! Ils v o i e n t u n brigand a v e c s e s
poches pleines d e b i j o u x qu'il a v o l é s : Qu'il est
riche, disent-ils, qu'il est heureux 1 Oui, m a i s l'ann é e prochaine il sera roué. On raisonne t o u t aussi
b i e n e n politique. Si l'on v o i t Frédéric I I voler
d e s provinces, se m o q u e r d u droit d e s gens,
écrire contre F Infâme, e t c . . o n n e m a n q u e p a s
d e dire : V o u s v o y e z à quoi sert l a justice 1 T o u t
40
JOSEPH
DE
MAISTRE
réussit à ce sublime disciple de Machiavel, qui
réfutera ensuite Machiavel pour se divertir. Fort
bien, mes frères ! Mais que diriez-vous si l'on vous
révélait que dans 50 ans (une seconde de la vie
d e s empires) le n o m de Prussien sera u n e insulte
grave, que la Prusse sera haïe et méprisée, m ê m e
de ses amis (ceci n'est pas t o u t à fait u n calembour) et que ce bel empire finira par..., e t c . Il y a
l o n g t e m p s , Monseigneur, que je roule dans ma
t ê t e certains dialogues sur la Providence, o ù je
ferais voir assez clairement, je pense, que t o u t e s
ces plaintes t a n t r e b a t t u e s d e l'impunité d u
crime ne sont que des ignorances o u des sophism e s . Malheureusement, je suis a t t e i n t d'une fécondité stérile qui ne cesse d'imaginer sans exécuter.
E n vérité, c'est u n e maladie honteuse. — C'en
est peut-être une autre de s'aviser, c o m m e je
fais, d'envoyer u n sermon à u n É v ê q u e . Pardon,
Monseigneur : c'est ma p l u m e qui fait des étourderies : Calamus
scribae velociter scribenlis.
De
quoi parler d'ailleurs, dans ce m o m e n t , si l'on
ne parle pas de la Providence ? — II faut cepend a n t consacrer au moins la fin de la page à l'amit i é ! Il n'en est pas pour moi de plus précieuse
q u e la vôtre, Monseigneur ; je v o u s ai suivi de
l'œil, je v o u s ai plaint, je v o u s ai e n t e n d u . J e ne
v o u s dis rien de moi : je suis malade, c o m m e v o u s ,
autant que vous. —
Sperabamus.
Agréez m o n éternel a t t a c h e m e n t .
A Af
m e
Je Saint-Réal
Saint-Pétersbourg, 1806.
...La ville est pleine de Juifs. Le commerce est
e x c l u s i v e m e n t entre leurs mains, ainsi que les
CORRESPONDANCE
41
grandes entreprises. Trois de ces Messieurs chargés
d e s a p p r o v i s i o n n e m e n t s de l'armée sont arrivés
ici a v e c 5.000.000 de roubles en lettres de change.
Ils ont séduit u n j e u n e h o m m e de 25 ans, n o m m é
Stepanof, Secrétaire d e confiance dans la Chancellerie des guerres, présidée par le C o m t e de L i e v e n ,
e t ils en o n t o b t e n u le plan d e la c a m p a g n e qui
v i e n t de commencer. Mais le Juif qui t e n a i t le plan
e s t parti t o u t seul, a p p a r e m m e n t pour en obtenir
seul le prix en b e a u x Napoléc ns s o n n a n t s . L'un
des d e u x autres, p i q u é de ce tour, e t m e n é par
l e grand machiniste, c o m m e t o u t e s les autres
marionnettes h u m a i n e s , s'en est allé droit à la
Cour e t a dit qu'il v o u l a i t parler à l'Empereur.
O n s'est m o q u é d e lui, il a insisté : l'Empereur
lui a e n v o y é le général Ouwarof, son principal
aide de c a m p , auquel le juif a c o n t é t o u t e l'histoire. L'affaire é t a i t sérieuse, le Juif a é t é a d m i s
e t a, d e n o u v e a u , t o u t raconté. T o u t de suite, on
a fait partir u n courrier a v e c la célérité russe, et
l e scélérat porteur de l'inestimable papier a été
saisi à Riga e t r a m e n é ici. L e procès n'a p a s é t é
l o n g . Stepanof est u n h o m m e c o m m e il faut, qui
a des t a l e n t s , e t qui a v a i t quelquefois l'honneur
d e voir S. M. I. ; l'Empereur lui a fait grâce d e
l a mort, d u k n o u t et d e la m a r q u e . Il n e restait
•que la dégradation e t la Sibérie. Vendredi, 5 d e
c e mois (n. s.), n o u s a v o n s v u ce misérable trav e r s e r la ville à pied, a u milieu d e d e u x détachem e n t s d e fantassins, et suivi i m m é d i a t e m e n t d'un
•soldat qui portait l'épée d u coupable. Arrivé au
.lieu des e x é c u t i o n s , o n l'a fait m o n t e r sur u n
échafaud, o ù o n lui a fait la lecture d e l'Ukase
i m p é r i a l qui lui faisait grâce d e la mort et du
k n o u t . Il a j o i n t les mains e t les a l e v é e s a u ciel
-en criant à h a u t e v o i x : Mon Dieu, qu'ai-je fait ?
42
JOSEPH
DE
MAISTRE
Alors l e bourreau, r e c e v a n t l'épée des mains d u
soldat, l'a r o m p u e sur la t ê t e d u criminel qui,
t o u t d e suite, est descendu dans le fatal Kitbik
(espèce d e traîneau) qui l ' e m m e n a pour la v i e en
Sibérie. La procédure n'a pas établi la s o m m e
qu'il a reçue : les uns disent 4.000, les autres
5.000 d u c a t s (2.000 pu 2.500 louis). Ce qui fait
trembler, c'est q u e ces trois b o n s Israélites é t a i e n t
aussi fournisseurs l'année dernière ; e t qui p e u t
douter qu'ils n'aient pas fait alors t o u t ce qu'ils
v o u l a i e n t faire aujourd'hui ?
Les d e u x Juifs coupables n'ont pas encore subi
eur j u g e m e n t , mais ils n'auront a u c u n e grâce.
Us recevront le k n o u t , ils auront les narines arra*
chées, seront marqués a u front, et d u reste env o y é s , s'ils s u r v i v e n t au supplice, en Sibérie p o u r
y travailler a u x mines, c o m m e Stepanof, p e n d a n t
leur v i e .
La sagesse de l'Empereur n'a pas encore pron o n c é sur le Juif délateur. Il a rendu u n grand
service, mais par u n motif bien méprisable, e t
pour p e u q u e ce coquin soit récompensé, il l e
sera t r o p : c'est précisément ce qui fait balancer
S, M.
N ' a s - t u p o i n t e n v i e de savoir, par hasard, ce
que c'est q u e cet é p o u v a n t a b l e supplice d u knout ?
Ce m o t n e signifie essentiellement, dans la l a n g u e
russe, q u e fouet. D a n s la m a i n des bourreaux,
c'est u n fouet particulier, c o m p o s é d'un m a n c h e
assez court, d'une première lanière d e cuir, e t
d'une seconde un peu plus l o n g u e formée a v e c
la p e a u e x t r ê m e m e n t épaisse d'un certain poisson,
bouillie e t apprêtée dans l'huile. Le c o u p a b l e , nu
jusqu'à la ceinture, est a t t a c h é sur une planche
inclinée. Le bourreau, placé derrière à une cer-
taine distance, lève le knout qu'il tient à deux
43
CORRESPONDANCE
mains, fait une espèce d e s a u t en s'approchant
du p a t i e n t e t lui décharge u n c o u p sur le dos en
c o m m e n ç a n t par le h a u t ; il recule et frappe u n
second coup, précisément à côté, sans jamais se
tromper. Chaque coup fait voler en l'air le sang
et les chairs, e t b i e n t ô t le m a l h e u r e u x n'est plus
qu'un s q u e l e t t e sanglant, u n e espèce d e dissection v i v a n t e ,
Triste objet où des Dieux triomphe la colère.
On dit qu'un Cosaque a reçu 5 0 0 coups et n'est
mort q u e huit jours après ; mais la chose m e paraît
incroyable. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, si le
bourreau v e u t , il peut tuer en très p e u d e coups.
Il y a sur cela u n e infinité de règles e t de nuances.
S o u v e n t les roubles ramollissent les bras d e l'exécuteur, et, dernièrement, nous a v o n s v u u n assassin, qui a v a i t reçu cent coups, se rhabiller l u i - m ê m e
e t m o n t e r sans aide sur s o n traîneau. Pour éviter
la gangrène après l'exécution, on les frotte a v e c
u n t a m p o n i m b i b é d e très forte eau-de-vie. L'idée
de ce r e m è d e fait grincer les d e n t s . J'oubliais de
te dire que d'abord, après l'exécution, o n les
marque sur le front a v e c u n fer c o m p o s é de mille
pointes qui font mille piqûres qu'on frotte a v e c
de la poudre à canon réduite e n poussière, ce qui
fait u n e marque ineffaçable : ensuite, o n leur
arrache les d e u x narines, a v e c des tenailles, et
peu d e jours après ces douces opérations, ils part e n t pour la Sibérie. Il n'est pas rare d'en voir
qui sont en é t a t d e supporter le v o y a g e d e u x ou
trois jours après, e t m ê m e le l e n d e m a i n ; d'autres
meurent dans le m ê m e t e m p s .
L'Impératrice E l i s a b e t h a y a n t aboli la peine
de mort, on se c-ntente de ces gentillesses.
6
44
JOSEPH
DE
MAISTRE
Que dis-tu de ma p l u m e qui t'écrit ces élégances ? Mais à quoi servirait donc, m a chère
petite sœur, d'avoir u n frère e n R u s s i e , si l'on
ne s a v a i t pas à fond ce q u e c'est q u e l e k n o u t ?
U n e autre fois, j e t e raconterai ce q u e c'est qu'un
mariage. C'est u n e cérémonie bien différente, et
il y a bien moins de sang. J'en ai v u un, l'autre
jour, q u e j'ai t r o u v é fort beau.
Rodolphe, qui griffonne d u russe à c ô t é de moi,
t e présente ses h o m m a g e s . Il est dans l'esclavon
j u s q u ' a u x oreilles. Hélas ! je n e l'avais pas fait
pour cela ; mais qui sait si ce ne sera pas pour
son bonheur ! Il m e semble que j'en ai fait un
très h o n n ê t e p e t i t h o m m e . D e m a n d e à t o n mari
ce que v e u t dire : Fortunam
ex aliis (car ceci
passe la réception d u Malade imaginaire).
Adieu
donc, m a très chère p e t i t e sœur ; renouvelle à la
Baronne ma respectueuse
servitude.
Prends bien
garde à ce que je t'ai dit sur le D o c t e u r de Magdebourg pendant que je me proteste t o n éternel ami
et b o n frère.
X a v i e r b a t la c a m p a g n e . Pour les lettres, il est
pire que Rodolphe. Il s'est rejeté dans les p a y s a g e s
à l'huile e t il enfante des chefs-d'œuvre : Adieu,
b o n n e N a n e . M a d a m e Alexis, quanto <>i ara* !
ne
A M
Adèle de Maistre
Saint-Pétersbourg, 7 janvier 1807.
J'ai été e n c h a n t é de t o n e n c h a n t e m e n t , ma
très chère enfant, au sujet de ce piano qui t e rend
si heureuse ; j ' a i m e à croire qu'il n e manquerait
rien à t o n bonheur si je p o u v a i s t'entendre. Je
regrette bien, ma b o n n e Adèle, que t u t e sois si
CORRESPONDANCE
45
peu a m u s é e p e n d a n t ce carnaval ; mais c o m m e n t
aurais-tu p u t'amuser ? Il est des devoirs sous
lesquels il faut plier de b o n n e grâce sans faire la
moindre grimace ; à la manière d o n t t u t'exprimes,
je croirais voir que t u envisages c e t t e présentation
du c ô t é de la dépense. Quand j'aurais des millions,
il n'en serait ni plus ni moins. T u conçois parfait e m e n t que, p e n d a n t que je suis ici, u n e présentation, dans le p a y s o ù t u es, v o u s ferait j u s t e m e n t
mépriser par c e u x m ê m e s qui en seraient l'objet.
Il y a des règles de décence et de délicatesse qui
sont a p p r o u v é e s dans t o u s les p a y s et par t o u t e s
sortes de personnes ; et p o u r v u qu'on n'y joigne
a u c u n e b r a v a d e (ce qu'il n e faut jamais faire),
il est impossible qu'on ait lieu de s'en repentir.
On n e hait dans le m o n d e q u e la passion ; la
raison froide et l'observation des c o n v e n a n c e s ne
font point d'ennemis. J'en suis u n e b o n n e preuve.
S o u v e n e z - v o u s toujours que v o u s êtes ce que je
suis, que v o u s pensez ce que je pense, q u e nous
a v o n s les m ê m e s devoirs, et q u e la chose durera
t a n t qu'il plaira à D i e u . Il ferait b e a u voir qu'après
t'avoir acheté u n si b o n piano, t u m e fisses une
dissonance. Allons notre train, ma chère amie ;
pour moi, j e suis fort tranquille de ce côté. Ce
qui m'afflige, c'est c e t t e intolérable séparation qui
n'a pas de fin ; mais cela m ê m e est arrangé pour
le m i e u x , sans que nous en sachions rien. U n e
fois peut-être n o u s jaserons e n s e m b l e de notre
singulière destinée, et, en j e t a n t les y e u x sur le
passé, nous conviendrons p r o b a b l e m e n t que les
choses d e v a i e n t aller ainsi. E n a t t e n d a n t , je t e
v o i s toujours inconsolable de n e pas trouver cette
amie telle q u e j e t e la désirerais. A h I la belle
dissertation que je t e ferais sur ce chapitre, si
j ' a v a i s l'honneur d e t e voir un peu plus souvent !
46
JOSEPH
DE
MAISTRE
J e m e c o n t e n t e , q u a n t à présent, de t e renouveler
meô respectueuses observations sur les g o û t s e x c l u sifs e t sur l'indispensable nécessité d e v i v r e bien
a v e c t o u s les h o m m e s , m ê m e a v e c t o u t e s les f e m mes, ce qui est bien plus difficile. J e suis bien aise
qu'on ait pris, o ù t u es, le g o û t des belles perruques ; q u a n t à moi, je conserve i n t r é p i d e m e n t
le noble signe de la vieillesse, car il m e semble
que ce serait un m e n s o n g e d'orner m a t ê t e de
c h e v e u x qui n'auraient p a s m o n âge. Rien nlest
beau Que le vrai, le vrai seul est aimable.
Voilà un
des vers que je m e rappelle, quoique je n'en lise
plus depuis u n siècle. J e suis t o u t à la prose, et
à la plus grave ; si t u étais ici, c o m m e j e t e ferais
écrire ! J e t'apprendrais le subjonctif.
J e suis g r a n d e m e n t aise q u e t u comprennes
parfaitement e t q u e t u g o û t e s notre d a n t e s q u e
Âlfieri ; il ne faudrait c e p e n d a n t p a s l'aimer trop.
Sa t ê t e ardente a v a i t é t é t o t a l e m e n t pervertie
par la philosophie moderne. V e u x - t u voir d'un
premier coup d'oeil s o n plus grand défaut ? C'est
que le résultat de la lecture de t o u t s o n théâtre
est qu'on n'aime p a s l'auteur. Sa dédicace à
l'ombre d e Charles I e s t insupportable. L a première fois que je lus sa Marie Stuart, e t surtout
la dure, i n h u m a i n e , a b o m i n a b l e prophétie qui s'y
t r o u v e , je l'aurais b a t t u . T â c h e de t e procurer
u n e excellente petite brochure intitulée : Lettera
e r
delV abbate Stefano Arteaga
a monsignor
Antonio
Guardoqui, intorno al Filippo. T u apprendras à
juger précisément c e t t e pièce que t u a s a v a l é e
c o m m e u n e l i m o n a d e (de quoi je n e t e b l â m e p a s
du t o u t ) ; a u c u n j u g e sage et instruit n e pardonnera à Alfieri d'avoir falsifié l'histoire pour satisfaire l'extravagance e t les ^préjugés s t u p i d e s du
d i x - h u i t i è m e siècle. T o u t cela, a u reste, n e déroge
CORRESPONDANCE
47
n u l l e m e n t au mérite d'Alfieri, véritable créateur
de la tragédie italienne, et distingué par une
foule de grandes qualités littéraires. Il serait sans
tache s'il n'avait pas trop appartenu à son siècle,
qui a g â t é une foule de grands talents. J e l'ai
v u d e u x fois à Florence. La première fois, nous
fûmes sur le point de nous heurter ; la seconde,
t o u t alla bien ; nous nous rapprochâmes singulièrement ; et si j ' a v a i s passé quelques jours de plus
à Florence, nous aurions été fort bons amis.
J'aime bien qu'on fasse des tragédies sans amour,
c o m m e Athalie, Esther, Mêrope, la Mort de César,
mais j'aime m i e u x l'amour que les passions haineuses, et Alfieri n'en peint pas d'autres. On ne
saurait le lire sans grincer des dents ; voilà ce qui
me brouille un peu a v e c ce tragique. Les vers
que t u m e cites s o n t très b e a u x ; mais Philippe II
aimait b e a u c o u p sa f e m m e et n'était pas moins
bon père. Isabelle mourut dans son lit, d'une
fausse couche, plusieurs mois après D o n Carlos,
qui était un monstre dans t o u s les sens du m o t ,
et qui mourut de m ê m e dans son lit et de ses
excès. Quand nous lirons l'histoire ensemble, je
te montrerai c o m m e n t les protestants et les philosophes l'ont arrangée. Cherche c e t t e lettre de
l'abbé Arteaga.
Quoique je souffre a u t a n t que toi de notre
cruelle séparation, quelquefois je suis t e n t é de
la trouver bonne, à cause des vicissitudes étranges
de ce globe. T u sais si je voudrais vivre avec
v o u s I Mais j e voudrais m asseoir, e t n'avoir plus
de c h a n g e m e n t d e v a n t les y e u x . Rien n'est stable,
ma chère enfant ; encore un p e u de patience.
0 p a i x I 0 douce p a i x ! — Mais je ne v e u x pas
glisser dans la politique. A d i e u donc, Adèle. Le
Chevalier-Garde baise les mains de sa b o n n e mère
48
JOSEPH
DE
MAISTRE
et embrasse ses d e u x sœurs, et, tous les d e u x
ensemble, nous serrons sur nos cœurs la v e u v e
et les orphelines. Viagrato
zio t'embrasse a m o u reusement ; il n'est avare que de lettres ; mais,
sur ce point, il a besoin d'absolution et il est inutile
de le prêcher.
A M. le Marquis de la Pierre, à Londres
Saint-Pétersbourg, 7 (19) Avril 1807.
Vous a v e z grandement raison, Monsieur le
Marquis : pour c e u x qui o n t couru la m ê m e
carrière de malheurs, pour les v i c t i m e s des m ê m e s
principes, il est d o u x et récréatif de "se donner de
t e m p s en t e m p s quelques signes de v i e et de
souvenir. J e crois donc t o u t b o n n e m e n t que mes
lettres v o u s font à p e u près le m ê m e plaisir que
je reçois des vôtres, et c'est ce qui m'engage à
jeter encore celle-ci dans le p a q u e t du digne
Comte de Front. E n m é d i t a n t sur celle que v o u s
m'avez écrite en dernier lieu (9 février), il m'a
semblé que v o u s n'aviez pas encore eu le courage
de rendre pleine justice à la p a u v r e n a t u r e humaine. N ' a v e z - v o u s jamais lu u n e profonde atrocité qui a été dictée par je n e sais qui ? La vie,
a dit ce Monsieur S o m e b o d y , est comme un cercle
de gens autour du feu dans une journée d'hiver ;
si quelqu'un s'en va, les autres rapprochent
leurs
chaises et seraient très fâchés si le premier
rentrait.
C'est abominable, mais c'est bien vrai : sauf les
e x c e p t i o n s que j'honore, voilà la vie, m o n cher
Marquis, voilà la mort. E t voilà l'émigration, car
l'émigration ou l'absence sans t e r m e est u n e mort :
les h o m m e s ont u n t a l e n t merveilleux pour oublier
CORRESPONDANCE
49
les morts. Si nous rentrions chez nous, croyez que
nous ennuierions à peu près t o u t le m o n d e ; les
uns le diraient et les autres n o n , c'est t o u t e la
différence. Notre existence ne serait tolérable pour
nous que dans le cas où nous rentrerions a v e c
plein pouvoir. Le plaisir de rebâtir et les jouissances de l'amour-propre nous paieraient amplem e n t t o u s les désagréments imaginables : mais
Dieu sait combien cette supposition est probable !
Quand m ê m e nos maîtres seraient vainqueurs,
nous ne le serions pas. Ils emploieraient nos plus
mortels ennemis et nous laisseraient de côté :
c'est ce qu'on a v u dans t o u t e s les R é v o l u t i o n s ,
et en cela les Rois n'ont point d u t o u t tort. Tenezv o u s donc à l'Angleterre, m o n cher Marquis,
c o m m e je m e tiens à la Russie. S'il arrive des
miracles, nous verrons. Cette Russie m'appartient
de bien plus près depuis le mois de février, car
m o n fils est entré au service de S. M. I. Il perdait
sa jeunesse et n'avait point d'état. D'ailleurs
l'opinion, Regina del mondo, n e tolère pas ici dans
la Société un jeune h o m m e sans uniforme et sans
grade. S. M. I. a bien v o u l u le traiter m i e u x que
je n'avais osé l'espérer, car Elle l'a placé dans le
régiment des Chevaliers-Gardes, qui est le premier Corps de la Garde. D a n s ce p o s t e a v a n t a g e u x ,
j'ai le plaisir de le voir servir son Souverain de la
seule manière possible, c'est-à-dire en servant
celui qui s'est rendu le généreux protecteur de ce
Prince. Ces agréments, m o n cher Marquis, sont
bien balancés, c o m m e il arrive toujours ; car m o n
fils est à la guerre et peut-être sur le c h a m p de
bataille, au m o m e n t où je v o u s écris. Il était
placé dans la réserve, probablement par un nouv e a u trait de b o n t é de S. M. I., mais il n'y a pas
eu m o y e n de le retenir ; il a fait à m o n insu (en
50
JOSEPH
DE
MAISTRE
quoi il a fort bien fait), les démarches les p^us
v i v e s pour être mis en a c t i v i t é . Les Supérieurs
militaires m'ont consulté : j'ai répondu que je les
priais de décider la chose comme si je n étais pas
au monde. Enfin il est parti. J e ne pouvais, s u i v a n t
ma manière de voir, ni conseiller ni empêcher
cette résolution ; mais jugez d e l'état où j e vis ;
la mère n'en sait pas le m o t et je m e garde bien
de lui en parler ; depuis le 22 octobre, je n'ai
pas u n m o t d'elle, et je suis sans espoir de m'en
rapprocher. Vous v o y e z , Monsieur le Marquis,
que je ne suis pas couché sur des feuilles de roses ;
mais je jouis au moins de t o u t e la c o m p e n s a t i o n
possible, surtout dans la b o n t é de S. M. I. Jusqu'à
présent je n'avais parlé que pour les sujets du
Roi qui sont n o m b r e u x ici, et jamais il ne m'est
arrivé d'être refusé : m o n fils m'a mis dans le
cas de parler pour m o n c o m p t e ; je n e l'ai pas
fait en v a i n , c o m m e v o u s v o y e z . Cependant,
Monsieur le Marquis, le plaisir n'est pas pur, il
s'en faut de b e a u c o u p : m i e u x v a u d r a i t la rue
Turpin, que M
la Marquise de la Pierre aime
t a n t , e t m ê m e Marconnet,
a v e c les honneurs
éblouissants
dont j'aurais pu y jouir ; mais nous
ne s o m m e s pas consultés par le grand machiniste qui m è n e t o u t .
m e
J e v o u s loue infiniment, Monsieur le Marquis,
d'avoir pris maison à Londres, Il faut être chez
soi, et j e sais b o n gré au Colonel qui v o u s a procuré cet a v a n t a g e à des conditions honnêtes.
Quant à Monsieur v o t r e frère cadet, il a fait
précisément c o m m e le m i e n , et il a fort bien fait
pour son corps et pour son â m e . La R é v o l u t i o n
n'a pas toujours é t é aussi amère pour les cadets
que pour les aînés. Quand les lettres passeront,
il me sera aisé de v o u s avoir les nouvelles que
CORRESPONDANCE
51
v o u s désirez de Turin, mais dans ce m o m e n t rien
n'arrive de là : il me sera plus aisé à moi d'y faire
connattre v o t r e souvenir. Quant à l'état politique
des choses et a u x grands é v é n e m e n t s qui o n t
signalé c e t t e époque, voici ce que je v o u s dirai.
On ne p e u t pas soutenir a v e c f o n d e m e n t que les
Français aient é t é vaincus, car des gens qui a t t a quent toujours et qui restent à leur place sans
perdre u n seul canon ne sont pas vaincus, mais
ils o n t été repoussés a v e c u n e perte énorme : t o u s
leurs projets sur la Russie sont é v a n o u i s ; la fort u n e de B o n a p a r t e a reculé ; il a baissé infiniment
dans l'opinion ; il est infiniment embarrassé ; le
m é c o n t e n t e m e n t est e x t r ê m e e n France, e t c . J e
ne dis pas qu'il perdra, prenez bien garde, mais
je puis bien v o u s assurer qu'il a fort m a u v a i s jeu,
ce qui ne m e tranquillise pas. à b e a u c o u p près.
Il a péri à Preussisch-Eylau, m o n cher Marquis,
plus de 40.000 h o m m e s : laissez dire c e u x qui
v o u s assurent le contraire. B o n a p a r t e a écrit à
son sénat qu'il a v a i t perdu 19.000 h o m m e s e t les
Russes 7.000. Vous noterez que ceux-ci en a v o u e n t
12.000 dans leur relation officielle. D i e u , Satan et
une demi-douzaine d'hommes, s a v e n t précisément
ce qui a péri d e c h a q u e côté ; mais la perte totale
de 4 0 . 0 0 0 h o m m e s est p l u t ô t exagérée en moins.
D i x - s e p t jours après la bataille, il y a v a i t encore
sur la place 12.000 cadavres d e c h e v a u x , et
10.000 d ' h o m m e s ; 500 p a y s a n s travaillaient sans
relâche à enterrer. Il paraît que la gelée seule a
e m p ê c h é la peste. La petite ville d'Eylau a été
prise et reprise jusqu'à trois fois, les rues étaient
couvertes de cadavres. Les Français retranchés
dans les maisons t u a i e n t les Russes par les fenêtres ; et ceux-ci à leur tour r o m p a n t les portes
égorgaient les Français dans leurs maisons : quel
52
JOSEPH
DE
MAISTRE
spectacle ! La ville est à peu près détruite. Depuis
le jour de cette é p o u v a n t a b l e bataille, on se regarde
de part et d'autre : les forces sont formidables :
l'attente fait trembler. L'Empereur est présent
avec t o u t e sa Garde. Qu'arrivera-t-il ? Probablement t o u t le contraire de ce qu'on imagine.
Mon frère est très sensible à votre souvenir,
Monsieur le Marquis, et me charge de v o u s faire
mille c o m p l i m e n t s affectueux ; la destinée qui
nous a réunis ici est quelque chose d'étrange :
je n'en crois pas mes y e u x .
J'ai écrit en Sardaigne pour savoir le prix des
vins ; j'aurai l'honneur de v o u s instruire du résultat, qui se fera un peu attendre. Courage, Monsieur
le Marquis, espérez toujours, mais surtout jouissez.
A v e c u n e b o n n e conscience, u n e b o n n e santé, u n e
b o n n e f e m m e , de bons e n f a n t s et u n e b o n n e maison, o n p e u t parcourir g a i e m e n t le chemin d e la
vie ; et q u e le diable e m p o r t e B o n a p a r t e 1 J e n'en
sais p a s d a v a n t a g e . — E v v i v a I
T o u t à v o u s et à v o t r e service, Monsieur le
Marquis, et mille h o m m a g e s à M a d a m e la Marquise.
ne
A M
Adèle de Maistre
Saint-Pétersbourg, 3 mai 1807.
Enfin, ma très chère Adèle, après u n grand
siècle, je sais que tu sais que t o n portrait m'est
arrivé. J ' a v a i s regret à la perte de c e t t e lettre où
je t'exprimais t o u t le plaisir que m'avait fait cette
jolie i m a g e . Mais dis-moi un peu, petite vaurienne,
petite petite-fille d'Eve, que signifie cette grande
crainte que le portrait ne m e paraisse moing
CORRESPONDANCE
53
joli que toi ? Est-ce que t u aurais de la
vanité* par hasard, ou la prétention d'être jolie ?
Pas possible 1 J a m a i s une demoiselle n'a eu de
pareilles idées. Quoi qu'il en soit, le portrait a
; été trouvé fort joli par moi et par d'autres ;
permis à v o u s d'en être fâchée ou bien aise, à
votre choix. J e loue infiniment t o n goût pour la
peinture, et j'approuve fort t o u t ce que t u me
dis sur ce chapitre ; mais c o m m e la v i e est t o u jours mêlée d'amertumes, je suis un peu fâché
que t u n'aimes pas le paysage. Il faut se s o u m e t tre ; t o n oncle, qui a t a n t d e succès dans ce genre,
m e t o u r m e n t e d'une autre manière, en refusant
de mettre dans ses p a y s a g e s des chèvres et des
sapins, d e u x choses que j ' a i m e par-dessus tout.
A cela près, il est d e v e n u ce qu'on appelle un
grand peintre ; si t u étais ici, m o n cher cœur,
t u envierais bien son huile, mais je t e contrarierais sur ce point.
J e suis fort c o n t e n t d e t o n jeune ami ; il se
porte à merveille e t court le m o n d e dans ce
m o m e n t , ce qui est fort b o n à son âge. D a n s la
première lettre q u e t u m'écriras, il faudra être
un peu b a v a r d e et serrer les lignes, car ces lignes
que t u espaces outre mesure seraient u n e preuve
que t u n'es pas ma fille, s'il n'y a v a i t pas u n e
foule de preuves du contraire. Il faudra donc
serrer les lignes et me parler un p e u de t o u t , car
je ne sais rien d e rien. Pour moi, j e n'ai rien de
n o u v e a u à t'apprendre. T o u t ce que t u aimes ici
se porte bien, et, quant à moi en particulier, je
dois t e répéter ce que je t'ai dit si s o u v e n t :
jamais climat ne m'a c o n v e n u d a v a n t a g e . J e ne
me plains ni des éléments ni des a l i m e n t s ; l'air
serait très bien, si telle et telle bouche le respiraient a v e c moi. Si jamais tu t'habitues à ne
54
JOSEPH
DE
MAISTRE
plus m e voir, ne m a n q u e pas de m'en avertir.
Pour moi, j'ai beau m'exercer, je ne profite point ;
mais c'est que, dans le fond, je ne m'exerëe pas,
on m'exerce. J'embrasse t e n d r e m e n t la
trinitê
féminine, que j'aime de t o u t m o n cœur. Un, deux,
trois, quatre, cinq, six ans ! A h ! m o n Dieu, c'est
terrible ! Adieu, m o n Adèle.
A M
m e
de
Saint-Réal
Saint-Pétersbourg, 17 juillet 1807.
Ta lettre du 29 octobre 1806, ma très chère
petite sœur, m'est arrivée sans délai le 5 juillet
1807. Après cela, j'espère que t u ne t e fâcheras
pas contre les courriers, qui font leur devoir à
merveille, c o m m e t u v o i s . Vargas est d e v e n u de
l'histoire ancienne. J'ai d û répondre depuis longt e m p s à cette lettre, qu'il annonce dans la sienne
de Livourne. P r é c é d e m m e n t , j e t'en avais e n v o y é
une autre d'un style un peu différent, et q u e t u
as remise, si tel a été t o n bon plaisir. N'en parlons
plus : il y a bien d'autres choses à dire !
La bataille de Friedland n'a pas été aussi meurtrière qu'on l'avait dit d'abord. D i x mille h o m m e s
environ o n t péri de notre côté. Les Français,
suivant les apparences, ont perdu b e a u c o u p plus ;
mais la perte des h o m m e s n'est rien...
Vaincre,
c'est avancer. Les Français ont a v a n c é , ils ont
v a i n c u , c'est-à-dire ils o n t passé : rien de plus ;
mais Bonaparte, qui sait très bien ce qu'il en coûte
pour vaincre les Russes, s'est h â t é de proposer
un armistice, qui a été refu sé par le Général
russe, et accordé par l'Empereur. De ce m o m e n t ,
B o n a p a r t e s'est j e t é dans les bras d'Alexandre ;
CORRESPONDANCE
55
il l'a comblé de marques d e déférence, il dit
qu'il ne p e u t rien lui refuser, etc. J e ne m e fie
pas trop, c o m m e t u sens, à cette belle tendresse.
En a t t e n d a n t que nous en sachions d a v a n t a g e ,
on ne v o i t pas encore que rien soit signé. Qui sait
c o m m e n t l'on finira, et m ê m e si l'on finira ? Il
faut toujours se trouver prêt à t o u t . Quels jours
j'ai passés, ma pauvre amie I Quelle nuit que celle
du 21 a u 22, que je passai t o u t entière a v e c la
certitude que m o n cher R o d o l p h e a v a i t été t u é
à Friedland ; seul, du moins sans autre compagnie
qu'un fidèle v a l e t de chambre qui pleurait d e v a n t
moi, me j e t a n t c o m m e un fou t a n t ô t d'un sopha
sur m o n lit, et t a n t ô t de m o n lit sur un sopha,
pensant à la mère, à toi, à tous, à je ne sais qui
enfin ! A neuf heures du m a t i n , m o n frère v i n t
m'apprendre que les Chevaliers-Gardes n'avaient
pas donné. T u m e diras : « E t où a v a i s - t u donc
pris cette certitude ? » J e l'avais prise, ma chère,
sur le visage de vingt personnes qui m'avaient
fui é v i d e m m e n t le jour où la nouvelle arriva :
c'était pour ne pas parler de la bataille ; je crus
tout autre chose, et je lus sur leurs fronts la mort
de Rodolphe, c o m m e tu lis ces lignes. Voilà ce
que c'est que la puissante i m a g i n a t i o n paternelle. Enfin, m o n cœur, je me rappellerai cette
nuit. A la bataille de Heilsberg, les ChevaliersGardes ont trotté quelque t e m p s sous les boulets
français, mais sans savoir pourquoi, et nul officier
n'a été tué. Ma trêve est signée ; me voilà tranquille pour quelque t e m p s . J e me t r o u v e bien
heureux quand je songe à une d a m e de ma connaissance (la comtesse Ogeroffsky), qui a perdu d e u x
fils dans c e t t e infernale bataille. L'un a disparu
sans qu'il ait été possible ni a u x Russes ni a u x
Français d'en trouver la moindre trace. L'autre
56
JOSEPH
DE
MAISTRE
d e v a i t suivre ailleurs le Grand-Duc en qualité
d'aide de c a m p ; il v o u l u t se battre. L'aîné de
ses frères, qui est colonel (ils é t a i e n t trois), lui
représenta qu'il d e v a i t suivre sa destination, et
que c'était désobéir que de se battre. Le jeune
h o m m e n e v o u l u t rien entendre, et prit place.
A quelques p a s de là, il fut blessé et t o m b a de
cheval. D e s soldats l'emportaient hors de la mêlée,
lorsqu'un b o u l e t de canon l e partagea par le milieu et tua un des soldats. Cette p a u v r e mère
fait compassion. Les premiers n o m s d e la Russie
ont c o m b a t t u là, à pied, en qualité de bas-officiers.
Sous ce point de v u e , je suis encore fort heureux,
ma chère a m i e ; j'ai fait ce qu'un b o n père d e v a i t
faire ; j e pourrai m'en affliger sans d o u t e , mais
jamais m'en repentir. U n jour, peut-être, t u en
sauras d a v a n t a g e .
A M. le Comte de Vargas, à Cagiiari
er
Saint-Pétersbourg, 20 octobre ( 1 novembre 1807.)
MONSIEUR
LE COMTE,
A u m o m e n t o ù je reçus v o t r e lettre du 14 juin,
j'avais précisément chez moi le d o c t e C o m t e J e a n
Potocki, qui m'honore de son amitié et qui a
mille b o n t é s pour moi, entre autres celle d e m e
fournir t o u s les livres qui m e passent dans la
tête. Il s'empara d'abord d e v o t r e lettre pour la
montrer a u x s a v a n t s q u e v o u s y n o m m e z , et
former ensuite la correspondance q u e v o u s désirez ; mais ces s a v a n t s sont, c o m m e le climat,
e x t r ê m e m e n t froids. D'ailleurs, ils n e connaissent
pas c e t t e A c a d é m i e Italique, et je suis d a n s la
CORRESPONDANCE
57
m ê m e ignorance, à v o u s parler franchement ; de
manière qu'il me paraîtrait à propos, Monsieur
le Comte, de la légitimer en e n v o y a n t les s t a t u t s ,
le t a b l e a u des académiciens, et s u r t o u t le diplôme
d'institution. J e crois que cela se pratique ainsi,
et q u e v o u s ne trouverez a u c u n e pointillerie
déplacée d a n s la réserve de ces Messieurs.
Vous auriez bien plus raison, Monsieur le Comte,
de me quereller m o i - m ê m e sur m o n retard à v o u s
répondre ; mais le Comte Potocki, a y a n t changé
d'appartement, a c o m m e n c é par égarer ma lettre
dans le fond d'un portefeuille, d o n t elle n'est sortie que l o n g t e m p s après. E n s u i t e de grands malheurs et de grandes occupations o n t occupé ma
t ê t e , au point que j'ai s u s p e n d u t o u t e s mes
correspondances. J'espère donc, Monsieur le Comte,
que v o u s m e pardonnerez, d'autant que je ne suis
pas plus coupable envers v o u s qu'envers mille
autres. L'excuse n'est p a s trop b o n n e peut-être,
mais j e v o u s dis la vérité.
Pour e n v e n i r enfin a u s u j e t principal d e v o t r e
lettre, j'ai bien peur, Monsieur le Comte, q u e nous
ne s o y o n s pas trop d'accord sur certains principes
f o n d a m e n t a u x d e l'histoire d e l ' h o m m e e t d e son
habitation. Moïse a t o u t dit, Monsieur le Comte :
a v e c lui, o n sait t o u t c e qu'on doit savoir sur ces
grands objets ; et, sans lui, on n e sait rien. L'histoire, la tradition, les fables m ê m e , et la nature
entière, lui r e n d e n t t é m o i g n a g e . Le déluge surtout
est p r o u v é de t o u t e s les manières d o n t ce grand
fait peut être prouvé. Lisez le livre du docteur
Lardner (Indian
testimonies)
; lisez le livre du
f a m e u x A d d i s o n e t celui d u père D e Colonia,
sur ce m ê m e sujet des témoignages
rendus à la
révélation par rantiquité profane ; lisez les notes de
Grotiua et le premier livre de s o n bel ouvrage,
58
JOSEPH
DE
MAISTRE
De veritate Rel. christ, etc.. Vous serez surpris et
t o t a l e m e n t entraîné par l'universalité de cette
croyance. On l'a trouvée jusque parmi les sauvages de l'Amérique ; on l'a t r o u v é e en Chine ; on
l'a t r o u v é e surtout dans les Indes, où la compagnie s a v a n t e de Calcutta fouille depuis quelques
années a v e c u n e constance infatigable la mine
la plus riche et la plus nouvelle. D a n s les livres
sacrés des Indiens, écrits dans une langue morte
depuis plus de d e u x mille ans, et livrés enfin à
la curiosité européenne par les t r a v a u x de cette
s a v a n t e compagnie, on t r o u v e avec é t o n n e m e n t
Noé, le déluge universel, l'arche, la m o n t a g n e , la
colombe, e t c . , c o m m e on les t r o u v e dans Lucien
(de dea Syria),
qui jamais n'avait ouï parler de
la l a n g u e sanscrite.
J e v o u s prie, Monsieur le Comte, Ovide avait-il
lu dans la bible : Omnia pontus erant,
deerant
quoque littora ponto ? Il exprimait l'ancienne et
universelle tradition du genre humain
renouvelé
par une famille seule, sauvé miraculeusement
d'un
naufrage
général.
Mettez d'un côté un livre unique sous t o u s les
rapports, portant tous les caractères de l'inspiration, et de l'autre t o u t le genre h u m a i n de tous
les siècles, qui lui rend t é m o i g n a g e par des traditions plus ou moins défigurées, et v o u s verrez
que, sans aller plus loin, jamais fait n'a été plus
rigoureusement démontré que celui du déluge.
Quod semper, quod ubique, quod ab
omnibus...
Ce passage si connu, e m p l o y é par un p i e u x auteur
en faveur des dogmes catholiques, n'est pas moins
décisif en faveur de ces dogmes catholiques dans un
autre sens, c'est-à-dire qui o n t appartenu partout
et dans tous les temps à l'universalité
de la famille
humaine.
CORRESPONDANCE
59
Que sera-ce encore, Monsieur le Comte, si à
t o u t e s ces preuves historiques et générales, déjà
si décisives par elles-mêmes, nous ajoutons les
preuves p h y s i q u e s qui sont éblouissantes ? Au
m o m e n t où je v o u s parle, les h o m m e s qui s a v e n t
admirer p e u v e n t admirer à Taise le
mammouth
t r o u v é l'année dernière à l'embouchure d e la
Lenna, par le s o i x a n t e - q u a t o r z i è m e degré de latitude. Cet animal était incrusté (notez bien) dans
une masse d e glace, et élevé de plusieurs
toises
au-dessus du W . Cette glace s'étant mise à diminuer par j e n e sais quelle cause physique, on a
c o m m e n c é à voir l'animal depuis cinq ans. —
Hélas ! dans un p a y s plus fertile en connaisseurs
actifs, nous posséderions u n e merveille qu'on
serait v e n u voir de t o u t e s les parties du monde,
c o m m e les m u s u l m a n s allaient à la Mecque, —
un animal antédiluvien entier jusque dans ses
moindres parties, et susceptible d ' e m b a u m e m e n t ;
on aurait p u tenir dans ses mains un œil qui v o y a i t ,
un c œ u r qui b a t t a i t il y a quatre mille ans !
Quis talia fando temperet a lacrymis ? Mais lorsqu'il s'est t r o u v é entièrement dégagé, l'animal a
glissé au bord de la mer, et là il est d e v e n u la
pâture des ours blancs, et les s a u v a g e s ont scié
les défenses, qu'il n'a plus é t é possible de trouver.
Tel qu'il est cependant, c'est encore un trésor
qui ne p e u t être déprécié que par l'idée de ce
qu'on aurait p u avoir. J'ai s o u l e v é la t ê t e pour
ma part. C'était u n poids pour d e u x maîtres et
d e u x laquais. J'ai t o u c h é e t retouché l'oreille,
encore tapissée de poil. J'ai t e n u sur une table
et e x a m i n é t o u t à m o n aise le pied et u n e portion
de la j a m b e . La sole, en partie rongée, a v a i t
plus d'un pied de diamètre. La peau est parfait e m e n t conservée ; les chairs racornies ont aban-
60
JOSEPH
DE
MAISTRE
donné la p e a u , et se sont durcies a u t o u r de l'os ;
cependant l'odeur est encore très forte et très
désagréable. Cinq ou six fois de suite, j'ai porté
le nez sur cette chair. J a m a i s l ' h o m m e le plus
v o l u p t u e u x n'a h u m é le plus délicieux parfum
de l'Orient a v e c la s u a v i t é du plaisir que m'a
causé l'odeur fétide d'une chair antédiluvienne
putréfiée. — Maintenant, Monsieur le Comte, que
M. de Buffon vienne nous faire des contes de fées
sur le refroidissement du globe ! Si l'on cueillait
la pêche et l'ananas sur les bords délicieux du
W a i g a t z ; si les a n i m a u x du tropique v i v a i e n t
dans ces belles contrées, quelle magie a conservé
les parties tendres de leurs cadavres, je ne dis
pas dans les premières couches de terre meuble,
mais au-dessus m ê m e de la surface de la terre,
c o m m e v o u s v e n e z de le voir ? La m o n t a g n e de
glace qui entourait le m a m m o u t h s'est-elle formée
pendant qu'il faisait chaud, ou bien le cadavre
s'est-il conservé en a t t e n d a n t qu'il fit froid, etc. ?
J e ne puis sortir du déluge a v a n t de v o u s avoir
fait remarquer l'ineffable ridicule de la philosophie moderne, qui s'est d'abord é p o u m o n é e à
nous démontrer l'impossibilité du déluge par le
défaut d'eau nécessaire pour la submersion du
globe ; mais du m o m e n t où elle a eu besoin d'eau
pour je ne sais quelle chimère de cristallisation
universelle ou pour d'autres idées t o u t aussi
creuses, sur-le-champ elle nous a accordé une
petite calutte de trois ou quatre lieues d'épaisseur
tout autour du globe. E n vérité, c'est bien honn ê t e ! V o y e z Buffon, v o y e z La Mettrie, v o y e z
Deluc et t a n t d'autres.
Le déluge étant prouvé à l'évidence, 8a nouv e a u t é ne l'est pas moins. J e v o u s i n v i t e à lire
les lettres géologiques de M. Deluc au professeur
CORRESPONDANCE
61
B l u m e n b a c h . Ce livre, infiniment répréhensible à
certains égards, n'ajoute pas moins le poids d'une
foule de p r e u v e s physiques à celui des preuves
morales qui établissent que tout est n o u v e a u sur
la terre, et qu'en particulier la catastrophe qui
détruisit jadis l'habitation de l ' h o m m e n'est pas
plus ancienne que la date assignée par Moïse.
Cela posé, Monsieur le Comte, que d e v i e n n e n t
les antiquités é g y p t i e n n e s , indiennes et chinoises ? Buffon et Bailly a v a i e n t sans d o u t e t o u t le
talent nécessaire pour être de vrais philosophes ;
cédant à l'influence d'un siècle e x t r a v a g a n t , ils
ont m i e u x a i m é n'être que des p o è t e s e t des r o m a n ciers. Il ne faut pas disputer des goûts, mais
j ' a v o u e que, r o m a n pour r o m a n , j'aime m i e u x
Don Quichotte que les Epoques de la nature.
Vous a v e z sans doute e n t e n d u t o u t le bruit
qu'a fait D u p u i s a v e c son calendrier é g y p t i e n de
douze mille ans. Les Français a y a n t rapporté de
leur e x p é d i t i o n d ' E g y p t e u n calendrier sculpté
sur les murs du t e m p l e de Tentyra, on n'a pas
m a n q u é d'emboucher la t r o m p e t t e pour annoncer
la preuve sans réplique, la démonstration
de la
démonstration
; mais p e n d a n t que l'on criait victoire à Paris, les astronomes de R o m e et de
Londres p r o u v a i e n t que le m o n u m e n t était nouv e a u , et postérieur m ê m e , peut-être, à la réforme
julienne ; et ils ont dit de si bonnes raisons a u x
Parisiens engoués, que ces Messieurs ont pris le
parti de n e point répondre.
Me voilà d o n c très tranquille, Monsieur le
Comte, sur t o u t e s ces antiquités. Si les patriarches ont connu la période de six cents ans a v a n t
le déluge, j'en suis bien aise, et je n'y vois nul
inconvénient. Ces périodes, pour le dire en passant, n e s o n t pas u n e grande merveille. Quand
62
JOSEPH
DE
MAISTRE
une fois on sait l'astronomie jusqu'à u n certain
point, il n e faut, pour trouver ces cycles, que de
la patience et du t â t o n n e m e n t . Ces
connaissances,
me dites-vous, supposent
au moins deux à trais
mille ans d'études, etc. — N o n , en vérité, Monsieur
le Comte, puisque les n a t i o n s qui les possédaient
étaient si nouvelles. J e n e v e u x point m'enfoncer
dans la question d e l'origine des sciences, c'est
u n sujet t r o p v a s t e pour u n e lettre, et j'aime
mieux le passer sous silence que de n e lui consacrer que quelques lignes. D'ailleurs, les faits é t a n t
certains, n o u s p o u v o n s bien ajourner la m é t a physique, qui est c e p e n d a n t m o n fort.
Le p a y s sur lequel v o u s a v e z fait d e si belles
spéculations est, je puis v o u s l'assurer, Monsieur
le Comte, le m o i n s propre à v o u s satisfaire sur
les grands objets d o n t v o u s m e parlez. Ces cités,
ces t e m p l e s , ces m o n u m e n t s , n e sont rien. C'est
ce qu'on v o i t à présent, e t rien de plus. L'Asie
est r a v a g é e depuis qu'elle e s t connue. Les villes
détruites, dont v o u s parlez, s o n t modernes (du
moins par rapport à c e t t e h a u t e antiquité q u e v o u s
imaginez). Elles sont n o m m é e s dans les annales
de la Chine, et l'on sait le m o m e n t de leur destruction. Les j o u j o u x qui o n t occupé Buffon sont
encore les m ê m e s aujourd'hui ; il p e u t se faire
qu'on ait t r o u v é çà et là quelques bribes d u grand
pillage de Gengis-Khan : voilà t o u t .
Quant a u x manuscrits, il est vrai qu'il y en
a ici, mais p a s , que je sache, en langue inconnue.
J'en ai v u de chinois, d e japonais, de tartares,
de t h i b é t a i n s ; jamais o n n e m'a dit : En voilà
un dont on ignore la langue. M. Schubert, très
habile astronome, d e l'Académie des sciences, et
bibliothécaire en chef, m e disait u n jour, bien
s a g e m e n t e n m e les m o n t r a n t : « Que nous sommes
CORRESPONDANCE
63
fous a" aller chercher ces guenilles ! Nos
moindres
livres européens valent mieux. » Il avait grandem e n t raison. A u m o m e n t o ù je v o u s écris, u n
Indou m u s u l m a n a traduit en arabe, sous la
direction d'un m a t h é m a t i c i e n anglais, le livre des
Principes
de Newt'n.
Si jamais les Indous comprennent bien ce livre, ils p â m e r o n t de rire, en
v o y a n t les Européens venir leur d e m a n d e r des
instructions.
Par quelques passages de v o t r e lettre, je vois
que v o u s regardez c o m m e réel ce f a m e u x peuple
i n v e n t é par Bailly. J e v o u s prie, Monsieur le
Comte, d e revenir sur c e t t e question : jamais ce
peuple n'a existé. T o u t part de la Chaldée, et
c'est de là que le feu sacré s'est répandu dans
t o u t l'univers. C'est de quoi je m'assure que v o u s
n e douterez pas, si v o u s prenez s e u l e m e n t la
peine de lire les mémoires de l'Académie de
Calcutta et l'histoire de l'Indoustan de Maurice.
Il ne s'agit pas moins que de dix ou douze mortels
v o l u m e s in-4°. J e les ai lus p a t i e m m e n t , la p l u m e
à la main, sans pouvoir dire : Deus nobis h sec
otia fecit. — A u contraire, c'est le diable. On a
c o m m e n c é à traduire le premier v o l u m e en français ; mais le traducteur me paraît découragé :
ces livres graves, solides, f o n d a m e n t a u x , n e se
lisent pas en France. — Maurice n'est pas traduit.
Si v o u s entendez l'anglais, Monsieur le Comte, et
que v o u s ajoutiez à ces lettres celles de
Bryant's
Mithology explained, v o u s verrez d'abord de quelle
école je suis.
64
JOSEPH
e
A M*
DE
MAISTRE
Adèle de Maistre
Saint-Pétersbourg, 8 novembre 1807.
J'ai é t é e n c h a n t é , m a chère Adèle, d e t a charm a n t e p e t i t e lettre d u 2 8 a o û t . J'ai reçu con
pienissima soddisfaztone les assurances q u e t u m e
donnes que le t e m p s e t l'absence n e font nul tort
à M ton père dans la m é m o i r e et dans le c œ u r
de sa p e t i t e Adèle. Il faut avouer q u e l'absence,
qui est si cruelle, fait rire cependant, à cause
des jolies phrases qu'elle introduit dans les lettres. T u m e dis, par e x e m p l e : Quand vous écrirez
T
à Rodolphe, ne manquez pas
T u m'écrivais cela
le 28, e t dans ce m o m e n t je t e n a i s le cher enfant
depuis s i x jours, et j e l e possédais depuis d e u x
mois q u a n d j'ai reçu ta lettre ; t u en verras la
preuve dans c e t t e m ê m e dépêche. J'assure ta
mère q u e j e suis fort c o n t e n t de ce j e u n e h o m m e ;
la guerre n e l'a n u l l e m e n t g â t é , ni par le g o û t
de l'occupation, ni pour des choses plus essentielles. Il a couché trois mois dans l'eau ; t u crois
peut-être que c'est u n e façon d e parler : c'est au
pied de la lettre. La nuit, les grenouilles leur
s a u t a i e n t sur l e v i s a g e , c o m m e les p u c e s ailleurs.
Il n'a j a m a i s été enrhumé, il a grandi, et se porte
à merveille : d u reste, j e puis t'assurer que t o u t
l e m o n d e e s t ici e x t r ê m e m e n t é t o n n é de sa sagesse
(ceci est dit e n confidence).
T u es u n e folle a v e c ta peinture à l'huile ; ton
oncle rit b e a u c o u p de t a grandeur d'âme, e t te
conseille d e n e faire q u e des t a b l e a u x d'histoire.
Pour moi, je suis d'un a v i s contraire et plus grossier. C o m m e j e serais très mortifié d e t e voir
danser c o m m e u n e danseuse de l'Opéra, j e ne
CORRESPONDANCE
65
vois pas pourquoi t u devrais peindre c o m m e un
artiste. T o u t e comparaison cloche, et celle-ci
cloche b e a u c o u p ; car il y a bien de la différence
entre la danse, etc., e t c . ; cela s'entend. Mais il
y a quelque chose de vrai. J e tiens pour la miniature e t le paysage. A propos, as-tu appris le
latin ? J e m'en douterais quand je t'entends dire,
cosi francamente : Sinite pueros.
Si t u sais le
latin à fond, je t e conseille le grec, surtout le
Kyrie
eleison.
Il m e semble que ce n'est point encore t e m p s
pour toi de lire l'Arioste. Il y a des strophes
trop c h o q u a n t e s . Tu pourrais le lire a v e c quelqu'un qui passerait certains endroits. A u reste,
ma chère enfant, je m'en tiens à l'épithète chcquant es, mais je ne dirai pas dangereuses,
car je
suis bien persuadé qu'il n'y a plus rien de dangereux pour m o n Adèle : mais je ne te conseillerai
jamais de regarder dans un bourbier, quand
m ê m e il n e t e ferait certainement aucun mal.
Il ne m e reste que le t e m p s et le papier nécessaires pour dire une tendresse à c e t t e d a m e , qui
est là à c ô t é de toi, qui élève si bien ses poussins,
que j'aime de t o u t mon cœur. Ecris-moi s o u v e n t ,
conte-moi tes occupations. E n v o i e - m o i quelque
chose, si t u p e u x . Embrasse ma Constance. Je
n'ai plus de place. Adieu, m o n cœur.
Au Chevalier
de
Maistre
Saint-Pétersbourg, 7 (19) janvier 1808.
J e ne sais, m o n cher Nicolas, si t u as jamais
lu ou e n t e n d u une description de la cérémonie
de la bénédiction des e a u x : dans le d o u t e , je
66
JOSEPH
DE
MAISTRE
t'en e n v o i e u n e petite narration. Ce ne p e u t être
que du papier perdu, le plus léger des inconvénients.
On b â t i t sur la N e v a u n e espèce de pavillon,
ou, si t u v e u x , un t e m p l e en rotonde antique,
formé par u n circuit de colonnes et o u v e r t de
t o u t e s parts. D a n s c e t t e enceinte, o n fait u n trou
à la glace, qui m e t à d é c o u v e r t les e a u x d e la
Neva, et l'on remplit u n b a q u e t qu'on bénit, et
dont l'eau sert ensuite à baptiser les enfants
n o u v e a u - n é s qu'on y présente, et à bénir les drap e a u x d e t o u s les corps de troupes qui s o n t à
Pétersbourg. La cérémonie faite, on verse l'eau
du b a q u e t dans le puits ; et voilà c o m m e n t t o u t e
la N e v a se t r o u v e b é n i t e par c o m m u n i c a t i o n .
Jadis on apportait u n e grande i m p o r t a n c e à faire
baptiser les enfants a v e c c e t t e eau : on les plongeait i m m é d i a t e m e n t , s u i v a n t le rite grec, dans
l'eau d e la Neva ; et quelques v o y a g e u r s ont
raconté sérieusement que, lorsque l'Archevêque
laissait échapper de ses m a i n s , pétrifiées par le
froid, quelqu'un de ces enfants, il disait froidem e n t : Da'ai
drougti
( D o n n e z - m ' e n u n autre).
C'est u n c o n t e fondé, c o m m e il arrive toujours,
sur quelques cas particuliers généralisés par la
malice. A u surplus, le Gange v o i t s o u v e n t des
choses t o u t aussi e x t r a v a g a n t e s .
Le m a t i n de l'Epiphanie, le clergé, a v e c ses
plus b e a u x habits de cérémonie, part du Palais
d'Hiver en procession pour se rendre sur la N e v a ,
et t o u t e la Cour suit à pied. Maintenant les princesses seules e t les p e t i t s princes se t r o u v e n t à
c e t t e procession, l'Empereur et le grand D u c
Constantin, son frère, é t a n t à cheval à la t ê t e
des troupes. La cérémonie dure plus d'une heure,
et je n'ai pas encore v u , depuis six ans, que les
67
CORRESPONDANCE
princesses s'en s o i e n t dispensées. A leur retour,
elles v i e n n e n t se placer sur u n grand balcon, ou,
pour m i e u x dire, sur u n e p e t i t e terrasse a t t e n a n t e à l'une des grandes salles d u palais. C'est
là o ù nous leur faisons notre cour, p e n d a n t que
les troupes défilent d e v a n t elles. Cette seconde procession n'a pas duré hier m o i n s d e d e u x heures
mortelles ; et j e n e d o u t e pas, e n considérant ce
t e m p s e t l ' i m m e n s e espace que les troupes occupaient, et a y a n t pris d'ailleurs l'avis des h o m m e s
les plus instruits, q u e n o u s n ' a y o n s v u défiler
trente mille h o m m e s . T o u t e s ces troupes (d'une
b e a u t é remarquable) o n t fait, p e n d a n t la procession, trois salves divisées par corps, et o n t tiré
d'une manière détestable. N o s milices auraient
é t é punies pour u n e pareille lourdise. Ici il ne
m'a guère paru qu'on y ait fait la moindre a t t e n tion. J'ai déjà observé ce p h é n o m è n e d'autres
fois. U n tiers des fusils peut-être a gardé le silence.
Les y e u x français e t autrichiens o n t bien aperçu
c e t t e circonstance, qui a é t é attribuée a u défaut
des armes ; mais j ' e n d o u t e b e a u c o u p . Outre
l'envie de garder la poudre, il y a u n e autre cause
qui t e paraîtra bien étrange, m a i s d o n t je n e suis
pas moins parfaitement assuré : c'est la peur des
recrues qui craignent d e tirer 1
P e n d a n t c e t t e marche d e d e u x heures, les
Impératrices et l'auguste famille n'ont jamais
r e m u é . T u e n t e n d s bien qu'elles s o n t enveloppées,
de la t ê t e a u x pieds, de t o u t ce qu'il y a d e plus
chaud et de plus magnifique e n fait de pelisses ;
cependant c'est u n e corvée, à cause d u visage
surtout.
Quant à c e u x qui font leur cour, ils n e sont
point gênés : ils rentrent dans la salle, s e chauf-
7
68
JOSEPH
DE
MAISTRE
font, b o i v e n t du vin, des liqueurs, et m a n g e n t
t o u t e s les fois qu'ils en ont fantaisie.
U n spectacle précieux était celui de l'Ambassadeur de France, pénétré et transi de froid, rouge
c o m m e une crête de coq, et t r e m b l a n t c o m m e un
roseau. Il nous a b e a u c o u p divertis ; mais, en
récompense, il a é t é comblé d'honneurs. Le matin,
S. M. I. a e n v o y é chez lui le Grand Maréchal de
la Cour (note bien, je t e prie) pour l'inviter à
suivre l'Empereur à la parade. En m ê m e t e m p s ,
il lui était r e c o m m a n d é de ne point s'inquiéter,
et de demeurer tranquille chez lui jusqu'à dix
heures. — A dix heures donc, S. M. I. lui a e n v o y é
un cheval pour lui, et trois autres pour les trois
aides de c a m p qu'il voudrait choisir. L'un des
élus lui a dit : Mon général, j'aimerais
mieux une
bataille que la journée d'aujourd'hui
! — Comment
donc ? — Mais oui ; on se tire des coups de fusil,
mais au moins cela sert à quelque chose. De son
côté, Monseigneur le Grand D u c e n v o y a un message fort poli à Monsieur l'Ambassadeur, lui faisant dire qu'il ne lui envoyait point de chevaux,
parce qu'il savait que son frère lui en envoyait ;
mais qu'il serait enchanté de pouvoir lui être utile
à quelque ch-se. M. de Caulaincourt a donc eu le
très grand mais très froid honneur d'accompagner
S. M. I. à la parade ; et ce fut de là qu'il nous
rapporta ces belles couleurs et ce grelottement
qui amusa b e a u c o u p le balcon.
Il n'y avait hier que six degrés de froid ; mais
il y avait malheureusement du v e n t , ce qui double l'effet du froid. Les troupes demeurèrent huit
heures de suite sous les armes. Parmi c e t t e foule
de soldats, aucun peut-être n'avait mangé, et très
peu a v a i e n t dormi, à cause de la t o i l e t t e militaire. IJs ont d û b e a u c o u p souffrir ; quelques-uns
CORRESPONDANCE
69
s'évanouirent et t o m b è r e n t . Qui sait ce qui se
rend aujourd'hui dans les h ô p i t a u x ? C'est de
quoi on s'embarrasse fort p e u ; c e qu'on n e v o i t
pas n e fait nul effet. Ce qu'on v i t malheureusem e n t très d i s t i n c t e m e n t , ce fut le malheur arrivé
à un j e u n e Chevalier-Garde, M. Walouieff. Il m o n tait u n j e u n e cheval qui n'avait pas encore v u
le feu. A u x premières décharges, l'animal se cabra
et s'emporta d'une manière terrible. Le jeune
h o m m e était gelé, privé de m o u v e m e n t et de t a c t ;
n e p o u v a n t tenir la bride, il fut renversé c o m m e
u n e bûche. Le pied resta pris dans l'étrier, et le
cheval s e m i t à traîner ce m a l h e u r e u x officier sur
la grande place d'arme : c e fut un spectacle
é p o u v a n t a b l e . On l'arrêta à la fin, le cheval,
mais le cavalier était bien maltraité. D'abord on
le dit mort, c o m m e il arrive toujours ; mais
aujourd'hui j ' e n t e n d s dire qu'il est m i e u x . A u
reste, on dit qu'il a v a i t mérité son malheur en
b u v a n t b e a u c o u p de liqueurs pour s'échauffer,
chose qu'il n e faut jamais faire lorsqu'on est dans
le cas de s'exposer a u froid ; n o u s a v i o n s s o u v e n t
l'occasion de faire cette expérience dans les Alpes.
Adieu, cher ami ; je joins c e t t e feuille à ma lettre
de ce jour pour l ' a m u s e m e n t de toi e t des nôtres.
A M
116
Constance de Maistre
Saint-Pétersbourg, 24 octobre (5 novembre) 1808.
J'ai reçu a v e c u n e x t r ê m e plaisir, ma chère
enfant, ta dernière lettre n o n d a t é e . J e l'ai t r o u v é e
pleine d e b o n s s e n t i m e n t s e t d e bonnes résolutions. J e suis entièrement d e t o n a v i s : celui qui
peut u n e chose en v i e n t à b o u t ; mais la chose la
70
JOSEPH
DE
MAISTRE
plus difficile dans le m o n d e , c'est de
vouloir.
Personne ne peut savoir quelle est la force de la
volonté, même dans les arts. J e v e u x t e conter
l'histoire du célèbre Harrisson, de Londres. Il
était, au c o m m e n c e m e n t du siècle dernier, jeune
garçon charpentier au fond d'une province, lorsque le Parlement proposa le prix de 10.000 livres
sterling (10.000 louis) pour celui qui i n v e n terait une montre à équation pour le problème des longitudes (si jamais j'ai l'honneur de
t e voir, je t'expliquerai cela). Harrisson se dit à
lui-même : « Je veux gagner ce prix. » Il jeta la
scie et le rabot, v i n t à Londres, se fit garçon
horloger, T R A V A I L L A Q U A R A N T E A N S , et gagna le
prix. Qu'en dis-tu, ma chère Constance ? Cela
s'appelle-t-il vouloir ?
J'aime le latin pour le moins a u t a n t que l'allemand ; mais je persiste à croire que c'est un peu
tard. A t o n âge, je savais Virgile et
compagnie
par cœur, et il y avait alors environ cinq ans que
je m'en mêlais. On a v o u l u inventer des méthodes
faciles, mais ce sont de pures illusions. Il n'y a
point de m é t h o d e s faciles pour apprendre les choses difficiles. L'unique m é t h o d e est de fermer sa
porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler. Depuis qu'on s'est mis à nous apprendre,
en France, c o m m e n t il fallait apprendre les langues
mortes, personne ne les sait, et il est assez plaisant
que c e u x qui ne les s a v e n t pas veuillent absolum e n t prouver le vice des m é t h o d e s e m p l o y é e s par
nous qui les s a v o n s . Voltaire a dit, à ce que t u
me dis (car, pour moi, je n'en sais rien : jamais
je n e l'ai t o u t lu, et il y a trente ans que je n'en
ai pas lu une ligne), que les femmes sont
capables
de faire tout ce que font les hommes, etc. ; c'est un
r o m p l i m e n t fait à quelque jolie f e m m e , ou bien
CORRESPONDANCE
71
c'est u n e de ces mille et mille sottises qu'il a dites
dans sa vie. La vérité est précisément le contraire.
Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre
dans
aucun genre. Elles n'ont fait ni Y Iliade, ni Y Enéide,
ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni
Rodogune,
ni le Misanthrope,
ni Tartufe,
ni le
Joueur, ni le P a n t h é o n , ni l'église de Saint-Pierre,
ni la Vénus de Médicis, ni l'Apollon du Belvédère,
ni le Persée, ni le Livre des Principes, ni le Discours
sur F Histoire universelle, ni Têlémaque. Elles n'ont
i n v e n t é ni l'algèbre, ni le télescope, ni les l u n e t t e s
achromatiques, ni la p o m p e à feu, ni le métier
à bas, etc. ; mais elles font quelque chose de plus
grand que t o u t cela ; c'est sur leurs g e n o u x que
se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le
m o n d e : un honnête homme et une honnête
femme.
Si une demoiselle s'est laissé bien élever, si elle
est docile, m o d e s t e et pieuse, elle élève des enfants
qui lui ressemblent, et c'est le plus grand chefd'œuvre du m o n d e . Si elle ne se marie pas, son
mérite intrinsèque, qui est toujours le m ê m e , ne
laisse pas aussi que d'être utile autour d'elle,
d'une manière ou d'une autre. Quant à la science,
c'est u n e chose très dangereuse pour les femmes.
On ne connaît presque pas de femmes s a v a n t e s
qui n'aient été ou malheureuses ou ridicules par
la science. Elle les expose habituellement au petit
danger de déplaire a u x h o m m e s et a u x f e m m e s
(pas d a v a n t a g e 1) : a u x h o m m e s qui ne v e u l e n t
pas être égalés par les f e m m e s , et a u x f e m m e s ,
qui n e v e u l e n t pas être surpassées. La science,
de sa nature, aime à paraître, car nous s o m m e s
t o u s orgueilleux. Or, voilà le danger ; car la f e m m e
ne peut être s a v a n t e i m p u n é m e n t qu'à la charge
de cacher ce qu'elle sait a v e c plus d'attention que
l'autre s e x e n'en m e t à le montrer. Sur ce point,
72
JOSEPH
0E
MAISTRE
mon cher enfant, je n e t e crois pas forte ; ta t ê t e
est v i v e , t o n caractère décidé : je ne t e crois pas
capable de t e mordre les lèvres lorsque t u es t e n t é e
de faire u n e p e t i t e parade littéraire. T u n e saurais
croire combien je m e suis fait d'ennemis, jadis,
pour avoir v o u l u en savoir plus q u e m e s bons
Allobroges. J'étais c e p e n d a n t bien réellement
h o m m e , puisque depuis j'ai épousé t a mère. J u g e
de ce qu'il en est d'une p e t i t e demoiselle qui
s'avise de m o n t e r sur le trépied pour rendre des
oracles ! U n e c o q u e t t e est plus aisée à marier
qu'une s a v a n t e ; car pour épouser u n e s a v a n t e ,
il faut être sans orgueil, ce qui est très rare ; au
lieu que, pour épouser la c o q u e t t e , il n e faut
qu'être fou, ce qui est très c o m m u n . Le meilleur
remède contre les i n c o n v é n i e n t s d e la science,
chez les f e m m e s , c'est précisément le taconage (1),
dont t u ris. Il faut m ê m e y m e t t r e de l'affectation
a v e c t o u t e s les c o m m è r e s possibles. Le f a m e u x
Haller était un jour, à Lausanne, assis à côté
d'une respectable d a m e d e Berne, très bien apparentée, au d e m e u r a n t cocasse du premier ordre.
La conversation t o m b a sur les g â t e a u x , article
principal d e la c o n s t i t u t i o n de ce p a y s . La d a m e
lui dit qu'elle s a v a i t faire quatorze espèces de
g â t e a u x . Haller lui en d e m a n d a le détail e t l'explication. Il écouta p a t i e m m e n t jusqu'au b o u t , sans
la moindre distraction, et sans le moindre air de
berner la Bernoise. La sénairice fut si enchantée
de la science e t de la courtoisie d e Haller, qu'à la
première élection elle m i t en train t o u s ses cousins,
t o u t e sa clique, t o u t e son influence, e t lui fit
avoir u n emploi que jamais il n'aurait e u sans
le beurre et les œufs, et le sucre, e t la p â t e d'aman(1) Mot piémontais, qui signifie ravaudage.
C O R R E S P O N D A N C E
73
de, e t c . . Or donc, ma très chère enfant, si Haller
parlait de g â t e a u x , pourquoi ne parlerais-tu pas
de bas et de chaussons ? Pourquoi m ê m e n'en
ferais-tu pas, pour avoir part à quelque élection ?
Car les taconeuses influent b e a u c o u p sur les élections. J e connais ici une d a m e qui dépense cinquante mille francs par an pour sa toilette, quoiqu'elle soit grand'mère, c o m m e j e pourrais être
aussi^grand'père, si quelqu'un a v a i t voulu m'aîder.
Elle est fort aimable et m'aime b e a u c o u p , n'en
déplaise à ta mère, de manière qu'il ne m'arrive
jamais de passer six mois sans la voir. T o u t bien
considéré, elle s'est mise à tricoter. Il est vrai
que, dès qu'elle a fait un bas, elle le j e t t e par la
fenêtre et s'amuse à le voir ramasser. J e lui dis
un jour que je serais bien flatté si elle a v a i t la
bonté de me faire des bas ; sur quoi elle m e d e m a n da combien j'en voulais. J e lui répliquai que je
ne voulais point être indiscret, et que je m e contenterais d'un. Grands éclats de rire, et j'ai sa parole
d'honneur qu'elle me fera un bas. V e u x - t u que je
te l'envoie, ma chère Constance ? Il t'inspirera
peut être l'envie de tricoter, en a t t e n d a n t que
ta mère t e passe cinquante mille francs pour ta
toilette.
A u reste, j ' a v o u e que, si v o u s êtes destinées
l'une et l'autre à ne pas v o u s marier, c o m m e il
paraît que la Providence l'a décidé, Y instruction
(je ne dis pas la science) p e u t v o u s être plus utile
qu'à d'autres ; mais il faut prendre t o u t e s les
précautions possibles pour qu'elle ne v o u s nuise
pas. Il faut surtout v o u s taire, et ne jamais citer,
jusqu'à ce que v o u s soyez
duègnes.
Voilà, m o n très cher enfant, u n e lettre t o u t e
de morale. J'espère que m o n p e t i t sermon pourt a n t ne t'aura pas fait bâiller. A u premier jour,
74
JOSEPH
DE
MAISTRE
j'écrirai à ta mère. Embrasse ma chère Adèle,
et n e d o u t e jamais du très profond respect avec
lequel je suis, pour la vie, ton bon père.
Quand t u m'écris en allemand, t u fais fort bien
de m'écrire en lettres latines. Ces caractères t u d e s ques n'ont pu encore entrer dans m e s y e u x , ni,
par malheur, la prononciation dans mes oreilles.
A la
Même
Saint-Pétersbourg, 1808.
T u m e d e m a n d e s donc, ma chère enfant, après
avoir lu m o n sermon sur la science des femmes,
d'où vient quelles sont condamnées à la
médiocrité.
Tu m e d e m a n d e s , en cela, la raison d'une chose
qui n'existe pas et que j e n'ai jamais dite. Les
femmes ne sont n u l l e m e n t c o n d a m n é e s à la médiocrité ; elles p e u v e n t m ê m e prétendre au sublime,
mais a u sublime féminin.
Chaque être doit se
tenir à sa place, et ne pas affecter d'autres perfections q u e celles qui lui appartiennent. J e possède
ici un chien n o m m é Biribi,
qui fait notre joie ;
si la fantaisie lui prenait de se faire seller et brider
pour me porter à la c a m p a g n e , je serais aussi
peu c o n t e n t de lui que je le serais d u cheval
anglais de t o n frère, s'il imaginait de sauter sur
mes g e n o u x ou de prendre le café a v e c moi.
L'erreur de certaines f e m m e s est d'imaginer que,
pour être distinguées, elles d o i v e n t l'être à la
manière des h o m m e s . Il n'y a rien de plus faux.
C'est le chien et le cheval. Permis a u x poètes
de dire :
Le donne son venute in ecceUenza
Di ciascun arts ove hanno posto cura.
CORRESPONDANCE
75
J e t'ai fait voir ce que cela v a u t . Si u n e belle
d a m e m'avait d e m a n d é , il y a vingt ans : « Ne
croyez-vous pas, Monsieur, qu'une d a m e pourrait
être un grand général c o m m e un h o m m e ? » je
n'aurais pas m a n q u é de lui répondre : « Sans
doute, Madame. Si vous c o m m a n d i e z une armée,
l'ennemi se jetterait à vos genoux, c o m m e j ' y
suis m o i - m ê m e ; personne n'oserait tirer et vous
entreriez dans la capitale ennemie au son des
violons et des tambourins. » Si elle m'avait dit :
« Qui m'empêche d'en savoir en astronomie a u t a n t
que N e w t o n ? » J e lui aurais répondu t o u t aussi
sincèrement : « Rien du t o u t , ma divine beauté.
Prenez le télescope ; les astres tiendront à grand
honneur d'être lorgnés par v o s b e a u x y e u x , et
ils s'empresseront de v o u s dire t o u s leurs secrets. »
Voilà c o m m e n t on parle a u x f e m m e s , en vers et
m ê m e en prose ; mais celle qui prend cela pour
argent c o m p t a n t est bien sotte. Comme t u te
trompes, m o n cher enfant, en me parlant du
mérite un peu vulgaire de faire des enfants ! Faire
des enfants, ce n'est que de la peine ; mais le
grand honneur est de faire des h o m m e s , e t c'est
ce que les f e m m e s font m i e u x que nous. Crois-tu
que j'aurais beaucoup d'obligations à ta mère,
si elle a v a i t c o m p o s é un roman au lieu de faire
t o n frère ? Mais faire ton frère, ce n'est pas le
mettre au m o n d e et le poser dans son berceau ;
c'est en faire un brave jeune h o m m e , qui croit
en Dieu et n'a pas peur du canon. Le mérite de
la f e m m e est de régler sa maison, de rendre son
mari heureux, de le consoler, de l'encourager, et
d'élever ses enfants, c'est-à-dire de faire
des
hommes ; voilà le grand a c c o u c h e m e n t , qui n'a
pas été m a u d i t c o m m e l'autre. A u reste, ma chère
enfant, il n e faut rien exagérer : je crois que les
76
JOSEPH
DE
MAISTRE
femmes, en général, ne d o i v e n t point se livrer à
des connaissances qui contrarient leurs devoirs ;
mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent
être parfaitement ignorantes. J e ne v e u x pas
qu'elles croient que Pékin est en France, ni
qu'Alexandre le Grand d e m a n d a en mariage une
fille de Louis X I V . La belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent 'pour
donner a u x femmes t o u t e la culture d o n t elles
ont besoin.
Quand t u parles de l'éducation des f e m m e s qui
éteint le génie, t u ne fais pas a t t e n t i o n que ce
n'est pas l'éducation qui produit la faiblesse, mais
que c'est la faiblesse qui souffre c e t t e éducation.
S'il y a v a i t un p a y s d'amazones qui se procurassent u n e colonie de p e t i t s garçons pour les élever
c o m m e o n élève les f e m m e s , b i e n t ô t les h o m m e s
prendraient la première place, e t donneraient lé
fouet a u x a m a z o n e s . E n un m o t , la f e m m e ne
peut être supérieure que c o m m e f e m m e ; mais dès
qu'elle v e u t émuler l ' h o m m e , ce n'est qu'un singe.
A d i e u , p e t i t singe. J e t'aime presque a u t a n t
que Biribi,
qui a cependant u n e réputation
i m m e n s e à Saint-Pétersbourg.
Voilà M. la Tulipe qui rentre, et qui v o u s dit
mille tendresses.
A la
Même
Saint-Pétersbourg, 11 août 1809.
A toi, petite a m i e I II y a mille ans que j e te
dois u n e réponse, et je ne sais c o m m e n t il n e m'a
jamais été possible de payer ma d e t t e . La première chose que je dois t e dire, c'est que j'ai été
CORRESPONDANCE
77
e x t r ê m e m e n t c o n t e n t d'apprendre combien t u
avais été t o i - m ê m e c o n t e n t e de ma petite pacotille, et de c e qu'elle c o n t e n a i t d e particulier
pour toi. Il faudrait, pour m o n bonheur, qu'il
me fût possible d e faire partir s o u v e n t de ces
boîtes ; mais que je suis loin d'en avoir les mtyens l
Un de ces m o y e n s vient encore d'être entravé,
car l'on n e reçoit plus ici à la p o s t e les lettres
pour l'Italie : il faut que je fasse passer ce numéro
et le précédent par la France : nouvel embarras
et n o u v e a u guignon. Les v ô t r e s m'arrivent t o u jours a v e c u n e e x a c t i t u d e et u n e prestesse admirables.
J'ai v u par t a dernière lettre, ma chère enfant,
que t u es toujours un p e u en colère contre m o n
impertinente diatribe sur les f e m m e s s a v a n t e s ;
il faudra c e p e n d a n t bien q u e n o u s fassions la
paix, a u m o i n s a v a n t P â q u e s ; e t la chose me
paraît d'autant plus aisée, qu'il m e paraît certain
q u e tu ne m'as p a s bien compris. J e n'ai jamais
dit que les f e m m e s soient des singes : j e t e jure,
sur ce qu'il y a d e plus sacré, q u e je les ai toujours
trouvées i n c o m p a r a b l e m e n t plus belles, plus a i m a bles et plus utiles que les singes. J'ai dit seulement, et j e n e m'en dédis p a s , que les f e m m e s
qui v e u l e n t faire les h o m m e s n e sont q u e des
singes : or, c'est vouloir faire l ' h o m m e q u e de
vouloir être s a v a n t e . J e t r o u v e q u e I'Esprit-Saint
a m o n t r é b e a u c o u p d'esprit d a n s ce portrait, qui
t e semble, c o m m e le mien, u n p e u triste. J'honore
beaucoup c e t t e demoiselle d o n t t u m e parles, qui
a entrepris u n p o è m e épique ; mais Dieu m e préserve d'être son mari ! J'aurais trop peur d e la
voir accoucher chez moi d e quelque tragédie, ou
m ê m e de quelque farce : car u n e fois q u e le t a l e n t
est e n train, il n e s'arrête pas aisément. D è s que
78
JOSEPH
DE MAISTRE
ce p o è m e épique sera a c h e v é , ne m a n q u e p a s de
m*avertir ; j e le ferai relier a v e c La Colombiade
de M a d a m e d u Bocage. J'ai b e a u c o u p g o û t é l'injure q u e t u adressais à M. Buzzolini, — donna
barbuta. C'est précisément celle q u e j'adresserais
à t o u t e s ces entrepreneuses de grandes choses :
il m e semble toujours qu'elles o n t de la barbe.
N ' a s - t u jamais e n t e n d u réciter l'épitaphe d e la
fameuse marquise d u Châtelet, par Voltaire ? E n
t o u t cas, la voici :
L'univers a perdu la sublime Emilie ;
Elle aima les plaisirs, les arts, la vérité.
Les dieux, en lui donnant leur Ame et leur génie,
Ne s'étaient réservé que l'immortalité.
Or, c e t t e f e m m e incomparable, à qui les dieux
(puisque les d i e u x il y a) a v a i e n t tout donné
e x c e p t é l'immortalité, a v a i t traduit N e w t o n :
c'est-à-dire q u e l e chef-d'œuvre des f e m m e s , dans
les sciences, est d e comprendre ce q u e font les
h o m m e s . Si j'étais f e m m e , je m e dépiterais de
cet éloge. A u reste, m a chère Constance, l'Italie
pourrait fort bien ne p a s se contenter de cet
éloge, e t dire à la France : Bon pour vous ; car
Mademoiselle Agnesi s'est fort élevée au-dessus
de M a d a m e d u Châtelet, et, j e crois m ê m e , de
t o u t ce q u e nous connaissons de f e m m e s savant e s . Elle a eu, il y a u n a n o u d e u x , l'honneur
d'être traduite e t imprimée magnifiquement à
Londres, a v e c des éloges qui auraient c o n t e n t é
qualsisia ente barbuto. T u v o i s q u e j e suis d e bonne
foi, puisque j e t e fournis l e plus bel a r g u m e n t
pour la t h è s e . Mais sais-tu ce q u e fit c e t t e Mademoiselle Agnesi, d e d o c t e mémoire, à la fleur de
son âge, a v e c de la b e a u t é et u n e r é p u t a t i o n
CORRESPONDANCE
79
i m m e n s e ? Elle jeta u n b e a u m a t i n p l u m e et
papier ; elle renonça à l'algèbre et à ses
pompes,
et elle se précipita dans u n c o u v e n t , o ù elle n'a
plus dit q u e l'office jusqu'à sa mort. Si jamais
t u es, c o m m e elle, professeur public de m a t h é m a tiques sublimes dans quelque université d'Italie,
je t e prie en grâce, ma chère Constance, d e ne
pas m e faire c e t t e équipée a v a n t q u e je t'aie
bien v u e et embrassée.
Ce qu'il y a d e m i e u x dans t a lettre et d e plus
décisif, c'est t o n observation sur les m a t é r i a u x
de la création h u m a i n e . A le bien prendre, il
n'y a que l ' h o m m e qui soit v r a i m e n t cendre et
poussière.
Si o n v o u l a i t m ê m e dire ses vérités
en face, il serait boue ; au lieu que la f e m m e
fut faite d'un limon déjà préparé, et élevé à la
dignité d e côte. — Corpo di Bacco l Questo vuol
dir mollo 1 A u reste, m o n cher enfant, t u n'en
diras jamais assez à m o n gré sur la noblesse des
femmes ( m ê m e bourgeoises) ; il n e doit y avoir
pour u n h o m m e rien d e plus excellent qu'une
femme : t o u t c o m m e pour u n e f e m m e , e t c . . Mais,
c'est précisément en v e r t u de cette h a u t e idée
que j'ai de ces côtes sublimes,
que je m e fâche
sérieusement lorsque j'en v o i s qui v e u l e n t devenir
limon primitif. — Il m e s e m b l e que la question
est t o u t à fait éclaircie.
T o n p e t i t frère se porte à merveille, mais il
n'est pas a v e c moi dans ce m o m e n t ; il est au
vert. Son régiment c a m p e d a n s un p e t i t village
à quatre o u cinq verstes d'ici (une fois pour
toutes, t u sauras qu'il y a cinq verstes à la lieue
de France). N o u s nous v o y o n s s o u v e n t ici, ou
dans les maisons de c a m p a g n e o ù nous nous
donnons rendez-vous pour dîner, lorsqu'il ne
m o n t e pas la garde. La v i e d a n s c e t t e saison est
9
80
JOSEPH
DE
MAISTRE
%
e x t r ê m e m e n t agitée ; on n e fait, au pied d e l a
lettre, que courir d'une c a m p a g n e à l'autre.
Le 3 d e ce mois, n o u s a v o n s eu la fête ordinaire
de Peterhoff (palais de l'Empereur, à trente
verstes de la ville) : dîner, p r o m e n a d e a u travers
des jardins dans les v o i t u r e s d e la Cour, illumination magnifique, souper, feu d'artifice, enfin
t o u t . Mais pour manger, m a chère enfant, il faut
avoir a p p é t i t : dès que j ' e n t e n d s u n v i o l o n , j e
suis pris d'un serrement de c œ u r qui m e pousse
dans ma voiture, et il faut q u e j e m'en aille ;
c'est ce que je. fis d'abord après dîner. Cependant,
c o m m e j e m'étais arrêté dans le voisinage, nous
nous rapprochâmes le soir a v e c quelques d a m e s
pour voir le bouquet. C'est un faisceau d e trente
mille fusées p a r t a n t sans interruption, éclatant
t o u t e s à la m ê m e hauteur, a v e c des f e u x de différentes couleurs et u n crescendo t o u t à fait merveilleux. Malheureusement, j ' a v a i s beau regarder
de t o u t côté, je n e v o u s v o y a i s pas là : c'est le
poison de t o u s les plaisirs !
Voilà, ma chère Constance, la p e t i t e cicalata (1)
que je t e devais depuis l o n g t e m p s . E m b r a s s e ma
bonne Adèle pour m o n c o m p t e , et fais m e s compliments à c e u x qui o n t la gigantesque b o n t é de
se souvenir de moi. Adieu, p e t i t e enfant. D a n s
un an, plus ou moins, si nous s o m m e s encore
séparés, je v e u x que t u m'envoies u n second
portrait de toi, et t u écriras derrière :
Ich bin ein savoyiseh Mmdehen !
Mein Aug'iêt btau und sanft mein Blick.
Ich' habe ein lien
Dos edles Ut und stolz und gut.
(1) Babil, caquetage.
81
CORRESPONDANCE
Mais il faut que la mère signe. J e suis persuadé
qu'elle lit K l o p s t o c k t o u t le jour ; ainsi ces vers
lui sont connus. Il ne manquera que son approbation, qui ne manquera pas. Adieu.
A M
1 0
Adèle de
Maistre
Saint-Pétersbourg, 13 mars 1810.
Ton carnaval a passé, ma très chère enfant :
il y a douze jours que t u jeûnes, et moi j'en suis
au mardi gras. J e v e u x donc faire c o m m e t o u t
le monde, et me procurer aujourd'hui quelque
plaisir remarquable. J e m'arrange en conséquence
d e v a n t m o n pupitre, pour répondre ce qu'on
appelle une lettre à t o n billet du 1
janvier.
Il ne tiendrait qu'à moi de commencer par une
querelle ; car, en e x a m i n a n t les dates de mon
inexorable registre, je vois toujours de votre côté
un grand mépris des lois. J a m a i s je n'ai dit,
Mesdames, que je voudrai» recevoir u n e lettre
de v o u s t o u s les quinze jours ; j'ai dit que je v o u lais et entendais que vous écrivissiez
t o u s les
quinze jours, ce qui est bien différent. J e n'exige
point q u e v o u s m'apportiez v o s lettres, il y aurait
de l'indiscrétion ; écrivez seulement : le reste
dépend des puissances et surtout des postillons.
Mais j'oubliais que je ne v e u x pas quereller
aujourd'hui. J'aime t o u t dans t o n billet, ma chère
Adèle, e x c e p t é le m o t probablement,
que t u as
placé i n d i g n e m e n t , presque à la première phrase.
Je lui remettrai probablement
; et pourquoi probablement ? On ne t r o u v e pas t o u s les jours des
gens de b o n n e v o l o n t é qui s'en aillent droit de
Turin à Saint-Pétersbourg ; et quand on les rene r
82
JOSEPH D E
MAISTRE
contre, il faut les charger certainement de la pacotille destinée à votre bon papa. Voilà, ma très
chère, ce qui me déplaît dans ta dépêche : le reste
est à merveille. T u fais bien d'adorer la peinture,
il faut bien adorer quelque chose. Ce n'est pas
que je me t r o u v e t o u t à fait en harmonie avec
tes idées sublimes. J e voudrais que t o n t a l e n t
fût u n peu plus femme. J'honore b e a u c o u p tes
grandes entreprises : c e p e n d a n t c'est à elles que
je dois le malheur de ne point voir encore sur ma
muraille i scspirati
quadri, que j'appelle depuis
si l o n g t e m p s . J e n'ai pas reçu un morceau de
papier que je puisse m e t t r e sous glace. A h 1 si
je p o u v a i s t e jeter dans le p a y s a g e , quand m ê m e
tu ne ferais pas m i e u x que Claude Lorrain ou
Ruysdael, j e t'assure que j'en prendrais m o n parti.
Je comprends fort bien tes dégoûts, quoique je
ne sois point artiste : t o n oncle est sujet plus que
personne à cette maladie ; mais, dans les intervalles des p a r o x y s m e s , il enfante de jolies choses ;
j'espère que t u feras de m ê m e . Si j'étais auprès
de toi, je saurais bien t e faire marcher d r o i t ;
mais ta mère est trop b o n n e : je suis persuadé
qu'elle ne t e bat jamais ; sans cela il n'y a point
d'éducation. Quel est ce peintre français d o n t tu
v e u x m ' e n v o y e r les pensées extravagantes
? J'imagine que t u ne v e u x pas parler des triumvirs
du grand siècle : Lebrun, Lesueur, le Poussin.
Ces trois-là en v a l e n t bien d'autres. Le troisième
surtout (à la vérité t o u t à fait italianisé)
est m o n
héros ; il n'y a pas de peinture que je comprenne
mieux. Quand a u x artistes français modernes, je
te les livre. Alfieri a une tirade à mourir de rire
sur les nations qui se font admirer à coups de canon.
Il m e t à l'ordinaire b e a u c o u p d'exagération dans
ses idées, mais t o u t n'est pas faux. Voltaire disait
CORRESPONDANCE
83
sans façon au roi de Prusse : Un poète est toujours
fort bon à la tête de cent mille hommes. E n s u i v a n t
c e t t e idée, je t r o u v e que, lorsque huit cent mille
h o m m e s armés s'écrient e n s e m b l e qu'ils possèdent
les plus grands artistes d u m o n d e , c h a c u n fait
bien d e répondre : Vous avez raison. Cette époque,
d'ailleurs si brillante, n'est c e p e n d a n t pas favorable ni à la poésie ni a u x beaux-arts. J e t'expliquerai ma pensée la première fois que j'aurai
l'honneur de t e voir ; c'est d o m m a g e , au reste,
car la poésie et les arts d'imitation auraient beau
jeu dans ce m o m e n t .
T u fais bien, ma chère enfant, de t e jeter dans
la b o n n e philosophie, et surtout de lire saint
Augustin, qui fut sans contredit l'un des plus
b e a u x génies de l'antiquité. Il a de grands rapports a v e c P l a t o n . Il a v a i t a u t a n t d'esprit et de
connaissances que Cicéron : v r a i m e n t il n'écrit
pas c o m m e Marcus Tullius, m a i s ce fut la faute
de son siècle. D'ailleurs q u e t'importe ? T u n'es
pas appelée à le lire dans sa langue. U n e demoiselle n e doit j a m a i s salir ses y e u x ; mais si t u
pouvais lire les Confessions
d e R o u s s e a u après
celles de saint A u g u s t i n , t u sentirais m i e u x , par
le contraste, ce que c'est q u e l'espèce philosophique.
Adieu, cher e n f a n t de m o n c œ u r ! J e t'ai parlé
quelquefois de m a correspondance : c'est u n e chose
qui ne p e u t s'exprimer : j e gémis, je s u c c o m b e
sous le faix. A h ! si t u étais ici pour m'aider !
A u reste, m o n cher enfant, t i e n s pour sûr que,
de t o u t e s m e s correspondances, il n'y en a point
d o n t j'aie a u t a n t d'envie de m e débarrasser que
de la t i e n n e .
84
JOSEPH
DE
A M. 1*Amiral
MAISTRE
Ichitchagof
Saint-Pétersbourg, 6 mai (n. s.) 1810.
Votre lettre du 8 avril, Monsieur l'Amiral, m'est
parvenue avant-hier. J e vois qu'à la date de cette
longue et aimable épître, v o u s n'aviez point encore
reçu la mienne du 3 avril dernier ; mais j'espère
que depuis l o n g t e m p s elle v o u s sera parvenue.
Elle v o u s aura prouvé que je n'ai point a t t e n d u
v o s douces semonces pour songer à v o u s écrire.
Pour v o u s répondre par ordre, j'approuve d'abord
infiniment votre équation conjugale : Je =
Nous.
Ainsi, dans t o u t ce que v o u s pourrez m e dire
d'obligeant, je sous-entendrai un facteur caché qui
change le singulier en pluriel. C'est bien m o n
intérêt d'ailleurs de l'entendre ainsi ; v o s lettres*
déjà si agréables en elles-mêmes, le d e v i e n n e n t
encore d a v a n t a g e par cette supposition. On a beau
être sévère et même un peu sauvage, c o m m e v o u s ,
c o m m e moi, c o m m e feu H i p p o l y t e , u n e femme
cependant n e gâte rien. U n autre a v a n t a g e de
ce facteur, c'est que je n'ai jamais l'envie de me
battre a v e c lui. Nos ancêtres se brouillèrent pour
certaines questions de quelque importance, sans
nous consulter (notez bien ce point capital). Cet
article e x c e p t é , nous s o m m e s d'accord s u r t o u t :
au lieu, qu'entre v o u s et moi, il y a guerre personnelle et c o m b a t s terribles, qui feraient pâlir les
plus intrépides, si les c o m b a t t a n t s n'avaient pas
toujours fini par s'embrasser. J e crois cependant
que, plus d'une fois, il m'est arrivé dans nos querelles de n'être pas e n t e n d u parfaitement. J'en
vois encore un e x e m p l e dans mon insecte auquel
je ne v e u x sûrement point faire plus d'honneur
85
CORRESPONDANCE
qu'il en mérite. T o u t e ma m é t a p h y s i q u e porte
sur ce principe inébranlable, que t o u t a été fait
par et pour l'intelligence. La matière m ê m e , à
proprement parler, n'existe pas i n d é p e n d a m m e n t
de l'intelligence. Essayez, Monsieur l'Amiral, de
vous former l'idée du m o n d e matériel, sans intelligence, jamais v o u s n'y parviendrez. J'ajoute
que la v i e seule est encore u n infiniment grand,
comparée à la matière brute qui n'est rien, et
qu'un insecte est mille fois plus admirable que
l'anneau de Saturne. J e ne prétends pas cependant faire tourner le m o n d e autour d'un insecte,
mais je dis que, s'il n'y avait que lui et la matière
brute dans l'univers, il n'y aurait p a s la moindre
raison de lui refuser cet honneur. E n vérité,
Monsieur l'Amiral, il me semble que cela est très
clair et très plausible.
Il serait inutile, je crois, de v o u s dire combien
j'ai été charmé d'apprendre que le c h a n g e m e n t
de climat agit merveilleusement sur la s a n t é de
Madame v o t r e épouse. Tirez t o u t le parti possible
de cette influence : sur cet article, nous ne disputerons pas. V o y e z m ê m e quel poids j'accorde à
cette considération. S'il faut, pour que M
de
Tchitchagof se porte bien toujours,
qu'elle v i v e
toujours hors de v o t r e patrie, soyez toujours absent : je n'ai rien à dire. J e crois, en thèse générale,
que t o u t h o m m e est t e n u de servir son souverain
et son p a y s tels qu'ils sont ; mais s'il doit s'éloigner pour sauver sa vie et à plus forte raison celle
de sa f e m m e , pour moi, je l'absous de t o u t m o n
cœur. J e suis bien aise que v o u s a y e z approuvé
ma comparaison du bal : v o u s m'échappez cependant, à v o t r e ordinaire, car, dans l'Europe, l'Asie,
l'Afrique, l'Amérique, la Polynésie et l'Australie,
vous n'ayez point d'égal pour la riposte ; cepenm e
86
JOSEPH
DE
MAISTRE
dant, c o m m e disait Dacier et ensuite Voltaire,
ma remarque
subsiste.
J e répète que j ' a d m e t s
l'exception de la femme... Sornettes que t o u t cela.
Voilà donc un cas irréductible sur lequel nous ne
pourrons jamais nous accorder. J e d o u t e qu'il en
soit de m ê m e du suivant, si v o u s me donnez, du
moins, c o m m e je l'espère, un m o m e n t d'audience.
Vous croyez que les circonstances finiront par
nous réunir ; moi, je n'en crois rien, et voici
mes raisons.
L ' h o m m e porte en lui d e u x juges plus o u moins
intègres : la conscience, et le goût, qui est aussi
une espèce de conscience, surtout si on le prend
c o m m e je le fais ici dans son acception la plus
étendue, car le goût n'est que la conscience
du
beau, c o m m e la conscience n'est que le goût du
bon. A n e consulter d'abord que c e t t e conscience
secondaire, elle m'apprend qu'à m o n âge t o u t
c h a n g e m e n t est ridicule et mal interprêté par
l'opinion. V o u s - m ê m e , Monsieur l'Amiral, qui
m'accordez b e a u c o u p d'amitié et qui êtes fâché
de voir que je me perds (ce, qui est vrai dans un
sens), v o u s seriez le premier à trouver que je
n'ai point de grâce dans ma nouvelle carrière,
et que je marche mal.
Mais, pour m'élever un peu plus haut, je n'ai
pas de ces bras souples toujours prêts à s'étendre
pour un n o u v e a u serment. J'en ai prêté un à
Dieu dans l'Église catholique, j'en ai prêté un
autre à m o n Souverain en naissant dans ses
É t a t s . J e l'ai confirmé librement c o m m e Vassal,
c o m m e Magistrat, et c o m m e Ministre. T o u t est
dit : je n'y ai mis a u c u n e condition. J e n'ai
point dit : à condition
que vous serez heureux ;
à condition que tout ira bien pour vous et pour
moi, e t c . J e n'ai rien dit de t o u t cela, et c'est
CORRESPONDANCE
87
une a b o m i n a t i o n d'ajouter des clauses de son chef
à des actes clos et signés. Maintenant, si ce souverain me rejette, je tâcherai de me procurer une
existence tolérable sous les lois d'un autre ; mais
s'il croit toujours avoir besoin de moi, lui dirai-je
non ? J a m a i s , Monsieur l'Amiral, jamais. On me
dira c o m m e on me l'a déjà dit : Mais c'est le
chemin de l'hôpital.
Premièrement, je n'en sais
rien ; car dans ce monde, t o u t pervers qu'il est,
la compassion n'est pas c e p e n d a n t éteinte. Mais
m e t t o n s la chose au pire. Quand je mourrais
dans un galetas, croyez-vous que ce grand évén e m e n t influât sur l'année tropique ou sur l'année
sidérale ? U n h o m m e n'est rien. Il n'importe
nullement qu'il meure ou qu'il crève, mais ce
qui i m p o r t e b e a u c o u p , c'est qu'il n'y ait pas un
vilain de plus dans le m o n d e , car il y en a déjà
beaucoup trop. Si de ces considérations majeures,
tirées du devoir et du s e n t i m e n t des convenances,
nous descendons à quelque chose de plus grossier,
que ferai-je, sans or, dans un s y s t è m e où l'or
est t o u t , puisque les puissances morales sont
détruites et qu'il s'agit de les refaire ? U n h o m m e
qui porte un de ces n o m s historiques capables de
jeter de l'éclat sur un n o u v e l ordre de choses,
fait bien (si d'ailleurs il n'est retenu pour rien)
de se v e n d r e et m ê m e de se faire marchander ;
moi, j'ai la noblesse qui distingue la personne
qui la possède, mais n u l l e m e n t celle qui peut
illustrer le corps ou le parti auquel elle appartient. J e n'ai donc rien à offrir à u n n o u v e a u syst è m e ; car pour les talents, je v o u s assure que je
les donnerais pour un billet b l e u , . a u change de
120 c e n t i m e s . Tout ceci, Monsieur l'Amiral, n'est
dit que d'une manière très subordonnée et pour
prouver q u e j'ai raison sous t o u s les rapports,
88
JOSEPH
DE
MAISTRE
car j e ne crois pas q u e ces considérations d'intérêt
d o i v e n t influer dans ces sortes de cas sur les décisions d'un h o n n ê t e h o m m e .
Qu'en dites-vous, Monsieur l'Amiral ? Il m e
semble q u e c e t t e logique n'est pas e x t r ê m e m e n t
sotte, et j e voudrais avoir le plaisir d e v o u s l'entendre avouer. T o u t e la question se réduit d o n c
pour m o i à savoir dans quel p a y s je dois fixer m a
demeure ; mais il m e s e m b l e que c e t t e question
n'en est pas une, e t la moindre réflexion m e démontre que nulle part j e ne serais m i e u x ni m ê m e
aussi bien qu'ici. Il y a l o n g t e m p s que v o u s
m'avez écrit sur la liste de c e u x qui a i m e n t le
Blondin.
N u l s e n t i m e n t n'a plus d'empire sur
moi q u e celui de la reconnaissance ; et qu'est-ce
que je ne lui dois p a s ? Il m'a protégé certainement plus que je n e le mérite et
probablement
plus que je n e le sais. Cependant, à peine je suis
connu d e lui. Les circonstances le g ê n e n t , il est
embarrassé a v e c moi, je le sens, e t si les convenances le p e r m e t t a i e n t , j e disparaîtrais t o u t à
fait de chez lui. Si quelquefois il m'adresse un
m o t à la volée, autre embarras. J e n'ai pas l'ouïe
fine, il parle bas, la crainte de ne p a s l'entendre
fait q u e j e n e l'entends pas. Il m e parle choux, je
lui réponds navets. D ' o ù v i e n t donc, je v o u s prie,
la bienveillance d o n t il m'honore et d o n t j e ne
puis avoir u n meilleur t é m o i n que v o u s - m ê m e ?
car s o u v e n t v o u s m'en a v e z assuré. Ma probité
seule (et c'est .le seul c o m p l i m e n t q u e j'accepte)
a p u m e valoir ce bonheur. Or, dites-moi, je v o u s
en prie, est-ce donc u n e légère qualité q u e ce
t a c t qui reconnaît la probité et lui rend justice,
m ê m e dans la personne d'un étranger qui n'a
> jamais pu rien mériter d e lui ? J e suis persuadé que
sur ce point v o u s pensez c o m m e moi. J e serais
CORRESPONDANCE
89
d o n c u n écervelé d'abandonner c e t t e protection,
pour aller d a n s d'autres p a y s présenter ma jeunesse. A qui ?... Ma foi ! je n'en sais rien. J e n'ai
jamais e u , depuis le grand t r e m b l e m e n t de terre,
qu'une seule a m b i t i o n réelle, celle d'influer sur
le bien-être de celui à qui j e suis a t t a c h é . Pour
satisfaire c e t t e ambition, je m e suis e x p o s é c o m m e
v o u s le s a v e z . J e n'ai p u réussir ; je n e d e m a n d e
plus a u x h o m m e s que l'oubli ; et, c o m m e c'est la
chose qu'ils accordent le plus volontiers, j'ose
croire q u e sur cet article au moins je ne serai
pas é c o n d u i t .
J'ai cru devoir à v o t r e amitié, Monsieur l'Amiral, cet e x p o s é de ma conduite. J'espère q u e si
v o u s réfléchissez bien, v o u s l'approuverez complèt e m e n t ; il est vrai que ce s y s t è m e m e conduit
à u n e véritable mort civile, et me prive pour
jamais d e m a f e m m e et de m e s enfants ; c'est
la plus é p o u v a n t a b l e a m e r t u m e qui puisse m'affliger : mais à cela point d e r e m è d e h o n n ê t e . Quand
on est c o n d a m n é à m o r t , ce qu'on a de m i e u x à
faire, sans d o u t e , c'est de marcher ferme a u lieu
de l'exécution, a u t r e m e n t les spectateurs se m o quent de v o u s e t l'on n'en fait pas moins le saut
dans l'autre m o n d e . J'ai v o u l u profiter d'une
occasion sûre pour jaser u n peu a v e c v o u s à
c œ u r ouvert, afin que v o u s ne m e croyiez pas un
h o m m e r o m a n e s q u e . Maintenant je passerai à
d'autres o b j e t s .
J'ai é t é ravi de savoir que v o u s faites apprendre
l e latin à Mademoiselle v o t r e fille : c e t t e langue
est à p e u près le seul ou du moins le meilleur
vaisseau sur lequel les h a b i t a n t s de l'Asie puissent
aborder e n E u r o p e ; mais qu'il est difficile de
savoir les langues a n t i q u e s au p o i n t o ù elles peuv e n t influer m o r a l e m e n t sur v o u s , c'est-à-dire,
90
JOSEPH
DE
MAISTRE
jusqu'au point où elles pénètrent dans la moelle
des os et se convertissent dans nous in succum
et sanguinem ! ( M
Julie v o u s expliquera ces
d e u x mots.) A propos de latin, je puis v o u s assurer,
Monsieur l'Amiral, qu'on ne le sait presque plus
au p a y s où v o u s êtes. J'en juge par les échantillons
que je vois dans les papiers publics, mais surtout
par les inscriptions mises sur le fronton du Palais
du Corps Législatif à l'occasion du grand mariage :
Napoleo Magnus, etc. J e n'ai lu rien d'aussi fade,
d'aussi peu latin, d'aussi étranger au s t y l e lapidaire. Il y a m ê m e des lignes qui font rire l'oreille,
c o m m e : Ad pacem orbis celeriter gradiens (marchant à grands pas vers la paix du m o n d e ) , —
et d'autres encore. — Mandez-moi, je v o u s prie,
quand je pourrai adresser un poulet latin à M
Julie : je n'y manquerai pas.
Il y a un article de v o t r e lettre sur lequel je
n'ai nulle envie de disputer : c'est celui où v o u s
parlez d u plaisir que v o u s goûtez t o u s les matins
au milieu des anges, loin des sales teneurs de sales
écritoires, de tous les autres a n i m a u x de ce genre.
Il faut en convenir, c'est le plaisir par excellence.
Je conçois à merveille que les anges semblent
vous appartenir d a v a n t a g e . Au reste, m o n très
cher Amiral, voici la fin de t o u t e cette vie patriarcale ; c'est que Dieu v o u s bénira dans le p a y s
des miracles et de la galanterie, de manière qu'un
beau matin v o u s mettrez le latin à sa place, et
t o u t e s v o s raisons pour le faire apprendre à vos
filles t o m b a n t ainsi à terre, M
Julie n'aura plus
de raisons de faire entrer cette chienne de langue
dans sa t ê t e .
l l e
l l e
l l e
J e v o u s remercie des nouvelles que v o u s me
donnez de la Lune : je ne suis n u l l e m e n t étonné
qu'on y ait v u une f e m m e ; il y en a partout.
91
CORRESPONDANCE
Mais si l'on y a v u une femme, t e n e z pour sûr
qu'il y a v a i t aussi u n h o m m e . Si on ne l'a d é c o u vert, c'est qu'il était derrière. J e remercie affect u e u s e m e n t celle qui v o u s t i e n t c o m p a g n i e sur
la terre, de ses bonnes i n t e n t i o n s à m o n égard ;
je recevrai sa prose a v e c t o u t e la reconnaissance^
imaginable ; c e p e n d a n t , je ne v e u x pas qu'elle
fatigue ses y e u x déjà trop occupés. J'espère q u e
c e t t e lettre ne v o u s paraîtra pas faite en d i x
m i n u t e s . J'oublie volontiers le laconisme q u a n d
j e v o u s écris ; le fait est c e p e n d a n t que m a correspondance est a u g m e n t é e au point que j'en perds
la t ê t e . J'ai fait v o t r e commission au frère X a v i e r ,
qui aura sans d o u t e le plaisir de v o u s obéir,
mais non que je sache par ce courrier, car il n'en
a pas connaissance et je ne sais o ù le prendreBonjour, Monsieur et M a d a m e ; rappelez-vous, j e
v o u s en prie, que je n e cesse d e v o u s faire des
visites. A v o t r e tour, parlez quelquefois de m o i
le matin a v e c les anges. C'est l'heure des pères e t
des amis. C'est la mienne.
Yours.
Au
Même
U n m ê m e objet p o u v a n t être considéré sous
différents rapports, il est t o u t simple qu'il ait
plusieurs n o m s , et c'est ce qui a lieu dans t o u t e s
les l a n g u e s . — Lorsqu'on considère, par e x e m p l e ,
un certain lieu de l'univers, par rapport seulem e n t à sa position géographique et à sa nature,
p h y s i q u e , o n l'appelle pays. On dit : c'est unj
beau pays, c'est un triste pays
il a parcouru
b e a u c o u p de pays, etc., e t c . Màrç lorsqu'on viei*t
4
8
JOSEPH
DE
MAISTRE
à considérer c e t t e m ê m e région dans son rapport
a v e c l ' h o m m e qui la possède e t qui a droit d'y
habiter, et encore dans les rapports, d'un côté,
d e puissance e t d e protection, e t d e l'autre,
d'obéissance e t d e services qui unissent le s u j e t
-et le souverain quelconque, alors elle s'appelle
Pairie. Mais c'est toujours la m ê m e chose, et il
-est impossible d'avoir un Pays s a n s u n e Patrie,
ni u n e Patrie sans u n Pays. — Lorsque Rousseau
a dit : Dieu garde de mal ceux qui croient
avoir
une patrie et qui ri ont qu'un pays, il a dit u n e
d e ces sottises qui lui sont e x t r ê m e m e n t familières, o ù la fausseté des paroles est c o u v e r t e par
u n e v a i n e perfection de s t y l e d o n t u n h o m m e
a t t e n t i f n e sera jamais la dupe. Mais q u e Monsieur
l'Amiral me p e r m e t t e d e répéter ce q u e j'ai dit
i l y a l o n g t e m p s : Les fausses maximes
ressemblent à la fausse monnaie, qui d'abord est frappée
par un coquin, et qui est dépensée ensuite par les
honnêtes gens qui ne la connaissent pas. Lors d o n c
q u e « l'aimable ami » m e parle d e
Vuniversalité
de cette distinction,
e t des conséquences qu'on e n
tire, je n'ai rien à répondre sinon que j ' e n appelle
à m o n creuset, e t que c h a c u n a le droit d'en faire
a u t a n t . — Il a plu à l'Auteur de t o u t e s choses
d e diviser les h o m m e s e n familles q u ' o n appelle
Nations. Le caractère, les opinions, et surtout les
l a n g u e s , c o n s t i t u e n t l'unité des n a t i o n s d a n s Tordre moral ; e t , d a n s Tordre p h y s i q u e m ê m e , elles
s o n t dessinées par d e s caractères é m i n e m m e n t
distinctifs. On v o i t a u premier coup d'œil q u e t o u s
les nez tartares d o i v e n t habiter ensemble, e t q u e
l'œil d'une chinoise n'est pas fait pour s'ouvrir
à c ô t é d e celui d'une italienne. — Si les n a t i o n s
s o n t ainsi divisées e t distinguées, leurs h a b i t a t i o n s
l e s o n t aussi. Les mers, les lacs, les m o n t a g n e s .
CORRESPONDANCE
93
les fleuves, etc., forment d e véritables apparie*
mente, destinés à des familles plus o u moins
n o m b r e u s e s . — V o y e z sur la carte l'Espagne, la
France..., etc. Personne ne peut douter q u e ces
grands p l a t e a u x n'aient é t é dessinés et circonscrits
«exprès pour contenir de grandes nations, et c'est
•en effet ce qu'on a toujours v u . — II est encore
t i e n essentiel d'observer, qu'outre l'élément d'attraction qui forme l'unité nationale et qui résulte
d e la c o m m u n a u t é de langue, d e caractère, etc.,
c e t t e unité est encore prodigieusement renforcée
p a r l'élément d e répulsion qui sépare les diverses
n a t i o n s . E n effet, c'est u n e vérité désagréable ;
m a i s enfin, c'est u n e .vérité : Les nations ne s'ai.ment pas. — Mais que dis-je, les nations ! Ce sont les
.hommes qui n e s'aiment pas. N ' e n t e n d - t - o n pas
dire t o u s les jours : — « J e suis las des vices et
des ridicules des h o m m e s ; je m'éloigne d u m o n d e
a u t a n t q u e je puis, j e me renferme dans ma
famille. » — Que v o u l e z - v o u s dire, Monsieur ?
E s t - c e que v o u s n'êtes pas u n homme par hasard ?
E s t - c e q u e v o t r e famille n'est p a s c o m p o s é e
d'hommes ? Le fait est que v o u s venez chercher
chez v o u s des défauts qui sont les vôtres, ou, du
m o i n s , a u x q u e l s v o u s êtes a c c o u t u m é , et votre
voisin, qui fait t o u t c o m m e v o u s , v o u s fuit c o m m e
"vous le fuyez. — Transportez c e t t e triste observ a t i o n a u x n a t i o n s considérées c o m m e unités
morales, v o u s retrouverez la m ê m e vérité cruelle :
les nations
ne s'aiment
pas. — Observez une
chose singulière. Le n o m de t o u t e nation e s t une
injure chez u n e autre. L'Anglais dit : French do g ;
l e Turc plus généralement : Chien de chrétien ; le
Français : Plat rosbif, Lourdaud <TAllemand,
TraU
tre d'Italien,
etc., etc., E t Dieu sait si o n le lui
r e n d ! — II suit de c e t t e observation, n o n seule-
94
JOSEPH DE
MAISTRE
m e n t vraie mais trop craie, que l e plus i m p r u d e n t
des h o m m e s est celui qui a b a n d o n n e sa patrie,
où il a des droits et j o u i t de Y attraction c o m m u n e ,
pour s'en aller chez u n e n a t i o n étrangère s'exposer à la répulsion,
sans aucun droit pour y
résister. — À c e t t e considération, qui est décisive,
se j o i n t celle de la morale, qui l'est encore d a v a n t a g e , s'il est possible. — T o u t g o u v e r n e m e n t jure,
à t o u t enfant qui naît sous ses ordres, protection,
défense et justice ; et réciproquement l'enfant
p r o m e t obéissance, secours et fidélité jusqu'à la
mort. — Anéantissez ce principe, il n ' y a plus
de société. — U n e des i n t e n t i o n s les plus visibles
de la création, c'est que t o u s les p a y s soient
habités ; il y a d o n c un c h a r m e général a t t a c h é
à c e m o t d e Patrie, e t ce charme est plus vif,
peut-être, sous la h u t t e du Groënlandais e t d u
H o t t e n t o t , que sous les lambris de l ' E r m i t a g e
ou des Tuileries. — E t c e s e n t i m e n t é t a n t n é c e s saire, naturel et sacré,' la conscience d e t o u s les
h o m m e s l'a sanctionné p u i s s a m m e n t , e n réprouv a n t t o u t h o m m e qui abdique sa patrie. — Il
dira ce qu'il voudra, il s'excusera c o m m e il l'entendra ; j a m a i s il n'effacera c e t a n a t h è m e , e t
toujours o n pensera mal d e lui. — Q u ' y avait-il
de plus excusable, de plus louable m ê m e , a u
moins e n apparence, q u e l'émigration d e s protest a n t s français à la r é v o c a t i o n de l'Êdit d e N a n t e s ?
E t c e p e n d a n t , d a n s les p a y s m ê m e s o ù ils o n t
été accueillis, ils font toujours u n e certaine c a s t e
séparée d u r e s t e . d e la n a t i o n , et j e v o i s t o u j o u r s
u n R majuscule sur leurs fronts. L'étranger n e
doit jamais être q u e v o y a g e u r ; d u m o m e n t o ù
il se fixe, sa position d e v i e n t fausse et désagréable.
Cela est si vrai, q u e ce m o t d'étranger a é t é . p r i s
pour s y n o n y m e de déplacé, et l'on dit à u n h o m m e :
CORRESPONDANCE
95
« Vous êtes étranger ici », pour lui dire : a Vous
ne devriez pas y être ». — U n e e x c e p t i o n i n c o n t e s t a b l e à la règle générale est le cas d e révolution ;
e n effet, lorsque la souveraineté à laquelle j'ai
prêté s e r m e n t est détruite, je suis libre d'en chercher u n e autre. C'est e x a c t e m e n t le cas d'un
mariage dissous par la m o r t de l'un des conjoints ;
l'autre a sans d o u t e le droit d e se remarier, et
c e p e n d a n t il faut bien y songer, m ê m e dans ce
cas a v o u é par la conscience, a v a n t d e quitter sa
patrie, e t n o u s a v o n s v u d e b e a u x e x e m p l e s des
f a u t e s qu'on peut c o m m e t t r e d a n s ce genre. —
Mais, hors de c e t t e supposition, rien n e peut
e x c u s e r l'abandon de la Patrie. Les défauts du
g o u v e r n e m e n t seraient le plus m a u v a i s des motifs,
car c h a c u n est obligé d e servir et d e défendre
celui qui est établi chez lui, tel qu'il est. — Otez
c e principe, l'univers sera plein d e promeneurs
qui v o y a g e r o n t pour chercher u n g o u v e r n e m e n t
qui leur c o n v i e n n e . E x p o s e r u n e pareille idée, c'est
la réfuter. Il y a p a r t o u t d u bien e t d u mal, e t
p a r t o u t o ù l'on est sage, o n p e u t v i v r e tranquillement.
For forme of government let fools contest !
Whatever is best adminUUred, is best.
On m e dira : « V o u s t e n e z ce discours sous
Alexandre ; l'auriez-vous t e n u sous u n autre ? s
— E n premier lieu, je réponds oui, sans balancer,
— m a i s j'ajoute : la m ê m e forme d e g o u v e r n e m e n t
n'a-t-elle pas produit Fabius, Scipion, les Gracues e t les Triumvirs ? Montrez-moi u n p a y s o ù
n ' y ait pas e u d'horribles a b u s . — La nécessité
d'aimer sa patrie e t d e la servir e s t si é v i d e n t e ,
q u e l'étranger m ê m e , qui devrait être indifférent,
3
96
JOSEPH
DE
MAISTRE
n e pardonne pas à l ' h o m m e qui parle m a l d e l a
sienne. — C'est autre c h o s e encore d a n s le p a y s
critiqué. — Que l'orgueil national irrité s'élève
a v e c force contre l ' h o m m e qui déchire sa patrie,
l'amitié qui e n t e n d , qu'a-t-elle à répondre ? Si
elle disait : Il a raison, elle ferait b e a u c o u p d e
tort à elle et nul bien à l'autre. Elle doit répondre : « C'est un homme (Tesprit et de mérite qui a
tort comme vous, Monsieur
et Madame,
qui avez
aussi de Vesprit et du mérite, et qui, une fois le
jour, vous trompez sûrement sur quelque chose. »
— Or, qu'est-ce qu'un s e n t i m e n t sur lequel l'amitié, m ê m e courageuse, doit passer c o n d a m n a t i o n ?
— D o n c , après qu'un h o m m e distingué de t o u t e s
manières a suffisamment c h a n g é d'air, qu'il a
m a n g é assez d e pêches et d e raisins, e t q u e sa
f e m m e a fait u n garçon, il doit revenir dans sa
patrie. Ce qu'il fallait
démontrer.
A Àf
116
Constance
de
Maistre
Saint-Pétersbourg, 18 décembre 1810.
J'ai reçu a v e c u n e x t r ê m e plaisir, ma chère
enfant, ta lettre du 4 n o v e m b r e dernier, j o i n t e
à celle de ta mère. J e ne sais c e p e n d a n t si j e m'exprime bien e x a c t e m e n t , car a u lieu d'un e x t r ê m e
plaisir, je devrais dire douloureux plaisir. J'ai é t é
attendri j u s q u ' a u x larmes par la fin de ta lettre,
qui a t o u c h é la fibre la plus sensible d e m o n
cœur. J e crois, e n effet, qu'il n e m e serait p a s
impossible de t e faire venir ici t o u t e seule, malgré
les embarras d e l ' a c c o m p a g n e m e n t indispensable ;
mais, enfin, s u p p o s a n t que je p a r v i e n n e à surm o n t e r c e t t e difficulté, t u serais ici pour toujours ;
CORRESPONDANCE
97
car t u c o m p r e n d s bien que ces d e u x ans d o n t t u
parles s o n t u n rêve. E t c o m m e n t ferais-tu g o û t e r
c e t t e préférence à t e s d e u x c o m p a g n e s et m ê m e
a u public ? La raison que t u dis serait e x c e l l e n t e
si n o u s étions à s o i x a n t e lieues l'un de l'autre :
à huit c e n t s lieues, elle n e v a u t plus rien, e t j ' e n
sèche. Parmi t o u t e s les idées qui m e déchirent,
celle d e n e p a s t e connaître, celle d e ne t e connaître
peut-être jamais, est la plus cruelle. J e t'ai grondée
quelquefois, mais t u n'es pas moins l'objet continuel de m e s pensées. Mille fois j'ai parlé à t a
mère d u plaisir que j'aurais de former t o n esprit,
d e t'occuper pour t o n profit et pour le mien ;
car t u pourrais m'être fort utile, col senno e colla
mano. J e n'ai pas d e rêve plus c h a r m a n t ; et
q u o i q u e je n e sépare point t a sœur de toi dans les
c h â t e a u x e n E s p a g n e que je bâtis sans cesse,
c e p e n d a n t il y a toujours quelque chose de particulier pour toi, pour la raison q u e t u dis : parce
que je n e t e connais pas. T u crois peut-être, chère
enfant, que je prends m o n parti sur c e t t e a b o minable séparation ! J a m a i s , jamais, et jamais I
Chaque jour, en rentrant chez moi, j e t r o u v e ma
m a i s o n aussi désolée q u e si v o u s m'aviez q u i t t é
hier ; d a n s le m o n d e , la m ê m e idée m e suit e t n e
m ' a b a n d o n n e presque pas. J e ne puis surtout
entendre u n clavecin sans m e sentir attristé : j e
le dis, lorsqu'il y a là quelqu'un pour m'entendre,
c e qui n'arrive pas s o u v e n t , surtout dans les
c o m p a g n i e s nombreuses. J e traite rarement ce
'triste sujet a v e c v o u s ; mais n e t ' y t r o m p e pas,
m a chère Constance, n o n plus que t e s c o m p a g n e s ,
c'est la s u i t e d'un s y s t è m e que j e m e suis fait
sur ce sujet. A quoi b o n v o u s attrister sans raison
et sans profit ? Mais je n'ai cessé de parler ailleurs,
plus peut-être qu'il n'aurait fallu. La plus grande
98
JOSEPH
DE
MAISTRE
faute que puisse faire u n h o m m e , c'est de b r o n cher à la fin de sa carrière, ou m ê m e de revenirsur ses pas. J e t e le répète, m o n cher enfant,
quoique j e n e parle p a s toujours de c e t t e triste
séparation, j ' y pense toujours. T u p e u x bien t e
fier sur ma tendresse ; e t je puis aussi t'assurer
que l'idée d e partir de c e m o n d e sans t e connaître,
est u n e des plus é p o u v a n t a b l e s qui p u i s s e n t s e
présenter à m o n i m a g i n a t i o n . J e n e t e c o n n a i s
pas ; mais je t'aime c o m m e si j e t e connaissais.
Il y a m ê m e , je t'assure, je n e sais quel c h a r m e
secret qui naît de c e t t e dure destinée qui m'a
toujours séparé d e toi : c'est l a tendresse m u l t i pliée par la compassion. T o u t en t e querellant,
j'ai c e p e n d a n t toujours t e n u t o n parti, e t toujoursbien p e n s é de toi. J e n e t e gronde point d a n s
cette lettre sua t a gloriomanie : c'est u n e m a l a d i e
c o m m e la fièvre j a u n e on la pleurésie ; il faut
attendre c e q u e pourront la nature e t les remèdes..
D'ailleurs, j e n e v e u x point t e faire de chagrin
en r é p o n d a n t à u n e lettre qui m'a fait t a n t de:
plaisir. Quoiqu'il y ait u n p e u , e t m ê m e plus qu'un
peu d e t a folie ordinaire, il y a c e p e n d a n t u n
a m e n d e m e n t considérable. Elle est d'ailleurs beau»
coup m i e u x écrite, dans les d e u x sens du m o t .
J e suis bien aise que t u d e v i e n n e s grammairienne.
N'oublie p a s les é t y m o l o g i e s , et souviens-toi surt o u t que B a b y l o n e v i e n t de babil. J e suis bien a i s e
que t u aies découvert u n e des plus grandes p e i n e s
du mariage, celle d e dire a u x e n f a n t s :
Taisez-vous.
Mais si t o u t e s les demoiselles s'étaient arrêtées
d e v a n t ces difficultés, c o m b i e n d e demoiselles n e
parleraient p a s I A u reste, m o n enfant, c o m m e il
y a p e u d e choses qui écartent les h o m m e s a u t a n t
que la science, t u prends le b o n c h e m i n p o u r
n'être j a m a i s obligée d'imposer silence à p e r s o n n e .
CORRESPONDANCE
9*
I»Q l%tip n'est p a s des choses qui n*e c h o q u e r a i e n t
l e plus, mais c'est u n e l o n g u e entreprise.
Hier, o n a célébré chez la Comtes.se... la. fête,
d e s a i a t e Barbe, fort à la rnode ici, e t qui e s t la.
patronne d e la d a m e . Il y a eu bal, souper e t spectacle. T o n frère, seul acteur de son s e x e , a ei|
t o u s les honneurs, car il était, c o m m e Molière»
a u t e u r e t acteur. C'était u n e n o u v e l l e édition d e
• a Cléopâtre. Il s'est t u é en c h a n t a n t u n v a u d e ville ; puis, a u grand c o n t e n t e m e n t de, t o u t l e
inonde, il s'est relevé pour chanter à la C o m t e s s e
les couplets ci-joints, qui o n t é t é applaudis à t o u t
rompre. J e n'ai pas r é p o n d u à la m o i t i é d e ta,
lettre ; m a i s « plus de quatre pages je ne puis écrire
ce soir ». J e t ' e m b r a s s e t e n d r e m e n t , m a très c h è r e
Constance ; je t e serre sur m o n c œ u r , o ù t u
occupes u n e des premières p l a c e s . Le r e s t e , à
l'ordinaire prochain.
;
Au Comte Rodolphe
Polock, 7 juin 1812.
N o n , n o n , j e n'ai rien reçu d e Vilna. J e v o u s
avais écrit très e x p r e s s é m e n t , m o n cher enfant,
de m'écrira ici, sous l'adresse d u R. P . Angiolini,
si v o u s doutiez encore de m o n arrivée : j u g e z
c o m b i e n j'ai été fâché d e n e rien trouver d e v o u s
e n arrivant ! Le 29 s e u l e m e n t , v o t r e lettre d u
16 avril, d'Oruga, m'est arrivée par Pétersbourg,
e t celle d'Opsa, d u 22 m a i , arrive aujourd'hui.
E n t r e ces d e u x époques, d u 16 avril et d u 22 mai,
j e v o i s q u e v o u s m ' a v e z écrit d e u x fois : ce s o n t
ces d e u x lettres q u e j e n'ai p o i n t reçues encore ;
j e les regrette b e a u c o u p . M. Kalitcheff, p o r t e u r
100
JOSEPH
DE
MAISTRE
de v o t r e billet et de c e t t e réponse, m'a fait venir
l'eau à la b o u c h e en me disant qu'il était v e n u
acheter ici de l'avoine : il me semble que * v o u s
a v e z peu de crédit auprès de votre chef si v o u s
rie p o u v e z pas v o u s faire c o m m a n d e r aussi pour
acheter quelque chose, ne fût-ce qu'un m a n c h e
de fouet. Pourquoi ne me dites-vous pas a u moins
que v o u s êtes fâché de n'être pas à la place de
cet officier ? Vous l'avez oublié ; dites-le moi par
u n e autre occasion. Vous dites que v o u s d e v e n e z
mélancolique ; je v o u s assure qu'il ne t i e n t qu'à
moi de l'être. J e ne me rappelle a u c u n e époque
de ma v i e où j'aie été plus seul, plus isolé, plus
séparé de t o u t être v i v a n t et de t o u t
réconfort.
J e passe des journées entières dans m o n fauteuil,
et je le quitte pour me mettre au lit. Les Jésuites
ont fait pour moi l'impossible, il n'y a pas de
politesse imaginable qu'ils ne m'aient faite ; sans
e u x , je n'aurais pu demeurer ici. Ils m'ont meublé
c o m p l è t e m e n t ; leur bibliothèque et leur société
m e sont d'un grand secours ; mais je n'abuse pas
d e la seconde ; ce ne sont pas des perdeurs
de
temps. J e suis charmé que votre latin v o u s ait
servi si à propos à Oruga, et je ne d o u t e pas q u e
le R. P. n'ait écrit dans ses annales :
Aujourd'hui,
j'ai confessé en latin un
Chevalier-Garde.
Toujours point de nouvelles de v o t r e mère :
je n'y conçois rien, ou pour m i e u x dire je conçois
bien que les dames ne sachent guère c o m m e n t
il faut se retourner dans certaines occasions. J'ai
bien compassion de ces pauvres femmes, lorsqu'elles lisent les bulletins français ; je ne leur
écris que d e u x m o t s : Un tel jour, on se portait
bien. J e n e m ' a c c o u t u m e point à cette vie. J'ai
v u l'instant d e la réunion, mais ce n'était qu'un
éclair qui a rendu la nuit plus épaisse. J e m e
101
CORRESPONDANCE
console e n p e n s a n t à l'étoile d e ma famille, qui
la mène sans lui permettre j a m a i s de s'en mêler.
Je ri ai jamais eu ce que je voulais ; voilà qui devrait
désespérer, si j e n'étais forcé d'ajouter a v e c reconnaissance, mais toujours j'ai eu ce qu'il me fallait.
Cependant, vœ soli ! A d i e u , m o n cher enfant ;
continuez à marcher dans les voies de la justice
et du courage. Pour v o u s seul je m e passe de v o u s ,
je ne dis pas sans peine, m a i s sans plainte. J e
ne cesse de m'occuper de v o u s : si v o u s quittez
c e m o n d e , je pars aussi, je ne v e u x plus b a g u e nauder. A d i e u encore ; v e n e z acheter de l'avoine,
n o u s dirons le reste.
Au Comte de Front
(?)
14 septembre 1812.
J e croyais, Monsieur le Comte, terminer ici ma
dépêche, lorsque les plus grandes nouvelles m'obligent de reprendre la p l u m e .
A v a n t de partir de la capitale, la n u i t du 2 0
a u 21 a o û t , le prince Kutusoff dit à sa f e m m e :
Nous nous reverrons heureux, ou jamais ; il se
prosterna sur le parquet e t se r e c o m m a n d a à
D i e u e n pleurant. Ceci, Monsieur le Comte, v o u s
paraîtra s'accorder peu a v e c d'autres endroits de
m a lettre ; m a i s ces sortes de disparates sont fort
c o m m u n s dans ce p a y s , et je pourrais v o u s en
raconter de plus singuliers. Il arriva à l'armée
le 29, et t o u t de suite il lui d o n n a une n o u v e l l e
disposition, qui fut très agréable a u x R u s s e s ,
parce qu'elle se t r o u v a i t plus conforme à leurs
anciens usages. Prenez u n e carte, Monsieur l e
comte, cherchez le bourg d e Mojaïsk, à quatre-
102
JOSEPH
DE
MAISTRE
v i n g t dix-neuf verstes a u sud-ouest de Moscou,
s la p o i n t e d'un angle assez aigu que forme la
Moskowa ; à dix verstes plus haut, sur la rive
droite de c e t t e rivière, se t r o u v e le village de
Borodino, trop insignifiant pour être désigné sur
les cartes, mais qui v i e n t d'acquérir u n renom
immortel.
Le prince a v a i t en face de ce village, et d e v a n t
lui encore, un ruisseau qui se décharge dans la
Moskowa ; sa droite était adossée à c e t t e rivière,
qui d o n n e son n o m à l'ancienne capitale de
l'empire ; à l'égard de sa gauche, il disait l u i - m ê m e
à Sa Majesté Impériale, dans sa relation du 3 sept e m b r e : elle est un peu en F air, mais Fart peut
la soutenir ; en effet, il la flanqua par quelques
fortifications d'usage ; c e t t e g a u c h e était comm a n d é e par le général en chef prince Bagration ;
derrière lui étaient les généraux Touczkoff et
c o m t e de Strogonoff, plus bas encore les milices
de Moscou ; enfin le prince Kutusoff a v a i t caché
d a n s les bois, et toujours du m ê m e côté, u n e grande
q u a n t i t é de troupes et d'artillerie ; le centre
occupait des hauteurs en face d u ruisseau ; l e
prince a v a i t derrière lui une profonde colonne
de sept corps, entre autres t o u t e la garde. A la
droite étaient les chasseurs.
Le 3 septembre, le prince parcourut l'armée ;
il fit porter dans les rangs l'image miraculeuse
de Smolensk ; il dit a u x soldats : Frères (c'est le
m o t russe), il n'y a plus que vous entre Fennemi
et la ville sainte (Moscou). On s'écria de t o u s
côtés : Nous mourrons tous où tu nnus as placés.
P e n d a n t c e t t e espèce de revue, un aigle plana
Sur la t ê t e du prince : il ôta son chapeau et le
salua ; sur quoi t o u t ce qui l'entourait cria :
Hurrah ! Le 5 septembre, la g a u c h e fut a t t a q u é e ,
CORRESPONDANCE
103
c o m m e on s'y a t t e n d a i t ; le c o m b a t fut déjà l o n g
e t acharné, mais le prince Bagration en sortit
vainqueur et prit m ê m e seize pièces de canon ;
le lendemain se passa en escarmouches où l'on
ne fit que se tâter ; mais le 7 était le jour fixé
par la Providence pour une des plus m é m o r a b l e s
batailles qui se soient jamais livrées. Les Français
vinrent fondre sur la gauche et sur le centre, et
rencontrèrent les Russes qui v e n a i e n t à eux. La
g a u c h e des Français, c o m m e v o u s le sentez assez,
e t la droite des Russes ne demeurèrent pas oisives,
e t il résulta de là des a t t a q u e s obliques et un cert a i n pêle-mêle dont nous n'aurons pas de sitôt
u n e idée j u s t e .
Le c o m b a t , c'est-à-dire la boucherie, c o m m e n ç a
à quatre heures du m a t i n et ne cessa de sévir
que vers la nuit. 1.500 pièces d'artillerie tiraient
du côté des R u s s e s ; cela v o u s paraîtra exagéré,
mais lorsque j'ai v o u l u dire huit cents à l ' h o m m e
le plus à portée de savoir cela, il m'a dit en riant :
doublez. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'artillerie
était formidable et qu'elle a été servie a v e c u n e
terrible précision. Napoléon a v a i t dit, a v e c l'inébranlable obstination qui est le fond de son caractère : Ou toute mon armée y périra, ou je tournerai
cette gauche ; et les Russes de leur côté a v a i e n t
dit : Nous y périrons tous ou tu ne passeras
pas.
Ceux-ci ont gagné leur formidable pari, au prix
de trente mille vies, car ils n'avouent pas un
moindre n o m b r e de morts, en s o u t e n a n t que
l'ennemi ne saurait en avoir perdu moins du
double ; on s'est b a t t u corps à corps, la m ê m e
batterie a été prise et reprise jusqu'à cinq fois,
mais, à la fin, la valeur russe l'a e m p o r t é ; ils
o n t repoussé les Français à 12 v e r s t e s et leur o n t
pris 30 canons. Sept généraux russes ont été bles-
104
JOSEPH
DE
MAISTRE
ses, m a i s la Russie m ê m e Ta été dans la p e r s o n n e
d u prince Bagration : une balle s'est logée profond é m e n t dans l'os de sa j a m b e ; o n l'a transporté
à Moscou, d'où il écrit l u i - m ê m e : Je ne sais s'il
faudra me couper la jambe. Quand o n pourrait la
sauver, l'armée n'en serait pas m o i n s privée d e
lui pour t o u t e la c a m p a g n e , et c'est u n g r a n d
malheur : c'est u n c o m p a g n o n d e Souvarof, il a
b e a u c o u p d'expérience et il est l'idole des s o l d a t s .
22 officiers du régiment des chasseurs de la garde
o n t é t é t u é s o u blessés ; o n a fait p e u de prisonniers sur les Français, l'acharnement n ' a y a n t rien
épargné. J e pense, monsieur le Comte, q u e v o u s
lirez a v e c intérêt la courte lettre qu'un h o m m e
d'esprit a écrite à son ami p e n d a n t la bataille :
« Lundi 2 6 ( N . S.). — A v a n t - h i e r , u n e affaire d e
héros ; hier, u n e escarmouche insignifiante ; a u jourd'hui, c o m b a t de héros. La terre tremble à
d i x - h u i t v e r s t e s . Les Français o n t é t é a t t a q u é s
sur leur flanc droit, é t a n t en marche sur notre
g a u c h e et a t t a q u a n t en outre. J'espère en D i e u
e t en n o s braves, et que d e m a i n n o u s r e c e v r o n s
l'ordre d'avancer ; mais t o u t ceci, les détails d e
l'armée v o u s l'apprendront bien m i e u x . Quant à
moi, je v o u s raconterai que le premier jour o ù l e
prince Kutusoff a reconnu la position, un aigle
a plané sur sa t ê t e ; il le salua e t la troupe dorée
cria : Hurrah ! Quand les R o m a i n s c o m b a t t e n t ,
il faut citer les augures. » : Signé A n s t e d (de
Strasbourg), personnage e m p l o y é à la diplom a t i e d e l'armée.
V o u s pensez bien, Monsieur le Comte, qu'on
n e saurait encore avoir rien d e certain sur l e
n o m b r e des morts ; mais, pour se former u n e
i d é e de c e t t e bataille, il suffit de citer les e x p r è s -
CORRESPONDANCE
105
fiions de c e u x qui l'ont v u e o u qui en étaient près.
L'un dit, c o m m e v o u s v o y e z , la terre tremblait
à
dix-huit verstes ; u n officier qui a c o m b a t t u dit
que Prussich-Eylau
fut un jeu à"enfants,
comparé
à Borodino. U n officier général d'un grand mérite
et de ma connaissance particulière m a n d e en propres termes : Ceux qui ont vu cette bataille ont
une idée de Venfer.
La nuit d u 10 au 11 s e p t e m b r e fut terrible
pour l'Empereur et pour n o m b r e d'autres personnes, que le premier courrier du prince Kutusoff
a v a i t instruits de la bataille c o m m e n c é e , et qui
ignoraient le succès. Enfin, le 11 au matin, jour
de la fête de l'Empereur (heureux hasard !), le
courrier t r i o m p h a n t arriva. Tout de suite on nous
i n v i t a à un Te Deum ; mais plusieurs ne furent
p a s avertis à t e m p s . L'Empereur a fait le prince
Kutusoff maréchal et lui a d o n n é 100.000 roubles ; sa f e m m e a reçu le portrait ; c'est de part
et d'autre le nec plus ultra des honneurs. L ' E m pereur a donné de plus 100.000 roubles au prince
Bagration et 5 roubles à chaque soldat qui a
c o m b a t t u à Borodino.
Cette bataille, Monsieur le Comte, ne saurait
être assez célébrée ; elle a été livrée avec u n e
valeur au-dessus de t o u t éloge, contre l'ennemi
d u genre h u m a i n , et pour t o u t ce qui reste dans
l'univers de religion, d'indépendance et de civilisation. Tout h o m m e , et surtout t o u t Européen,
doit de v i v e s actions de grâce à c e u x qui l'ont
gagnée. Cependant, si Votre Excellence me dem a n d e où nous en s o m m e s , je me garderai bien
d e répondre a u t r e m e n t que par ces m o t s : Je
rien sais rien.
Uopinione
regina del mondo est reine surtout
JOSEPH
IKK M A I S T R E
à la guerre, et surtout encore depuis que les a r m e s
à f e u o n t égalisé les h o m m e s ,
Et qu'un plomb dans un tube enchâssé par des sot*
Corome un soldat obscur va tuer le héros.
P e u de batailles sont perdues p h y s i q u e m e n t .
Vous tirez, je tire : quel a v a n t a g e y a-t-il e n t r e
nous ? D'ailleurs, qui p e u t connaître le n o m b r e
des morts ? Les batailles se perdent presque t o u jours m o r a l e m e n t ; le véritable vainqueur, c o m m e
le véritable v a i n c u , c'est celui qui croit l'être.
Les bataillons qui a v a n c e n t savent-ils qu'il y a
moins de morts de leur côté ? Ceux qui reculent
savent-ils qu'ils en ont d a v a n t a g e ? La b a t a i l l e
d'Austerlitz, donnée en Moravie, fut perdue q u a t r e
jours après à Ujhely, en Hongrie, sur q u a t r e
feuilles d e papier ; celles de P u l t u s k et de PrussichE y l a u furent bien gagnées matériellement d a n *
t o u t e la force du t e r m e ; des causes p u r e m e n t
morales annulèrent ces victoires c o m p l è t e m e n t .
Et p r é c é d e m m e n t , à Marengo, n'avait-on pas eu
l'ineffable t a l e n t de perdre une bataille gagnée ?
Il faudrait donc savoir a v a n t t o u t quel s e n t i m e n t
la bataille de Borodino a laissé dans les c œ u r s
des d e u x partis. Le R u s s e a-t-il dit dans le sien :
Le Français
ne peut me résister ? Celui-ci a-t-il
dit : C'est vrai ? Voilà la question ; mais le tempsseul peut la résoudre. Si le découragement s'ap*
proche s e u l e m e n t du cœur des Français, ils s o n t
perdus ; s'ils t i e n n e n t bon et s'ils p e u v e n t avancer,,
nous p o u v o n s encore voir d'étranges malheurs.
Les é v é n e m e n t s nous o n t révélé un grand et
terrible secret, celui de l'infériorité du n o m b r e
de notre côté ; elle est grande, Monsieur le Comte,
et Dieu veuille qu'elle diminue. Cependant l ' E m -
COfHtEÉTPOItO A*teB'
107
pereur p a y a i t au- mois d e j a n v i e r 9 4 2 . 0 0 0 h o m m e s .
Où sont-ils ? J'en parle s o u v e n t à des Russesfort instruits, e t qui c e p e n d a n t n e s a v e n t pas>
répondre. Le grand-duc a dit o u v e r t e m e n t , e t
m ê m e il a r é p é t é : A quoi noua sert cette grande
victoire ? A n'avoir plus d'armée. Ce discours est
étrange dans c e t t e bouche. Le prince K u t u s o f f
n'a p o u r t a n t e m p l o y é qu'un bataillon d e c h a q u e
régiment ; il lui reste plusieurs corps i n t a c t s ,
entre autres la garde, e t la plus grande p a r t i e
des miliciens d e Moscou, d o n t les c o m p a g n o n »
ont déjà fait des merveilles.
D a n s l'espoir d'adresser b i e n t ô t à V o t r e E x c e l lence u n h e u r e u x s u p p l é m e n t , j e la prie d'agréer
l a h a u t e e t r e s p e c t u e u s e considération a v e c la*
quelle je suis, e t c .
Au Roi de Sardaigne
Saint-Pétersbourg, 8 (20) novembre 1812.
Il serait inutile d e s'appesantir sur c e t t e f o u l e
d'affaires particulières qui o n t lieu depuis q u e
B o n a p a r t e est e n retraite. La plus r e m a r q u a b l e
est celle d u 27 octobre (8 n o v e m b r e ) , d a n s l a q u e l l e
le général P l a t o w a pris 62 pièces de canon a u x
Français. D e s relations telles q u e celles que j ' e n v o i e n e p e u v e n t guère marquer q u e les résultats»
Depuis l'affaire d e W i a s m a , d u 22 octobre ( v i e u x
style), o n a fait 10.000 prisonniers sur les F r a n ç a i s .
Le major d e Beckendorf a y a n t e u le b o n h e u r
d'intercepter d e u x lettres du vice-roi d'Italie à
Berthier, l'Empereur les a fait imprimer ; j e l e s
joins à c e t t e relation, afin qu'elles a m u s e n t a u
m o i n s en p a s s a n t S o n E x c e l l e n c e M. le C o m t e
108
JOSEPH
DE
MAISTRE
d e Front. On y v o i t une véritable agonie
militaire,
et, e n effet, la défaite du vice-roi d a t e du lendemain. L e c o m b a t eut lieu sur la grande route d e
Smolensk, près du village de Sapritino, entre
Durogobourg et D u c h o w s c h t i n a ; les Français y
perdirent 3.000 prisonniers, 62 canons et u n e
grande q u a n t i t é d ' h o m m e s t u é s par les Cosaques,
qui n e firent pas de quartier. P l a t o w , à la fin
d e son dernier bulletin, parle c o m m e se t e n a n t à
p e u près sûr de prendre le beau-fils E u g è n e ;
mais, s'il n'échappe pas, ce sera u n h o m m e embarrassant : il v a u d r a i t m i e u x qu'il fût t u é . D ' u n
autre côté, le c o m t e de W i t t g e n s t e i n v i e n t d e
battre encore les m a r é c h a u x Saint-Cyr et Victor ;
j'en reçois la nouvelle e n écrivant ceci, mais les
détails ne nous parviendront que d e m a i n . A v a n t
ce dernier coup la route n'était pas fermée, puisqu'un renfort de 2.000 h o m m e s de la garde a p u
arriver de Vilna jusqu'à u n e distance assez m é diocre de Smolensk ; mais là il a été e n v e l o p p é
par le général c o m t e Orloff-Denisoff, et obligé
d e m e t t r e bas les armes, a v e c 69 officiers. La cause
d e ces désastres et de t o u s c e u x qui suivront se
t r o u v e dans l'inflexible obstination de Bonaparte,
qui n'a jamais écouté un seul avis ; ces sortes
de caractères font merveille p e n d a n t qu'ils o n t
le v e n t en p o u p e ; mais, s'il v i e n t à tourner, leur
nature intraitable a m è n e d'incalculables désastres. Ses g é n é r a u x lui a v a i e n t dit : « Sire, v o u s
ne p o u v e z sauver l'armée qu'en sacrifiant l'artillerie » ; jamais il n'y a eu m o y e n de le persuader ; il perdra l'armée et l'artillerie. T o u t ce qui
suit est incontestable : il a c o m m e n c é la guerre
a v e c 3 9 0 . 0 0 0 h o m m e s et u n e artillerie i m m e n s e ;
a v a n t de commencer, les préparatifs seuls lui
c o û t a i e n t 200 millions ; au m o m e n t o ù j'écris,
CORRESPONDANCE
109
;
les Russes t i e n n e n t 70.000 prisonniers, 246 pièces
d'artillerie bien c o m p t é e s , et il faut de plus t e n i r
c o m p t e de celles qui ont été précipitées ou e n t e r rées : la lettre du vice-roi m o n t r e que le n o m b r e
en est grand. Celui des h o m m e s morts par le fer,
les maladies et l'intempérie, ne p e u t s'élever à
moins de 10.000 h o m m e s . J e ne crois pas qu'il
reste à N a p o l é o n , de Vilna à Smolensk, plus d e
80.000 h o m m e s , ni que dans c e t t e dernière ville
il en ait plus de 50.000 autour de lui. Quant à
l'artillerie, il est difficile de savoir ce qu'il lui
en reste ; on m e soutenait qu'à la bataille de
Borodino il y avait 2.000 pièces de chaque côté :
quoique je n e sois p a s militaire, cela m e paraissait absurde, c e p e n d a n t je n e savais que répondre
a u x personnes qui m e l'affirmaient ; m a i n t e n a n t
j e vois b e a u c o u p moins encore ce qu'on p e u t
objecter a u x bulletins français qui nous a n n o n cent 500 pièces de chaque côté. J e regarde c o m m e
certain qu'en s'avançant sur Moscou N a p o l é o n
a v a i t laissé en arrière t o u t e s ses pièces de position
ou à peu près ; t o u t cela sera r e v e n u à Smolensk.
Depuis ses malheurs, il a perdu au moins 3 0 0
pièces de canon ; je crois que si on lui en accorde
a u t a n t de t o u t calibre et sur t o u t e la route jusqu'à
Vilna, c'est encore b e a u c o u p . Mais que faire de
pièces de position dans une retraite précipitée ?
E t d'ailleurs, où sont les c h e v a u x ? La lettre du
vice-roi prouve qu'il en a perdu 1.220 dans d e u x
jours.
L'état des Français ne p e u t s'exprimer ; o n
en raconte des choses qui ressemblent au siège
de Jérusalem. Ils passent universellement pour
avoir m a n g é de la chair h u m a i n e . On assure qu'on
les a v u s faire rôtir un h o m m e ; t o u t e s les relations au moins, t a n t écrites que de v i v e v o i x ,
110
JOSEPH
DE
MAISTRE
s'aecordent pour affirmer qu'on a v u des Français couchés sur une charogne de cheval et la
dévorer à belles d e n t s . Voici encore qui est sûr :
o n a fait prisonnier u n soldat v é t é r a n portant sur
sa m a n c h e les chevrons
brisés,
marques d'un
service ancien et distingué, et qui a fait t o u t e s
les c a m p a g n e s de B o n a p a r t e , y compris celle
d ' E g y p t e ; depuis plusieurs jours il n'avait v é c u
q u e d'un peu de chair morte, et, depuis d e u x o u
trois, il n'avait rien m a n g é du t o u t . Il a été prés e n t é à M. Demidoff, h o m m e p u i s s a m m e n t riche,
qui a l e v é u n r é g i m e n t à ses frais et qui sert
c o m m e volontaire ; un dîner élégant é t a i t servi ;
il a dit a u Français prisonnier qu'il p o u v a i t
s'asseoir et manger. A la v u e de c e t t e vaisselle,
de ces v i n s , de ces m e t s délicats, le p a u v r e soldat
a é t é saisi d'un t r e m b l e m e n t subit e t universel,
tel que certainement il n'en a v a i t j a m a i s éprouvé
d e v a n t l'ennemi ; — c'est u n singulier effet de
la faim ; — ensuite il a dit : Est-il possible
qu'un
officier russe me fasse l'honneur de m'inviter à ce
bon repas, après toutes les horreurs que nous avons
commises dans les Etats de son Empereur ? J'ai
interrogé u n e foule de t é m o i n s oculaires sur l'état
moral de c e t t e foule de prisonniers, d o n t on n e
sait q u e faire ; on m'a r é p o n d u d i v e r s e m e n t . Les
uns m'ont dit qu'ils étaient toujours fort impert i n e n t s , et que surtout ils ne d e m a n d a i e n t jamais
rien ; d'autres m'ont dit le contraire. U n e d a m e
de ma connaissance a y a n t offert un billet bleu
(cinq roubles) à l'un de ces prisonniers, il a rép o n d u : Madame, je l'accepte et je vous
remercie
infiniment
; si jamais vous venez en France,
mes
parents s'empresseront
de vous les restituer.
Mais
u n e x e m p l e n'est qu'un e x e m p l e . D'ailleurs il
pourrait se faire, grâce à la conscription, que cet
CORRESPONDANCE
111
h o m m e fût d'une étoffe plus ou moins distinguée.
U n point sur lequel on s'accorde assez, c'est
qu'ils n e se plaignent pas de leur maître. L'un
d'eux disait : « Il est trop a m b i t i e u x . » Le j u g e m e n t n'est pas sévère.
Il est bien prouvé m a i n t e n a n t que Moscou,
du moins en très grande partie, n'a été brûlé
que par les Russes ; il y a m ê m e des doutes sur
le palais de P é t r o s k y ; l e seul crime direct de c e
genre qui demeure i n c o n t e s t a b l e m e n t à la charge
de N a p o l é o n , c'est la destruction du Kremlin.
A u reste, si les Russes ont brûlé leur capitale de
désespoir, le crime ne r e t o m b e pas moins sur le
féroce envahisseur.
Il est impossible de savoir o ù se t r o u v e ce
moderne Attila. On a i m e à croire qu'il s'est
arrêté à Smolensk : dans ce cas, il est pris. Il p e u t
bien encore faire c e t t e faute après t o u t e s celles
qu'il a c o m m i s e s . Celle de profanation des églises
est du genre le plus grossier : dès qu'on arrivait
dans un village, l'église é t a i t convertie en écurie
ou en boucherie ; on égorgeait quelque animal
e t l'on p e n d a i t les entrailles sur les i m a g e s des
saints. Il faut avoir perdu le sens c o m m u n pour
agir ainsi, et c e t t e conduite, i n d é p e n d a m m e n t du
crime, est encore l'excès du ridicule de la part
d'un h o m m e qui a eu t a n t de b o n t é s pour la religion m a h o m é t a n e .
Monseigneur le grand duc est parti pour l'armée il y a d e u x jours, et il passe pour certain q u e
l'Empereur le suivra de près ; on v e u t apparemm e n t le rençîre t é m o i n de quelque t r i o m p h e . E t
il y a moins d'un mois et demi q u e nous f û m e s
avertis officiellement de faire n o s p a q u e t s , après
q u e l'Empereur aurait fait les siens I
Que dire ? que penser ? D a n s l ' a t t e n t e de ce
412
JOSEPH
DE
MAISTRE)
qui peut arriver, on a peine à respirer. J e suis
obligé de finir, mais d'autres dépêches se feront
peu a t t e n d r e . J e laisse toujours M. le Comte de
Front parfaitement libre, en lui r e n o u v e l a n t mes
h o m m a g e s , de supprimer dans mes dépêches t o u t
pe qu'il croirait superflu ou peu nécessaire.
Au Même
Saint-Pétersbourg, & (âO) octobre
J e puis enfin avoir l'honneur d'apprendre à
Sa Majesté, a v e c une certitude parfaite, que l'inc e n d i e de Moscou est e n t i è r e m e n t l'ouvrage des
Russes, et n'est d û qu'à la politique terrible et
profonde qui a v a i t résolu que l'ennemi, s'il entrait
à Moscou, ne pourrait s'y nourrir ni s'y enrichir.
D a n s u n e c a m p a g n e très proche de la capitale,
on fabriquait depuis plusieurs jours t o u t e s sortes
d'artifices incendiaires, et l'on disait a u bon
peuple qu'on préparait u n ballon pour détruire
d'un seul coup t o u t e l'armée française. M. le c o m t e
R o s t o p c h i n e , a v a n t de partir, fit ouvrir les prisons et e m m e n e r les p o m p e s , ce qui est assez
clair ; ce qui ne l'est pas moins c'est q u e sa maison
a été épargnée et que sa bibliothèque m ê m e n'a
pas perdu u n livre. Voilà qui n'est pas é q u i v o q u e .
E n y réfléchissant, on v o i t qu'il ne c o n v e n a i t
n u l l e m e n t à N a p o l é o n de brûler c e t t e superbe
ville, et e n réalité il a fait ce qu'il a p u p o u r la
sauver ; mais t o u t a été inutile, les incendiaires
o b s e r v a n t trop bien les ordres reçus, e t le v e n t
à son t o u r n e servant que trop les incendiaires.
La ville a brûlé c o n s t a m m e n t d u 3 au 7, e t de
10.000 maisons (parmi lesquelles 800 hôtels) il n e
CORRESPONDANCE
113
reste qu'un peu plus de 2.000. N a p o l é o n a fait!
e x é c u t e r à mort, je ne sais d e quelle m a n i è r e ,
yjie grande q u a n t i t é de R u s s e s d o n t il a fait
-suspendre les cadavres, portant l'inscription :
incendiaires
; il a fait exécuter aussi un grand
nombre de ses soldats, mais le t o u t a é t é v a i n .
J e d o u t e que depuis l'incendie de R o m e , sous
Néron, l'œil h u m a i n ait rien v u de pareil. Ceux
qui en o n t é t é t é m o i n s ne t r o u v e n t aucune express i o n pour le décrire. Il me suffira de dire qu'à
la distance de quatre-vingt quatre verstes on
apercevait d i s t i n c t e m e n t c e t t e espèce de splendeur livide que les nuées réfléchissent d a n s les
grands incendies, et qu'un naturaliste allemand
a t t a c h é a u c o m t e Alexis R a z u m o f f s k y lui écrit
qu'à u n e distance de quinze v e r s t e s il lisait aisém e n t a u c œ u r de la nuit, à la triste lueur de cet
e m b r a s e m e n t . J e répète que la perte en richesses
d e t o u t e espèce se refuse à t o u t calcul ; mais
la Russie e t peut-être le m o n d e o n t é t é s a u v é s
par ce grand sacrifice. Le c o m t e de R o s t o p c h i n e ,
a v a n t de quitter la ville, a fait venir d e v a n t lui
d e u x d é t e n u s : l'un, Russe, d o n t le n o m m'échappe
- e n ce m o m e n t , était c o n v a i n c u d'avoir traduit en
russe u n e proclamation française qui a n n o n ç a i t
l'arrivée de N a p o l é o n ; celui-ci l'avait c o m b l é de
b o n t é dans u n collège de Paris o ù ce marchand
a v a i t été élevé. — Le grand c o m é d i e n sait b i e n
c e qu'il fait, c o m m e on v o i t . — L'autre é t a i t u n
n o m m é M o u t o n , Français, c o n v a i n c u d'avoir t e n u
des propos séditieux. R o s t o p c h i n e a dit a u premier : Vous êtes un scélérat abominable,
un traître
indigne même d'être puni par le knout et la Sibérie,
comme la patrie punit les traîtres: je vous
livre
à la vengeance du peuple. A u s s i t ô t la foule, avertie
o u n o n , D i e u le sait, a percé ce m a l h e u r e u x d e
114
JOSEPH
DE
MAISTRE
mille coups, et a traîné par les pieds dans t o u t e s
les rues son cadavre sanglant. Le gouverneur,
d'autre part, dit à Mouton : Vous êtes
coupable,
mais je vous pardonne ; allez chez les vôtres leur
dire comment
nous traitons
ici les traîtres.
Ce
second j u g e m e n t a v a i t v i s i b l e m e n t pour b u t
d'adoucir les Français ; le premier est u n e infamie
au premier chef, aussi éloignée de l'état de civilisation que le lit de Procuste ou le taureau d e
Phalaris. Le c o m t e de R o s t o p c h i n e est le b e a u frère de la princesse Alexis Galitzin et ami i n t i m e
des Golowin ; mais quoique j e sois très assidu
dans ces d e u x maisons, o ù je suis c o m b l é d'amitiés, j ' o b s e r v e c e p e n d a n t que depuis plus d'un
mois on ne m'y n o m m e plus ce personnage qui
est en effet i n e x c u s a b l e sous ce rapport.
Mon aimable compatriote, saint François d e
Sales, défendant quelque part de dire m ê m e d u
diable plus de mal qu'il n e faut, je dois dire q u e
N a p o l é o n a fait ce qu'il a pu pour éviter le c o m b l e
du malheur. Il est allé l u i - m ê m e dans les hôpit a u x , il a parlé a u x blessés russes et a fait c e
qu'il a p u pour alléger de si grands malheurs ;
mais il p o u v a i t peu, et il a été peu obéi. Quant a u
pillage, outre qu'il était p u i s s a m m e n t favorisé
par l'incendie, N a p o l é o n n e p o u v a i t l'empêcher,
car c'était la grande proie d o n t il a v a i t leurré
son armée, e t il n'avait plus d'autres m o y e n s d e
prévenir u n e révolte plus que c o m m e n c é e . L a
destruction du Kremlin est p u r e m e n t son o u v r a g e .
L'explosion fut é p o u v a n t a b l e ; u n m o t suffit :
elle d é t a c h a la cloche de Veliki-Ivan, qui t o m b a .
Le clocher l u i - m ê m e est demeuré sur pied, ainsi
que la cathédrale, mais c'est u n i q u e m e n t parce
que lès mines n e partirent pas, soit qu'elles e u s s e n t
quelque défaut, soit que les Cosaques, par u n e
115
CORRESPONDANCE
heureuse témérité, aient pu couper les b o y a u x
de c o m m u n i c a t i o n , c o m m e on me l'a assuré sans
me persuader b e a u c o u p .
Les Français, en entrant, e n v o y è r e n t u n e sauvegarde de cinq h o m m e s à l'église catholique de
Saint-Louis ; c'est la seule qui ait été épargnée,
et elle a servi d'asile à b e a u c o u p d ' h o m m e s et
de choses. T o u t le clergé russe a v a i t disparu,
e x c e p t é u n seul pope qui était demeuré en place
et qui v i n t d e m a n d e r au curé catholique s'il lui
conseillait de célébrer. Le p o p e alla d e m a n d e r la
permission — et il l'obtint — de célébrer librement, c o m m e il l'entendait. Il pria pour son
Empereur, et le jour de la naissance de ce prince,
au milieu des flammes, il chanta le Te Deum ;
ce trait est beau, mais il est unique. Il prouve
après mille autres que le courage de la conscience
a de grands droits toujours et partout.
Il peut être intéressant d'observer que, dans
une armée de 4 0 0 . 0 0 0 h o m m e s , il n'y a jamais
eu un seul ministre de la religion ni aucun signe
de culte quelconque, ce qui, je crois, ne s'est
jamais v u , m ê m e chez les peuples païens. A
Moscou, aucun Français n'a paru dans l'église
pendant les six semaines du règne français,
e x c e p t é (ceci est remarquable) cinq ou six officiers
appartenant à des maisons de l'ancienne noblesse
de France. Le reste ne paraît avoir aucune idée
quelconque de religion ; quelques-uns, à ce qu'on
m'a rapporté, ont dit : Qu'est-ce que Dieu ? Que
voulez-vous dire ? E t ce qu'il y a d ' e x t r ê m e m e n t
singulier, c'est qu'ils paraissent encore tenir au
b a p t ê m e , on ne sait pas trop pourquoi. Tous les
enfants nés p e n d a n t ces six semaines ont été
portés à l'église et baptisés.
Je sortirais d u style des relations et je prendrais
9
116
JOSEPH
DE
MAISTRE
celui de la poésie, si j'entreprenais de décrire les
cinq ou six premiers jours. T o u t e s les caves enfoncées à la fois ; u n e innombrable q u a n t i t é de brigands déchaînés et furieux ; le sang coulant dans
les rues a v e c le v i n et l'eau-de-vie, les d e u x partis
s'entr'égorgeant au milieu des flammes ; des malheureux brûlés dans leurs maisons ; les autres
fuyant sans savoir où ils allaient, et dépouillés
dans les rues des l a m b e a u x qu'ils emportaient
pour se couvrir, etc., etc. A u c u n e langue ne peut
rendre ce spectacle ni m ê m e en approcher. Malheur
mille fois à l ' h o m m e exécrable qui a causé ces
effroyables malheurs s'il ne les a pas voulus
e x p r e s s é m e n t ! Au reste, le bélier i m m o l é était
sans prix, mais il paraît qu'Isaac est s a u v é !
D e t o u t côté on se d e m a n d e : Où est Napoléon ?
On a v o u l u dire qu'il a v a i t échappé, mais rien
ne le prouve et t o u t fait croire le contraire. Depuis
l'arrivée de l'amiral à Minsk, un h o m m e seul
passerait difficilement. Le m o m e n t solennel de la
v e n g e a n c e divine est-il arrivé ? Il m'en coûte
b e a u c o u p de fermer ce paquet sans pouvoir
répondre, mais je l'ai toujours annoncée c o m m e
certaine et inévitable ; la date seule me tenait
en suspens. Quoi qu'il doive arriver, je crois de
mon devoir de laisser un peu courir ma plume
et de ne rien laisser ignorer sur l'un des plus
grands é v é n e m e n t s du monde.
Voilà la vérité à l'égard de Moscou. Sa Majesté
peut y compter c o m m e si elle a v a i t été t é m o i n
de t o u t ; je la tiens de l'autorité la plus irrécusable
et sous le sceau du plus grand secret, car ici il
faut dire que les Français ont tout fait, quoique
les gens sensés ne me s e m b l e n t guère les dupes
de cette jonglerie politique.
Napoléon a donné 6.000 roubles à un Russe,
CORRESPONDANCE
117
qui a eu la lâcheté de les accepter, pour détacher
la croix fixée sur le faîte de Veliki-Ivan et qui
a été portée à Paris c o m m e un trophée. On m'a
assuré de plus qu'à quelques pas de la tour cet
h o m m e si l â c h e m e n t courageux a été dépouillé
par les brigands, qui ne lui ont pas laissé un
kopeck.
Au Même
Saint-Pétersbourg, 17 (29) décembre 1812.
J'ai laissé Napoléon de l'autre côté de la Bérésina. Pour traverser cette rivière, il lui en a coûté
des milliers d ' h o m m e s et presque t o u t le butin
de Moscou. A peine eut-il mis le pied sur la rive
droite, qu'il ordonna de rompre le pont. On lui
montra t o u t ce qu'il laissait derrière lui, il répondit : « Que m'importent ces crapauds ! qu'ils se
tirent d'affaire c o m m e ils v o u d r o n t ». Il est charmant. Ici s'élèvent de grands cris contre l'amiral
Tchitchagoff qui, v e n a n t de Minsk, où on l'accusait déjà d'être arrivé trop tard, aurait pu, dit-on,
arrêter et prendre Napoléon. Comme il a beaucoup
d'ennemis, que ses malheurs domestiques et les
faveurs de l'Empereur a v a i e n t un peu assoupis,
ils se sont réveillés à cette occasion et l'ont extrêm e m e n t maltraité. Il a bien échappé à Sa Majesté
de dire en très petit comité : Le plan est manqué,
mais il n'a point fait t o m b e r sa critique sur
l'amiral en particulier, et jamais il ne lui a donné
signe de m é c o n t e n t e m e n t , soit que réellement il
n'ait pas tort, soit qu'il exerce toujours la m ê m e
influence sur l'esprit de l'Empereur, soit que le
maître veuille soutenir son ouvrage. A u t a n t que -
118
JOSEPH
DE
MAISTRE
j'en puis juger, je crois bien que les troupes
russes n'ont point d e supérieures dans le m o n d e
pour la valeur et l'impétuosité de l ' a t t a q u e . Quant
à ce qu'on appelle manœuvre, j e les crois u n peu
en arrière, et je d o u t e q u e N a p o l é o n d é m e n t î t
c e t t e opinion. Enfin N a p o l é o n passa la Bérésina
près de la p e t i t e ville d e Studianka, le 2 9 n o v e m b r e
(toujours n o u v e a u s t y l e ) , et il continua sa marche
sur Vilna toujours suivi et harcelé par les troupes
russes. Pour aller droit a u x résultats, j e dirai
s e u l e m e n t que, dans son chemin de la Bérésina
à Vilna i n c l u s i v e m e n t , l'ennemi perdit encore près
de 3 0 . 0 0 0 h o m m e s et 4 0 0 pièces de c a n o n . Il
paraît certain que N a p o l é o n n'est point entré à
Vilna, mais s e u l e m e n t dans ses faubourgs. D u
reste, on s'accorde p e u sur la route précise qu'il
a t e n u e et sur les précautions qu'il a prises pour
sauver sa personne. On s'accorde assez à dire
qu'en s'éloignant de Vilna il n'avait parmi ses
affidés que son beau-fils le vice-roi, Murât et
Berthier ; qu'il était v ê t u d'un simple frac sans
aucune distinction, q u ' E u g è n e au contraire était
en grande t e n u e , et que t o u t e sa suite se réduisait
à 15 lanciers polonais et 14 gardes napolitains.
J e n e réponds d'aucun d e ces détails, e t dans les
grands é v é n e m e n t s il n e faut s'attacher q u ' a u x
masses e t a u x grands résultats. Les Français ne
croyaient pas, à b e a u c o u p près, que les R u s s e s
fondraient sur Vilna a v e c t a n t de célérité; ils
ont é t é t r o m p é s à cet égard au point qu'ils prirent l'avant-garde des Russes pour l'arrière-garde
française qui n'existait plus, et qu'un aide de
c a m p de D a v o u s t e n v o y é pour la reconnaître fut
e x t r ê m e m e n t surpris de se trouver prisonnier.
Cette e x t r ê m e célérité a produit u n grand bien :
c'est q u e les Français n'eurent le t e m p s d e c o m -
CORRESPONDANCE
119
m e t t r e a u c u n désordre et ne purent brûler a u c u n
magasin. L e s R u s s e s o n t t r o u v é à Vilna des
provisions i m m e n s e s de t o u s les genres. La poursuite a c o n t i n u é jusqu'à K o w n o sur le N i é m e n ,
et dans cet intervalle ils o n t encore fait 5 à 6.000
prisonniers e t pris 22 canons, parce qu'il n'y en
avait pas 2 3 , c o m m e on l'a dit ici à la cour. Grodno
est occupé, les Russes m a r c h e n t sur Varsovie e t
K œ n i g s b e r g ; et, c o m m e o n ne sait point encore
quel parti aura pris N a p o l é o n , c e qu'il aura fait
de 1.500 h o m m e s à p e u près n u s et affamés,
qui o n t passé le N i é m e n a v e c lui, e t quelle sera
la résolution d e s nations qu'il doit traverser, il
faut s'arrêter ici. Le 25 juin dernier, il est entré
en Russie a v e c 4 8 0 . 0 0 0 h o m m e s ; plus de 100.000
sont v e n u s le j o i n d r e ; il a brûlé o u fait brûler
l'ancienne capitale, après avoir parcouru en triomphateur l ' i m m e n s e espace qui la sépare d e la
frontière ; il a effrayé la Russie e t l'Europe ; il
a forcé le chef de l'Empire à nous avertir qu'il
ne se croyait p a s sûr à Saint-Pétersbourg, e t à
préparer p u b l i q u e m e n t le transport de t o u t ce
qu'il a v a i t de plus précieux ; il a v a i t a m e n é d e s
f e m m e s , des enfants, des ouvriers de t o u t e espèce
pour fonder u n e colonie française ; il a v a i t remis
son entrée publique à Saint-Pétersbourg au print e m p s prochain, il s'en t e n a i t sûr, e t c . ; — e t le
10 décembre de la m ê m e année, c'est-à-dire trois
mois après s o n entrée à Moscou, il e s t sorti de
Vilna c o m m e u n bandit subalterne, sans argent
et sans soldats. Il s'est t r o m p é sur t o u t , e t cepend a n t il a fort bien raisonné : voilà le grand phénom è n e qu'on n'aura jamais assez admiré. D a n s les
malheureuses conférences d'Erfûrth e t de Tilsitt,
11 s'était c o n v a i n c u de son a s c e n d a n t sur l ' E m pereur. Il disait, a v a n t de c o m m e n c e r c e t t e
120
JOSEPH
DE
MAISTRE
dernière guerre : « C'est un enfant ; je le ferai
pleurer en larmes de sang ». Il l'a répété dans
une lettre qui est t o m b é e en original entre les
mains de l'Empereur. C'est lui qui a pleuré en
larmes de sang congelé ; mais qui le lui aurait
dit ? Voici donc la suite de ses pensées : 1° m o n
génie écrase celui d'Alexandre, il n'osera pas me
résister ; 2° je romprai les négociations par une
a t t a q u e brusque, et je lui ferai perdre la t ê t e ;
3° je couperai un ou plusieurs de ces corps disséminés a v e c t a n t d'imprudence sur un espace de
plus de huit cents verstes, et je les enlèverai
avec leurs magasins ; 4 ° je livre u n e grande
bataille qui termine la guerre a v e c u n prince
aussi timide ; 5° j'appellerai tous les p a y s a n s à
la liberté, et l'insurrection sera générale ; 6° le
prince Bagration étant c o u p é de Barclay de Tolly,
jamais ils ne pourront se réunir, car en Russie
c o m m e ailleurs, pour se rendre d'un point à
l'autre, la ligne droite est la plus courte ; 7° les
Russes, pour sauver leur capitale, livreront une
bataille qu'ils perdront sûrement, eu égard à leur
infériorité incontestable, surtout en cavalerie ;
8° Moscou qui renferme un peuple, et ce peuple
qui renferme la plus nombreuse et la plus opulente noblesse de l'univers, m e fournira seule
assez de trésors pour achever la c o n q u ê t e de la
Russie et de l'Europe ; 9° si t o u t m e m a n q u a i t
enfin, le chancelier est à moi et je ferai la paix.
Chacune de ces propositions est plausible ; réunies,
elles s e m b l e n t rigoureusement d é m o n s t r a t i v e s , et
cependant t o u t e s l'ont t r o m p é . L'Empereur a
dit : « J e m e rappelle u n de ses discours d'Erf ûrth :
à la guerre c'est Vobstination
qui fait tout, c'est
par elle que j'ai vaincu ; je lui prouverai que je
me rappelle ses propres leçons ». La noblesse et
CORRESPONDANCE
121
le peuple se s o n t é g a l e m e n t sacrifiés. Les n o m s
d'impôts,
de contributions,
d e subventions,
etc.,
sont trop faibles ; celui de partage m ê m e ne suffit
pas : on a d o n n é sans bornes c o m m e sans murmures. Mais c'est Moscou qui a perdu Napoléon :
s'il a v a i t suivi le conseil d e ses généraux, de ne
pas y entrer et de voler sur le maréchal à K a l o u g a ,
c'en é t a i t fait de la Russie ou de son honneur,
s u i v a n t t o u t e s les apparences, v u l'infériorité
notoire du maréchal et la désorganisation de
son armée qui était telle qu'après la bataille de
Borodino il y a v a i t 17.000 maraudeurs sur lesquels il fallut enfin faire feu, et que dans u n e
lettre confidentielle dont j'ai e u connaissance,
Kutusoff écrivait : « Mon armée m e donne plus
d'embarras q u e l'ennemi ». Mais N a p o l é o n v o u l u t
entrer à Moscou. Trois motifs purent le déterminer : l'orgueil, l'espoir du pillage, et celui de
la p a i x qu'il croyait pouvoir acheter la plus
c o m m o d é m e n t ; — mais t o u t d e v a i t le tromper.
Rien ne le surprit d'abord a u t a n t que l'absence
de t o u t e autorité. Il passa trois jours à a t t e n d r e
des d ê p u t a t i o n s qui n e se présentaient point. Son
é t o n n e m e n t était e x t r ê m e . — Mais où sont d o n c
les autorités ? — Il n'y en a point. — Le gouverneur ? — Il est parti après avoir o u v e r t les prisons et e m m e n é les p o m p e s . — E t le Sénat ? —
Il a disparu de m ê m e . — Mais les officiers subalternes, civils et militaires, le clergé, les chefs de
quartiers, etc. ? — Tout est loin. — Enfin,
l ' h o m m e le plus marquant d e Moscou se t r o u v a
être le directeur de je ne sais quelle maison d'orphelins, qui n'avait pas v o u l u quitter ses pauvres
enfants. On alla chercher cet h o m m e , on l'habilla
et o n le présenta à Napoléon. Ce fut sous c e t t e
brillante escorte qu'il entra dans la brillante
122
JOSEPH
DE
MAISTRE
capitale. Cet a b a n d o n total rendait excessivem e n t difficile t o u t e c o m m u n i c a t i o n a v e c te peuple
environnant, dont il ne p o u v a i t a b s o l u m e n t se
passer : il v o u l u t bien e n v o y e r des d é p u t é s dans
les villages voisins pour avertir les p a y s a n s que
t o u t était tranquille, qu'ils p o u v a i e n t amener
leurs denrées, que t o u t serait p a y é e x a c t e m e n t ,
etc. ; mais les p a y s a n s massacrèrent les députés
qiioique russes, et n'apportèrent rien. E n m ê m e
t e m p s les flammes s'allumèrent. Il faut l'avouer :
ces flammes ont brûlé la fortune de Napoléon.
Richelieu, conseillé par Machiavel, n'aurait pu
inventer rien de plus décisif que c e t t e é p o u v a n table mesure. Dans son dépit, Napoléon fit juger
par u n e commission militaire vingt malheureux
qu'il appelait incendiaires, et il en fit exécuter
huit ou dix qui n'avaient fait qu'exécuter des
ordres légitimes. Cependant il s'obstina encore
dans la capitale détruite. Il s'amusa à loger dans
le Kremlin et à y faire des bulletins. Qu'est-ce
qui se passait dans c e t t e t ê t e infernale ? C'est
ce qu'on ne saura jamais peut-être, du moins
parfaitement. Quelques personnes p e n s e n t que le
maréchal-prince de Smolensk, qu'on n'appelle
point en v a i n le vieux renard, a joué Napoléon,
ce qui n'est pas u n petit honneur ; qu'il est faux
que le premier ait répondu à celui-ci d'une manière aussi tranchante et aussi hautaine qu'on
le disait universellement et que je l'ai écrit moim ê m e ; qu'il répondait, au contraire, qu'il ne pouvait, lui Kutusoff, rien prendre sur lui,
suivant
les ordres qu'il avait reçus; que tout ce qu'il pouvait
faire, c'était d'envoyer à Pétersbourg,
et, en attendant, de ne rien entreprendre
(voilà le renard !).
Je n'ai pas de peine à me prêter à c e t t e supposition. Quoi qu'il en soit, Napoléon passa trente-
CORRESPONDANCE
123
huit jours à Moscou, et p e n d a n t ce t e m p s le
maréchal organisa parfaitement son armée, se
procura 60.000 h o m m e s d'excellentes recrues, en
plaça derrière lui un n o m b r e pareil (dont m ê m e
il n*a pas e u besoin) et se procura u n e ambulance
de 30.000 c h e v a u x . D e ce m o m e n t l'équilibre fut
rompu, e t jamais Napoléon n'a p u le rétablir,
quoiqu'il ait t r o u v é 50.000 h o m m e s sur s a route
à Orcha. Il paraît sûr q u ' a y a n t enfin mesuré de
l'œil le précipice qui s'ouvrait sous ses pas, il a v a i t
pris la résolution d'abandonner sa ligne d'opérat i o n s , d e v e n u e plus que chanceuse par les m a n œ u v r e s décisives du c o m t e de W i t t g e n s t e i n sur
Polock e t sur W i t t e b s k , et de se jeter sur les gouvern e m e n t s riches et pla n t u r e u x de Toula et de
Kalouga. D e là l'attaque d u 24 octobre sur
Malojaroslawetz ( g o u v e r n e m e n t de Moscou), d o n t
on n'a pas assez parlé parce qu'on n'a pas v u
d'abord q u e c'était le plus h a u t point d'une
parabole qui allait rebrousser. On nous dit m ê m e
que c'était une fausse attaque ; mais quand on
fait une fausse a t t a q u e , on n e r e v i e n t pas huit
fois à la charge. Enfin, il fallut reculer, e t ce
m o m e n t c o m m e n c e u n e suite de c a l a m i t é s que
j e crois sans e x e m p l e . Pour trouver quelque chose
de semblable o n r e m o n t e jusqu'à la défaite des
Sarrasins par Charles-Martel, à celle des H u n s
par Clovis e t Aétius, à celle des Cimbres et des
T e u t o n s par Marius ; o n s'élève jusqu'à Cambyse,
mais sans trouver de comparaison parfaite. E n
cinq mois, ou pour m i e u x dire en trois, nous
a v o n s v u disparaître un demi million d'hommes,
1.500 pièces d'artillerie, 6.000 officiers, t o u s les
bagages, t o u s les équipages, des trésors i m m e n s e s ,
t o u t ce q u e les Français e m p o r t a i e n t et t o u t ce
qu'ils a v a i e n t apporté. On m'a n o m m é un régi*
124
JOSEPH
DE
MAISTRE
m e n t de Cosaques, de 500 h o m m e s environ, dont
chaque soldat a pour sa part 84 d u c a t s . On a
donné des berlines pour 50 roubles et des montres
de Bréguet pour 25. Mais les souffrances de
l ' h o m m e passent t o u t e i m a g i n a t i o n et ne laissent,
m ê m e à l'égard du plus féroce ennemi, de place
que pour la pitié. Les h o m m e s les plus irréligieux
sont frappés de cette é p o u v a n t a b l e catastrophe à
la suite d'une guerre qui a pris plaisir à faire des
plus r é v o l t a n t s sacrifices un chapitre de sa tactique ; et pour moi, je crois que jamais Dieu n'a
dit a u x h o m m e s d'une v o i x plus haute et plus
distincte : « C'est Moi !». Les Français ont fait
les plus grands et les derniers efforts de bravoure
et de patience, ils ne se sont surtout jamais
révoltés (chose incroyable !) ; mais que peut
l ' h o m m e contre le fer, la faim et le froid réunis ?
Il a fallu périr et rendre les armes par milliers ;
3 0 0 . 0 0 0 h o m m e s sont morts ; 200.000 sont prisonniers et répandus j u s q u e sur la frontière de
la Sibérie ; 1.000 canons sont au pouvoir des
Russes, et v o n t former un m o n u m e n t pyramidal
à Moscou ; plus de 500 autres ont été enfouis
ou précipités dans les rivières par les Français
e u x - m ê m e s . Ceux qui o n t v u le spectacle de près
ne s a v e n t c o m m e n t s'exprimer. L'un écrit : J'ai
fait deux cents verstes sur des cadavres. L'autre :
Nous sommes entrés à Vilna à travers un défilé
de cadavres, etc. J e suis persuadé que Sa Majesté
lira a v e c intérêt u n e lettre qui lui tiendra lieu
de t o u t e s ; elle est de m o n frère Xavier, et j e la
choisis parce qu'elle part d'un t é m o i n oculaire
et d'une p l u m e étrangère à l'ombre m ê m e de
l'exagération.
« V i l n a , 9 / 2 1 décembre. J e ne puis t e donner
une idée de la route que j'ai faite. Les cadavres
CORRESPONDANCE
125
des Français obstruent le chemin, qui depuis,
Moscou jusqu'à la frontière (environ huit cents
verstes), a l'air d'un c h a m p d e bataille continu.
Lorsqu'on approche des villages, pour la plupart
brûlés, l e spectacle d e v i e n t plus effrayant. Là
les corps s o n t entassés, et, d a n s plusieurs endroits
où les m a l h e u r e u x s'étaient rassemblés d a n s les
maisons, ils y o n t brûlé sans avoir la force d'en
sortir. J'ai v u des maisons où plus de 50 cadavres
étaient rassemblés, et parmi e u x trois ou quatre
h o m m e s encore v i v a n t s , dépouillés jusqu'à la
chemise, par quinze degrés de froid. L'un d'eux
me dit : « Monsieur, tirez-moi d'ici ou tuez-moi ;
je m'appelle N o r m a n d de Flageac, je suis officier
c o m m e v o u s . » Il n'était pas en mon pouvoir de
l e secourir. On lui fit donner des habits, mais il
n'y a v a i t a u c u n m o y e n d e le sauver ; il fallut
l e laisser dans cet horrible lieu. U n c o m t e Berzetti
de Turin s'est dit m o n parent et m'a fait d e m a n d e r
des secours. J e lui ai e n v o y é a u s s i t ô t et m o n cheval
et u n Cosaque pour l'amener, mais le d é p ô t des
prisonniers é t a i t parti : j e n e sais ce qu'il e s t
d e v e n u . (Je le fais chercher de t o u t côté.) D e t o u t
côté et dans t o u s les c h e m i n s o n rencontre d e
ces m a l h e u r e u x qui se traînent encore mourants
d e faim et de froid ; leur grand n o m b r e fait qu'on
ne peut p a s toujours les recueillir à t e m p s , et
ils meurent pour la plupart en se rendant a u x
dépôts. J e n'en v o y a i s pas u n sans songer à cet
h o m m e infernal qui les a c o n d u i t s à cet excès
de malheur. »
La lettre t o u c h e la circonstance la plus affreuse :
c'est l'impossibilité de porter des secours. Qu on
imagine u n désert o ù l'on n e v o i t q u e de la neige,
des corbeaux, des loups et des cadavres ; voilà
la scène depuis Moscou jusqu'à la frontière, e t
B
126
JOSEPH
DE
MAISTRE
l'humanité n'y p e u t rien. Le prisonnier meurt de
froid et de faim, et il est t u é par la chaleur e t par
les a l i m e n t s . Monseigneur le grand-duc Constantin
a fait conduire l u i - m ê m e quelques-uns de ces malheureux dans ses propres cuisines, d o n n a n t ordre
qu'on e n e û t t o u t le soin possible : a u x premières
cuillerées de soupe ils sont morts. V i v a n t depuis
d e u x mois et plus de nourritures abominables,
de charognes d ' a n i m a u x et m ê m e d ' h o m m e s (car
il n'y a plus de doute sur ce point), ils e x h a l e n t
pour la plupart u n e odeur si fétide q u e trois o u
quatre d e ces m a l h e u r e u x suffisent pour rendre
u n e m a i s o n inabordable. L'immense q u a n t i t é de
cadavres a j u s t e m e n t attiré l'attention du gouvern e m e n t : à Moscou, o ù c h a q u e maison a son puits
c o m m e à Turin, c h a q u e p u i t s était encombré de
cadavres français. On a ordonné qu'on achèverait
de les combler a v e c des m a t é r i a u x et qu'ils seraient
irrévocablement fermés, sauf à en ouvrir d'autres.
Les commissaires du g o u v e r n e m e n t o n t c o m p t é
à Borodino et dans les environs 42.000 cadavres
de c h e v a u x ; et q u a n d o n songe que t o u t cela
n'est rien en comparaison des cadavres h u m a i n s ,
o n pâlit. Le g o u v e r n e m e n t a pris le parti d e les
brûler, mais il faut des forêts et b e a u c o u p de
t e m p s . Déjà de plusieurs côtés se sont manifestées
des maladies assez malignes, tandis que la peste
continue ses ravages à Odessa. Dieu n o u s soit en
aide !
L'Empereur, qui est arrivé à Vilna le 22 décembre (n. s.), m a n d e qu'il n'oubliera d e sa v i e
l'horrible spectacle d o n t il a été t é m o i n . T o u t de
suite il a chargé le général c o m t e de Saint-Priest,
officier français d u plus grand mérite (au service
de la Russie), de l'inspection générale sur tous
les prisonniers, afin qu'on leur fasse l e moins de
CORRESPONDANCE
127
mal et le plus de bien possible. Les premiers
pourront être sauvés, mais, pour t o u s c e u x qui
ont é t é faits depuis d e u x mois, j'en d o u t e . Il y
en a t o u t au moins 200.000. Qui sait si 2 0 ou
30.000 s e u l e m e n t reverront leurs foyers ?
Plusieurs n o m s très distingués se t r o u v e n t dans
c e t t e funeste barque. Le c o m t e Alfred d e Noailles,
aide d e c a m p du prince de Neuchâtel (Berthier),
a é t é t u é sur la Bérésina. On a t r o u v é sur lui le
portrait de sa f e m m e . J e l'ai v u . L e sang de
l'infortuné j e u n e h o m m e a pénétré dans la boîte
et formé u n h i d e u x croissant au bas d u portrait.
Il a v a i t v i n g t - s e p t ans et sa f e m m e en a v i n g t .
P e n d a n t qu'il était t u é sous les d r a p e a u x de
B o n a p a r t e , son frère cadet (le c o m t e Alexis)
s'échappait de France e t se rendait ici pour passer
de là e n Angleterre et tâcher de servir de quelque
manière son maître Louis X V I I I . — L ' u n sera
pris et Vautre sera laissé.
Sa Majesté Impériale a d o n n é à Vilna mille
preuves d e b o n t é et de munificence. Le prince
de Smolensk a reçu le grand cordon de SaintGeorges, qui est le nec plus ultra des honneurs
militaires. Il a dit a u x seigneurs polonais : « Messieurs, j'ai t o u t oublié, passons l'éponge sur t o u t
ce qui s'est passé, j'espère qu'à l'avenir... » On
raconte diversement la fin d e c e t t e phrase ; mais
c o m m e les souverains, obligés d e dire ces sortes
de choses, les disent m i e u x que les autres h o m m e s ,
on leur doit de n e pas les répéter, à moins qu'on
ne les ait e n t e n d u e s ou qu'on e n soit très sûr.
Où est N a p o l é o n , e t que va-t-il faire ? C'est
ce que t o u t le m o n d e d e m a n d e sans savoir répondre. L'un dit qu'il v a à Vienne, l'autre à Dresde,
l'autre à Paris t o u t droit. — II n'y a rien de sûr
encore. Quelques personnes croient qu'il pourra
128
JOSEPH
DE
MAISTRE
se faire une armée, mais la chose est impossible.
Qui voudra le suivre après c e t t e é p o u v a n t a b l e
catastrophe ? La France et l'Allemagne sont en
deuil. J e ne considère qu'un seul objet, celui des
officiers : t o u t bien e x a m i n é , il en a perdu à peu
près 8.000. C'est t o u t e la science et t o u t e l'expérience française. Comment remplir c e t t e terrible
lacune ? etc. — Enfin, nous verrons.
Voilà un beau c h a m p ouvert à la diplomatie
si elle est sage. L'Empereur a dit à V i l n a : «Messieurs, nous avons v a i n c u : m a i n t e n a n t il faut
prouver que nous s o m m e s dignes de la victoire. »
— J e le désire et l'espère de t o u t m o n cœur.
Que fera l'Autriche ? L'Empereur sera-t-il père
ou souverain ? Que feront les Français ? J e vois
un parti républicain qui n'est pas mort : u n parti
constitutionnel de quelques a m b i t i e u x qui s'empareront d u p o u p o n pour régner par u n e régence ;
un parti royaliste, etc. Que fera l'Angleterre, qui
craint la Russie en se servant d'elle, et qui a
pour intérêt d'empêcher que les d e u x couronnes
de France et d'Espagne n'appartiennent à la
même famille ? Que fera l'Espagne, qui en quatre
ans de révolution n'a pas encore produit un véritable t a l e n t dans l'ordre militaire c o m m e dans le
civil, et dont la constitution n'est qu'une œ u v r e
d'avocats ?
Il serait téméraire de prophétiser sur des évén e m e n t s qui seront décidés par t a n t d'intérêts
et de passions combinées et mises en jeu. Ce
qu'il y a de plus probable, c'est que la R é v o l u t i o n
continuera c o m m e elle a continué jusqu'ici, c'està-dire sans que les étrangers puissent s'en mêler
efficacement ; que les Français souffriront beaucoup, c o m m e il est e x t r ê m e m e n t juste, mais qu'ils
rétabliront les Bourbons en France et en E s p a g n e
CORRESPONDANCE
129
et le P a p e à R o m e , et qu'en a c c e p t a n t d'eux ou
en leur arrachant par la victoire de grandes p o s sessions, o n ne les privera pas c e p e n d a n t d'une
grande a u g m e n t a t i o n de territoire.
J e dis, c o m m e le préteur romain : PareU L'avenir
jugera ces conjectures.
A Af
116
Constance de Maistre
Saint-Pétersbourg, 20 avril 1814.
J e ne sais, ma chère Constance, par quelle v o i e
ta lettre m'est v e n u e : partie le 13 février, elle
est arrivée le 5 avril ; c'est b e a u c o u p par le t e m p s
qui court. Mais quelle bizarrerie dans les circonst a n c e s ! A u m o m e n t où je lisais v o s transports
de joie sur l'heureuse s a n t é de R o d o l p h e , moi
j'étais sur les charbons ardents, croyant, par certains signes mal interprétés, que je l'avais perdu
et qu'on m e le cachait encore. J'étais enfermé
chez moi, sans vouloir recevoir personne ni aller
dans le m o n d e . Enfin, on m e déclare qu'il a été
légèrement blessé ; mais, b i e n t ô t après, j e reçois
de lui u n e lettre de quatre pages, postérieure à
la d a t e d e c e t t e affaire, et dans laquelle il n'est
pas question de blessure. J u s q u ' à présent t o u t
va à merveille ; mais le plus b a t t u de t o u s dans
c e t t e guerre, c'est moi, ma chère a m i e ; je suis
abîmé, écrasé, abêti par c e t t e affreuse solitude à
laquelle je suis c o n d a m n é . P e n d a n t les jours o ù
j'ai p u craindre, représente-toi ma situation,
n'ayant pour t é m o i n s de mes angoisses que des
v a l e t s , qui peut-être s u p p u t a i e n t ce qu'ils gagneraient à ma mort. Toujours v o u s m'êtes nécessaires, toujours je pense à v o u s ; mais dans ces
130
JOSEPH
DE
MAISTRE
m o m e n t s , et surtout lorsque je me couchais,
lorsqu'on éteignait les bougies e t que je me
disais : « en voilà jusqu'au jour », a v e c la pensée de
m o n p a u v r e R o d o l p h e , a v e c la certitude d e ne
pouvoir fermer l'œil, e t sans avoir un être à qui
parler ; alors je v o u s désirais a v e c une telle force
qu'il m e semblait quelquefois que v o u s alliez
m'apparaître. H e u r e u s e m e n t ces terribles heures
n'ont pas duré ; mais j e n'ose pas m e croire aussi
près que t u l'imagines de cette bienheureuse
réunion vers laquelle m e s regards sont fixés depuis
si l o n g t e m p s
A u reste, m o n cher cœur, q u a n d m ê m e t o u t ira
c o m m e n o u s le désirons, il y aura encore bien
des épines à arracher ; mais il m e semble, p o u r v u
que v o u s s o y e z a v e c moi, que nous saurons nous
en tirer ; adhuc modicum (n'est-ce pas que t u sais
le latin ?), adhuc modicum, et nous y verrons à
peu près clair. J'aime à penser que c e t t e lettre
sera surannée lorsqu'elle t'arrivera ; t u diras : Fi !
Qu'est-ce q u e ce v i e u x radoteur nous dit là ?
C'est la guerre de Troie, o u peu s'en faut.
Si par hasard t u rencontres dans le m o n d e
M a d a m e d e Le Nôtre (1), t u lui diras de m a part
que j e la t r o u v e une p e t i t e folle parfaite, dans
ce qu'elle m e dit au sujet d'une certaine s o m m e
qu'elle prétend être à moi ; car c'est, au contraire,
t o u t ce qui est ici qui est à elle. J e lui ai dit pourquoi ces fonds seraient m i e u x ici. D u reste, je
suis t o t a l e m e n t exproprié. J ' a t t e n d s R o d o l p h e pour
lui céder le grand m a n i e m e n t des affaires, m o y e n nant u n e pension alimentaire et u n v ê t e m e n t
honnête, ce qui m e paraît juste. Venez, v e n e z ,
(1) Madame de Maistre.
CORRESPONDANCE
131
tous v o s emplois sont fixés : Françoise est Ministre
de l'intérieur et trésorier général ; Rodolphe, Ministre au d é p a r t e m e n t des affaires étrangères et
payeur en chef ; Adèle, secrétaire en chef pour la
politique ; et toi, pour la philosophie et la littérature ; a v e c des a p p o i n t e m e n t s égaux, et c o m m u n a u t é de fonctions pour le besoin. Moi, je serai
le Souverain, a v e c l'obligation de ne rien faire et
la permission de radoter. Si ces conditions sont
de votre goût, écrivez : Accordé ; dans le cas
contraire, allez vous promener.
Ce que tu me dis des mariages m'a fort amusé.
Pour ce qui t e concerne en particulier, ma chère
enfant, les figuiers sont faits pour porter des
figues ; cependant, j ' a c c e p t e a v e c beaucoup de
plaisir t o u t e s les choses aimables que t u me dis
sur notre inséparabilité
! J e suis transporté de
l'idée de t e voir, de te connaître, et de jouir de
tes soins t a n t que je me promènerai sur cette
petite boule. Cependant, je ne suis point égoïste ;
et si quelque h o n n ê t e h o m m e , tourné c o m m e je
l'imagine, v i e n t t e demander à moi en parlant
bien poliment, je suis prêt à t e céder, à condition
que t u viendras de t e m p s en t e m p s cultiver ta
nouvelle connaissance : ce qui, je pense, ne souffrira pas de difficulté.
Adieu, ma très chère Constance ; je te serre
sur m o n v i e u x cœur, a u t a n t que je puis sans
t'étouffer. Rien n'égale la j o y e u s e tendresse a v e c
laquelle j'ai l'honneur d'être,
Mademoiselle,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
132
JOSEPH
me
A M
DE
MAISTRE
Nicolas de Maistre
Saint-Pétersbourg, 3 (15) octobre 1814.
A u m o m e n t o ù je t'écris, ma très chère sœurcousine, je suis le plus h e u r e u x et le plus grand
seigneur d'Europe : m a famille est sur l e point
de t o m b e r dans mes bras, et m o n Souverain est
ressuscité. Il est bien vrai que je puis sans miracle
mourir de faim i n c e s s a m m e n t , mais c'est u n très
petit i n c o n v é n i e n t ; et cela s'appellera toujours
mourir au lit d'honneur.
L'établissement de ma
maison m'a j e t é dans de telles dépenses, q u e la
t ê t e m'en tourne. Ah ! ma pauvre, ça fait frémir !
Si t u m e v o y a i s acheter des draps, des serviettes,
des rideaux, etc., tu aurais c e r t a i n e m e n t bien
compassion de moi, ou bien t u n'as plus ce cousin
de c œ u r q u e je t'ai v u autrefois. Dieu sait quelles
bénédictions t u auras données à ma f e m m e et à
mes enfants, à leur passage dans la ville natale.
C o m m e n t as-tu t r o u v é m e s enfants ? N'est-ce pas
que m o n R o d o l p h e est u n brigand très passable ?
Hélas ! il a plu à Sa Majesté la P r o v i d e n c e de
séparer les inséparables ; mais elle n'ordonne pas
qu'ils s'oublient. Oh ! aimable Catafourre,
quand
je t'oublierai, je m'oublierai m o i - m ê m e . — Il y
a un peu de poésie ici ; mais c'est que l'enthousiasme m e prend t o u t e s les fois que j e pense à
ce que j'aimerai toujours et q u e je n e recevrai
plus. — Mon cœur se serre en m ê m e t e m p s ;
mais il est inutile de penser à t o u t e s ces choses,
ou du m o i n s de trop se fixer sur ces idées. Chacun
a son sort, tel est le nôtre : il m e suffit de n'avoir
pas g â t é les affaires de la famille ; mais tandis
qu'il restera sur ce p a u v r e globe d e u x descen-
CORRESPONDANCE
133
dants de ces trois excellentes dames qui nous
a t t e n d e n t , c o m m e n t pourraient-ils cesser de s'aimer e t de se désirer ? Comme je t'aime, ma chère
sœur, c o m m e je t e désire du fond de m o n cœur !
S o u v e n t je te fais visite, mais je ne sais pas me
tirer de t o n l o g e m e n t . J e me suis gâté t o u t à
fait ; les Allées de Chambéry me font peur. J e
tremble de trouver, au milieu de ces formidables
détroits des voleurs ou des spectres ; lorsque
enfin j'ai pris m o n parti, nouvel embarras, je
ne sais plus à quelle porte frapper ; es-tu dans
cet a p p a r t e m e n t où j'ai si s o u v e n t vu le
Kinkin
Perrin, et qui a c e t t e belle v u e sur la rivière ?
Ou bien es-tu de l'autre côté, sur la grande rue ?
Explique-moi t o u t cela, je t'en prie ; dis-moi où
tu reçois, où t u boudes, où t u dors, afin que je
ne t â t o n n e plus. Marthe ! Marthe I tu as choisi
la meilleure part, celle de vivre tranquille à côté
de ton homme. Pour t o n v i e u x cousin, c'est un
couratier, n'en parlons plus. Qu'est-ce que t o u t
ceci deviendra ? J e v e u x être un chien si j'en
sais u n m o t . Adieu, ma très chère cousine pour
le moins. J e t'embrasse, c o m m e dans les t e m p s
anciens, a v e c un cœur de dix-huit ans. Salue de
ma parc Nicolas, si t u le vois quelque part, et
l'excellente F a n c h e t t e , et tutti quanti. Un m o t
en particulier a u x bons La Chavanne e t à t o u t
ce que j'aime (tu ne saurais t e tromper, c'est
ce que t u aimes aussi).
Tout à toi.
A M. le Vicomte de Bonald, à Paris
Saint-Pétersbourg, 1<» (13) décembre 1814.
MONSIEUR,
J'ai reçu v o t r e lettre n° 1 a v e c une e x t r ê m e
satisfaction ; je suis fâché s e u l e m e n t que le plaisir
134
JOSEPH
DE
MAISTRE
qu'elle m'a procuré se t r o u v e si fort g â t é par le
tableau plus que triste que v o u s m ' y faites de
l'état de choses en France. J'ai b e a u c o u p m é d i t é
sur ce tableau, qui ébranle fort l'espérance, mais
sans p o u v o i r l'éteindre. J'ai sur ce point des idées
t o u t e s semblables a u x v ô t r e s ; je v o i s le mal
c o m m e v o u s le v o y e z ; m o n œil p l o n g e avec
terreur d a n s c e profond cloaque. Cependant, un
instinct invincible m e dit que nous verrons sortir
de là quelque c h o s e de merveilleux, c o m m e un
superbe œillet s'élance du fumier qui couvrait
son germe. Ce qui fait qu'on se t r o m p e sur les
c h a n g e m e n t s qu'on désire, sans les croire possibles, c'est qu'on ignore la théorie des forces
morales. L e m o n d e p h y s i q u e n'est qu'une i m a g e ,
ou, si v o u s voulez, u n e répétition d u m o n d e
spirituel : e t l'on p e u t étudier l'un dans l'autre
a l t e r n a t i v e m e n t . D e l'eau, a u t a n t qu'il e n pourrait entrer dans le dé d'une petite fille, si elle
est réduite e n v a p e u r , fait crever u n e b o m b e .
Le m ê m e p h é n o m è n e arrive dans l'ordre spirituel : u n e pensée, u n e opinion, u n a s s e n t i m e n t
simple de l'esprit, n e s o n t q u e ce qu'ils sont ;
mais si u n degré de chaleur suffisant les fait passer à l'état d e vapeur, alors ces principes tranquilles d e v i e n n e n t e n t h o u s i a s m e , fanatisme, passion en u n m o t (bonne ou m a u v a i s e ) , et, sous
cette n o u v e l l e forme, ils p e u v e n t soulever les
m o n t a g n e s . N e v o u s laissez pas décourager par
la froideur que v o u s v o y e z autour de v o u s ; il
n'y a rien d e si tranquille qu'un magasin à poudre
une demi-seconde a v a n t qu'il s a u t e . Il n e faut
que d u feu (ferte citi flammas), et c'est n o u s qui
l'avons. Sur ce point c o m m e sur t a n t d'autres,
Monsieur, je suis c o m p l è t e m e n t de v o t r e a v i s :
Hors de F Eglise, point de salut ! Cet a x i o m e , trans-
CORRESPONDANCE
135
porté d a n s la politique, e s t d'une h a u t e vérité.
La France était la France, parce que les évêques
Vavaient faite, c o m m e Fa dit l e
christianissime
Gibbon. La postérité mettra dans la balance le
X e t le X V I I I siècle, e t je crois que le premier
l'emportera pour le b o n sens, pour le caractère,
et m ê m e , dans u n certain sens, pour la science ;
car c'est une déplorable erreur de croire q u e les
sciences naturelles sont t o u t . Que m'importe qu'on
sache l'algèbre e t la chimie ? Si l'on ignore t o u t
en morale, en politique, en religion, toujours je
pourrai dire : Imminutse sunt veritates a filiis
hominum. Pour juger un siècle, il ne suffit pas
de connaître ce qu'il sait ; il faut encore tenir
c o m p t e d e ce qu'il ignore. Le nôtre, d è s qu'il
sort d ' a + f c , ne sait plus ce qu'il dit. La puissance
de la France paraît c e p e n d a n t dans ce qu'elle
fait d e m a l , a u t a n t que dans ce qu'elle a v a i t
fait de bien ; mais t o u t e l'histoire a t t e s t e que
les n a t i o n s meurent c o m m e les i n d i v i d u s . Les
Grecs e t les R o m a i n s n'existent pas plus que
Socrate e t Scipion. J u s q u ' à présent les nations
ont é t é tuées par la conquête, c'est-à-dire par
v o i e de pénétration ; mais il se présente ici une
grande question. — Une nation peut-elle mourir
e
e
sur son propre sol, sans transplantation ni pénétration, uniquement par voie de putréfaction, en
laissant parvenir la corruption jusqu'au point central, et jusqu'aux principes originaux et constitutifs qui la font ce qu'elle est ? C'est un grand et
redoutable problème. Si v o u s en êtes là, il n'y
a plus de Français, m ê m e en France ; Rome n'est
plus dans Rome, et t o u t e s t perdu. Mais je ne
puis m e résoudre à faire c e t t e supposition. J e
vois p a r f a i t e m e n t ce qui v o u s c h o q u e e t v o u s
afflige ; m a i s j'appelle à m o n secours u n e d e m e s
136
JOSEPH
DE
MAISTRE
m a x i m e s favorites qui e s t d'un grand u s a g e d a n s
la pratique : Uœil ne voit pas ce qui le touche.
Qui sait si v o u s n'êtes pas dans ce cas. e t si l'état
déplorable qui v o u s arrache d e s larmes e s t cependant autre chose q u e l'inévitable n u a n c e qui doit
séparer l'état actuel de celui q u e n o u s a t t e n d o n s ?
N o u s verrons ; o u bien nous n e verrons p a s , car
j'ai s o i x a n t e ans ainsi q u e v o u s , e t , si l e remède
est chronique c o m m e la maladie, n o u s pourrons
bien n e p a s voir l'effet. E n t o u t cas, nous dirons
en m o u r a n t : Spem bonam certamque domum
reporto. J e n'y renoncerai jamais.
J e ne v o u s dis rien de la politique, elle ressemble à t o u t le reste : les n o m s seuls o n t changé,
les principes sont les m ê m e s . Il faut prier, écrire,
et prendre patience. J e suis e n c h a n t é q u e m o n
dernier opuscule n e v o u s a i t p a s déplu ; e t v o u s
a v e z encore ajouté à ma satisfaction en m'appren a n t q u e j'avais o b t e n u de plus l'approbation
de Mgr l'évêque d'Alais e t de M. de F o n t a n e s .
J e v o u s prie e x p r e s s é m e n t , Monsieur, de vouloir
bien m e présenter à e u x dans les formes. A h !
que j e voudrais leur parler en main propre, c o m m e
dit J e a n n o t ! Mais je vois qu'il faut renoncer à
ce plaisir c o m m e à t a n t d'autres. J'ai v u u n
i n s t a n t la possibilité de voir Paris ; m a i n t e n a n t ,
il n'en e s t plus question : A visiter Paris je ne
dois plus prétendre. Cependant, il y aurait de
bonnes choses à faire dans c e t t e capitale. Criez
de t o u t e s v o s forces : Ubi sapiens ? ubi scriba ?
ubi conquisitor hujus sœculi ? — Vingt h o m m e s
suffiraient, s'ils étaient bien d'accord ; mais parmi
ce qu'il y a de meilleur chez v o u s , e t m ê m e parmi
le sel de la terre, il y a bien des erreurs. L'Eglise
gallicane, si respectable d'ailleurs, en était v e n u e
n é a n m o i n s insensiblement, par des causes qui
CORRESPONDANCE
137
d a t e n t de loin et qui v a u d r a i e n t bien la peine
d'être analysées, à se croire non pas
catholique,
mais Y Eglise
catholique.
Il était d e v e n u bien
difficile de faire entrer dans la meilleure t ê t e
française, m ê m e mitrée, que l'Eglise gallicane
n'était qu'une province de la monarchie catholique ; et qu'une assemblée provinciale du Dauphiné ou du Languedoc, s t a t u a n t sur la prérog a t i v e du roi de France, ne représenterait que
faiblement l'absurdité d'un s y n o d e italien ou
français s t a t u a n t sur celle du Pape. Gibbon a
dit quelque part : L'Eglise gallicane, placée à une
égale distance
des protestants
et des
catholiques,
reçoit les coups des deux partis.
Vous me faites
bien l'honneur sans d o u t e de croire que je sais
faire justice de l'exagération qui se t r o u v e dans
ce passage ; il ne contient pas moins une grande
leçon pour des gens qui allaient b e a u c o u p trop
loin parmi v o u s . Le tort que vos écrivains (j'ent e n d s m ê m e les bons) ont fait à l'esprit d'unité
est incalculable. Voyez Fleury, le plus dangereux
des h o m m e s qui ont t e n u la p l u m e dans les
matières ecclésiastiques (car il n'y a rien de si
dangereux que les bons mauvais livres, c'est-à-dire
les m a u v a i s livres faits par d'excellents h o m m e s
a v e u g l é s ) : a v e c son historiette ecclésiastique, faite
c o m m e on fait les châssis, en collant des feuilles
de papier bout à bout, il s'est emparé de t o u t e s
les t ê t e s ; et t o u t bachelier sevré d'avant-hier,
qui a glissé sur cette superficie, croit en savoir
a u t a n t que le cardinal Orsi.
J e relis m a i n t e n a n t à mes enfants l'excellente
Histoire de Fénelon, composée par votre illustre
ami ; c'est un ouvrage dicté par le talent le plus
pur, par la plus sévère impartialité, par lu plus
haute sagesse. Fleury, cependant, est loué dans
138
JOSEPH
DE
MAISTRE
le premier v o l u m e effusis laudibus, sans la moindre
restriction, tant le préjugé national est terrible !
D'Alembert disait toujours, le sage
Fleury ;
Voltaire disait : / / est presque philosophe ; il a
obtenu le triste honneur d'être traduit, approuvé
et c o m m e n t é par les protestants, qui ont dit
ore rotundo : Il est des nôtres. Par quelle magie
arrive-t-il qu'un écrivain ecclésiastique soit approuvé par les athées, par les protestants, et par
les é v ê q u e s de France ? Il faut qu'il soit bien
parfait.
Le Concordat est v e n u encore ajouter un nouveau mal à l'ancien. C'était encore une jolie idée
que celle de vouloir enfermer l'Église catholique
et la France dans un salon, et dans un p a y s
encore où les a p p a r t e m e n t s sont notoirement
étroits ! — C'est de ce côté que je crains infiniment, je v o u s l'avoue. Il est aisé de disserter
sur l'obéissance, mais la pratiquer ne l'est pas
autant ; il est aisé de s'écrier : Puisse ma langue
s'attacher à mon palais, si jamais je t'oublie, ô
sainte Eglise romaine ! Mais si l'on v e u t ensuite
forcer la main du Pape pour écraser un rival,
si le Souverain Pontife refuse d'aller aussi vite
que la passion, on lui écrira fort bien : Sa Majesté
saura ce qu'Elle aura à faire. — Charmant postscriptum au sermoii sur l'unité !
A M. IAmiral Tchitchagof, à Londres
Saint-Pétersbourg, 14 (26) décembre 1814.
Qu'est-ce donc que v o u s faites, m o n très cher
Amiral ? Qu'est-ce que v o u s devenez ? E t que
projetez-vous ? Tout ce qui v o u s aime ici, ou
CORRESPONDANCE
139
tout ce qui v o u s connaît (j'emploie volontiers les
s y n o n y m e s ) , a t t e n d a i t de v o u s quelque signe de
vie ; mais ceci passe mesure. J e romps le silence,
et je suis c o n v e n u a v e c M
de Swetchine, la
meilleure des amies, que je v o u s gronderai pour
elle et pour moi. Ce qu'il y a de bien singulier,
c'est que v o t r e excellent frère, soit ignorance
réelle ou discrétion, prétend n'en savoir pas plus
que nous sur votre c o m p t e , et ne peut rien nous
apprendre sur t o u t ce qui nous intéressait à
votre sujet. E t e s - v o u s anglais ? J e n'en crois
rien, malgré l'attrait de la famille. J e conçois
bien qu'elle v o u s retient, et je conçois encore
que ce lien se fortifie chaque jour, à mesure que
v o s aimables filles acquièrent des idées et des
grâces nouvelles : c e p e n d a n t j'ai peine à croire
que nous v o u s a y o n s perdu pour toujours. Il n'y
a rien que je conçoive m i e u x que le charme du
désespoir. C'est ce qui v o u s retient en Angleterre ;
mille souvenirs tendres et déchirants v o u s a t t a chent à c e t t e terre, o ù v o t r e bonheur naquit
pour durer si peu.
Moi qui ne suis qu'un ami, je suis c e p e n d a n t
visité s o u v e n t par l'ombre de v o t r e chère Elisabeth.
Elle m'apparaît toujours entre v o u s et moi ; je
crois la voir, l'entendre, et lui tenir quelques-uns
de ces discours dont elle avait la b o n t é d'écrire
de t e m p s en t e m p s quelques m o t s dans ce journal
que v o u s feuilletez le jour, et qui v o u s garde la
nuit. Combien ce m ê m e souvenir doit être horriblement d o u x pour l'époux qui l'a perdue, qui
se promène sur cette m ê m e terre où son cœur
rencontra le sien, où il entendit pour la première
fois ce oui sérieux, dont le s u i v a n t n'est qu'une
répétition légalisée, et que l ' h o m m e le plus heureux n'entend qu'une fois dans sa vie I J e voulu
m e
140
JOSEPH
DE
MAISTRE
drais q u e les o b j e t s qui v o u s environnent, et qui
n e v o u s parlent q u e d e v o t r e perte, v o u s apprissent à pleurer : v o u s auriez fait u n grand pas
vers la consolation, j e v e u x dire vers la douleur
sage. D i e u v o u s a frappé, m o n cher a m i , très
j u s t e m e n t c o m m e j u g e , et très a m o u r e u s e m e n t
c o m m e père ; il v o u s a dit : C'est moi 1 R é p o n d e z lui : Je vous connais, et v e n e z pleurer a v e c nous,
quand v o u s aurez assez pleuré ailleurs. Depuis
le 11 (23) octobre, je suis réuni à m a f e m m e et
à m e s enfants, et j e loge dans la dernière maison
que v o u s a v e z habitée. J e passe u n e partie de
ma v i e dans ce c a b i n e t o ù nous a v o n s si s o u v e n t
parlé raison. Le bureau de m a f e m m e occupe
la place de v o t r e chaise longue. J'ai beaucoup
embelli cet a p p a r t e m e n t , mais je n'ai pu trouver
encore u n m o y e n de l'agrandir, et c e t t e malheureuse impuissance m'oblige de le quitter. Venez,
Monsieur l'Amiral, v e n e z nous voir : je n'aurai
point h o n t e d'être h e u r e u x d e v a n t v o u s , bien
persuadé que v o u s n'aurez pas v o u s - m ê m e besoin
de m e pardonner. A u reste, si v o u s v e n i e z c o n t e m pler m o n ménage, il serait b i e n t ô t pour v o u s une
n o u v e l l e preuve que la fortune vend ce qu'on croit
qu'elle donne. T a n t de bonheur ne p o u v a i t m'être
d o n n é gratis. Cette résurrection générale, qui a
relevé t a n t de m o n d e , m'enfonce plus profond é m e n t dans l'abîme. Ma malheureuse patrie est
dépecée et perdue (1). J e demeure au milieu du
m o n d e sans biens, et m ê m e , dans un certain sens,
sans Souverain. Etranger à la France, étranger
à la Savoie, étranger au P i é m o n t , j'ignore m o n
sort futur. J e n'ai d e m a n d é qu'à n e pas changer
(1) Ceci se rapporte au traité de 1814, par lequel la Savoie
avait été cédée a la France.
CORRESPONDANCE
141
de place, malgré les épines déchirantes sur lesquelles on m'a couché ; j'ignore ce qui arrivera,
mais Celui qui a fait mes affaires jusqu'à présent
voudra bien, j'espère, s'en charger encore jusqu'à
la fin. Malgré m o n envie de ne pas quitter ce
pays, je n e sais quel instinct terrible me menace,
dans le fond de m o n être, de changer encore de
place. J e dis terrible, car je me défie de moi à
l'excès, et je ne puis souffrir l'idée d'entreprendre
quelque chose de n o u v e a u et de changer de théâtre.
J'aime la Russie, parce qu'il riy a ptint
d'abus,
c o m m e nous en s o m m e s c o n v e n u s s o u v e n t : de
plus, parce que j ' y ai d'excellents amis, et qu'enfin
l'habitude a rivé tous les clous qui m'y a t t a c h e n t .
J'espère que v o u s m'approuverez ; dans le cas
contraire, v e n e z me dire que j'ai tort. E n a t t e n dant, donnez-moi de v o s nouvelles et de celles
de v o t r e aimable famille. Votre c h a r m a n t e fille
c a d e t t e parle-t-elle anglais, aujourd'hui, a v e c cette
m ê m e élégance qui m ' e n c h a n t a i t dans son français enfantin ? Enfin parlez-moi b e a u c o u p de
v o u s et de t o u t ce qui v o u s intéresse, mais ne
m ' e n v o y e z point de vinaigre : je v e u x une lettre
t o u t e à l'huile d'olive.
Adieu mille fois, bon et m a l h e u r e u x ami. Votre
p e t i t ami R o d o l p h e v o u s salue t e n d r e m e n t , et
moi je v o u s serre dans mes bras, Monsieur l'Amiral,
en v o u s assurant, très i n u t i l e m e n t à ce que j'espère, de m o n t e n d r e et éternel a t t a c h e m e n t .
A M. le Chevalier de SainURéal,
à Gênes
son beau-frère,
Saint-Pétersbourg, septembre 1816.
T u m e parles dans presque t o u t e s tes lettres des
J é s u i t e s , . m o n cher ami, et toujours assez ridicu-
142
JOSEPH
DE
MAISTRE
l e m e n t ; je v e u x , une fois pour t o u t e s , t e dire
ma pensée sur ce point.
Sans doute, j'aime les Jésuites, que j'ai toujours
regardés c o m m e u n e des plus puissantes instit u t i o n s religieuses, un des plus admirables instrum e n t s d'instruction et de civilisation qui aient
existé dans l'univers. Parle à un ennemi des
Jésuites, au premier que t u trouveras sous ta
main ; demande-lui s'il a fréquenté ces Messieurs,
s'il a v a i t parmi e u x des amis, des directeurs, des
conseillers, etc. ; il t e répondra : Non, et peutêtre : Dieu m'en préserve ! E t si t u lui cites leurs
amis, il ne manquera pas de te dire qu'ils sont
amis, et qu'il ne faut pas les croire parce qu'ils
sont suspects ; en sorte que les Jésuites ne sont
véritablement connus que par ceux qui ne les connaissent pas. C'est u n magnifique t h é o r è m e qui mérite
d'être encadré.
Il n'y a rien de si niais, m o n très spirituel ami,
que ce que-tu dis après t a n t d'autres, que, puisque
les Jésuites étaient détruits,
il ne fallait pas les
rétablir : c'est-à-dire, par la m ê m e raison que :
puisque le Roi était tombé de son trône, il ne fallait
pas l'y replacer. Par quelle raison, par quelle loi,
par quelle c o n v e n a n c e , u n e excellente chose, une
fois a b a t t u e , n e doit-elle plus être relevée ? Tu
me diras : C'est une question de savoir si la chose
est excellente. Fort bien, m o n cher a m i ; et dès
qu'il sera prouvé que les Jésuites ne v a l e n t rien,
il sera prouvé aussi qu'il ne fallait pas les rétablir.
N o u s attendrons d o n c la d é m o n s t r a t i o n .
J e t e donnerai une règle sûre et facile pour
juger les hommes ainsi que les corps. Cette règle
est infaillible : t u n'as qu'à voir par qui ils sont
aimés, et par qui ils s o n t haïs. D u côté des Jésuites,
je t e nommerai t o u t ce que le m o n d e a produit
CORRESPONDANCE
143
de plus excellent dans Tordre de la sainteté, de
la science et de la politique. — E t quels sont
leurs ennemis ? Tous les e n n e m i s de Dieu, t o u s
les ennemis de l'Église, t o u s les ennemis de
l'État. — Tu me diras : Est-ce qu'il n'y a pas de
fort h o n n ê t e s gens parmi leurs ennemis ? Hélas !
oui, m o n cher ami ; mais ces honnêtes gens se
t r o u v e n t sur ce point en très m a u v a i s e compagnie,
ce qui n'arrive pas a u x amis de cette société.
Cependant, malgré la très juste affection que je
leur porte, si j'étais Ministre, je n'irais point trop
vite. J'aurais toujours d e v a n t les y e u x d e u x
a x i o m e s . Le premier est de Cicéron :
N'entreprends
jamais dans VEtat plus que tu ne peux
persuader.
L'autre est de moi, indigne : Quand tu
baignes
un fou, ne t'embarrasse
pas de ses cris. Il faut
prêter l'oreille à ces d e u x m a x i m e s , et les balancer
l'une par l'autre. J e crois bien que Gênes se
plaint ! J'ignore c e t t e manière d o n t t u me parles,
mais je gagerais qu'il s'agit de quelque fabrique
de b o u t o n s ou de lacets, supprimée peut-être pour
y substituer d'inutiles
moines II Tel est le siècle !
U n corps enseignant, prêchant, catéchisant, civilisant, i n s t i t u a n t , etc., ne v a u t pas pour lui une
échoppe de quincaillerie ; il donnerait la régénération d'une âme h u m a i n e pour u n e a u n e de
taffetas. Qu'un Souverain v i e n n e à jeter quelques
g o u t t e s d'eau rose sur c e t t e boue, elle ne m a n q u e
pas de crier : Vous me salissez ! Il faut la laisser
dire et verser double dose, à moins qu'il n'y ait
un très grand danger.
Enfin, m o n cher ami, je n'aime rien t a n t que
les esprits de famille : m o n grand-père a i m a i t les
Jésuites, m o n père les aimait, ma sublime mère
les aimait, j e les aime, m o n fils les aime, son fils
les aimera, si le Roi lui permet d'en avoir u n .
144
JOSEPH
A M
116
DE
MAISTRE
Constance de Maistre
Turin, 6 septembre 1817.
A la bonne heure ! — Quand ta lettre est dans
la poche d'un ami, on peut bien passer à la t e n dresse d'une fille quelques bouffées de ressentim e n t contre les petits-maîtres
; mais, par la voie
ordinaire, je t e renouvelle t o u t e s mes défenses,
et plus sévèrement encore que jamais. J'ai donc
reçu hier ta lettre que t u as remise a u b o n Marquis,
et je t e réponds, quoique je n'aie pas le t e m p s
de t e répondre. C'est pire qu'à Paris ; la t ê t e
me tourne. Hier m a t i n , neuf lettres, bien c o m p t é e s ,
t o m b è r e n t sur ma table, et t o u t e s lettres à prét e n t i o n , qu'il n'est pas permis de négliger. Les
visites, les devoirs de t o u t genre v o n t leur train.
J e me tuerais, si je ne craignais d e t e fâcher.
Il n'y a rien de si beau, ma chère Constance, il
n'y a rien de si tendre ni de m i e u x e x p r i m é que
t o u t ce que t u me dis ; mais, hélas ! t o u t cela est
inutile : le dégoût, la défiance, le découragement
sont rentrés dans m o n c œ u r . U n e v o i x intérieure
dit u n e foule de choses que je ne v e u x p a s écrire.
Cependant je ne dis pas que je m e refuse à rien
de ce qui se présentera naturellement ; mais je
suis sans passion, sans désir, sans inspiration, sans
espérance. J e ne vois d'ailleurs, depuis que je
suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun
signe de faveur quelconque ; enfin rien de ce
qui peut décourager u n grand c œ u r à se jeter
dans le torrent des affaires. J e n'ai pas encore
fait une seule d e m a n d e ; et, si j ' e n fais, elles
seront d'un genre qui ne gênera personne. E n
réfléchissant sur m o n i n c o n c e v a b l e étoile, je crois
CORRESPONDANCE
145
toujours qu'il m'arrivera t o u t ce que je n'attends
pas.
T u n e m e dis pas moins d'excellentes choses,
t o u t e s étrangères à c e t t e étoile et à m o n caractère.
Le capital et l'établissement dont t u me parles
sont des rêves de t o n c œ u r ; je les vénère, à cause
du p a y s d o n t ils partent : néanmoins, ils sont ce
qu'ils sont.
J e t e répète ce que j e t'ai dit si s o u v e n t sur
ce grand chapitre : J e n'ai ni ne puis avoir aucune
idée qui ne se rapporte e x c l u s i v e m e n t à vous,
mes p a u v r e s enfants !
Que m'importe à moi, qui ne suis plus qu'un
minutiste
( c o m m e dit Homère) ? E t quand je
verrais un siècle d e v a n t moi, que m'importerait
encore ? J e n'aime pas moi, je ne crois pas moi,
je m e m o q u e de moi. Il n'y a de vie, de jouissance,
d'espérance que dans toi. H y a l o n g t e m p s que
j'ai écrit dans m o n livre de m a x i m e s : L'unique
antidote contre Vègoïsme, c'est le tuisme. — C'est
toi surtout, ma chère Constance, qui m e verses
cet a n t i d o t e à rasades ; j ' e n boirai donc de ta
main et de celles d'un p e t i t nombre d'autres
tois, jusqu'à ce que je m'endorme sans avoir
jamais pleinement v é c u . A v e c de certaines dispositions, un certain élan trompeur vers la renommée, et t o u t c e qui peut l'obtenir l é g i t i m e m e n t ,
un bras de fer invisible a toujours été sur moi,
c o m m e un effroyable cauchemar qui m'empêche
de courir et m ê m e de respirer. Regarde bien la
masse qui est sur m a poitrine, et t u cesseras
d'espérer. J e ne t e cache pas c e p e n d a n t que
nombre de personnes p e n s e n t bien a u t r e m e n t :
nous verrons. E n a t t e n d a n t , je m'en tiens à m o n
éternelle m a x i m e , de supposer toujours le mal,
et de m e laisser toujours étonner par le bien.
146
JOSEPH
DE
MAISTRE
Adieu, petite follette ; jamais
assez dit combien je t'aime !
je
ne
t'aurai
Au Prince Kolonesky
Turin, 20 août 1818.
J'espère, mon cher prince, que v o u s n'attendez
pas de moi un s e n t i m e n t détaillé sur v o t r e lettre
à M. le c o m t e de C..., dans laquelle v o u s lui rendez
c o m p t e de l'ouvrage de M
de Staël. Je serais
conduit à v o u s parler, non pas de la lettre, mais
de t o u s les sujets que vous effleurez dans cette
pièce ; c'est-à-dire que je v o u s ferais un petit
livre sur un livre. J e n'ai plus assez de t e m p s
pour le dépenser ainsi. J'en serais e m p ê c h é d'ailleurs par u n e foule d'occupations qui ne me
p e r m e t t e n t pas ces parties de plaisir. Voici donc,
m o n prince, t o u t ce que j'ai à v o u s dire d'une
manière très générale. Si v o u s croyez que l'ouvrage d'une i m p e r t i n e n t e f e m m e l e t t e , qui ne
comprend pas u n e des questions qu'elle traite,
mérite un rapport officiel, à la b o n n e heure ; mais,
dans ce cas, je pense que v o t r e lettre est précisém e n t une de v o s conversations écrites, et qu'elle
pèche par une a b o n d a n c e qui v o u s nuira.
m e
Q u e l q u e soit le mérite de cette dissertation, ni
roi ni ministres ne la liront. Il faut absolument
v o u s restreindre, diviser votre sujet dans votre
pensée en certains points : par e x e m p l e , ce que
dit M
de Staël sur son père — sur la révolution
en général, — sur tel ou tel h o m m e marquant,
etc. Traitez ces différents points d'une manière
concise et pointue qui reste dans l'esprit, et v o u s
réussirez m ê m e au d é p a r t e m e n t des affaires étranm e
CORRESPONDANCE
147
gères*: si v o u s laissez v o t r e dépêche telle qu'elle
est, s o y e z sûr que v o u s n e serez p a s lu, e t que,
si on v o u s lit, on ne v o u s rendra pas la justice
que j e v o u s rends, quoique j e pense a u t r e m e n t
que v o u s sur plusieurs p o i n t s .
Vous êtes, par e x e m p l e , é v i d e m m e n t dans
l'erreur, lorsque v o u s croyez que la théorie de
la non-résistance dépend du p a y s auquel on
l'applique. Point du t o u t , m o n cher prince : la
question est la m ê m e dans t o u s les p a y s , ce que
j'aurai le plaisir de v o u s démontrer, si v o u s le
voulez, la première fois que j'aurai l'honneur de
v o u s voir ; le t e m p s m e m a n q u e pour verser de
semblables dissertations sur le papier.
J e n e crois p a s trop n o n plus à v o t r e formule
universelle d u devoir : c'est u n e abstraction qui
s'évapore dès qu'on en v i e n t à l'application.
Personne n'a jamais d o u t é ni surtout s o u t e n u
qu'il ne faille pas faire son devoir ; la question
est de savoir ce que c'est que le devoir, dans telle
ou telle occasion ? E t , dans ce cas, que signifie
la règle universelle ? — R i e n ; — c'était le cas
de M. Necker. Ses amis v o u s diront e t v o u s
embrasseront peut-être en v o u s p r o u v a n t , à leur
manière, qu'il faisait son devoir lorsqu'il proposait la c o n s t i t u t i o n anglaise à la France.
Le premier malheur de m a d a m e sa fille f u t de
n'être p a s n é e catholique. Si c e t t e loi réprimante
e û t p é n é t r é son cœur, d'ailleurs assez bien fait,
elle e û t é t é adorable, a u lieu d'être fameuse.
Le second malheur pour elle fut de naître dans
un siècle assez léger e t assez corrompu pour lui
prodiguer u n e admiration qui a c h e v a de la gâter.
S'il lui a v a i t plu d'accoucher e n public d a n s la
chapelle de Versailles, on aurait b a t t u des mains.
148
JOSEPH
DE
MAISTRE
Un siècle plus sage aurait bien su la rendre estimable, en la m e n a ç a n t du mépris.
Quant à ses ouvrages, on peut dire, sans faire
un jeu de m o t s , que le meilleur est le plus mauvais : il n'y a rien de si médiocre que t o u t ce
qu'elle a publié jusqu'à l'ouvrage sur F Allemagne.
D a n s celui-ci elle s'est un peu élevée, mais nulle
part elle n'a d é p l o y é un talent plus distingué
que dans ses Considérations
sur la
Révolution
française.
Par malheur c'est le t a l e n t du mal.
T o u t e s les erreurs de la R é v o l u t i o n y sont concentrées e t sublimées. T o u t h o m m e qui peut lire
cet ouvrage sans colère peut être n é en France,
mais il n'est pas Français.
Quant a u x autres h o m m e s , je n'ai r i e n ' à dire.
U n e de m e s dernières conversations a v e c le frère
que je n e cesserai de pleurer, roula sur le dernier
ouvrage de M
de Staël. Il n e v o y a i t rien de
si contraire à n o s principes, et certes il a v a i t
bien raison. B o i v e qui voudra l'élixir du protest a n t i s m e , du philosophisme, et de t o u t e autre
drogue en isme. Pour moi, je n'en v e u x point. J e
le mettrai dans ma b o u c h e c e p e n d a n t , car il
faut t o u t connaître ; mais je le rejetterai bientôt
en disant d e v a n t qui voudra l'entendre : Je n'aime
pas cela.
Quand on méprisera ces sortes d'ouvrages a u t a n t
qu'ils le méritent, la révolution sera finie.
U n e f e m m e p r o t e s t a n t e prenant p u b l i q u e m e n t
un archevêque catholique à partie, et le réfutant
sur l'origine divine de la souveraineté, peut
amuser sans d o u t e certains spectateurs ; chacun
a son g o û t : mais, pour moi, je préfère infiniment
Polichinelle de la place Château, il est plus décent
et non moins raisonnable.
T o u t ceci, m o n prince, ne déroge nullement
m e
CORRESPONDANCE
149
au talent qui a rendu c o m p t e des Considérations ;
mais si v o u s jugez cette brillante guenille digne
d'un rapport officiel, j'insiste pour q u o v o u s lui
donniez u n e forme plus concise et plus pénétrante.
J'aurais été m o i - m ê m e moins concis, si j'avais
p u garder le manuscrit plus l o n g t e m p s ; mais
c'en est assez pour v o u s faire connaître ma manière
de voir en général, et v o u s m e pardonnerez sûrem e n t m a franchise. V o u l e z - v o u s laisser partir
votre lettre telle qu'elle est ? J e v o u s loue sur
ce qu'elle pourrait être. Elle est pleine d'esprit
et de traits raisonnables, qui étincellent sur le
fond de la question.
Adieu mille fois, m o n prince. J e v o u s prie
d'agréer l'assurance de m e s s e n t i m e n t s que v o u s
connaissez, et qui n e finiront j a m a i s .
A M. le Chevalier
dVlry
Turin! 5 septembre 1818.
Combien l ' h o m m e est m a l h e u r e u x ! E x a m i n e z
bien. — D a n s l'enfance, d a n s l'adolescence, o n a
devant soi l'avenir et les illusions ; mais, à m o n
âge, q u e reste-t-il ? On se d e m a n d e : qu'ai-je
v u ? D e s folies et des crimes. On se d e m a n d e
encore : et que verrai-je ? Même réponse plus
douloureuse. C'est à c e t t e é p o q u e surtout q u e
t o u t espoir nous est défendu. N é s fort mal à
propos, trop t ô t o u trop tard, n o u s a v o n s e s s u y é
t o u t e s les horreurs de la t e m p ê t e s a n s p o u v o i r
jouir d e ce soleil qui ne se lèvera que sur n o s
t o m b e s . S û r e m e n t D i e u n'a p a s r e m u é t a n t de
choses pour ne rien faire ; mais, franchement,
méritons-nous de voir de plus b e a u x jours, nous
150
JOSEPH
DE
MAISTRE
que rien n'a p u convertir, je n e dis pas à la religion, mais au b o n sens, et qui ne s o m m e s pas
meilleurs q u e si n o u s n'avions v u a u c u n miracle ?
Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de
m'adresser la m ê m e question que je Us dans votre
lettre : « Pourquoi n'écrivez-vous pas sur l'état
actuel de la France ? » J e fais toujours la m ê m e
réponse : D u t e m p s de la canaillocratie, je pouvais,
à m e s périls e t risques, dire la v é r i t é à ces inconcevables souverains ; mais aujourd'hui c e u x qui
se t r o m p e n t s o n t d e trop b o n n e s maisons pour
qu'on puisse se permettre de leur dire la vérité !
La r é v o l u t i o n est bien plus terrible que du t e m p s
de Robespierre ; en s'élevant, elle s'est raffinée.
La différence est du mercure au sublimé corrosif.
J e n e v o u s dis rien de l'horrible corruption des
esprits, v o u s en t o u c h e z v o u s - m ê m e les princip a u x s y m p t ô m e s . Le m a l est tel, qu'il annonce
é v i d e m m e n t une e x p l o s i o n divine ; mais q u a n d ?
c o m m e n t ? A h ! ce n'est pas à nous à en connaître
les t e m p s . Le problème peut c e p e n d a n t être
résolu d'une manière indéterminée. Quand verronsn o u s la fin du mal ? Quand les h o m m e s pleureront
le mal, au lieu de dire en r i c a n a n t : « Diable, ces
gens-là sont tous ! » A propos de diable, v o u s
a v e z bien raison sur Son E x c e l l e n c e monsieur
S a t a n . Sans d o u t e il est h e u r e u x c o m m e u n roi,
et c o m m e n t ne le serait-il pas, puisque tout se
fait par lui, pour lui, s u i v a n t lui, et d'après lui ?
A j o u t o n s que ses délégués agissent c o m m e lui ;
ainsi rien n'y m a n q u e . La révolution é t a n t comp l è t e m e n t s a t a n i q u e , c o m m e je l'ai dit dans le
livre que v o u s a v e z eu la b o n t é de relire, elle
ne p e u t être v é r i t a b l e m e n t t u é e que par le principe contraire. La contre-révolution sera angélique o u il n'y en aura point, mais ceci n e m e paraît
CORRESPONDANCE
151
pas possible. L'Europe est dans u n é t a t extraordinaire et violent qui a n n o n c e u n c h a n g e m e n t
inévitable. La folie biblique d o n t v o u s m e parlez
est quelque chose de surnaturel et qui mérite
grande a t t e n t i o n : les apôtres surtout de cette
nouvelle mission sont parfaits. Laissez-les faire.
Il serait plus qu'inutile de v o u s parler du Congrès.
Il suffit de dire u n e chose : si ces messieurs m e t t e n t la m a i n à la religion, ce qui n e serait pas du
t o u t impossible, ce sera, d'une manière o u d'une
autre, u n e grande é p o q u e du christianisme. Après
tout, m o n très cher Chevalier, n'oublions jamais
l'emblème de la vérité : u n soleil offusqué par
des n u a g e s et, pour devise : Nubila vincet. Toujours il y aura des nuages, et toujours le soleil
s'en moquera. Burke, ou je ne sais quel autre,
disait que jamais il n'y a v a i t de grands bals en
Europe si la France et l'Angleterre n e p a y a i e n t
les violons. La chose est vraie- dans t o u s les sens,
et se vérifiera de n o u v e a u d'une manière éclat a n t e dans la grande révolution morale qui se
prépare. Contre t o u t e s les apparences imaginables,
le m o u v e m e n t c o m m e n c e r a par la France, et
l'étonnant prosélytisme de ce peuple fera pardonner tout le mal qu'il a fait.
Ue
A M
Constance de Maistre
Turin, 21 février 1820.
Mon très cher enfant, je n'ai qu'à signer t o u t
ce q u e t u me dis dans t o n i n e s t i m a b l e lettre d u 19.
Il n'y a rien de plus vrai, rien de plus éloquent ;
j'en ai été e n c h a n t é , j e t'assure. Mais sais-tu ce
que c'est que ce crime affreux ? J e v i e n s de
152
JOSEPH
DE
MAISTRE
l'écrire à ton oncle : c'est Vépouvantable
assurance
de la restauration
française.
Tout ce que t u dis
sur le Roi est vrai ; c e p e n d a n t il y a encore dans
le fond de ce cœur je ne sais quels a t o m e s qui
v i e n n e n t de saint Louis. Il a dit à quelqu'un en
confidence : « Vous êtes surpris des concessions
que je fais a u x libéraux ; il y en a quatre qu'ils
n'obtiendront jamais de moi : les Frères de la
Doctrine chrétienne, les Jésuites et les Suisses. »
(J'oublie l'autre.) Au reste t o u t me porte à croire
que les affaires de la France se lient à des événem e n t s généraux et i m m e n s e s qui se préparent,
et dont les éléments sont visibles à qui regarde
bien ; mais ce m a j e s t u e u x a b î m e fait tourner la
tête : j'aime m i e u x regarder ma pzupèe, qui me
fait du bien au cœur et point de mal à la t ê t e .
Viens donc, ma chère enfant, viens te réunir à
moi ; n o u s reprendrons notre ménage c o m m e nous
pourrons. J e t'ai dit u n e des grandes raisons qui
s'opposent à m o n v o y a g e en Savoie : si je ne puis
les surmonter, je t e verrai quatre jours plus tard.
Le grand crime du 13 éclipse le Pape, déjà
repoussé dans l'ombre par le g o u v e r n e m e n t . Tu
as dû observer que t o u s les j o u r n a u x se sont tus,
même c e u x qui a v a i e n t promis de parler ; j'entends bien qu'en m e t t a n t la main sur l'issue d'une
fontaine, on ne réussit qu'à la faire jaillir plus
loin un i n s t a n t après ; mais, en a t t e n d a n t , elle
cesse de couler. R u s a n d m'écrit par ce courrier
qu'après u n m o u v e m e n t assez vif, l'écoulement
s'est t o u t de suite arrêté, et que la v e n t e va très
l e n t e m e n t . Qui pourrait penser à m o n livre après
ce qui s'est passé ? D a n s vingt ans peut-être il
en sera question. A u reste, je pense c o m m e toi
sur m o n caractère, et je passe volontiers c o n d a m nation sur le côté faible. Dieu le fit pour
penser,
CORRESPONDANCE
153
et non pas pour vouloir. J e ne sais pas agir, j e
passe m o n t e m p s à contempler. Ipse fecit nos,
et non ipsi njs.
Adieu, ma chère Constance, ma poupée,
follentine, aut si quid est dulcius.
ma
Considérations sur la France
079(9
La Providence mène les Révolutions : telle est l'idée
fondamentale des Considérations sur la France. De Maistre
en avait la preuve dans l'histoire de la révolution qui a
sauvé la France, dans le détail même des persécutions
qui ont accablé l'Église en France. Ainsi apparaît l'unité
des trois extraits que Ton lira d'abord.
La Providence et les Révolutions
Certaines mesures qui sont au pouvoir de
l h o m m e , produisent régulièrement certains effets
dans le cours ordinaire des choses ; s'il m a n q u e
son b u t , il sait pourquoi, o u il croit le savoir ; il
connaît les obstacles, il les apprécie, et rien ne
l'étonné.
Mais dans les t e m p s de révolutions, la chaîne
qui lie l ' h o m m e se raccourcit b r u s q u e m e n t , son
action diminue, et ses m o y e n s le t r o m p e n t . Alors
entraîné par u n e force i n c o n n u e , il se dépite
contre elle ; et, a u lieu de baiser la m a i n qui le
serre, il la méconnaît ou l'insulte.
Je n'y comprends rien, c'est le grand m o t du
a
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
155
jour. Ce m o t est très sensé, s'il n o u s r a m è n e à la
cause première qui d o n n e dans ce m o m e n t un
si grand spectacle a u x h o m m e s ; c'est une sottise,
s'il n'exprime qu'un dépit o u u n a b a t t e m e n t
stérile.
« C o m m e n t d o n c (s'écrie-t-on d e t o u s côtés) ?
les h o m m e s les plus coupables de l'univers triomp h e n t d e l'univers ! U n régicide affreux a t o u t
le succès que p o u v a i e n t en a t t e n d r e c e u x qui l'ont
c o m m i s ! La monarchie est engourdie dans t o u t e
l'Europe ! Ses e n n e m i s t r o u v e n t des alliés jusque
sur les trônes i T o u t réussit a u x m é c h a n t s ! Les
projets les plus g i g a n t e s q u e s s ' e x é c u t e n t de leur
part sans difficulté, t a n d i s que le b o n parti est
m a l h e u r e u x e t ridicule dans t o u t ce qu'il entreprend ! L'opinion poursuit la fidélité dans t o u t e
l'Europe ! Les premiers h o m m e s d ' E t a t se t r o m p e n t i n v a r i a b l e m e n t 1 les plus grands généraux
sont h u m i l i é s ! etc. »
Sans d o u t e , car la première condition d'une
révolution décrétée, c'est que t o u t ce qui p o u v a i t
la prévenir n'existe pas, et q u e rien n e réussisse
à c e u x qui v e u l e n t l'empêcher. Mais j a m a i s l'ordre
n'est plus visible, j a m a i s la P r o v i d e n c e n'est plus
palpable q u e lorsque l'action supérieure se substit u e à celle de l ' h o m m e et agit t o u t e seule : c'est
ce que nous v o y o n s dans c e m o m e n t .
Ce qu'il y a de plus frappant d a n s la R é v o l u t i o n
française, c'est c e t t e force e n t r a î n a n t e qui courbe
t o u s les obstacles. Son tourbillon e m p o r t e c o m m e
u n e paille légère t o u t ce q u e la force h u m a i n e
a s u lui opposer : personne n'a contrarié sa marche i m p u n é m e n t . La pureté des motifs a p u
illustrer l'obstacle, mais c'est t o u t ; et c e t t e force
jalouse, m a r c h a n t i n v a r i a b l e m e n t à son but,
rejette é g a l e m e n t Charette, D u m o u r i e z et Drouot.
156
JOSEPH
DE
MAISTRE
On a remarqué, a v e c grande raison, que la
R é v o l u t i o n française m è n e les h o m m e s plus que
les h o m m e s ne la m è n e n t . Cette o b s e r v a t i o n est
de la plus grande justesse ; et quoiqu'on puisse
l'appliquer plus ou moins à t o u t e s les grandes
révolutions, c e p e n d a n t elle n'a jamais été plus
frappante qu'à cette époque.
Les scélérats m ê m e qui paraissent conduire la
R é v o l u t i o n , n'y entrent que c o m m e de simples
instruments ; et, dès qu'ils ont la prétention de
la dominer, ils t o m b e n t i g n o b l e m e n t . Ceux qui
ont établi la république, l'ont fait sans le vouloir
et sans savoir ce qu'ils faisaient ; ils y ont été
conduits par les é v é n e m e n t s : un projet antérieur
n'aurait pas réussi.
J a m a i s Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le g o u v e r n e m e n t révolutionnaire
et le régime de la Terreur ; ils y furent conduits
insensiblement par les circonstances, et jamais
on ne reverra rien de pareil. Ces h o m m e s , excessiv e m e n t médiocres, exercèrent sur u n e nation
coupable le plus affreux despotisme d o n t l'histoire
fasse m e n t i o n , et s û r e m e n t ils étaient les h o m m e s
du r o y a u m e les plus é t o n n é s de leur puissance.
Mais au m o m e n t m ê m e où ces t y r a n s détestables eurent comblé la mesure de crimes nécessaire à cette phase de la révolution, u n souffle
les renversa. Ce pouvoir gigantesque qui faisait
trembler la France et l'Europe ne tint pas contre
la première a t t a q u e ; et, c o m m e il ne d e v a i t y
avoir rien de grand, rien d'auguste dans une
révolution t o u t e criminelle, la Providence v o u l u t
que le premier c o u p fût porté par des
septembriseurs, afin que la justice m ê m e fût infâme.
S o u v e n t on s'est é t o n n é que des h o m m e s plus
que médiocres aient m i e u x jugé la R é v o l u t i o n
CONSIDERATIONS
<5UR LA F R A N C E
157
française que des h o m m e s du premier t a l e n t ;
qu'ils y aient cru fortement, lorsque des politiques c o n s o m m é s n'y croyaient point encore.
C'est q u e c e t t e persuasion était une des pièces
de la R é v o l u t i o n , qui ne p o u v a i t réussir que par
l'étendue et l'énergie de l'esprit révolutionnaire,
ou, s'il est permis de s'exprimer ainsi, par la foi
à la révolution. Ainsi, des h o m m e s sans génie et
sans connaissances ont fort bien c o n d u i t ce qu'ils
appelaient le char révolutionnaire
; ils ont t o u t osé
sans crainte de la contre-révolution ; ils ont
toujours marché en a v a n t , sans regarder derrière
e u x ; e t t o u t leur a réussi, parce qu'ils n'étaient
que les i n s t r u m e n t s d'une force qui en savait
plus q u ' e u x . Ils n'ont pas fait d e fautes dans
leur carrière révolutionnaire, par la raison que
le flûteur de Vaucanson ne fit j a m a i s de notes
fausses.
Le torrent révolutionnaire a pris successivem e n t différentes directions ; et les h o m m e s les
plus m a r q u a n t s dans la R é v o l u t i o n n'ont acquis
l'espèce de puissance et de célébrité qui p o u v a i t
leur appartenir, qu'en s u i v a n t le cours du m o m e n t : dès qu'ils ont v o u l u le contrarier, ou seulem e n t s'en écarter en s'isolant, en travaillant trop
pour eux, ils ont disparu de la scène.
V o y e z ce Mirabeau qui a t a n t marqué dans
la R é v o l u t i o n : au fond, c'était le roi de la halle*
Par les crimes qu'il a faits, et par ses livres qu'il
a fait faire, il a secondé le m o u v e m e n t populaire :
il se m e t t a i t à la suite d'une masse déjà mise en
m o u v e m e n t , et la poussait dans le sens déterminé ;
son p o u v o i r ne s'étendit jamais plus loin : il
partageait a v e c un autre héros de la R é v o l u t i o n
le pouvoir d'agiter la m u l t i t u d e , sans avoir celui
de la dominer, ce qui forme le véritable cachet
158
JOSEPH
DE
MAISTRE
de la médiocrité dans les troubles politiques. D e s
f a c t i e u x moins brillants, et en effet plus habiles et
plus puissants que lui, se servaient de son influence
pour leur profit. II t o n n a i t à la tribune, et il était
leur d u p e . Il disait, en m o u r a n t , que s*il avait
vécu, il aurait rassemblé les pièces éparses de la
monarchie ; et lorsqu'il a v a i t v o u l u , dans le m o m e n t d e sa plus grande influence, viser s e u l e m e n t
au ministère, ses subalternes l'avaient repoussé
c o m m e u n enfant.
Enfin, plus o n e x a m i n e les personnages en
apparence les plus actifs d e la R é v o l u t i o n , e t plus
on t r o u v e en e u x quelque chose de passif et de
m é c a n i q u e . On n e saurait trop le répéter, ce n e
sont point les h o m m e s qui m è n e n t la R é v o l u t i o n ,
c'est la R é v o l u t i o n qui emploie les h o m m e s . On
dit fort bien, q u a n d o n dit qu'elle va toute seule.
Cette phrase signifie q u e jamais la D i v i n i t é ne
s'était m o n t r é e d'une manière si claire dans
a u c u n é v é n e m e n t h u m a i n . Si elle emploie les
i n s t r u m e n t s les plus vils, c'est qu'elle p u n i t pour
régénérer.
La Révolution a sauvé la France
Qu'on y réfléchisse bien, o n verra que, l e mou"
v e m e n t révolutionnaire u n e fois établi, la France
e t la monarchie n e p o u v a i e n t être s a u v é e s que
par le jacobinisme.
Le roi n'a j a m a i s e u d'allié ; et c'est u n fait
assez é v i d e n t , pour qu'il n'y ait a u c u n e imprudence à l'énoncer, q u e la coalition en v o u l a i t à
l'intégrité de la France. Or, c o m m e n t résister à
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
159
la coalition ? Par quel m o y e n surnaturel briser
l'effort de l'Europe conjurée ? Le génie infernal
de Robespierre p o u v a i t seul opérer ce prodige.
Le g o u v e r n e m e n t révolutionnaire
endurcissait
l'âme des Français, en la t r e m p a n t dans le sang :
il exaspérait l'esprit des soldats, et doublait leurs
forces par u n désespoir féroce et u n mépris de la
vie, qui t e n a i e n t d e la rage. L'horreur des échafauds, p o u s s a n t le c i t o y e n a u x frontières, alim e n t a i t la force extérieure, à mesure qu'elle
anéantisait jusqu'à la moindre résistance dans
l'intérieur. T o u t e s les vies, t o u t e s les richesses,
t o u s les pouvoirs étaient dans les mains du p o u voir révolutionnaire ; et ce monstre d e puissance,
ivre de s a n g et de succès, p h é n o m è n e é p o u v a n table qu'on n'avait j a m a i s v u , et que sans d o u t e
on n e reverra j a m a i s , était t o u t à la fois u n châtim e n t é p o u v a n t a b l e pour les Français et le seul
m o y e n de s a u v e r la France.
Que d e m a n d a i e n t les royalistes, lorsqu'ils dem a n d a i e n t u n e contre-révolution telle qu'ils l'imaginaient, c'est-à-dire, faite b r u s q u e m e n t e t par
la force ? Ils d e m a n d a i e n t la c o n q u ê t e de la
France ; ils d e m a n d a i e n t d o n c sa division, l'anéant i s s e m e n t de son influence e t l'avilissement de
son roi, c'ést-à-dire, des massacres de trois siècles,
peut-être ; suite infaillible d'une telle rupture
d'équilibre. Mais nos n e v e u x , qui s'embarrasseront très peu de nos souffrances, e t qui danseront
sur nos t o m b e a u x , riront de notre ignorance
actuelle ; ils se consoleront a i s é m e n t des e x c è s
que n o u s a v o n s v u s , et qui auront c o n se r v é
l'intégrité du plus beau royaume après celui du ciel.
160
JOSEPH
DE
MAISTRE
La Révolution irréligieuse
a été l'instrument de la Providence
On ne saurait nier que le sacerdoce, e n France,
eût besoin d'être régénéré ; et, q u o i q u e j e sois
fort loin d'adopter les déclamations vulgaires sur
le clergé, il n e m e paraît pas m o i n s i n c o n t e s t a b l e
que les richesses, le l u x e e t la p e n t e générale des
esprits vers le relâchement, a v a i e n t fait décliner
ce grand corps ; qu'il était possible s o u v e n t de
trouver sous le camail un chevalier a u lieu d'un
apôtre ; et qu'enfin, dans les t e m p s qui précédèrent
i m m é d i a t e m e n t la R é v o l u t i o n , le clergé était
descendu, à peu près a u t a n t que l'armée, d e la
place qu'il a v a i t o c c u p é e d a n s l'opinion générale.
Le premier coup porté à l'Eglise fut l'envah i s s e m e n t de ses propriétés ; le second fut le
serment c o n s t i t u t i o n n e l : et ces d e u x opérations
t y r a n n i q u e s c o m m e n c è r e n t la régénération. Le
serment cribla les prêtres, s'il est permis de
s'exprimer ainsi. T o u t ce qui l'a prêté, à quelques
e x c e p t i o n s près, d o n t il est permis de n e pas
s'occuper, s'est v u c o n d u i t par degrés d a n s l'abîme
du crime et de l'opprobre : l'opinion n'a qu'une
v o i x sur ces a p o s t a t s .
Les prêtres fidèles, r e c o m m a n d é s à c e t t e m ê m e
opinion par u n premier a c t e de fermeté, s'illustrèrent encore d a v a n t a g e par l'intrépidité a v e c
laquelle ils surent braver les souffrances e t la
mort m ê m e pour la défense d e leur foi. Le m a s sacre des Carmes est c o m p a r a b l e à t o u t ce que
l'histoire ecclésiastique offre d e plus b e a u d a n s
ce genre.
La t y r a n n i e qui les chassa d e leur patrie par
milliers, contre t o u t e justice e t t o u t e pudeur,
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
161
fut sans d o u t e ce qu'on p e u t imaginer de plus
r é v o l t a n t ; m a i s sur ce point, c o m m e sur t o u s les
autres, les crimes des t y r a n s de la France d e v e naient les i n s t r u m e n t s de la Providence. Il fallait
p r o b a b l e m e n t que les prêtres français fussent
montrés a u x n a t i o n s étrangères ; ils o n t v é c u
parmi des n a t i o n s p r o t e s t a n t e s , et ce rapprochem e n t a b e a u c o u p diminué les haines et les préjugés.
L'émigration considérable d u clergé, et partilièrement des é v ê q u e s français, en Angleterre,
me paraît surtout u n e é p o q u e remarquable. Sûrem e n t , on aura prononcé des paroles de p a i x ;
sûrement, on aura formé des projets de rapproc h e m e n t s p e n d a n t c e t t e réunion extraordinaire !
Quand o n n'aurait fait que désirer e n s e m b l e , ce
serait b e a u c o u p . Si j a m a i s les chrétiens se rapprochent, c o m m e t o u t les y i n v i t e , il s e m b l e que la
motion doit partir de l'église d'Angleterre. Le
presbytérianisme fut u n e œ u v r e française, et par
c o n s é q u e n t u n e œ u v r e exagérée. N o u s s o m m e s
trop éloignés des sectateurs d'un culte t r o p peu
substantiel : il n'y a pas m o y e n de nous entendre.
Mais l'église anglicane, qui nous t o u c h e d'une
m a i n , t o u c h e de l'autre c e u x que nous ne p o u v o n s
toucher ; et quoique, sous u n certain point de v u e ,
elle soit e n b u t t e a u x coups des d e u x partis, et
qu'elle présente le spectacle u n peu ridicule d'un
révolté qui prêche l'obéissance, c e p e n d a n t elle
est très précieuse sous d'autres aspects, e t peut
être considérée c o m m e un de ces intermèdes
chimiques, capables de rapprocher des éléments
inassociables de leur n a t u r e .
Les biens d u clergé é t a n t dissipés, aucun motif
méprisable ne p e u t de l o n g t e m p s lui donner de
n o u v e a u x m e m b r e s ; en sorte q u e t o u t e s les
circonstances concourent à relever ce corps. Il y
162
JOSEPH
DE
MAISTRE
a lieu de croire, d'ailleurs, q u e la c o n t e m p l a t i o n
de l ' œ u v r e d o n t il paraît chargé, lui donnera ce
degré d'exaltation qui élève l ' h o m m e au-dessus
de l u i - m ê m e , et le m e t en é t a t de produire de
grandes choses.
Joignez à ces circonstances la fermentation des
esprits e n certaines contrées de l'Europe, les idées
e x a l t é e s de quelques h o m m e s remarquables, e t
c e t t e espèce d'inquiétude qui affecte les caractères
religieux, surtout dans les p a y s p r o t e s t a n t s , et
les pousse dans des routes extraordinaires.
V o y e z e n m ê m e t e m p s l'orage qui gronde sur
l'Italie ; R o m e m e n a c é e en m ê m e t e m p s que
Genève par la puissance qui ne v e u t point de
culte, et la suprématie nationale de la religion
abolie e n Hollande par u n décret de la Convention nationale. Si la P r o v i d e n c e efface, sans d o u t e
c'est pour écrire.
J'observe, d e plus, q u e lorsque de grandes
croyances se sont établies dans le m o n d e , elles
o n t été favorisées par de grandes c o n q u ê t e s , par
la formation de grandes souverainetés ; o n en
voit la raison.
Enfin, que doit-il arriver, à l'époque o ù nous
v i v o n s , de ces c o m b i n a i s o n s extraordinaires qui
ont t r o m p é t o u t e la prudence h u m a i n e ? E n
vérité, o n serait t e n t é de croire q u e la révolution
politique n'est qu'un objet secondaire du grand
plan qui se déroule d e v a n t nous a v e c u n e m a j e s t é
terrible.
L'un des moyens dont se sert la Providence pour sauver
les nations est la guerre — « moyen autant qu'une punition » et qui « peut donner lieu à des réflexions intéressantes ». Citons les pages que Maistre consacre à « la destruction violente de l'espèce humaine » et qui peuvent
être rapprochées des pages célèbres sur la guerre.
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
163
De la destruction violente de l'espèce humaine
Il n'avait m a l h e u r e u s e m e n t p a s si tort, ce roi
d e D a h o m e y , d a n s l'intérieur d e l'Afrique, qui
disait il n'y a p a s l o n g t e m p s à u n Anglais : Dieu
a fait ce monde pour la guerre ; tous les
royaumes,
grands et petits, Font pratiquée dans tous les temps,
quoique sur des principes d fférents.
L'histoire p r o u v e m a l h e u r e u s e m e n t q u e l a
guerre est l'état habituel du genre h u m a i n d a n s
u n certain sens ; c'est-à-dire, que le sang h u m a i n
doit couler sans interruption sur le globe, ici o u là ;
e t que la paix, pour c h a q u e n a t i o n , n'est q u ' u n
répit.
On cite la clôture d u t e m p l e de J a n u s , sous
A u g u s t e ; o n cite u n e a n n é e d u règne guerrier
d e Charlemagne (l'année 790) o ù il n e fit p a s
la guerre. On cite u n e courte é p o q u e après la
p a i x de R y s w i c k , en 1697, et u n e autre t o u t aussi
courte après celle de Carlowitz, e n 1699, o ù il n'y
e u t p o i n t de guerre, n o n - s e u l e m e n t d a n s t o u t e
l'Europe, m a i s m ê m e dans t o u t le m o n d e c o n n u .
Mais ces é p o q u e s n e sont que des m o m e n t s .
D'ailleurs, qui p e u t savoir ce qui se passe sur l e
g l o b e entier à telle o u telle é p o q u e ?
L e siècle qui finit c o m m e n ç a , pour la France,
par u n e guerre cruelle, qui n e f u t te r m i n é e qu'en
1714 par le traité de R a s t a d t . E n 1719, la F r a n c e
déclara la guerre à l ' E s p a g n e ; le traité de Paris
y m i t fin e n 1727. L'élection d u roi d e P o l o g n e
ralluma la guerre en 1733 ; la p a i x se fit en 1736.
Quatre ans après, la guerre terrible d e la succession autrichienne s'alluma, e t dura sans interrupt i o n j u s q u ' e n 1748. H u i t a n n é e s d e p a i x c o m m e n ç a i e n t à cicatriser les plaies d e huit a n n é e s d e
11
164
JOSEPH
DE
MAISTRE
guerre, lorsque l'ambition d e l'Angleterre força
la France à prendre les armes. La guerre de s e p t
a n s n'est que trop c o n n u e . Après quinze a n s d e
repos, la révolution d'Amérique entraîna de n o u v e a u la France dans une guerre d o n t t o u t e la
sagesse h u m a i n e ne p o u v a i t prévoir les conséquences. On signe la p a i x en 1782 ; s e p t ans après
la R é v o l u t i o n c o m m e n c e : elle dure encore ; e t
peut-être que dans c e m o m e n t elle a c o û t é trois
millions d ' h o m m e s à la France.
Ainsi, à ne considérer que la France, v o i l à
q u a r a n t e ans de guerre sur quatre-vingt-treize.
Si d'autres nations o n t é t é plus heureuses, d'autres l'ont é t é b e a u c o u p moins.
Mais ce n'est point assez de considérer u n p o i n t
d u t e m p s et u n point d u globe ; il faut porter u n
c o u p d'œil rapide sur c e t t e l o n g u e s u i t e de m a s sacres, qui souille t o u t e s les pages d e l'histoire.
On verra la guerre sévir sans interruption, c o m m e
u n e fièvre c o n t i n u e m a r q u é e par d'effoyables
r e d o u b l e m e n t s . J e prie l e lecteur de suivre c e
t a b l e a u depuis le déclin de la république r o m a i n e .
Marius e x t e r m i n e , dans une bataille, d e u x
c e n t mille Cimbres et T e u t o n s . Mithridate fait
égorger q u a t r e - v i n g t mille R o m a i n s : Sylla lui
t u e q u a t r e - v i n g t - d i x mille h o m m e s , dans u n
c o m b a t livré e n Béotie, o ù il e n perd l u i - m ê m e
d i x mille. B i e n t ô t o n v o i t les guerres civiles e t
les proscriptions. César à lui seul fait mourir u n
million d ' h o m m e s sur le c h a m p de bataille ( a v a n t
lui Alexandre a v a i t e u c e funeste honneur). A u g u s t e ferme u n i n s t a n t le t e m p l e de J a n u s ; m a i s
il l'ouvre pour des siècles, e n établissant u n e m p i r e
électif. Quelques b o n s princes laissent respirer
l ' E t a t ; mais la guerre n e cesse j a m a i s , e t s o u s
l'empire d u bon T i t u s s i x c e n t mille h o m m e s
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
165
périssent a u siège de Jérusalem. La destruction
d e s h o m m e s opérée par les armes des R o m a i n s
e s t v r a i m e n t effrayante. Le B a s - E m p i r e ne prés e n t e qu'une suite de massacres. À c o m m e n c e r
par Constantin, quelles guerres et quelles batailles !
Licinius perd v i n g t mille h o m m e s à Cibalis, trenteq u a t r e mille à Andrinople, e t cent mille à Chryeopolis. Les n a t i o n s d u nord c o m m e n c e n t à
«'ébranler. Les Francs, les Goths, les H u n s , les
Lombards, les Alains, les Vandales, etc., a t t a q u e n t l'Empire e t le déchirent s u c c e s s i v e m e n t .
A t t i l a m e t l'Europe à feu e t à sang. Les Français
lui t u e n t plus d e d e u x c e n t mille h o m m e s près d e
Châlons ; et les Goths, l'année s u i v a n t e , lui font
«ubir une perte encore plus considérable. E n
m o i n s d'un siècle, R o m e est prise et saccagée
trois fois ; e t d a n s u n e sédition qui s' é l è v e à
Constantinople, quarante mille personnes sont
égorgées. Les Goths s'emparent de Milan, e t y
t u e n t trois c e n t mille h a b i t a n t s . Totila fait m a s sacrer t o u s les h a b i t a n t s d e Tivoli, et quatre-vingtd i x mille h o m m e s au sac d e R o m e . M a h o m e t
paraît ; le glaive et l'alcoran parcourent les d e u x
tiers d u globe. Les Sarrasins courent d e l ' E u p h r a t e
au Guadalquivir. Ils détruisent de fond e n comble
l ' i m m e n s e ville de Syracuse ; ils perdent t r e n t e
mille h o m m e s près de Constantinople, dans u n
seul c o m b a t naval ; et Pelage leur en t u e v i n g t
mille d a n s u n e bataille de terre. Ces pertes n'étaient
rien pour les Sarrasins ; mais le torrent rencontre
l e génie des Francs dans les plaines de Tours, o ù
l e fils d u premier P é p i n , a u milieu d e trois c e n t
mille cadavres, a t t a c h e à son n o m l'épithète
terrible qui le distingue encore. L'islamisme, porté
e n E s p a g n e , y t r o u v e u n rival i n d o m p t a b l e .
J a m a i s peut-être o n n e v i t plus de gloire, plus d e
166
JOSEPH
DE
MAISTRE
grandeur et plus de carnage. La l u t t e des chrétiens
e t des m u s u l m a n s , en E s p a g n e , est u n c o m b a t de
huit cents ans. Plusieurs e x p é d i t i o n s , et m ê m e
plusieurs batailles y c o û t e n t v i n g t , trente, quar a n t e et jusqu'à quatre-vingt mille v i e s .
Charlemagne m o n t e sur le trône, et c o m b a t
p e n d a n t u n demi-siècle. Chaque a n n é e il décrète
sur quelle partie de l'Europe il doit e n v o y e r la mort.
Présent p a r t o u t et partout vainqueur, il écrase des
n a t i o n s d e fer c o m m e César écrasait les h o m m e s f e m m e s d e l'Asie. Les N o r m a n d s c o m m e n c e n t
c e t t e l o n g u e suite de r a v a g e s et de cruautés qui
n o u s font encore frémir. L ' i m m e n s e héritage d e
Charlemagne est déchiré : l'ambition le couvre de
sang, et le n o m des Francs disparaît à la bataille
de F o n t e n a y . L'Italie entière est saceagée par les
Sarrasins, t a n d i s que les N o r m a n d s , les Danois et
les Hongrois r a v a g e a i e n t la France, la Hollande,
l'Angleterre, l'Allemagne et la Grèce. Les n a t i o n s
barbares s'établissent enfin et
s'apprivoisent.
Cette v e i n e n e d o n n e plus d e sang ; u n e autre
s'ouvre à l'instant : les croisades c o m m e n c e n t .
L'Europe entière se précipite sur l'Asie ; o n ne
c o m p t e plus q u e par m y r i a d e s le n o m b r e des
v i c t i m e s . Gengis-Khan et ses fils s u b j u g u e n t e t
r a v a g e n t le globe depuis la Chine jusqu'à la
B o h è m e . Les Français qui s'étaient croisés contre
les m u s u l m a n s se croisent contre les hérétiques :
guerre cruelle des Albigeois. Bataille d e B o u v i n e s ,
o ù t r e n t e mille h o m m e s perdent la v i e . Cinq a n s
après, quatre-vingt mille Sarrasins périssent a u
siège d e D a m i e t t e . Les Guelfes et les Gibelins
c o m m e n c e n t c e t t e l u t t e qui d e v a i t ensanglanter
si l o n g t e m p s l'Italie. Le f l a m b e a u d e s guerres
civiles s'allume e n Angleterre. Vêpres siciliennes.
Sous les règnes d'Edouard et de Philippe-de-
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
16*7
Valois, la France et l'Angleterre se h e u r t e n t plus
v i o l e m m e n t q u e jamais, et créent u n e n o u v e l l e
ère d e carnage. Massacre des Juifs ; bataille d e
Poitiers ; bataille d e Nicopolis : le v a i n q u e u r
t o m b e sous les coups de Tamerlan qui r é p è t e
G e n g i s - K h a n . Le duc de B o u r g o g n e fait assassiner
l e d u c d'Orléans, e t c o m m e n c e la s a n g l a n t e rivalité
des d e u x familles. Bataille d'Azincourt. Les H u s s i t e s m e t t e n t à feu et à s a n g u n e grande partie d e
l'Allemagne. M a h o m e t II règne et c o m b a t trente
ans. L'Angleterre, repoussée dans ses limites, s e
déchire de ses propres m a i n s . Les maisons d'York
e t de Lancastre la b a i g n e n t d a n s le sang. L'héritière de B o u r g o g n e porte ses E t a t s dans la m a i s o n
d'Autriche ; et dans ce contrat de mariage, il est
écrit q u e les h o m m e s s'égorgeront p e n d a n t trois
siècles, d e la B a l t i q u e à la Méditerranée. D é c o u v e r t e d u N o u v e a u - M o n d e : c'est l'arrêt de m o r t
d e trois millions d'Indiens. Charles V et François
I
paraissent sur l e t h é â t r e d u m o n d e : c h a q u e
p a g e de leur histoire est r o u g e d e s a n g h u m a i n .
R è g n e d e S o l i m a n ; bataille de Mohatz ; s i è g e
d e Vienne ; siège d e Malte, e t c . Mais c'est d e
l'ombre d'un cloître q u e sort u n dès plus grands
f l é a u x d u genre h u m a i n . Luther paraît ; Calvin
l e suit. Guerre des p a y s a n s ; guerre d e t r e n t e ans ;
guerre civile de France ; massacre des P a y s - B a s ;
massacre d'Irlande ; massacre des Cévennes ;
journée de la St-Barthélemi ; meurtre de Henri I I I ,
d e Henri IV, d e Marie-Stuart, de Charles I ; e t
d e nos jours enfin la R é v o l u t i o n française, qui
p a r t d e la m ê m e source.
e r
e r
J e n e pousserai pas plus loin cet é p o u v a n t a b l e
t a b l e a u : notre siècle et celui qui l'a précédé s o n t
t r o p c o n n u s . Qu'on r e m o n t e j u s q u ' a u b e r c e a u
d e s n a t i o n s ; qu'on descende jusqu'à nos jours ;
168
JOSEPH
DE
MAISTRE
<ru*on e x a m i n e les p e u p l e s dans t o u t e s les posit i o n s possibles, depuis l'état de barbarie j u s q u ' à
celui d e civilisation la plus raffinée ; t o u j o u r s o n
trouvera la guerre* Par c e t t e cause, qui e s t la
principale, et par t o u t e s celles qui s'y j o i g n e n t ,
l'effusion du s a n g h u m a i n n'est j a m a i s s u s p e n d u e
dans l'univers : t a n t ô t elle est m o i n s forte sur u n e
plus grande surface, et t a n t ô t plus a b o n d a n t e sur
u n e surface m o i n s é t e n d u e ; e n sorte qu'elle est à
peu près c o n s t a n t e . Mais d e t e m p s e n t e m p s il
arrive des é v é n e m e n t s extraordinaires qui l'augm e n t e n t prodigieusement, c o m m e les guerres
p u n i q u e s , les triumvirats, les victoires d e César,
l'irruption des barbares, les croisades, les guerres
de religion, la succession d ' E s p a g n e , la R é v o l u t i o n
française, e t c . Si l'on a v a i t des t a b l e s d e m a s s a cres c o m m e o n a des t a b l e s météorologiques, qui
sait si l'on n'en découvrirait p o i n t la loi a u b o u t
de quelques siècles d'observation ? Buffon a fort
bien p r o u v é qu'une grande partie d e s a n i m a u x
est destinée à mourir d e m o r t v i o l e n t e . Il aurait
pu, s u i v a n t les apparences, étendre sa d é m o n s t r a t i o n à l ' h o m m e ; mais o n p e u t s'en rapporter a u x
faits.
Il y a lieu de douter, a u reste, q u e c e t t e d e s truction v i o l e n t e soit, en général, u n aussi grand
m a l q u ' o n l e croit : d u m o i n s , c'est u n d e c e s
m a u x qui entrent dans u n ordre de choses o ù t o u t
est v i o l e n t e t contre nature, et qui produisent d e s
c o m p e n s a t i o n s . D'abord lorsque l'âme h u m a i n e
a perdu son ressort par la mollesse, l'incrédulité
et les vices g a n g r e n e u x qui s u i v e n t l'excès d e la
civilisation, elle n e p e u t être r e t r e m p é e q u e d a n s
le sang. Il n'est pas aisé, à b e a u c o u p près, d'expliquer pourquoi la guerre produit des effets différents, s u i v a n t les différentes circonstances. Ce
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANGE
169
q u ' o n v o i t assez clairement, c'est que le genre
h u m a i n p e u t être considéré c o m m e u n arbre
q u ' u n e m a i n invisible taille sans relâche, et qui
g a g n e s o u v e n t à c e t t e opération. A la vérité, si
l'on t o u c h e le tronc, ou si l'on coupe en tête de
saule, l'arbre p e u t périr ; mais qui connaît les
limites pour l'arbre h u m a i n ? Ce que nous s a v o n s ,
c'est que l'extrême carnage s'allie s o u v e n t a v e c
l'extrême p o p u l a t i o n , c o m m e on l'a v u surtout
d a n s les anciennes républiques grecques, et en
E s p a g n e sous la d o m i n a t i o n des Arabes. Les l i e u x
c o m m u n s sur la guerre ne signifient rien : il n e
faut pas être fort habile pour savoir que plus on
t u e d ' h o m m e s , et moins il en reste dans le m o m e n t ;
c o m m e il est vrai que plus on c o u p e de branches,
et moins il en reste sur l'arbre ; mais ce sont les
suites de l'opération qu'il faut considérer. Or, en
s u i v a n t toujours la m ê m e comparaison, on p e u t
observer que le jardinier habile dirige moins la
taille à la v é g é t a t i o n absolue qu'à la fructification de l'arbre : ce sont des fruits, e t n o n d u bois
e t des feuilles, qu'il d e m a n d e à la plante. Or les
véritables fruits d e la nature h u m a i n e , les arts,
les sciences, les grandes entreprises, les h a u t e s
c o n c e p t i o n s , les v e r t u s mâles, t i e n n e n t surtout
à l'état de guerre. On sait que les nations ne
p a r v i e n n e n t j a m a i s au plus haut p o i n t de grandeur dont elles sont susceptibles, qu'après de
longues et sanglantes guerres. Ainsi le p o i n t
r a y o n n a n t pour les Grecs fut l'époque terrible
d e la guerre du Péloponèse ; le siècle d'Auguste
s u i v i t i m m é d i a t e m e n t la guerre civile et les proscriptions ; le génie français fut dégrossi par la
Ligue et poli par la Fronde : t o u s les grands
h o m m e s d u siècle de la reine A n n e naquirent au
milieu des c o m m o t i o n s politiques. E n u n mot,
170
JOSEPH
DE
MAISTRE
o n dirait que le sang est l'engrais de c e t t e plantequ'on appelle génie.
J e n e sais si l'on se comprend bien, lorsqu'on
dit que les arts sont amis de la paix. Il faudrait
au moins s'expliquer, et circonscrire la proposition ; car je ne vois rien de moins pacifique que
les siècles d'Alexandre et de Périclès, d'Auguste,
de Léon X et de François I , de Louis X I V et de
la reine A n n e .
Serait-il possible que l'effusion du sang h u m a i n
n'eût pas une grande cause et de grands effets ?
Qu'on y réfléchisse : l'histoire et la fable, le»
découvertes de la physiologie moderne, e t lestraditions antiques, se réunissent pour fournir
des m a t é r i a u x à ces m é d i t a t i o n s . Il ne serait pas
plus h o n t e u x de t â t o n n e r sur ce point que s u r
mille autres plus étrangers à l ' h o m m e .
T o n n o n s c e p e n d a n t contre la guerre, et t â c h o n s
d'en dégoûter les souverains ; mais ne d o n n o n s
pas dans les rêves de Condorcet, de ce p h i l o s o p h e
si cher à la R é v o l u t i o n , qui e m p l o y a sa v i e à préparer le malheur de la génération présente, lég u a n t b é n i g n e m e n t la perfection à nos n e v e u x Il n'y a qu'un m o y e n de comprimer le fléau de la
guerre, c'est de comprimer les désordres q u i
a m è n e n t c e t t e terrible purification.
D a n s la tragédie grecque d'Oreste, H é l è n e ,
l'un des personnages de la pièce, est s o u s t r a i t e
par les d i e u x au juste ressentiment des Grecs,
et placée dans le ciel à côté de ses d e u x frères,
pour être a v e c e u x un signe de salut a u x navigateurs. Apollon parait pour justifier c e t t e é t r a n g e
a p o t h é o s e . La beauté d'Hélène, dit-il, ne fut qu'un
instrument
dont les dieux se servirent pour mettre
aux prises les Grecs et les Troyens, et faire couler
e r
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
171
leur sang, afin t f é t a n c h e r sur la terre V iniquité
des hommes devenus trop nombreux.
A p o l l o n parlait fort b i e n . Ce s o n t les h o m m e s
qui a s s e m b l e n t les n u a g e s , e t ils se p l a i g n e n t
e n s u i t e des t e m p ê t e s .
C'eBt le courroux des rois qui fait armer la terre,
C'est le courroux des cieux qui fait armer les rois.
J e sens bien que, dans t o u t e s ces considéra*
t i o n s , n o u s s o m m e s c o n t i n u e l l e m e n t assaillis parl e t a b l e a u si f a t i g a n t des i n n o c e n t s qui périssent
a v e c les c o u p a b l e s . Mais, sans nous enfoncer d a n s
c e t t e q u e s t i o n qui t i e n t à t o u t ce qu'il y a d e p l u s
profond, on p e u t la considérer s e u l e m e n t d a n s
son rapport a v e c le d o g m e universel, e t aussi
a n c i e n que le m o n d e , de la réversibilité des douleurs
de F innocence au profit des cmpable*.
Ce fut d e ce d o g m e , c e m e semble, q u e les
anciens dérivèrent l'usage des sacrifices qu'ils
pratiquèrent dans t o u t l'univers, e t qu'ils j u geaient utiles n o n - s e u l e m e n t a u x v i v a n t s , m a i s
encore a u x m o r t s : usage t y p i q u e q u e l'habitude
n o u s fait envisager sans é t o n n e m e n t , mais d o n t
il n'est p a s m o i n s difficile d'atteindre la racine.
Les d é v o u e m e n t s , si f a m e u x d a n s l ' a n t i q u i t é ,
t e n a i e n t encore a u m ê m e d o g m e . D é c i u s a v a i t
la foi q u e le sacrifice de s'a v i e serpit a c c e p t é p a r
la D i v i n i t é , et qu'il p o u v a i t faire équilibre à t o u s
les m a u x qui m e n a ç a i e n t sa patrie.
Le christianisme e s t v e n u consacrer ce d o g m e ,
qui e s t infiniment naturel à l ' h o m m e , quoiqu'il
paraisse difficile d'y arriver par le r a i s o n n e m e n t .
Ainsi, il p e u t y avoir eu d a n s le c œ u r de
L o u i s X V I , dans celui d e la céleste E l i s a b e t h ,
172
JOSEPH
DE
MAISTRE
t e l m o u v e m e n t , telle a c c e p t a t i o n capable d e s a u v e r la France.
On d e m a n d e quelquefois à quoi s e r v e n t ces
austérités terribles, pratiquées par certains ordres
religieux, e t qui s o n t aussi des d é v o u e m e n t s ;
a u t a n t v a u d r a i t précisément d e m a n d e r à q u o i
sert le christianisme, puisqu'il repose t o u t entier
sur c e m ê m e d o g m e agrandi, d e l'innocence
p a y a n t pour le crime.
L'autorité qui a p p r o u v e ces ordres, choisit
quelques h o m m e s , et les isole d u m o n d e pour e n
faire des conducteurs.
Il n ' y a que v i o l e n c e d a n s l'univers ; m a i s n o u s
s o m m e s g â t é s par la philosophie moderne, qui
a dit que tout est bien, t a n d i s que l e mal a t o u t
souillé, et que, dans u n sens très-vrai, tout est
mal, puisque rien n'est à sa place. La n o t e t o n i q u e
d u s y s t è m e de notre création a y a n t baissé, t o u t e s
les autres o n t baissé proportionnellement, s u i v a n t
les règles d e l'harmonie. T us les êtres gémissent
et t e n d e n t , a v e c effort et douleur, vers un a u t r e
ordre de choses.
Les s p e c t a t e u r s des grandes c a l a m i t é s h u m a i n e s sont c o n d u i t s surtout à ces tristes m é d i t a t i o n s ; mais gardons-nous d e perdre courage : il
n ' y a p o i n t de c h â t i m e n t qui n e purifie ; il n'y a
p o i n t de désordre que I'AMOUR ÉTERNEL n e t o u r n e
contre le principe du mal. Il est d o u x , a u milieu
du r e n v e r s e m e n t général, d e pressentir les plans
d e la D i v i n i t é . J a m a i s nous ne verrons t o u t p e n d a n t notre v o y a g e , e t s o u v e n t n o u s n o u s t r o m perons ; mais dans t o u t e s les sciences possibles,
e x c e p t é les sciences e x a c t e s , ne s o m m e s - n o u s pas
réduits à conjecturer ? E t si nos conjectures s o n t
plausibles, si elles ont pour elles l'analogie, si elles
s'appuient sur des idées universelles, si s u r t o u t
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
173
elles s o n t consolantes et propres à n o u s rendre
meilleurs, q u e leur manque-t-il ? Si elles ne s o n t
p a s vraies, elles s o n t b o n n e s : o u p l u t ô t , puis*
qu'elles s o n t b o n n e s , n e sont-elles pas vraies ?
Les idées religieuses
sont la base de toute société
« Après avoir envisagé la Révolution française d'un
point de vue purement moral », Maistre en vient à examine»
la politique.
La république française peut-elle durer ? se demande-t-il»
Il répond nettement : « la pourriture ne mène à rien »,
A ce propos, il découvre dans la Révolution française un
vice originel : elle est antireligieuse.
Il y a dans la R é v o l u t i o n française un caractère
satanique qui la distingue d e t o u t ce qu'on a v u
et peut-être de t o u t ce qu'on verra.
Qu'on se rappelle les grandes séances, le discours de Robespierre contre le sacerdoce, l'apostasie solennelle des prêtres, la profanation des
o b j e t s du culte, l'inauguration de la déesse R a i s o n ,
et c e t t e foule de scènes inouïes où les provinces
t â c h a i e n t de surpasser Paris : t o u t cela sort d u
cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir
à u n autre m o n d e .
E t , m a i n t e n a n t m ê m e q u e la R é v o l u t i o n a
b e a u c o u p rétrogradé, les grands e x c è s ont disparu,
m a i s les principes subsistent. Les législateurs
(pour m e servir de leur terme) n'ont-ils p a s p r o n o n c é ce m o t isolé dans l'histoire : La nation ne
salarie aucun culte ? Quelques h o m m e s de l'époque
où n o u s v i v o n s m ' o n t paru, d a n s certains m o m e n t s ,
s'élever jusqu'à la haine pour la D i v i n i t é ; mais
174
JOSEPH
DE
MAISTRE
c e t affreux tour de force n'est pas nécessaire pour
rendre inutiles les plus grands efforts c o n s t i t u a n t s :
l'oubli seul d u grand Etre ( je n e dis pas l e mépris)
e s t u n a n a t h è m e irrévocable sur les ouvrages
h u m a i n s qui en sont flétris. T o u t e s les i n s t i t u t i o n s
i m a g i n a b l e s reposent sur une idée religieuse, o u
n e font que passer. Elles sont fortes et durables
à mesure qu'elles sont divinisées, s'il e s t permis
d e s'exprimer ainsi. N o n - s e u l e m e n t la raison
humaine, o u ce qu'on appelle la philosophie, sans
savoir ce qu'on dit, ne peut suppléer à ces bases
qu'on appelle superstitieuses, toujours sans savoir
ce qu'on dit ; mais la philosophie est, a u contraire,
u n e puissance essentiellement désorganisatrice.
E n u n m o t , l ' h o m m e ne p e u t représenter l e
Créateur qu'en se m e t t a n t en rapport a v e c lui.
Insensés que nous s o m m e s , si nous v o u l o n s qu'un
miroir réfléchisse l'image d u soleil, le t o u r n o n s n o u s vers la terre ?
Ces réflexions s'adressent à t o u t le m o n d e , a u
c r o y a n t c o m m e au sceptique : c'est u n fait que
j ' a v a n c e , et n o n une t h è s e . Qu'on rie des idées
religieuses, o u qu'on les vénère, n'importe ; elles
ne forment pas moins, vraies ou fausses, la base
unique d e t o u t e s les i n s t i t u t i o n s durables.
R o u s s e a u , l ' h o m m e d u m o n d e peut-être qui
s'est le plus t r o m p é , a c e p e n d a n t rencontré c e t t e
observation, sans avoir v o u l u e n tirer les conséquences.
La loi judaïque, dit-il, toujours subsistante ;
celle de Venfant d'Ismaël, qui depuis dix siècles
régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées... L'orgueilleuse philosophie ou Vaveugle esprit de parti
ne voit en eux que d'heureux imposteurs.
Il n e t e n a i t qu'à lui d e conclure, a u lieu d e n o u s
CONSIDERATIONS
SUR
LA
FRANCE
175
parler de ce grand et puissant
génie qui
préside
aux établissements
durables : c o m m e si cette poésie
expliquait quelque chose !
Lorsqu'on réfléchit sur des faits a t t e s t é s par
l'histoire entière ; lorsqu'on e n v i s a g e que, dans
la chaîne des établissements humains, depuis ces
grandes i n s t i t u t i o n s qui sont des époques d u
m o n d e , jusqu'à la plus petite organisation sociale,
depuis l'empire jusqu'à la confrérie, t o u s ont u n e
base divine, et que la puissance humaine, t o u t e s
les fois qu'elle s'est isolée, n'a p u donner à ses
œ u v r e s qu'une existence fausse et passagère : que
penserons-nous du nouvel édifice français et de
la puissance qui l'a produit ? Pour moi, je ne
croirai jamais à la fécondité du néant.
Ce serait une chose curieuse d'approfondir
s u c c e s s i v e m e n t nos i n s t i t u t i o n s européennes, e t
de montrer c o m m e n t elles sont t o u t e s
christianisées ; c o m m e n t la religion, se mêlant à t o u t ,
a n i m e et s o u t i e n t t o u t . Les passions h u m a i n e s
ont beau souiller, dénaturer m ê m e les créations
primitives ; si le principe est divin, c'en est assez
pour leur donner u n e durée prodigieuse. E n t r e
mille e x e m p l e s , on peut citer celui des ordres
militaires. Certainement on ne manquera p o i n t
a u x membres qui les c o m p o s e n t , en affirmant que
l'objet religieux n'est peut-être pas le premier
d o n t ils s'occupent : n'importe, ils subsistent, et
c e t t e durée est un prodige. Combien d'esprits
superficiels rient de cet a m a l g a m e si étrange d'un
moine et d'un soldat ! Il vaudrait m i e u x s ' e x t a sier sur c e t t e force cachée, par laquelle ces ordres
o n t percé les siècles, c o m p r i m é des puissances
formidables, et résisté à des chocs qui nous é t o n n e n t encore dans l'histoire. Or, c e t t e force, c'est l e
nom sur lequel ces institutions reposent ; car rien
176
JOSEPH
DE
MAISTRE
n'est q u e par Celui qui est. A u milieu du boulevers e m e n t général d o n t n o u s s o m m e s t é m o i n s , l e
d é f a u t d'éducation fixe s u r t o u t l'œil i n q u i e t d e s
a m i s de l'ordre. Plus d'une fois on les a e n t e n d u s
dire qu'il faudrait rétablir les J é s u i t e s . J e n e disc u t e point ici le mérite d e l'Ordre ; mais c e
v œ u n e suppose pas des réflexions bien profondes*
N e dirait-on pas que saint Ignace est là prêt à
servir nos v u e s ? Si l'Ordre est détruit, q u e l q u e
frère cuisinier peut-être pourrait le rétablir par l e
m ê m e esprit qui le créa ; mais t o u s les souverains
d e l'univers n'y réussiraient pas.
Il est u n e loi divine aussi certaine, aussi p a l p a b l e
q u e les lois d u m o u v e m e n t .
Toures les fois qu'un h o m m e se m e t , s u i v a n t
ses forces, en rapport a v e c l e Créateur, e t qu'il
produit u n e i n s t i t u t i o n q u e l c o n q u e a u n o m d e la
D i v i n i t é ; quelle que soit d'ailleurs sa faiblesse
individuelle, son ignorance, sa p a u v r e t é , l'obscurité d e sa naissance, en u n m o t , son d é n û m e n t
absolu d e t o u s les m o y e n s h u m a i n s , il participe
en quelque manière à la t o u t e - p u i s s a n c e d o n t il
s'est fait l'instrument ; il produit des œ u v r e s
d o n t la force et la durée é t o n n e n t la raison.
J e supplie t o u t lecteur attentif de vouloir bien
regarder a u t o u r de lui ; j u s q u e dans les m o i n d r e s
objets, il trouvera la d é m o n s t r a t i o n d e ces grandes
vérités. Il n'est p a s nécessaire de remonter a u
fils d'Ismaël, à Lycurgue, à N u ma, à Moïse, d o n t
les législations furent t o u t e s religieuses ; u n e f ê t e *
populaire, u n e danse rustique, suffisent à l'observ a t e u r . Il verra d a n s quelques p a y s p r o t e s t a n t s
certains r a s s e m b l e m e n t s , certaines réjouissances
populaires, qui n'ont plus de causes a p p a r e n t e s ,
e t qui t i e n n e n t à des usages catholiques a b s o l u m e n t oubliés. Ces sortes d e fêtes n'ont en elles-
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
177
m ê m e s rien de moral, rien d e respectable : n'importe ; elles t i e n n e n t , quoique de très loin, à des
idées religieuses ; c'en est assez pour les perpétuer.
Trois siècles n'ont pu les faire oublier.
Mais v o u s , maîtres de la terre, princes, rois,
empereurs, puissantes majestés, invincibles conquérants, essayez s e u l e m e n t d'amener le peuple
u n tel jour de chaque année, dans un endroit
marqué, P O U R Y D A N S E R . J e v o u s d e m a n d e p e u ,
mais j'ose v o u s donner le défi solennel d'y réussir,
t a n d i s que le plus humble missionnaire y parviendra, et se fera obéir d e u x mille ans après sa mort.
Chaque année, au n o m de saint J e a n , de saint
Martin, de saint Benoît, etc., le peuple se rassemble
a u t o u r d'un t e m p l e rustique : il arrive, a n i m é
d'une allégresse b r u y a n t e et c e p e n d a n t i n n o c e n t e .
La religion sanctifie la joie, et la joie embellit la
religion : il oublie ses peines ; il pense, en se
retirant, au plaisir qu'il aura l'année s u i v a n t e au
m ê m e jour, et ce jour pour lui est une date.
Le Christ règne
présente est t é m o i n de l'un
des plus grands spectacles qui jamais ait o c c u p é
l'œil h u m a i n : c'est le c o m b a t à outrance d u
christianisme et du philosophisme. La lice est
o u v e r t e , les d e u x ennemis sont a u x prises, et
l'univers regarde.
On v o i t , c o m m e dans H o m è r e le père des Dieux
et des hommes s o u l e v a n t les balances qui p è s e n t
les d e u x grands intérêts ; b i e n t ô t l'un des bassins
va descendre.
LA
GÉNÉRATION
178
JOSEPH
DE
MAISTRE
P o u r l ' h o m m e p r é v e n u , e t d o n t le c œ u r s u r t o u t a c o n v a i n c u la t é t e , les é v é n e m e n t s n e prou»
v e n t rien ; le parti é t a n t pris irrévocablement e n
oui o u en n o n , l'observation et le r a i s o n n e m e n t
sont é g a l e m e n t inutiles. Mais v o u s t o u s , h o m m e s
d e b o n n e foi, qui niez o u qui doutez, p e u t - ê t r e
q u e c e t t e grande é p o q u e d u christianisme fixera
v o s irrésolutions. D e p u i s d i x - h u i t siècles, il règne
sur u n e grande partie d u m o n d e et particulièrem e n t sur la portion la p l u s éclairée du globe. Cette
religion n e s'arrête pas m ê m e à c e t t e é p o q u e
a n t i q u e : arrivée à son fondateur, elle se n o u e à u n
autre ordre de choses, à u n e religion t y p i q u e qui
l'a précédée. L'une n e p e u t être vraie sans q u e
l'autre l e soit ; l'une s e v a n t e de p r o m e t t r e c e
que l'autre se v a n t e d e t e n i r ; en sorte que celle-ci,
par u n e n c h a î n e m e n t qui est u n fait v i s i b l e ,
r e m o n t e à l'origine d u m o n d e .
ELLE NAQUIT LE J O U R QUE NAQUIRENT LES JOURS»
Il n ' y a pas d ' e x e m p l e d'une telle durée ; et,
à s'en tenir m ê m e au christianisme, a u c u n e instit u t i o n , dans l'univers, n e p e u t lui être opposée.
C'est pour chicaner qu'on lui compare d'autres
religions : plusieurs caractères frappants e x c l u e n t
t o u t e comparaison ; ce n'est pas ici le lieu d e l e s
détailler : un m o t seulement, et c'est assez. Qu'on
n o u s m o n t r e u n e autre religion fondée sur d e s
faits m i r a c u l e u x et r é v é l a n t des d o g m e s i n c o m préhensibles, crue p e n d a n t dix-huit siècles p a r
u n e grande partie du genre h u m a i n , et d é f e n d u e
d'âge e n â g e par les premiers h o m m e s du t e m p s ,
depuis Origène jusqu'à Pascal, malgré les derniers
efforts d'une secte e n n e m i e , qui n'a cessé de rugir
depuis Celse jusqu'à Condorcet.
Chose admirable ! lorsqu'on réfléchit sur c e t t e
grande i n s t i t u t i o n , l ' h y p o t h è s e la plus naturelle,
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
179
celle q u e t o u t e s les v r a i s e m b l a n c e s e n v i r o n n e n t ,
c'est celle d'un établissement d i v i n . Si l ' œ u v r e
e s t h u m a i n , il n'y a plus m o y e n d'en expliquer le
succès : e n e x c l u a n t le prodige, o n le r a m è n e .
T o u t e s les nations, dit-on, ont pris du cuivre
pour d e l'or. F o r t bien : mais c e cuivre a-t-il é t é
j e t é dans l e creuset européen, e t soumis, p e n d a n t
d i x - h u i t siècles, à notre chimie observatrice ? o u ,
s'il a subi c e t t e épreuve, s'en est-il tiré à son
honneur ? N e w t o n croyait à l'Incarnation ; m a i s
P l a t o n , j e p e n s e , croyait p e u à la naissance merveilleuse de B a c c h u s .
Le christianisme a été prêché par des i g n o r a n t s
et cru par des s a v a n t s , e t c'est en quoi il n e ress e m b l e à rien d e connu.
Oe plus, il s'est tiré de t o u t e s les é p r e u v e s .
On dit q u e la persécution e s t u n v e n t qui nourrit
et propage la f l a m m e du fanatisme. Soit : D i o d e t i e n favorisa le christianisme ; m a i s , dans c e t t e
supposition, Constantin d e v a i t l'étouffer, et c'est
ce qui n'est p a s arrivé. Il a résisté à t o u t , à la p a i x ,
à la guerre, a u x échafauds, a u x t r i o m p h e s , a u x
poignards, a u x délices, à l'orgueil, à l'humiliation,
à la p a u v r e t é , à l'opulence, à la n u i t d u m o y e n
âge e t a u grand jour des siècles d e L é o n X e t d e
Louis X I V . U n empereur t o u t - p u i s s a n t et m a î t r e
d e la plus grande partie d u m o n d e c o n n u épuisa
jadis contre lui t o u t e s les ressources de son génie ;
il n'oublia rien pour relever les d o g m e s anciens ;
il les associa h a b i l e m e n t a u x idées p l a t o n i q u e s ,
qui étaient à la m o d e . Cachant la rage qui l'anim a i t sous le m a s q u e d'une tolérance p u r e m e n t
extérieure, il e m p l o y a contre le culte ennemi l e s
armes a u x q u e l l e s nul o u v r a g e h u m a i n n'a résisté :
il le livra a u ridicule ; il a p p a u v r i t le sacerdoce
pour le faire mépriser ; il le priva de t o u s les a p p u i s
180
JOSEPH
DE
MAISTRE
q u e l ' h o m m e p e u t donner à ses œ u v r e s : diffam a t i o n s , cabales, injustice, oppression, ridicule,
force e t adresse, t o u t fut i n u t i l e ; le Galîléen
l'emporta sur Julien le philos >phe.
Aujourd'hui, enfin, l'expérience se r é p è t e a v e c
d e s circonstances encore plus favorables ; rien
n'y m a n q u e d e t o u t ce qui peut la rendre décisive.
S o y e z d o n c bien a t t e n t i f s , v o u s t o u s q u e l'histoire
n'a p o i n t assez instruits. Vous disiez que le sceptre
s o u t e n a i t la tiare ; e h bien, il n'y a plus d e sceptre
dans la grande arène, il est brisé, e t les m o r c e a u x
s o n t j e t é s dans la b o u e . Vous ne saviez pas jusqu'à quel point l'influence d'un sacerdoce riche
e t puissant p o u v a i t soutenir les d o g m e s qu'il
prêchait : j e n e crois pas t r o p qu'il y ait u n e puis-'
s a n c e d e faire croire ; mais passons. Il n'y a plus
de prêtres ; on les a chassés, égorgés, avilis ; on
les a dépouillés ; et c e u x qui ont é c h a p p é à la
guillotine, a u x bûchers, a u x poignards, a u x fusillades, a u x n o y a d e s , à la déportation, r e ç o i v e n t
aujourd'hui l ' a u m ô n e qu'ils donnaient jadis. Vous
craigniez la force d e la c o u t u m e , l'ascendant de
l'autorité, les illusions de l'imagination : il n ' y a
plus rien de t o u t cela ; il n ' y a plus d e c o u t u m e ;
il n ' y a plus de maître ; l'esprit de c h a q u e h o m m e
est à lui. La philosophie a y a n t rongé le c i m e n t
qui unissait les h o m m e s , il n'y a plus d'agrégations morales. L'autorité civile, favorisant d e
t o u t e s ses forces le r e n v e r s e m e n t d u s y s t è m e
ancien, d o n n e a u x e n n e m i s du christianisme t o u t
l'appui qu'elle lui accordait jadis ; l'esprit h u m a i n prend t o u t e s les formes imaginables pour
c o m b a t t r e l'ancienne religion nationale. Ces efforts
s o n t a p p l a u d i s e t p a y é s , et les efforts contraires
s o n t des crimes. Vous n'avez plus rien à craindre
d e l ' e n c h a n t e m e n t des y e u x , qui sont toujours
CONSIDÉRATIONS
SUR
LA F R A N C E
181
les premiers t r o m p é s ; un appareil p o m p e u x , d e
v a i n e s cérémonies, n'en i m p o s e n t plus à des
h o m m e s d e v a n t lesquels on se j o u e de t o u t d e p u i s
sept ans. Les t e m p l e s sont fermés, ou ne s'ouvrent
q u ' a u x délibérations b r u y a n t e s et a u x b a c c h a nales d'un peuple effréné. Les autels sont renversés;
on a p r o m e n é dans les rues des a n i m a u x i m m o n d e s
sous les v ê t e m e n t s des pontifes ; les coupes sacrées o n t servi à d'abominables orgies ; et sur ces
autels q u e la foi antique environne de chérubins
éblouis, on a fait m o n t e r des prostituées nues !
Le philosophisme n'a donc plus de plaintes à
faire ; t o u t e s les chances h u m a i n e s sont en sa
faveur ; on fait t o u t pour lui et t o u t contre sa
rivale. S'il est vainqueur, il n e dira pas c o m m e
César : Je suis venu, j'ai vu et j'ai vaincu ; m a i s
enfin il aura v a i n c u : il peut b a t t r e des mains et
s'asseoir fièrement sur u n e croix renversée. Mais
si le christianisme sort de c e t t e épreuve terrible
plus pur et plus v i g o u r e u x ; si Hercule chrétien,
fort de sa seule force, soulève le fils de la terre, et
l'étouffé dans ses bras, patuit Deus. — Français !
faites place au Roi très-chrétien, portez-le v o u s m ê m e sur son trône antique ; relevez son oriflamme, et que son or, v o y a g e a n t d'un pôle à
l'autre, porte de t o u t e s parts la devise triomphale :
L E C H R I S T C O M M A N D E , IL R È G N E ,
IL E S T V A I N Q U E U R l
L'influence divine est visible dans les constitutions
politiques. Celles que crée l'homme et qui excluent Dieu
portent en elles des « signes de nullité ». Telle est la nouvelle
constitution française; mais « l'invincible nature doit ramener la monarchie ». Ici se place ce tableau imaginaire d'une
restauration en France : «petit chef d'oeuvre, dit un critique,
excellente scène de comédie historique et qui pourrait
être d'un Tacite en belle humeur. »
182
JOSEPH
DE
MAISTRE
Une Restauration
U n courrier arrivé à B o r d e a u x , à N a n t e s , à
L y o n , e t c . , apporte la nouvelle q u e le roi est
reconnu à Paris ; qu'une faction quelconque (qu'on
n o m m e o u qu'on n e n o m m e pas) s'est emparée de
l'autorité, et a déclaré qu'elle ne la possède qu'au
nom du roi : qu'on a dépêché un courrier au souverain, qui est attendu incessamment, et que de toutes
parts on arbore la cacarde blanche. La renommée
s'empare d e ces nouvelles, et les charge de mille
circonstances i m p o s a n t e s . Que fera-t-on ? Pour
donner plus beau j e u à la république, je lui accorde
la majorité, e t m ê m e un corps de t r o u p e s républicaines. Ces troupes prendront, peut-être, dans
l e premier m o m e n t u n e a t t i t u d e m u t i n e ; mais
ce jour-là m ê m e elles v o u d r o n t dîner, e t c o m m e n c e r o n t à se détacher de la puissance qui n e
p a y e p l u s . Chaque officier qui ne jouit d'aucune
considération, e t qui le s e n t très bien, quoi qu'on
e n dise, v o i t t o u t aussi clairement que l e premier
qui criera : Vive le roi, sera un grand personnage :
l'amour-propre lui dessine, d'un crayon séduisant,
l'image d'un général d e s armées d e Sa Majesté
très-chrétienne brillant d e s signes honorifiques,
e t regardant d u h a u t d e sa grandeur ces h o m m e s
qui l e m a n d a i e n t naguère à la barre d e la m u n i cipalité. Ces idées s o n t si simples, si naturelles,
qu'elles n e p e u v e n t échapper à personne : c h a q u e
officier le sent ; d'où il suit qu'ils s o n t t o u s s u s pects les u n s pour les autres. La crainte e t le
défiance produisent la délibération e t l a froideur.
Le soldat, qui n'est p a s électrisé par s o n officier,
e s t encore plus découragé : le lien d e la discipline
r e ç o i t ce coup inexplicable, ce coup m a g i q u e q u i
CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE
183
l e relâche s u b i t e m e n t . L'un t o u r n e les y e u x v e r s
l e p a y e u r royal qui s'avance ; l'autre profite d e
l'instant pour rejoindre sa famille : on n e sait ni
c o m m a n d e r ni obéir ; il n'y a plus d'ensemble.
C'est bien autre chose parmi les citadins : o n
v a , on v i e n t , o n se heurte, on s'interroge : c h a c u n
r e d o u t e celui d o n t il aurait besoin ; le d o u t e
c o n s u m e les heures, et les m i n u t e s s o n t décisives ;
partout l'audace rencontre la prudence ; le vieillard m a n q u e d e d é t e r m i n a t i o n , et le j e u n e h o m m e
d e conseil : d'un c ô t é s o n t des périls terribles, d e
l'autre u n e a m n i s t i e certaine et des grâces probables. Où sont d'ailleurs les m o y e n s de résister ?
où sont les chefs ? à qui se fier ? Il n'y a pas d e
danger dans le repos, et le moindre m o u v e m e n t
p e u t être u n e faute irrémissible : il faut d o n c
attendre. On a t t e n d ; mais le l e n d e m a i n o n reçoit
l'avis qu'une telle ville de guerre a o u v e r t ses
portes ; raison de plus pour n e rien précipiter.
B i e n t ô t o n apprend que la n o u v e l l e é t a i t fausse ;
mais d e u x autres villes, qui l'ont crue vraie, o n t
d o n n é l'exemple, en croyant le r e c e v o i r ; elles v i e n n e n t de se s o u m e t t r e , e t d é t e r m i n e n t la première,
qui n'y songeait p a s . Le gouverneur d e c e t t e p l a c e
a présenté a u roi les clefs de sa bonne ville de...
C'est le premier officier qui a eu l'honneur d e le
recevoir dans u n e citadelle de son r o y a u m e . Le roi
l'a créé, sur la porte, maréchal de France ; u n
b r e v e t i m m o r t e l a c o u v e r t son écusson de fleurs de
lis sans namb*e ; son n o m e s t à j a m a i s le plus b e a u
de la France. A c h a q u e m i n u t e , le m o u v e m e n t
royaliste s e renforce ; b i e n t ô t il d e v i e n t irrésistible. VIVE LE ROI ! s'écrient l'amour e t la fidélité,
au c o m b l e d e la joie : VIVE LE ROI ! répond l'hypocrite républicain, au c o m b l e d e la terreur.
184
JOSEPH
DE
MAISTRE
Q u ' i m p o r t e ? Il n'y a qu'un cri. — E t le roi est
sacré.
Citoyens, voilà c o m m e n t se font les contrerévolutions. D i e u , s'étant réservé la formation
des souverainetés, n o u s e n a v e r t i t e n n e confiant
j a m a i s à la m u l t i t u d e le c h o i x d e ses maîtres. Il
n e l'emploie, dans ces grands m o u v e m e n t s qui
d é c i d e n t l e sort d e s empires, q u e c o m m e u n
i n s t r u m e n t passif. J a m a i s elle n'obtient c e qu'elle
v e u t : toujours elle a c c e p t e , jamais elle n e c h o i s i t .
Essai
sur le principe générateur
des constitutions politiques
(1809)
Le Châtiment de l'impiété
Toujours il y a eu des religions sur la terre, e t
toujours il y a eu des impies qui les ont c o m b a t t u e s : toujours aussi l'impiété fut u n crime ; car,
c o m m e il n e p e u t y avoir d e religion fausse sans
a u c u n m é l a n g e de vrai, il ne p e u t y avoir d'impiété qui ne c o m b a t t e quelque vérité divine plus
o u moins défigurée ; mais il ne peut y avoir de
véritable impiété qu'au sein de la véritable religion ;
e t , par u n e conséquence nécessaire, jamais l'impiété n'a p u produire dans les t e m p s passés les
m a u x qu'elle a produits de nos jours ; car elle est
toujours coupable e n raison des lumières qui
l'environnent. C'est sur c e t t e règle qu'il faut
juger le X V I I I siècle ; car c'est sous ce point de
v u e qu'il n e ressemble à a u c u n autre. On e n t e n d
dire assez c o m m u n é m e n t que tous les siècles se
e
ressemblent,
et que tous les hommes ont toujours
186
JOSEPH DE MAISTRE
été les mêmes ; m a i s il faut bien se garder d e
croire à ces m a x i m e s générales que la paresse o u
l a légèreté i n v e n t e n t pour se dispenser de réfléchir.
T o u s les siècles, au contraire, et t o u t e s les n a t i o n s ,
m a n i f e s t e n t u n caractère particulier et distinctif
qu'il f a u t considérer s o i g n e u s e m e n t . Sans d o u t e
il y a toujours eu des v i c e s dans l e m o n d e , m a i s
ces v i c e s p e u v e n t différer en q u a n t i t é , en n a t u r e ,
en qualité d o m i n a n t e et en intensité. Or, quoiqu'il
y ait toujours eu des i m p i e s , j a m a i s il n'y a v a i t e u ,
a v a n t le X V I I I siècle, et a u sein du christianisme,
une insurrection
centre Dieu ; j a m a i s surtout o n
n ' a v a i t v u u n e conjuration sacrilège de t o u s les
t a l e n t s contre leur auteur ; or, c'est ce que n o u s
a v o n s v u de nos jours. Le v a u d e v i l l e a b l a s p h é m é
c o m m e la tragédie ; et l e r o m a n , c o m m e l'histoire
et la p h y s i q u e . Les h o m m e s d e ce siècle o n t prost i t u é le g é n i e à l'irréligion, et, s u i v a n t l'expression admirable de saint Louis mourant, ILS ONT
GUERROYÉ D I E U ET SES DONS. L'impiété a n t i q u e
n e se f â c h e j a m a i s ; quelquefois elle raisonne ;
ordinairement elle plaisante, mais t o u j o u r s sans
aigreur. Lucrèce m ê m e n e v a guère jusqu'à l'insulte ; e t quoique son t e m p é r a m e n t sombre e t
mélancolique l e p o r t â t à voir les choses en noir,
et m ê m e lorsqu'il accuse la religion d'avoir p r o d u i t
de grands m a u x , il e s t d e sang-froid. Les religions
antiques n e v a l a i e n t pas la peine que l'incrédulité
c o n t e m p o r a i n e se f â c h â t contre elles.
E
Lorsque la bonne nouvelle fut publiée d a n s
l'univers, l ' a t t a q u e d e v i n t plus v i o l e n t e : c e p e n d a n t ses e n n e m i s gardèrent toujours u n e certaine
mesure. Ils n e se m o n t r e n t d a n s l'histoire q u e d e
loin e n loin e t c o n s t a m m e n t isolés. J a m a i s o n n e
v o i t d e r é u n i o n o u d e ligue formelle : j a m a i s i l s
n e se livrent à la fureur d o n t n o u s a v o n s é t é l e s
ESSAI
SUR
LE P R I N C I P E
RÉGÉNÉRATEUR
187
t é m o i n s . B a y l e m ê m e , le père de l'incrédulité
moderne, ne ressemble point à ses successeurs.
D a n s ses écarts les plus c o n d a m n a b l e s , on n e lui
t r o u v e p o i n t u n e grande e n v i e de persuader,
encore moins le t o n d'irritation o u d e l'esprit de
parti : il nie m o i n s qu'il n e d o u t e ; il dit le pour
et le contre : s o u v e n t m ê m e il est plus disert pour
la b o n n e cause q u e pour la m a u v a i s e .
Ce n e fut d o n c que dans la première moitié du
X V I I I siècle que l'impiété d e v i n t réellement une
puissance. On la v o i t d'abord s'étendre de t o u t e s
parts a v e c u n e a c t i v i t é i n c o n c e v a b l e . D u palais
à la cabane, elle se glisse partout, elle infeste t o u t ;
elle a des chemins invisibles, u n e a c t i o n cachée,
mais infaillible, telle que l'observateur l e plus
attentif, t é m o i n de l'effet, n e sait p a s toujours
découvrir les m o y e n s . Par u n prestige inconcevable,
elle se fait aimer de c e u x m ê m e s d o n t elle est la
plus mortelle e n n e m i e ; et l'autorité qu'elle est
sur le point d'immoler, l'embrasse s t u p i d e m e n t
a v a n t de recevoir le c o u p . B i e n t ô t u n simple
s y t è m e d e v i e n t u n e association formelle qui, par
une gradation rapide, se c h a n g e en complot, et
enfin en une grande conjuration qui couvre
l'Europe.
Alors se m o n t r e pour la première fois ce caractère de l'impiété qui n'appartient qu'au X V I I I
siècle. Ce n'est plus le t o n froid de l'indifférence,
ou t o u t au plus l'ironie maligne du scepticisme,
c'est u n e haine mortelle ; c'est le t o n de la colère
et s o u v e n t de la rage. Les écrivains de cette époque, du moins les plus m a r q u a n t s , ne traitent plus
le christianisme c o m m e une erreur h u m a i n e sans
conséquence, ils le p o u r s u i v e n t c o m m e u n ennemi
capital, ils le c o m b a t t e n t à outrance ; c'est une
guerre à mort : et ce qui paraîtrait incroyable, si
e
e
12
188
JOSEPH
DE
MAISTRE
n o u s n'en avions pas les tristes preuves sous *es
y e u x , c'est que plusieurs de ces h o m m e s qui s'appelaient philosophes, s'élevèrent d e la haine du
christianisme jusqu'à la haine personnelle contre
son divin Auteur. Ils le haïrent réellement c o m m e
on p e u t haïr u n ennemi v i v a n t . D e u x h o m m e s
surtout, qui seront à jamais c o u v e r t s des anat h è m e s de la postérité, se sont distingués par ce
genre de scélératesse qui paraissait bien au-dessus
des forces de la nature h u m a i n e la plus dépravée.
Cependant l'Europe entière a y a n t été civilisée
par le christianisme, et les ministres de cette religion a y a n t o b t e n u dans t o u s les p a y s u n e grande
existence politique, les i n s t i t u t i o n s civiles et religieuses s'étaient mêlées e t c o m m e a m a l g a m é e s
d'une manière surprenante ; en sorte qu'on pouv a i t dire de t o u s les é t a t s de l'Europe, a v e c plus
ou m o i n s d e vérité, ce que Gibbon a dit de la
France, que ce royaume avait été fait par des évêques.
11 é t a i t donc i n é v i t a b l e que la philosophie d u siècle
ne tardât pas de haïr les i n s t i t u t i o n s sociales dont
il ne lui était pas possible de séparer le principe
religieux. C'est ce qui arriva : tous les gouvernem e n t s , t o u s les établissements de l'Europe lui
déplurent, parce qu'ils étaient chrétiens ; et à
mesure qu'ils étaient chrétiens, un malaise d'opinion, un m é c o n t e n t e m e n t universel s'empara de
t o u t e s les t ê t e s . E n France surtout, la rage philosophique ne c o n n u t plus de bornes ; e t b i e n t ô t
une seule v o i x formidable se formant de t a n t de
v o i x réunies, on l'entendit crier au milieu de la
coupable E u r o p e :
« Laisse-nous ! Faudra-t-il donc éternellement
trembler d e v a n t des prêtres, et recevoir d'eux
l'instruction qu'il leur plaira de nous donner ? La
vérité, dans t o u t e l'Europe, est cachée par les
ESSAI SUR LE PRINCIPE RÉGÉNÉRATEUR
189
fumées de l'encensoir ; il est t e m p s qu'elle sorte
de ce nuage fatal. Nous ne parlerons plus de toi
à nos enfants ; c'est à eux, lorsqu'il seront hommes, à savoir si t u es, et ce que t u es, et ce que tu
d e m a n d e s d'eux. Tout ce qui existe nous déplaît,
parce que t o n n o m est écrit sur t o u t ce qui existe.
Nous v o u l o n s t o u t détruire et t o u t refaire sans
toi. Sors de nos conseils ; sors de nos académies ;
sors de nos maisons : nous saurons bien agir seuls ;
la raison nous suffit. Laisse-nous. »
Comment Dieu a-t-il puni cet excérable délire ?
Il l'a puni c o m m e il créa la lumière, par une seule
parole. Il a dit : FAITES 1 — E t le m o n d e politique
a croulé.
Lettres
à un gentilhomme russe
sur l'Inquisition espagnole
(1815)
Dans ces 6 lettres, datées de Moscou, juin-septembre
1815, et signées Philomathe de Civarron, — et qu'on pourrait appeler des lettres ouvertes, — Joseph de Maistre a
entrepris de défendre l'Inquisition Espagnole contre les
attaques que les ennemis de sa foi ne cessent de répéter :
un récent décret des Cortès (1812) qui supprimait l'Inquisition, et une récente étude espagnole, Y Inquisition dévoilée,
venaient de donner une actualité nouvelle à cette question
longtemps controversée.
Après avoir fait l'historique de l'Inquisition et affirmé
que saint Dominique n'en est pas le fondateur, après avoir
prouvé, contrairement aux erreurs courantes, qu'elle n'est
pas un tribunal purement ecclésiastique, qu'il n'est pas
vrai que les prêtres qui y siègent, condamnent à la peine
de mort, Joseph de Maistre entreprend de démontrer dans
la l
lettre qu'elle ne condamnait pas à mort pour de
simples opinions.
r e
Défense de l'Inquisition
Depuis quand est-il donc permis de calomnier
les nations ? depuis quand est-il permis d'insulter
LETTRES
A UN
GENTILHOMME
RUSSE
191
les autorités qu'elles ont établies chez elles ? de
prêter à ces autorités des actes de la plus atroce
tyrannie, et non-seulement sans être en état de les
appuyer sur aucun témoignage, mais encore contre
la plus é v i d e n t e notoriété ? E n Espagne et en
Portugal, c o m m e ailleurs, on laisse tranquille
t o u t h o m m e qui se tient tranquille ; quant à
l'imprudent qui dogmatise, ou qui trouble Tordre
public, il ne peut se plaindre que de lui-même ;
v o u s ne trouverez pas une seule nation, je ne dis
pas chrétienne, je ne dis pas catholique, mais seulement policée,
qui n'ait prononcé des peines
capitales contre les a t t e i n t e s graves portées à sa
religion. Qu'importe le n o m du tribunal qui doit
punir les coupables ! P a r t o u t ils sont punis, et
partout ils d o i v e n t l'être. Personne n'a le droit de
demander a u x rois d'Espagne pourquoi il leur a
plu d'ordonner telle peine ; pour tel crime, ils
s a v e n t ce qu'ils ont à faire chez e u x : ils connaissent leurs ennemis et les repoussent c o m m e ils
l'entendent ; le grand point, le point unique et
incontestable, c'est que, pour les crimes dont je
parle, personne n'est puni qu'en vertu d'une loi
universelle et connue, s u i v a n t des formes invariables, et par des juges légitimes qui n'ont de
force que par le roi, et ne p e u v e n t rien contre le
roi : cela posé, t o u t e s les déclamations t o m b e n t ,
et personne n'a droit de se plaindre. L ' h o m m e a
j u s t e m e n t horreur d'être jugé par l'homme, car
il se connaît, et il sait de quoi il est capable lorsque
la passion l'aveugle ou l'entraîne ; mais, d e v a n t
la loi, chacun doit être soumis et tranquille, car
la nature h u m a i n e ne comporte rien de m i e u x que
la v o l o n t é générale, éclairée et désintéressée, du
législateur
s u b s t i t u é e partout à la v o l o n t é particulière, ignorante et passionnée, de Vhomme*
y
192
JOSEPH
DE
MAISTRE
Si donc la loi espagnole, écrite pour t o u t le
monde, porte la peine de l'exil, de la prison, de la
mort m ê m e , contre l'ennemi déclaré et public d'un
dogme espagnol, personne ne doit plaindre le
coupable qui aura mérité ces peines, et l a i - m ê m e
n'a pas droit de se plaindre, car il y avait pour lui
un m o y e n bien simple de les éviter : celui d e se
taire.
A l'égard des Juifs en particulier, personne ne
l'ignore ou ne doit l'ignorer, l'Inquisition ne
poursuivait réellement que le Chrétien judaïsant,
le Juif relaps, c'est-à-dire le Juif qui retournait
au J u d a ï s m e après avoir solennellement a d o p t é
la religion chrétienne, et le prédicateur du J u daïsme. Le Chrétien ou le Juif converti qui v o u laient judaïser étaient bien les maîtres de sortir
d'Espagne, et, en y demeurant, ils s a v a i e n t à
quoi ils s'exposaient, ainsi que le Juif qui osait
entreprendre de séduire un Chrétien. Nul n'a
droit de se plaindre de la loi qui est faite pour
tous.
On a fait grand bruit en Europe de la torture
e m p l o y é e dans les t r i b u n a u x de l'Inquisition,
et de la peine du feu infligée pour les crimes contre
la religion ; la v o i x sonore des écrivains français
s'est exercée sans fin sur un sujet qui prête si
fort au p a t h o s philosophique ; mais t o u t e s ces
déclamations disparaissent en un clin d'œil d e v a n t
la froide logique. Les Inquisiteurs ordonnaient
la torture en vertu des lois espagnoles, et parce
qu'elle était ordonnée par t o u s les t r i b u n a u x
espagnols. Les lois grecques et romaines l'avaient
adoptée ; A t h è n e s , qui s'entendait un peu en
liberté, y s o u m e t t a i t m ê m e l ' h o m m e libre. T o u t e s
LETTRES
A UN G E N T I L H O M M E
RUSSE
193
les nations modernes a v a i e n t e m p l o y é ce m o y e n
terrible de découvrir la vérité ; et ce n'est point
ici le lieu d'examiner si t o u s c e u x qui en parlent
s a v e n t b i e n précisément de quoi il s'agit, et s'il
n'y a v a i t pas, dans les t e m p s anciens, d'aussi
bonnes raisons de l'employer, qu'il p e u t y en
avoir pour la supprimer de nos jours. Quoiqu'il
en soit, dès q u e la torture n'appartient pas plus
au tribunal de l'Inquisition qu'à t o u s les autres,
personne n'a le droit de la lui reprocher. Que le
burin p r o t e s t a n t de Bernard
Picart
se fatigue
t a n t qu'il voudra à nous tracer des t a b l e a u x
h i d e u x de tortures réelles ou imaginaires, infligées par les juges de l ' I n q u i s i t i o n : t o u t cela ne
signifie rien, o u ne s'adresse qu'au roi d'Espagne.
Que si le roi d'Espagne j u g e à propos d'abolir
la question dans ses états, c o m m e elle a é t é abolie
en Angleterre, en France, en P i é m o n t , etc., il
fera aussi-bien que t o u t e s ces puissances, et sûrem e n t les Inquisiteurs seront les premiers à lui
applaudir ; mais c'est le c o m b l e de l'injustice et
de la déraison de leur reprocher u n e pratiqueadmise jusqu'à nos jours, dans t o u s les t e m p s et
dans t o u s les lieux.
Quant à la peine du feu, c'est encore, o u c'était
un usage universel. Sans r e m o n t e r a u x lois romaines qui sanctionnèrent c e t t e peine, t o u t e s les
nations l'ont prononcée contre ces grands crimes
qui violent les lois les plus sacrées. D a n s t o u t e
l'Europe, on a brûlé le sacrilège, le parricide,
surtout le criminel de lèse-majesté ; et c o m m e ce
dernier crime se divisait, dans les principes de
jurisprudence criminelle, en lèse-majesté divine et
humaine, on regardait t o u t crime, du moins tout
crime énorme, c o m m i s contre la religion, c o m m e
194
JOSEPH
DE
MAISTRE
u n délit de lèse-majesté divine, qui n e p o u v a i t
c o n s é q u e m m e n t être puni moins s é v è r e m e n t que
l'autre. D e là l'usage universel de brûler les hérésiarques et les hérétiques obstinés. Il y a dans
t o u s les siècles certaines idées générales qui
entraînent les h o m m e s et qui ne sont jamais
mises e n question. Il faut les reprocher a u genre
h u m a i n o u n e les reprocher à personne
J e ne me jetterai point, d e peur de sortir de
m o n sujet, dans la grande question des délits
et des peines : je n'examinerai point si la peine de
mort est utile et juste ; s'il convient d'exaspérer
les supplices s u i v a n t l'atrocité des crimes, et
quelles sont les bornes de ce droit terrible : t o u t e s
ces questions sont étrangères à celle que j ' e x a m i n e .
Pour que l'Inquisition soit irréprochable, il suffit
qu'elle j u g e c o m m e les autres tribunaux, qu'elle
n'envoie à la m o r t que les grands coupables,
et n e soit jamais que l'instrument de la v o l o n t é
législatrice d u souverain.
J e crois c e p e n d a n t devoir ajouter q u e l'héré.siarque, l'hérétique obstiné et le propagateur de
l'hérésie, d o i v e n t être rangés i n c o n t e s t a b l e m e n t
a u rang des plus grands criminels. Ce qui n o u s
t r o m p e sur ce point, c'est q u e nous n e p o u v o n s
nous empêcher d e juger d'après
l'indifférence
de notre siècle en matière d e religion, t a n d i s que
nous devrions prendre pour mesure le zèle antique,
qu'on est bien le maître d'appeler fanatisme, le
m o t n e faisant rien du t o u t à la chose. Le sophiste
moderne, qui disserte à l'aise dans son cabinet,
n e s'embarrasse guère q u e les a r g u m e n t s de Luther
aient produit la guerre de t r e n t e ans ; mais les
anciens législateurs, s a c h a n t t o u t ce q u e ces funestes doctrines p o u v a i e n t coûter a u x h o m m e s ,
punissaient très j u s t e m e n t d u dernier supplice
LETTRES A UN GENTILHOMME RUSSE
195
un crime capable d'ébranler la société jusque
dans ses bases, et de la baigner dans le sang.
Le m o m e n t est v e n u sans d o u t e où ils p e u v e n t
être moins alarmés ; cependant, lorsqu'on songe
que le tribunal de l'Inquisition aurait très cert a i n e m e n t prévenu la R é v o l u t i o n française, on ne
sait pas trop si le souverain qui se priverait, sans
restriction, de cet instrument, ne porterait pas
un coup fatal à l'humanité.
La superstition et la religion
Après avoir justifié l'Église des calomnies auxquelles a
prêté l'Inquisition Espagnole, Joseph de Maistre passe à
offensive et affirme que cette Inquisition fut un bienfaite
une véritable cour d'équité. C'est elle qui a évité à l'Espagne
les révolutions et ce démon du septentrion qu'on appell,
l'hérésie.
Il n'y a pas, en Europe, de peuple moins connu
et plus calomnié que le peuple espagnol. La superstition espagnole, par e x e m p l e , a passé en proverbe : c e p e n d a n t rien n'est plus faux. Les classes
élevées de la nation en s a v e n t a u t a n t que nous.
Quant au peuple proprement dit, il peut se faire,
par e x e m p l e , que, sur le culte des saints, ou, pour
m i e u x dire, sur l'honneur rendu à leurs représentations, il e x c è d e de t e m p s à autre la juste mesure ;
mais, le d o g m e étant mis sur ce point hors de t o u t e
a t t a q u e et ne p e r m e t t a n t plus m ê m e la moindre
chicane plausible, les petits abus de la part du
peuple ne signifient rien dans ce genre, et n e sont
pas m ê m e sans a v a n t a g e , c o m m e je pourrais v o u s
le démontrer, si c'était ici le lieu. Au reste, l'Espa-
196
JOSEPH DE MAISTRE
gnol a moins de préjugés, moins de superstitions
que les autres peuples qui se m o q u e n t de lui sans
savoir s'examiner e u x - m ê m e s . Vous connaissez,
j'espère, de fort h o n n ê t e s gens, et fort au-dessus
du peuple, qui croient de la meilleure foi du monde
a u x a m u l e t t e s , a u x apparitions, a u x remèdes
s y m p a t h i q u e s , a u x devins et devineresses, aux
songes, à la théurgie, à la c o m m u n i c a t i o n des
esprits, etc., etc., qui sortiront b r u s q u e m e n t de
table si, par le comble du malheur, ils s'y t r o u v e n t
assis a v e c douze c o n v i v e s ; qui changeront de
couleur, si un laquais sacrilège s'avise de renverser
une salière ; qui perdraient plutôt u n héritage
que de se mettre en route tel ou tel jour de la
semaine, etc., etc. E h bien, monsieur le comte,
allez en E s p a g n e , v o u s serez étonné de n'y rencontrer aucune de ces humiliantes superstitions.
C'est que le principe religieux é t a n t essentiellement
contraire à t o u t e s ces v a i n e s croyances, il n e manquera j a m a i s de les étouffer p a r t o u t où il pourra
se déployer librement ; ce que je dis n é a n m o i n s
sans prétendre nier que ce principe n'ait été puiss a m m e n t favorisé en E s p a g n e par le b o n sens
national...
Contradictions des adversaires de l'Inquisition
Prenant sujet d'une récente attaque contre l'Inquisition,
prononcée l'année précédente au Parlement de Londres,
Joseph de Maistre prouve ensuite que, moins que tous
autres, les Anglais ont le droit de la reprocher à l'Espagne,
eux dont la tolérance est synonyme de scepticisme, eux
qui ont persécuté Campion, l'Irlande, leur roi catholique,
et versé le sang innocent pour aboutir à l'anarchie des
croyances. La sixième lettre se termine par cet éloquent
passage.
Pour achever ma profession de foi, monsieur le
comte, je ne terminerai point ces lettres sans v o u s
LETTRES
A UN G E N T I L H O M M E
RUSSE
197
déclarer e x p r e s s é m e n t qu'ennemi mortel des e x a gérations dans t o u s les genres, je suis fort éloigné
d'affaiblir m a cause en refusant d e céder sur rien.
J'ai voulu prouver que F Inquisition est en soi une
institution salutaire, qui a rendu les services les
plus importants à F Espagne, et qui a été ridiculement et honteusement calomniée par le fanatisme
sectaire et philosophique. Ici je m'arrête, n'entendant excuser a u c u n abus. Si l'Inquisition a quelquefois trop comprimé les esprits ; si elle a c o m m i s
quelques injustices ; si elle s'est montrée o u trop
soupçonneuse o u trop sévère (ce que je déclare
ignorer parfaitement), je m e h â t e de condamner
t o u t ce qui est c o n d a m n a b l e , mais je ne conseillerais jamais à une nation de changer ses institutions antiques, qui sont toujours fondées sur de
profondes raisons, et qui n e sont presque jamais
remplacées par quelque chose d'aussi b o n . Rien
ne marche a u hasard, rien n'existe sans raison.
L ' h o m m e qui détruit n'est qu'un enfant v i g o u r e u x
qui fait pitié. T o u t e s les fois q u e v o u s verrez u n e
grande i n s t i t u t i o n ou u n e grande entreprise a p prouvée par les nations, m a i s s u r t o u t par Y Eglise,
c o m m e la chevalerie, par e x e m p l e , les ordres
religieux, m e n d i a n t s , enseignants, contemplatifs,
missionnaires, militaires, hospitaliers, etc. ; les
indulgences générales, les croisades, les missions,
l'Inquisition, etc., approuvez t o u t sans b a l a n c e r :
et b i e n t ô t l ' e x a m e n philosophique récompensera
votre confiance, en v o u s présentant une d é m o n s tration c o m p l è t e d u mérite d e t o u t e s ces choses.
J e v o u s l'ai dit plus haut, monsieur, et rien n'est
plus vrai : la violence ne peut être repoussée que
par la violence.
Les nations, si elles étafent sages, cesseraient
donc de se critiquer et de se reprocher mutuelle-
198
JOSEPH
DE
MAISTRE
m e n t leurs i n s t i t u t i o n s , c o m m e si elles s'étaient
t r o u v é e s placées dans les m ê m e s circonstances,
et c o m m e si tel ou tel danger n'avait p u exiger
de l'une d'elles certaines mesures d o n t les autres
ont cru pouvoir se passer. Mais v o y e z ce*que c'est
que l'erreur o u la folie h u m a i n e ! D a n s le m o m e n t
où le danger a passé e t o ù les institutions se sont
proportionnées d'elles-mêmes à l'état des choses,
on cite les faits antiques pour renverser ces instit u t i o n s ; on fait des lois absurdes pour réprimer
certaines autorités qu'il faudrait a u contraire
renforcer par t o u s les m o y e n s possibles. On cite
les auto-da-fé du seizième siècle, pour détruire
l'Inquisition du d i x - n e u v i è m e , qui est d e v e n u e
le plus d o u x c o m m e le plus sage des t r i b u n a u x .
On écrit contre la puissance des papes ; t o u s les
législateurs, t o u s les t r i b u n a u x sont armés pour
la restreindre dans u n m o m e n t où, notoirement,
il n e reste plus a u souverain pontife l'autorité
nécersaire pour remplir ses i m m e n s e s fonctions ;
mais les héros de collège, si hardis contre les a u t o rités qui ne les m e n a c e n t plus, auraient baisé la
poussière d e v a n t elles, il y a quelques siècles.
Ne craignez pas q u ' a u x époques où l'opinion
générale faisait affluer les biens-fonds vers l'Eglise,
on fasse des lois pour défendre o u gêner ces acquisitions. On y pensera a u milieu du siècle le plus
irréligieux, lorsque personne n e songe à faire des
fondations, et q u e t o u s les souverains s e m b l e n t
se concerter pour spolier l'Eglise au lieu de l'enrichir. C'est ainsi que la souveraineté est la dupe
éternelle des n o v a t e u r s , et que les nations se j e t t e n t
dans l'abîme, en c r o y a n t atteindre u n e amélioration imaginaire, t a n d i s qu'elles ne font q u e satisfaire les v u e s intéressées et personnelles de ces
h o m m e s téméraires et pervers. La m o i t i é de
LETTRES
A UN GENTILHOMME
RUSSE
199
l'Europe changera de religion pour donner u n e
femme à u n prêtre libertin, o u de l'argent à des
princes dissipateurs ; e t c e p e n d a n t le m o n d e ne
retentira q u e des abus de F Eglise, de la nécessité
d'une réforme et de la pure parole de Dieu. On fera
de m ê m e des phrases magnifiques contre l'Inquisition, mais c e p e n d a n t les a v o c a t s de Y humanité,
de la liberté, de la science, de la perfectibilité, etc.,
ne d e m a n d e n t , dans l e fond, pour e u x e t leurs
amis, q u e la liberté de faire e t d'écrire ce qui leur
plaît. D e s nobles, des riches, des h o m m e s sages
de t o u t e s les classes, qui o n t t o u t à perdre e t rien,
à gagner a u renversement d e Tordre, séduits par
les enchanteurs modernes, s'allient a v e c c e u x dont
le plus grand intérêt e s t de l e renverser. Inexplicables complices d'une conjuration dirigée contre
e u x - m ê m e s , ils d e m a n d e n t à grands cris pour les
coupables la liberté dont ceux-ci o n t besoin pour
réussir. On les entendra hurler contre les lois
pénales, e u x e n faveur de qui elles sont faites,
et qui abhorrent jusqu'à l'ombre des crimes
qu'elles m e n a c e n t . C'est u n délire dont il faut être
t é m o i n pour le croire, et qu'on v o i t encore sans
le comprendre.
Si d'autres n a t i o n s ne v e u l e n t pas de l'Inquisition, j e n'ai rien à dire : il n e s'agit ici q u e de justifier l e s E s p a g n o l s . On pourrait c e p e n d a n t dire
a u x Français, e n particulier, qu'ils ne sauraient,
sans baisser les y e u x , se v a n t e r d'avoir repoussé
cette i n s t i t u t i o n , et à t o u s l e s peuples sans distinction, qu'un tribunal quelconque, établi pour
veiller, d'une manière spéciale, sur les crimes dirigés
principalement contre l e s m œ u r s e t la religion
nationale, sera pour t o u s les t e m p s e t pour tous
les l i e u x u n e i n s t i t u t i o n infiniment utile.
Du Pape
(1819)
Dans le discours préliminaire, après avoir indiqué pourquoi lui, homme du monde, écrit ce livre, (parce que le
clergé est absorbé par un ministère accablant, parce que
l'homme du monde est plus écouté du mécréant en ces
sortes de questions), Joseph de Maistre s'excuse d'avoir
parlé surtout de la France.
La France et l'Eglise catholique
Il y a des nations privilégiées qui ont une mission
dans ce m o n d e . J'ai t â c h é d'expliquer celle de la
France, qui me paraît aussi visible que le soleil.
Il y a dans le g o u v e r n e m e n t naturel, et dans les
idées nationales du peuple français, je ne sais quel
élément théocratique et religieux qui se retrouve
toujours. Le Français a besoin de la religion plus
que t o u t autre h o m m e ; s'il en manque, il n'est
pas s e u l e m e n t affaibli, il est mutilé. V o y e z son
histoire. A u g o u v e r n e m e n t des druides, qui pouv a i e n t tout, a succédé celui des E v ê q u e s qui furent
c o n s t a m m e n t , mais bien plus dans l'antiquité que
de nos jours, les conseillers du roi en tous ses conseils. Les E v ê q u e s , c'est Gibbon qui l'observe,
DU
PAPE
201
ont fait le royaume de France : rien n'est plus vrai.
Les E v ê q u e s ont construit c e t t e monarchie, c o m m e
les abeilles construisent u n e ruche. Les conciles,
dans les premiers siècles de la monarchie, étaient
de véritables conseils n a t i o n a u x . L e s druides
chrétiens, si je puis m'exprimer ainsi, y jouaient
le premier rôle. Les formes a v a i e n t changé, mais
toujours o n retrouve la m ê m e n a t i o n . L e sang
t e u t o n qui s'y mêla par la conquête, assez pour
donner u n n o m à la France, disparut presque e n tièrement à la bataille de F o n t e n a i , e t ne laissa
que des Gaulois. La preuve s'en trouve dans la
langue ; car lorsqu'un peuple e s t un, la l a n g u e e s t
une ; et s'il est mêlé de quelque manière, mais
surtout par la conquête, c h a q u e nation constit u a n t e produit sa portion de la langue nationale,
la s y n t a x e e t ce qu'on appelle le génie de la langue
a p p a r t e n a n t toujours à la nation d o m i n a n t e ;
et l e n o m b r e des m o t s d o n n é s par chaque nation
est toujours rigoureusement proportionné à la
q u a n t i t é d e sang r e s p e c t i v e m e n t fourni par l e s
diverses n a t i o n s c o n s t i t u a n t e s , e t fondues dans
l'unité nationale. Or, l'élément t e u t o n i q u e e s t à
peine sensible dans la l a n g u e française ; considérée
en masse, elle e s t celtique e t romaine. Il n'y a rien
de si grand dans l e m o n d e . Cicéron disait : Flattons-nous t a n t qu'il nous plaira, nous ne surpasserons ni les Gaulois e n valeur, ni les E s p a g n o l s en
nombre, ni les Grecs en t a l e n t s , e t c . ; mais c'est
par la religion e t la crainte des D i e u x q u e nous
surpassons t o u t e s les n a t i o n s de l'univers. »
(De Ar. resp. c. I X ) .
Cet é l é m e n t romain, naturalisé dans les Gaules,
s'accorda fort bien a v e c le druidisme, q u e le
christianisme dépouilla de ses erreurs e t de sa
férocité, e n laissant subsister une" certaine racine
202
JOSEPH
DE
MAISTRE
qui é t a i t b o n n e ; et de t o u s ces é l é m e n t s il résulta
une n a t i o n extraordinaire, destinée à jouer un rôle
é t o n n a n t parmi les autres, e t surtout à se retrouver
à la t ê t e du s y s t è m e religieux en Europe.
Le christianisme pénétra de b o n n e heure les
Français, a v e c une facilité qui ne p o u v a i t être
que le résultat d'une affinité particulière. L'Eglise
gallicane n'eut presque pas d'enfance ; pour ainsi
dire en naissant, elle se t r o u v a la première des
Eglises nationales et le plus ferme appui de l'unité.
Les Français eurent l'honneur unique, et dont
ils n'ont p a s été à b e a u c o u p près assez orgueilleux, d'avoir constitué ( h u m a i n e m e n t ) l'Eglise
catholique dans le m o n d e , en é l e v a n t son a u g u s t e
Chef au rang i n d i s p e n s a b l e m e n t dû à ses fonctions
divines, et sans lequel il n'eût été qu'un patriarche
de Constantinople, déplorable jouet des sultans
chrétiens et des autocrates m u s u l m a n s .
Charlemagne, le trismégiste moderne, éleva ou
fit reconnaître ce trône, fait pour ennoblir et
consolider t o u s les autres. Comme il n'y a pas eu
de plus grande i n s t i t u t i o n dans l'univers, il n'y
en a pas, sans le moindre d o u t e , où la m a i n d e la
Providence se soit m o n t r é e d'une manière plus
sensible ; mais il est beau d'avoir été choisi par
elle, pour être l'instrument éclairé de cette merveille unique.
Lorsque, dans le m o y e n - â g e , nous allâmes en
Asie, l'épée à la main, pour essayer d e briser sur
son propre terrain ce redoutable croissant, qui
m e n a ç a i t t o u t e s les libertés de l'Europe, les
Français furent encore à la t ê t e de c e t t e i m m o r telle entreprise. U n simple particulier, qui n'a
légué à la postérité que son n o m de b a p t ê m e ,
orné d u m o d e s t e surnom d'ermite, aidé s e u l e m e n t
de sa foi et de son invincible v o l o n t é , souleva
DU
PAPE
203
l'Europe, é p o u v a n t a l'Asie, brisa la féodalité,
anoblit les serfs, transporta le flambeau des
sciences, et changea l'Europe.
Bernard le suivit, le prodige de son siècle et
Français c o m m e Pierre, h o m m e du m o n d e et
cénobite mortifié, orateur, bel esprit, h o m m e d ' É t a t
solitaire, qui avait lui-même au dehors plus d'occupations que la plupart
des hommes
rien
auront
jamais ; consulté de toute la terre, chargé
d'une
infinité
de négociations
importantes,
pacificateur
des Etats, appelé aux conciles, portant des paroles
aux rois, instruisant
les Evêques,
réprimandant
les Papes, gouvernant
un ordre entier,
prédicateur
et oracle de son temps.
On ne cesse de nous répéter qu'aucune de ces
fameuses entreprises ne réussit. Sans doute aucune
croisade ne réussit, les enfants m ê m e le s a v e n t ;
mais toutes ont réussi, et c'est ce que les h o m m e s
m ê m e ne v e u l e n t pas voir.
Le n o m français fit une telle impression en
Orient, qu'il y est demeuré c o m m e s y n o n y m e de
celui d'Européen ; et le plus grand p o è t e de l'Italie,
écrivant dans le X V I siècle, ne refuse point d'employer la m ê m e expression.
Le sceptre français brilla à Jérusalem et à
Constantinople. Que ne p o u v a i t - o n pas en a t t e n dre ? Il eût grandi l'Europe, repoussé l'Islamisme
et suffoqué le schisme ; malheureusement il ne
sut pas se maintenir.
e
Magnis tamen excidit ausis.
U n e grande partie de la gloire littéraire des
Français, surtout dans le grand siècle, appartient
au clergé. La science s'opposant en général à la
propagation des familles et des noms, rien n'est
204
JOSEPH
DE
MAISTRE
plus conforme à l'ordre qu'une direction cachée
de la science vers l'état sacerdotal et par conséquent célibataire.
A u c u n e nation n'a possédé un plus grand nombre
d'établissements ecclésiastiques que la nation
française, et nulle souveraineté n ' e m p l o y a , plus
a v a n t a g e u s e m e n t pour elle, un plus grand n o m b i e
de prêtres que la cour de France. Ministres, a m bassadeurs, négociateurs, instituteurs, etc., on les
t r o u v e partout. D e Suger à Fleury, la France n'a
qu'à se louer d'eux. On regrette que le p l r s fort
et le plus éblouissant de t o u s se soit élevé quelquefois jusqu'à l'inexorable sévérité ; mais il n e la
dépassa pas ; et je suis porté à croire que, sous le
ministère de ce grand h o m m e , le supplice des
Templiers et d'autres é v é n e m e n t s de c e t t e espèce
n'eussent pas été possibles.
La plus h a u t e noblesse de France s'honorait de
remplir les grandes dignités de l'Eglise. Qu'y
avait-il en Europe au-dessus de c e t t e Eglise gallicane, qui possédait t o u t ce qui plaît à D i e u et t o u t
ce qui c a p t i v e les h o m m e s , la v e r t u , la science,
la noblesse et l'opulence ? *
V e u t - o n dessiner la grandeur idéale,
qu'on
essaie d'imaginer quelque chose qui surpasse
Fénelon, on n'y réussira pas.
Charlemagne, dans son t e s t a m e n t , légua à ses
fils la tutelle de l'Eglise romaine. Ce legs, répudié
par les empereurs allemands, a v a i t passé c o m m e
une espèce de fidêi-commis à la couronne de France.
L'Eglise catholique p o u v a i t être représentée par
une ellipse. D a n s l'un des foyers on v o y a i t saint
Pierre, et dans l'autre Charlemagne : l'Eglise
gallicane a v e c sa puissance, sa doctrine, sa dignité,
sa l a n g u e , son prosélytisme, semblait quelquefois
DU PAPE
205
rapprocher les d e u x centres, et les confondre dans
la plus magnifique unité.
Mais, ô faiblesse h u m a i n e ! ô déplorable a v e u glement ! des préjugés détestables, que j'aurai
occasion de développer dans cet ouvrage, a v a i e n t
t o t a l e m e n t perverti cet ordre admirable, cette
relation s u b l i m e entre les d e u x puissances. A force
de s o p h i s m e s e t de criminelles m a n œ u v r e s , on
était p a r v e n u à cacher au roi très chrétien l'une
de ses plus brillantes prérogatives, celle de présider
( h u m a i n e m e n t ) le s y s t è m e religieux, et d'être le
protecteur héréditaire de l'unité catholique. Const a n t i n s'honora jadis d u titre d'évêque extérieur.
Celui de souverain
pontife
extérieur n e flattait
pas l'ambition d'un successeur d e Charlemagne ;
et cet emploi, offert par la P r o v i d e n c e , é t a i t
v a c a n t ! A h ! si les rois de France a v a i e n t v o u l u
donner main-forte à la vérité, ils auraient opéré
des miracles. Mais que p e u t le roi, lorsque les
lumières de son peuple sont éteintes ? Il faut m ê m e
le dire à la gloire immortelle de l'auguste maison,
l'esprit royal qui l'anime a s o u v e n t et très heureusement été plus s a v a n t que les académies,
et plus j u s t e que les t r i b u n a u x .
Renversée à la fin par un orage surnaturel,
nous a v o n s v u c e t t e maison, si précieuse pour
l'Europe, se relever par un miracle qui en promet
d'autres, et qui doit pénétrer t o u s les Français
d'un religieux courage ; mais le c o m b l e du malheur, pour e u x , serait de croire que la R é v o l u t i o n
est terminée, et q u e la colonne est replacée, parce
qu'elle est relevée. Il faut croire, au contraire,
que l'esprit révolutionnaire est sans comparaison
plus fort et plus d a n g e r e u x qu'il n e l'était il y
a peu d'années. Le puissant usurpateur ne s'en
servait que pour lui. Il s a v a i t le comprimer dans
206
JOSEPH
DE
MAISTRE
sa main de fer, et le réduire à n'être qu'une espèce
de monopole au profit de sa couronne. Mais depuis
que la justice et la paix se sont embrassées, le génie
mauvais a cessé d'avoir peur ; et au lieu de s'agiter
dans un foyer unique, il a produit de n o u v e a u une
ébullition générale sur une i m m e n s e surface.
J e d e m a n d e la permission de le répéter : la
R é v o l u t i o n française ne ressemble à rien de ce
qu'on a v u dans les t e m p s passés. Elle est satanique dans son essence. J a m a i s elle n e sera totalem e n t éteinte que par le principe contraire, et
jamais les Français ne reprendont leur place
jusqu'à ce qu'ils aient reconnu c e t t e vérité.
L'éternelle jeunesse de l'Eglise catholique
Le livre premier traite du Pape dans son rapport avec
l'Eglise catholique. Il établit la nécessité de son infaillibilité et définit l'autorité des Conciles, « étatB-généraux
du christianisme rassemblés sous la présidence du souverain. »
Le m o n d e est d e v e n u trop grand pour les conciles
généraux, qui ne s e m b l e n t faits que pour la jeunesse du christianisme.
Mais ce m o t de jeunesse m'avertit d'observer
que c e t t e expression et quelques autres d u m ê m e
genre se rapportent à la durée totale d'un corps
ou d'un individu. Si je me représente, par e x e m p l e ,
la république romaine, qui dura cinq cents ans,
je sais ce que v e u l e n t dire ces expressions : La
jeunessse ou les premières années de la république
romaine ; et s'il s'agit d'un h o m m e qui doit vivre
à peu près quatre-vingts ans, je me réglerai encore
DU
PAPE
207
sur c e t t e durée t o t a l e ; et je sais que, si l ' h o m m e
v i v a i t mille ans, il serait j e u n e à d e u x cents.
Qu'est-ce donc que la jeunesse d'une religion qui
doit durer a u t a n t que le m o n d e ? On parle beau-
coup des premiers siècles du christianisme : en
vérité, je ne voudrais pas assurer qu'ils s o n t passés.
Quoi qu'il en soit, il n ' y a pas de plus faux
raisonnement que celui qui v e u t nous ramener
à ce qu'on appelle les premiers siècles, sans savoir
ce qu'on dit.
II serait m i e u x d'ajouter, peut-être, que dans
un sens l'Eglise n'a point d'âge. La Religion chrétienne est la seule i n s t i t u t i o n qui n ' a d m e t t e point
de décadence, parce que c'est la seule divine.
Pour l'extérieur, pour les pratiques, pour les cérémonies, elle laisse quelque chose -aux variations
humaines. Mais l'essence est toujours la m ê m e ,
et anni ejus non déficient. Ainsi, elle se laissera
obscurcir par la barbarie du m o y e n âge, parce
qu'elle n e v e u t point déranger les lois du genre
humain ; mais elle produit c e p e n d a n t à cette
époque u n e foule d ' h o m m e s supérieurs, et qui ne
tiendront que d'elle leur supériorité. Elle se relève
ensuite a v e c l ' h o m m e , l'accompagne et le perfectionne dans t o u t e s les s i t u a t i o n s : différente en
cela, et d'une manière frappante, de t o u t e s les
institutions et de t o u s les empires h u m a i n s , qui
o n t une enfance, u n e virilité, u n e vieillesse et
u n e fin.
La suprématie du Pape a été reconnue de tous temps :
les Eglises d'Occident et d'Orient, l'Eglise gallicane, les
Jansénistes, les Protestants et les orthodoxes en témoignent. Aucune difficulté ne peut prévaloir contre ce fait.
JOSEPH
208
DE
MAISTRE
C'est à L'influence unique de ce chef que l'Eglise doit d'avoir
gardé intacte sa discipline et « cette langue catholique, la
même pour tous les hommes de la même croyance. »
La langue latine
J e me souviens que, dans son livre sur F importance des opinions religieuses, M . Necker disait
qu'il est enfin temps de demander à F Eglise romaine
pourquoi elle s'obstine à se servir £une langue
inconnu*, etc. IL EST ENFIN TEMPS, a u contraire,
de ne plus lui en parler, ou d e ne lui en parler
que pour reconnaître et v a n t e r sa profonde
sagesse. Quelle idée s u b l i m e que celle d'une langue
universelle pour l'Eglise universelle ! D ' u n pôle
à l'autre, le catholique qui entre dans u n e église
de son rite, est chez lui, et rien n'est étranger à ses
y e u x . E n arrivant, il e n t e n d ce qu'il entendit
t o u t e sa v i e ; il p e u t mêler sa v o i x à celle d e ses
frères. Il les comprend, il en est compris ; il peut
s'écrier :
Rome est toute en tous lieux, elle est toute où je suis.
La fraternité qui résulte d'une l a n g u e c o m m u n e
est un lien m y s t é r i e u x d'une force i m m e n s e .
D a n s le I X siècle, J e a n V I I I , pontife t r o p facile,
a v a i t accordé a u x Slaves la permission de célébrer
l'office divin dans leur l a n g u e ; ce qui p e u t surprendre celui qui a lu la lettre C X C V de ce Pape,
o ù il reconnait les i n c o n v é n i e n t s de c e t t e tolérance.
Grégoire V I I retira c e t t e permission ; mais il ne
fut plus t e m p s à l'égard des Russes, et l'on sait
ce qu'il en a coûté à ce grand peuple. Si la l a n g u e
latine se fût assise à Kieff, à N o v o g o r o d , à Moscou,
jamais elle n'eût été détrônée ; jamais les illustres
e
DU
PAPE
209
Slaves, parents de R o m e par la langue, n'eussent
été jetés dans les bras de ces Grecs dégradés du
Bas-Empire, dont l'histoire fait pitié quand elle
ne fait pas horreur.
Rien n'égale la dignité de la langue latine.
Elle fut parlée par le peuple-rd
qui lui imprima
ce caractère de grandeur unique dans l'histoire
du langage h u m a i n , et que les langues m ê m e les
plus parfaites n'ont jamais pu saisir. Le t e r m e de
majesté appartient au latin. La Grèce l'ignore,
et c'est par la majesté seule qu'elle demeurera
au-dessous de R o m e , dans les lettres c o m m e dans
les camps. N é e pour commander, cette langue
c o m m a n d e encore dans les livres de c e u x qui la
parlèrent. C'est la langue des conquérants romains
et celle des missionnaires de l'Eglise romaine.
Ces h o m m e s ne diffèrent que par le but e t le résult a t de leur action. Pour les premiers, il s'agissait
d'asservir, d'humilier, de ravager le genre h u m a i n ;
les seconds v e n a i e n t l'éclairer, le rassainir et le
sauver, mais toujours il s'agissait de vaincre et de
conquérir; et, de part et d'autre c'est la m ê m e puissance.
Ultra Garamantas et Indos
Proferet imperium
Trajan, qui fut le dernier effort de la puissance
romaine, ne put cependant porter sa langue que
jusqu'à l'Euphrate. Le Pontife romain l'a fait
entendre a u x Indes, à la Chine et au J a p o n .
C'est la langue de la civilisation. Mêlée à celle
de nos pères les Barbares, elle sut raffiner, assouplir, et, pour ainsi dire, spirituaiiseï
ces idiomes
grossiers qui sont d e v e n u s ce que nous v o y o n s .
Armés de c e t t e langue, les e n v o y é s du Pontife
210
JOSEPH
DE
MAISTRE
romain allèrent e u x - m ê m e s chercher ces peuples
qui n e v e n a i e n t plus à e u x . Ceux-ci l'entendirent
parler le jour de leur b a p t ê m e , et depuis ils ne
l'ont plus oubliée. Qu'on j e t t e les y e u x sur une
m a p p e m o n d e , qu'on trace la ligne o ù cette langue
universelle se tut : là sont les bornes de la civilisation et de la fraternité européennes ; au-delà
v o u s n e trouverez que la parenté h u m a i n e qui se
t r o u v e h e u r e u s e m e n t partout. Le signe européen,
c'est la l a n g u e latine. Les médailles, les monnaies,
les trophées, les t o m b e a u x , les annales primitives,
les lois, les canons, t o u s les m o n u m e n t s parlent
latin : faut-il donc les effacer, ou ne plus les entendre ? Le dernier siècle qui s'acharna sur t o u t
ce qu'il y a de sacré ou d e vénérable, n e m a n q u a
pas d e déclarer la guerre a u latin. Les Français,
qui d o n n e n t le t o n , oublièrent presque entièrement
c e t t e l a n g u e ; ils se s o n t oubliés e u x - m ê m e s jusqu'à
la faire disparaître de leur m o n n a i e , et n e paraissent
point encore s'apercevoir de ce délit c o m m i s
t o u t à la fois contre le b o n sens européen, contre
le g o û t et contre la Religion. Les Anglais m ê m e ,
quoique s a g e m e n t obstinés dans leurs usages,
c o m m e n c e n t aussi à imiter la France ; ce qui leur
arrive plus s o u v e n t qu'on n e le croit, et qu'ils n e
le croient m ê m e , si je n e m e t r o m p e . Contemplez
les p i é d e s t a u x de leurs s t a t u e s modernes : v o u s
n'y trouverez plus le goût sévère qui grava les
épitaphes de N e w t o n et de Christophe Wren.
A u lieu d e ce noble laconisme, v o u s lirez des histoires en langue vulgaire. Le marbre, c o n d a m n é
à bavarder, pleure la langue dont il t e n a i t ce
b e a u s t y l e qui a v a i t u n n o m entre t o u s les autres
styles, e t qui, de la pierre où il s'était établi,
s'élançait dans la mémoire de t o u s les h o m m e s .
Après avoir été l'instrument de la civilisation,
DU
211
PAPE
il n e m a n q u a i t plus au latin qu'un genre de gloire,
qu'il s'acquit en d e v e n a n t , lorsqu'il en fut t e m p s ,
la langue de la science. Les génies créateurs
l'adoptèrent pour c o m m u n i q u e r au m o n d e leurs
grandes pensées. Copernic, Kepler, Descartes,
N e w t o n , et cent, autres très i m p o r t a n t s encore,
quoique moins célèbres, o n t écrit e n latin. U n e
foule innombrable d'historiens, de publicistes,
de théologiens, de médecins, d'antiquaires, etc.,
inondèrent l'Europe d'ouvrages latins de t o u s les
genres. De c h a r m a n t s poètes, des littérateurs du
premier ordre, rendirent à la langue de R o m e ses
formes antiques, et la reportèrent à un degré de
perfection qui ne cesse d'étonner les h o m m e s
faits pour comparer les n o u v e a u x écrivains à
leurs modèles. T o u t e s les autres langues, quoique
cultivées et comprises, se t a i s e n t c e p e n d a n t dans
les m o n u m e n t s antiques, et très p r o b a b l e m e n t
pour toujours.
Seule entre t o u t e s les langues mortes, celle de
R o m e est v é r i t a b l e m e n t ressuscitée ; et semblable
à Celui qu'elle célèbre depuis v i n g t siècles, une
fois ressuscitée, elle ne mourra
plus.
Contre ces brillants privilèges, que signifie l'objection vulgaire, e t t a n t répétée, oT une langue inconnue
au peuple ? Les protestants ont b e a u c o u p répété
c e t t e objection, sans réfléchir que c e t t e partie
d u culte, qui nous est c o m m u n e a v e c e u x , est en
langue vulgaire, de part et d'autre. Chez e u x , la
partie principale, et, pour ainsi dire, l'âme du culte,
est la prédication qui, par sa nature et dans tous
les cultes, ne se fait qu'en langue vulgaire. Chez
nous, c'est le sacrifice qui est le véritable culte ;
t o u t le reste est accessoire : et qu'importe au peuple
que ces paroles sacramentelles, qui ne se prononcent
13
212
JOSBPH
DE
MAISTRE
qu'à v o i x basse, s o i e n t récitées e n français, en
allemand, e t c . , o u e n hébreu ?
On fait d'ailleurs sur la liturgie le m ê m e s o p h i s m e
que sur l'Ecriture s a i n t e . On n e cesse d e n o u s
parler de langue inconnue, c o m m e s'il s'agissait
de la l a n g u e chinoise o u sanscredane. Celui qui
n'entend pas l'Ecriture e t l'office, e s t b i e n le maître
d'apprendre le latin. À l'égard d e s d a m e s m ê m e ,
Fénelon disait qu'il aimerait bien autant leur faire
apprendre le latin pour entendre Voffice divin, que
V italien pour lire des poésies amoureuses. Mais le
préjugé n'entend j a m a i s raison ; e t depuis trois
siècles, il nous accuse sérieusement de cacher
l'Ecriture sainte e t les prières publiques, tandis
que nous les présentons dans u n e l a n g u e connue
de t o u t h o m m e qui p e u t s'appeler, j e n e dis p a s
savant, mais instruit, e t q u e l'ignorant qui s'ennuie
de l'être, peut apprendre en quelques mois.
On a p o u r v u d'ailleurs à t o u t par des traductions
de t o u t e s les prières d e l'Eglise. Les u n e s en prés e n t e n t les m o t s , e t les autres le sens. Ces livres,
en n o m b r e infini, s'adaptent à t o u s les âges, à
t o u t e s les intelligences, à tous les caractères.
Certains m o t s m a n q u a n t dans la l a n g u e originale,
et connus de t o u t e s les oreilles ; certaines cérémonies, certains m o u v e m e n t s , certains bruits
m ê m e , avertissent l'assistant le m o i n s lettré de ce
qui se fait et d e ce qui se dit. Toujours il se trouve
en harmonie parfaite a v e c le prêtre e t , s'il est
distrait, c'est sa faute.
Quant au peuple proprement dit, s'il n'entend
pas les m o t s , c'est t a n t m i e u x . Le respect y gagne,
et l'intelligence n'y perd rien. Celui qui n e comprend point, comprend m i e u x que celui qui comprend mal. C o m m e n t d'ailleurs aurait-il à se
plaindre d'une religion qui fait t o u t pour lui ?
DU
PAPE
213
C'est l'ignorance, c'est la p a u v r e t é , c'est l'humilité
qu'elle instruit, qu'elle console, qu'elle a i m e pardessus t o u t . Quant à la science, pourquoi n e lui
dirait-elle p a s en latin la seule chose qu'elle ait à
lui dire : Qu'il n'y a point de salut pour l'orgueil ?
Enfin, t o u t e langue c h a n g e a n t e c o n v i e n t peu
à u n e Religion i m m u a b l e . Le m o u v e m e n t naturel
des choses a t t a q u e c o n s t a m m e n t les l a n g u e s
v i v a n t e s ; et sans parler de ces grands c h a n g e m e n t s
qui les dénaturent a b s o l u m e n t , il en est d'autres
qui ne s e m b l e n t pas i m p o r t a n t s , et qui le s o n t
b e a u c o u p . La corruption d u siècle s'empare t o u s
les jours de certains m o t s , et les g â t e pour se divertir. Si l'Eglise parlait n o t r e langue, il pourrait
dépendre d'un bel esprit effronté de rendre le m o t
l e plus sacré d e la liturgie ou ridicule ou i n d é c e n t .
Sous t o u s les rapports i m a g i n a b l e s , la l a n g u e religieuse doit être mise hors d u d o m a i n e de l ' h o m m e .
L'Eglise catholique et les Missions
Le livre second traite du Pape dans son rapport avec
les souverainetés temporelles. Maistre, après avoir établi
la notion de souveraineté, définit l'autorité temporelle
du Pape, raconte son origine, et la justifie contre toutes
les attaques dont elle a été l'objet. Le livre troisième traite
du Pape dans son rapport avec la civilisation et le
bonheur des peuples. Les missions catholiques, dont
Maistre commence par montrer la supériorité sur toutes
les autres, ont une influence profonde dans le monde.
L'Eglise a donc seule l'honneur, la puissance
et le droit des missions ; et sans le Souverain
Pontife, il n'y a point d'Eglise. N'est-ce pas lui
214
JOSEPH
DE
MAISTRE
qui a civilisé l'Europe, et créé cet esprit général,
ce génie fraternel, qui nous distinguent ? A peine
le Saint-Siège est affermi, que la sollicitude
universelle transporte les Souverains Pontifes. Déjà
dans le V siècle ils e n v o i e n t saint Séverin dans
la Norique, et d'autres ouvriers apostoliques
parcourent les E s p a g n e s , c o m m e on le v o i t par la
fameuse lettre d'Innocent I
à Décentius. Dans
le m ê m e siècle, saint Pallade et saint Patrice
paraissent en Irlande et dans le nord de l'Ecosse.
A u V I , saint Grégoire le Grand e n v o i e saint
A u g u s t i n en Angleterre. A u V I I , saint Kilian
prêche e n Franconie, e t saint A m a n d a u x Flam a n d s , a u x Carinthiens, a u x E s c l a v o n s , à t o u s les
Barbares qui habitent le l o n g du D a n u b e . Eluff
de W e r d e n se transporte en S a x e dans le V I I I
siècle, saint Willibrod e t saint Swidbert dans la
Frise, e t saint Boniface remplit l'Allemagne de
ses t r a v a u x et de ses succès. Mais le I X siècle
semble se distinguer de t o u s les autres, c o m m e si
la Providence a v a i t v o u l u , par de grandes conquêtes, consoler l'Eglise des malheurs qui étaient
sur le point de l'affliger. Durant ce siècle, saint
Siffroi fut e n v o y é a u x Suédois ; Anchaire de
H a m b o u r g prêche à ces m ê m e s Suédois, a u x
Vandales et a u x E s c l a v o n s ; R e m b e r t de Brème,
les frères Cyrille et Méthodius, a u x Bulgares, a u x
Chazares o u Turcs d u D a n u b e , a u x Moraves,
a u x B o h é m i e n s , à l'immense famille des Slaves ;
tous ces h o m m e s apostoliques ensemble p o u v a i e n t
dire à j u s t e titre :
e
e r
e
e
e
e
Hic tandem stetimus nobis ubi defuit orbis.
Mais lorsque l'univers s'agrandit par les m é m o rables entreprises des navigateurs modernes, les
DU
PAPE
215
missionnaires du Pontife ne s'élancèrent-ils pas
à la suite d e ces hardis aventuriers ? N'allèrent-ils
pas chercher le martyre, c o m m e l'avarice cherchait
l'or e t les d i a m a n t s ? Leurs mains secourables
n'étaient-elles pas c o n s t a m m e n t étendues pour
guérir les m a u x enfantés par nos vices, et pour
rendre les brigands européens moins o d i e u x à ces
peuples lointains ? Que n'a pas fait saint X a v i e r ?
Les Jésuites seuls ri ont-ils pas guéri une des plus
grandes plaies de Vhumanité ? T o u t a été dit sur
les missions d u P a r a g u a y , d e la Chine, des Indes,
et il serait superflu de revenir sur des sujets aussi
connus. Il suffit d'avertir q u e t o u t l'honneur doit
en être accordé au Saint-Siège. « Voilà, — d i s a i t le
grand Leibnitz, a v e c u n noble s e n t i m e n t d'envie
bien digne de lui — voilà la Chine ouverte a u x J é suites ; l e P a p e y envoie n o m b r e de missionnaires.
Notre peu d'union ne nous permet pas d'entreprendre
ces grandes conversions. Sous le règne du roi
Guillaume, il s'était formé une sorte d e société
en Angleterre, qui a v a i t pour objet la propagation
de l ' E v a n g i l e ; mais jusqu'à présent elle n'a pas
eu de grands succès. »
J a m a i s elle n'en aura et jamais elle n'en pourra
avoir, sous quelque n o m qu'elle agisse, hors de
l'unité, e t n o n s e u l e m e n t elle n e réussira pas,
mais elle ne fera que du mal, c o m m e nous l'avouait
tout à l'heure u n e b o u c h e p r o t e s t a n t e .
« Les rois, disait B a c o n , sont v é r i t a b l e m e n t
inexcusables de ne point procurer, à la faveur de
leurs armes et de leurs richesses, la propagation
de la Religion chrétienne. »
Sans d o u t e ils le sont, et ils le sont d'autant plus
(je parle s e u l e m e n t des souverains catholiques)
qu'aveuglés sur leurs plus chers intérêts par les
préjugés modernes, ils n e s a v e n t pas que t o u t prince
216
JOSEPH
DE
MAISTRE
qui emploie ses forces à la propagation d u christ i a n i s m e légitime, en sera infailliblement récompensé par d e grands succès, par u n l o n g règne,
par u n e i m m e n s e r é p u t a t i o n , o u par t o u s ces
a v a n t a g e s réunis. Il n'y a point, et il n'y aura
jamais, il n e p e u t y avoir d'exception sur ce point.
Constantin, T h é o d o s e , Alfred, Charlemagne, saint
Louis, E m m a n u e l de Portugal, Louis X I V , etc.,
t o u s les grands protecteurs ou propagateurs du
christianisme légitime, m a r q u e n t dans l'histoire
par t o u s les caractères que je v i e n s d'indiquer.
Dès q u ' a n prince s'allie à l ' œ u v r e d i v i n e e t l'av a n c e s u i v a n t ses forces, il pourra sans d o u t e payer
son t r i b u t d'imperfections et de malheurs à la
triste h u m a n i t é ; mais il n'importe, son front sera
marqué d'un certain signe q u e t o u s les siècles
révéreront :
IUum aget pennft metuente solvi
Fama superstes.
Par la raison contraire, t o u t prince qui, n é dans
la lumière, la méprisera o u s'efforcera d e l'éteindre,
et qui surtout osera porter la m a i n sur le Souverain
Pontife o u l'affliger sans mesure, p e u t c o m p t e r
sur un c h â t i m e n t temporel et visible. R è g n e court,
désastres humiliants, m o r t v i o l e n t e o u honteuse,
m a u v a i s r e n o m p e n d a n t sa v i e et m é m o i r e flétrie
après sa mort, c'est le sort qui l'attend, e n plus ou
en moins. D e Julien à Philippe le Bel, les e x e m p l e s
anciens sont écrits p a r t o u t ; et quant a u x e x e m p l e s
récents, l ' h o m m e sage, a v a n t d e les e x p o s e r dans
leur véritable jour, fera bien d'attendre q u e l e
t e m p s les ait u n p e u enfoncés dans l'histoire.
DU
PAPE
217
L'Eglise catholique et l'esclavage
« Les Papes n'ont pas moins mérité de l'humanité par
l'extinction de la servitude qu'ils ont combattue sans
relâche ».
P a r t o u t où règne une autre religion que la
nôtre, l'esclavage est de droit ; et partout où c e t t e
religion s'affaiblit, la nation devient, en proportion
précise, moins suceptible de la liberté générale.
N o u s v e n o n s de voir l'état social ébranlé jusque
dans ses f o n d e m e n t s , parce qu'il y avait trop de
liberté en Europe, et qu'il n'y avait plus assez de
Religion. Il y aura encore d'autres c o m m o t i o n s ,
et le bon ordre ne sera solidement affermi que
lorsque l'esclavage ou la Religion sera rétablie.
Le gouvernement
seul ne peut gouverner.
C'est
une m a x i m e qui paraîtra d'autant plus incontestable qu'on la méditera d a v a n t a g e . Il a donc besoin, c o m m e d'un ministre indispensable, o u de
l'esclavage qui diminue le n o m b r e des v o l o n t é s
agissantes dans l ' E t a t , o u de la force divine qui,
par une espèce de greffe spirituelle, détruit l'âpreté
de ces v o l o n t é s , et les m e t en état d'agir ensemble
sans se nuire.
Le N o u v e a u - M o n d e a d o n n é un e x e m p l e qui
complète la démonstration. Que n'ont pas fait
les missionnaires catholiques, c'est-à-dire les env o y é s du P a p e , pour éteindre la servitude, pour
consoler, pour rassainir, pour ennoblir l'espèce
humaine dans ces v a s t e s contrées ?
P a r t o u t où on laissera faire cette puissance,
elle opérera les m ê m e s effets. Mais que les nations
qui la méconnaissent ne s'avisent pas, fussentelles m ê m e chrétiennes, d'abolir la servitude, si
elle subsiste encore chez elles : u n e grande calamité
218
JOSEPH
DE
MAISTRE
politique serait infailliblement la suite de c e t t e
aveugle imprudence.
Mais que Ton ne s'imagine pas que l'Eglise o u le
Pape — c'est tout un—n'ait, dans la guerre déclarée
à la servitude, d'autre v u e que le perfectionnement
politique de l ' h o m m e . Pour c e t t e puissance, i l y a
quelque chose de plus h a u t : c'est le perfectionnem e n t de la morale d o n t le raffinement politique
n'est qu'une s i m p l e dérivation. P a r t o u t o ù règne
la servitude, il ne saurait y avoir de véritable
morale, à cause de l'empire désordonné de l ' h o m m e
sur la f e m m e . Maîtresse de ses droits et de ses
actions, elle n'est déjà que trop faible contre
les séductions qui l'environnent de t o u t e s parts.
Que sera-ce lorsque sa v o l o n t é m ê m e ne p e u t la
défendre ? L'idée m ê m e de la résistance s'évanouira ; le v i c e deviendra u n devoir, et l ' h o m m e
graduellement avili par la facilité des plaisirs
n e saura plus s'élever au-dessus des m œ u r s de
l'Asie.
M. B u c h a n a n , que je citais t o u t à l'heure e t de
qui j ' e m p r u n t e volontiers u n e n o u v e l l e citation
également j u s t e e t i m p o r t a n t e , a fort bien remar-
qué que, dans tous les pays où le christianisme ne
règne pas, on observe une certaine tendance à la
dégradation des femmes.
R i e n n'est plus é v i d e m m e n t vrai : il est possible
m ê m e d'assigner la raison de c e t t e dégradation
qui ne p e u t être c o m b a t t u e que par u n principe
surnaturel. P a r t o u t o ù notre s e x e peut c o m m a n d e r
le vice, il ne saurait y avoir ni véritable morale,
ni véritable dignité de m œ u r s . La f e m m e , qui peut
t o u t sur le c œ u r de l ' h o m m e , lui rend t o u t e la
perversité qu'elle en reçoit, e t les nations croupissent d a n s ce cercle vicieux d o n t il est radicale-
DU
PAPE
219
ment impossible qu'elles sortent par leurs propres
forces.
Par une opération t o u t e contraire, et t o u t aussi
naturelle, le m o y e n le plus efficace de perfectionner
l'homme, c'est d'ennoblir et d'exalter la femme.
C'est ce à quoi le christianisme seul travaille
sans relâche a v e c un succès infaillible, susceptible
seulement de plus et de moins, s u i v a n t le genre
et la multiplicité des obstacles qui p e u v e n t contrarier son action. Mais ce pouvoir i m m e n s e et
sacré du christianisme est nul, dès qu'il n'est
pas concentré dans une main unique qui l'exerce
et le fait valoir. Il en est du christianisme disséminé
sur le globe, c o m m e d'une nation qui n'a d'existence, d'action, de pouvoir, de considération et
de n o m m ê m e , qu'en vertu de la souveraineté
qui la représente et lui donne une personnalité
morale parmi les peuples.
La f e m m e est, plus que l'homme, redevable
au christianisme. C'est de lui qu'elle tient t o u t e
sa dignité. La femme chrétienne est vraiment
un être surnaturel,
puisqu'elle est soulevée et
maintenue par lui jusqu'à un état qui ne lui est pas
naturel. Mais par quels services i m m e n s e s elle p a y e
cette espèce d'ennoblissement !
Ainsi le genre humain est naturellement
en
grande partie serf, et ne peut être tiré de cet état
que sur naturellement.
A v e c la servitude, point de
morale proprement dite ; sans le christianisme,
point de liberté générale ; et sans le Pape, point de
véritable christianisme, c'est-à-dire point de christianisme opérateur, puissant, convertissant, régénérant, perfectilisant.
C'était donc au Souverain
Pontife qu'il appartenait de proclamer la liberté
universelle ; il l'a fait, et sa v o i x a retenti dans tout
l'univers. Lui seul rendit c^tte liberté possible
220
JOSEPH
DE
MAISTRE
en sa qualité de chef u n i q u e d e c e t t e Religion
seule capable d'assouplir les v o l o n t é s , et qui ne
p o u v a i t déployer t o u t e sa puissance q u e par lui.
Aujourd'hui il faudrait être a v e u g l e pour n e pas
voir q u e t o u t e s les souverainetés s'affaiblissent
en Europe. Elles perdent de t o u s côtés la confiance
et l'amour. Les sectes et l'esprit particulier se
multiplient d'une manière effrayante. Il faut
purifier les v o l o n t é s ou les enchaîner ; il n'y a pas
de milieu. Les princes dissidents, qui ont la servit u d e chez e u x , la conserveront ou périront.
Les autres seront r a m e n é s à la servitude ou à
l'unité...
Les Grecs
L'institution du sacerdoce catholique, avec le célibat
ecclésiastique, avec ses traditions et sa dignité, l'institution
de la monarchie européenne dont la religion était le soutien
naturel, sont d'autres bienfaits de l'Eglise et du Pape
son chef. — Le livre quatrième traite du Pape dans son
rapport avec les églises nommées schismatiques. Toute
église schismatique est protestante, variable dans la doctrine, condamnée à la division. A ce propos Maistre en vient
à étudier la Grèce et son caractère moral.
J e crois qu'on p e u t dire d e la Grèce, e n général,
ce que l'un des plus graves historiens de l'antiquité
a dit d ' A t h è n e s , en particulier : « que sa gloire est
grande à la vérité, mais c e p e n d a n t inférieure à ce
que la r e n o m m é e nous en r a c o n t e ».
U n autre historien, et, si je ne m e t r o m p e , le
premier de tous, a dit ce m o t en parlant des
T h e r m o p y l e s : « Lieu célèbre par la mort p l u t ô t
DU
PAPE
221
que par la résistance des L a c é d é m o n i e n s ». Ce m o t
e x t r ê m e m e n t fin se rapporte à l'observation générale que j'ai faite.
La r é p u t a t i o n militaire des Grecs proprement
dits fut acquise surtout a u x d é p e n s des peuples
d'Asie, q u e les premiers o n t déprimés dans les
écrits qu'ils n o u s o n t laissés, au point de se déprimer e u x - m ê m e s . E n lisant le détail de ces grandes
victoires qui o n t t a n t exercé le pinceau des historiens grecs, o n se rappelle i n v o l o n t a i r e m e n t c e t t e
fameuse e x c l a m a t i o n de César sur le c h a m p de
bataille o ù le fils de Mithridate v e n a i t de succomber : — « O h e u r e u x P o m p é e 1 quels ennemis t u
as eu à c o m b a t t r e ! » D è s q u e la Grèce rencontra
le génie de R o m e , elle se mit à g e n o u x pour ne
plus se relever.
Les Grecs, d'ailleurs, célébraient les Grecs :
a u c u n e n a t i o n c o n t e m p o r a i n e n'eut l'occasion, les
m o y e n s , ni la v o l o n t é , d e les contredire ; mais
lorsque les R o m a i n s prirent la p l u m e , ils n e m a n quèrent p a s d e tourner en ridicule « ce que les
Grecs m e n t e u r s osèrent d a n s l'histoire. »
Les Macédoniens seuls, parmi les familles
grecques, purent s'honorer par u n e courte résist a n c e à l'ascendant d e R o m e . C'était u n p e u p l e à
part, u n peuple monarchique a y a n t u n dialecte
à lui (que nulle m u s e n'a parlé), étranger à l'élégance, a u x arts, au génie p o é t i q u e des Grecs proprement dits, e t qui finit par les s o u m e t t r e , parce
qu'il était fait a u t r e m e n t q u ' e u x . Ce peuple
c e p e n d a n t céda c o m m e les autres. J a m a i s il n e
fut a v a n t a g e u x a u x Grecs, en général, de se m e s u rer militairement a v e c les n a t i o n s occidentales.
D a n s u n m o m e n t où l'empire grec jeta u n certain
éclat et possédait au moins u n grand h o m m e ,
il en c o û t a cher c e p e n d a n t à l'empereur Justinien
222
JOSEPH
DE
MAISTRE
pour avoir pris la liberté de s'intituler
Francique.
Les Français, sous la conduite de Théodebert,
vinrent en Italie lui demander c o m p t e de cette
vaniteuse licence ; et si la mort ne l'eût heureusement débarrassé de Théodebert, le véritable
Franc serait probablement rentré en France avec
le surnom légitime de
Byzantin.
Il faut ajouter que la gloire militaire des Grecs
ne fut qu'un éclair. ' Iphicrate, Chabrias et Timothèe ferment la liste de leurs grands capitaines,
ouverte par Miltiade.
De la bataille de Marathon
à celle de Leucade, on ne c o m p t e que cent quatorze
ans. Qu'est-ce qu'une telle nation comparée à ces
R o m a i n s qui ne cessèrent de vaincre pendant
mille ans, et qui possédèrent le m o n d e c o n n u ?
Qu'est-elle m ê m e , si on la compare a u x nations
modernes qui ont gagné les batailles de Soissons
et de Fontenoi, de Créci et de Waterloo, etc., et qui
ont encore en possession de leurs n o m s et de leurs
territoires primitifs, sans avoir jarrais cessé de
grandir en forces, en lumières et en r e n o m m é e ?
Les lettres et les arts furent le triomphe de la
Grèce. Dans l'un et l'autre penre, elle a découvert
le beau ; elle en a fixé les caractères ; elle nous
en a transmis des modèles qui ne nous ont guère
laissé que le mérite de les imiter : il faut toujours
faire c o m m e elle sous peine de mal faire.
D a n s la philosophie, les Grecs ont d é p l o y é d'assez
grands t a l e n t s ; c e p e n d a n t ce ne sont plus les
m ê m e s h o m m e s , et il n'est plus permis de les
louer sans mesure. Leur véritable mérite dans ce
genre est d'avoir été, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, les courtiers de la science entre l'Asie et l'Europe. J e ne dis pas que ce mérite ne soit grand ;
mais il n'a rien de c o m m u n a v e c ce génie de l'invention, qui manqua t o t a l e m e n t a u x Grecs.
DU
PAPE
223
Ils furent i n c o n t e s t a b l e m e n t le dernier peuple
instruit, et, c o m m e Ta très bien dit Clément
d'Alexandrie, « la philosophie ne parvint a u x
Grecs qu'après avoir fait le tour de l'univers. »
Jamais ils n'ont su que ce qu'ils t e n a i e n t de leurs
devanciers ; mais a v e c leur style, leur grâce et
l'art de se faire valoir, ils ont occupé nos oreilles,
pour e m p l o y e r un latinisme fort à propos.
Le docteur Long a remarqué « que l'astronomie
ne doit rien a u x académiciens et a u x péripatiçiens. » C'est que ces d e u x sectes étaient exclusiv e m e n t grecques, ou p l u t ô t atiiques ; en sorte
qu'elles ne s'étaient n u l l e m e n t approchées des
sources orientales où l'on s a v a i t sans disputer sur
rien, au lieu de disputer sans rien savoir, c o m m e
en Grèce.
La philosophie antique est directement opposée
à celle des Grecs, qui n'était au fond qu'une dispute éternelle. La Grèce était la patrie du syllogisme et de la déraison. On y passait le t e m p s à
produire de faux raisonnements, t o u t en m o n t r a n t
comment il fallait raisonner.
Le m ê m e Père grec, que je viens de citer, a dit
encore a v e c beaucoup de vérité et de sagesse :
« Le caractère des premiers philosophes n'était pas
d'ergoter ou de douter c o m m e ces philosophas
grecs qui ne cessent d'argumenter et de disputer
par une v a n i t é vaine et stérile, qui ne s'occupent
enfin que d'inutiles fadaises. »
C'est précisément ce que disait l o n g t e m p s auparavant un philosophe indien : a N o u s ne ressemblons point du t o u t a u x philosophes grecs qui
débitent de grands discours sur les petites choses ;
notre c o u t u m e à nous est d'annoncer les grandes
choses en peu de m o t s , afin que t o u t le m o n d e
s'en souvienne. »
224
JOSEPH
DE
MAISTRE
C'est en effet ainsi que se distingue le p a y s d e s
dogmes d e celui de l'argumentation. T a t i e n , dans
son f a m e u x discours a u x Grecs, leur disait déjà,
a v e c u n certain m o u v e m e n t d'impatience : « Finissez donc de nous donner des i m i t a t i o n s pour des
inventions. »
Lanzi, en Italie, e t Gibbon, de l'autre c ô t é des
Alpes, o n t répété l'un e t l'autre la m ê m e observat i o n sur l e génie grec d o n t ils o n t reconnu t o u t à la
fois l'élégance et la stérilité.
Si quelque chose paraît appartenir e n propre
à la Grèce, c'est la m u s i q u e ; cependant, t o u t dans
ce genre lui v e n a i t d'Orient. Strabon remarque
que la cithare a v a i t é t é n o m m é e Vasiatique, e t que
t o u s les i n s t r u m e n t s de m u s i q u e portaient e n Grèce
des n o m s étrangers, tels que la nablie, la sambuque,
le barbiton, la magade, e t c .
Les boues d'Alexandrie m ê m e se montrèrent
plus favorables à la science q u e les terres classiques
de Tempe e t d u Céramique. On a remarqué a v e c
raison q u e depuis la fondation de c e t t e grande
ville é g y p t i e n n e , il n'est a u c u n des astronomes
grecs qui n ' y soit né ou qui n ' y ait acquis ses
connaissances e t sa r é p u t a t i o n . Tels s o n t T i m o charis, D e n y s l'astronome, E r a t o s t h è n e , le f a m e u x
Hipparque, Possidonius, Sosigène, P t o l é m é e enfin,
le dernier e t le plus grand d e t o u s .
La m ê m e observation a lieu à l'égard d e s m a t h é maticiens. Euclide, P a p p u s , D i o p h a n t e étaient
d'Alexandrie ; e t celui qui paraît les avoir t o u s
surpassés, Archimède, fut Italien.
Lisez P l a t o n : v o u s ferez à chaque p a g e une
distinction bien frappante. T o u t e s les fois qu'il e s t
Grec, il ennuie, e t s o u v e n t il i m p a t i e n t e . Il n'est
grand, sublime, pénétrant, que lorsqu'il est t h é o l o gien, c'est-à-dire lorsqu'il énonce des d o g m e s posi-
DU
PAPE
225
tifs et éternels séparés d e t o u t e chicane, e t qui
portent si clairement le cachet oriental, que, pour
le reconnaître, il faut n'avoir jamais e n t r e v u l'Asie.
Platon a v a i t b e a u c o u p lu e t b e a u c o u p v o y a g é :
il y a dans ses écrits mille preuves qu'il s'est adressé
a u x véritables sources des véritables traditions.
Il y a v a i t en lui u n sophiste et u n théologien, ou,
si l'on v e u t , u n Grec et u n Chaldéen. On n'entend
pas ce philosophe si o n ne le lit pas a v e c c e t t e idée
toujours présente à l'esprit.
Sénèque, dans sa C X I I I épitre, n o u s a d o n n é u n
singulier échantillon de la philosophie grecque ;
mais personne à m o n avis n e l'a caractérisée a v e c
t a n t de v é r i t é et d'originalité q u e le philosophe
chéri du XVIII® siècle. « A v a n t les Grecs, dit-il,
il y a v a i t des h o m m e s bien plus s a v a n t s qu'eux,
e
mais qui fleurirent en silence, e t qui sont demeurés
inconnus, parce qu'ils n'ont j a m a i s été cornés et
trompettes par les Grecs... Les h o m m e s de c e t t e
nation réunissent i n v a r i a b l e m e n t la précipitation
du j u g e m e n t à la rage d'endoctriner : double défaut
mortellement ennemi d e la science e t de la sagesse.
Le prêtre é g y p t i e n eut grande raison de leur dire :
Vous autres Grecs, cous ri êtes que des enfants.
E n effet, ils ignoraient et l'antiquité de la science,
et la science de l'antiquité ; e t leur philosophie porte
les d e u x caractères essentiels de l'enfance : elle
jase beaucoup et ri engendre pAnt. » Il serait difficile
de m i e u x dire.
Si l'on e x c e p t e L a c é d é m o n e , qui fut u n très beau
point dans u n p o i n t du globe, on t r o u v e les Grecs
dans la politique, tels qu'ils étaient dans la philosophie, j a m a i s d'accord a v e c les autres, ni a v e c
e u x - m ê m e s . A t h è n e s , qui é t a i t pour ainsi dire
le c œ u r d e la Grèce, e t qui exerçait sur elle u n e
véritable magistrature, d o n n e dans ce genre un
226
JOSEPH
DE
MAISTRE
spectacle unique. On ne conçoit rien à ces Athéniens légers c o m m e des enfants, et féroces c o m m e
des h o m m e s , espèces de m o u t o n s enragés, toujours
menés par la nature, et toujours par nature dévorant leurs bergers. On sait du reste que t o u t gouvern e m e n t suppose des abus ; que dans les démocra-»
ties surtout, et surtout dans les démocraties antiques, il faut s'attendre à quelque excès de la
démence populaire : mais qu'une république n'ait
pu pardonner à un seul de ses grands h o m m e s ;
qu'ils aient été conduits à force d'injustices, de
persécutions, d'assassinats juridiques, à ne se
croire en sûreté qu'à mesure qu'ils étaient
éloignés
de ses murs ; qu'elle ait pu emprisonner, amender,
accuser, dépouiller, bannir, m e t t r e ou condamner
à mort Miltiade,
Thémistocle,
Aristide,
Cimon,
Timothêe, Phocion et Socrate, c'est ce qu'on n'a
jamais pu voir qu'à A t h è n e s .
Voltaire a beau s'écrier « que les Athéniens
étaient un peuple aimable ; » B a c o n ne manquerait
pas de dire encore : « c o m m e un enfant. » Mais
qu'y aurait-il donc de plus terrible qu'un enfant
robuste, fût-il m ê m e très aimable ?
On a t a n t parlé des orateurs d'Athènes, qu'il
est d e v e n u presque ridicule d'en parler encore.
La tribune d'Athènes eût été la honte de l'espèce
humaine, si Phocion et ses pareils, en y m o n t a n t
quelquefois a v a n t de boire la ciguë ou de partir
pour l'exil, n'avaient pas fait un peu d'équilibre
à t a n t de loquacité, d'extravagance et de cruauté.
Si l'on en v i e n t ensuite à l'examen des qualités
morales, les Grecs se présentent sous un aspect
encore moins favorable. C'est une chose bien
remarquable que R o m e , qui ne refusait point de
rendre h o m m a g e à leur supériorité dans les arts
et les sciences, ne cessa n é a n m o i n s de les mépriser.
DU
PAPE
227
Elle i n v e n t a l e m o t de Grœculus qui figure chez
tous les écrivains, e t d o n t les Grecs ne purent
jamais tirer vengeance, car il n'y a v a i t pas m o y e n
de resserrer le n o m de R o m a i n sous la forme
rétrécie d'un diminutif. A celui qui l'eût osé, on
eût dit : Que voulez-vous dire ? Le R o m a i n d e m a n dait à la Grèce des médecins, des architectes,
des peintres, des musiciens, etc. Il les payait et se
moquait d'eux. Les Gaulois, les Germains, les
Espagnols, etc., étaient bien sujets c o m m e les
Grecs, mais nullement méprisés : R o m e se servait
de leur épée et la respectait. J e ne connais pas une
plaisanterie romaine faite sur ces vigoureuses
nations.
Le Tasse, e n disant La fede greca a chi non è
palese ? e x p r i m e malheureusement u n e opinion
ancienne et nouvelle. Les h o m m e s de t o u s les
t e m p s ont c o n s t a m m e n t é t é persuadés que, d u côté
de la b o n n e foi et de la religion pratique qui en est
la source, ils laissaient b e a u c o u p à désirer. Cicéron
est c u r i e u x à entendre sur ce point : c'est u n élégant
t é m o i n de l'opinion romaine.
« V o u s a v e z e n t e n d u des t é m o i n s contre lui,
disait-il a u x juges de l'un de ses clients, mais
quels t é m o i n s ? D'abord ce sont les Grecs, et
c'est une objection a d m i s e par l'cpinion générale.
Ce n'est pas que je veuille plus qu'un autre blesser
l'honneur de c e t t e nation, car si quelque R o m a i n
en a jamais é t é l'ami et le partisan, je pense que
c'est moi, et je l'étais encore plus lorsque j'avais
plus de loisir... Mais enfin, voici ce q u e je dois dire
des Grecs en général. J e ne leur dispute ni les lettres
ni les arts, ni l'élégance du langage, ni la finesse
de l'esprit, ni l'éloquence, je ne m ' y oppose point ;
mais q u a n t à la bonne foi et à la religion du serment*
jamais cette nation n'y a rien compris ; j a m a i s elle
228
JOSEPH
DE
MAISTRE
n'a senti la force, l'autorité, le poids de ces choses
saintes. D'où vient ce m o t si connu : Jure dans ma
cause, je jurerai dans la tienne ? D o n n e - t - o n cette
phrase a u x Gaulois et a u x Espagnols ? Non,
elle n'appartient q u ' a u x Grecs, et si bien a u x
Grecs, que ceux m ê m e qui ne s a v e n t pas le grec,
s a v e n t la répéter en grec. Contemplez un t é m o i n
de c e t t e nation : en v o y a n t seulement son a t t i t u d e ,
vous jugerez de sa religion et de la conscience qui
préside à son t é m o i g n a g e . . . Il ne pense qu'à la
manière dont il s'exprimera, jamais à la vérité de
ce qu'il dit... Vous v e n e z d'entendre u n R o m a i n
grièvement offensé par l'accusé. Il p o u v a i t se
venger, mais la religion l'arrêtait ; il n'a pas dit
un m o t offensant, et ce qu'il devait dire m ê m e ,
a v e c quelle réserve il l'a dit ! Il tremblait, il
pâlissait en parlant... V o y e z nos R o m a i n s lorsqu'ils
rendent un t é m o i g n a g e en j u g e m e n t : c o m m e ils
se retiennent, c o m m e ils pèsent t o u s leurs mots !
c o m m e ils craignent d'accorder quelque chose à la
passion, de dire plus ou moins qu'il n'est rigoureus e m e n t nécessaire ! Comparerez-vous
de
tels
h o m m e s à c e u x pour qui le serment n'est qu'un
jeu ? J e récuse en général t o u s les t é m o i n s produits dans cette cause, je les récuse parce qu'ils
sont Grecs et qu'ils appartiennent ainsi à la plus
légère des nations, etc. »
Cicéron accorde c e p e n d a n t des éloges mérités
à d e u x villes fameuses, A t h è n e s et Lacédémone.
« Mais, dit-il, tous c e u x qui ne sont pas entièrement
dépourvus de connaissances de ce genre, s a v e n t
que les véritables Grecs se réduisent à trois familles, l'athénienne, qui est une branche de
l'ionienne ; l'éolienne et la dorienne, et cette
Grèce véritable n'est qu'un point en Europe. »
Mais q u a n t a u x Grecs orientaux, bien plus
DU
PAPE
229
n o m b r e u x q u e les autres, Cicéron est sévère sans
adoucissement. « J e ne v e u x point, leur dit-il,
citer les étrangers sur v o t r e c o m p t e : j e m'en tiens
à v o t r e propre j u g e m e n t . . . L'Asie-Mineure, si je
ne m e t r o m p e , se c o m p o s e de la Phrysie, de la
Mysie, d e la Carie, de la L y d i e . E s t - c e nous o u v o u s
qui a v e z i n v e n t é l'ancien proverbe : On ne fait
rien Sun Phrygien que par le fouet ! Que dirai-je
de la Carie en général ? N'est-ce pas v o u s encore
qui avez dit : Avez-vous envie de courir quelque
danger, allez en Carie. Q u ' y a-t-il de plus trivial,
dans la l a n g u e grecque, q u e c e t t e phrase dont
on se sert pour v o u e r u n h o m m e à l'excès d u
mépris : Il est, dit-on, le dernier des M y siens.
E t q u a n t à la Lydie, je v o u s d e m a n d e s'il y a u n e
seule comédie grecque o ù le v a l e t n e soit pas un
Lydien. Quel tort v o u s faisons-nous d o n c en n o u s
bornant à soutenir que sur v o u s o n doit s'en rapporter à v o u s ? »
J e ne prétends point c o m m e n t e r ce l o n g passage
d'une manière défavorable a u x Grecs modernes.
V e u t - o n y voir de l'exagération ? J ' y consens.
V e u t - o n q u e ce portrait n'ait rien d e c o m m u n
a v e c les Grecs d'aujourd'hui ? J ' y consens encore,
et m ê m e je le désire de t o u t m o n cœur. Mais il
n'en demeurera pas moins vrai que, si l'on e x c e p t e
peut-être u n e courte époque, j a m a i s la Grèce
en général n'eut de r é p u t a t i o n morale d a n s les
t e m p s a n t i q u e s , et que, par le caractère a u t a n t
que par les armes, les n a t i o n s occidentales l'ont
toujours surpassée sans mesure.
230
JOSEPH
DE
MAISTRE
La Papauté
Dans la conclusion magistrale du livre du Pape, après
avoir adjuré les hérétiques et en particulier les Anglicans
de se faire les protagonistes de l'unité, Maistre écrit cette
belle page sur la Papauté.
Nulle institution h u m a i n e n'a duré dix-huit
siècles. Ce prodige, qui serait frappant partout,
l'est plus particulièrement au sein de la mobile
Europe. Le repos est le supplice de l'Européen,
et ce caractère contraste merveilleusement avec
l'immobilité orientale. Il faut qu'il agisse, il faut
qu'il entreprenne, il faut qu'il i n n o v e et qu'il
change t o u t ce qu'il peut atteindre. La politique
surtout n'a cessé d'exercer le génie i n n o v a t e u r
des enfants audacieux de Japhet. D a n s l'inquiète
défiance qui les tient sans cesse en garde contre la
souveraineté, il y a beaucoup d'orgueil sans doute,
mais il y a aussi une j u s t e conscience de leur
dignité : Dieu seul connaît les qualités respectives
de ces d e u x éléments. Il suffit ici de faire observer
le caractère, qui est un fait incontestable, et de se
demander quelle force cachée a donc p u maintenir
le trône pontifical, au milieu de t a n t de ruines
et contre t o u t e s les règles de la probabilité. A peine
le christianisme s'est établi dans le m o n d e , et déjà
d'impitoyables tyrans lui déclarent u n e guerre
féroce. Ils baignent la nouvelle Religion dans le
sang de ses enfants. Les hérétiques l'attaquent
de leur côté dans tous ses d o g m e s successivement.
A leur t ê t e éclate Arius qui é p o u v a n t e le monde,
et le fait douter s'il est chrétien. Julien a v e c sa
puissance, son astuce, sa science, et ses philosophes
complices, portent au christianisme des coups
mortels pour t o u t ce qui eût été mortel. B i e n t ô t
DU PAPE
231
le Nord verse ses peuples barbares sur l'empire
romain ; ils v i e n n e n t venger les martyrs, et l'on
pourrait croire qu'ils v i e n n e n t étouffer la Religion
pour laquelle ces v i c t i m e s moururent ; mais c'est
le contraire qui arrive. E u x - m ê m e s sont apprivoisés par ce culte divin qui préside à leur civilisation et, se mêlant à t o u t e s leurs institutions,
enfante la grande famille européenne et sa monarchie dont l'univers n'avait nulle idée. Les ténèbres
de l'ignorance suivent c e p e n d a n t l'invasion des
barbares ; mais le flambeau de la foi étincelle
d'une manière plus visible sur ce fond obscur,
et la science même, concentrée dans l'Eglise, ne
cesse de produire des h o m m e s é m i n e n t s pour leur
siècle. La noble simplicité de ces t e m p s illustrés
par de hauts caractères valait bien m i e u x que la
demi-science de leurs successeurs i m m é d i a t s . Ce
fut de leur t e m p s que naquit ce funeste schisme
qui réduisit l'Eglise à chercher son chef visible
pendant quarante ans. Ce fléau des contemporains
est un trésor pour nous dans l'histoire. Il sert à
prouver que le trône de saint Pierre est inébranlable. Quel établissement h u m a i n résisterait à
c e t t e épreuve qui cependant n'était rien, comparée
à celle qu'allait subir l'Eglise !
Nous citons, pour leur éloquence et leur sincérité, les
dernières pages de la conclusion grandiose du Pape.
O Sainte Eglise romaine...
Qu'attendent donc nos frères si malheureusement séparés, pour marcher au Capitole en nous
232
JOSEPH
DE
MAISTRE
d o n n a n t la m a i n ? E t qu'entendent-ils par miracle,
s'ils ne v e u l e n t pas reconnaître le plus grand, le
plus manifeste, le plus i n c o n t e s t a b l e de t o u s dans
la conservation et, de n o s jours surtout, d a n s la
résurrection (qu'on m e p e r m e t t e c e m o t ) , dans la
résurrection d u trône pontifical, opérée contre
t o u t e s les lois de la probabilité h u m a i n e ? P e n d a n t
quelques siècles, on p u t croire dans le m o n d e que
l'unité politique favorisait l'unité religieuse ; mais,
depuis l o n g t e m p s , c'est la supposition contraire
qui a lieu. Dez débris de l'empire romain se sont
formés u n e foule d'empires, t o u s de m œ u r s , de
langages, de préjugés différents. D e nouvelles
terres découvertes o n t multiplié sans mesure c e t t e
foule de peuples i n d é p e n d a n t s les uns à l'égard des
autres. Quelle m a i n , si elle n'est divine, pourrait
les retenir sous le m ê m e sceptre spirituel ? C'est
c e p e n d a n t ce qui est arrivé, et c'est ce qui est mis
sous nos y e u x . L'édifice catholique, c o m p o s é de
pièces p o l i t i q u e m e n t disparates et m ê m e ennemies,
a t t a q u é de plus par t o u t ce que le pouvoir h u m a i n
aidé par le t e m p s p e u t i n v e n t e r de plus m é c h a n t ,
de plus profond et de plus formidable, au m o m e n t
m ê m e où il paraissait s'écrouler pour toujours, se
raffermit sur ses bases plus assurées que jamais ;
et le Souverain P o n t i f e des chrétiens, é c h a p p é à
la plus i m p i t o y a b l e persécution, consolé par de
n o u v e a u x amis, par des conversions illustres,
par les plus douces espérances, relève sa t ê t e a u guste a u milieu de l'Europe étonnée. Ses vertus
sans d o u t e étaient dignes de ce triomphe ; mais
dans ce m o m e n t ne c o n t e m p l o n s que le siège.
Mille et mille fois ses ennemis nous o n t reproché
les faiblesses, les vices m ê m e de c e u x qui l'ont
occupé. Ils ne faisaient pas a t t e n t i o n que t o u t e
souveraineté doit être considérée c o m m e u n seul
DU
PAPE
233
individu a y a n t possédé t o u t e s les bonnes et les
m a u v a i s e s qualités qui ont appartenu à la d y n a s t i e
entière et q u e la succession des Papes, ainsi
envisagée sous le rapport d u mérite général,
l'emporte sur t o u t e s les autres, sans difficulté et
sans comparaison. Ils ne faisaient pas a t t e n t i o n ,
de plus, qu'en insistant a v e c plus de complaisance
sur certaines t a c h e s , ils a r g u m e n t a i e n t puissamm e n t en faveur de l'indéfectibilité de l'Eglise.
Car si, par e x e m p l e , il a v a i t plu à D i e u d'en confier
le g o u v e r n e m e n t à u n e intelligence d'un ordre
supérieur, n o u s devrions admirer un tel ordre
de choses bien moins q u e celui d o n t nous s o m m e s
t é m o i n s : en effet, a u c u n h o m m e instruit n e d o u t e
qu'il y ait dans l'univers d'autres intelligences
que l ' h o m m e , et très supérieures à l ' h o m m e .
Ainsi l'existence d'un chef de l'Eglise, supérieur
à l ' h o m m e , ne nous apprendrait rien sur ce point.
Que si D i e u a v a i t rendu de plus c e t t e intelligence
visible à des êtres de notre n a t u r e en l'unissant à
un corps, c e t t e merveille n'aurait rien d e supérieur
à celle que présente l'union de notre â m e et de
notre corps, qui est le plus vulgaire de t o u s les
faits, et qui n'en demeure pas moins u n e énigme
insoluble à j a m a i s . Or, il est clair que, dans l'hypot h è s e d e c e t t e intelligence supérieure, la conserv a t i o n de l'Eglise n'aurait rien d'extraordinaire.
Le miracle que nous v o y o n s surpasse donc infin i m e n t celui que j'ai supposé. Dieu nous a promis
de fonder sur u n e suite d ' h o m m e s semblables
à n o u s u n e Eglise éternelle e t indéfectible. Il Ta
fait, puisqu'il l'a dit, et ce prodige qui d e v i e n t
chaque jour plus éblouissant est déjà incontest a b l e pour nous qui s o m m e s placés à dix-huit
siècles de la promesse. J a m a i s le caractère moral
des P a p e s n'eut d'influence sur la foi. Libère et
234
JOSEPH
DE
MAISTRE
Honorius, l'un et l'autre d'une é m i n e n t e piété,
ont eu c e p e n d a n t besoin d'apologie sur le d o g m e ;
le bullaire d'Alexandre V I est irréprochable.
Encore une fois, q u ' a t t e n d o n s - n o u s donc pour
reconnaître ce prodige, et nous réunir tous à ce
centre hors duquel il n'y a plus de christianisme ?
L'expérience a c o n v a i n c u les peuples séparés : il
ne leur m a n q u e plus rien pour reconnaître la
vérité ; mais nous s o m m e s bien plus coupables
qu'eux, nous qui, nés et élevés dans c e t t e sainte
unité, osons cependant la blesser et l'attrister
par des s y s t è m e s déplorables, vains e n f a n t s de
l'orgueil, qui n e serait plus l'orgueil, s'il savait
obéir.
« 0 sainte Eglise romaine ! » s'écriait jadis le
grand E v ê q u e de Meaux, devant des h o m m e s qui
l'entendirent sans l'écouter : « ô sainte Eglise de
R o m e ! si je t'oublie, puissé-je m'oublier moim ê m e ! que ma langue se sèche e t demeure i m m o bile dans ma b o u c h e ! »
« 0 sainte Eglise romaine ! » s'écriait à son tour
Fénelon dans ce mémorable m a n d e m e n t où il
se r e c o m m a n d a i l au respect de tous les siècles,
en souscrivant h u m b l e m e n t à la c o n d a m n a t i o n
de son livre : « ô sainte Eglise de R o m e ! si je
t'oublie, puissé-je m'oublier m o i - m ê m e ! que ma
langue se sèche et demeure i m m o b i l e dans ma
bouche ! »
Les m ê m e s expressions tirées de l'Ecriture
sainte se présentaient à ces d e u x génies supérieurs, pour exprimer leur foi et leur soumission
à la grande Eglise. C'est à nous, h e u r e u x enfants
de c e t t e Eglise, mère de t o u t e s les autres, qu'il
appartient aujourd'hui de répéter les paroles de
ces d e u x h o m m e s f a m e u x , et de professer haute-
235
DU P A P E
m e n t u n e croyance que les plus grands malheurs
o n t d û n o u s rendre encore plus chère.
Qui pourrait aujourd'hui n'être pas ravi d u
spectacle superbe que la P r o v i d e n c e donne a u x
h o m m e s , et d e t o u t ce qu'elle promet encore à
l'œil d'un véritable observateur ?
O sainte Eglise de R o m e ! t a n t que la parole
m e sera conservée, je l'emploierai pour t e célébrer.
J e t e salue, mère immortelle de la science et de la
sainteté ! Salve,
magna parens ! C'est toi qui
répandis la lumière j u s q u ' a u x e x t r é m i t é s de la
terre, p a r t o u t où les aveugles souverainetés n'arrêtèrent pas t o n influence, et s o u v e n t m ê m e en
dépit d'elles. C'est toi qui fis cesser les sacrifices
h u m a i n s , les c o u t u m e s barbares o u infâmes, les
préjugés funestes, la nuit de l'ignorance ; et p a r t o u t
o ù tes e n v o y é s ne purent pénétrer, il m a n q u e
quelque chose à la civilisation. Les grands h o m m e s
t'appartiennent : Magna
virûm ! Tes doctrines
purifient la science de ce v e n i n d'orgueil et d'indépendance, qui la rend toujours dangereuse et
s o u v e n t funeste. Les Pontifes seront b i e n t ô t
universellement proclamés a g e n t s suprêmes de la
civilisation, créateurs de la monarchie et de l ' u n i t é
européennes, conservateurs de la science et des
arts, fondateurs, protecteurs-nés de la liberté
civile, destructeurs de l'esclavage, e n n e m i s du>
despotisme, infatigables soutiens de la souverain e t é , bienfaiteurs du genre h u m a i n . Si quelquefois
ils o n t p r o u v é qu'ils étaient des h o m m e s : Si quid
illis humanitus
acciderit,
ces m o m e n t s furent
courts : Un vaisseau qui fend les eaux laisse moins
de traces de son passage, et nul t r ô n e de l'univers
n e porta j a m a i s a u t a n t de sagesse, de science et d e
v e r t u . A u milieu de t o u s les b o u l e v e r s e m e n t »
i m a g i n a b l e s , Dieu a c o n s t a m m e n t veillé sur toi,14
236
JOSEPH DE MAI&TRE
ô VILLE ÉTERNELLE ! T o u t ce qui p o u v a i t t ' a n é a n -
tir s'est réuni contre toi, et t u e s d e b o u t , et, c o m m e
t u fus jadis le centre de l'erreur, t u e s depuis
d i x - h u i t siècles le centre de la vérité. La puissance
r o m a i n e a v a i t fait de toi la citadelle du p a g a n i s m e
qui semblait invincible dans la capitale du m o n d e
•connu. T o u t e s les erreurs de l'univers convergeaient
vers toi, et le premier de tes empereurs, les rassemblant en un seul point resplendissant, les consacra t o u t e s dans le PANTHÉON. Le t e m p l e d e
TOUS LES DIEUX s'éleva dans tes murs, et, seul d e
t o u s ces grands m o n u m e n t s , il subsiste dans t o u t e
s o n intégrité. T o u t e la puissance des empereurs
chrétiens, t o u t le zèle, t o u t l'enthousiasme, et, si
l'on v e u t m ê m e , t o u t le ressentiment des chrétiens,
s e déchaînèrent contre les t e m p l e s . T h é o d o s e
a y a n t donné le signal, t o u s ces magnifiques édifices disparurent. E n v a i n les plus sublimes
b e a u t é s de l'architecture semblaient d e m a n d e r
grâce pour ces é t o n n a n t e s constructions ; en v a i n
leur solidité lassait les bras des destructeurs ;
pour détruire les t e m p l e s d'Apamée et d ' A l e x a n drie, il fallut appeler les m o y e n s que la guerre
e m p l o y a i t dans les sièges. Mais rien n e p u t résister
à la proscription générale. L e Panthéon seul f u t
préservé. U n grand ennemi de la foi, e n r a p p o r t a n t
ces faits, déclare qu'il ignore par quel concours de
circonstances
heureuses le Panthéon
fut conservé
jusqu'au m o m e n t o ù , dans les premières années d u
V I I siècle, u n Souverain Pontife le consacra
A TOUS LES SAINTS. A h ! sans d o u t e il l'ignorait :
mais nous, c o m m e n t pourrions-nous l'ignorer ?
La capitale du p a g a n i s m e était destinée à d e v e n i r
celle d u christianisme, et le t e m p l e q u i , dans c e t t e
capitale, concentrait toutes les forces de l'idolâtrie,
d e v a i t réunir toutes les lumières de la foi. T o u s LES:
e
DU PAPE
237
•SAINTS à la place de TOUS LES DIEUX : quel sujet
Intarissable d e profondes m é d i t a t i o n s philosophiques e t religieuses ! C'est dans le PANTHÉON q u e
l e p a g a n i s m e est rectifié e t r a m e n é a u s y s t è m e
primitif d o n t il n'était qu'une corruption visible.
Le n o m de D i e u sans d o u t e est exclusif e t i n c o m municable, c e p e n d a n t il y a plusieurs D I E U X
-dans le ciel et sur la terre. Il y a des intelligences,
dez natures meilleures, des h o m m e s divinisés.
Les Dieux d u christianisme s o n t LES SAINTS.
A u t o u r d e D I E U se r a s s e m b l e n t TOUS LES DIEUX,
pour l e servir à la place et dans l'ordre qui leur
s o n t assignés.
O spectacle merveilleux, digne de celui qui n o u s
l'a préparé, e t fait s e u l e m e n t pour c e u x qui s a v e n t
l e contempler !
PIERREJ a v e c ses clefs expressives, éclipse celles
d u v i e u x J A N U S . Il est le premier partout, et tous
les saints n'entrent qu'à sa s u i t e . Le Dieu de l'iniquité, P L U T U S , cède la place a u plus grand
des T h a u m a t u r g e s , à l'humble FRANÇOIS dont
l'ascendant inouï créa la p a u v r e t é volontaire,
pour faire équilibre a u x crimes de la richesse.
A u lieu d u f a b u l e u x c o n q u é r a n t de l'Inde, v o y e z
le m i r a c u l e u x XAVIER qui la conquit réellement.
P o u r s e faire suivre par d e s millions d ' h o m m e s ,
il n'appela point à s o n aide l'ivresse et la licence,
il n e s'entoura point de b a c c h a n t e s impures ;
il n e montra qu'une croix ; il ne prêcha q u e la
v e r t u , la pénitence, le m a r t y r e des sens. J E A N DE
D I E U , J E A N DE MATHA, VINCENT DE P A U L ( q u e
t o u t e l a n g u e , que t o u t â g e les bénissent !) recev r o n t l'encens qui fumait e n l'honneur de l'homicide
MARS, de la v i n d i c a t i v e J U N O N . La Vierge immaculée, la plus e x c e l l e n t e d e t o u t e s les créatures
•dans l'ordre de la grâce e t d e la sainteté ; la pre-
238
JOSEPH DE MAISTRE
mière de la nature humaine qui prononça le nom
de SALUT ; celle dont VEternel bénit les
entrailles
en soufflant son esprit en elle, et lui donnant un fils
qui est le miracle de F univers ; celle à qui il f u t
donné d'enfanter s o n Créateur ; qui ne v o i t q u e
Dieu au-dessus d'elle, et q u e t o u s les siècles proclameront heureuse ; la divine MARIE m o n t e sur
l'autel de V É N U S PANDÉMIQUE. J e v o i s le CHRIST
entrer d a n s le Panthéon, suivi de ses évangélistes,
de ses apôtres, de ses docteurs, de ses martyrs,
de ses confesseurs, c o m m e u n roi t r i o m p h a t e u r
entre, suivi des GRANDS de son empire, dans la
capitale de son ennemi v a i n c u e t détruit. A son
aspect, t o u s ces dieux-hommes disparaissent d e v a n t
I ' H O M M E - D I E U . Il sanctifie le Panthéon
par sa
présence, e t l'inonde de sa majesté. C'en est fait :
toutes les vertus o n t pris la place de tous les v i c e s .
L'erreur a u x cent t ê t e s a fui d e v a n t l'indivisible
Vérité : D i e u règne dans le Panthéon
c o m m e il
règne dans le ciel, au milieu de TOUS LES SAINTS.
Quinze siècles a v a i e n t passé sur la ville sainte,
lorsque le génie chrétien, jusqu'à la fin v a i n queur du paganisme, osa porter le Panthéon dans
les airs, pour n'en faire q u e la couronne de s o n
t e m p l e f a m e u x , le centre de l'unité catholique,
l e chef-d'œuvre de l'art h u m a i n , et la plus belle
demeure terrestre de CELUI qui a bien v o u l u
demeurer a v e c n o u s , PLEIN D'AMOUR ET DE VÉRITÉ.
De l'Église gallicane
(1821,
posthume)
L'Eglise gallicane
POURQUOI dit-on
l'Eglise gallicane, c o m m e o n
d i t VEglise anglicane ? e t pourquoi n e dit-on p a s
VEglise espagnole, l'Eglise italienne, l'Eglise polonaise, etc., e t c . ?
Quelquefois o n serait t e n t é d e croire qu'il y
a v a i t d a n s c e t t e Eglise q u e l q u e c h o s e d e particulier qui lui d o n n a i t j e n e sais quelle saillie hors
d e l a grande superficie catholique, e t q u e c e
quelque chose d e v a i t être n o m m é c o m m e t o u t c e
qui e x i s t e .
Gibbon l'entendait ainsi lorsqu'il disait, e n
parlant d e l'Eglise gallicane : Placée entre les
ultramontains et les protestants, elle reçoit les coups
des deux partis.
J e suis fort éloigné d e prendre c e t t e phrase
a u pied d e la lettre : j'ai s o u v e n t fait u n e profession
d e foi contraire, e t dans c e t ouvrage m ê m e o n
lira b i e n t ô t que, s'il y a quelque chose de générale''
ment connu, c'est que l'Eglise gallicane, si Von
sxcepte quelques oppositions accidentelles et passa»
240
JOSEPH
D E MAISTBE
gères, a toujours marché dans le sens du SaintSiège.
Mais, si l'observation d e Gibbon n e doit p o i n t
être prise à la lettre, elle n'est p a s n o n plus t o u t
à fait à négliger. Il i m p o r t e , a u contraire, grandem e n t d'observer c o m m e n t u n h o m m e profondé*
m e n t instruit, et d'ailleurs indifférent à t o u t e s l e s
religions, envisageait l'Eglise gallicane, qui n e
lui semblait plus, à raison de s o n caractère particulier, appartenir e n t i è r e m e n t à l'Eglise r o m a i n e .
Si n o u s e x a m i n o n s n o u s - m ê m e s a v e c a t t e n t i o n
c e t t e belle portion d e l'Eglise universelle, n o u s
trouverons peut-être qu'il lui e s t arrivé ce qui
arrive à t o u s l e s h o m m e s , m ê m e a u x p l u s s a g e s ,
divisés o u réunis, d'oublier ce qu'il leur i m p o r t e
l e plus d e n'oublier j a m a i s , c'est-à-dire, ce qu'ils
sont.
H o n o r a b l e m e n t ébouie p a r l'éclat d'un m é r i t e
t r a n s c e n d a n t , l'Eglise gallicane a p u quelquefois
avoir l'air, e n se c o n t e m p l a n t trop, de n e p a s s e
rappeler o u de ne p a s se rappeler assez qu'elle
n'était qu'une province de l'empire
catholique.
D e là ces expressions si connues e n France :
Nous croyons, nous ne croyons pas, nous tenons en
France, e t c . , c o m m e si l e reste de l'Eglise é t a i t
tenu d e se tenir à ce qu'on tenait e n France !
Ce m o t de nous n'a p o i n t d e sens dans l'association
catholique, à moins qu'il n e se rapporte à t o u s .
C'est là notre gloire, c'est là notre caractère d i s tinctif, e t c'est m a n i f e s t e m e n t celui d e la v é r i t é .
Maistre, recherchant d'où vient en France l'esprit d'opposition au Saint-Siège, passe rapidement sur deux causes,
le calvinisme et les parlements, et en arrive au Jansénisme
qu'il étudie en détail. Il fait le portrait de cette secte, esquisse
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
241
l'histoire de Port-Royal et, à propos des vertus tant vantées
ches les religieuses de Port-Royal, examine ce que peut
être la vertu hors de l'Eglise. Nous empruntons à ce premiev
livre les quatre extraits suivants.
Le Jansénisme
L ' E G L I S E , depuis s o n origine, n'a j a m a i s v u
d'hérésie aussi extraordinaire q u e l e jansénisme*
T o u t e s , e n naissant, se sont séparées de la c o m m u n i o n universelle, e t se glorifiaient m ê m e de n e plus
appartenir à u n e Eglise d o n t elles rejetaient la
doctrine c o m m e erronée sur quelques p o i n t s .
Le j a n s é n i s m e s'y e s t pris a u t r e m e n t : il nie d'être
séparé ; il composera m ê m e , si l'on v e u t , des livres
sur l'unité d o n t il démontrera l'indispensable
nécessité. Il soutient, sans rougir ni trembler,
qu'il e s t m e m b r e de c e t t e Eglise qui l ' a n a t h é m a tise. J u s q u ' à présent, pour savoir si u n h o m m e
appartient à u n e société quelconque, o n s'adresse
à c e t t e m ê m e société, c'est-à-dire à ses chefs, t o u t
corps moral n ' a y a n t de v o i x q u e par e u x ; e t d è s .
qu'elle a d i t : Il ne m'appartient pas, o u : Il ne
m'appartient plus, t o u t e s t d i t . L e j a n s é n i s m e seul
prétend échapper à c e t t e loi éternelle : Mi robur
et ses triplex circà frontem. Il a l'incroyable prétent i o n d'être d e l'Eglise catholique, malgré l'Eglise
catholique ; il lui prouve qu'elle n e connaît pas
ses enfants, qu'elle ignore ses propres d o g m e s ,
qu'elle n e comprend p a s s e s propres intérêts,
qu'elle n e comprend p a s ses propres décrets,
qu'elle n e sait p a s lire enfin ; il se m o q u e d e ses
décisions ; il en appelle ; il les foule a u x pieds,
t o u t e n p r o u v a n t a u x autres hérétiques qu'elle e s t
infaillible e t q u e rien n e p e u t l e s excuser.
U n magistrat français de l'antique roche, a m i
242
JOSEPH
DE
MAISTRE
d e l'abbé Fleury, au c o m m e n c e m e n t du derniersiècle, a peint d'une manière naïve ce caractère
du jansénisme. Ses paroles v a l e n t la peine d'être
citées :
« Le jansénisme, dit-il, est l'hérésie la plus
subtile que le diable ait tissue. Ils o n t v u que les
protestants, en se séparant de l'Eglise, s'étaient
c o n d a m n é s e u x - m ê m e s , et qu'on leur a v a i t reproché c e t t e séparation ; ils o n t donc mis pour m a x i m e
f o n d a m e n t a l e de leur conduite, de n e s'en séparer
jamais extérieurement et d e protester toujours d e
leur soumission a u x décisions de l'Eglise, à la
charge de trouver t o u s les jours de nouvellessubtilités pour les expliquer, en sorte qu'ils p a raissent soumis sans changer de s e n t i m e n t s . »
Ce portrait est d'une vérité parfaite ; mais, si
l'on v e u t s'amuser en s'instruisant, il faut e n t e n d r e
M
de Sévigné, c h a r m a n t e affiliée de Port-Royal,,
disant au m o n d e le secret de la famille, en c r o y a n t
parler à l'oreille de sa fille.
« L'Esprit-Saint souffle où il lui plaît, et c'est
l u i - m ê m e qui prépare les cœurs où il v e u t habiter.
C'est lui qui prie en nous par des
gémissements
ineffables. C'est saint A u g u s t i n qui m'a dit t o u t
cela. J e le t r o u v e bien janséniste
et saint
Paul
aussi. Les jésuites ont un f a n t ô m e qu'ils appellent
Jansénius,
auquel ils disent mille injures, et ne
font pas s e m b l a n t de voir où cela r e m o n t e . . . Ils
font u n bruit étrange et réveillent les disciplescaches de ces d e u x grands saints.
« Vous lisez donc saint Paul et saint A u g u s t i n ?
Voilà les bons ouvriers pour établir la s o u v e r a i n e
v o l o n t é de Dieu ; ils ne m a r c h a n d e n t point à dire
que Dieu dispose de ses créatures c o m m e le p o t i e r
de son argile, il en choisit, il en rejette. Ils ne sont
point en peine de faire des compliments pour sauverm e
DB L ' É G L I S E
* a justice,
GALLICANE
243
car il n ' y a p o i n t D'AUTRE JUSTICE QUE
SA VOLONTÉ. C'est la justice m ê m e , c'est la règle ;
e t , après t o u t , que doit-il a u x h o m m e s ? Rien
d u t o u t ; il leur fait donc justice quand il les laisse
à cause du p é c h é originel qui est le f o n d e m e n t de
t o u t , et il fait miséricorde a u p e t i t n o m b r e de
c e u x qu'il s a u v e par s o n Fils. — N'est-ce p a s D i e u
qui t o u r n e n o s cœurs ? N'est-ce pas Dieu qui nous
fait vouloir ? N'est-ce pas Dieu qui n o u s délivre
d e l'empire du d é m o n ? N'est-ce p a s Dieu qui n o u s
d o n n e la v u e et le désir d'être à lui ? C'est cela qui
est couronné ; c'est Dieu qui couronne ses dons ;
si c'est cela que v o u s appelez le libre arbitre, ah !
j e le v e u x bien. — Jésus-Christ a dit lui-même :
Je connais mes brebis, je les mènerai paître moimême, je n'en perdrai aucune... Je vous ai choisis,
ce riest pas vous qui m'avez choisi. J e t r o u v e mille
passages sur ce t o n , je les e n t e n d s t o u s , et, quand j e
v o i s le contraire, je dis : C'est qu'ils o n t v o u l u
parler c o m m u n é m e n t ; c'est c o m m e quand on dit
que Dieu s'est repenti ; qu'il est en furie, e t c . , c'est
qu'ils parlent a u x h o m m e s . J e m'en tiens à c e t t e
première e t grande vérité qui est t o u t e divine. »
m e
La p l u m e élégante de M
de Sévigné confirme
parfaitement t o u t ce que v i e n t de nous dire un
vénérable magistrat. Elle peint au naturel, et, ce
c e qui est i m p a y a b l e , en croyant faire u n p a n é gyrique, l'atrocité des d o g m e s jansénistes, l'hypocrisie de la s e c t e et la subtilité de ses m a n œ u vres. Cette secte, la plus dangereuse que le diable
ait tissue,
c o m m e disaient le b o n sénateur e t
Fleury qui l'approuve, est encore la plus vile, à
cause du caractère de fausseté qui la distingue.
Les autres sectaires sont au moins des e n n e m i s
a v o u é s qui a t t a q u e n t o u v e r t e m e n t une ville
q u e n o u s défendons. Ceux-ci, au contraire, sont
244
JOSEPH
DE
MAISTRE
u n e portion de la garnison, mais portion révoltée
et traîtresse, qui, sous les livrées m ê m e du souve*
rain, et t o u t en célébrant son nom, nous poignarde
par derrière, p e n d a n t q u e nous faisons notre devoir
sur la brèche. Ainsi lorsque Pascal viendra nous
dire : « Les luthériens et les calvinistes nous
appellent papilâtres
et disent que le P a p e est
l'antechrist, nous disons q u e t o u t e s ces propositions sont hérétiques, et c'est pourquoi nous ne
s o m m e s pas hérétiques. » N o u s lui répondrons :
Et c'est pourquoi cous l'êtes d'une manière
beaucoup
plus
dangereuse.
Port-Royal
J e d o u t e que l'histoire présente dans ce genre
rien d'aussi extraordinaire que l'établissement
e t l'influence de Port-Royal.
Quelques sectaires
mélancoliques, aigris par les poursuites de l'autorité, imaginèrent de s'enfermer dans u n e solitude
pour y bouder et y travailler à l'aise. Semblables
a u x lames d'un a i m a n t artificiel dont la puissance
résulte de l'assemblage, ces h o m m e s , unis e t serrés
par u n fanatisme c o m m u n , produisent une force
t o t a l e capable de soulever les m o n t a g n e s . L'orgueil, le ressentiment, la rancune religieuse,
t o u t e s les passions aigres et haineuses se déchaînent
à la fois. L'esprit de parti concentré se transforme
en rage incurable. D e s ministres, des m a g i s t r a t s ,
des s a v a n t s , des f e m m e l e t t e s du premier rang,
des religieuses fanatiques, t o u s les e n n e m i s du
Saint-Siège, tous c e u x de l'unité, t o u s c e u x d'un
ordre célèbre, leur a n t a g o n i s t e naturel, t o u s les
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
245
parents, t o u s les amis, t o u s les clients des premiers
personnages de l'association, s'allient au foyer
c o m m u n de la révolte. Ils crient, ils s'insinuent,
ils calomnient, ils intriguent, ils ont des imprimeurs, des correspondances, des facteurs, u n e
caisse publique invisible. B i e n t ô t P o r t - R o y a l pourra
désoler l'Eglise gallicane, braver le Souverain
Pontife, i m p a t i e n t e r Louis X I V , influer dans ses
conseils, interdire les imprimeries à ses adversaires, en imposer enfin à la suprématie.
Ce p h é n o m è n e est grand sans d o u t e ; u n autre
n é a n m o i n s le surpasse infiniment : c'est la réputation mensongère de v e r t u s et de t a l e n t s construite
par la secte, c o m m e on construit u n e maison o u
u n navire, et libéralement accordée à P o r t - R o y a l
a v e c u n tel succès, que de nos jours m ê m e elle
n'est point encore effacée, quoique l'Eglise n e
reconnaisse a u c u n e v e r t u séparée de la soumission,
et que P o r t - R o y a l ait été c o n s t a m m e n t et irrémissiblement brouillé a v e c t o u t e s les espèces de
t a l e n t s supérieurs. U n partisan zélé de P o r t - R o y a l
ne s'est pas t r o u v é m é d i o c r e m e n t embarrassé
de nos jours, lorsqu'il a v o u l u nous donner l e
d é n o m b r e m e n t des grands h o m m e s a p p a r t e n a n t
à cette maison, dont les noms, dit-il,
commandent
le respect et rappellent en partie les titres de la nation
française
à la gloire littéraire.
Ce catalogue est
curieux, le voici :
Pascal, Arnaud, Nicole, Hamon,
Sacy,
Ponds,
Lancelot, Tillemont, Pont-Château,
Angran,
Bérulle,
Despréaux,
Bourbon-Conti,
La Bruyère, le cardinal
Camus, Félibien,
Jean Racine, Rastignac,
Régis,
etc.
Pascal ouvre toujours ces listes, et c'est en
effet le seul écrivain de génie qu'ait, je ne dis pas
froduit,
mais logé p e n d a n t quelques m o m e n t s
246
J O S B P n D E MAISTRE
la trop fameuse m a i s o n d e P o r t - R o y a l . On v o i t
paraître
ensuite,
longo sed
proximi
intervalle*,
Arnaud, Nicolle e t Tillemont, l a b o r i e u x e t s a g e
analyste ; le reste ne vaut pas F honneur d'être
nommé, et la plupart de ces n o m s s o n t m ê m e prof o n d é m e n t oubliés. Pour louer Bourdaloue, on a
dit : C'est Nicole éloquent. Nicole, l e plus élégant
écrivain de P o r t - R o y a l (Pascal e x c e p t é ) , é t a i t d o n c
égal à Bourdaloue, moins Véloquence. C'est à quoi
se réduit sur ce point la gloire littéraire d e ces
h o m m e s t a n t célébrés par leur parti : ils furent
éloquents comme un homme qui ne serait
point
éloquent. Ce qui n e t o u c h e point d u t o u t a u mérite
philosophique et moral de Nicole, qu'on n e saurait
trop estimer. Arnaud, le souverain pontife de
l'association, fut u n écrivain plus q u e médiocre :
c e u x qui n e v o u d r o n t pas affronter l'ennui d'en
juger par e u x - m ê m e s , p e u v e n t en croire sur sa
parole l'auteur du Discours sur la vie et les ouvrages
de Pascal. Le style d'Arnaud dit-il, négligé et
dogmatique, nuisait quelquefois à la solidité de ses
écrits...''Son apologie était écrite d'un style pesant,
monotone, et peu propre à mettre le public dans ses
intérêts. Ce s t y l e est e n général celui d e P o r t R o y a l : il n'y a rien de si froid, d e si vulgaire,
d e si sec, que t o u t ce qui est sorti d e là. D e u x choses
leur m a n q u e n t é m i n e m m e n t , l'éloquence e t l'onction ; ces dons merveilleux sont e t d o i v e n t être
étrangers a u x sectes. Lisez leurs livres a s c é t i q u e s ,
v o u s les trouverez t o u s morts et glacés. La p u i s s a n c e convertissante ne s'y t r o u v e j a m a i s : c o m m e n t la force qui n o u s attire vers u n astre pourrait-elle se trouver hors de cet astre ? C'est u n e
contradiction dans les t e r m e s .
Je te vomirai, dit l'Ecriture, e n parlant à la
tiédeur ; j'en dirais a u t a n t en parlant à la m é d i o -
DE L'ÉGLISE GALLICANE
247
crité. J e ne sais c o m m e n t l e m a u v a i s c h o q u e m o i n s
que l e médiocre c o n t i n u . Ouvrez u n livre d e
P o r t - R o y a l , v o u s direz sur-le-champ, e n lisant la
première page : Il n'est ni assez bon ni assez mauvais pour venir d'ailleurs. Il est aussi impossible
d'y t r o u v e r u n e absurdité o u u n solécisme q u ' u n
aperçu profond o u u n m o u v e m e n t d'éloquence :
c'est l e poli, la dureté e t le froid de la glace. E s t - i l
d o n c si difficile d e faire u n livre d e P o r t - R o y a l ?
Prenez v o s sujets dans quelque ordre de c o n n a i s sances q u e t o u t orgueil puisse se flatter d e c o m prendre ; traduisez les anciens, o u pillez-les a u
besoin sans avertir ; faites-les tous parler français ;
j e t e z à la foule, m ê m e ce qu'ils o n t v o u l u lui
dérober. N e m a n q u e z p a s s u r t o u t de dire ON a u
lieu d e MOI ; annoncez d a n s v o t r e préface qu'où
ne se proposait pas d'abord de publier ce livre, mai»
que, certaines personnes fort considérables ayant
estimé que l'ouvrage pourrait avoir une force merveilleuse pour ramener les esprits obstinés, ON
s'était enfin déterminé, e t c . Dessinez dans u u
cartouche, à la t ê t e d u livre, u n e grande f e m m e
voilée, a p p u y é e sur u n e ancre (c'est l ' a v e u g l e m e n t
e t l'obstination), signez v o t r e livre d'un n o m
f a u x (1), ajoutez la d e v i s e magnifique : Ardet
(1) C'est un trait remarquable et l'un des plus caractéristiques de Port-Royal. Au lieu du modeste anonyme qui
aurait un peu trop comprimé le moi, ses écrivains avaient
adopté une méthode qui met ce moi à Taise, en laissant
subsister l'apparence d'une certaine pudeur littéraire dont
ils n'aimaient que l'écorce : c'était la méthode pseudonyme.
Ils publiaient presque tous leurs livres sous des noms supposés, et tous, il faut bien l'observer, plus sonores que
ceux qu'ils tenaient de mesdames leurs mères, ce qui fait
un honneur infini au discernement de ces humbles solitaires. De cette fabrique sortirent MM. d'Etouvitis, de
Montalte, de Beuil, de Royaumont, de Rebeck, de Fresne, ete
248
JOSEPH
D E MAISTRE
amans spe nixa fides, v o u s aurez u n livre d e
Port-Roval.
Quand o n d i t q u e P o r t - R o y a l a produit d e
grands t a l e n t s , o n n e s'entend p a s bien. PortR o y a l n'était point u n e i n s t i t u t i o n . C'était u n e
espèce de club théologique, u n lieu de rassemblem e n t , quatre murailles, enfin, e t rien de p l u s .
S'il a v a i t pris fantaisie à quelques s a v a n t s français
d e se réunir dans t e l o u t e l café pour y disserter à
l'aise, dirait-on que ce café a produit de grands
génies ? Lorsque j e dis, a u contraire, q u e l'ordre
des B é n é d i c t i n s , d e s J é s u i t e s , des Oratoriens, e t c . ,
a produit de grands t a l e n t s , d e grandes v e r t u s ,
j e m'explique a v e c e x a c t i t u d e , car j e v o i s ici u n
instituteur, u n e i n s t i t u t o i n , u n ordre enfin, u n
esprit v i t a l qui a produit l e s u j e t ; mais l e t a l e n t d e
Pascal, d e Nicole, d'Arnaud, e t c . , n'appartient
qu'à e u x , e t n u l l e m e n t à P o r t - R o y a l qui n e l e s
forma point ; i l s portèrent leurs connaissances e t
leurs t a l e n t s dans c e t t e solitude. Ils y furent ce
qu'ils é t a i e n t a v a n t d ' y entrer. Ils s e t o u c h e n t
s a n s se pénétrer, ils n e forment p o i n t d'unité
morale : je vois bien des abeilles, mais point d e
ruche. Que si l'on v e u t considérer Port-Royal
c o m m e u n corps proprement d i t , son éloge sera
court. Fils d e Baïus, frère de Calvin, complice d e
llobbes e t père des convulsionnaires, il n'a v é c u
qu'un i n s t a n t qu'il e m p l o y a t o u t entier à fatiguer,
à braver, à blesser l'Eglise e t l ' E t a t . Si les grands
Arnaud, que certains écrivains français appellent encore
avec le sérieux le plus comique le grand Arnaud, faisait
mieux encore : profitant de l'ascendant que certaines
circonstances lui donnaient dans la petite Eglise, il s'appropriait le travail des subalternes, et consentait modestement
à recueillir les éloges décernés à ces ouvrages. (Note de
Maistre).
DB L'ÉGLISE
249
GALLICANE
e
luminaires de P o r t - R o y a l dans le X V I I siècle,
les Pascal, les Arnaud, les Nicole (il faut toujours
e n revenir à c e triumvirat), a v a i e n t pu voir dans
un avenir très prochain le gazetier
ecclésiastique,
les g a m b a d e s de saint Médard et les horribles
s c è n e s des secouristes, ils seraient morts de h o n t e
e t de repentir, car c'était au fond de très honnê-*
t e s gens (quoique égarés par l'esprit de parti), et
c e r t a i n e m e n t fort éloignés, ainsi que t o u s les n o v a teurs de l'univers, de prévoir les c o n s é q u e n c e s
d u premier pas fait contre l'autorité.
Il ne suffit donc pas, pour juger P o r t - R o y a l ,
d e citer le caractère moral de quelques-uns d e
ses m e m b r e s , ni quelques livres plus ou moins
utiles qui sortirent de c e t t e école : il faut encore
m e t t r e dans la balance les m a u x qu'elle a produits,
e t ces m a u x sont incalculables. P o r t - R o y a l s'empara du t e m p s et des facultés d'un assez grand
n o m b r e d'écrivains qui p o u v a i e n t se rendre utiles,
s u i v a n t leurs forces, à la religion, à la philosophie,
e t qui les consumèrent presque entièrement en
ridicules ou funestes disputes. P o r t - R o y a l divisa
l'Eglise ; il créa un foyer de discorde, de défiance
e t d'opposition au Saint-Siège ; il aigrit les esprits
et les a c c o u t u m a à la résistance ; il fomenta la
s o u p ç o n et l'antipathie entre les d e u x puissances ;
il les plaça dans un état de guerre habituelle qui
n'a cessé de produire les chocs les plus s c a n d a l e u x .
Il rendit l'erreur mille fois plus dangereuse en lui
d i s a n t a n a t h è m e , p e n d a n t qu'il l'introduisait
sous des n o m s différents. Il écrivit contre le calvinisme, et le continua moins par sa féroce théologie,
qu'en p l a n t a n t dans l ' É t a t u n germe démocratique,
ennemi naturel de t o u t e hiérarchie.
Pour faire équilibre à t a n t d e m a u x , il faudrait
b e a u c o u p d'excellents livres et d ' h o m m e s célèbres ;
260
JOSEPH
DE
MAISTRE
mais P o r t - R o y a l n'a pas le moindre droit à c e t t e
honorable c o m p e n s a t i o n . N o u s v e n o n s d'entendre
un écrivain qui, s e n t a n t bien à quel point c e t t e
école était p a u v r e en n o m s distingués, a pris le
parti, pour en grossir la liste, d'y joindre c e u x
de quelques grands écrivains qui a v a i e n t étudié
dans c e t t e retraite. Ainsi, Racine, D e s p r é a u x et
La Bruyère se t r o u v e n t inscrits a v e c Lancelot,
P o n t - C h â t e a u , Angran, etc., au n o m b r e d e s
écrivains de P o r t - R o y a l , et sans a u c u n e distinct i o n . L'artifice est i n g é n i e u x sans d o u t e , et ce qui
doit paraître bien singulier, c'est d'entendre La
Harpe m e t t r e en a v a n t ce m ê m e sophisme, e t
nous dire dans son Cours de Littérature,
à la fin
d'un magnifique éloge de P o r t - R o y a l : Enfin,,
c'est de leur école que sont sortis Pascal et Racine.
Celui qui dirait que le grand Condé apprit
chez les J é s u i t e s à gagner la bataille de Senef,.
serait t o u t aussi philosophe que La Harpe l'est
dans c e t t e occasion. Le génie n e SORT d ' a u c u n e
école ; il n e s'acquiert nulle part et se d é v e l o p p e
partout ; c o m m e il ne reconnaît point de maître^
il n e doit remercier que la Providence.
Ceux qui présentent ces grands h o m m e s c o m m e
des productions de P o r t - R o y a l , se d o u t e n t p e u
qu'ils lui font un tort mortel a u x y e u x des h o m m e s
c l a i v o y a n t s : on ne lui cherche des grands n o m s
que parce qu'il en m a n q u e . Quel ami des J é s u i t e s
a jamais i m a g i n é de dire, pour exalter ces pères :
Et pour tout dire en un mot, c'est de leur école que
sont sortis Descartes, Bossuet et le prince de Condé ?
Les partisans de la société se gardent bien d e la
louer aussi g a u c h e m e n t . Ils ont d'autres choses
à dire.
Voltaire a dit : Nous avons d'Arnaud cent quatre
volumes (il fallait dire c e n t quarante), dont presque
DE
L^GLISE
GALLICANE
251
aucun n'est aujourd'hui au rang de ces bons livres
classiques qui honoraient le siècle de Louis XIV»
Il n'est resté, dit-il encore, que sa Géométrie, sa
Grammaire raisonnée et sa Logique.
Mais c e t t e Géométrie est parfaitement oubliée»
Sa L o g i q u e e s t u n livre c o m m e mille autres,
que rien n e m e t au-dessus d e s o u v r a g e s de m ê m e
genre e t q u e b e a u c o u p d'autres o n t surpassé.
Quel h o m m e , p o u v a n t lire
Gassendi,
Wolf,
s'Gravesande, ira perdre son t e m p s sur la Logique
de Port-Royal ? L e m é c a n i s m e m ê m e d u syllogisme
s'y t r o u v e assez m é d i o c r e m e n t d é v e l o p p é , e t c e t t e
partie t o u t entière n e v a u t p a s cinq o u s i x p a g e s
du célèbre Euler qui, dans ses Lettres à une prin-
cesse d'Allemagne,
e x p l i q u e t o u t ce m é c a n i s m e
d e la manière la plus ingénieuse, a u m o y e n d e
trois cercles différemment c o m b i n é s .
R e s t e la
Grammaire
générale,
petit
volume
in-12, d o n t o n p e u t dire : C'est un bon livre.
J ' y reviendrai t o u t à l'heure. Voilà ce qui n o u s
reste d'un h o m m e qui écrivit c e n t quarante v o l u m e s , parmi lesquels il y a plusieurs in-quarto
e t plusieurs in-folio. Il faut a v o u e r qu'il e m p l o y a
bien sa l o n g u e v i e !
Voltaire, dans l e m ê m e chapitre, fait a u x solitaires de P o r t - R o y a l l'honneur d e croire o u d e
dire que, par le tour d'esprit mâle, vigoureux et
animé qui faisait le caractère de leurs livres et de
leurs entretiens..., ils ne contribuèrent pas peu à
répandre en France le bon goût et la véritable éloquence.
J e déclare sur m o n honneur n'avoir j a m a i s
parlé à ces messieurs, ainsi j e n e puis juger de c e
qu'ils é t a i e n t dans leurs entretiens ; mais j ' a i
b e a u c o u p feuilleté leurs livres, à c o m m e n c e r
par l e p a u v r e Royaumont qui fatigua si fort m o n
252
JOSEPH
DE
MAISTRE
enfance, e t d o n t l'épître dédicatoire est u n des
m o n u m e n t s d e p l a t i t u d e les plus e x q u i s qui
e x i s t e n t d a n s a u c u n e l a n g u e ; e t j e déclare a v e c la
m ê m e sincérité q u e n o n s e u l e m e n t il n e serait pas
e n m o n p o u v o i r d e citer u n e p a g e de P o r t - R o y a l ,
Pascal e x c e p t é (faut-il toujours le répéter ?)
écrite d'un style mâle, vigoureux et animé, mais q u e
le style mâle, vigoureux et animé, e s t c e qui m'a
paru m a n q u e r c o n s t a m m e n t et é m i n e m m e n t a u x
écrivains d e P o r t - R o y a l . Ainsi, quoiqu'il n ' y ait
p a s , e n fait de g o û t , d'autorité plus i m p o s a n t e q u e
celle de Voltaire, P o r t - R o y a l m ' a y a n t appris que
le P a p e e t m ê m e l'Eglise p e u v e n t se t r o m p e r sur
les faits, j e n'en v e u x croire q u e m e s y e u x , car,
sans pouvoir m'élever jusqu'au style mâle, vigoureux et animé, j e sais c e p e n d a n t ce q u e c'est,
e t j a m a i s j e n e m ' y suis t r o m p é .
J e conviendrai plus volontiers, a v e c ce m ê m e
Voltaire, que MALHEUREUSEMENT les solitaires de
Port-Royal furent encore plus jaloux de répandre
leurs opinions que le bon goût et la véritable éloquence. Sur ce point, il n'y a pas l e moindre doute.
N o n s e u l e m e n t les t a l e n t s furent médiocres
à Port-Royal, mais le cercle de ces t a l e n t s fut
e x t r ê m e m e n t restreint, n o n s e u l e m e n t d a n s les
sciences proprement dites, mais encore dans ce
genre d e connaissances qui se rapportaient le
plus particulièrement à leur é t a t . On n e t r o u v e
parmi e u x que des grammairiens, des biographes,
des traducteurs, des polémiques éternels, etc. ;
d u reste, pas u n hébraïsant, p a s u n helléniste,
pas u n latiniste, pas u n antiquaire, p a s u n l e x i c o graphe, p a s u n critique, p a s u n éditeur célèbre,
e t à plus forte raison, pas u n m a t h é m a t i c i e n , pas
un a s t r o n o m e , p a s u n physicien, pas u n poète,
pas u n orateur : ils n'ont p u léguer (Pascal t o u j o u r s
DE L'ÉGLISE
GALLICANE
253
e x c e p t é ) un seul o u v r a g e à la postérité. E t r a n g e r s
à t o u t ce qu'il y a de noble, de tendre, de s u b l i m e
d a n s les productions du génie, c e qui leur arrive
d e plus h e u r e u x et dans leurs meilleurs moments,,
c'est d'avoir raison.
Plusieurs causes o n t concouru à la fausse
r é p u t a t i o n littéraire de P o r t - R o y a l . Il faut c o n s i dérer d'abord qu'en France, c o m m e chez t o u t e s
les autres n a t i o n s du m o n d e , les vers ont précédé
la prose. Les premiers prosateurs s e m b l e n t faire
sur l'esprit public plus d'effets q u e les premiers
p o è t e s . N o u s v o y o n s H é r o d o t e obtenir des h o n neurs d o n t H o m è r e n e j o u i t j a m a i s . Les écrivains
d e P o r t - R o y a l c o m m e n c è r e n t à écrire à u n e
é p o q u e où la prose française n'avait point d é p l o y é
ses véritables forces. Boileau, en 1667, disait
encore d a n s sa rétractation b a d i n e :
Pelletier écrit mieux qu'Ahlancourt ni Patru ;
prenant c o m m e on v o i t ces d e u x littérateurs,
parfaitement oubliés de nos jours, pour d e u x
modèles d'éloquence. Les écrivains d e P o r t - R o y a l
a y a n t écrit dans c e t t e enfance de la prose, s'emparèrent d'abord d'une grande réputation, car
il est aisé d'être les premiers en mérite q u a n d
o n est les premiers en date. Aujourd'hui o n n e les
lit p a s plus que d'Ablancourt e t P a t r u , e t m ê m e
il est impossible de les lire. Cependant ils o n t fait
plus de bruit, et ils ont survécu à leurs livres,
parce qu'ils appartenaient à u n e secte p u i s s a n t e
d o n t les y e u x n e se fermaient p a s u n i n s t a n t
sur ses d a n g e r e u x intérêts. T o u t écrit de P o r t R o y a l était a n n o n c é d'avance c o m m e u n prodige,
un météore littéraire. Il était distribué par les
frères, c o m m u n é m e n t sous le m a n t e a u , v a n t é ,
254
JOSEPH
DE
MAISTRE
e x a l t é , porté a u x nues dans t o u t e s les coteries
d u parti, depuis l'hôtel de la duchesse de L o n g u e ville, jusqu'au galetas d u colporteur. Il n'est p a s
aisé d e comprendre à quel point une secte ardente
et infatigable, agissant t o u j o u r s dans le m ê m e
sens, p e u t influer sur la r é p u t a t i o n des livres
e t des h o m m e s . D e nos jours encore, c e t t e influence
n'est pas à b e a u c o u p près éteinte.
U n e autre cause d e c e t t e r é p u t a t i o n usurpée
fut le plaisir de contrarier, de chagriner, d'humilier u n e société fameuse, et m ê m e d e tenir t ê t e à
la cour d e R o m e , qui n e cessait de t o n n e r contre
les d o g m e s jansénistes. Ce dernier attrait enrôla
s u r t o u t les parlements d a n s le parti janséniste.
Orgueilleux e n n e m i s d u Saint-Siège, ils d e v a i e n t
chérir c e qui lui déplaisait.
Mais rien n'augmenta la puissance d e PortR o y a l sur l'opinion publique, c o m m e l'usage
exclusif qu'ils firent d e la langue française d a n s
t o u s leurs écrits. Ils s a v a i e n t le grec s a n s d o u t e ,
ils s a v a i e n t le latin, mais sans être ni hellénistes,
ni latinistes, ce qui est bien différent. A u c u n m o n u m e n t de véritable latinité n'est sorti d e chez e u x :
ils n'ont pas m ê m e su faire l'épitaphe d e Pascal
e n b o n latin. Outre c e t t e raison d'incapacité qui
est i n c o n t e s t a b l e , une autre raison d e pur i n s t i n c t
conduisait les solitaires d e P o r t - R o y a l . L'Eglise
catholique, établie pour croire et pour aimer,
n e d i s p u t e qu'à regret. Si o n la force d'entrer e n
lice, elle v o u d r a i t a u moins q u e le peuple n e s'en
mêlât pas. Elle parle d o n c volontiers latin, e t n e
s'adresse qu'à la science. T o u t e secte a u contraire
a besoin de la foule et s u r t o u t des f e m m e s . Les
j a n s é n i s t e s écrivirent d o n c e n français, e t c'est
u n e n o u v e l l e conformité qu'ils eurent a v e c leurs
cousins. L e m ê m e esprit d e démocratie religieuse
DE
L'ÉGLISE
255
GALLICANE
les conduisit à n o u s e m p e s t e r de leurs t r a d u c t i o n s
d e l'Ecriture sainte et des Offices divins. Ils
traduisirent t o u t jusqu'au Missel pour contredire
R o m e qui, par des raisons é v i d e n t e s , n'a j a m a i s
a i m é ces traductions. L ' e x e m p l e fut suivi d e t o u t
c ô t é , et ce fut u n grand malheur pour la religion.
On parle s o u v e n t des travaux de P o r t - R o y a l .
Singuliers t r a v a u x catholiques, qui n'ont cessé
de «déplaire à l'Eglise catholique !
Après ce coup frappé sur la religion à laquelle
ils n'ont fait q u e du mal, ils en portèrent u n autre
n o n m o i n s sensible a u x sciences classiques par
leur m a l h e u r e u x s y s t è m e d'enseigner les l a n g u e s
a n t i q u e s en l a n g u e moderne ; je sais q u e le premier
c o u p d'œil est pour e u x ; mais l e second a b i e n t ô t
m o n t r é à quel point le premier e s t t r o m p e u r .
L'enseignement d e P o r t - R o y a l est la véritable
é p o q u e de la décadence des bonnes lettres. D è s
lors l ' é t u d e des l a n g u e s s a v a n t e s n'a fait q u e
déchoir e n France. J'admire d e t o u t m o n c œ u r
les efforts qu'on fait chez elle dans c e m o m e n t ;
mais ces efforts s o n t précisément la meilleure
p r e u v e d e ce q u e j e v i e n s d'avancer. Les Français
s o n t encore dans ce genre si fort au-dessous d e
leurs voisins d'Angleterre et d'Allemagne, qu'av a n t de reprendre l'égalité, ils auront t o u t le t e m p s
nécessaire pour réfléchir sur la malheureuse i n fluence de P o r t - R o y a l .
De la Vertu hors de
e
Qu'on v i e n n e m a i n t e n a n t n o u s v a n t e r la p i é t é ,
les m œ u r s , la v i e austère des gens de ce parti.
256
JOSEPH
DE
MAISTRE
T o u t ce rigorisme n e p e u t être en général qu'une
mascarade d e l'orgueil, qui se déguise d e t o u t e s les
manières, m ê m e en h u m i l i t é . T o u t e s les sectes,
pour faire illusion a u x autres e t s u r t o u t à ellesm ê m e s , ont besoin d u rigorisme ; mais la véritable
morale relâchée dans l'Eglise catholique, c'est la
désobéissance. Celui qui ne sait pas plier sous l'autorité, cesse de lui appartenir. De savoir ensuite
jusqu'à quel point l ' h o m m e qui se t r o m p e sur le
d o g m e p e u t mériter dans cet é t a t , c'est le secret
d e la P r o v i d e n c e que j e n'ai point le droit de sonder.
Veut-elle agréer, d'une manière que j'ignore, les
p é n i t e n c e s d'un fakir ? J e m'en réjouis et je la
remercie. Quant a u x v e r t u s chrétiennes, hors de
l'unité, elles p e u v e n t avoir encore plus d e mérite ;
elles p e u v e n t aussi e n avoir moins à raison d u
mépris des lumières. Sur t o u t cela j e n e sais rien,
e t q u e m'importe ? J e m'en repose sur Celui qui
n e p e u t être injuste. Le salut des autres n'est pas
m o n affaire ; j ' e n ai u n e terrible sur les bras,
c'est le mien. J e n e dispute donc pas plus à Pascal
s e s v e r t u s que ses t a l e n t s . Il y a bien aussi, j e
l'espère, des v e r t u s chez les p r o t e s t a n t s , sans q u e
j e sois pour cela, je l'espère aussi, obligé d e les
tenir pour catholiques. N o t r e miséricordieuse
Eglise n'a-t-elle pas frappé d ' a n a t h è m e c e u x qui
disent q u e t o u t e s les actions des infidèles sont des
péchés, o u s e u l e m e n t q u e la grâce n'arrive point
jusqu'à e u x ? N o u s aurions bien droit, en argument a n t d'après les propres principes de ces h o m m e s
égarés, d e leur soutenir q u e t o u t e s leurs v e r t u s
s o n t nulles e t inutiles ; mais qu'elles v a i l l e n t t o u t
c e qu'elles p e u v e n t valoir, et q u e D i e u m e préserve
d e m e t t r e des bornes à sa b o n t é I J e dis s e u l e m e n t
q u e ces v e r t u s s o n t étrangères à l'Eglise, e t , sur
-ce p o i n t , il n'y a pas d e d o u t e .
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
257
Il en est des livres c o m m e des vertus, car les
l i v r e s sont des vertus. Pascal,
dit-on,
Arnaud,
Nicole, o n t fait d'excellents livres e n faveur de la
religion ; soit. Mais Abbadie aussi, Ditton, Sherlock,
Léland, Jacquelot et cent autres ont supérieurement
-écrit sur la religion. B o s s u e t l u i - m ê m e n e s'est-il
p a s écrié : Dieu bénisse le savant Bull ! N e l'a-t-il
p a s remercié solennellement, a u n o m du clergé
d e France, d u livre c o m p o s é par ce docteur
a n g l i c a n sur la foi anté-nicéenne ? J'imagine cepend a n t q u e B o s s u e t n e t e n a i t pas Bull pour orthod o x e . Si j ' a v a i s é t é c o n t e m p o r a i n de Pascal,
j'aurais dit aussi d e t o u t m o n c œ u r : Que Dieu
bénisse le savant Pascal, et en récompense, etc. ;
m a i n t e n a n t encore j'admire bien sincèrement ses
Pensées, sans croire c e p e n d a n t qu'on n'aurait p a s
m i e u x fait d e laisser dans l'ombre celles q u e les
premiers éditeurs y a v a i e n t laissées, et sans croire
•encore q u e la religion chrétienne soit pour ainsi
•dire pendue à c e livre. L'Eglise n e doit rien à
P a s c a l pour ses ouvrages, d o n t elle se passerait
iort a i s é m e n t . Nulle puissance n'a besoin d e
r é v o l t é s : plus leur n o m b r e est grand, et plus ils
* o n t d a n g e r e u x . L ' h o m m e banni et privé des droits
•de c i t o y e n par u n arrêt sans appel, sera-t-il m o i n s
flétri, moins dégradé, parce qu'il a l'art d e s e
•cacher d a n s l ' E t a t , d e changer t o u s les jours d'hab i t s , d e n o m e t d e demeure ; d'échapper, à l'aide
•de ses parents, d e ses a m i s , d e ses partisans, à
' t o u t e s les recherches d e la police ; d'écrire enfin
d e s livres d a n s le sein d e l ' E t a t , pour démontrer
à sa manière qu'il n'en est p o i n t banni, q u e ses
. j u g e s s o n t des ignorants e t d e s prévaricateurs,
q u e le souverain m ê m e e s t t r o m p é , e t qu'il n ' e n t e n d pas ses propres lois ? — A u contraire, il e s t
258
J O S E P H D E MAISTRE
plus coupable, et, s'il est permis de s'exprimer
ainsi, plus banni, plus absent que s'il était dehors.
Réquisitoire contre le jansénisme
On lit dans u n recueil infiniment
estimable,
que les Jésuites avaient entraîné avec eux les jansénistes dans la tombe. C'est une grande et b i e n
é t o n n a n t e erreur, semblable à celle de Voltaire,
qui disait déjà, dans s o n Siècle de Louis
XIV
(Tome I I I , chap. X X X V I I I ) : Cette secte n'ayant
plus que des convulsionnaires, est tombée dans
l'avilissement... ce qui est devenu ridicule ne peut
plus être dangereux. Belles phrases de p o è t e , qui n e
t r o m p e r o n t jamais u n h o m m e d'Etat. Il n'y a rien
de si v i v a c e que c e t t e secte, et sans d o u t e elle a
d o n n é dans la R é v o l u t i o n d'assez belles p r e u v e s
de v i e pour qu'il n e soit pas permis de la croire
morte. Elle n'est pas m o i n s v i v a n t e d a n s u n e foule
de livres modernes que je pourrais citer. N ' a y a n t
point é t é écrasée dans le X V I I siècle, c o m m e elle
aurait d û l'être, elle p u t croître et s'enraciner
librement. F é n e l o n , qui la connaissait parfaitem e n t , a v e r t i t Louis X I V , en mourant, d e prendre
garde au jansénisme. La haine d e ce grand prince
e o n t r e la secte a s o u v e n t é t é tournée en ridicule
dans notre siècle. Elle a é t é n o m m é e petitesse par
des h o m m e s très petits e u x - m ê m e s , et qui n e c o m prenaient pas Louis X I V . J e sais ce qu'on p e u t
reprocher à ce grand prince, mais s û r e m e n t a u c u n
j u g e équitable n e lui refusera u n b o n sens royal,
u n t a c t souverain, qui p e u t - ê t r e n'ont j a m a i s é t é
égalés. C'est par ce s e n t i m e n t e x q u i s d e la s o u v e e
259
DE L'ÉGLISE GALLICANE
raineté qu'il j u g e a i t u n e secte, e n n e m i e , c o m m e
sa mère, de t o u t e hiérarchie, d e t o u t e subordination, e t qui, dans t o u t e s les secousses politiques,
s e rangera toujours du côté de la révolte. Il a v a i t
v u d'ailleurs les papiers secrets de Quesnel, qui
hii a v a i e n t appris bien des choses. O n a prétendu,
dans quelques brochures d u t e m p s , qu'il préférait
u n athée à u n janséniste, et là-dessus les plaisanteries ne tarissent pas. On raconte qu'un seigneur
de sa cour lui a y a n t d e m a n d é , pour s o n frère,
j e n e sais quelle a m b a s s a d e , Louis X I V lui dit :
Savez-vous
violemment
bien, monsieur, que votre frère est
soupçonné de jansénisme ? Sur quoi
le courtisan s'étant écrié : Sire, quelle calomnie !
je puis a\oir
Vhonneur d'assurer
V. M. que mon
frère est athée ; le roi a v a i t répliqué, a v e c u n e mine
t o u t e rassérénée : — Ah ! c'est autre chose.
On rit, mais Louis X I V a v a i t raison. C'était
autre chose ; en effet, l'athée d e v a i t être damné
et le janséniste disgracié. U n roi n e juge point
c o m m e un confesseur. La raison d ' E t a t , dans c e t t e
circonstance, p o u v a i t être j u s t e m e n t consultée
a v a n t t o u t . A l'égard des erreurs religieuses qui
n'intéressaient q u e la conscience e t n e rendaient
l ' h o m m e coupable que d e v a n t D i e u , Louis X I V
disait volontiers : Deorum
injuriœ
diis
curœ.
J e n e m e s o u v i e n s pas du moins q u e l'Histoire
l'ait surpris à vouloir anticiper à cet égard sur les
arrêts de la J u s t i c e divine. Mais q u a n t à ces erreurs
a c t i v e s qui bravaient son autorité, il ne leur pard o n n a i t pas : e t qui pourrait l'en blâmer ? On a
fait a u reste b e a u c o u p trop de bruit pour c e t t e
fameuse rersécution exercée contre les jansénistes
dans l e s dernières années de Louis X I V , et qui se
réduisait a u fond à quelques e m p r i s o n n e m e n t s
passagers, à quelques lettres d e cachet, très proba15
260
JOSEPH
DE
MAISTRE
b l e m e n t agréables à des h o m m e s qui, n'étant rien
dans l ' E t a t et n ' a y a n t rien à perdre, tiraient t o u t e
leur existence de l'attention que le g o u v e r n e m e n t
voulait bien leur accorder en les e n v o y a n t déraisonner ailleurs.
On a poussé les h a u t s cris au sujet de c e t t e
charrue passée sur le sol de P o r t - R o y a l . Pour moi,
je n'y vois rien d'atroce. T o u t c h â t i m e n t qui
n'exige pas la présence du patient est tolérable.
J'avais, d'ailleurs, conçu de m o i - m ê m e d'assez
violents doutes sur u n e solennité qui me semblait
assez peu française, lorsque, dans u n p a m p h l e t
janséniste n o u v e l l e m e n t publié, j'ai lu « que Louis
X I V avait fait passer en quelque manière la charrue
sur le terrain de P o r t - R o y a l . » Ceci atténuerait
n o t a b l e m e n t Y épouvantable
sévérité du roi de
France, car ce n'est pas t o u t à fait la m ê m e chose,
par e x e m p l e , qu'une t ê t e coupée en quelque manière ou réellement coupée ; mais je m e t s t o u t au
pire, et j ' a d m e t s la charrue à la manière
ordinaire.
Louis X I V , en faisant croître du blé sur un terrain
qui ne produisait plus que de m a u v a i s livres,
aurait fait toujours u n acte de sage agriculteur
et de bon père de famille.
C'est encore une observation bien i m p o r t a n t e
que le f a m e u x usurpateur, qui a fait de nos jours
t a n t de mal au m o n d e , guidé par ce seul instinct
qui m e u t les h o m m e s extraordinaires, ne pouvait
pas souffrir le jansénisme, et que, parmi les termes
insultants qu'il distribuait autour de lui assez
libéralement, le titre de janséniste
t e n a i t à son
sens la première place. Ni le roi, ni l'usurpateur ne
se trompaient sur ce point : tous les deux, quoique
si différents, étaient conduits par le m ê m e esprit ;
ils sentaient leur ennemi, et le dénonçaient, par
fine antipathie s p o n t a n é e , à t o u t e s les autorités
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
261
de l'univers. Quoique dans la R é v o l u t i o n française
la secte janséniste semble n'avoir servi qu'en
second, c o m m e le v a l e t de l'exécuteur, elle est
peut-être, dans le principe, plus coupable que les
ignobles ouvriers qui achevèrent l'œuvre, car ce
fut le jansénisme qui porta les premiers coups
à la pierre angulaire de l'édifice, par ses criminelles
i n n o v a t i o n s . E t dans ces sortes de cas où l'erreur
doit avoir de si fatales conséquences, celui qui
argumente est plus coupable que celui qui assassine.
J e n'aime pas nommer, surtout lorsque les plus
déplorables égarements se t r o u v e n t réunis à des
qualités qui ont leur prix. Mais qu'on relise les
discours prononcés dans la séance de la Convention
nationale,
où l'on discuta la question de savoir
si le roi pouvait être jugé, séance qui fut, pour le
royal martyr, l'escalier de l'échafaud : on y verra
de quelle manière le jansénisme opina. Quelques
jours après s e u l e m e n t (le 13 février 1793, vers les
onze heures du matin), je l'entendis, dans la chaire
d'une cathédrale étrangère, expliquer à ses auditeurs, qu'il appelait citoyens, les bases de la nouvelle organisation ecclésiastique. « Vous êtes alarmés, leur disait-il, de voir les élections données au
peuple, mais songez donc que t o u t à l'heure elles
appartenaient au roi qui ri était, après tout, qu'un
commis de la nation, dont nous sommes
heureusement
débarrassés. >* R i e n ne peut attendrir ni convertir
cette secte, mais c'est ici surtout où il est bon
de la comparer à ses nobles adversaires. Ils a v a i e n t
sans d o u t e b e a u c o u p à se plaindre d'un gouvernem e n t qui, dans sa triste décrépitude, les avait
traités a v e c t a n t d'inhumanité et d'ingratitude ;
cependant, rien ne peut ébranler leur foi ni leur
zèle, et les restes déplorables de cet ordre célèbre,
ranimant dans le m o m e n t le plus terrible leurs
262
JOSEPH D E MAISTRE
forces épuisées, purent encore fournir v i n g t - d e u x
v i c t i m e s au massacre des Carmes.
Ce contraste n'a pas besoin de commentaire.
Que les souverains de la France se rappellent
les dernières paroles de Fénelon : qu'ils veillent
a t t e n t i v e m e n t sur le jansénisme ! T a n t que la
serpe royale n'aura pas a t t e i n t la racine de c e t t e
plante vénéneuse, elle ne cessera de tracer dans le
sein d'une terre qu'elle aime, pour jeter ensuite
plus loin ses d a n g e r e u x rejetons. La protéger,
l'épargner m ê m e , serait une faute énorme. Cette
faction dangereuse n'a rien oublié depuis sa naissance pour diminuer
F autorité de toutes les puissances ecclésiastiques
et séculières qui ne lui étaient
pas favorables. Tout Français, ami des jansénistes,
est un sot ou un janséniste. Quand je pourrais
pardonner à la secte ses d o g m e s atroces, son caractère odieux, sa filiation et sa paternité également
déshonorantes, ses menées, ses intrigues, ses projets et son insolente obstination, jamais je ne lui
pardonnerais son dernier crime, celui d'avoir
fait connaître le remords au cœur céleste du
ROI MARTYR. Qu'elle soit à jamais m a u d i t e , l'indigne
faction qui vint, profitant sans pudeur, sans délicatesse, sans respect, des malheurs de la souveraineté esclave et profanée, saisir b r u t a l e m e n t une
main sacrée et la forcer de signer ce qu'elle abhorrait. Si c e t t e main, prête à s'enfermer dans la
t o m b e , a cru devoir tracer le t é m o i g n a g e solennel
d'un PROFOND REPENTIR, que c e t t e confession
sublime, consignée dans l'immortel t e s t a m e n t ,
r e t o m b e c o m m e un poids accablant, c o m m e un
a n a t h è m e éternel sur ce coupable parti qui la
rendit nécessaire a u x y e u x de l'innocence auguste,
inexorable pour elle seule au milieu des respects
de l'univers.
D E L'ÉGLISE
GALLICANE
263
Une autre cause, plus importante encore, de l'esprit
d'opposition au Saint-Siège en France est le système gallican, qui a trouvé son expression dans la Déclaration de
1682. Les extraits qui suivent donneront une idée de l'argumentation du livre second où de Maistre étudie le gallicanisme.
Louis XIV et la Papauté
Dieu seul est grand, mes frères, disait Massillon
en c o m m e n ç a n t l'oraison funèbre de Louis X I V ;
et c'est a v e c grande raison qu'il débutait par c e t t e
m a x i m e , en l o u a n t u n prince qui semblait quelquefois l'avoir oubliée.
A s s u r é m e n t ce prince possédait des qualités
éminentes, et c'est bien mal à propos que dans le
dernier siècle o n a v a i t formé u n e espèce de conjuration pour le rabaisser ; mais, sans déroger à la
justice qui lui est due, la vérité exige cependant
qu'en lisant son histoire, o n remarque franchement
et sans a m e r t u m e ces époques d'enivrement où
t o u t d e v a i t plier d e v a n t son impérieuse v o l o n t é .
Si l'on songe a u x succès éblouissants d'une très
longue partie de son règne, à c e t t e constellation
de t a l e n t s qui brillaient autour de lui, et ne réunissaient leur influence que pour le faire valoir ;
à l'habitude d u c o m m a n d e m e n t le plus a b s o l u ;
à l'enthousiasme de l'obéissance qui d e v i n a i t
ses ordres au lieu de les attendre ; à la flatterie
qui l'environnait c o m m e u n e sorte d'atmosphère,
c o m m e l'air qu'il respirait, et qui finit enfin par
devenir u n culte, une véritable adoration, on ne
s'étonnera plus que d'une c h o s e : c'est qu'au milieu
de t o u t e s les séductions imaginables, il ait pu
conserver le b o n sens qui le distinguait, e t que de
t e m p s en t e m p s encore il ait p u se douter qu'il
était u n h o m m e .
264
JOSEPH
DE
MAISTRE
R e n d o n s gloire et rendons grâces à la monarchie
chrétienne ; chez elle la v o l o n t é est toujours
ou presque toujours droite ; c'est par le j u g e m e n t
qu'elle appartient à l'humanité, et c'est d e la
raison qu'elle doit se défier. Elle ne v e u t pas l'injustice, mais t a n t ô t elle se t r o m p e , et t a n t ô t o n la
t r o m p e sur le juste et sur l'injuste : et, lorsque
malheureusement la prérogative royale se t r o u v e
mêlée, m ê m e en apparence, à quelque question
de droit public ou privé, il est infiniment d a n g e r e u x
que le juste, a u x y e u x du souverain, n e soit t o u t
ce qui favorise c e t t e prérogative.
Si quelque monarque se t r o u v a j a m a i s e x p o s é
à c e t t e espèce de séduction, ce fut sans d o u t e
Louis X I V . On l'a n o m m é le plus catholique des
rois, et rien n'est plus vrai si l'on n e considère
que les i n t e n t i o n s du prince. Mais si, dans quelque
circonstance, le P a p e se croyait obligé d e contredire la moindre des v o l o n t é s royales, t o u t de suite
la prérogative s'interposait entre le prince et la
vérité, et celle-ci courait grand risque.
Sous le m a s q u e allégorique de la gloire, on
c h a n t a i t d e v a n t lui, sur la scène :
Tout doit céder dans l'univers
A l'auguste héros que j'aime.
La loi ne souffrant pas d'exception, le P a p e
s'y t r o u v a i t compris c o m m e le prince d'Orange.
J a m a i s roi de France n e fut aussi sincèrement
a t t a c h é à la foi d e ses pères, rien n'est plus certain ;
mais ce qui ne l'est p a s m o i n s , c'est q u e jamais
roi de France, depuis Philippe-Ie-Bel, n'a d o n n é
a u Saint-Siège plus de chagrin q u e Louis X I V .
Imagine-t-on rien d'aussi dur, d'aussi p e u g é n é r e u x
que la conduite de ce grand prince d a n s l'affaire
DE L'ÉGLISE GALLICANE
265
des franchises ? Il n'y avait qu'un cri en Europe
sur ce malheureux droit d'asile accordé à R o m e
a u x hôtels des ambassadeurs. C'était, il faut l'avouer, un singulier titre pour les souverains
catholiques, que celui de protecteurs des
assassins.
Le Pape, enfin, avait fait agréer à tous les autres
princes l'abolition de cet étrange privilège.
Louis X I V seul demeura sourd au cri de la raison
et de la justice. Dès qu'il s'agissait de céder, il
fallait, pour l'y contraindre, une bataille de
H o c h s t e d t que le P a p e ne p o u v a i t livrer. On sait
avec quelle hauteur c e t t e affaire fut conduite,
et quelle recherche de cruauté humiliante on mit
dans t o u t e s les satisfactions qu'on exigea du
Pape. Voltaire convient que le duc de Créqui avait
révolté les Romains par sa hauteur ; que ses laquais
s'étaient avisés de charger la garde du Pape Vépée
à la main ; que le parlement de Provence enfin avait
fait citer le Pape, et saisir le comtat
d'Avignon.
Il serait impossible d'imaginer un abus plus
révoltant du pouvoir, une violation plus scandaleuse des droits les plus sacrés de la souveraineté.
E t que dirons-nous surtout d'un tribunal civil
qui, pour faire sa cour au prince, cite un souverain
étranger, chef de l'Eglise catholique, et séquestre
une de ses provinces ? J e ne crois pas que, dans
les i m m e n s e s annales de la servitude et de la déraison, on t r o u v e rien d'aussi m o n s t r u e u x . Mais tels
étaient trop s o u v e n t les Parlements de France ;
ils ne résistaient guère à la t e n t a t i o n de se mettre
à la suite des passions souveraines, pour renforcer
la prérogative parlementaire.
266
JOSEPH
DE
MAISTRE
L ' A s s e m b l é e d e 1682
Pour venger enfin sur le Pape, s u i v a n t la règle,
les injures qu'on lui avait faites, les grands facteurs des m a x i m e s anti-pontificales, ministres
et magistrats, imaginèrent d'indiquer une assemblée du clergé, où l'on poserait des bornes fixes
'à la puissance du Pape, après u n e mûre discussion
de ses droits.
J a m a i s peut-être on ne c o m m i t d'imprudence
plus fatale ; jamais la passion n'aveugla d a v a n t a g e
des h o m m e s d'ailleurs très éclairés. Il y a daifs
tous les g o u v e r n e m e n t s des choses qui doivent
être laissées dans une salutaire obscurité, qui sont
suffisamment claires pour le bon sens, mais qui
cessent de l'être du m o m e n t où la science entreprend de les éclaircir d a v a n t a g e et de les circonscrire a v e c précision par le raisonnement et surtout
par l'écriture.
Personne ne disputait dans ce m o m e n t sur
l'infaillibilité du P a p e ; du moins c'était une
question a b a n d o n n é e à l'école, et l'on a pu voir,
par t o u t ce qui a été dit dans l'ouvrage précédemment cité, que cette doctrine était assez mal
comprise. On peut m ê m e remarquer qu'elle était
a b s o l u m e n t étrangère à celle de la régale, qui n'intéressait que la h a u t e discipline. La c o n v o c a t i o n
n'avait donc pas d'autre but que celui de mortifier
le Pape.
Colbert fut le premier moteur de cette malheureuse résolution. Ce fut lui qui détermina
Louis X I V . Il fut le véritable auteur des quatre
propositions, et les courtisans en camail qui les
écrivirent ne furent au fond que ses secrétaires.
U n m o u v e m e n t extraordinaire d'opposition se
DE L'ÉGLISE
GALLICANE
267
manifesta parmi les é v ê q u e s d é p u t é s à l'assemblée, t o u s choisis, c o m m e o n le sent assez, de la
m a i n m ê m e du ministre.
Les notes de Fleury nous apprennent que les
prélats qui a v a i e n t le plus influé dans la convocation de l'assemblée, et dans la détermination qu'on
prit d'y traiter de l'autorité du Saint-Siège,
avaient dessein de mortifier le Pape et de satisfaire
leur propre ressentiment.
B o s s u e t v o y a i t de m ê m e , dans le clergé, des
évêques s'abandonner inconsidérément à des
opinions qui p o u v a i e n t les conduire bien au-delà
du b u t o ù ils se proposaient e u x - m ê m e s de s'arrêter. Il ne dissimulait pas que, parmi ce grand
nombre d'évêques, il en était quelques-uns que des
ressentiments personnels avaient aigris
cour de Rome.
contre la
Il e x p o s a i t ses terreurs secrètes au célèbre
abbé de R a n c é : « Vous savez, lui disait-il, ce que
c'est que les assemblées, et quel esprit y d o m i n e
ordinairement. J e vois certaines dispositions qui
me font un peu espérer de celle-ci ; mais je n'ose
m e fier à m e s espérances, et en v é r i t é elles ne sont
p a s sans b e a u c o u p de craintes. »
D a n s u n tribunal civil, et pour le moindre intérêt
pécuniaire, de pareils juges eussent été récusés ;
mais dans l'assemblée de 1682, o ù il s'agissait
cependant de choses assez sérieuses, on n'y regarda
pas de si près.
Enfin les d é p u t é s s'assemblèrent, et le roi leur
ordonna de traiter la question de Vautorité du Pape.
Contre c e t t e décision, il n'y a v a i t rien à dire, et
ce qui est bien remarquable, c'est que, dans cette
circonstance c o m m e dans celle de la régale, o n ne
voit pas la moindre opposition et pas m ê m e l'idée
de la plus respectueuse remontrance.
268
JOSEPH
DE
MAISTRE
T o u s ces é v ê q u e s d e m e u r e n t p u r e m e n t passifs ;
et B o s s u e t m ê m e , qui ne v o u l a i t pas, a v e c très
grande raison, qu'on traitât la question de l'autorité du Pape, n'imagina pas s e u l e m e n t de contredire les ministres d'aucune manière visible,
du moins pour l'œil de la postérité.
Si le roi avait voulu, il n'avait qu'à dire un mot,
il était maître de Vassemblée. C'est Voltaire qui
l'a dit : faut-il l'en croire ? Il est certain q u e dans
le t e m p s on craignit un schisme ; il est certain
encore qu'un écrit contemporain, publié sous le
titre f a u x de Testament politique de Colbert, alla
jusqu'à dire q u ' a b c une telle assemblée le roi eût
pu substituer VAlcoran à VEvangile. Cependant,
au lieu de prendre ces exagérations à la lettre,
j'aime m i e u x m'en tenir à la déclaration de l'arc h e v ê q u e de R e i m s , d o n t l'inimitable franchise
m'a singulièrement frappé. D a n s s o n rapport à
l'assemblée de 1682, il lui disait, en se- servant
des propres paroles d ' Y v e s de Chartres : « D e s
h o m m e s plus c o u r a g e u x parleraient peut-être
a v e c plus de courage ; de plus gens de bien pourraient dire de meilleures choses : pour nous, qui
sommes médiocres en tout, n o u s e x p o s o n s notre
s e n t i m e n t , n o n pour servir de règle e n pareille
occurrence, mais pour céder au temps, et pour éviter
de plus grands m a u x d o n t l'Eglise est menacée,
si o n n e p e u t les éviter a u t r e m e n t . »
Bossuet et Fénelon
« B o s s u e t , a dit l'auteur du T a b l e a u de la littérature française dans le X V I I I siècle, B o s s u e t
e
DE L'ÉGLISE GALLICANE
269
a v a i t fait retentir dans la chaire t o u t e s les m a x i m e s
qui établissent le pouvoir absolu des rois et des
ministres de la religion. Il a v a i t en mépris les
opinions et les v o l o n t é s des h o m m e s , et il a v a i t
v o u l u les s o u m e t t r e entièrement au joug. »
On pourra trouver peut-être t r o p de couleur
moderne dans ce morceau ; mais, en la faisant
disparaître, il restera une grande vérité : c'est
que jamais Vautorité n'eut de plus grand ni surtout
de plus intègre défenseur que Bossuet.
La cour était pour lui un véritable sanctuaire
où il ne v o y a i t que la puissance divine dans la
personne du roi. La gloire de Louis X I V et son
absolue autorité ravissaient le prélat, c o m m e si
elles lui a v a i e n t appartenu en propre. Quand il
loue le monarque, il laisse bien loin derrière lui
t o u s les adorateurs d e ce prince, qui n e lui demandaient que la faveur. Celui qui le trouverait flatteur montrerait bien p e u de discernement. B o s s u e t
ne loue que parce qu'il admire, et sa l o u a n g e est
toujours parfaitement sincère. Elle part d'une
certaine foi monarchique qu'on sent m i e u x qu'on
n e peut la définir ; et son a d m i r a t i o n est c o m m u nicative, car il n'y a rien qui persuade c o m m e la
persuasion. Il faut ajouter que la soumission de
Bossuet n'a rien d'avilissant, parce qu'elle est
purement chrétienne ; et, c o m m e l'obéissance qu'il
prêche a u p e u p l e est u n e obéissance d'amour qui
ne rabaise point l ' h o m m e , la liberté qu'il employait à l'égard du souverain était aussi u n e
liberté chrétienne qui ne déplaisait point. Il fut
le seul h o m m e de son siècle (avec Montausier
peut-être) qui e û t droit de dire la v é r i t é à L o u i s X I V
sans le choquer. Lorsqu'il lui disait e n chaire :
// n'y a plus pour vous qu'un seul ennemi à redouter,
vous-même, Sire, vous-même, e t c . , ce prince l'en-
270
J O S E P H DE MAISTRE
t e n d a i t c o m m e il aurait e n t e n d u D a v i d disant
dans les p s a u m e s : Ne vous fiez pas aux princes,
auprès desquels il n'y a point de salut. L ' h o m m e
n'était pour rien dans la liberté exercée par
B o s s u e t ; or, c'est l ' h o m m e seul qui c h o q u e
l ' h o m m e : le grand p o i n t est de savoir l'anéantir.
Boileau disait à l'un des plus habiles courtisans
de son siècle :
Esprit né pour la cour et maître en l'art de plaire,
Qui sais également et parler et te taire...
Ce m ê m e éloge appartient é m i n e m m e n t à
Bossuet. N u l h o m m e n e fut j a m a i s plus maître
de l u i - m ê m e , et ne sut m i e u x dire ce qu'il fallait,
c o m m e il fallait et q u a n d il fallait. Etait-il appelé
à désapprouver u n scandale public, il n e m a n q u a i t
point à son devoir ; m a i s quand il a v a i t dit :
Il ne vous est pas permis de V avoir, il s a v a i t s'arrêter, et n'avait plus rien à démêler a v e c l'autorité.
S'il y a quelque chose de p i q u a n t pour l'œil
d'un observateur, c'est de placer à c ô t é d e ce
caractère celui de F é n e l o n l e v a n t la t ê t e a u milieu
des favoris ; à l'aise à la cour o ù il se croyait chez
lui, et fort étranger à t o u t e s sortes d'illusions ;
sujet soumis et p r o f o n d é m e n t d é v o u é , mais qui
a v a i t besoin d'une force, d'un a s c e n d a n t , d'une
indépendance extraordinaire pour opérer le miracle
dont il était chargé.
T r o u v e - t - o n dans l'histoire l'exemple d'un autre
t h a u m a t u r g e qui ait fait d'un prince un autre
prince, en forçant la plus terrible nature à reculer ?
J e n e le crois pas.
1
Voltaire a dit : L'aigle de Meaux, le cygne de
Cambrai. On p e u t douter que l'expression soit
j u s t e à l'égard du second, qui a v a i t peut-être dans
DE
L'ÉGLISE
271
GALLICANE
l'esprit moins de flexibilité, moins de condescendance, et plus de sévérité que l'autre.
Les circonstances mirent ces d e u x grands personnages en regard, et par malheur ensuite en
opposition. Honneur éternel de leur siècle et du
sacerdoce français, l'imagination ne les sépare
plus, et il est d e v e n u impossible de penser à eux
sans les comparer.
C'est le privilège des grands siècles de léguer
leurs passions à la postérité, et de donner à leurs
grands h o m m e s je ne sais quelle seconde v i e qui
nous fait illusion et nous les rend présents. Qui n'a
pas e n t e n d u des disputes pour et contre M
de
Maintenon, s o u t e n u e s a v e c une chaleur véritab l e m e n t contemporaine
? B o s s u e t et Fénelon présentent le m ê m e p h é n o m è n e . Après un siècle,
ils ont des amis et des ennemis dans t o u t e la force
des termes, et leur influence se fait sentir encore
de la manière la plus marquée.
Fénelon v o y a i t ce que personne ne pouvait
s'empêcher de voir : des peuples h a l e t a n t s sous
le poids des i m p ô t s , des guerres interminables,
l'ivresse de l'orgueil, le délire du pouvoir, les lois
fondamentales de la monarchie mises sous les
pieds d^ la licence presque couronnée ; la race
de Faîtière Vasthi, menée en triomphe au milieu
d'un peuple ébahi, b a t t a n t des mains pour le
sang de ses maîtres,
ignorant sa langue au point
de ne pas savoir ce que c'est que le sang ; et cette
race enfin présentée à l'aréopage effaré qui la
déclarait légitime, en frissonnant à l'aspect d'une
apparition militaire.
Alors le zèle qui dévorait le grand archevêque
savait à peine se contenir. Mourant de douleur,
ne v o y a n t plus de remède pour les contemporains,
et courant au secours de la postérité, il ranimait
m e
272
JOSEPH
DB
MAISTRE
les m o r t s , il d e m a n d a i t à l'allégorie ses voiles,
à la m y t h o l o g i e ses heureuses fictions ; il épuisait
t o u s les artifices d u t a l e n t pour instruire la souveraineté future, sans blesser celle qu'il a i m a i t
t e n d r e m e n t en pleurant sur elle. Quelquefois aussi
il p u t dire c o m m e l'ami de J o b : Je suis plein de
discours : il faut que je parle et que je respire un
moment. Semblable à la v a p e u r brûlante emprisonnée d a n s l'airain, la colère de la v e r t u , bouill o n n a n t dans ce cœur virginal, cherchait, pour se
soulager, u n e issue dans l'oreille de l'amitié. C'est
là qu'il déposait ce l a m e n t a b l e secret : Il ri a pas
la moindre idée de ses devoirs ; et s'il y a quelque
chose d e certain, c'est qu'il ne p o u v a i t adresser
ce m o t qu'à celle qui le croyait parfaitement
vrai. R i e n n'empêchait d o n c Fénelon d'articuler
u n de ces g é m i s s e m e n t s auprès de c e t t e f e m m e
célèbre, qui depuis... ; mais alors elle était son
amie.
Cependant qu'est-il arrivé ? Ce grand et
aimable génie paie encore aujourd'hui les efforts
qu'il fit, il y a plus d'un siècle, pour le bonheur
des rois, encore plus que pour celui des peuples.
L'oreille superbe de l'autorité redoute encore la
pénétrante douceur des vérités prononcées par
c e t t e Minerve e n v o y é e sous la figure de Mentor ;
et p e u s'en faut que, dans les cours, F é n e l o n ne
passe pour u n républicain. C'est en v a i n qu'on
pourrait s'en flatter : jamais on n'y saura distinguer
la v o i x du respect qui g é m i t de celle de l'audace
qui blasphème.
B o s s u e t , a u contraire, parce qu'il fut plus
maître de son zèle, et q u e surtout il ne lui permit
jamais de se montrer au-dehors sous des formes
humaines, inspire u n e confiance sans bornes.
Il est d e v e n u l ' h o m m e des rois. La m a j e s t é se
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
273
mire et s'admire dans l'impression qu'elle fait
sur ce grand h o m m e ; et c e t t e faveur de B o s s u e t
a rayonné sur les quatre articles qu'on s'est plu
à regarder c o m m e son ouvrage, parce qu'il les
peignit sur le papier ; et les quatre articles, à leur
tour, que les f a c t i e u x présentent à l'autorité,
grossièrement t r o m p é e , c o m m e le palladium de la
souveraineté, réfléchissent sur l'évêque de Meaux
le faux éclat qu'ils e m p r u n t e n t d'une chimérique
raison d ' É t a t .
Qui sait si B o s s u e t et Fénelon n'eurent pas le
malheur de se donner précisément les m ê m e s
torts, l'un envers la puissance pontificale, l'autre
envers la puissance temporelle ?
C'est l'avis d'un h o m m e d'esprit dont j'estime
également la personne et les opinions. Il pense
m ê m e que dans les ouvrages de Fénelon et dans le
ton familier qu'il prend en instruisant les rois,
on trouve d'assez bonnes preuves que, dans une
assemblée de politiques, il eût fait volontiers quatre
articles sur la puissance temporelle.
Sans le croire, j e le laisserais croire, e t peut-être
sans réclamation, si j e n e v o y a i s p a s la d é m o n s tration d u contraire dans les papiers secrets de
Fénelon, publiés parmi les pièces justificatives
de son Histoire. On y v o i t que, d a n s les plans de
réforme qu'il dessinait seul a v e c lui-même, t o u t
était s t r i c t e m e n t conforme a u x lois d e la monarchie française, sans u n a t o m e d e fiel, sans l'ombre
d'un désir n o u v e a u . Il ne d o n n e m ê m e dans a u c u n e
théorie : sa raison e s t t o u t e pratique.
Fénelon, il faut l'avouer, est l'idole des philos o p h e s : est-ce u n e accusation contre sa m é moire ? La réponse d é p e n d d e celle qu'on aura
faite, il n'y a qu'un i n s t a n t , a u problème élevé
sur l'amour des jansénistes pour Bossuet, et que
274
JOSEPH
DE
MAISTRE
j'essayais de résoudre par la loi universelle des
affinités.
Fénelon, d'ailleurs, pourrait se défendre en
disant : « J a m a i s je n'ai é t é aussi sévère envers
m o n siècle, que Massillon lorsqu'il s'écriait en
chaire et dans l'oraison funèbre de Louis X I V :
O siècle si vanté, votre ignominie s'est donc augmentée avec votre gloire ! »
Mais laissons Fénelon et ses torts, s'il en a eu,
pour revenir à l'immense faveur de Bossuet,
dont j'ai montré la source. Il ne faut pas douter
un m o m e n t que son autorité, en qualité d ' h o m m e
favorable et agréable à la puissance, n'ait c o m m e n c é la fortune des quatres articles. Les Parlem e n t s de France, et celui de Paris surtout, profit a n t des facilités que leur donnait un n o u v e a u
siècle pervers et frivole, se permirent de changer
en loi de l ' E t a t des propositions théologiques,
c o n d a m n é e s par les Souverains Pontifes, par le
clergé français contemporain, par u n grand roi
d é t r o m p é , et surtout par la raison. Le Gouvernem e n t faible, corrompu, inappliqué, auquel o n ne
montrait qu'une a u g m e n t a t i o n de pouvoir, s o u t i n t
ou laissa faire des magistrats qui, dans le fond,
ne travaillaient que pour e u x . Le clergé, affaibli
par ces articles m ê m e s , jura d e les soutenir (c'està-dire de les croire), précisément parce qu'ils
l'avaient privé de la force nécessaire pour résister.
Je l'ai dit, et rien n'est plus vrai : dès qu'un h o m m e
o u un corps distingué a prêté serment à l'erreur,
le l e n d e m a i n il l'appelle vérité. Le clergé, par c e t t e
funeste condescendance, se t r o u v a serf à l'égard
de la p u i s s a n c e temporelle, en proportion précise de l'indépendance qu'il acquérait envers son
supérieur légitime ; et au lieu de consentir à
275
DE L'ÉGLISE GALLICANE
s'apercevoir
de
cette
humiliation,
il
l'appela
LIBERTÉ.
E t de ce faisceau d'erreurs, de sophismes, de
f a u x aperçus, de lâchetés, de prétentions ridicules
ou coupables, p u i s s a m m e n t serré par l'habitude
et l'orgueil, il est résulté u n t o u t , u n ensemble
formidable, u n préjugé national, i m m e n s e , composé de t o u s les préjugés réunis, si fort enfin,
si c o m p a c t et si solide, que je ne voudrais pas
répondre de le voir céder a u x a n a t h è m e s réunis
de la logique et de la religion.
Au Clergé de France
Maistre termine son exposé du Gallicanisme par une
éloquente adresse au Clergé de France que l'expérience
de la Révolution a déjà éclairé sur les dangers d'une Église
nationale.
Le clergé de France qui a d o n n é au m o n d e ,
p e n d a n t la t e m p ê t e révolutionnaire, un spectacle
si admirable, ne p e u t ajouter à sr gloire qu'en
renonçant h a u t e m e n t à des erreurs fatales qui
l'avaient placé si fort au-dessous de lui-même.
Dispersé par une t o u r m e n t e affreuse sur t o u s les
points du globe, partout il a conquis l'estime et
s o u v e n t l'admiration des peuples. A u c u n e gloire
ne lui a m a n q u é , p s mêm^ la p a l m e des martyrs.
L'histoire de l'Eglise n'a rien d'aussi magnifique
que le m a s s c r e des Carmes, et combien d'autres
victimes se sont placées à côté de e l l e s de ce jour
horriblement f a m e u x ! Supérieur a u x insultes, à la
pauvreté, à l'exil, ? u x t o u r m e n t s et a u x échafauds,
il courut le dernier danger, lorsque, sous la main du
276
JOSEPH DE MAÏSTRE
plus habile persécuteur, il se vit exposé aux antichambres ; supplice à peu près semblable à celui
dont les barbares proconsuls, du h ° u t d» leurs
tribunaux, menaçaient quelquefois les vierges
chrétiennes. — Mais alors Dieu nous apparut,
et le s a u v a .
Que manque-t-il à t a n t de gloire ? U n e victoire
sur le préjugé. P e n d a n t l o n g t e m p s peut-être le
clergé français sera privé de e t éclat extérieur
qu'il tenait de quelques circonstances heureuses,
et qui le trompaient sur lui-même. Aujourd'hui
il ne peut maintenir son rang que par 1* pureté
et par l'austérité des m a x i m e s . Tant que la grande
pierre d'i\h">ppemei)t subsistera dans l'Eglise,
il n'aura rien fait, et bientôt il sentira que h sève
nourri ière n'arrive plus du tronc jusqu'à lui.
Que si quelque autorité, aveugle héritière d'un
a v e u g l e m e n t ancien, osait encore lui demander
un serment à la fois ridicule *»t .oupabl^, qu'il
réponde par les paroles qup lui dictait Bossuet
v i v a n t : Non possumus ! non possumus ! E t le
clergé peut être sûr qu'à l'aspect de son a t t i t u d e
intrépide, personne n'osera le pousser » b o u t .
Alors de n o u v e a u x r a y o n s environneront sa
t ê t e , et le grand œ u v r e commencera par lui.
Mais p e n d a n t que je trace ces lignes, u n e idée
i m p o r t u n e m'assiège et me t o u r m e n t e . J e lis ces
mots dans Y Histoire de Bossuet :
L'assemblée de 1682 est F époque la plus
mémorable
de Fkistoire de F Eglise gallicane, c'est celle où elle
a jeté le plus grand éclat ; les principes
qu'elle a
consacrés ont mis le sceau à cette longue suite de
services que F Eglise de France a rendu à la France.
E t cette m ê m e époque est à mes y e u x le grand
a n a t h è m e qui pesait sur le sacerdoce français,
l'acte le plus coupable après le schisme formel,
1
DE
L'ÉGLISE
GALLICANE
277
la source féconde des plus grands m a u x de l'Eglise,
la cause de l'affaiblissement visible et graduel
d e ce grand corps ; u n m é l a n g e fatal et unique
peut-être d'orgueil et d'inconsidération, d'audace
et dtt faiblesse ; enfin, l'exemple le plus funeste
qui ait été d o n n é dans le m o n d e catholique a u x
peuples et a*ix rois.
O Dieu ! qu'est-ce q e Vhomme, et de quel côté
se t r o u v e l ' a v e u g l e m e n t ?
Où trouver plus de candeur, plus d'amour pour
la vérité, plus d'instruction, plus d** talent, plus
de traits saillants d u cachet a n t i q u e , q u e d a n s le
prélat illustre que je viens de citer, à qui j'ai v o u é
tant d e vénération, et d o n t l'estime m'est si
eh*re ?
E t moi, j'ai bien aussi peut-être quelques droits
d'avoir u n avis sur c e t t e grande question. J e puis
m e tromper sans d o u t e , nul h o m m e n'en est plus
convaincu que moi ; mais il est vrai aussi que nul
h o m m e n'a été mis par ce qu'on appelle le hasard
dans des circonstances plus heureuses, pour n'être
pas t r o m p é . — C'est pourquoi je suis inexcusable,
si je m e suis laissé prévenir...
A h ! j e n e v e u x plus m'occuper de si tristes
pensées. — J'aime m i e u x m'° dresser à v o u s ,
83ge lecteur, qui m'avez suivi a t t e n t i v e m e n t
jusqu'à cet endroit pénible de ma longue carrière ;
v o u s v o y e z ^e qui peut arriver a u x h o m m e s les
plus f^its pour s'entendre. Qu'un tel sp *ctacle
n e v o u s soit pas inutile. Si l'ardente profession
des m ê m e s principes, si des i n t e n t i o n s pures,
u n travail obstiné, u n e longue expérience, l'amour
des m ê m e s choses, le respect pour les m ê m e s personnes ; si t o u t ce qui p e u t enfin réunir les opinions ne p e u t les empêcher de s'écarter à l'infini,
v o y e z a u moins dans c e t t e calamité la preuve
278
JOSEPH
DE
MAISTRE
é v i d e n t e de la nécessité, c est-à-dire de Vexistence
d'un pouvoir suprême, unique, indéfectible, établi
par CELUI qui ne nous aurait rien appris s'il nous
a v a i t laissé le doute ; établi, dis-je, pour c o m m a n der a u x esprits dans t o u t ce qui a rapport à sa loi,
pour les tenir i n v a r i a b l e m e n t unis sur la m ê m e
ligne, pour épargner enfin a u x enfants de la vérité,
l'infortune et la h o n t e de diverger c o m m e l'errei-r.
Les soirées de
Saint-Pétersbourg
(1821,
posthume)
Nous donnons, d'abord, le préambule fameux des Soirées
de Saint-Pétersbourg, dû comme on sait à la plume de Xavier,
frère de Joseph de Maistre ; puis, le début des entretiens
et l'exposition de leur sujet : la Providence et le problème
du mal.
Un soir d'été sur la Neva
A u mois d e juillet 1?09, à la fin d'une journée
des plus chaudes, je remontais la Neva dans une
chaloupe, a v e c le conseiller privé de T***, m e m b r e
du sénat de St-Pétersbourg, et le chevalier de B * * * ,
jeune f r a n ç a i s que les orages de 1° révolution de
son p a y s et u n e foule d ' é v é n e m e n t s bizarres
a v a i e n t poussé dans cette capitale. L'estime réciproque, la conformité de goûts, et quelques relations précieuses de services et d'hospitalité a v a i e n t
formé entre nous une liaison i n t i m e . L'un et l'autre
.m'accompagnaient ce jour-là jusqu'à la maison
de c a m p a g n e o u je passais l'été. Quoique située
dans l'enceinte de la ville, elle est c e p e n d a n t assez
280
JOSEPH
DE
MAISTRE
éloignée du centre pour qu'il soit permis de 1'- ppeler campagne et m ê m e solitude, car il s'en faut de
beaucoup que t o u t e c e t t e enceinte soit occupée
p?r les b â t i m e n t s ; et quoique les vides qui se
t r o u v e n t dans la partie habitée se remplissent
à v u e d'œil, il n'est pas possible de prévoir si les
habitations d o i v e n t un jour s'avancer j u s q u ' a u x
limites tracées par le doigt hardi de Pierre I .
Il était à peu près neuf heures du soir ; lt s o l û l
se couchait par un t e m p s superbe ; le faible v e n t
qui nous poussait expira dans la voile que nous
vîmes badiner. B i e n t ô t le pavillon qui annonce
du haut du palais impérial la présence du s o u v e rain, t o m b a n t i m m o b i l e le bmg du m â t qui le
supporte, proclama le silence des airs. Nos m a t e lots prirent la rame ; nous leur ordonnâmes de
nous conduire l e n t e m e n t .
Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à St-Pétersbourg,
soit que la longueur de l'hiver et la r;-reté de ces
nuits leur donnent, en les rendant plus désirables,
un charme particulier ; soit que réellement, c o m m e
je le crois, elles soient plus douces et plus calmes
que dans les plus b e a u x :limats.
Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et nv» laisse après lui qu'un
crépuscule fugitif, rase ici l e n t e m e n t une terre
dont il semble se détacher à regret. Son disque
environné de vapeurs rougeâtres roule c o m m e un
char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le
vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée
d'un v a s t e incendie.
Les grands fleuves ont ordinairement un lit
profond et des bords escarpés qui leur donnent
un aspect sauvage. La N e v a coule à pleins bords
e r
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
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au sein d'une cité magnifique : ses e a u x limpides
t o u c h e n t le gazon des îles qu'elle embrasse, et
dans t o u t e l'étendue de la ville elle est contenue
par d e u x quais de granit, alignés à perte de vue,
espèce de magnificence répétée dans les trois
grands c a n a u x qui parcourent la capitale, et dont
il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle
ni l'imitation.
Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau
en t o u s sens : on v o i t de loin les v a i s s e a u x étrangers qui plient leurs voiles et j e t t e n t l'ancre.
Ils a p p o r t e n t sous le pôle des fruits des zones
brûlantes et t o u t e s les productions de l'univers.
Les brillants oiseaux d'Amérique v o g u e n t sur la
Neva a v e c des b o s q u e t s d'orangers : ils retrouvent
en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, 1Ô citron,
et tous les fruits de leur terre natale. B i e n t ô t
le Russe o p u l e n t s'empare des richesses qu'on
lui présente, et j e t t e l'or, sans compter, à l'avide
marchand.
Nous rencontrions de t e m p s en t e m p s d'élégantes chaloupes dont on a v a i t retiré les rames,
et qui se laissaient aller d o u c e m e n t au paisible
courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres
jouissaient en silence de la b e a u t é du spectacle
et du calme de la nuit.
Près de nous une longue barque emportait rapid e m e n t une noce de riches négociants. U n baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le
jeune couple et les parents. U n e musique russe,
resserrée entre d e u x files de rameurs, e n v o y a i t au
loin le son de ses b r u y a n t s cornets. Cette musique
n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la
seule chose particulière à un peuple qui ne soit
pas ancienne. U n e foule d ' h o m m e s v i v a n t s ont
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JOSEPH
DE
MAISTRE
connu l'inventeur, dont le n o m réveille constamment dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité,
du l u x e élégant et des nobles plaisirs. Singulière
mélodie, e m b l è m e éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre
que les i n s t r u m e n t s sachent ce qu'ils font ? Vingt
ou trente a u t o m a t e s agissant ensemble produisent
une pensée étrange à chacun d'eux ; le m é c a n i s m e
aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux,
l'imposante harmonie, sont dans le t o u t .
La s t a t u e équestre de Pierre I s'élève sur le
bord de la N e v a , à l'une des extrémités de l'immence place d'Isaac.
Son visage sévère regarde
le fleuve et semble encore animer c e t t e navigation,
créée par le génie du fondateur. Tout ce que l'oreille entend, tout ce que l'œil contemple sur ce
superbe théâtre n'existe que par une pensée de la
tête puissante qui fit sortir d'un marais t a n t de
m o n u m e n t s p o m p e u x . Sur ces rives désolées,
d'où la nature semble avoir exilé la vie, Pierre
assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras
terrible est encore é t e n d u sur leur postérité qui
se presse autour de l'auguste effigie : on regarde,
et l'on ne sait si cette main de bronze protège
ou m e n a c e .
A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le
chant des bateliers et le bruit confus de la ville
s'éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l'horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on
ne saurait peindre, et que je n'ai jamais v u ailleurs.
La lumière et les ténèbres semblaient se mêler
et c o m m e s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces c a m p a g n e s .
Si le ciel, dans sa b o n t é , me réservait un de ces
m o m e n t s si rares dans la vie où le cœur est inondé
e r
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de joie par quelque bonheur extraordinaire et
i n a t t e n d u ; si u n e f e m m e , des enfants, des frères
séparés de moi depuis l o n g t e m p s , et sans espoir
de réunion, d e v a i e n t t o u t à coup t o m b e r dans mes
bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans
une de ces belles nuits, sur les rives de la Neva,
en présence de ces Russes hospitaliers.
Sans nous c o m m u n i q u e r nos sensations, nous
jouissions avec délices de la b e a u t é du spectacle
qui nous entourait, lorsque le chevalier de B * * *
rompant b r u s q u e m e n t le silence, s'écria : « Je
voudrais bien voir ici, sur c e t t e m ê m e barque où
nous s o m m e s , un de ces h o m m e s pervers, nés pour
le malheur de la société ; un de ces monstres qui
fatiguent la terre... »
« E t qu'en feriez-vous, s'il v o u s plaît (ce fut la
question de ses d e u x amis parlant à la fois) ?
— J e lui demanderais, reprit le chevalier, si
cette nuit lui paraît aussi belle qu'à nous. »
L'exclamation du chevalier nous a v a i t tirés
de notre rêverie : b i e n t ô t son idée originale
engagea entre nous la conversation suivante,
dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites
intéressantes.
LE
COMTE
Mon cher chevalier, les cœurs pervers n'ont
jamais de belles nuits ni de b e a u x jours. Ils
p e u v e n t s'amuser, ou plutôt s'étourdir, jamais ils
n'ont de jouissances réelles. J e ne les crois point
susceptibles d'éprouver les m ê m e s sensations que
nous. A u demeurant, Dieu veuille les écarter de
notre barque.
16
284
JOSEPH
LE
DE
MAISTRE
CHEVALIER
V o u s croyez d o n c q u e les m é c h a n t s n e sont pas
heureux ? J e voudrais le croire aussi ; cependant,
j ' e n t e n d s dire c h a q u e jour q u e t o u t leur réussit.
S'il en était ainsi réellement, je serais u n p e u fâché
que la Providence eût réservé e n t i è r e m e n t pour
un autre m o n d e la p u n i t i o n des m é c h a n t s et la
récompense des j u s t e s : il m e semble qu'un petit
à-compte de part et d'autre, dès cette vie m ê m e ,
n'aurait rien gâté. C'est ce qui m e ferait désirer
au moins que les m é c h a n t s , c o m m e v o u s le croyez,
ne fussent pas susceptibles de certaines sensations
qui n o u s ravissent. J e v o u s a v o u e que je ne vois pas
trop clair dans c e t t e question. Vous devriez bien
me dire ce que v o u s en pensez, v o u s , messieurs,
qui êtes si forts dans ce genre de philosophie.
Pour moi qui, dans les camps nourri dès mon enfance,
Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance,
je v o u s a v o u e que je ne me suis pas trop informé
de quelle manière il plaît à Dieu d'exercer sa
justice, quoique, à v o u s dire vrai, il me semble,
en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde,
que, s'il punit dès cette vie, au moins il ne se presse
pas.
LE
COMTE
Pour peu que v o u s en a y e z d'envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l ' e x a m e n de
cette question, qui n'est pas difficile en elle-même,
mais qui a été embrouillée par les s o p h i s m e s de
l'orgueil et de sa fille aînée l'irréligion. J'ai grand
regret à ces symposiaques, dont l'antiquité nous a
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laissé quelques m o n u m e n t s précieux. Les d a m e s
sont a i m a b l e s sans d o u t e ; il faut v i v r e a v e c elles,
our n e pas devenir s a u v a g e s . Les sociétés n o m reuses o n t leur prix ; il faut m ê m e savoir s'y
prêter de b o n n e g r â c e ; mais, quand on a satisfait
à t o u s les devoirs i m p o s é s par l'usage, je trouve
fort b o n que les h o m m e s s'assemblent quelquefois
pour raisonner, m ê m e à table. J e ne sais pourquoi
n o u s n'imitons plus les anciens sur ce point.
Croyez-vous q u e l ' e x a m e n d'une question intéressante n'occupât pas le t e m p s d'un repas d'une
manière plus utile et plus agréable m ê m e q u e les
discours légers ou répréhensibles qui a n i m e n t les
nôtres ? C'était, à ce qu'il m e semble, u n e assez
belle idée q u e celle de faire asseoir B a c c h u s et
Minerve à la m ê m e table, pour défendre à l'un
d'être libertin et à l'autre d'être p é d a n t e . N o u s
n'avons plus de B a c c h u s , et d'ailleurs notre petite
êymposie le rejette e x p r e s s é m e n t ; mais nous
a v o n s u n e Minerve bien meilleure que celle des
anciens ; invitons-la à prendre le t h é a v e c nous :
elle est affable e t n'aime pas le bruit ; j'espère
qu'elle viendra.
Î
m
V o u s v o y e z déjà c e t t e p e t i t e terrasse supportée
par quatre colonnes chinoises au-dessus de l'entrée
de m a maison : m o n cabinet de livres ouvre i m m é d i a t e m e n t sur c e t t e espèce de belvédère, que vous
nommerez, si v o u s voulez, u n grand balcon ; c'est
là qu'assis dans u n fauteuil antique, j ' a t t e n d s
paisiblement le m o m e n t du sommeil. Frappé d e u x
fois de la foudre, c o m m e vous savez, je n'ai plus
de droit à ce qu'on appelle v u l g a i r e m e n t bonheur :
j e v o u s a v o u e m ê m e q u ' a v a n t de m'être raffermi
par de salutaires réflexions, il m'est arrivé trop
s o u v e n t de m e d e m a n d e r à m o i - m ê m e : Que me
reste-t-il ? Mais la conscience, à force de me
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JOSEPH
DE
MAISTRE
répondre MOI, m'a fait rougir de ma faiblesse,
et depuis l o n g t e m p s je ne suis pas m ê m e t e n t é
de me plaindre. C'est là surtout, c'est dans m o n
observatoire que je t r o u v e des m o m e n t s délicieux.
T a n t ô t je m'y livre à de sublimes méditations :
l'état où elles me conduisent par degrés t i e n t du
ravissement. T a n t ô t j ' é v o q u e , i n n o c e n t magicien,
des ombres vénérables qui furent jadis pour moi
des divinités terrestres, et que j ' i n v o q u e aujourd'hui c o m m e des génies tutélaires. S o u v e n t il me
semble qu'elles me font signe ; mais lorsque je
m'élance vers elles, de charmants souvenirs me
rappellent ce que je possède encore, et la vie ire
paraît aussi belle que si j'étais encore dans l'âge
de l'espérance.
Lorsque m o n cœur oppressé me d e m a n d e du
repos, la lecture vient à m o n secours. Tous mes
livres sont là sous ma main : il m'en faut peu,
car je suis depuis l o n g t e m p s bien c o n v a i n c u de la
parfaite inutilité d'une foule d'ouvrages qui
jouissent encore d'une grande réputation...
Les trois amis ayant débarqué
et pris
place
autour de la table à thé, la conversation reprit son
cours.
Le bourreau
Dieu ne peut pas suspendre les lois générales du monde
en faveur des bons, pour faire tomber les maux sur les
méchants seuls : le demander serait l'obliger à faire un
miracle perpétuel. On peut affirmer cependant que le plus
grand bonheur temporel va à la vertu. Car par la justice
humaine Dieu punit le crime : c'est à ce propos que Maistre
fait le portrait, si célèbre, et si discuté, du bourreau.
De cette prérogative redoutable dont je vous
parlais t o u t à l'heure résulte l'existence nécessaire
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
287
d'un h o m m e destiné à infliger a u x crimes les
c h â t i m e n t s décernés par la justice h u m a i n e ;
et cet h o m m e , en effet, se t r o u v e partout, sans
qu'il y ait a u c u n m o y e n d'expliquer c o m m e n t ,
car la raison ne découvre dans la nature de
l ' h o m m e a u c u n motif capable de déterminer le
c h o i x de c e t t e profession. J e v o u s crois trop accout u m é s à réfléchir, messieurs, pour qu'il ne vous
soit pas arrivé s o u v e n t de méditer sur le bourreau.
Qu'est-ce donc que cet être inexplicable qui a
préféré à t o u s les métiers agréables, lucratifs,
honnêtes e t m ê m e honorables qui se présentent en
foule à la force o u à la dextérité h u m a i n e , celui de
tourmenter et de mettre à mort ses semblables ?
Cette t ê t e , ce c œ u r sont-ils faits c o m m e les nôtres ?
ne contiennent-ils rien de particulier et d'étranger
à notre nature ? Pour moi, je n'en sais pas douter.
Il est fait c o m m e nous extérieurement ; il naît
c o m m e n o u s ; mais c'est un être extraordinaire,
et, pour qu'il e x i s t e dans la famille humaine, il faut
un décret particulier, u n F I A T de la puissance
créatrice. Il est créé c o m m e u n m o n d e . V o y e z
ce qu'il est dans l'opinion des h o m m e s , e t comprenez, si v o u s p o u v e z , c o m m e n t il p e u t ignorer c e t t e
opinion o u l'affronter I A peine l'autorité a-t-elle
désigné sa demeure, à peine a-t-il pris possession,
que les autres habitations reculent jusqu'à ce
qu'elles n e v o i e n t plus la sienne, C'est au milieu
de c e t t e solitude et de c e t t e espèce de v i d e formé
autour de lui qu'il v i t seul a v e c sa femelle et ses
petits, qui lui font connaître la v o i x de l ' h o m m e :
sans e u x il n'en connaîtrait que les g é m i s s e m e n t s . . .
U n signal lugubre est donné ; un ministre abject
de la justice v i e n t frapper à sa porte et l'avertir
qu'on a besoin de lui : il part ; il arrive sur une
place publique couverte d'une foule pressée
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JOSEPH
DE
MAISTRE
et palpitante. On lui j e t t e u n empoisonneur, u n
parricide, un sacrilège : il le saisit, il l'étend, il le
lie sur u n e croix horizontale, il l è v e le bras :
alors il se fait u n silence horrible, et l'on n'entend
plus que le cri des os qui éclatent sous la barre,
et les hurlements de la v i c t i m e . Il la d é t a c h e ;
il la porte sur u n e roue : les membres fracassés
s'enlacent dans les r a y o n s ; la t ê t e p e n d ; les chev e u x se hérissent et la bouche, o u v e r t e c o m m e
une fournaise, n'envoie plus par intervalles qu'un
petit n o m b r e de paroles sanglantes qui appellent
la mort. Il a fini : le c œ u r lui bat, mais c'est de
joie ; il s'applaudit, il dit dans son c œ u r : Nul ne
roue mieux que moi. Il descend : il t e n d sa m a i n
souillée de sang, et la justice y j e t t e de loin quelques
pièces d'or qu'il e m p o r t e à travers u n e double
haie d ' h o m m e s écartés par l'horreur. Il se m e t à
table, et il m a n g e ; a u lit ensuite, e t il dort. E t le
lendemain, en s'éveillant, il songe à t o u t autre
chose qu'à ce qu'il a fait la veille. E s t - c e un
h o m m e ? Oui : D i e u le reçoit dans ses t e m p l e s
et lui permet de prier. Il n'est pas criminel ;
c e p e n d a n t aucune l a n g u e ne consent à dire, par
exemple, qu'il est vertueux, qu'il est honnête homme,
qu'il est estimable, etc. Nul éloge moral ne p e u t lui
convenir, car t o u s s u p p o s e n t des rapports a v e c
les h o m m e s , et il n'en a point.
Et c e p e n d a n t t o u t e grandeur, t o u t e puissance,
t o u t e subordination repose sur l'exécuteur : il est
l'horreur e t le lien de l'association h u m a i n e .
Otez d u m o n d e cet a g e n t incompréhensible ;
dans l'instant m ê m e l'ordre fait place a u chaos,
les trônes s'abîment et la société disparaît. D i e u ,
qui est l'auteur de la souveraineté, l'est d o n c aussi
d u c h â t i m e n t : il a j e t é notre terre sur ces d e u x
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
289
pôles, car Jêhovah est le maître des deux pôles,
et sur eux il fait tourner le monde.
Il y a donc dans le cercle t e m p o r e l u n e loi
divine e t visible pour la p u n i t i o n du crime ; e t
cette loi, aussi stable que la société qu'elle fait
subsister, est e x é c u t é e invariablement depuis
l'origine des choses : le m a l é t a n t sur la terre,
il agit c o n s t a m m e n t ; et par u n e conséquence
nécessaire, il doit être c o n s t a m m e n t réprimé par
le c h â t i m e n t ; et, en effet, nous v o y o n s sur t o u t e
la surface d u globe u n e action c o n s t a n t e de t o u s
les g o u v e r n e m e n t s pour arrêter ou punir les a t t e n t a t s d u crime : le glaive de la justice n'a point de
fourreau ; toujours il doit menacer o u frapper.
Qu'est-ce donc qu'on v e u t dire lorsqu'on se plaint
de Vimpunité du crime ? Pour qui sont le knout,
les gibets, les roues et les bûchers ? Pour le crime
a p p a r e m m e n t . Les erreurs des t r i b u n a u x sont des
exceptions qui n'ébranlent p o i n t la règle : j'ai
d'ailleurs plusieurs réflexions à v o u s proposer
sur ce point. E n premier lieu, ces erreurs fatales
sont bien m o i n s fréquentes qu'on n e l'imagine :
l'opinion é t a n t , pour p e u qu'il soit permis de
douter, toujours contraire à l'autorité, l'oreille
du public accueille a v e c a v i d i t é les moindres bruits
qui s u p p o s e n t u n meurtre judiciaire ; mille passions individuelles p e u v e n t se joindre à cette
inclination générale ; mais, j ' e n a t t e s t e votre
longue expérience, M. le sénateur, c'est une chose
e x c e s s i v e m e n t rare qu'un tribunal homicide par
passion ou par erreur.
290
JOSEPH
DE
MAISTRE
Le péché originel et l'homme
Dieu ne punit pas seulement le crime par la justice humaine, il punit encore le péché par les maladies. Elles sont
des châtiments. Le péché originel se répète à chaque instant
de la durée. L'homme se sent dégradé.
L'essence de t o u t e intelligence est de connaître
et d'aimer. Les limites de sa science sont celles
de sa nature. L'être immortel n'apprend rien : il
sait par essence t o u t ce qu'il doit savoir. D'un
autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le
mal naturellement ou en vertu de son essence ;
il faudrait pour cela que Dieu l'eût créé mauvais,
ce qui est impossible. Si donc l ' h o m m e est sujet
à l'ignorance et au mal, ce ne peut être qu'en
v e r t u d'une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d'un crime. Ce besoin, cette
faim de la science, qui agite l ' h o m m e , n'est que
la t e n d a n c e naturelle de son être qui le porte
vers son état primitif, et l'avertit de ce qu'il est.
Il gravite, si je puis m'exprimer ainsi, vers les
régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle,
nulle abeille n'en v e u l e n t savoir plus que leurs
devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la
place qu'ils occupent. Tous sont dégradés, mais
ils l'ignorent ; l ' h o m m e seul en a le sentiment,
et ce s e n t i m e n t est t o u t à la fois la preuve de sa
grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes
et de son incroyable dégradation. D a n s l'état où
il est réduit, il n'a pas m ê m e le triste bonheur
de s'ignorer : il faut qu'il se c o n t e m p l e sans
cesse, et il ne p e u t se contempler sans rougir ;
sa grandeur m ê m e l'humilie, puisque ses lumières
qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui
montrer dans lui des p e n c h a n t s a b o m i n a b l e s qui
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
291
le dégradent jusqu'à la brute. Il cherche dans le
fond de son être quelque partie saine sans pouvoir
la trouver : le mal a t o u t souillé, et Vhomme
entier n'est qu'une maladie. A s s e m b l a g e inconcevable de d e u x puissances différentes et i n c o m p a tibles, centaure m o n s t r u e u x , il sent qu'il est le
résultat de quelque forfait i n c o n n u , de quelque
mélange d é t e s t a b l e qui a vicié l ' h o m m e jusque
dans son essence la plus i n t i m e . T o u t e intelligence est par sa nature m ê m e le résultat, à la
fois ternaire et unique, d'une perception qui appréhende, d'une raison qui affirme, e t d'une volonté
qui agit. Les d e u x premières puissances ne sont
qu'affaiblies dans l ' h o m m e ; mais la troisième est
brisée, et, semblable au serpent du Tasse, elle se
traîne après soi, t o u t e h o n t e u s e de sa douloureuse
impuissance. C'est dans c e t t e troisième puissance
que l ' h o m m e se sent blessé à mort. Il n e sait
ce qu'il v e u t ; il v e u t ce qu'il n e v e u t pas ; il ne
v e u t pas ce qu'il v e u t ; il voudrait vouloir. Il v o i t
dans lui quelque chose qui n'est p a s lui et qui est
plus fort que lui. Le sage résiste et s'écrie : Qui
me délivrera ? L'insensé obéit, et il appelle sa
lâcheté bonheur ; mais il n e p e u t se défaire de
c e t t e autre v o l o n t é incorruptible dans son essence,
quoiqu'elle ait perdu son empire ; et le remords,
en lui perçant le cœur, n e cesse de lui crier :
En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à
la loi. Qui pourrait croire qu'un tel être ait pu
sortir dans cet é t a t des m a i n s du Créateur ?
Cette idée est si révoltante, q u e la philosophie
seule, j ' e n t e n d s la philosophie païenne, a deviné
le p é c h é originel. Le v i e u x T i m é e de Locres ne
disait-il pas déjà, sûrement d'après son maître
P y t h a g o r e , que nos vices viennent bien moins de
nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui
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JOSEPH
DE
MAISTRE
nous constituent ? P l a t o n ne dit-il pas de même
qu'il faut s'en prendre au générateur plus qu'au
généré ? E t dans un autre endroit n'a-t-il pas
ajouté que le Seigneur,
Dieu des dieux,
voyant
que les êtres soumis à la génération avaient
perdu
(ou détruit en eux) le don inestimable,
avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout
à la fois à les punir et à les régénérer.
Cicéron
ne s'éloignait pas du s e n t i m e n t de ces philosophes
et de ces initiés qui a v a i e n t pensé que nous étions
dans ce monde pour expier quelque crime
commis
dans un autre. Il a cité m ê m e et a d o p t é quelque
part la comparaison d'Aristote, à qui la c o n t e m plation de la nature h u m a i n e rappelait l'épouv a n t a b l e supplice d'un malheureux lié à un cadavre et c o n d a m n é à pourrir a v e c lui. Ailleurs il
dit e x p r e s s é m e n t que la nature nous a traités en
marâtre plutôt qu'en mère ; et que l'esprit
divin
qui est en nous est comme étouffé par le penchant
qu'elle nous a donné pour tous les vices ; et n'est-ce
pas une chose singulière qu'Ovide ait parlé sur
l ' h o m m e précisément dans les termes de saint
Paul ? Le poète erotique a dit : Je vois le bien,
je l'aime, et le mal me séduit; et l'Apôtre, si élégamm e n t traduit par R a c i n e , a dit :
Je ne fais pas le bien que j'aime,
Et je fais le mal que je hais.
A u surplus, lorsque les philosophes q u e je viens
de v o u s citer, nous assurent que les vices de la
nature h u m a i n e appartiennent plus aux
pères
qu'aux enfants, il est clair qu'ils ne parlent d'aucune génération en particulier. Si la proposition
demeure dans le v a g u e , elle n'a plus de sens ; de
manière que la nature m ê m e des choses la rapporte
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
293
à une corruption d'origine, e t par conséquent
universelle. P l a t o n nous dit qu'en se contemplant
lui-même il ne sait s'il voit un monstre plus double,
plus mauvais que Typhon, ou bien plutôt un être
moral, doux et bienfaisant, qui participe de la
nature divine. Il ajoute que l ' h o m m e , ainsi tiraillé
en sens contraire, ne p e u t faire le bien et vivre
heureux sans réduire en servitude cette puissance
de l'âme où réside le mal, et sans remettre en liberté
celle qui est le séjour et l'organe de la vertu. C'est
précisément la doctrine chrétienne, et l'on ne
saurait confesser plus clairement le péché originel.
Qu'importent les m o t s P L ' h o m m e est m a u v a i s ,
horriblement m a u v a i s . Dieu l'a-t-il créé tel ? Non,
sans doute, et Platon l u i - m ê m e se h â t e de répondre
ue l'être bon ne veut ni ne fait de mal à personne.
Î lous s o m m e s
donc dégradés, et c o m m e n t ? Cette
corruption que P l a t o n v o y a i t e n lui n'était pas
a p p a r e m m e n t quelque chose d e particulier à sa
personne, et s û r e m e n t il n e se croyait pas plus
mauvais que ses semblables. Il disait d o n c essentiellement c o m m e D a v i d : Ma mère m'a conçu
dans l'iniquité ; et si ces expressions s'étaient présentées à son esprit, il aurait p u les adopter sans
difficulté. Or, t o u t e dégradation ne p o u v a n t être
qu'une peine, et t o u t e peine s u p p o s a n t u n crime,
la raison seule se t r o u v e conduite, c o m m e par
force, au péché originel : car notre funeste inclination a u mal é t a n t u n e vérité de s e n t i m e n t et
d'expérience proclamée par t o u s les siècles, et
c e t t e inclination, toujours plus ou moins v i c t o rieuse de la conscience et des lois, n ' a y a n t jamais
cessé de produire sur la terre des transgressions
de t o u t e espèce, jamais l ' h o m m e n'a p u reconnaître
et déplorer ce triste état sans confesser par là
m ê m e le d o g m e l a m e n t a b l e d o n t je v o u s entre-
294
JOSEPH
DE
MAISTRE
tiens ; car il ne peut être méchant sans être mauvais, ni m a u v a i s sans être dégradé, ni dégradé
sans être puni, ni puni sans être coupable.
Enfin, messieurs, il n'y a rien de si attesté,
rien de si universellement cru sous une forme
ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel.
Laissez-moi v o u s dire encore ceci : Vous n'éprouverez, j'espère, nulle peine à concevoir qu'une
intelligence originellement dégradée soit et demeure incapable (à moins d'une régénération
substancielle) de cette c o n t e m p l a t i o n ineffable
que nos v i e u x maîtres appelèrent fort à propos
vision béatifique, puisqu'elle produit, et que
m ê m e [elle est le bonheur éternel ; t o u t c o m m e
vous concevrez qu'un œil matériel, substantiellement vicié, peut être incapable, dans cet état,
de supporter la lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir du S O L E I L est, si je ne me trompe,
l'unique suite du péché originel que nous soyons
tenus de regarder c o m m e naturelle et indépendante de t o u t e transgression actuelle. La raison
peut, ce me semble, s'élever jusque là ; et je crois
qu'elle a droit de s'en applaudir sans cesser d'être
docile.
Le Sauvage
Du péché originel vient la dégradation de l'homme.
Car jadis il était plus instruit, plus savant qu'aujourd'hui.
Qu'on n'objecte pas le sauvage. Il est une branche détachée
de l'arbre social par quelque grand crime. Ici se place le
portrait du sauvage qu'on a souvent cité.
On ne saurait fixer un i n s t a n t ses regards sur
le s a u v a g e sans lire l'anathème écrit, je ne dis
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
295
pas s e u l e m e n t dans son âme, mais j u s q u e sur la
forme extérieure d e son corps. C'est u n enfant
difforme, robuste et féroce, en qui la f l a m m e de
l'intelligence ne j e t t e plus qu'une lueur pâle et
i n t e r m i t t e n t e . U n e main redoutable, appesantie
sur ces' races dévouées, efface en elles les d e u x
caractères distinctifs de notre grandeur, la prév o y a n c e e t la perfectibilité. Le s a u v a g e coupe
l'arbre pour cueillir le fruit ; il dételle le bœuf
que les missionnaires v i e n n e n t de lui confier, e t
le fait cuire a v e c le bois de la charrue. Depuis
plus de trois siècles il nous c o n t e m p l e sans avoir
rien v o u l u recevoir de nous, e x c e p t é la poudre
pour tuer ses semblables, et Feau-de-vie pour se
tuer lui-même ; encore n'a-t-il jamais i m a g i n é de
fabriquer ces choses : il s'en repose sur notre
avarice, qui ne lui manquera j a m a i s . Comme les
substances les plus abjectes et les plus révoltantes
sont c e p e n d a n t encore susceptibles d'une certaine
dégênération, de m ê m e les vices naturels de l'hum a n i t é sont encore viciés dans le s a u v a g e . Il est
voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il l'est
a u t r e m e n t que nous. Pour être criminels, nous
s u r m o n t o n s notre nature : le s a u v a g e la suit,
il a l'appétit du crime, il n'en a p o i n t les remords.
P e n d a n t que le fils t u e son père pour le soustraire
a u x ennuis de la vieillesse, sa f e m m e détruit
dans son sein le fruit de ses brutales amours pour
échapper a u x fatigues de l'allaitement. Il arrache
la chevelure sanglante d e s o n e n n e m i v i v a n t ;
il le déchire, il le rôtit, et le dévore e n c h a n t a n t ;
s'il t o m b e sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu'à
l'ivresse, jusqu'à la fièvre, jusqu'à la mort, égal e m e n t d é p o u r v u de la raison qui c o m m a n d e à
l ' h o m m e par la crainte, et de l'instinct qui écarte
Panimal par le dégoût. Il est v i s i b l e m e n t d é v o u é ;
296
JOSEPH
DE
MAISTRE
il est frappé dans les dernières profondeurs de
son essence morale ; il fait trembler l'observateur
qui sait voir : mais v o u l o n s - n o u s trembler sur
n o u s - m ê m e s et d'une manière très salutaire,
songeons qu'avec notre intelligence, notre morale,
nos sciences et nos arts, nous s o m m e s précisém e n t à l ' h o m m e primitif ce que le s a u v a g e est
à nous. J e ne puis a b a n d o n n e r ce sujet sans v o u s
suggérer encore u n e observation i m p o r t a n t e : le
barbare, qui est u n e espèce de m o y e n n e proportionnelle entre l ' h o m m e civilisé et le s a u v a g e ,
a p u e t p e u t encore être civilisé par u n e religion
quelconque, mais le s a u v a g e proprement dit ne
l'a jamais é t é que par le christianisme. C'est u n
prodige d u premier ordre, u n e espèce de r é d e m p tion, e x c l u s i v e m e n t réservée a u véritable sacerdoce. E h ! c o m m e n t le criminel c o n d a m n é à la
mort civile pourrait-il rentrer dans ses droits sans
lettres de grâce d u souverain ? et quelles lettres
de ce genre ne sont pas contre-signées ? P l u s v o u s
y réfléchirez, et plus v o u s serez c o n v a i n c u s qu'il
n'y a pas m o y e n d'expliquer ce grand p h é n o m è n e
des peuples sauvages, d o n t les véritables philosophes n e se sont p o i n t assez occupés.
Langue française. — Langue universelle
Il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare.
Chez celui-ci la langue humaine qui s'était dégradée renaît
et s'enrichit. La parole n'a pu être inventée : elle vient de
l'éternité. Les langues ont commencé, mais non pas la
parole. La question de l'origine de la parole est la même
que celle de l'origine des idées. La communication des
langues n'est pas un phénomène moins remarquable que
le mélange des hommes sur la terre.
Réfléchissons d'abord sur la langue universelle.
J a m a i s ce titre n'a m i e u x c o n v e n u à la l a n g u e fran-
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
297
çaise ; et ce qu'il y a d'étrange, c'est que sa puissance semble a u g m e n t e r a v e c sa stérilité. Ses
b e a u x jours sont passés : c e p e n d a n t t o u t le m o n d e
l'entend, t o u t le m o n d e la parle, et je n e crois
pas m ê m e qu'il y ait de ville en E u r o p e qui n e
renferme quelques h o m m e s en é t a t d e l'écrire
p u r e m e n t . La j u s t e et honorable confiance accordée en Angleterre a u clergé de France exilé, a
permis à la langue française d'y jeter de profondes
racines : c'est u n e seconde c o n q u ê t e peut-être,
qui n'a point fait de bruit, car D i e u n'en fait
point, mais qui peut avoir des suites plus heureuses que la première. Singulière destinée de
ces d e u x grands peuples, qui n e p e u v e n t cesser
de se chercher ni de se haïr ! D i e u les a placés en
regard c o m m e d e u x a i m a n t s prodigieux qui s'attirent par un côté et se fuient par l'autre, car ils
sont à la fois ennemis et parents. Cette m ê m e
Angleterre a porté nos langues en Asie, elle a
fait traduire N e w t o n dans la l a n g u e de Mahomet,
et les jeunes Anglais s o u t i e n n e n t des t h è s e s à
Calcutta, e n arabe, en persan e t e n bengali. D e
son c ô t é , la France qui n e se d o u t a i t pas, il y a
t r e n t e 5 n s , qu'il y e û t plus d'une l a n g u e v i v a n t e
en Europe, les a t o u t e s apprises, t a n d i s qu'elle
forçait les n a t i o n s d'apprendre la sienne. Ajoutez
q u e les plus longs v o y a g e s o n t cessé d'effrayer
1 i m a g i n a t i o n ; que tous les grands navigateurs
s o n t européens ; q u e l'Orient entier cède manifest e m e n t à l'ascendant européen ; q u e le Croissant,
pressé sur ses d e u x points, à Constantinople et
à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu ;
que les é v é n e m e n t s o n t d o n n é à l'Angleterre
quinze cents lieues de frontières avoc le Thibet
et la Chine, et v o u s aurez u n e idée d e ce qui se
prépare. L ' h o m m e , dans son ignorance, se t r o m p e
298
JOSEPH
DE
MAISTRE
s o u v e n t sur les fins et sur les m o y e n s , sur ses
forces et sur la résistance, sur les i n s t r u m e n t s et
sur les obstacles. T a n t ô t il v e u t couper un chêne
avec un canif, et t a n t ô t il lance une b o m b e pour
briser u n roseau, mais la Providence ne t â t o n n e
jamais, et ce n'est pas en vain qu'elle agite le
m o n d e . Tout annonce que nous marchons vers
une grande unité que nous d e v o n s saluer de loin,
pour me servir d'une tournure religieuse. Nous
s o m m e s douloureusement et bien j u s t e m e n t
b r o y é s ; mais, si de misérables y e u x tels que les
miens sont dignes d'entrevoir les secrets divins,
nous ne s o m m e s broyés que pour être mêlés.
LE SÉNATEUR.
O mihi tam long se maneat pars ultima vîtes !
LE CHEVALIER.
Vous permettez bien, j'espère, au soldat
prendre la parole en français :
de
Courez, volez, heures trop lentes,
Qui retardez cet heureux jour.
Nul n*est innocent
Le troisième entretien développe cette idée chère à
Maistre : toute douleur est un supplice imposé par quelque
crime actuel ou originel. Si Ton en était bien convaincu,
on trouverait moins de difficulté à expliquer, avec les
prétendus succès du coupable, le prétendu malheur de
l'innocent. Celui-ci a toujours la paix du juste, celui-là,
toujours les troubles du méchant. Y a-t-il, d'ailleurs, un
homme vraiment juste et bon ?
LE COMTE.
J e ne sais pas trop ce que c'est que le sort,
mais je v o u s a v o u e que, pour m o n c o m p t e , je
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
299
vois quelque chose encore d e bien plus déraisonnable que ce qui v o u s paraît à v o u s l'excès de la
déraison : c'est l'inconcevable folie qui ose fonder
des a r g u m e n t s contre la Providence, sur les malheurs de l'innocence qui n'existe pas. Où est donc
l'innocence, je v o u s en prie ? Où est le juste ?
est-il ici, a u t o u r de c e t t e t a b l e ? Grand Dieu,
eh ! qui pourrait donc croire u n tel e x c è s de délire,
si nous n'en étions pas les t é m o i n s à t o u s les
m o m e n t s ? S o u v e n t je songe à cet endroit de la
Bible o ù il est dit : « Je visiterai Jérusalem avec
des lampes. » A y o n s n o u s - m ê m e s le courage de
visiter nos c œ u r s avec des lampes, et nous n'oserons plus prononcer qu'en rougissant les m o t s
de vertu, de justice et d'innocence. Commençons
par e x a m i n e r le mal qui est en nous, et pâlissons
en p l o n g e a n t u n regard c o u r a g e u x a u fond de
cet abîme, car il est impossible de connaître le
nombre de nos transgressions, et il ne l'est pas
moins de savoir jusqu'à quel point tel ou tel
a c t e coupable a blessé l'ordre général et contrarié
les plans du Législateur éternel. Songeons ensuite
à c e t t e é p o u v a n t a b l e c o m m u n i c a t i o n de crimes
qui existe entre les h o m m e s , complicité, conseil,
exemple, approbation, m o t s terribles qu'il faudrait
méditer sans cesse ? Quel h o m m e sensé pourra
songer sans frémir à l'action désordonnée qu'il
a exercée sur ses semblables, et a u x suites possibles de c e t t e funeste influence ? R a r e m e n t l'homm e se rend coupable seul, rarement un crime n'en
produit p a s un autre. Où sont les bornes de la
responsabilité ? De là ce trait l u m i n e u x qui étincelle entre mille autres dans le livre des P s a u m e s :
Quel homme peut connaître toute Vétendue de ses
prévarications ? O Dieu, purifiez-moi de celles que
j'ignore, et pardonnez-moi même celles d'autrui.
300
JOSEPH
DE
MAISTRE
Après avoir ainsi m é d i t é sur nos crimes, il se
présente à nous u n autre e x a m e n encore plus
triste, peut-être, c'est celui de nos vertus : quelle
effrayante recherche que celle qui aurait pour
objet le petit nombre, la fausseté et l'inconstance
de ces v e r t u s ! II faudrait a v a n t t o u t en sonder
les bases : hélas ! elles sont bien p l u t ô t déterminées par le préjugé que par les considérations
de l'ordre général fondé sur la v o l o n t é divine.
U n e action nous révolte bien moins parce qu'elle
est mauvaise, que parce qu'elle est honteuse. Que
d e u x h o m m e s du peuple se b a t t e n t , armés chacun
de son c o u t e a u , ce sont d e u x coquins : allongez
seulement les armes et a t t a c h e z au crime une idée
de noblesse et d'indépendance, ce sera l'action
d'un g e n t i l h o m m e , et le souverain, v a i n c u par
le préjugé, ne pourra s'empêcher d'honorer
luimême le crime c o m m i s contre lui-même : c'est-àdire, la rébellion ajoutée au meurtre. L'épouse
criminelle parle tranquillement de Vinfamie d'une
infortunée que la misère conduisit à une faiblesse
visible ; et, du haut d'un balcon doré, l'adroit
dilapidateur du trésor public v o i t marcher au
gibet le m a l h e u r e u x serviteur qui a v o l é un écu
à son maître. Il y a un m o t bien profond dans un
livre de pur a g r é m e n t : je l'ai lu, il y a quarante
ans précis, et l'impression qu'il me fit alors ne
s'est point effacée. C'est dans u n conte moral
de Marmontel. U n p a y s a n , dont la fille a été
déshonorée par un grand seigneur, dit à ce brillant corrupteur : Vous êtes bien heureux,
monsieur,
de ne pas aimer For autant que les femmes : vous
auriez été un Cartouche. Que faisons-nous c o m m u n é m e n t p e n d a n t t o u t e notre vie ? Ce qui nous
plaît. Si nous daignons nous abstenir de voler et
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
301
de tuer, c'est q u e n o u s n'en a v o n s nulle envie, car
cela ne se fait pas :
Sed si
Candida vicini subrisit motte pueUa
Cor tibi rite salit
?
f
Ce n'est p a s le crime q u e nous craignons, c'est
te déshonneur, et, p o u r v u q u e l'opinion écarte la
h o n t e , o u m ê m e y s u b s t i t u e la gloire, c o m m e elle
en e s t bien la maîtresse, nous c o m m e t t o n s l e
crime hardiment, e t l ' h o m m e ainsi disposé s'appelle sans façon juste, o u t o u t a u m o i n s honnête
homme : e t qui sait s'il n e remercie p a s D i e u
de n'être pas comme un de ceux-là ? C'est u n délire
dont la moindre réflexion doit nous faire rougir.
Ce f u t sans d o u t e a v e c u n e profonde sagesse q u e
les R o m a i n s appelèrent d u m ê m e n o m la force
et la vertu. Il n ' y a, e n effet, point de v e r t u proprem e n t dite sans victoire sur n o u s - m ê m e s , e t t o u t
ce qui n e nous c o û t e rien ne v a u t rien. Otons de
nos misérables v e r t u s ce q u e n o u s d e v o n s a u
t e m p é r a m e n t , à l'honneur, à l'opinion, à l'orgueil,
à l'impuissance e t a u x circonstances : q u e nous
restera-t-il ? Hélas ! bien p e u de chose. J e ne
crains p a s de v o u s l e confesser, j a m a i s j e ne m é d i t e
cet é p o u v a n t a b l e sujet sans être t e n t é de m e
jeter à terre c o m m e u n coupable qui d e m a n d e
grâce, sans accepter d'avance t o u s les m a u x qui
pourraient t o m b e r sur m a t ê t e , c o m m e u n e légère
c o m p e n s a t i o n de la d e t t e i m m e n s e q u e j'ai contractée envers l'éternelle justice. Cependant v o u s
n e sauriez croire c o m b i e n d e gens, dans m a v i e ,
m'ont dit q u e j'étais un fort honnête homme.
LE
CHEVALIER.
J e p e n s e , j e v o u s l'assure, t o u t
c o m m e ces
302
JOSEPH
DE
MAISTRÊ
personnes-là, et me voici t o u t prêt à v o u s prêter
de l'argent sans t é m o i n s et sans billet, sans examiner m ê m e si v o u s n'aurez point e n v i e de ne
pas me le rendre. Mais, dites-moi, je v o u s prie,
n'auriez-vous point blessé votre cause sans y
songer, en nous m o n t r a n t ce voleur public, qui
voit, d u h a u t d'un balcon doré, les apprêts d'un
supplice bien plus fait pour lui que pour la malheureuse v i c t i m e qui v a périr ? Ne nous ramèneriez-vous point, sans v o u s en apercevoir, au
triomphe du vice et aux malheurs de V innocence ?
LE
COMTE.
N o n en vérité, m o n cher chevalier, je ne suis
point en contradiction a v e c m o i - m ê m e : c'est v o u s ,
avec v o t r e permission, qui êtes distrait en nous
parlant des malheurs de l'innocence. Il ne fallait
parler que du triomphe du vice : car le d o m e s t i q u e
qui est p e n d u pour avoir volé un écu à son maître
n'est pas du t o u t innocent. Si la loi du p a y s prescrit la peine de mort pour t o u t vol d o m e s t i q u e ,
t o u t d o m e s t i q u e sait que, s'il vole son maître,
il s'expose à la mort. Que si d'autres crimes beaucoup plus considérables ne sont ni connus ni
punis, c'est une autre question : mais, q u a n t à
lui, il n'a nul droit de se plaindre. Il est coupable
s u i v a n t la loi ; il est jugé s u i v a n t la loi ; il est
e n v o y é à la mort s u i v a n t la loi, on ne lui fait
aucun tort. E t quant a u voleur public, d o n t nous
parlions t o u t à l'heure, v o u s n'avez pas bien saisi
ma pensée. Je n'ai point dit qu'il fût heureux ;
je n'ai point dit que ses malversations ne seront
jamais ni connues ni châtiées ; j'ai dit seulement
que le coupable a eu l'art, jusqu'à ce
moment.
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
303
d e cacher ses crimes, et qu'il passe pour ce qu'on
appelle un honnête homme. II ne l'est pas c e p e n d a n t
à b e a u c o u p près pour l'œil qui v o i t t o u t . Si donc
la g o u t t e , o u la pierre, ou quelque autre supplém e n t terrible de la justice h u m a i n e , v i e n n e n t lui
faire payer le balcon doré, v o y e z - v o u s là quelque
injustice ? Or, la supposition que je fais dans ce
m o m e n t se réalise à c h a q u e i n s t a n t sur t o u s les
points du globe. S'il y a des vérités certaines
pour n o u s , c'est que l ' h o m m e n'a a u c u n m o y e n
d e juger les cœurs ; q u e la conscience d o n t nous
s o m m e s portés à juger le plus favorablement,
p e u t être horriblement souillée a u x y e u x de Dieu ;
qu'il n'y a point d ' h o m m e i n n o c e n t dans ce
m o n d e ; q u e t o u t mal est u n e peine, et que le
j u g e qui nous y c o n d a m n e est infiniment juste
et bon : c'est assez, ce m e semble, pour que nous
apprenions a u moins à nous taire.
Mais p e r m e t t e z q u ' a v a n t de finir je v o u s fasse
part d'une réflexion qui m'a toujours e x t r ê m e m e n t frappé : peut-être qu'elle n e fera pas moins
d'impression sur vos esprits.
Il n'y a point de juste sur la terre. Celui qui a
prononcé ce m o t d e v i n t l u i - m ê m e u n e grande et
triste p r e u v e des é t o n n a n t e s contradictions de
l ' h o m m e : mais c e j u s t e imaginaire, j e v e u x bien
le réaliser u n m o m e n t par la pensée, et j e l'accable
de t o u s les m a u x possibles. J e v o u s le d e m a n d e ,
qui a droit de se plaindre dans c e t t e supposition ?
C'est le j u s t e a p p a r e m m e n t ; c'est le j u s t e souffrant. Mais c'est précisément ce qui n'arrivera
j a m a i s . J e n e puis m'empêcher dans ce m o m e n t
de songer à c e t t e jeune fille d e v e n u e célèbre,
dans c e t t e grande ville, parmi les personnes bienfaisantes qui se font u n devoir sacré de chercher
le malheur pour le secourir. Elle a dix-huit ans ;
304
JOSEPH
DE
MAISTRE
il y en a cinq qu'elle est t o u r m e n t é e par u n horrible cancer qui lui ronge la t ê t e . Déjà les y e u x
et le nez o n t disparu, e t le mal s'avance sur ses
chairs virginales, c o m m e u n incendie qui dévore
un palais. E n proie a u x souffrances les plus
aiguës, u n e piété tendre et presque céleste la
détache entièrement de la terre, et s e m b l e la
rendre inaccessible ou indifférente à la douleur.
Elle n e dit pas c o m m e le f a s t u e u x stoïcien :
O douleur, tu as beau faire, tu ne me feras jamais
convenir que tu sois un mal. Elle fait bien m i e u x :
elle n'en parle pas. J a m a i s il n'est sorti de sa
b o u c h e que des paroles d'amour, de soumission
et de reconnaissance. L'inaltérable résignation de
c e t t e fille est d e v e n u e une espèce de spectacle ; et,
c o m m e dans les premiers siècles du christianisme,
on se rendait au cirque par simple curiosité pour
y voir Blandine, Agathe, Perpétue, livrées a u x
lions o u a u x t a u r e a u x s a u v a g e s , et q u e plus d'un
spectateur s'en retourna t o u t surpris d'être chrétien,
des curieux v i e n n e n t aussi dans v o t r e
b r u y a n t e cité contempler la jeune m a r t y r e livrée
au cancer. Comme elle a perdu la v u e , ils p e u v e n t
s'approcher d'elle sans la troubler, et plusieurs
en o n t rapporté de meilleures pensées. U n jour
qu'on lui t é m o i g n a i t u n e compassion particulière
sur ses longues et cruelles i n s o m n i e s : Je ne suis
pas, dit-elle, aussi malheureuse que vous le croyez ;
Dieu me fait la grâce de ne penser qu'à lui. E t
lorsqu'un h o m m e de bien, que v o u s connaissez,
M. le sénateur, lui dit u n jour : Quelle est la pre-
mière grâce que vous demanderez à Dieu, ma chère
enfant, lorsque vous serez devant lui ? Elle répondit
a v e c u n e n a ï v e t é évangélique : Je lui demanderai
pour mes bienfaiteurs la grâce de Vaimer autant
que je Vaime.
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
305
Certainement, messieurs, si l'innocence e x i s t e
quelque part dans le m o n d e , elle se t r o u v e sur
c e lit de douleur auprès duquel le m o u v e m e n t
de la conversation v i e n t de nous amener un
i n s t a n t ; et, si l'on p o u v a i t adresser à la Providence des plaintes raisonnables, elles partiraient
j u s t e m e n t de la bouche de c e t t e v i c t i m e pure
qui ne sait c e p e n d a n t que bénir et aimer. Or, ce
que nous v o y o n s ici, on l'a toujours v u , et o n le
verra jusqu'à la fin des siècles. Plus l ' h o m m e
s'approchera de cet é t a t de justice dont la perfection n'appartient pas à notre faible nature,
et plus v o u s le trouverez aimant et résigné j u s q u e
dans les situations les plus cruelles de la vie.
Chose étrange ! c'est le crime qui se plaint des
souffrances de la v e r t u ; c'est toujours le coupable,
et s o u v e n t le coupable, heureux c o m m e il v e u t
l'être, plongé dans les délices et regorgeant des
seuls biens qu'il estime, qui ose quereller la Providence lorsqu'elle juge à propos d e refuser ces
m ê m e s biens à la vertu ! Qui d o n c a d o n n é à ces
téméraires le droit de prendre la parole a u n o m
de la v e r t u qui les d é s a v o u e a v e c horreur, et
d'interrompre par d'insolents b l a s p h è m e s les prières, les offrandes et les sacrifices volontaires de
l'amour ?
LE
CHEVALIER.
A h ! m o n cher ami, que je v o u s remercie !
J e n e saurais v o u s exprimer à quel point j e suis
t o u c h é par c e t t e réflexion qui ne s'était pas
présentée à m o n esprit. J e l'emporte dans m o n
cœur, car il faut nous séparer. Il n'est pas nuit,
mais il n'est plus jour, et déjà les e a u x brunissantes de la N e v a a n n o n c e n t l'heure du repos.
306
JOSEPH
DE
MAISTRE
J e ne sais, au reste, si je le trouverai. J e crois
que je rêverai b e a u c o u p à la jeune fille, e t pas
plus tard que d e m a i n je chercherai sa demeure*
LE
SÉNATEUR.
J e m e charge de v o u s y conduire.
Portrait de Voltaire
Tout mal, étant un châtiment, peut être prévenu par
la prière. Car Dieu peut être prié, quoi qu'en disent les
philosophes de l'école de Voltaire.
LE
CHEVALIER.
Oh ! m o n cher ami. v o u s êtes aussi t r o p ranc u n e u x envers François-Marie Arouet ; c e p e n d a n t
il n'existe plus : c o m m e n t peut-on conserver t a n t
de rancune contre les morts ?
LE
COMTE.
Mais ses œ u v r e s n e sont pas mortes : elles
v i v e n t , elles nous t u e n t ; il me s e m b l e q u e ma
haine est suffisamment justifiée.
LE
CHEVALIER.
A la b o n n e heure ; mais p e r m e t t e z - m o i de v o u s
le dire, il ne faut pas que ce s e n t i m e n t , quoique
bien f o n d é dans son principe, n o u s rende injustes
envers un si beau génie, et ferme nos y e u x sur
LES SOIRÉES
DE S A I N T - P É T E R S B O U R G
ce talent universel qu'on doit regarder
une brillante propriété de la France.
LE
307
comme
COMTE.
Beau génie t a n t qu'il v o u s plaira, M. le chevalier : il n'en sera pas moins vrai qu'en louant
Voltaire, il ne faut le louer qu'avec une certaine
retenue, j'ai presque dit, à contre-cœur. L'admiration effrénée dont trop de gens l'entourent est
le signe infaillible d'une â m e corrompue. Qu'on
ne se fasse point illusion : si quelqu'un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les
Œuvres de Ferney, Dieu n e l'aime pas. S o u v e n t
on s'est m o q u é de l'autorité ecclésiastique qui
c o n d a m n a i t les livres in odium auctoris ; en vérité
rien n'était plus juste : Refusez les honneurs
du
génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi
était s é v è r e m e n t observée, on verrait b i e n t ô t disparaître les livres empoisonnés. Mais, puisqu'il ne
dépend pas de nous de la promulguer, gardonsnous au moins de donner dans l'excès, bien plus
répréhensible qu'on ne le croit, d'exalter sans
mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout.
Il a prononcé contre lui-même, sans s'en apercevoir, un arrêt terrible, car c'est lui qui a dit :
Un esprit corrompu ne fut jamais sublime.
Rien
n'est plus vrai, et c'est pourquoi Voltaire, avec
ses cent v o l u m e s , ne fut jamais que joli, j ' e x c e p t e
la tragédie, où la nature de l'ouvrage le forçait
d'exprimer de nobles s e n t i m e n t s étrangers à son
caractère ; et m ê m e encore sur la scène, qui est
son triomphe, il ne trompe pas des y e u x exercés.
D a n s ses meilleures pièces, il ressemble à ses
d e u x grands rivaux, c o m m e le plus habile h y p o crite ressemble à un saint. J e n'entends point
17
308
JOSEPH
DE MAISTRE
d'ailleurs contester s o n mérite dramatique, je
m'en tiens à m a première observation : d è s que
Voltaire parle e n s o n n o m , il n'est q u e joli ; rien
ne p e u t l'échauffer, pas m ê m e la bataille de
Fontenoi. Il est charmant, dit-on : j e le dis aussi,
mais j ' e n t e n d s q u e ce m o t soit u n e critique. D u
reste, je n e puis souffrir l'exagération qui le
n o m m e universel. Certes, j e vois de belles e x c e p tions à cette universalité. Il est nul dans l'ode :
et qui pourrait s'en étonner ? L'impiété réfléchie
avait t u é chez lui la f l a m m e divine de l'enthousiasme. Il est encore nul et m ê m e jusqu'au ridicule
dans l e drame lyrique, son oreille a y a n t é t é absol u m e n t fermée a u x b e a u t é s harmoniques c o m m e
ses y e u x l'étaient à celles de l'art. D a n s les genres
qui paraissent les plus analogues à s o n t a l e n t
naturel, il s e traîne : il e s t médiocre, froid, et
s o u v e n t (qui l e croirait ?) lourd et grossier dans
la comédie, car le m é c h a n t n'est jamais comique.
Par la m ê m e raison, il n'a p a s su faire u n e épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne p o u v a n t
couvrir moins de cent vers. S'il essaie la satire,
il glisse dans le libelle. Il e s t insupportable dans
l'histoire, en dépit de son art, de s o n élégance
et des grâces de s o n s t y l e , a u c u n e qualité ne
p o u v a n t remplacer celles qui lui m a n q u e n t e t
qui s o n t la v i e de l'histoire, la gravité, la b o n n e
foi e t la dignité. Quant à son p o è m e épique, je
n'ai p a s droit d'en parler, car, pour juger u n livre,
il faut l'avoir lu, et, pour le lire, il faut être éveillé.
U n e m o n o t o n i e assoupissante plane sur la plupart
de ses écrits, qui n'ont q u e d e u x sujets, la Bible
et ses ennemis : il b l a s p h è m e o u il insulte. Sa
plaisanterie si v a n t é e est c e p e n d a n t loin d'être
irréprochable : le rire qu'elle e x c i t e n'est pas
légitime ; c'est u n e grimace. N ' a v e z - v o u s jamais
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
309
remarqué que l'anathème divin fut écrit sur son
visage ? Après t a n t d'années il est t e m p s encore
d'en faire l'expérience. Allez contempler sa figure
au palais de Y Ermitage : jamais je ne la regarde
sans me féliciter de ce qu'elle ne nous a point
été transmise par quelque ciseau héritier des
Grecs, qui aurait su peut-être y répandre u n certain beau idéal. Ici t o u t est naturel. Il y a a u t a n t
de vérité dans c e t t e t ê t e qu'il y en aurait dans
un plâtre pris sur le cadavre. V o y e z ce front
abject que la pudeur ne colora jamais, ces d e u x
cratères éteints où s e m b l e n t bouillonner encor la
luxure et la haine. Cette bouche, -— je dis mal
peut-être, mais ce n'est pas ma faute. — ce rictus
é p o u v a n t a b l e , courant d'une oreille à l'autre, et
ces lèvres pincées par la cruelle malice c o m m e
un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasp h è m e ou le sarcasme... — Ne me parlez pas de
cet h o m m e , je ne puis en soutenr l'idée. A h !
qu'il nous a fait de mal I Semblable à cet insecte,
le fléau des jardins, qui n'adresse ses morsures
qu'à la racine des plantes les plus précieuses,^
Voltaire, a v e c son aiguillon, ne cesse de piquer
les d e u x racines de la société, les f e m m e s et les
jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons qu'il
t r a n s m e t ainsi d'une génération à l'autre. C'est
-en v a i n que, pour voiler d'inexprimables a t t e n t a t s , ses stupides admirateurs nous assourdissent
de tirades sonores où il a parlé supérieurement
des objets les plus vénérés. Ces aveugles volontaires ne v o i e n t pas qu'ils a c h è v e n t ainsi la
- c o n d a m n a t i o n de ce coupable écrivain. Si Fénelon,
a v e c la m ê m e plume qui peignit les joies de
J ' E l y s é e , a v a i t écrit le livre du Prince, il serait
mille fois plus vil et plus coupable que Machiavel.
Le grand crime de Voltaire est l'abus du talent
310
JOSEPH
DE
MAISTRE
et la prostitution réfléchie d'un génie créé pour
célébrer D i e u et la v e r t u . Il ne saurait alléguer,
c o m m e t a n t d'autres, la jeunesse, l'inconsidération, l'entraînement des passions, et, pour terminer, enfin, la triste faiblesse de notre nature.
Rien ne l'absout : sa corruption est d'un genre
qui n'appartient qu'à lui ; elle s'enracine dans
les dernières fibres de son cœur et se fortifie de
t o u t e s les forces de son e n t e n d e m e n t . Toujours
alliée au sacrilège, elle b r a v e Dieu en perdant les
h o m m e s . A v e c u n e fureur qui n'a pas d'exemple,
cet i n s o l e n t b l a s p h é m a t e u r en v i e n t à se déclarer
l'ennemi personnel d u Sauveur des h o m m e s ; il
ose d u fond de son n é a n t lui donner un n o m ridicule, et c e t t e loi adorable q u e l ' H o m m e - D i e u
apporta sur la terre, il l'appelle L'INFÂME. A b a n d o n n é de Dieu qui p u n i t en se retirant, il ne
connaît plus de frein. D'autres c y n i q u e s étonnèrent la v e r t u , Voltaire é t o n n e le vice. Il se plonge
dans la fange, il s'y roule, il s'en a b r e u v e ; il
livre son i m a g i n a t i o n à l ' e n t h o u s i a s m e de l'enfer
•qui lui prête t o u t e s ses forces pour le traîner
j u s q u ' a u x limites d u mal. Il i n v e n t e des prodiges,
des monstres qui font pâlir. Paris le couronna,
S o d o m e l'eût banni. Profanateur effronté de la
langue universelle et de ses plus grands n o m s ,
le dernier des h o m m e s après c e u x qui l'aiment !
c o m m e n t v o u s peindrais-je ce qu'il m e fait éprouver ? Quand je vois ce qu'il p o u v a i t faire et ce
qu'il a fait, ses inimitables t a l e n t s n e m'inspirent
plus qu'une espèce de rage sainte qui n'a p a s de
n o m . Suspendu entre l'admiration et l'horreur,
quelquefois j e voudrais lui faire élever u n e statue..,, par la main du bourreau.
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
311
Le génie français
La prière est la respiration de l'âme. Les hommes ont
toujours prié, car seule une philosophie désespérante déclare
nécessaires et aveugles les fléaux humains. On les peut détourner et prévenir par la prière et par la foi. Locke a beau
dire. Par bonheur, il est peu lu : un livre célèbre n'est pas
toujours un livre bien connu.
LE
COMTE.
D a n s v i n g t écrits français d u dernier siècle
j'ai lu : Locke et Newton ! Tel e s t le privilège des
grandes nations: qu'il plût a u x Français de dire :
Corneille e t Vadé ! o u m ê m e Vadé e t Corneille !
si l'euphonie, qui décide de bien des choses, a v a i t
la b o n t é d'y consentir, j e suis prêt à croire qu'ils
nous forceraient à répéter a v e c e u x : Vadé et
Corneille !
LE
CHEVALIER.
Vous n o u s accordez une grande puissance, m o n
cher ami ; je v o u s dois des remercîments a u n o m
de m a n a t i o n .
LE
COMTE.
J e n'accorde point c e t t e puissance, m o n cher
chevalier, j e la reconnais s e u l e m e n t : ainsi v o u s
ne m e d e v e z point de remercîments. J e voudrais
d'ailleurs n'avoir q u e des c o m p l i m e n t s à v o u s
adresser sur ce p o i n t ; mais v o u s êtes u n e terrible
puissance : jamais, sans d o u t e , il n'exista de
nation plus aisée à tromper ni plus difficile à
détromper, ni plus puissante pour tromper les
312
JOSEPH
DE MAISTRE
autres. D e u x caractères particuliers v o u s distinguent de tous les peuples du m o n d e : l'esprit
d'association et celui de prosélytisme. Les idées
chez v o u s sont t o u t e s nationales et t o u t e s passionnées. Il m e s e m b l e qu'un prophète, d'un seul
trait de s o n fier pinceau, v o u s a p e i n t s d'après
nature, il y a v i n g t - c i n q siècles, lorsqu'il a dit :
Chaque parole de ce peuple est une conjuration ;
l'étincelle électrique, parcourant, c o m m e la foudre
dont elle dérive, u n e masse d ' h o m m e s e n c o m m u nication représente faiblement l'invasion i n s t a n t a n é e , j'ai presque dit fulminante, d'un goût,
d'un s y s t è m e , d'une passion parmi les Français
qui ne p e u v e n t vivre isolés. A u m o i n s , si v o u s
n'agissiez q u e sur v o u s - m ê m e s , on v o u s laisserait
faire ; mais le penchant, le besoin, la fureur d'agir
sur les autres, est le trait le plus saillant de v o t r e
caractère. On pourrait dire q u e ce trait est vousmêmes. Chaque peuple a sa mission : telle est la
vôtre. La moindre opinion que v o u s lancez sur
l'Europe est un bélier poussé par t r e n t e millions
d ' h o m m e s . Toujours affamés de succès e t d'influence, on dirait q u e v o u s ne v i v e z q u e pour
contenter ce besoin, et, c o m m e u n e n a t i o n ne
peut avoir reçu u n e destination séparée d u m o y e n
de l'accomplir, v o u s a v e z reçu ce m o y e n dans
votre langue, par laquelle v o u s régnez bien plus
que par v o s armes, quoiqu'elles aient ébranlé
l'univers. L'empire d e c e t t e langue n e t i e n t point
à ses formes actuelles : il est aussi ancien q u e la
langue m ê m e , e t déjà, dans le X I I I siècle, u n
Italien écrivait e n français l'histoire de sa patrie,
e
parce que la langue française courait parmi le
monde, et était plus dilettable à lire et à olr que
nulle autre. Il y a mille traits de ce genre. J e m e
s o u v i e n s d'avoir lu jadis u n e lettre d u f a m e u x
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
313
architecte Christophe Wren, où il e x a m i n e les
dimensions qu'on doit donner à u n e église. Il
les déterminait u n i q u e m e n t par l'étendue de la
v o i x h u m a i n e ; ce qui d e v a i t être ainsi, la prédication é t a n t d e v e n u e la partie principale du culte,
et presque t o u t le culte dans les t e m p l e s qui o n t
v u cesser le sacrifice. Il fixe donc ses bornes,
au-delà desquelles la v o i x , pour t o u t e oreille
anglaise, n'est plus que du bruit ; mais, dit-il
encore : Un orateur français se ferait entendre de
plus loin, sa prononciation étant plus distincte et
plus ferme. Ce que Wren a dit de la parole orale
m e semble encore bien plus vrai de cette parole
bien a u t r e m e n t pénétrante qui retentit dans les
livres. Toujours celle des Français est e n t e n d u e
de plus loin : car le s t y l e est u n accent. Puisse
c e t t e force mystérieuse, mal expliquée jusqu'ici,
et non moins puissante pour le bien que pour le
mal, devenir b i e n t ô t l'organe d'un prosélytisme
salutaire, capable de consoler l ' h u m a n i t é de t o u s
les m a u x que v o u s lui a v e z faits !
La Guerre
La Providence explique la guerre : c'est le sujet du septième entretien. De là une digression brillante, et paradoxale, devenue célèbre.
LE
CHEVALIER.
Pour c e t t e fois, monsieur le sénateur, j'espère
que v o u s dégagerez v o t r e parole, et que v o u s
nous lirez quelque chose sur la guerre.
314
JOSEPH
LE
DE
MAISTRE
SÉNATEUR.
J e suis t o u t prêt : car c'est un sujet que j'ai
b e a u c o u p médité. Depuis que je pense, je pense
à la guerre, ce terrible sujet s'empare de t o u t e
m o n a t t e n t i o n , et jamais je ne l'ai assez approfondi.
Le premier mal que je v o u s en dirai v o u s
étonnera sans d o u t e ; mais, pour moi, c'est une
vérité incontestable : « Uhomme étant donné avec
sa raison, ses sentiments
et ses affections,
il n'y
a pas moyen d'expliquer
comment la guerre est
possible humainement.
» C'est m o n avis très réfléchi. La Bruyère décrit quelque part cette grande
e x t r a v a g a n c e h u m a i n e a v e c l'énergie que v o u s lui
connaissez ; c e p e n d a n t je me le rappelle parfait e m e n t : il insiste b e a u c o u p sur la folie de la
guerre; mais plus elle est folle, moins elle est
explicable.
LE
CHEVALIER.
Il m e semble c e p e n d a n t qu'on pourrait dire,
a v a n t d'aller plus loin : que les rois vous commandent et qu'il faut
marcher.
LE
SÉNATEUR.
Oh ! pas du t o u t , m o n cher chevalier, je v o u s
en assure. Toutes les fois qu'un h o m m e , qui n'est
pas a b s o l u m e n t u n sot, v o u s présente u n e question c o m m e très problématique après y avoir
suffisamment songé, défiez-vous de ces solutions
subites qui s'offrent à l'esprit de celui qui s'en
est ou légèrement, ou point du t o u t , occupé : ce
sont ordinairement de simples aperçus sans consist a n c e , qui n'expliquent rien et n e t i e n n e n t pas
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
315
devant la réflexion. Les souverains ne c o m m a n d e n t
efficacement et d'une manière durable que dans
le cercle des choses a v o u é e s par l'opinion ; et ce
cercle, ce n'est pas e u x qui le tracent. Il y a dans
tous les p a y s des choses bien moins révoltantes
que la guerre, et qu'un souverain ne se permettrait jamais d'ordonner. S o u v e n e z - v o u s d'une plaisanterie que v o u s me fîtes un jour sur une nation
qui a une académie des sciences, un
observatoire
astronomique
et un calendrier faux. Vous m'ajoutiez, en prenant votre sérieux, ce que v o u s aviez
entendu dire à un h o m m e d ' É t a t de ce p a y s :
Qu'il ne serait pas sûr du tout de vouloir
innover
sur ce point ; et que sous le dernier
gouvernement,
si distingué par ses idées libérales ( c o m m e on dit
aujourd'hui), on riavait jamais
osé
entreprendre
ce changement.
Vous me d e m a n d â t e s m ê m e ce
que j'en pensais. Quoi qu'il en soit, v o u s v o y e z
qu'il y a des sujets bien moins essentiels que la
guerre, sur lesquels l'autorité sent qu'elle ne doit
point se c o m p r o m e t t r e ; et prenez garde, je v o u s
prie, qu'il ne s'agit pas d'expliquer la
possibilité,
mais la facilité de la guerre. Pour couper des
barbes, pour raccourcir des habits, Pierre I
eut
besoin de t o u t e la force de son invincible caractère : pour amener d'innombrables légions sur le
champ de bataille, m ê m e à l'époque où il était
battu pour apprendre
à battre, il n'eut besoin,
c o m m e tous les autres souverains, que de parler.
Il y a cependant dans l'homme, malgré son immense dégradation, un élément d'amour qui le
porte vers ses semblables : la compassion lui est
aussi naturelle que la respiration. Par quelle
magie i n c o n c e v a b l e est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce
caractère sacré pour s'en aller sans résistance,
e r
316
JOSEPH
DE
MAÏSTRE
s o u v e n t m ê m e a v e c u n e certaine allégresse, qui
a aussi son caractère particulier, m e t t r e en pièces,
sur le c h a m p de bataille, son frère qui ne l'a
jamais offensé, et qui s'avance de son c ô t é pour
lui faire subir le m ê m e sort, s'il le peut ? J e concevrais encore une guerre nationale : mais c o m b i e n
y a-t-il de guerres de ce genre ? U n e en mille ans,
peut-être : pour les autres, surtout entre nations
civilisées, qui raisonnent et qui s a v e n t ce qu'elles
font, je déclare n'y rien comprendre. On pourra
dire : La gloire explique tout ; mais, d'abord, la
gloire n'est que pour les chefs ; en second lieu,
c'est reculer la difficulté : car je d e m a n d e précis é m e n t d'où v i e n t c e t t e gloire extraordinaire
a t t a c h é e à la guerre. J'ai s o u v e n t eu u n e vision
d o n t je v e u x v o u s faire part. J'imagine qu'une
intelligence, étrangère à notre globe, y v i e n t pour
quelque raison suffisante et s'entretient a v e c quelqu'un de nous sur l'ordre qui règne dans ce m o n d e .
Parmi les choses curieuses qu'on lui raconte, on
lui dit que la corruption et les vices d o n t o n l'a
parfaitement instruite, e x i g e n t que l ' h o m m e , dans
de certaines circonstances, meure par la m a i n de
l ' h o m m e , q u e ce droit d e t u e r sans crime n'est
confié, parmi nous, qu'au bourreau e t a u soldat.
« L'un, ajoutera-t-on, d o n n e la mort a u x coupables, c o n v a i n c u s et c o n d a m n é s ; e t ses e x é c u t i o n s
sont h e u r e u s e m e n t si rares, qu'un d e ces ministres
de m o r t suffit dans u n e province. Q u a n t a u x sold a t s , il n'y e n a jamais assez : car ils d o i v e n t tuer
sans mesure, et toujours d'honnêtes gens. D e ces
d e u x tueurs de profession, le soldat e t l'exécuteur,
l'un est fort honoré, et l'a toujours été parmi
t o u t e s les nations qui o n t h a b i t é jusqu'à présent
ce globe o ù v o u s êtes arrivé ; l'autre, a u contraire,
est t o u t aussi généralement déclaré i n f â m e : devi-
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
317
nez, je v o u s prie, sur qui t o m b e l ' a n a t h è m e ? »
Certainement le génie v o y a g e u r n e balancerait
pas u n i n s t a n t ; il ferait d u bourreau t o u s les
éloges que v o u s n'avez pu lui refuser l'autre jour,
monsieur le comte, malgré t o u s nos préjugés,
lorsque v o u s nous parliez de ce gentilhomme,
c o m m e disait Voltaire. « C'est u n être sublime,
nous dirait-il ; c'est la pierre angulaire de la
société, puisque le crime est v e n u habiter v o t r e
terre, et qu'il ne p e u t être arrêté que par le chât i m e n t ; ô t e z du m o n d e l'exécuteur, et t o u t ordre
disparaît a v e c lui. Quelle grandeur d'âme, d'ailleurs ! quel noble désintéressement ne doit-on pas
nécessairement supposer dans l ' h o m m e qui se
d é v o u e à des fonctions si respectables sans d o u t e ,
mais si pénibles et si contraires à v o t r e nature !
car je m'aperçois, depuis q u e je suis parmi v o u s ,
que, lorsque v o u s êtes de s a n g froid, il v o u s en
c o û t e pour t u e r u n e poule. J e suis d o n c persuadé
que l'opinion l'environne de t o u t l'honneur dont
il a besoin, et qui lui est d û à si j u s t e titre. Quant
au soldat, c'est, à t o u t prendre, un ministre de
cruautés et d'injustices. Combien y a-t-il de guerres
é v i d e m m e n t j u s t e s ? Combien n'y en a-t-il pas
d ' é v i d e m m e n t injustes I Combien d'injustices particulières, d'horreurs et d'atrocités inutiles ! J'imagine donc que l'opinion a très j u s t e m e n t versé
parmi v o u s a u t a n t de h o n t e sur la t ê t e d u soldat,
qu'elle a j e t é de gloire sur celle de l'exécuteur
impassible des arrêts de la justice souveraine. »
Vous s a v e z ce qui e n est, messieurs, et c o m b i e n
le génie se serait t r o m p é ! Le militaire et le bourreau o c c u p e n t e n effet les d e u x e x t r é m i t é s de
l'échelle sociale ; mais c'est dans le sens inverse
de c e t t e belle théorie. Il n'y a rien de si noble
que le premier, rien de si abject que le second :
318
J O S E P H DE MAISTRE
car je ne ferai point u n jeu de m o t s en disant
que leurs fonctions ne se rapprochent qu'en s'éloignant ; elles se t o u c h e n t c o m m e le premier degré
dans le cercle t o u c h e le 360°, précisément parce
qu'il n'y en a pas de plus éloigné. Le militaire
est si noble, qu'il ennoblit m ê m e ce qu'il y a de
plus ignoble dans l'opinion générale, puisqu'il peut
exercer les fonctions de l'exécuteur sans s'avilir,
pourvu cependant qu'il n'exécute que ses pareils,
et que, pour leur donner la mort, il ne se serve
que de ses armes.
LE CHEVALIER.
A h ! que v o u s dites là une chose i m p o r t a n t e ,
mon cher ami ! D a n s t o u t p a y s où, par quelque
considération que l'on puisse imaginer, on s'aviserait de faire exécuter par le soldat des coupables qui n'appartiendraient pas à cet état, en un
clin d'œil, et sans savoir pourquoi, on verrait
s'éteindre tous ces rayons qui environnent la t ê t e
du militaire : on le craindrait, sans doute, car
t o u t h o m m e qui a, pour c o n t e n a n c e ordinaire,
un bon fusil muni d'une b o n n e platine, mérite
grande a t t e n t i o n : mais ce charme indéfinissable
de l'honneur aurait disparu sans retour. L'officier
ne serait plus rien c o m m e officier : s'il a v a i t de
la naissance et des vertus, il pourrait être considéré, malgré son grade, au lieu de l'être par son
grade ; il l'ennoblirait, a u lieu d'en être ennobli ;
et, si ce grade donnait de grands revenus, il aurait
le prix de la richesse, jamais celui de la noblesse.
Mais v o u s a v e z dit, monsieur le sénateur : « Pourvu
cependant que le soldat n'exécute que ses compagnons, et que, pour les faire mourir, il
n'emploie
que les armes de son éat. » Il faudrait ajouter :
LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G
319
et pourvu qu'il s'agisse d'un crime militaire : dès
qu'il est question d'un crime vilain, c'est l'affaire
du bourreau.
LE
COMTE.
E n effet, c'est l'usage. Les t r i b u n a u x ordinaires
a y a n t la connaissance des crimes civils, on leur
remet les soldats coupables de ces sortes de crimes. Cependant, s'il plaisait au souverain d'en
ordonner autrement, je suis fort éloigné de regarder
c o m m e certain que le caractère du soldat en serait
blessé ; mais nous s o m m e s t o u s les trois bien
d'accord sur les d e u x autres conditions ; et nous
ne d o u t o n s pas que ce caractère ne fût irrémissiblement flétri si l'on forçait le soldat à fusiller
le simple citoyen, ou à faire mourir son camarade
par le feu ou par la corde. Pour maintenir l'honneur et la discipline d'un corps, d'une association
quelconque, les récompenses privilégiées ont moins
de force que les c h â t i m e n t s privilégiés : les R o mains, le peuple de l'antiquité à la fois le plus
sensé et le plus guerrier, a v a i e n t c o n ç u une singulière idée au sujet des c h â t i m e n t s militaires de
simple correction. Croyant qu'il ne p o u v a i t y
avoir de discipline sans b â t o n , et ne v o u l a n t
c e p e n d a n t avilir ni celui qui frappait, ni celui
qui était frappé, ils a v a i e n t i m a g i n é de consacrer,
en quelque manière, la b a s t o n n a d e militaire :
pour cela ils choisirent un bois, le plus inutile
de tous a u x usages de la vie, la vigne, et ils le
destinèrent u n i q u e m e n t à châtier le soldat. La
vigne, dans la main du centurion, était le signe
de son autorité et l'instrument des punitions corporelles non capitales. La b a s t o n n a d e , en général,
était, chez les R o m a i n s , une peine a v o u é e par
320
JOSEPH
DE
MAISTRE
la loi ; mais nul h o m m e n o n militaire ne p o u v a i t
être frappé a v e c la v i g n e , et nul autre bois que
celui de la v i g n e ne p o u v a i t servir pour frapper
un militaire. J e ne sais c o m m e n t quelque idée
semblable ne s'est présentée à l'esprit d'aucun
souverain moderne. Si j'étais consulté sur ce point,
ma pensée n e ramènerait pas la v i g n e ; car les
i m i t a t i o n s serviles n e v a l e n t rien : je proposerais
le laurier.
LE
CHEVALIER.
Votre idée m'enchante, e t d ' a u t a n t plus que je
la crois très susceptible d'être m i s e à e x é c u t i o n .
J e présenterais bien volontiers, je v o u s l'assure,
à S. M. I. le plan d'une v a s t e serre qui serait
établie dans la capitale, e t destinée e x c l u s i v e m e n t
à produire le laurier nécessaire pour fournir des
b a g u e t t e s de discipline à t o u s les bas officiers
de l'armée russe. Cette serre serait sous l'inspection d'un officier général, chevalier de SaintGeorges, au moins de la seconde classe, qui porterait le titre de haut inspecteur de la serre aux
lauriers : les plantes ne pourraient être soignées,
coupées et travaillées que par de v i e u x invalides
d'une réputation sans t a c h e . Le m o d è l e des bag u e t t e s , qui devraient être t o u t e s rigoureusement
semblables, reposerait à l'office des guerres dans
un étui de vermeil ; chaque b a g u e t t e serait susp e n d u e à la boutonnière d u bas officier par un
ruban de Saint-Georges, et sur le fronton de la
serre o n lirait : C'est mon bois qui produit mes
feuilles. E n vérité, c e t t e niaiserie ne serait point
bête. La seule chose qui m'embarrasse u n peu,
c'est que les caporaux...
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
321
LE SÉNATEUR.
Mon jeune ami, quelque génie qu'on ait et de
quelque p a y s qu'on soit, il est impossible d'improviser un Code sans respirer et sans c o m m e t t r e
une seule faute, quand il ne s'agirait m ê m e que
du Code de la baguette ; ainsi, p e n d a n t que v o u s
y songerez un peu plus m û r e m e n t , p e r m e t t e z que
je continue.
Quoique le militaire soit en l u i - m ê m e dangereux pour le bien-être et les libertés de t o u t e
nation, car la devise de c e t é t a t sera toujours
plus ou moins celle d'Achille : Jura ne go mihi
nata ; n é a n m o i n s les nations les plus jalouses de
leurs libertés n'ont jamais pensé autrement que
le reste des h o m m e s sur la prééminence de l'état
militaire ; et l'antiquité sur ce point n'a pas
pensé a u t r e m e n t que nous : c'est un de c e u x où
les h o m m e s ont é t é c o n s t a m m e n t d'accord et le
seront toujours. Voici d o n c le problème que je
v o u s propose : Expliquez pourquoi ce qu'il y a de
plus honorable dans le monde, au jugement de
tout le genre humain sans exception, est le droit
de verser innocemment le sang innocent ? R e g a r d e z - y
de près, et v o u s verrez qu'il y a quelque chose
de m y s t é r i e u x et d'inexplicable dans le prix extraordinaire que les h o m m e s o n t toujours a t t a c h é
à la gloire militaire ; d'autant que, si nous n'écoutions que la théorie et les r a i s o n n e m e n t s humains,
nous serions conduits à des idées directement
opposées. Il ne s'agit donc point d'expliquer la
possibilité de la guerre par la gloire qui l'environne : il s'agit a v a n t t o u t d'expliquer c e t t e gloire
m ê m e , ce qui n'est pas aisé. J e v e u x encore v o u s
faire part d'une autre idée sur le m ê m e sujet.
Mille et mille fois on n o u s a dit que les nations,
322
JOSEPH
D E MAISTRE
é t a n t les unes à l'égard des autres dans l'état
de nature, elles n e p e u v e n t terminer leurs différends que par la guerre. Mais, puisque aujourd'hui
j'ai l'humeur interrogante, je demanderai encore :
Pourquoi toutes les nations sont-elles demeurées respectivement dans Vétat de nature, sans avoir fait famais un seul essai, une seule tentative pour en sortir?
S u i v a n t les folles doctrines d o n t on a bercé notre
jeunesse, il fut un t e m p s où les h o m m e s n e v i v a i e n t
point en société ; et cet état imaginaire, on l'a
n o m m é ridiculement Vétat de nature. On ajoute
que les h o m m e s , a y a n t balancé d o c t e m e n t les
a v a n t a g e s des d e u x é t a t s , se déterminèrent pour
celui q u e nous v o y o n s . . .
LE COMTE.
V o u l e z - v o u s m e permettre de v o u s interrompre
un i n s t a n t pour v o u s faire part d'une réflexion
qui s e présente à m o n esprit contre c e t t e doctrine,
que v o u s appelez si j u s t e m e n t folle ? Le S a u v a g e
t i e n t si fort à ses h a b i t u d e s les plus brutales que
rien n e p e u t l'en dégoûter. Vous a v e z v u sans
d o u t e , à la t ê t e du Discours sur F inégalité des
conditions, l'estampe gravée d'après l'historiette,
vraie o u fausse, du H o t t e n t o t qui retourne chez
ses é g a u x . R o u s s e a u se d o u t a i t p e u que ce frontispice était un puissant a r g u m e n t contre le livre.
Le S a u v a g e v o i t nos arts, nos lois, nos sciences,
notre l u x e , notre délicatesse, nos jouissances de
t o u t e espèce, e t notre supériorité s u r t o u t qu'il
ne p e u t se cacher, e t qui pourrait c e p e n d a n t
exciter quelques désirs dans des cœurs qui en
seraient susceptibles ; mais t o u t cela n e le t e n t e
s e u l e m e n t pas, e t c o n s t a m m e n t il retourne chez
ses égaux. Si d o n c le S a u v a g e de n o s jours, a y a n t
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
323
connaissance des d e u x é t a t s , et p o u v a n t les
comparer journellement en certains p a y s , demeure
inébranlable dans le sien, c o m m e n t v e u t - o n que
le S a u v a g e primitif en soit sorti, par voie de
délibération, pour passer dans un autre état dont
il n'avait nulle connaissance ? D o n c la société
est aussi ancienne que l'homme, donc le sauvage
n'est et ne peut être qu'un h o m m e dégradé et
puni. E n vérité, je ne vois rien d'aussi clair pour
le bon sens qui ne v e u t pas sophistiquer.
LE
SÉNATEUR.
Vous prêchez un converti, c o m m e dit le proverbe ; je v o u s remercie c e p e n d a n t de votre
réflexion : on n'a jamais trop d'armes contre
l'erreur. Mais, pour en revenir à ce que je disais
t o u t à l'heure, si l ' h o m m e a passé de Fêtât de
nature, dans le sens vulgaire de ce m o t , à l'état
de civilisation, ou par délibération ou par hasard
(je parle encore la langue des insensés), pourquoi
les nations n'ont-elles pas eu a u t a n t d'esprit ou
a u t a n t de bonheur que les individus ; et c o m m e n t
n'ont-elles jamais c o n v e n u d'une société générale
pour terminer les querelles des nations, c o m m e
elles sont c o n v e n u e s d'une souveraineté nationale
pour terminer celle des particuliers ? On aura
beau tourner en ridicule F impraticable
paix de
Fabbé de Saint-Pierre
(car je conviens qu'elle est
impraticable), mais je d e m a n d e pourquoi ? je
d e m a n d e pourquoi les nations n'ont pu s'élever
à l'état social c o m m e les particuliers ? c o m m e n t
la raisonnante Europe surtout n'a-t-elle jamais
rien t e n t é dans ce genre ? J'adresse en particulier
cette m ê m e question a u x c r o y a n t s avec encore
324
JOSEPH
DE
MAISTRE
plus de confiance : c o m m e n t Dieu, qui est l'aut e u r de la société des i n d i v i d u s , n'a-t-il p a s permis
que l ' h o m m e , sa créature chérie, qui a reçu le
caractère divin de la perfectibilité, n'ait pas seul e m e n t e s s a y é de s'élever jusqu'à la société des
nations ? T o u t e s les raisons imaginables, pour
établir q u e c e t t e société est impossible, militeront
de m ê m e contre la société des i n d i v i d u s . L'argum e n t qu'on tirerait principalement de l'impraticable universalité qu'il faudrait donner à la
grande souveraineté, n'aurait point de force : car
il est f a u x qu'elle d û t embrasser l'univers. Les
nations sont suffisamment classées et divisées par
les fleuves, par les mers, par les m o n t a g n e s , par
les religions, et par les langues surtout qui ont
plus ou m o i n s d'affinité. E t quand u n certain
nombre de n a t i o n s conviendraient seules de passer
à Vital de civilisation, ce serait déjà un grand pas
de fait e n faveur de l'humanité. Les autres nations,
dira-t-on, t o m b e r a i e n t sur elles : eh ! qu'importe ?
elles seraient toujours plus tranquilles entre elles
et plus fortes à l'égard des autres, ce qui est
suffisant. La perfection n'est pas du t o u t nécessaire sur ce point : ce serait déjà b e a u c o u p d'en
approcher, et j e n e puis me persuader qu'on n'eût
jamais rien t e n t é dans ce genre, sans u n e loi
occulte et terrible qui a besoin du sang h u m a i n .
LE
COMTE.
V o u s regardez c o m m e u n fait i n c o n t e s t a b l e que
jamais on n'a t e n t é cette civilisation des nations :
il est c e p e n d a n t vrai qu'on l'a t e n t é e s o u v e n t , et
m ê m e a v e c o b s t i n a t i o n ; à la vérité sans savoir
ce qu'on faisait, ce qui était une circonstance
LES SOIREES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
325
très favorable au succès, et l'on était en effet
bien près de réussir, a u t a n t du moins que le
permet l'imperfection de notre nature. Mais les
h o m m e s se trompèrent : ils prirent une chose
pour l'autre, et t o u t m a n q u a , en vertu, s u i v a n t
t o u t e s les apparences, de c e t t e loi occulte et
terrible dont v o u s nous parlez.
LE
SÉNATEUR.
J e v o u s adresserais quelques questions, si je
ne craignais de perdre le fil de mes idées. Observez
donc, je v o u s prie, u n p h é n o m è n e bien digne d e
votre a t t e n t i o n : c'est que le métier de la guerre,
c o m m e on pourrait le croire o u le craindre, si
l'expérience ne nous instruisait pas, ne t e n d nullem e n t à dégrader, à rendre féroce ou dur, a u moins
celui qui l'exerce : au contraire, il t e n d à le perfectionner. L ' h o m m e le plus h o n n ê t e est ordinairement le militaire honnête, et, pour m o n c o m p t e ,
j'ai toujours fait un cas particulier, c o m m e je
vous le disais dernièrement, du bon sens militaire. J e le préfère infiniment a u x longs détours
des gens d'affaires. Dans le commerce ordinaire
de la vie, les militaires sont plus aimables, plus
faciles, et s o u v e n t m ê m e , à ce qu'il m'a paru,
plus obligeants que les autres h o m m e s . Au milieu
des orages politiques, ils se m o n t r e n t généralement
défenseurs intrépides des m a x i m e s antiques ; et
les sophismes les plus éblouissants échouent presque toujours d e v a n t leur droiture : ils s'occupent
volontiers des choses et des connaissances utiles,
de l'économie politique, par e x e m p l e : le seul
ouvrage peut-être que l'antiquité nous ait laissé
sur ce sujet est d'un militaire, X é n o p h o n : et le
326
JOSEPH
D E MAISTRE .
premier ouvrage du m ê m e genre qui a i t marqué
en France e s t aussi d'un militaire, l e maréchal
de V a u b a n . La religion chez e u x se marie à l'honneur d'une manière remarquable ; e t lors m ê m e
qu'elle aurait à leur faire de graves reproches de
conduite, ils ne lui refuseront point leur épée,
si elle e n a besoin. On parle b e a u c o u p de la licence
des camps : elle e s t grande sans d o u t e , mais l e
soldat c o m m u n é m e n t n e t r o u v e pas ces vices dans
les c a m p s ; il les y porte. U n peuple moral e t
austère fournit toujours d'excellents soldats, terribles s e u l e m e n t sur l e c h a m p de bataille. La
vertu, la p i é t é m ê m e , s'allient très bien a v e c le
courage militaire ; loin d'affaiblir l e guerrier, elles
l'exaltent. L e cilice de saint Louis n e l e gênait
point sous la cuirasse. Voltaire m ê m e e s t c o n v e n u
de b o n n e foi qu'une a r m é e prête à périr pour
obéir à D i e u serait invincible. Les lettres de
Racine v o u s o n t sans d o u t e appris q u e , lorsqu'il
suivait l'armée de Louis X I V e n 1 6 9 1 , e n qualité
d'historiographe de France, j a m a i s il n'assistait
à la m e s s e dans le c a m p sans y voir quelque m o u s quetaire c o m m u n i e r a v e c la plus grande édification.
Cherchez dans les œ u v r e s spirituelles d e Fénelon
la lettre qu'il écrivait à u n officier de ses amis.
Désespéré de n'avoir p a s é t é e m p l o y é à l'armée,
c o m m e il s'en était flatté, c e t h o m m e a v a i t é t é
conduit, p r o b a b l e m e n t par Fénelon m ê m e , dans
les v o i e s de la plus h a u t e perfection : il e n était
à ramour pur e t à la mort des Mystiques. Or,
croyez-vous peut-être q u e l'âme tendre e t a i m a n t e
du Cygne de Cambrai trouvera des compensations
pour s o n a m i dans les scènes de carnage a u x q u e l l e s
il n e devra prendre a u c u n e part ; qu'il lui dira :
Après
tout, vous êtes heureux ; vous ne verrez
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
327
point les horreurs de la guerre et le spectacle épouvantable de tous les crimes qu'elle entraîne ? Il se
garde bien de lui tenir ces propos de f e m m e l e t t e :
il le console, a u contraire, et s'afflige a v e c lui.
Il v o i t dans c e t t e privation u n malheur accablant,
u n e croix amère, t o u t e propre à le détacher du
monde.
E t que dirons-nous de cet autre officier, à qui
m a d a m e G u y o n écrivait qu'il ne d e v a i t point
s'inquiéter, s'il lui arrivait quelquefois de perdre
la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée ? Les
écrivains de qui n o u s t e n o n s ces a n e c d o t e s v i v a i e n t
c e p e n d a n t dans u n siècle p a s s a b l e m e n t guerrier,
ce m e s e m b l e : mais c'est que rien, ne s'accorde
dans ce m o n d e c o m m e l'esprit religieux et l'esprit
militaire.
LE
CHEVALIER.
J e suis fort éloigné de contredire c e t t e vérité ;
c e p e n d a n t il faut convenir que si la v e r t u n e gâte
p o i n t le courage militaire, il p e u t du moins se
passer d'elle : car l'on a v u , à certaines époques,
des légions d'athées obtenir des succès prodigieux.
LE
SÉNATEUR.
Pourquoi pas, je v o u s prie, si ces a t h é e s en
c o m b a t t a i e n t d'autres ? Mais p e r m e t t e z que j e
continue. N o n s e u l e m e n t l'état militaire s'allie
fort bien en général a v e c la moralité d e l'homme,
mais, ce qui est tout-à-fait extraordinaire, c'est
qu'il n'affaiblit n u l l e m e n t ces v e r t u s douces qui
s e m b l e n t le plus opposées a u métier des armes.
Les caractères les plus d o u x a i m e n t la guerre, la
328
JOSEPH
DE MAISTRE
désirent e t la font a v e c passion. A u premier signal,
ce jeune h o m m e aimable, élevé dans l'horreur de
la violence e t d u sang, s'élance d u foyer paternel,
et court les armes à la main chercher sur l e c h a m p
de bataille ce qu'il appelle C ennemi, sans savoir
encore c e q u e c'est qu'un ennemi. Hier il se serait
t r o u v é m a l s'il a v a i t écrasé par hasard le canari
de sa s œ u r : demain v o u s l e verrez m o n t e r sur
un m o n c e a u de cadavres, pour voir de plus loin,
c o m m e disait Charron. Le sang qui ruisselle de
t o u t e s parts n e fait q u e l'animer à répandre le
sien e t celui des autres : il s'enflamme par degrés,
et il en viendra jusqu'à Venthousiasme du carnage.
LE
CHEVALIER.
Vous ne dites rien de t r o p : a v a n t m a v i n g t quatrième a n n é e révolue, j ' a v a i s v u trois fois
Venthousiasme du carnage : j e l'ai éprouvé moim ê m e , e t j e m e rappelle surtout u n m o m e n t
terrible o u j'aurais passé a u fil de l'épée une
armée entière, si j ' e n avais e u l e pouvoir.
LE
SÉNATEUR.
Mais si, dans le m o m e n t o ù nous parlons, o n
v o u s proposait d e saisir l a b l a n c h e c o l o m b e a v e c
l e sang-froid d'un cuisinier, puis...
LE
CHEVALIER.
Fi d o n c ! v o u s m e faites m a l a u c œ u r !
LE SÉNATEUR.
*
Voilà précisément le p h é n o m è n e d o n t j e v o u s
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
329
parlais t o u t à l'heure. Le spectacle é p o u v a n t a b l e
du carnage n'endurcit point le véritable guerrier.
A u milieu du sang qu'il fait couler, il est h u m a i n
c o m m e l'épouse est chaste dans les transports
de l'amour. D è s qu'il a remis l'épée dans le fourreau, la sainte h u m a n i t é reprend ses droits, et
peut-être que les s e n t i m e n t s les plus e x a l t é s e t
les plus généreux se t r o u v e n t chez les militaires.
R a p p e l e z - v o u s , M. le chevalier, le grand siècle
de la France. Alors la religion, la valeur e t la
science s'étant mises pour ainsi dire e n équilibre,
il en résulta ce beau caractère q u e t o u s les peuples
saluèrent par u n e a c c l a m a t i o n u n a n i m e c o m m e
le modèle du caractère européen. Séparez-en le
premier élément, l'ensemble, c'est-à-dire t o u t e la
b e a u t é , disparaît. On ne remarque point assez
combien cet élément est nécessaire à t o u t , e t le
rôle qu'il joue là m ê m e où les observateurs légers
pourraient le croire étranger. L'esprit divin qui
s'était particulièrement reposé sur l'Europe a d o u cissait j u s q u ' a u x fléaux de la justice éternelle,
et la guerre européenne marquera toujours dans
les annales de l'univers. On se t u a i t , sans d o u t e ,
on brûlait, on ravageait, on c o m m e t t a i t m ê m e
si v o u s v o u l e z mille et mille crimes inutiles, mais
c e p e n d a n t on c o m m e n ç a i t la guerre au mois de
mai ; on la terminait au mois de décembre ; on
dormait sous la toile ; le soldat seul c o m b a t t a i t
l e soldat. J a m a i s les nations n'étaient en guerre,
et t o u t ce qui e s t faible était sacré à travers les
scènes lugubres de ce fléau d é v a s t a t e u r .
C'était c e p e n d a n t u n magnifique spectacle que
celui de voir t o u s les souverains d'Europe, retenus
par je ne sais quelle m o d é r a t i o n impérieuse, ne
d e m a n d e r j a m a i s à leurs peuples, m ê m e dans le
m o m e n t d'un grand péril, t o u t c e qu'il é t a i t
330
JOSEPH
DE
MAISTRE
possible d'en obtenir : ils se servaient d o u c e m e n t
de l ' h o m m e , et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté
ennemie a u c u n de ces coups qui peuvent rejaillir :
gloire, honneur, louange éternelle à la loi d'amour
proclamée sans cesse a u centre de l'Europe !
A u c u n e n a t i o n ne t r i o m p h a i t de l'autre : la guerre
antique n'existait plus que dans les livres o u chez
les peuples assis à F ombre de la mort ; u n e province, u n e ville, s o u v e n t m ê m e quelques villages,
terminaient, en c h a n g e a n t de maître, des guerres
acharnées. Les égards m u t u e l s , la politesse la
plus recherchée, savaient se montrer au milieu
du fracas des armes. La b o m b e , dans les airs,
évitait le palais des rois ; des danses, des spectacles, servaient plus d'une fois d'intermèdes a u x
c o m b a t s . L'officier ennemi i n v i t é à ces fêtes venait
y parler en riant de la bataille qu'on devait
donner le lendemain ; et, dans les horreurs m ê m e s
de la plus sanglante mêlée, l'oreille du mourant
p o u v a i t entendre l'accent de la pitié et les formules de la courtoisie. A u premier signal des
combats, de v a s t e s h ô p i t a u x s'élevaient de t o u t e s
parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie,
amenaient de n o m b r e u x a d e p t e s ; au milieu d'eux
s'élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint
Vincent de Paul, plus grand, plus fort que l'homme,
c o n s t a n t c o m m e la foi, actif c o m m e l'espérance,
habile c o m m e l'amour. T o u t e s les v i c t i m e s v i v a n t e s
étaient recueillies, traitées, consolées : t o u t e plaie
était t o u c h é e par la m a i n de la science et par celle
de la charité !,.. Vous parliez t o u t à l'heure, M. le
chevalier, de légions d'athées qui ont o b t e n u des
succès prodigieux : je crois que, si Ton p o u v a i t
enrégimenter des tigres, nous verrions encore de
plus grandes merveilles : jamais le Christianisme,
LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG
331
si v o u s y regardez de près, ne v o u s paraîtra plus
sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour
l ' h o m m e qu'à la guerre. Quand v o u s dites, au
reste, légions d'athées, v o u s n'entendez p a s cela
à la lettre ; mais supposez ces légions aussi m a u vaises qu'elles p e u v e n t l'être, s a v e z - v o u s c o m m e n t
on pourrait les c o m b a t t r e a v e c le plus d ' a v a n t a g e ?
ce serait en leur o p p o s a n t le principe diamétral e m e n t contraire à celui qui les aurait constituées.
Soyez bien sûr que des légions d'athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes.
Enfin, messieurs, les fonctions du soldat sont
terribles ; mais il faut qu'elles t i e n n e n t à une
grande loi du m o n d e spirituel, et l'on ne doit pas
s'étonner que t o u t e s les nations de l'univers se
soient accordées à voir dans ce fléau quelque
chose encore de plus particulièrement divin que
dans les autres ; croyez que ce n'est p a s sans une
grande e t profonde raison que le titre de D I E U
D E S A R M É E S brille à t o u t e s les pages de l'Ecriture
sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce
que nous s o m m e s coupables, c'est nous qui rendons nécessaires t o u s les m a u x p h y s i q u e s , mais
surtout la guerre : les h o m m e s s'en prennent
ordinairement a u x souverains, e t rien n'est plus
naturel : Horace disait en se jouant :
Du délire des rois les peuples sont punis.
Mais J . - B . R o u s s e a u a dit, a v e c plus de gravité
et de véritable philosophie :
C'est le courroux des rois qui fait armer la terre,
C'est le courroux du Ciel qui fait armer le6 rois.
Observez de plus que c e t t e loi déjà si terrible
18
332
JOSEPH
D E MAISTRE
de la guerre n'est c e p e n d a n t qu'un chapitre de
la loi générale qui p è s e sur l'univers.
D a n s le v a s t e d o m a i n e d e la n a t u r e v i v a n t e ,
il règne u n e violence manifeste, u n e espèce de
rage prescrite qui arme t o u s les êtres in mutua
funera : dès q u e v o u s sortez du règne insensible,
v o u s t r o u v e z le décret d e la mort violente écrit
sur les frontières m ê m e s de la v i e . Déjà, dans l e
règne végétal, o n c o m m e n c e à sentir la loi : depuis
l'immense catalpa j u s q u ' a u x plus h u m b l e s graminées, c o m b i e n de p l a n t e s meurent, et c o m b i e n sont
tuées l Mais, dès q u e v o u s entrez d a n s le règne
animal, la loi prend t o u t à coup u n e é p o u v a n t a b l e
évidence. U n e force, à la fois cachée e t palpable,
se m o n t r e continuellement occupée à m e t t r e à
d é c o u v e r t le principe de la v i e par des m o y e n s
v i o l e n t s . D a n s c h a q u e grande division de l'espèce
animale, elle a choisi u n certain n o m b r e d'anim a u x qu'elle a chargés de dévorer l e s autres :
ainsi, il y a d e s insectes de proie, des reptiles de
proie, e t des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas
un i n s t a n t de la durée o ù l'être v i v a n t ne soit
dévoré par u n autre. Au-dessus de ces nombreuses
races d ' a n i m a u x e s t placé l ' h o m m e , d o n t la main
destructive n'épargne rien de ce qui v i t ; il t u e
pour se nourrir, il t u e pour se vêtir, il t u e pour
se parer, il t u e pour attaquer, il t u e pour se
défendre, il t u e pour s'instruire, il t u e pour s'amuser, il t u e pour tuer : roi superbe e t terrible, il a
besoin de t o u t , e t rien n e lui résiste. Il sait combien la t ê t e d u requin ou du cachalot lui fournira
de barriques d'huile ; son épingle déliée pique sur
le carton des musées l'élégant papillon qu'il a
saisi a u vol sur le s o m m e t d u Mont-Blanc ou du
Chimboraço ; il empaille le crocodile, il e m b a u m e
le colibri ; à son ordre, le serpent à s o n n e t t e s
LES S O I R É E S
DE SAINT-PÉTERSBOURG
333
v i e n t mourir dans la liqueur conservatrice qui
doit le montrer i n t a c t a u x y e u x d'une longue
suite d'observateurs. Le cheval qui porte s o n
maître à la chasse du tigre se p a v a n e sous la peau
de ce m ê m e animal ; l ' h o m m e d e m a n d e , t o u t à la
fois, à l'agneau ses entrailles pour faire résonner
u n e harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir
le corset de la j e u n e vierge, a u l o u p sa d e n t la
plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de
l'art, à l'éléphant ses défenses pour façonner le
jouet d'un enfant : ses tables sont couvertes de
cadavres. Le philosophe p e u t m ê m e découvrir
c o m m e n t le carnage p e r m a n e n t est p r é v u et
ordonné dans le grand t o u t . Mais c e t t e loi s'arrêt e r a - t - e l l e à l ' h o m m e ? N o n sans d o u t e . Cependant
quel être exterminera celui qui les exterminera
t o u s ? Lui: c'est l ' h o m m e qui e s t chargé d'égorger
l'homme. Mais c o m m e n t pourra-t-il accomplir la
loi, lui qui est un être moral e t miséricordieux ;
lui qui e s t n é pour aimer ; lui qui pleure sur les
autres c o m m e sur l u i - m ê m e , qui t r o u v e du plaisir
à pleurer, e t qui finit par i n v e n t e r des fictions
pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a é t é déclaré
qu'on redemandera jusqu'à la dernière goutte du
sang qu'il aura versé injustement ? c'est la guerre
qui accomplira le décret. N ' e n t e n d e z - v o u s pas la
terre qui crie e t d e m a n d e du sang ? Le sang des
a n i m a u x ne lui suffit p a s , ni m ê m e celui des
coupables versé par le glaive des lois. Si la justice
humaine les frappait tous, il n'y aurait point de
guerre ; mais elle ne saurait en atteindre qu'un
p e t i t nombre, et s o u v e n t m ê m e elle les épargne,
sans se douter q u e sa féroce h u m a n i t é contribue
à nécessiter la guerre, si, d a n s le m ê m e t e m p s
surtout, un autre a v e u g l e m e n t , n o n moins stupide
et n o n moins funeste, travaillait à éteindre l'expia-
334
JOSEPH
DE
MAISTRE
t i o n dans le m o n d e . La terre n'a p a s crié e n vain :
la guerre s'allume. L ' h o m m e , saisi t o u t à coup
d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la
colère, s'avance sur le c h a m p de bataille sans
savoir ce qu'il v e u t ni m ê m e ce qu'il fait. Qu'est-ce
donc q u e cette horrible énigme ? R i e n n'est plus
contraire à sa nature, e t rien ne lui répugne
moins : il fait a v e c e n t h o u s i a s m e ce qu'il a en
horreur. N ' a v e z - v o u s jamais remarqué q u e , sur
le c h a m p de mort, l ' h o m m e ne désobéit jamais ?
Il pourra bien massacrer N e r v a o u Henri I V ;
mais l e plus abominable t y r a n , l e plus insolent
boucher de chair h u m a i n e n'entendra jamais là :
Nous ne voulons plus vous servir. U n révolte sur
le c h a m p de bataille, u n accord pour s'embrasser
en reniant u n tyran, e s t u n p h é n o m è n e qui n e se
présente p a s à m a mémoire. R i e n ne résiste, rien
n e p e u t résister à la force qui traîne l ' h o m m e a u
combat ; i n n o c e n t meurtrier, i n s t r u m e n t passif
d'une m a i n redoutable, il se plonge tête baissée
dans ïabîme qu'il a creusé lui-même ; il donne, il
reçoit la mort sans se douter que c'est lui qui a fait
la mort.
i ^ À i n s i s'accomplit sans cesse, depuis le ciron
jusqu'à l ' h o m m e , la grande loi de la destruction
violente des êtres v i v a n t s . La terre entière, contin u e l l e m e n t i m b i b é e de sang, n'est qu'un autel
i m m e n s e o ù t o u t ce qui v i t doit être i m m o l é
sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la
c o n s o m m a t i o n des choses, jusqu'à l'extinction du
mal, jusqu'à la mort de la mort.
Mais l ' a n a t h è m e doit frapper plus directement
e t plus visiblement sur l ' h o m m e : l'ange exterminateur tourne c o m m e le soleil autour de ce malheureux globe, e t n e laisse respirer u n e nation
que pour e n frapper d'autres. Mais lorsque les
LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG
335
crimes, et surtout les crimes d'un certain genre,
se sont accumulés jusqu'à u n point marqué,
l'ange presse sans mesure son vol infatigable.
Pareil à la torche ardente tournée rapidement,
l'immense vitesse de son m o u v e m e n t le rend présent à la fois sur t o u s les points de sa redoutable
orbite. Il frappe au m ê m e i n s t a n t t o u s les peuples
de la terre ; d'autres fois, ministre d'une v e n geance précise et infaillible, il s'acharne sur certaines n a t i o n s et les baigne dans l e sang. N ' a t t e n dez pas qu'elles fassent a u c u n effort pour échapper
à leur j u g e m e n t ou pour l'abréger. On croit voir
ces grands coupables, éclairés par leur conscience,
qui d e m a n d e n t le supplice et l'acceptent pour y
trouver l'expiation. T a n t qu'il leur restera du sang,
elles viendront l'offrir ; et b i e n t ô t une rare jeunesse
se fera raconter ces guerres désolatrices produites
par les crimes de ses pères.
La guerre est donc divine en elle-même, puisque
c'est u n e loi du m o n d e .
La guerre est divine par ses conséquences d'un
ordre surnaturel, t a n t générales que particulières ;
conséquences peu connues parce qu'elles sont peu
recherchées, mais qui n'en sont pas moins i n c o n testables. Qui pourrait douter que la mort t r o u v é e
dans les c o m b a t s n'ait de grands privilèges ? et
qui pourrait croire que les v i c t i m e s de cet épouv a n t a b l e j u g e m e n t aient versé leur sang en v a i n ?
Mais il n'est pas t e m p s d'insister sur ces sortes
de matières ; notre siècle n'est p a s mûr encore
pour s'en occuper : laissons-lui sa p h y s i q u e , et
tenons c e p e n d a n t toujours n o s y e u x fixés sur ce
m o n d e invisible qui expliquera t o u t .
La guerre est divine dans la gloire mystérieuse
qui l'environne, e t dans l'attrait n o n moins i n e x plicable qui n o u s y porte.
336
JOSEPH D E M A I S T R E
La guerre est divine dans la protection accordée
a u x grands capitaines, m ê m e a u x plus hasardeux, qui seront rarement frappés dans les c o m bats, e t s e u l e m e n t lorsque leur r e n o m m é e n e p e u t
plus s'accroître e t que leur mission est remplie.
La guerre est divine par la manière d o n t elle
se déclare. J e n e v e u x excuser personne m a l à
propos ; mais c o m b i e n c e u x qu'on regarde c o m m e
les auteurs i m m é d i a t s des guerres sont entraînés
e u x - m ê m e s par les circonstances ! A u m o m e n t
précis a m e n é par les h o m m e s et prescrit par la
justice, D i e u s'avance pour venger l'iniquité que
les h a b i t a n t s du m o n d e o n t c o m m i s e contre lui.
La terre avide de sang, c o m m e nous l'avons ent e n d u il y a quelques jours, ouvre la bouche pour
le recevoir et le retenir dans son sein jusqu'au moment où elle devra le rendre. Applaudissons donc
a u t a n t qu'on
s'écrie :
voudra
au poète
estimable
qui
Au moindre intérêt qui divise
Ces foudroyantes majestés,
Bellone porte la réponse,
Et toujours le salpêtre annonce
Leurs meurtrières volontés.
Mais q u e ces considérations très inférieures ne
nous e m p ê c h e n t point de porter n o s regards plus
haut.
La guerre est divine dans ses résultats qui
é c h a p p e n t a b s o l u m e n t a u x spéculations d e la
raison h u m a i n e : car ils p e u v e n t être t o u t différents entre d e u x nations, quoique l'action d e la
guerre se soit montrée égale de part et d'autre.
Il y a d e s guerres qui avilissent les n a t i o n s , et
les avilissent pour des siècles ; d'autres les exalt e n t , les perfectionnent d e t o u t e s manières, e t
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
337
remplacent m ê m e bientôt, ce qui est fort extraordinaire, les pertes m o m e n t a n é e s , par un surcroît
visible d e p o p u l a t i o n . L'histoire nous m o n t r e souv e n t le spectacle d'une p o p u l a t i o n riche et croissante au milieu des c o m b a t s les plus meurtriers ;
mais il y a des guerres vicieuses, des guerres de
malédictions, que la conscience reconnaît bien
m i e u x que le raisonnement : les n a t i o n s en sont
blessées à mort, et dans leur puissance, et dans
leur caractère ; alors v o u s p o u v e z voir le vainqueur m ê m e dégradé, appauvri, et g é m i s s a n t au
milieu de ses tristes lauriers, tandis que sur les
terres du v a i n c u , v o u s n e trouverez, après quelques m o m e n t s , pas un atelier, pas u n e charrue
qui d e m a n d e un h o m m e .
La guerre est divine par l'indéfinissable force
qui en détermine les succès. C'était sûrement sans
y réfléchir, m o n cher chevalier, que v o u s répétiez
l'autre jour la célèbre m a x i m e , que Dieu est toujours pour les gros bataillons. J e ne croirai jamais
qu'elle appartienne réellement a u grand h o m m e
à qui o n l'attribue ; il p e u t se faire enfin qu'il ait
a v a n c é cette m a x i m e e n se jouant, o u sérieusem e n t dans u n sens limité et très vrai ; car Dieu,
-dans le g o u v e r n e m e n t temporel de sa providence,
n e déroge point (le cas de miracle e x c e p t é ) a u x
lois générales qu'il a établies pour toujours. Ainsi,
c o m m e d e u x h o m m e s sont plus forts qu'un, cent
mille h o m m e s d o i v e n t avoir plus d e force et
d'action que c i n q u a n t e mille. Lorsque nous dem a n d o n s à D i e u la victoire, nous n e lui d e m a n d o n s
pas de déroger a u x lois générales d e l'univers ;
cela serait trop e x t r a v a g a n t ; mais ces lois se
c o m b i n e n t de mille manières, et se laissent vaincre
jusqu'à un point qu'on ne p e u t assigner. Trois
h o m m e s sont plus forts qu'un seul sans d o u t e :
338
JOSEPH
DE
MAISTRE
la proposition générale est i n c o n t e s t a b l e ; mais
un h o m m e habile peut profiter de certaines circonstances, e t un seul Horace tuera les trois
Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu'un
autre a plus de mouvement : sans doute, si les
vitesses sont égales ; mais il est égal d'avoir
trois de masse et d e u x de vitesse, o u trois de
vitesse et d e u x de masse. D e m ê m e une armée
de 40.000 h o m m e s est inférieure p h y s i q u e m e n t à
une autre armée de 60.000 : mais, si la première
a plus d e courage, d'expérience et de discipline,
elle pourra battre la seconde ; car elle a plus
d'action a v e c moins de masse, et c'est ce que
nous v o y o n s à c h a q u e p a g e de l'histoire. Les
guerres d'ailleurs s u p p o s e n t toujours u n e certaine
égalité ; a u t r e m e n t il n'y a point de guerre.
J a m a i s je n'ai lu que la république de R a g u s e
ait déclaré la guerre a u x sultans, ni celle de
Genève a u x rois de France. Toujours il y a u n
certain équilibre dans l'univers politique, et m ê m e
il n e d é p e n d pas de l ' h o m m e de le rompre (si l'on
e x c e p t e certains cas rares, précis et limités) ;
voilà pourquoi les coalitions sont si difficiles : si
elles n e l'étaient pas, la politique é t a n t si peu
gouvernée par la justice, t o u s les jours on s'assemblerait pour détruire une puissance ; mais ces
projets réussissent peu, et le faible m ê m e leur
échappe a v e c une facilité qui é t o n n e dans l'histoire. Lorsqu'une puissance trop prépondérante
é p o u v a n t e l'univers, on s'irrite de ne trouver aucun
m o y e n pour l'arrêter ; on se répand en reproches
amers contre l'égoïsme e t l'immoralité des cabinets qui les e m p ê c h e n t de se réunir pour conjurer
le danger c o m m u n : c'est le cri qu'on e n t e n d i t
a u x b e a u x jours de Louis X I V ; mais, dans le
fond, ces plaintes ne sont pas fondées. U n e coali-
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
339
tion entre plusieurs souverains, faite sur les principes d'une morale pure et désintéressée, serait
un miracle. Dieu, qui ne le doit à personne, et
qui n'en fait point d'inutiles, emploie, pour rétablir l'équilibre, d e u x m o y e n s plus simples : t a n t ô t
le géant s'égorge lui-même, t a n t ô t une puissance
bien inférieure j e t t e sur son c h e m i n un obstacle
imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait
c o m m e n t , et d e v i e n t insurmontable ; c o m m e un
faible rameau, arrêté dans le courant d'un fleuve,
produit enfin u n attérissement qui le détourne.
E n partant donc de l'hypothèse de l'équilibre,
du moins approximatif, qui a toujours lieu, ou
parce que les puissances belligérantes sont égales,
ou parce que les plus faibles ont des alliés, combien
de circonstances i m p r é v u e s p e u v e n t déranger
l'équilibre et faire avorter ou réussir les plus grands
projets, en dépit de t o u s les calculs de la prudence
h u m a i n e ! Quatre siècles a v a n t notre ère, des oies
sauvèrent le Capitole ; neuf siècles après la m ê m e
époque, sous l'empereur Arnoulf, R o m e fut prise
par u n lièvre. J e d o u t e que, de part ni d'autre,
on c o m p t â t sur de pareils alliés o u qu'on redoutât
de pareils e n n e m i s . L'histoire est pleine de ces
é v é n e m e n t s inconcevables qui déconcertent les
plus belles spéculations. Si v o u s j e t e z d'ailleurs
un coup d'œil plus général sur le rôle que joue
à la guerre la puissance morale, v o u s conviendrez
q u e nulle part la main divine ne se fait sentir
plus v i v e m e n t à l ' h o m m e : on dirait que c'est
u n département,
passez-moi ce t e r m e , dont la
Providence s'est réservée la direction, et dans
lequel elle ne laisse agir l ' h o m m e que d'une
manière à peu près mécanique, puisque les succès
y d é p e n d e n t presque entièrement de ce qui dépend
le moins de lui. J a m a i s il n'est averti plus s o u v e n t
340
JOSEPH
DE
MAISTRE
et plus v i v e m e n t qu'à la guerre de sa propre
nullité et de l'inévitable puissance qui règle t o u t .
C'est l'opinion qui perd les batailles, et c'est
l'opinion qui les gagne. L'intrépide
Spartiate
sacrifiait à la peur (Rousseau s'en étonne quelque
part, je n e sais pourquoi) ; Alexandre sacrifia
aussi à la peur a v a n t la bataille d'Arbelles. Certes,
ces gens-là a v a i e n t g r a n d e m e n t raison; et, pour
rectifier c e t t e d é v o t i o n pleine de sens, il suffit
de prier Dieu qu'il daigne ne pas nous envoyer
la peur. La peur ! Charles V se m o q u a plaisamm e n t de c e t t e épitaphe qu'il lut en passant :
Ci-gît qui n'eut jamais peur. E t quel h o m m e n'a
jamais eu peur dans sa v i e ? qui n'a point eu
l'occasion d'admirer, et dans lui, et a u t o u r de
lui, e t dans l'histoire, la t o u t e - p u i s s a n t e faiblesse
de c e t t e passion, qui s e m b l e s o u v e n t avoir plus
d'empire sur nous à mesure qu'elle a moins de
motifs raisonnables ? Prions donc, monsieur le
chevalier, — car c'est à vous, s'il vous plaît, que ce
discours s'adresse, puisque c'est v o u s qui avez
appelé ces réflexions — prions Dieu, de t o u t e s nos
forces, qu'il écarte de nous et de nos amis la peur
qui est à ses ordres, et qui p e u t ruiner en un
i n s t a n t les plus belles spéculations militaires.
E t n e soyez pas effarouché de ce m o t d e peur ;
car, si v o u s le preniez dans son sens le plus strict,
v o u s pourriez dire que la chose qu'il e x p r i m e est
rare, e t qu'il est h o n t e u x de la craindre. Il y a
une peur de f e m m e qui s'enfuit en criant ; et
celle-là, il est permis, ordonné m ê m e de n e pas
la regarder c o m m e possible, quoiqu'elle ne soit
pas t o u t à fait un p h é n o m è n e i n c o n n u . Mais il
y a une autre peur bien plus terrible, qui descend
dans le cœur le plus mâle, le glace, e t lui persuade
qu'il est v a i n c u . Voilà le fléau é p o u v a n t a b l e tou-
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
341
jours suspendu sur les armées. J e faisais u n jour
c e t t e question à u n militaire du premier rang,
que v o u s connaissez l'un et l'autre. Dites-moi,
M. le Général, qu'est-ce qu'une bataille perdue ?
Je n'ai jamais bien compris cela. Il m e répondit
après u n m o m e n t de silence : Je rien sais rien.
E t , après un second silence, il ajouta : C'est une
bataille qu'on croit avoir perdue. R i e n n'est plus
vrai. U n h o m m e qui se bat a v e c un autre est
vaincu lorsqu'il est t u é ou terrassé, et que l'autre
est debout ; il n'en est pas ainsi de d e u x armées :
l'une ne peut être t u é e , tandis que l'autre reste
en pied. Les forces se balancent ainsi que les
morts, et, depuis surtout que l'invention de la
poudre a mis plus d'égalité dans les m o y e n s de
destruction, une bataille ne se perd plus matériell e m e n t , c'est-à-dire, parce qu'il y a plus de morts
d'un côté que de l'autre : aussi Frédéric II, qui
s'y e n t e n d a i t un peu, disait : Vaincre, c'est avancer.
Mais quel est celui qui a v a n c e ? C'est celui dont
la conscience et la c o n t e n a n c e font reculer l'autre.
R a p p e l e z - v o u s , M. le c o m t e , ce j e u n e militaire
de votre connaissance particulière, qui v o u s peignait un jour, dans u n e de ses lettres, ce moment
solennel où, sans savoir pourquoi, une armée se
sent portée en avant, comme si elle glissait sur un
plan incliné. Je me s o u v i e n s q u e v o u s fûtes
frappé de c e t t e phrase, qui e x p r i m e en effet à
merveille le m o m e n t décisif ; mais ce m o m e n t
échappe t o u t à fait à la réflexion, e t prenez garde
surtout qu'il n e s'agit n u l l e m e n t d u n o m b r e dans
c e t t e affaire. Le soldat qui glisse en avant a-t-il
c o m p t é les morts ? L'opinion est si puissante à la
guerre qu'il dépend d'elle de changer la nature
d'un m ê m e é v é n e m e n t , et de lui donner d e u x
n o m s différents, sans autre raison que son bon
342
JOSEPH
DE MAISTRE
plaisir. U n général se j e t t e entre d e u x corps ennemis, e t il écrit à sa cour : Je l'ai coupé, il est perdu.
Celui-ci écrit à la sienne : Il s'est mis entre deux
feux, il est perdu. Lequel des d e u x s'est t r o m p é ?
celui qui s e laissera saisir par la froide déesse.
E n s u p p o s a n t t o u t e s les circonstances e t celle
du n o m b r e surtout, égales de part et d'autre au
moins d'une manière a p p r o x i m a t i v e , montrez-moi
entre l e s d e u x positions u n e différence qui ne
soit p a s p u r e m e n t morale. Le t e r m e de tourner
est aussi u n e de ces expressions q u e l'opinion
tourne à la guerre c o m m e elle l'entend. Il n ' y a
rien de si connu q u e la réponse de c e t t e f e m m e de
Sparte à s o n fils qui se plaignait d'avoir u n e
épée t r o p courte : Avance a"un pas ; mais, si le
j e u n e h o m m e a v a i t pu se faire entendre d u c h a m p
de bataille, e t crier à sa mère : Je suis tourné, la
noble L a c é d é m o n i e n n e n'aurait pas m a n q u é de
lui répondre : Tourne-toi. C'est l'imagination qui
perd les batailles.
Ce n'est pas m ê m e toujours à b e a u c o u p près
l e jour o ù elles se d o n n e n t qu'on sait si elles sont
perdues ou gagnées : c'est l e l e n d e m a i n , c'est
s o u v e n t d e u x ou trois jours après. On parle beaucoup de batailles dans le m o n d e sans savoir ce
que c'est ; o n est surtout assez sujet à les considérer c o m m e des points, tandis qu'elles couvrent
d e u x o u trois lieues de p a y s : o n v o u s d i t gravem e n t : C o m m e n t ne s a v e z - v o u s p a s ce qui s'est
passé dans ce c o m b a t , puisque v o u s y étiez ?
tandis q u e c'est précisément le contraire qu'on
pourrait dire assez s o u v e n t . Celui qui e s t à la
droite sait-il c e qui se passe à la gauche ? saitil s e u l e m e n t ce qui se passe à d e u x p a s de lui ?
J e m e représente a i s é m e n t u n e de ces scènes épouv a n t a b l e s : sur u n v a s t e terrain c o u v e r t de tous
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
343
les apprêts du carnage, et qui semble s'ébranler
sous les pas des h o m m e s et des c h e v a u x ; au
milieu du feu et des tourbillons de fumée ; étourdi,
transporté par le r e t e n t i s s e m e n t des armes à feu
et des i n s t r u m e n t s militaires, par des v o i x qui
c o m m a n d e n t , qui hurlent ou qui s'éteignent ;
environné de morts, de mourants, de cadavres
mutilés ; possédé tour à tour par la crainte, par
l'espérance, par la rage, par cinq ou six ivresses
différentes, que devient l ' h o m m e ? que voit-il ?
que sait-il a u bout de quelques heures ? que
peut-il sur lui et sur les autres ? Parmi cette
foule de guerriers qui ont c o m b a t t u t o u t le jour,
il n'y en a s o u v e n t pas u n seul, et pas m ê m e le
général, qui sache où est le vainqueur. Il ne tiendrait qu'à moi de v o u s citer des batailles modernes, des batailles fameuses dont la mémoire
ne périra jamais ; des batailles qui ont changé
la face des affaires en Europe, et qui n'ont été
perdues que parce que tel ou tel h o m m e a cru
qu'elles l'étaient ; de manière qu'en supposant
t o u t e s les circonstances égales, et pas une g o u t t e
de sang de plus versée de part et d'autre, un
autre général aurait fait chanter le Te Deum
chez lui, et forcé l'histoire de dire t o u t le contraire
de ce qu'elle dira. Mais, de grâce, à quelle époque
a-t-on v u la puissance morale jouer à la guerre
un rôle plus é t o n n a n t que de nos jours ? n'est-ce
pas une véritable magie que t o u t ce que nous
avons v u depuis v i n g t ans ? C'est sans doute
a u x h o m m e s de cette époque qu'il appartient de
s'écrier :
Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ?
Mais,
sans
sortir du sujet
qui nous
occupe
344
JOSEPH
DE
MAISTRE
m a i n t e n a n t , y a-t-il, dans ce genre, un seul événement contraire a u x plus é v i d e n t s calculs de la
probabilité que nous n'ayons v u s'accomplir en
dépit de tous les efforts de la prudence humaine ?
N'avons-nous pas fini m ê m e par voir perdre des
batailles gagnées ? au reste, messieurs, je ne v e u x
rien exagérer, car v o u s savez que j'ai une haine
particulière pour l'exagération, qui est le mensonge des honnêtes gens. Pour peu que v o u s en
trouviez dans ce que je viens de dire, je passe
c o n d a m n a t i o n sans disputer, d'autant plus volontiers q u e je n'ai nul besoin d'avoir raison dans
t o u t e la rigueur de ce t e r m e . Je crois en général
que les batailles ne se g a g n e n t ni ne se perdent
point p h y s i q u e m e n t . Cette proposition n'ayant
rien de rigide, elle se prête à t o u t e s les restrictions que v o u s jugerez convenables, p o u r v u que
vous m'accordiez à votre tour (ce que nul h o m m e
sensé ne p e u t me contester) que la puissance
morale a une action i m m e n s e à la guerre, ce qui
me suffit. Ne parlons donc plus de gros
bataillons,
M. le Chevalier ; car il n'y a pas d'idée plus fausse
et plus grossière, si on ne la restreint dans le
sens que je crois avoir expliqué assez clairement.
LE
COMTE.
Votre patrie, M. le sénateur, ne fut pas sauvée
par de gros bataillons,
lorsqu'au c o m m e n c e m e n t
du X V I I siècle, le prince Pajarski et un marchand
de b e s t i a u x , n o m m é Mignin, la délivrèrent d'un
joug insupportable. L'honnête négociant promit
ses biens et ceux de ses amis, en m o n t r a n t le ciel
à Pajarski, qui promit son bras et son sang :
ils c o m m e n c è r e n t a v e c mille h o m m e s , et ils
réussirent.
e
LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G
LE
345
SÉNATEUR.
Je suis charmé que ce trait se soit présenté à
votre mémoire ; mais l'histoire de t o u t e s les nations
est remplie de faits semblables qui m o n t r e n t c o m ment la puissance du nombre peut être produite,
excitée, affaiblie ou annulée par une foule de
circonstances qui ne d é p e n d e n t pas de nous. Quant
à nos Te Deum, si multipliés et s o u v e n t si déplacés,
je vous les a b a n d o n n e de t o u t m o n cœur, M. le
chevalier. Si Dieu nous ressemblait, ils attireraient
la foudre ; mais il sait ce que nous s o m m e s , et
nous traite selon notre ignorance. Au surplus,
quoiqu'il y ait des abus sur ce point c o m m e il y
en a dans t o u t e s les choses humaines, la c o u t u m e
générale n'en est pas moins sainte et louable.
Toujours il faut demander à Dieu des succès,
et toujours il faut l'en remercier ; or c o m m e rien
dans ce m o n d e ne dépend plus i m m é d i a t e m e n t
de Dieu que la guerre ; qu'il a restreint sur cet
article le pouvoir naturel de l ' h o m m e , et qu'il
aime à s'appeler le Dieu de la guerre, il y a t o u t e s
sortes de raisons pour nous de redoubler nos v œ u x
lorsque nous s o m m e s frappés de ce fléau terrible ;
et c'est encore avec grande raison que les nations
chrétiennes sont c o n v e n u e s t a c i t e m e n t , lorsque
leurs armes ont été heureuses, d'exprimer leur
reconnaissance envers le Dieu des armées par un
Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu'on ne t i e n t que de lui, il
soit possible d'employer une plus belle prière :
elle appartient à votre église, monsieur le c o m t e .
LE COMTE.
Oui, elle est née en Italie, à ce qui paraît ; et
346
JOSEPH
DE
MAISTRE
le titre d'Hymne ambroisienne
pourrait faire croire
qu'elle appartient e x c l u s i v e m e n t à saint Ambroise :
cependant on croit assez généralement, à la vérité
sur la foi d'une simple tradition, que le Te Deum
fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi,
improvisé
à Milan par les d e u x grands et saints docteurs
saint Ambroise et saint Augustin, dans un transport de ferveur religieuse ; opinion qui n'a rien
que de très probable. E n effet, ce cantique inimitable, conservé, traduit par votre Église et par
les c o m m u n i o n s protestantes, ne présente pas la
plus légère trace du travail et de la m é d i t a t i o n ,
n'est point une composition : c'est une effusion ;
c'est u n e poésie brûlante, affranchie de t o u t
mètre ; c'est un d i t h y r a m b e divin où l'enthousiasme, v o l a n t de ses propres ailes, méprise t o u t e s
les ressources de l'art. J e doute que la foi, l'amour,
la reconnaissance, aient parlé jamais de langage
plus vrai et plus pénétrant.
La Prière
Le sujet de la guerre ramène tout naturellement la pensée
de Maistre vers la prière, sur laquelle il écrit ces pages
admirables, trop peu connues.
LE
CHEVALIER.
Vous m e rappelez ce que v o u s nous dîtes dans
notre dernier entretien sur le caractère intrinsèque des différentes prières. C'est un sujet que
je n'avais jamais m é d i t é ; et v o u s m e donnez
envie de faire un cours de prières : ce sera un
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
347
objet d'érudition, car t o u t e s les nations ont prié.
LE
COMTE.
Ce sera u n cours très intéressant et qui ne
sera pas de pure érudition. Vous trouverez sur
votre route u n e foule d'observations intéressantes ; car la prière de chaque nation est une
espèce d'indicateur qui nous m o n t r e a v e c une
précision m a t h é m a t i q u e la position morale de
c e t t e nation. Les Hébreux, par e x e m p l e , ont
donné quelquefois à Dieu le n o m de père : les
Païens m ê m e s o n t fait grand usage de ce titre ;
mais lorsqu'on en v i e n t à la prière, c'est autre
chose : v o u s n e trouverez pas dans t o u t e l'antiquité profane, ni m ê m e dans l'ancien T e s t a m e n t ,
un seul e x e m p l e que l ' h o m m e ait d o n n é à Dieu
le titre de père en lui parlant dans la prière.
Pourquoi encore les h o m m e s de l'antiquité, étrangers à la révélation de Moïse, n'ont-ils jamais su
exprimer le repentir dans leurs prières ? Ils a v a i e n t
des remords c o m m e nous, puisqu'ils a v a i e n t u n e
conscience : leurs grands criminels parcouraient
la terre et les mers pour trouver des expiations
et des expiateurs ; ils sacrifiaient à tous les d i e u x
irrités ; ils se parfumaient, ils s'inondaient d'eau
et de sang ; mais le cœur contrit ne se v o i t point :
j a m a i s ils n e s a v e n t d e m a n d e r pardon dans leurs
prières. Ovide, après mille autres, a p u m e t t r e
ces m o t s dans la bouche de l ' h o m m e outragé qui
pardonne a u coupable : Non quia tu dignus, sed
quia mitis ego ; mais nul ancien n'a p u transporter ces m ê m e s m o t s dans la bouche du coupable parlant à Dieu. N o u s a v o n s l'air de traduire
Ovide dans la liturgie de la messe lorsque nous
348
JOSEPH
DE
MAISTRE
disons : Non œstimator meriti, sed veniœ largitor
admitte ; et c e p e n d a n t nous disons alors ce que
le genre h u m a i n entier n'a jamais p u dire sans
révélation ; car l ' h o m m e s a v a i t bien qu'il pouvait irriter Dieu ou un Dieu, mais n o n qu'il pou-
vait Foffenser. Les m o t s de crime e t de criminel
appartiennent à t o u t e s les langues : c e u x de péché
et d e pécheur n'appartiennent qu'à la l a n g u e chrétienne. Par u n e raison d u m ê m e genre, toujours
l ' h o m m e a p u appeler Dieu père, ce qui n'exprime
qu'une relation de création et de puissance ; mais
nul h o m m e , par ses propres forces, n'a p u dire
mon père ! car ceci e s t u n e relation d'amour,
étrangère m ê m e a u m o n t Sinaï, et qui n'appartient qu'au Calvaire.
Encore u n e observation : la barbarie d u peuple
hébreu e s t u n e des t h è s e s favorites d u X V I I I
siècle ; il n'est permis d'accorder à ce peuple
a u c u n e science quelconque : il ne connaissait pas
la moindre vérité p h y s i q u e ni astronomique : pour
lui, la terre n'était q u ' u n e platitude et l e ciel
qu'un baldaquin ; sa langue dérive d'une autre,
et a u c u n e n e dérive d'elle ; il n'avait ni philosophie, ni arts, ni littérature ; jamais, a v a n t u n e
époque très retardée, les nations étrangères n'ont
eu la moindre connaissance des livres de Moïse ;
et il e s t très f a u x q u e les vérités d'un ordre supérieur qu'on trouve disséminées chez les anciens
écrivains d u P a g a n i s m e dérivent de c e t t e source.
Accordons t o u t par complaisance : c o m m e n t se
fait-il q u e c e t t e m ê m e n a t i o n soit c o n s t a m m e n t
raisonnable, intéressante, p a t h é t i q u e , très souv e n t m ê m e sublime et ravissante dans ses prières ?
La Bible, e n général, renferme u n e foule de prières
d o n t o n a fait u n livre dans notre l a n g u e ; mais
elle renferme de plus, dans ce genre, le livre des
e
LES SOIRÉES
DE SAINT-PETERSBOURG
349
livres, le livre par excellence e t qui n'a point de
rival, celui des P s a u m e s .
LE
SÉNATEUR.
N o u s a v o n s eu déjà u n e l o n g u e conversation
a v e c monsieur le chevalier sur le livre des Psaumes ; je l'ai plaint à ce sujet, c o m m e j e v o u s
plains v o u s - m ê m e , de ne pas entendre l'esclavon :
car la traduction des P s a u m e s que nous possédons
dans c e t t e l a n g u e est u n chef-d'œuvre.
LE
COMTE.
J e n'en d o u t e pas : t o u t le m o n d e est d'accord
à cet égard, et d'ailleurs v o t r e suffrage m e suffirait ; mais il faut que, sur ce point, v o u s m e
pardonniez des préjugés ou des s y s t è m e s i n v i n cibles. Trois l a n g u e s furent consacrées jadis sur
le calvaire : l'hébreu, le grec et le latin ; j e voudrais
qu'on s'en t î n t là. D e u x l a n g u e s religieuses dans
le cabinet et u n e dans l'église, c'est assez. A u
reste, j'honore tous les efforts qui se sont faits
dans ce genre chez les différentes n a t i o n s : v o u s
savez bien qu'il n e nous arrive guère d e disputer
ensemble.
LE
CHEVALIER.
J e v o u s répète aujourd'hui ce que je disais
l'autre jour à notre cher sénateur en traitant le
m ê m e sujet : j'admire u n p e u D a v i d c o m m e
Pindare, je v e u x dire sur parole.
LE
COMTE.
Que d i t e s - v o u s , m o n cher chevalier ? Pindare
350
JOSEPH
DE
MAISTRE
n'a rien de c o m m u n a v e c D a v i d : le premier a
pris soin lui-même de nous apprendre qu'il ne
parlait qu'aux savants, et qu'il se souciait fort peu
d'être entendu de la foule de ses
contemporains,
auprès desquels il n'était pas fâché d'avoir
besoin
d'interprètes.
Pour entendre parfaitement ce poète,
il ne v o u s suffirait pas de le prononcer,
de le
chanter m ê m e ; il faudrait encore le danser. Je
vous parlerai u n jour de ce soulier dorique t o u t
étonné des n o u v e a u x m o u v e m e n t s que lui prescrivait la m u s e i m p é t u e u s e de Pindare. Mais
quand v o u s parviendriez à le comprendre aussi
parfaitement qu'on le p e u t de nos jours, v o u s
seriez p e u intéressé. Les odes de Pindare sont
des espèces de cadavres dont l'esprit s'est retiré
pour toujours. Que v o u s i m p o r t e n t les chevaux
de Hiéron ou les mules d'Agésias
? quel intérêt
prenez-vous à la noblesse des villes et de leurs
fondateurs, a u x miracles des dieux, a u x exploits
des héros, a u x amours des n y m p h e s ? Le charme
t e n a i t a u x t e m p s et a u x l i e u x ; aucun effet de
notre i m a g i n a t i o n ne p e u t le faire renaître. Il
n'y a plus d'Olympie, plus d'Elide, plus d'Àlphée ;
celui qui se flatterait de trouver le Péloponèse au
Pérou serait moins ridicule que celui qui le chercherait dans la Morée. D a v i d , au contraire, brave
le t e m p s et l'espace, parce qu'il n'a rien accordé
a u x l i e u x ni a u x circonstances : il n'a chanté
que Dieu et la vérité immortelle c o m m e lui.
Jérusalem n'a point disparu pour nous : elle est
toute où nous sommes ; e t c'est D a v i d surtout
qui nous la rend présente. Lisez donc et relisez
sans cesse les P s a u m e s , n o n , si v o u s m'en croyez,
dans nos traductions modernes qui sont trop loin
de la source, mais dans la version latine a d o p t é e
dans notre église. J e sais que l'hébraïsme, toujours
LES SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
351
plus ou moins visible à travers la Vulgate, étonne
d'abord le premier coup d'œil ; car les P s a u m e s ,
tels que nous les lisons aujourd'hui, quoiqu'ils
n'aient pas été traduits sur le t e x t e , l'ont cependant été sur u n e version qui s'était t e n u e ellem ê m e très près de l'hébreu ; en sorte que la difficulté est la m ê m e : mais c e t t e difficulté cède a u x
premiers efforts. Faites choix oVun ami qui, sans
être hébraïsant, ait pu n é a n m o i n s , par des lectures a t t e n t i v e s et reposées, se pénétrer de l'esprit d'une langue la plus a n t i q u e sans comparaison de t o u t e s celles dont il nous reste des
m o n u m e n t s , de son laconisme logique, plus e m barrassant pour nous que le plus hardi laconisme
grammatical, et qui se soit a c c o u t u m é surtout à
saisir la liaison des idées presque invisible chez
les Orientaux, dont le génie bondissant n'entend
rien a u x nuances européennes : v o u s verrez que
le mérite essentiel de cette traduction est d'avoir
su précisément passer assez près e t assez loin de
l'hébreu ; v o u s verrez c o m m e n t une syllabe, un
m o t , et je ne sais quelle aide légère donnée à la
phrase, feront jaillir sous v o s y e u x des beautés
du premier ordre. Les P s a u m e s sont une véritable
préparation
évangélique ; car nulle part l'esprit de
la prière, qui est celui de Dieu, n'est plus visible,
et de t o u t e s parts on y lit les promesses de t o u t
ce que nous p o s s é d o n s . Le premier caractère de
ces h y m n e s , c'est qu'elles prient toujours. Lors
m ê m e que le sujet d'un p s a u m e paraît absolum e n t accidentel, et relatif s e u l e m e n t à quelque
é v é n e m e n t de la v i e du R o i - P r o p h è t e , toujours
son génie é c h a p p e à ce cercle rétréci ; toujours
il généralise : c o m m e il voit t o u t dans l'immense
unité de la puissance qui l'inspire, t o u t e s ses
pensées et t o u s ses s e n t i m e n t s se tournent en
352
JOSEPH
DE
M AI STB E
prières : il n'a pas u n e ligne qui n'appartienne à
tous les t e m p s e t à t o u s les h o m m e s . J a m a i s il
n'a besoin de l'indulgence qui permet l'obscurité
à l'enthousiasme ; et c e p e n d a n t , lorsque l'Aigle
du Cédron prend son vol vers les n u e s , v o t r e
œil pourra mesurer au-dessous de lui plus d'air
qu'Horace n'en v o y a i t jadis sous le Cygne de
Dircé. T a n t ô t il se laisse pénétrer par l'idée de
la présence de Dieu, et les expressions les plus
magnifiques se présentent e n foule à son esprit :
Où me cacher, où fuir tes regards pénétrants ? Si
j'emprunte les ailes de l'aurore et que je m'envole
jusqu'aux bornes de VOcêan, c'est ta main même
qui m'y conduit et j'y rencontrerai ton pouvoir.
Si je m'élance dans les deux, t'y voilà ; si je m'enfonce dans l'abîme, te voilà encore. T a n t ô t il j e t t e
les y e u x sur la nature, et ses transports nous
apprennent de quelle manière nous d e v o n s le
contempler. — Seigneur, dit-il, vous m'avez inondé
de joie par le spectacle de vos ouvrages, je serai
ravi en chantant les œuvres de vos mains. Que vos
ouvrages sont grands, ô Seigneur ! vos desseins
sont des abîmes ; mais Faveugle ne voit pas ces
merveilles et l'insensé ne les comprend pas.
S'il descend a u x p h é n o m è n e s particuliers, quelle
a b o n d a n c e d'images ! quelle richesse d'expressions ! V o y e z a v e c quelle vigueur et quelle grâce
il e x p r i m e les noces de la terre et de l'élément
h u m i d e : Tu visites la terre dans ton amour et
tu la combles de richesses ! Fleuve du Seigneur,
surmonte tes rivages ! prépare la nourriture de
F homme, c'est l'ordre que tu as reçu ; inonde les
sillons, va chercher les germes des plantes, et la
terre, pénétrée de gouttes génératrices, tressaillera
de fécondité. Seigneur, tu ceindras F année d'une
couronne de bénédictions ; tes nuées distilleront
LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G
353
l'abondance ; des îles de verdure embelliront
le
désert ; les collines seront environnées d'allégresse ;
les épis se presseront dans les vallées ; les troupeaux
se couvriront de riches toisons ; tous les êtres pousseront un cri de joie. Oui, tous diront une hymne
à ta gloire.
Mais c'est dans un ordre plus relevé qu'il faut
l'entendre expliquer les merveilles de ce culte
intérieur qui ne p o u v a i t de son t e m p s être aperçu
que par l'inspiration. L'amour divin qui l'embrase
prend chez lui un caractère prophétique ; il dev a n c e les siècles, et déjà il appartient à la loi
de grâce. Comme François de Sales ou Fénelon,
il découvre dans le cœur de l ' h o m m e ces degrés
mystérieux
qui, de vertus en vertus, nous mènent
jusqu'au Dieu de tous les dieux. Il est inépuisable
lorsqu'il e x a l t e la douceur et l'excellence de la
loi divine. Cette loi est une lampe pour son pied
mal assuré, une lumière, un astre, qui l'éclairé dans
les sentiers ténébreux de la vertu ; elle est vraie,
elle est la vérité même : elle porte sa
justification
en elle-même ; elle est plus douce que le miel, plus
désirable que l'or et les pierres précieuses ; et ceux
qui lui sont fidèles y trouveront
une
récompense
sans bornes ; il la méditera jour et nuit ; il cachera
les oracles de Dieu dans son cœur afin de ne le
point offenser ; il s'écrie : Si tu dilates mon cœur,
je courrai dans la voie de tes
commandements.
Quelquefois le s e n t i m e n t qui l'oppresse intercepte sa respiration. U n verbe, qui s'avançait
pour exprimer la pensée du prophète, s'arrête sur
ses lèvres et r e t o m b e sur son cœur ; mais la piété
le comprend lorsqu'il s'écrie : T E S A U T E L S , Ô D I E U
DES ESPRITS !
D'autres fois on l'entend deviner e n quelques
mots t o u t le Christianisme. Apprends^moi,
dit-»il,
354
JOSEPH
DB
MAISTRE
à faire ta volonté, parce que tu es mon Dieu. Quel
philosophe de l'antiquité a j a m a i s su que la v e r t u
n'est q u e l'obéissance à Dieu, parce qu'il est Dieu,
et que l e mérite d é p e n d e x c l u s i v e m e n t de cette
direction soumise de la pensée ?
Il connaissait bien la loi terrible de notre nature
viciée : il s a v a i t que l ' h o m m e est conçu dans l'ini-
quité, et révolté dès le sein de sa mère contre la
loi divine. Aussi bien que le grand A p ô t r e , il
s a v a i t q u e l'homme est un esclave vendu à F iniquité
qui le tient sous son joug, de manière qu'il ne peut
y avoir de liberté que là où se trouve l'esprit de Dieu.
Il s'écrie donc a v e c u n e justesse
véritablement
chrétienne : C'est par toi que je serai arraché à la
tentation ; appuyé sur son bras, je franchirai le
mur : c e mur de séparation é l e v é dès l'origine
entre l ' h o m m e e t le Créateur, ce mur qu'il faut
a b s o l u m e n t franchir, puisqu'il n e p e u t être renversé. E t lorsqu'il dit à D i e u : Agis avec moi, ne
confesse-t-il pas, n'enseigne-t-il pas t o u t e la
vérité ? D ' u n e part rien sans nous, et de l'autre
rien sans toi. Que si l ' h o m m e ose t é m é r a i r e m e n t
ne s'appuyer que sur l u i - m ê m e , la v e n g e a n c e est
t o u t e prête : Il sera livré aux penchants de son
cœur et aux rêves de son esprit.
Certain que l ' h o m m e est de l u i - m ê m e incapable
de prier, D a v i d d e m a n d e à D i e u de le pénétrer
de cette huile mystérieuse, de cette onction divine
qui ouvrira ses lèvres, et leur permettra de prononcer
des paroles de louange et d'allégresse ; et c o m m e il
ne nous racontait que sa propre expérience, il
nous laisse voir dans lui le travail de l'inspiration. J'ai senti, dit-il, mon cœur s'échauffer au-
dedans de moi ; les flammes ont jailli de ma pensée
intérieure ; alors ma langue s'est déliée, et j'ai
parlé. A ces f l a m m e s chastes de l'amour divin*
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
355
à ces élans sublimes d'un esprit ravi dans le ciel,
comparez la chaleur putride de Sapho ou l'enthousiasme soldé de Pindare : le goût, pour se décider,
n'a pas besoin de la vertu.
V o y e z c o m m e n t le Prophète déchiffre l'incrédule d'un seul m o t : il a refusé de croire, de peur
de bien agir ; e t c o m m e n t en un seul m o t encore
il donne u n e leçon terrible a u x croyants lorsqu'il
leur dit : Vous qui faites profession
d'aimer
le
Seigneur,
haïssez donc le mal.
Cet h o m m e extraordinaire, enrichi de dons si
précieux, s'était n é a n m o i n s rendu é n o r m é m e n t
coupable ; mais l'expiation enrichit ses h y m n e s
de nouvelles b e a u t é s : jamais le repentir ne parla
un langage plus vrai, plus p a t h é t i q u e , plus pénétrant. Prêt à recevoir avec résignation t o u s les
fléaux du Seigneur, il veut lui-même publier
ses
iniquités.
Son crime est constamment
devant ses
yeux, et la douleur qui le ronge ne lui laisse aucun
repos. A u milieu de Jérusalem, a u sein de c e t t e
p o m p e u s e capitale, destinée à devenir b i e n t ô t la
plus superbe ville de la superbe Asie, sur ce trône
où la main de Dieu l'avait conduit, il est seul
comme le pélican du désert, comme l'effraie cachée
dans les ruines, comme le passereau
solitaire
qui
gémit sur le faîte aérien des palais. Il consume ses
nuits dans les gémissements,
et sa triste couche est
inondée de ses larmes. Les flèches du
Seigneur
Vont percé. Dès lors il n'y a plus rien de sain en
lui ; ses os sont ébranlés ; ses chairs se détachent ;
il se courbe vers la terre ; son cœur se trouble ;
toute sa force l'abandonne ; la lumière même ne
brille plus pour lui ; il n'entend plus ; il a perdu
la voix ; il ne lui reste que l'espérance.
Aucune
idée ne saurait le distraire de sa douleur, et c e t t e
douleur se t o u r n a n t toujours en prière c o m m e
19
356
JOSEPH
DE
MAISTRE
t o u s ses autres s e n t i m e n t s , elle a quelque chose
de v i v a n t qu'on n e rencontre point ailleurs. Il se
rappelle sans cesse u n oracle qu'il a prononcé
lui-même : Dieu a dit au coupable : Pourquoi te
mêles-tu d'annoncer mes préceptes avec ta bouche
impure ? je ne veux être célébré que par le juste.
La terreur chez lui se m ê l e donc c o n s t a m m e n t
à la confiance ; et j u s q u e dans les transports de
l'amour, dans l'extase de l'admiration, dans les
plus t o u c h a n t e s effusions d'une reconnaissance
sans bornes, la pointe acérée du remords se fait
sentir c o m m e l'épine à travers les touffes vermeilles d u rosier.
Enfin, rien ne m e frappe dans ces magnifiques
p s a u m e s c o m m e les v a s t e s idées du P r o p h è t e en
matière de religion ; celle qu'il professait, quoique
resserrée sur u n point du globe, se distinguait
n é a n m o i n s par un p e n c h a n t marqué vers l'universalité. Le temple de Jérusalem était o u v e r t à
t o u t e s les nations, et le disciple de Moïse ne refusait de prier son D i e u a v e c a u c u n h o m m e , ni
pour a u c u n h o m m e : plein de ces idées grandes
et généreuses, et poussé d'ailleurs par l'esprit
prophétique qui lui m o n t r a i t d'avance la célérité
de la parole et la puissance évangélique, D a v i d ne
cesse d e s'adresser au genre h u m a i n e t de l'appeler t o u t entier à la vérité. Cet appel à la lumière,
ce v œ u de son cœur, r e v i e n t à c h a q u e i n s t a n t
dans ses sublimes c o m p o s i t i o n s . Pour l'exprimer
en mille manières, il épuise la langue sans pouvoir
se contenter. Nations de l'univers, louez toutes le
Seigneur ; écoutez-moi, vous tous qui habitez le
temps. Le Seigneur est bon pour tous les hommes,
et sa miséricorde se répand sur tous ses ouvrages.
Son royaume embrasse tous les siècles et toutes les
générations. Peuples de la terre, poussez vers Dieu
LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G
357
des cris d'allégresse ; chantez des hymnes à la gloire
de son nom ; célébrez sa grandeur par vos cantiques ; dites à Dieu : La terre entière vous adorera ;
elle célébrera par ses cantiques la sainteté de votre
nom. Peuples, bénissez votre Dieu et faites
retentir
partout ses louanges ; que vos oracles,
Seigneur,
soient connus de toute la terre, et que le salut que
nous tenons de vous parvienne à toutes les nations.
Pour moi, je suis F ami, le frère de tous ceux qui
vous craignent,
de tous ceux qui observent
vos
commandements.
Rois, princes, grands de la terre,
peuples qui la couvrez, louez le nom du
Seigneur,
car il n'y a de grand que ce nom. Que tous les peuples réunis à leurs maîtres ne fassent plus qu'une
famille pour adorer le Seigneur ! Nations
de la
terre, applaudissez,
chantez,
chantez
notre roi !
chantez, car le Seigneur
est le roi de
l'univers.
CHANTEZ A V E C I N T E L L I G E N C E .
le
Que tOUt esprit
loue
Seigneur.
Dieu n'avait pas dédaigné de contenter ce
grand désir. Le regard prophétique du saint Roi,
en se plongeant dans le profond avenir, v o y a i t
déjà l'immense explosion du cénacle et la face de
la terre renouvelée par l'effusion de l'esprit divin.
Que ses expressions sont belles et surtout justes !
De tous les points de la terre les hommes se R E S S O U V I E N D R O N T du Seigneur
et se convertiront
à lui ;
il se montrera,
et toutes les familles
humaines
s'inclineront.
Sages amis, observez ici en p a s s a n t c o m m e n t
l'infinie b o n t é a p u dissimuler
quarante siècles :
elle a t t e n d a i t le souvenir de l ' h o m m e . J e finirai
par v o u s rappeler un autre v œ u du ProphèteRoi : Que ces pages, dit-il, soient écrites pour les
générations
futures, et les peuples qui
n'existent
point encore béniront le
Seigneur.
358
JOSEPH
DE
MAISTRE
Il est exaucé, parce qu'il n'a c h a n t é que
l'Eternel ; ses c h a n t s participent d e l'éternité :
les a c c e n t s enflammés, confiés a u x cordes de
sa lyre divine, retentissent encore après trente
siècles dans t o u t e s les parties de l'univers. La
s y n a g o g u e conserva les p s a u m e s ; l'Eglise se hâta
de les adopter ; la poésie de t o u t e s les nations
chrétiennes s'en est emparée ; et, depuis plus de
trois siècles, le soleil ne cesse d'éclairer quelques
t e m p l e s dont les v o û t e s retentissent de ces h y m n e s
sacrées. On les c h a n t e à R o m e , à Genève, à
Madrid, à Londres, à Québec, à Quito, à Moscou,
à P é k i n , à B o t a n y - B a y ; o n les murmure au
Japon.
Le Livre des Soirées
Au début du huitième entretien, Maistre en résumant
tout ce qui a été dit jusqu'alors, caractérise la méthode
des Soirées de Saint-Pétersbourg.
LE
CHEVALIER.
T r o u v e z b o n , messieurs, q u ' a v a n t de poursuivre nos entretiens je v o u s présente le procèsverbal des séances précédentes.
LE
SÉNATEUR.
Qu'est-ce donc q u e v o u s v o u l e z dire, monsieur
le chevalier ?
LE
CHEVALIER.
Le plaisir que je prends à nos
conversations
LES SOIREES DE SAINT-PETERSBOURG
359
m'a fait naître l'idée de les écrire. T o u t ce que
nous disons ici se grave p r o f o n d é m e n t dans m a
mémoire. Vous s a v e z que c e t t e faculté est très
forte chez moi : c'est u n mérite assez léger pour
qu'il me soit permis de m'en parer ; d'ailleurs
je ne d o n n e point a u x idées le t e m p s de s'échapper. Chaque soir a v a n t de m e coucher, et dans le
m o m e n t o ù elles me sont encore très présentes,
j'arrête sur le papier les traits principaux, et
pour ainsi dire la trame de la conversation ; l e
lendemain je m e m e t s a u travail de b o n n e heure
et j ' a c h è v e le tissu, m'appliquant surtout à suivre
le fil du discours et la filiation des idées. Vous
s a v e z d'ailleurs que je ne m a n q u e pas de t e m p s ,
car il s'en faut que nous puissions nous réunir
e x a c t e m e n t t o u s les jours ; je regarde m ê m e c o m m e
une chose impossible que trois personnes i n d é p e n dantes puissent, pendant d e u x ou trois semaines
seulement, faire c h a q u e jour la m ê m e chose, à la
m ê m e heure. Elles auront b e a u s'accorder, se
promettre, se donner parole e x p r e s s é m e n t , e t
t o u t e affaire cessante, toujours il y aura de t e m p s
à autre quelque e m p ê c h e m e n t insurmontable, et
s o u v e n t ce n e sera qu'une bagatelle. Les h o m m e s
ne p e u v e n t être réunis pour u n b u t quelconque
sans u n e loi o u u n e règle qui les prive d e leur
v o l o n t é : il faut être religieux ou soldat, J'ai donc
eu plus de t e m p s qu'il ne fallait, et j e crois que
peu d'idées essentielles m e s o n t échappées. V o u s
ne m e refuserez pas d'ailleurs le plaisir d'entendre
la lecture de m o n ouvrage : et v o u s comprendrez,
à la largeur des marges, q u e j'ai c o m p t é sur de
nombreuses corrections. J e m e suis promis une
véritable jouissance dans c e travail c o m m u n ;
mais je v o u s a v o u e qu'en m ' i m p o s a n t c e t t e t â c h e
pénible, j'ai pensé a u x autres plus qu'à moi. J e
360
JOSEPH
DE
MAISTRE
connais b e a u c o u p d ' h o m m e s dans le m o n d e , beaucoup de jeunes gens surtout, e x t r ê m e m e n t dégoûtés des doctrines modernes. D'autres flottent
et ne d e m a n d e n t qu'à se fixer. J e voudrais leur
c o m m u n i q u e r ces m ê m e s idées qui ont occupé
nos soirées, persuadé que je serais utile à quelquesuns et agréable au moins à b e a u c o u p d'autres.
Tout h o m m e est une espèce de FOI pour un autre,
et rien ne l'enchante, lorsqu'il est pénétré d'une
croyance et à mesure qu'il en est pénétré, c o m m e
de la trouver chez l ' h o m m e qu'il estime. S'il vous
semblait m ê m e que ma plume, aidée par une
mémoire heureuse et par une révision sévère, eût
rendu fidèlement nos conversations, en vérité je
pourrais fort bien faire la folie de les porter chez
l'imprimeur.
LE
COMTE.
J e puis me tromper, mais je ne crois pas qu'un
tel ouvrage réussît.
LE
CHEVALIER.
Pourquoi donc, je vous en prie ? Vous me
disiez cependant, il y a peu de t e m p s , qu'une
conversation valait mieux qu'un livre.
LE
COMTE.
Elle v a u t m i e u x sans d o u t e pour s'instruire,
puisqu'elle a d m e t l'interruption, l'interrogation
et l'explication ; mais il ne s'ensuit pas qu'elle
soit faite pour être imprimée.
LES SOIRÉES
LE
DE SAINT-PÉTERSBOURG
361
CHEVALIER.
Ne confondons pas les termes : c e u x de couver'
sation,
de dialogue et d'entretien n e sont pas
s y n o n y m e s . La conversation d i v a g u e de sa nature :
elle n'a jamais de b u t antérieur ; elle dépend des
circonstances ; elle a d m e t un nombre illimité
d'interlocuteurs. J e conviendrai donc si v o u s v o u lez qu'elle ne serait pas faite pour être imprimée,
quand m ê m e la chose serait possible, à cause
d'un certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres, qui nous m è n e n t s o u v e n t
à parler, dans le m ê m e quart d'heure, de l'exist e n c e d e D i e u e t de l'opéra-comique.
Mais Y entretien e s t b e a u c o u p plus sage ; il
suppose u n sujet, e t , si ce sujet e s t grave, il m e
semble q u e l'entretien e s t subordonné a u x règles
de l'art dramatique, qui n ' a d m e t t e n t point u n
quatrième interlocuteur. Cette règle e s t dans la
nature. Si nous avions ici u n quatrième, il nous
gênerait fort.
Quant a u dialogue, ce m o t ne représente qu'une
fiction ; car il suppose u n e conversation qui n'a
jamais e x i s t é . C'est u n e œ u v r e p u r e m e n t artificielle : ainsi o n peut en écrire a u t a n t qu'on v o u dra ; c'est u n e c o m p o s i t i o n c o m m e u n e autre, qui
part t o u t e formée, c o m m e Minerve, d u cerveau
de l'écrivain, e t l e s dialogues des morts, qui o n t
illustré plus d'une p l u m e , sont aussi réels, et
m ê m e aussi probables, q u e c e u x des v i v a n t s
publiés par d'autres auteurs. Ce genre nous e s t
donc a b s o l u m e n t étranger.
Depuis q u e v o u s m ' a v e z j e t é l'un e t l'autre
dans l e s lectures sérieuses, j'ai l u les Tusculanes
de Cicéron, traduites e n français par le président
Bouhier e t p a r l'abbé d'Olivet. Yoilà encore u n e
362
JOSEPH
DE
MAISTRE
œ u v r e de pure i m a g i n a t i o n , et qui ne d o n n e pas
seulement l'idée d'un entretien réel. Cicéron introduit u n auditeur qu'il désigne t o u t s i m p l e m e n t
par la lettre A : il se fait faire une question par
cet auditeur imaginaire, et lui répond t o u t d'une
haleine par une dissertation régulière : ce genre
ne peut être le nôtre. N o u s ne s o m m e s point
des lettres majuscules ; nous s o m m e s des êtres
très réels, très palpables : nous parlons pour nous
instruire et pour nous consoler. Il n'y a entre
nous a u c u n e subordination ; et, malgré la supériorité d'âge et de lumières, v o u s m'accordez une
égalité que je ne d e m a n d e point. J e persiste donc
à croire que si nos entretiens étaient publiés fidèlement, c'est-à-dire a v e c t o u t e c e t t e e x a c t i t u d e
qui est possible... Vous riez, M. le sénateur ?
LE
SÉNATEUR.
J e ris, en effet, parce qu'il me semble que, sans
v o u s en apercevoir, v o u s a r g u m e n t e z p u i s s a m m e n t
contre v o t r e projet. C o m m e n t pourriez-vous c o n v e nir plus clairement des i n c o n v é n i e n t s qu'il entraînerait, qu'en nous entraînant n o u s - m ê m e s dans
une conversation sur les conversations ? Ne v o u driez-vous pas aussi l'écrire, par hasard ?
LE
CHEVALIER.
J e n'y manquerais pas, je v o u s assure, si je
publiais le livre ; et je suis persuadé que personne
ne s'en fâcherait. Quant a u x autres digressions
inévitables dans t o u t entretien réel, j ' y vois plus
d'avantages que d'inconvénients, p o u r v u qu'elles
naissent d u sujet et sans aucune violence. Il me
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
363
semble que t o u t e s les vérités n e p e u v e n t se tenir
debout par leurs propres forces : il en est qui ont
besoin d'être, pour ainsi dire, flanquées par d'autres vérités, et de là vient c e t t e m a x i m e très vraie
que j'ai lue je ne sais où : Que pour savoir bien
une chose, il fallait en savoir un peu mille. J e crois
donc que c e t t e facilité que d o n n e la conversation,
d'assurer sa route en é t a y a n t u n e proposition
par d'autres lorsqu'elle en a besoin ; que c e t t e
facilité, dis-je, transportée dans un livre, pourrait avoir son prix e t m e t t r e d e l'art dans la
négligence.
LE
SÉNATEUR.
É c o u t e z , M. le chevalier, je le m e t s sur v o t r e
conscience, e t je crois que notre ami en fait
a u t a n t . J e crains peu, a u reste, que la responsabilité puisse j a m a i s v o u s ôter le sommeil, le livre
ne p o u v a n t faire b e a u c o u p de m a l , ce m e s e m b l e .
T o u t ce que nous v o u s d e m a n d o n s en c o m m u n ,
c'est de v o u s garder sur t o u t e s choses, q u a n d
m ê m e v o u s n e publieriez l'ouvrage qu'après notre
mort, de dire dans la préface : J'espère que le
lecteur ne regrettera pas son argent ; a u t r e m e n t v o u s
nous verriez apparaître c o m m e d e u x ombres
furieuses, et malheur à v o u s !
Après cette digression, l'entretien est ramené sur le problème du mal. Maistre vante l'utilité de la souffrance,
justifie l'existence du Purgatoire que prouve à elle seule
l'idée de Dieu. Dieu est juste : l'existence du désordre
ici-bas suffirait à le démontrer. Mais il faut le sens religieux
pour comprendre les choses divines. Sénèque et saint Paul
en sont les témoignages.
364
JOSEPH
0E
MAISTRE
Les Origines du Christianisme
LE
CHEVALIER.
Dès que j'aurai rédigé cet entretien, je v e u x
le faire lire à cet ami c o m m u n dont v o u s me
parliez il y a peu de t e m p s ; je suis persuadé qu'il
trouvera v o s raisons bonnes, ce qui v o u s fera
grand plaisir, puisque v o u s l'aimez t a n t . Si je
ne me trompe, il croira m ê m e que v o u s avez
ajouté a u x raisons de Sénèque, qui d e v a i t être
c e p e n d a n t un très grand génie, car il est cité de
t o u t côté. Je m e rappelle que mes premières
versions étaient puisées dans un petit livre intitulé
Sénèque chrétien, qui ne contenait que les propres
paroles de ce philosophe. Il fallait que cet h o m m e
fût d'une belle force pour qu'on lui ait fait cet
honneur. J'avais donc une assez grande vénération pour lui, lorsque La Harpe est v e n u déranger
t o u t e s m e s idées a v e c un v o l u m e entier de son
Lycée, t o u t rempli d'oracles t r a n c h a n t s rendus
contre Sénèque. J e v o u s a v o u e c e p e n d a n t que
je p e n c h e toujours pour l'avis du v a l e t de la
comédie :
Ce Sénèque, monsieur, était un bien grand homme !
LE
COMTE.
Vous faites fort bien, M. le chevalier, de ne
point changer d'avis. J e sais par c œ u r t o u t ce
qu'on a dit contre Sénèque ; mais il y a bien des
choses aussi à dire en sa faveur. Prenez garde
seulement que le plus grand défaut qu'on reproche
à lui ou à son style tourne au profit de ses lecteurs ; sans d o u t e il est trop recherché, trop sen-
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
365
t e n c i e u x ; sans d o u t e il v i s e t r o p à ne rien dire
c o m m e les autres : mais a v e c ses tournures originales, av.ec ses traits i n a t t e n d u s , il pénètre profond é m e n t las esprits,
Et de tout ce qu'il dit laisse un long souvenir.
J e n e connais pas d'auteur (Tacite peut-être
e x c e p t é ) qu'on se rappelle d a v a n t a g e . A n e considérer que le fond des choses, il a des m o r c e a u x
inestimables ; ses épîtres sont u n trésor de morale
et de b o n n e philosophie. Il y a telle de ces épîtres
que Bourdaloue o u Massillon auraient p u réciter
en chaire a v e c quelques légers c h a n g e m e n t s : ses
questions naturelles sont sans contredit le morceau
le plus précieux que l'antiquité nous ait laissé
dans ce genre : il a fait u n b e a u traité sur la
Providence qui n'avait p o i n t encore de n o m à
R o m e du t e m p s de Cicéron. Il n e tiendrait qu'à
moi de le citer sur une foule de questions qui
n'avaient pas é t é traitées ni m ê m e pressenties par
ses devanciers. Cependant, malgré s o n mérite, qui
est très grand, il m e serait permis de convenir
sans orgueil que j'ai p u ajouter à ses raisons.
Car j e n'ai en cela d'autre mérite que d'avoir
profité de plus grands secours ; et j e crois aussi,
à v o u s parler vrai, qu'il n'est supérieur à c e u x
qui l'ont précédé q u e par la m ê m e raison, et
que s'il n'avait été r e t e n u par les préjugés de
siècle, d e patrie et d ' É t a t , il eût p u nous dire à
peu près t o u t ce que j e v o u s ai dit ; car t o u t me
porte à juger qu'il a v a i t u n e connaissance assez
approfondie de nos d o g m e s .
LE
Croiriez-vous
SÉNATEUR.
peut-être
au
Christianisme
de
366
JOSEPH
DB
MAISTRE
Sénèque ou à sa correspondance épistolaire a v e c
saint Paul ?
LE
COMTE.
J e suis fort éloigné de soutenir ni l'un ni l'autre
de ces d e u x faits ; mais je crois qu'ils o n t une
racine vraie, et je m e tiens sûr q u e Sénèque a
e n t e n d u saint Paul, c o m m e j e le suis que v o u s
m'écoutez dans ce m o m e n t . Nés et v i v a n t s dans
la lumière, nous ignorons ses effets sur l ' h o m m e
qui n e l'aurait j a m a i s v u e . Lorsque les Portugais
portèrent le Christianisme a u x Indes, les Japonais,
qui s o n t le peuple le plus intelligent de l'Asie,
furent si frappés de cette nouvelle doctrine dont
la r e n o m m é e les a v a i t c e p e n d a n t très imparfaitem e n t informés, qu'ils d é p u t è r e n t à Goa d e u x
membres d e leurs d e u x principales académies
pour s'informer de c e t t e nouvelle religion ; et
bientôt des ambassadeurs japonais vinrent demander des prédicateurs chrétiens a u vice-roi
des Indes ; de manière que, pour le dire en passant,
il n'y e u t j a m a i s rien de plus paisible, de plus
égal et de plus libre que l'introduction du Christianisme au J a p o n : ce qui est profondément
ignoré par b e a u c o u p de gens qui se m ê l e n t d'en
parler. Mais les R o m a i n s et les Grecs du siècle
d'Auguste étaient bien d'autres h o m m e s que les
J a p o n a i s du X V I . N o u s n e réfléchissons pas
assez à l'effet que le Christianisme dut opérer
sur u n e foule de bons esprits de c e t t e époque. Le
gouverneur r o m a i n de Césarée, qui savait très
bien ce que c'était que cette doctrine, disant t o u t
effrayé à saint Paul : a C'est assez pour cette heure,
retirez-vous, » et les aréopagites qui lui disaient :
e
« Nous
vous entendrons
une autre fois sur ces
LES
SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG
367
choses, » faisaient, sans le savoir, u n bel éloge de
sa prédication. Lorsqu'Agrippa, après avoir e n t e n d u saint Paul, lui dit : II s'en faut de peu que
vous ne me persuadiez d'être chrétien ; l'Apôtre
• lui répondit : « Plût à Dieu qu'il ne s'en fallût
de rien du tout, et que vous devinssiez, vous et tous
ceux qui m'entendent, semblables à moi, A LA
» et il m o n t r a ses chaînes.
Après que dix-huit siècles o n t passé sur ces pages
saintes : après cent lectures de c e t t e belle réponse,
R É S E R V E D E CES L I E N S ,
je crois la lire encore pour la première fois, t a n t
elle me paraît noble, douce, ingénieuse, pénétrante ! J e ne puis v o u s exprimer enfin à quel
point j'en suis t o u c h é . Le c œ u r de d'Alembert,
quoique raccorni par l'orgueil et par u n e philosophie glaciale, ne tenait pas contre ce discours :
jugez de l'effet qu'il dut produire sur les auditeurs.
Rappelons-nous que les h o m m e s d'autrefois étaient
faits c o m m e nous. Ce roi Agrippa, c e t t e reine
Bérénice, ces proconsuls Serge et Gallion (dont le
premier se fit chrétien), ces gouverneurs F é l i x
et F a u s t u s , ce tribun Lysias et t o u t e leur suite,
a v a i e n t des parents, des amis, des correspondants.
Ils parlaient, ils écrivaient. Mille bouches répétaient ce que nous lisons aujourd'hui, et ces nouvelles faisaient d'autant plus d'impression qu'elles
annonçaient c o m m e preuve de la doctrine des
miracles incontestables, m ê m e de nos jours, pour
t o u t h o m m e qui juge sans passion. Saint Paul
prêcha u n e a n n é e et demie à Corinthe et d e u x ans
à E p h è s e ; t o u t ce qui se passait dans ces grandes
villes retentissait en u n clin d'œil jusqu'à R o m e .
Mais enfin le grand apôtre arriva à R o m e m ê m e
où il demeura deux ans entiers, "recevant tous ceux
qui venaient le voir, et prêchant en toute liberté sans
que personne le gênât. P e n s e z - v o u s qu'une telle
368
JOSEPH
DE
MAISTRE
prédication ait pu échapper à Sénèque qui avait
alors s o i x a n t e ans ? et lorsque depuis, traduit au
moins d e u x fois d e v a n t les t r i b u n a u x pour la
doctrine qu'il enseignait, Paul se défendit publiq u e m e n t et fut absous, pensez-vous que ces événem e n t s n'aient pas rendu sa prédication et plus
célèbre et plus puissante ? T o u s c e u x qui o n t la
moindre connaissance de l'antiquité s a v e n t que
le Christianisme, dans son berceau, était pour les
Chrétiens une initiation, et pour les autres un
système, u n e secte philosophique o u théurgique.
T o u t le m o n d e sait c o m b i e n o n é t a i t alors a v i d e
d'opinions nouvelles : il n'est pas m ê m e permis
d'imaginer q u e Sénèque n'ait point e u connaissance de l'enseignement de saint Paul ; et la
démonstration est a c h e v é e par la lecture de ses
ouvrages, o ù il parle, de D i e u et de l ' h o m m e
d'une manière t o u t e nouvelle. A c ô t é du passage
de ses épîtres o ù il dit que Dieu doit être honoré
et A I M É , u n e main i n c o n n u e écrivit jadis sur la
marge d e l'exemplaire d o n t je me sers : Deum
amari vix alii auctores dixerunt. L'expression est
au m o i n s très rare et très remarquable.
1
Pascal a fort bien observé qu'aucune autre reli-
gion que la nôtre n'a demandé à Dieu de l'aimer ;
sur quoi je me rappelle que Voltaire, dans le
h o n t e u x c o m m e n t a i r e qu'il a a j o u t é a u x pensées
de cet h o m m e f a m e u x , objecte que Marc-Aurèle
et Epictète parlent
CONTINUELLEMENT
S aimer Dieu.
Pourquoi ce joli érudit n'a-t-il pas daigné nous
citer les passages ? Rien n'était plus aisé, puisque,
s u i v a n t lui, ils se t o u c h e n t . Mais r e v e n o n s à
Sénèque. Ailleurs il a dit : Mes Dieux, et m ê m e
notre Dieu et notre Père ; il a dit formellement :
Que la volonté de Dieu soit faite. On passe sur ces
expressions ; mais cherchez-en d e semblables chez
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
369*
les philosophes qui l'ont précédé, et cherchez-les
surtout dans Cicéron qui a traité précisément les
m ê m e s sujets. V o u s n'exigez pas, j'espère, de ma
mémoire d'autres citations dans ce m o m e n t ; mais
lisez les ouvrages de S é n è q u e , e t v o u s sentirez
la v é r i t é de ce q u e j'ai l'honneur d e v o u s dire.
J e me flatte que, lorsque v o u s t o m b e r e z sur certains passages d o n t je n'ai plus qu'un souvenir
v a g u e , o ù il parle de l'incroyable héroïsme d e
certains h o m m e s qui o n t b r a v é les t o u r m e n t s les
plus horribles a v e c u n e intrépidité qui parait
surpasser les forces de l ' h u m a n i t é , v o u s ne douterez guère qu'il n'ait eu les Chrétiens en v u e .
D'ailleurs, la tradition sur le Christianisme de*
Sénèque et sur ses rapports a v e c saint Paul, sans
être décisive, est c e p e n d a n t quelque chose de
plus que rien, si on la joint surtout a u x autres
présomptions.
Enfin le Christianisme à peine n é avait pris
racine dans la capitale du m o n d e . Les Apôtres
a v a i e n t prêché à R o m e v i n g t - c i n q ans a v a n t le
règne de Néron. Saint Pierre s'y entretint a v e c
Philon : d e pareilles conférences produisirent
nécessairement de grands effets. Lorsque nous
e n t e n d o n s parler de J u d a ï s m e à R o m e sous les
premiers empereurs, et surtout parmi les R o m a i n s
m ê m e s , très s o u v e n t il s'agit de Chrétiens : rien
n'est si aisé q u e de s'y tromper. On sait que les
Chrétiens, du moins un assez grand n o m b r e d'en*
tre e u x , se crurent l o n g t e m p s t e n u s à l'observ a t i o n de certains points de la loi mosaïque ;
par e x e m p l e , à celui de l'abstinence du sang.
Fort a v a n t dans le quatrième siècle, on v o i t
encore des Chrétiens martyrisés en Perse pour
avoir refusé de violer les observances légales. Il
n'est donc pas é t o n n a n t qu'on les ait s o u v e n t
370
JOSEPH
DE MAISTRE
confondus, e t v o u s verrez e n effet les Chrétiens
e n v e l o p p é s c o m m e Juifs dans la persécution que
ces derniers s'attirèrent par leur révolte contre
l'empereur Adrien. Il faut avoir la v u e bien fine
et le coup d'œil très juste ; il faut de plus regarder
de très près, pour discerner les d e u x religions
chez l e s auteurs des d e u x premiers siècles. P l u tarque, par e x e m p l e , de qui veut-il parler, lorsque,
dans s o n Traité de la Superstition, il s'écrie :
O Grecs 1 qu'est-ce donc que les Barbares ont fait
de vous ? et q u e t o u t de suite il parle de sabbatismesy d e prosternations, de h o n t e u x accroupiss e m e n t s , e t c . Lisez le passage entier, e t v o u s ne
saurez s'il s'agit de d i m a n c h e ou de sabbat, si
v o u s c o n t e m p l e z u n deuil j u d a ï q u e ou les premiers
r u d i m e n t s de la pénitence canonique. L o n g t e m p s
je n ' y ai v u q u e le J u d a ï s m e pur e t simple ;
aujourd'hui je penche pour l'opinion contraire. J e
v o u s citerais encore à ce propos les vers de R u tilius, si je m'en souvenais, c o m m e d i t m a d a m e
de S é v i g n é . J e v o u s renvoie à son v o y a g e : v o u s
y lirez l e s plaintes amères qu'il fait de cette supers-
tition judaïque qui s'emparait
du monde entier.
Il e n v e u t à P o m p é e e t à Titus pour avoir conquis
c e t t e malheureuse J u d é e qui e m p o i s o n n a i t l e
m o n d e : or, qui pourrait croire qu'il s'agit ici
de J u d a ï s m e ? N'est-ce p a s , a u contraire, le Christ i a n i s m e qui s'emparait d u m o n d e e t qui repoussait é g a l e m e n t le J u d a ï s m e et le P a g a n i s m e ?
Ici l e s faits parlent ; il n'y a p a s m o y e n de disputer.
A u reste, messieurs, j e supposerai volontiers
que v o u s pourriez bien être de l'avis d e Montaigne, e t qu'un m o y e n sûr de v o u s faire haïr
les choses vraisemblables serait de v o u s les planter
pour d é m o n t r é e s . Croyez d o n c ce qu'il v o u s plaira
sur c e t t e question particulière ; m a i s dites-moi,
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
371
je v o u s prie, pensez-vous que le J u d a ï s m e seul
ne fût pas suffisant pour influer sur le s y s t è m e
moral e t religieux d'un h o m m e aussi pénétrant
que Sénèque, et qui connaissait parfaitement c e t t e
religion ? Laissons dire les p o è t e s qui ne v o i e n t
que la superficie des choses, et qui croient avoir
t o u t dit q u a n d ils ont appelé les Juifs verpos
et recutitos, et t o u t ce qui v o u s plaira. Sans
d o u t e q u e le grand a n a t h è m e pesait déjà sur e u x .
Mais n e p o u v a i t - o n pas alors, c o m m e à présent,
admirer les écrits en méprisant les personnes ?
Au m o y e n de la version des S e p t a n t e , Sénèque
pouvait lire la Bible aussi c o m m o d é m e n t que
nous. Que devait-il penser lorsqu'il comparait les
théogonies p o é t i q u e s a u premier verset de la
Genèse, o u qu'il rapprochait le déluge d'Ovide
de celui de Moïse ? Quelle source i m m e n s e de
réflexions ! T o u t e la philosophie a n t i q u e pâlit
d e v a n t le seul livre d e la Sagesse. Nul h o m m e
intelligent e t libre de préjugés n e lira les P s a u m e s
sans être frappé d'admiration et transporté dans
un n o u v e a u m o n d e . A l'égard des personnes
m ê m e s , il y a v a i t de grarfdes distinctions à faire.
Philon e t J o s è p h e étaient bien a p p a r e m m e n t des
h o m m e s de b o n n e c o m p a g n i e , et l'on p o u v a i t
sans d o u t e s'instruire a v e c e u x . E n général, il y
avait dans c e t t e nation, m ê m e dans les t e m p s
les plus anciens, et l o n g t e m p s a v a n t son m é l a n g e
a v e c les Grecs, b e a u c o u p plus d'instruction qu'on
ne le croit c o m m u n é m e n t , par des raisons qu'il
ne serait pas difficile d'assigner. Où avaient-ils
pris, par e x e m p l e , leur calendrier, l'un des plus
justes, et peut-être le plus j u s t e de l'antiquité ?
N e w t o n , dans sa chronologie, n'a pas dédaigné
de lui rendre pleine justice, e t il ne t i e n t qu'à
nous de l'admirer encore d e nos jours, puisque
372
JOSEPH
DE
MAISTRE
nous le v o y o n s marcher de front a v e c celui des
nations modernes, sans erreurs ni embarras d'aucune espèce. On peut voir, par l'exemple de Daniel,
combien les h o m m e s habiles de cette nation étaient
considérés à B a b y l o n e , qui renfermait certainem e n t de grandes connaissances. Le f a m e u x rabbin
Moïse Maimonide,
dont j'ai parcouru quelques
ouvrages t r a d i y t s , nous apprend qu'à la fin de
la grande captivité, un très grand nombre de
Juifs ne voulurent point retourner chez eux :
qu'ils se fixèrent à B a b y l o n e ; qu'ils y jouirent
de la plus grande liberté, de la plus grande considération, et que la garde des archives les plus
secrètes à E c b a t a n e était confiée à des h o m m e s
choisis dans cette nation.
E n feuilletant l'autre jour mes petits
Elzèvirs
que v o u s v o y e z là rangés en cercles sur ce plateau
tournant, je t o m b a i par hasard sur la république
hébraïque de Pierre Cunœus. Il m e rappela cette
anecdote si curieuse d'Aristote, qui s'entretint
en Asie a v e c un Juif auprès duquel les s a v a n t s
les plus distingués de la Grèce lui parurent des
espèces de barbares.
La t r a d u c t i o n des livres sacrés dans une langue
devenue celle de l'univers, la dispersion des Juifs
dans les différentes parties du monde, et la curiosité naturelle à l'homme pour t o u t ce qu'il y a
de n o u v e a u et d'extraordinaire, a v a i e n t fait
connaître de t o u t côté la loi mosaïque, qui devenait ainsi une introduction au Christianisme.
Depuis l o n g t e m p s , les Juifs servaient dans les
armées de plusieurs princes qui les e m p l o y a i e n t
volontiers à cause de leur valeur reconnue et de
leur fidélité sans égale. Alexandre surtout en
tira grand parti et leur m o n t r a des égards recherchés. Ses successeurs au t r ô n e d ' E g y p t e l'imité-
LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG
373
rent sur ce point, et donnèrent c o n s t a m m e n t
a u x Juifs de très grandes marques de confiance
Lagus m i t sous leur garde les plus fortes places
de l ' E g y p t e , et, pour conserver les villes qu'il
a v a i t conquises dans la Libye, il ne trouva rien
de m i e u x que d'y e n v o y e r des colonies juives.
L'un des P t o l o m é e s , ses successeurs, v o u l u t se
procurer u n e traduction solennelle des livres
sacrés. E v e r g è t e s , après avoir conquis la Syrie,
vint rendre ses actions de grâces à Jérusalem r
il offrit à D I E U u n grand n o m b r e de v i c t i m e s
et fit de riches présents au t e m p l e . Philométor
et Cléopâtre confièrent à d e u x h o m m e s d e c e t t e
nation le g o u v e r n e m e n t du r o y a u m e e t le c o m m a n d e m e n t de l'armée. T o u t en un m o t justifiait
le discours de Tohie à ses frères : Dieu vous a
dispersés parmi les nations qui ne le connaissent
pas, afin que vous leur fassiez connaître ses merveilles ; afin que vous leur appreniez qu'il est le
seul Dieu et le seul tout-puissant.
S u i v a n t les idées anciennes, qui a d m e t t a i e n t
une foule de divinités et surtout de d i e u x nation a u x , le Dieu d'Israël n'était, pour les Grecs,
pour les R o m a i n s et m ê m e pour t o u t e s les autres
nations, qu'une nouvelle divinité ajoutée a u x
autres ; ce qui n'avait rien de c h o q u a n t . Mais
c o m m e il y a toujours dans la vérité une action
secrète plus forte que tous les préjugés, le n o u v e a u
Dieu, partout o ù il se montrait, d e v a i t nécessairement faire u n e grande impression sur u n e foule
d'esprits. J e v o u s en ai cité r a p i d e m e n t q u e l q u e s
e x e m p l e s , et j e puis encore v o u s en citer d'autres.
La cour des empereurs romains avait un grand
respect pour le t e m p l e de Jérusalem. Caïus
Agrippa a y a n t traversé la J u d é e sans y faire ses
dévotions, (voulez-vous m e pardonner c e t t e exprès-
374
JOSEPH
DE
MAISTRE
sion ?) son aïeul, l'empereur A u g u s t e , e n fut
e x t r ê m e m e n t irrité ; et ce qu'il y a de bien singulier, c'est qu'une disette terrible qui affligea R o m e
à c e t t e époque fut regardée par l'opinion publique
c o m m e u n c h â t i m e n t de c e t t e faute. Par une
espèce de réparation, ou par u n m o u v e m e n t
s p o n t a n é encore plus honorable pour lui, A u g u s t e ,
quoiqu'il fût en général grand et c o n s t a n t ennemi
des religions étrangères, ordonna qu'on sacrifierait c h a q u e jour à ses frais sur l'autel d e Jérusalem. Livie, sa f e m m e , y fit présenter des dons
considérables. C'était la m o d e à la cour, e t la
chose e n était v e n u e a u point que t o u t e s les
nations, m ê m e les moins amies de la j u i v e , craignaient de l'offenser, de peur de déplaire au
maître ; et que t o u t h o m m e qui aurait osé t o u cher a u livre sacré des Juifs, o u à l'argent qu'ils
e n v o y a i e n t à Jérusalem, aurait été considéré et
puni c o m m e un sacrilège. Le b o n sens d'Auguste
d e v a i t sans d o u t e être frappé de la manière dont
les Juifs c o n c e v a i e n t la D i v i n i t é . Tacite, par u n
a v e u g l e m e n t singulier, a porté c e t t e doctrine a u x
nues en c r o y a n t la blâmer d a n s u n t e x t e célèbre ;
mais rien ne m'a fait a u t a n t d'impression que
l ' é t o n n a n t e sagacité de Tibère a u sujet des Juifs.
Séjan, qui les détestait, a v a i t v o u l u jeter sur e u x
le s o u p ç o n d'une conjuration qui d e v a i t les perdre :
Tibère n'y fit nulle a t t e n t i o n , cor, disait ce prince
pénétrant, cette nation, par principe, ne portera
jamais la main sur un souverain. Ces Juifs, qu'on
se représente c o m m e u n peuple farouche et i n t o lérant, é t a i e n t cependant, à certains égards, le
plus tolérant de t o u s , au point qu'on a peine quelquefois à comprendre c o m m e n t les professeurs
exclusifs de la vérité se m o n t r a i e n t si a c c o m m o d a n t s a v e c les religions étrangèies. On connaît
LES SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
375
la manière t o u t à fait libérale d o n t Elisée résolut
le cas de conscience proposé par u n capitaine de
la garde syrienne. Si le prophète a v a i t é t é jésuite,
nul d o u t e q u e Pascal, pour c e t t e décision, ne
l'eût mis, quoiqu'à tort, dans ses Lettres p r o v i n ciales. Philon, si je n e m e t r o m p e , observe quelque
part que le grand-prêtre des Juifs, seul dans
l'univers, priait pour les n a t i o n s e t les puissances
étrangères. E n effet, j e ne crois pas qu'il y en
ait d'autre e x e m p l e dans l'antiquité. Le t e m p l e
de J é r u s a l e m était environné d'un portique destiné a u x étrangers qui v e n a i e n t y prier librement.
U n e foule de ces Gentils a v a i e n t confiance e n ce
Dieu (quel qu'il fût) qu'on adorait sur le m o n t
de Sion. Personne ne les gênait ni n e leur d e m a n dait c o m p t e de leurs c r o y a n c e s nationales, et nous
les v o y o n s encore, dans l'Evangile, venir, a u jour
solennel de P â q u e , adorer à Jérusalem, sans la
moindre m a r q u e de désapprobation ni de surprise
de la part de l'historien sacré.
L'esprit h u m a i n a y a n t é t é suffisamment préparé o u averti par ce noble culte, le Christianisme parut ; et, presque au m o m e n t de sa naissance, il fut c o n n u e t prêché à R o m e . C'en est
assez pour que je sois en droit d'affirmer que la
supériorité d e Sénèque sur ses devanciers, par
parenthèse j ' e n dirais a u t a n t de Plutarque, dans
t o u t e s les questions qui intéressent réellement
l ' h o m m e , ne p e u t être attribuée qu'à la connaissance plus o u moins parfaite qu'il a v a i t des
dogmes m o s a ï q u e s e t chrétiens. La vérité est
faite pour notre intelligence c o m m e la lumière
pour notre œ i l ; l'une e t l'autre s'insinuent sans
effort de leur part e t sans instruction de la nôtre,
t o u t e s les fois qu'elles s o n t à portée d'agir. D u
m o m e n t o ù le Christianisme parut dans le m o n d e ,
376
JOSEPH
D E MAISTRE
il se fit u n c h a n g e m e n t sensible dans les écrits
des philosophes, e n n e m i s m ê m e ou indifférents.
Tous ces écrits o n t , si je puis m'exprimer ainsi,
une couleur que n'avaient pas les o u v r a g e s antérieurs à c e t t e grande époque. Si d o n c la raison
h u m a i n e v e u t nous montrer ses forces, qu'elle
cherche ses preuves a v a n t notre ère ; qu'elle ne
v i e n n e p o i n t battre sa nourrice, e t , c o m m e elle
l'a fait si s o u v e n t , nous citer ce qu'elle t i e n t de
la révélation, pour nous prouver qu'elle n'en a
pas besoin. Laissez-moi, de grâce, v o u s rappeler
un trait ineffable de ce fou du grand genre (comme
l'appelle Buffon), qui a tant influé sur u n siècle
bien digne de l'écouter. R o u s s e a u n o u s dit fièrem e n t dans s o n E m i l e : Qu'on lui soutient vaine-
ment la nécessité d'une révélation, puisque Dieu a
tout dit à nos yeux, à notre conscience et à notre
jugement : que Dieu veut être adoré E N E S P R I T E T
E N V É R I T É , et que tout le reste n'est qu'une affaire
de police. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle raisonner ! Adorer Dieu en esprit et en vérité ! C'est
une bagatelle sans d o u t e ! il n'a fallu Q U E Dieu
pour nous l'enseigner.
Lorsqu'une bonne n o u s d e m a n d a i t jadis : Pourquoi Dieu nous a-t-il mis au monde ? N o u s répondions : Pour le connaître, l'aimer, le servir dans
cette vie, et mériter ainsi ses récompenses dans
l'autre. V o y e z c o m m e n t c e t t e réponse, qui est à
la portée de la première enfance, est c e p e n d a n t
si admirable, si étourdissante, si incontestablem e n t au-dessus de t o u t ce q u e la science h u m a i n e
réunie a jamais pu imaginer, que le sceau divin
est aussi visible sur c e t t e ligne du Catéchisme
élémentaire que sur le Cantique de Marie, ou sur
les oracles les plus p é n é t r a n t s du S E R M O N D E LA
MONTAGNE.
LES
SOIRÉES
DE SAINT-PÉTERSBOURG
377
Ne s o y o n s donc n u l l e m e n t surpris si c e t t e
doctrine divine, plus ou m o i n s c o n n u e de Sénèque,
a produit dans ses écrits u n e foule de traits qu'on
ne saurait t r o p remarquer. J'espère que c e t t e
petite discussion, que nous a v o n s pour ainsi dire
t r o u v é e sur notre route, n e v o u s aura point
ennuyés.
Quant à La Harpe, que j'avais t o u t à fait
perdu de v u e , que v o u l e z - v o u s que je v o u s dise ?
E n faveur de ses t a l e n t s , de sa noble résolution,
de son repentir sincère, de son invariable persévérance, faisons grâce à t o u t ce qu'il a dit sur
des choses qu'il n'entendait pas, ou qui réveillaient dans lui quelque passion mal assoupie.
Qu'il repose en paix ! E t n o u s aussi, messieurs,
allons reposer en paix ; nous a v o n s fait u n excès
aujourd'hui, car il est d e u x heures : c e p e n d a n t
il ne faut pas nous en repentir. T o u t e s les soirées
de cette grande ville n'auront p a s é t é aussi i n a e centes, ni par conséquent aussi heureuses q u e la
nôtre. Reposons donc en paix ! et puisse ce s o m meil tranquille, précédé et produit par des t r a v a u x
utiles e t d'innocents plaisirs, être l'image e t le
gage de ce repos sans fin qui n'est accordé d e
m ê m e qu'à une suite de jours passés c o m m e les
heures qui v i e n n e n t de s'écouler pour nous !
Dieu est le lieu des esprits et des cœurs
Notre u n i t é mutuelle résulte de notre u n i t é en
Dieu t a n t célébrée par la philosophie m ê m e . Le
s y s t è m e de Malebranche de la vision en Dieu
n'est qu'un superbe c o m m e n t a i r e de ces m o t s si
connus de saint Paul ; C'est en lui que nous mtoms
378
JOSEPH
D E M AI STB E
la vie, le mouvement et Fêtre. Le p a n t h é i s m e des
stoïciens et celui de Spinosa sont u n e corruption
de cette grande idée, mais c'est toujours le m ê m e
principe, c'est toujours c e t t e t e n d a n c e vers l'unité.
La première fois que je lus dans le grand ouvrage
de cet admirable Malebranche, si négligé par son
injuste et a v e u g l e patrie : Que Dieu est le lieu
des esprits comme Fespace est le lieu des corps, je
fus ébloui par cet éclair de génie et prêt à m e prosterner. Les h o m m e s o n t peu dit de choses aussi
belles.
J'eus la fantaisie jadis de feuilleter les œ u v r e s
de m a d a m e G u y o n , u n i q u e m e n t parce qu'elle
m'avait é t é r e c o m m a n d é e par le meilleur de mes
amis, François de Cambrai. J e t o m b a i sur un
passage du c o m m e n t a i r e sur le Cantique des
Cantiques, o ù c e t t e f e m m e célèbre compare les
intelligences h u m a i n e s a u x e a u x courantes qui
sont t o u t e s parties de l'Océan, et qui n e s'agitent
sans cesse que pour y retourner (1).
(1) Voici le passage de Mad. Guyon» indiqué dans le
dialogue : — « Dieu étant notre dernière fin, l'âme peut
sans cesse s'écouler dans lui comme dans son terme et son
centre, et y être mêlée et transformée sans en ressortir
jamais. Ainsi qu'un fleuve, qui est une eau sortie de la
mer et très distincte de la mer, se trouvant hors de son
origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher
de la mer, jusqu'à ce qu'y étant enfin retombé, il se perde
et se mélange avec elle, ainsi qu'il y était perdu et mêlé
avant que d'en sortir ; et il ne peut plus en être distingué. »
(Comment, sur le Cantique des Cantiques; in-12, 1687,
chap. I, v. i.)
L'illustre ami de madame Guyon exprime encore la même
idée dans son Télémaque. La raison, dit-il, est comme un
grand océan de lumières : nos esprits sont comme de petits
ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre.
(Liv. IV.) On sent dans ces deux morceaux deux âmes
fKeHes.
LES
SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
379
Mais t o u t e s ces e a u x n e p e u v e n t se mêler à
l'Océan sans se mêler ensemble, d u m o i n s d'une
certaine manière q u e je n e c o m p r e n d s p a s d u
t o u t . Quelquefois je voudrais m'élancer hors des
limites étroites de ce m o n d e ; j e voudrais anticiper sur le jour des révélations e t m e plonger
dans l'infini. Lorsque la double loi de l ' h o m m e
sera effacée, et que ces d e u x centres seront confondus, il sera U N : car n'y a y a n t plus de c o m b a t
dans lui, où prendrait-il l'idée de la dualité ? Mais,
si n o u s considérons les h o m m e s les uns à l'égard
des autres, qu'en sera-t-il d ' e u x lorsque, le mal
étant anéanti, il n'y aura plus d e passion ni d'intérêt personnel ? Que deviendra le MOI, lorsque
t o u t e s les pensées seront c o m m u n e s c o m m e les
désirs, lorsque t o u s les esprits se verront c o m m e
ils sont v u s ? Qui p e u t comprendre, qui p e u t se
représenter c e t t e Jérusalem céleste où t o u s les
h a b i t a n t s , pénétrés par le m ê m e esprit, se pénétreront m u t u e l l e m e n t et se réfléchiront le bonheur ? U n e infinité de spectres l u m i n e u x de m ê m e
dimension, s'ils v i e n n e n t à coïncider e x a c t e m e n t
dans le m ê m e lieu, n e sont plus u n e infinité de
spectres l u m i n e u x ; c'est u n seul spectre infinim e n t l u m i n e u x . J e m e garde bien c e p e n d a n t de
vouloir toucher à la personnalité, sans laquelle
l'immortalité n'est rien ; mais je n e puis m'empêcher d'être frappé en v o y a n t c o m m e n t t o u t
l'univers n o u s r a m è n e à c e t t e m y s t é r i e u s e unité.
Saint P a u l a i n v e n t é u n m o t qui a passé dans
t o u t e s les langues chrétiennes ; c'est celui d'édifier,
qui est fort é t o n n a n t a u premier coup d'œil :
car q u ' y a-t-il d o n c de c o m m u n entre la construction d'un édifice e t le b o n e x e m p l e qu'on
d o n n e à s o n prochain ?
Mais on découvre b i e n t ô t la racine de c e t t e
20
380
JOSEPH
DE
MAISTRE
expression. Le v i c e écarte les h o m m e s , c o m m e la
v e r t u les unit. Il n'y a pas un a c t e contre l'ordre
qui n'enfante u n intérêt particulier contraire à
l'ordre général ; il n'y a p a s u n a c t e pur qui ne
sacrifie u n intérêt particulier à l'intérêt général,
c'est-à-dire qui ne t e n d e à créer une v o l o n t é une
et régulière à la place de ces myriades de v o l o n t é s
divergentes et coupables. Saint Paul partait donc
de c e t t e idée f o n d a m e n t a l e , que n o u s s o m m e s
tous F édifice de Dieu ; et que cet édifice que nous
devons élever est le corps du Sauveur. Il tourne
c e t t e idée de plusieurs manières. 11 v e u t qu'on
%*édifie les u n s les autres ; c'est-à-dire que chaque
h o m m e prenne place v o l o n t a i r e m e n t c o m m e une
pierre de cet édifice spirituel, et qu'il t â c h e de
t o u t e s ses forces d'y appeler les autres, afin que
t o u t h o m m e édifie et soit édifié. 11 prononce surt o u t ce m o t célèbre : La science enfle, mais la
charité édifie : m o t admirable, et d'une vérité
frappante : car la science réduite à elle-même
divise a u lieu d'unir, e t t o u t e s ses constructions n e s o n t que des apparences : au lieu que la
v e r t u édifie réellement, et ne p e u t m ê m e agir
sans édifier. Saint Paul a v a i t lu dans le sublime
t e s t a m e n t de son maître que les h o m m e s sont
un et plusieurs c o m m e D i e u ; de manière que
tous sont terminés et consommés dans V unité, car
jusque-là l'œuvre n'est pas finie. E t c o m m e n t
n'y aurait-il point entre nous u n e certaine unité
(elle sera ce qu'on v o u d r a : on l'appellera c o m m e
on v o u d r a ) , p u i s q u ' u n seul homme nous a perdus
par un seul acte ? J e n e fais point ici ce qu'on
appelle un cercle e n p i o u v a n t l'unité par l'origine
du mal, e t l'origine d u mal par l'unité : point du
t o u t ; le mal n'est que trop p r o u v é par l u i - m ê m e ;
il est p a r t o u t e t s u r t o u t dans nous. Or, d e t o u t e s
LES
SOIRÉES
DE
SAINT-PÉTERSBOURG
381
les suppositions qu'on p e u t i m a g i n e r pour en
expliquer l'origine, a u c u n e n e satisfait l e b o n sens
ennemi d e l'ergotage a u t a n t q u e c e t t e croyance,
qui le présente c o m m e le résultat héréditaire d'une
prévarication f o n d a m e n t a l e , et qui a pour elle
le torrent de t o u t e s les traditions h u m a i n e s .
La dégradation de l ' h o m m e peut d o n c être
mise a u n o m b r e des preuves de l'unité h u m a i n e ,
et n o u s aider à comprendre c o m m e n t par la loi
d'analogie, qui régît t o u t e s les choses divines, le
salut de même est venu par u n seul.
V o u s disiez l'autre jour, M. le c o m t e , qu'il n'y
a v a i t pas de d o g m e chrétien qui n e fût a p p u y é
sur quelque tradition universelle et aussi ancienne
que l ' h o m m e , o u sur quelque s e n t i m e n t i n n é qui
nous appartient c o m m e notre propre e x i s t e n c e .
Rien n'est plus vrai. N ' a v e z - v o u s jamais réfléchi
à l'importance que les h o m m e s o n t toujours a t t a chée a u x repas pris en c o m m u n ? La table, dit
u n ancien proverbe grec, est F entremetteuse de
Vamitié. P o i n t d e traités, p o i n t d'accords, p o i n t
de fêtes, p o i n t de cérémonies d'aucune espèce,
m ê m e lugubres, sans repas. Pourquoi l'invitation
adressée à u n h o m m e qui dînera t o u t aussi bien
chez lui, est-elle u n e politesse ? pourquoi est-il
plus honorable d'être assis à la t a b l e d'un prince
que d'être assis ailleurs à ses côtés ? D e s c e n d e z
depuis le palais du m o n a r q u e européen jusqu'à
la h u t t e du cacique ; passez d e la plus h a u t e
civilisation a u x r u d i m e n t s d e la société ; e x a m i n e z
tous les rangs, t o u t e s les c o n d i t i o n s , tous les caractères, partout v o u s trouverez les repas placés
c o m m e u n e espèce de religion, c o m m e u n e théorie
d'égards, de bienveillance, d'étiquette, s o u v e n t
de politique ; théorie qui a ses lois, ses observances,
ses délicatesses très remarquables. Les h o m m e s
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J O S E P H DÉ
MAISTRE
n'ont pas t r o u v é de signe d'union plus expressif
que celui de se rassembler pour prendre, ainsi
rapprochés, u n e nourriture c o m m u n e . Ce signe a
paru exalter l'union jusqu'à l'unité. Ce sentim e n t é t a n t d o n c universel, la religion l'a choisi
pour e n faire la b a s e d e son principal m y s t è r e ;
e t c o m m e t o u t repas, s u i v a n t l'instinct universel,
était u n e communion à la m ê m e c o u p e , elle a
v o u l u à s o n t o u r q u e sa communion fût u n repas.
Pour la v i e spirituelle c o m m e pour la v i e corporelle, u n e nourriture est nécessaire. Le m ê m e
organe matériel sert à l'une et à l'autre. A ce
b a n q u e t , t o u s les h o m m e s d e v i e n n e n t U N e n se
rassasiant d'une nourriture qui est une, e t qui
est t o u t e dans t o u s . Les anciens Pères, pour
rendre sensible jusqu'à u n certain point c e t t e
transformation dans l'unité, tirent volontiers leurs
comparaisons de Vèpi et de la grappe, qui sont
les m a t é r i a u x d u m y s t è r e . Car t o u t ainsi que
plusieurs grains de blé o u de raisin n e font qu'un
pain e t u n e boisson, d e m ê m e ce pain et c e v i n
m y s t i q u e s , qui nous s o n t présentés à la t a b l e
sainte, brisent le MOI, e t n o u s absorbent dans
leur i n c o n c e v a b l e u n i t é .
Il y a u n e foule d'exemples d e c e s e n t i m e n t
naturel, légitimé et consacré par la religion, et
qu'on pourrait regarder c o m m e des traces presque
effacées d'un é t a t primitif. E n s u i v a n t c e t t e
route, croyez-vous, M. le c o m t e , qu'il fût absol u m e n t impossible d e se former u n e certaine i d é e
de c e t t e solidarité qui e x i s t e entre les h o m m e s
( v o u s m e permettrez bien ce t e r m e d e jurisprudence), d'où résulte la réversibilité des mérites
qui e x p l i q u e t o u t ?
Examen de la philosophie
de Bacon
(Posthume)
Joseph de Maistre, examinant la philosophie de Bacon
l'un des créateurs de la méthode expérimentale, l'un des
philosophes qui luttèrent davantage contre les méthodes
de la scolastique, y découvre la plupart des principes du
XVIII siècle contre lesquels il avait entrepris une lutte
acharnée. Après avoir exposé et réfuté, parfois avec violence,
les idées de Bacon sur Dieu, sur l'intelligence, l'âme, le
mouvement, les sens, la matière, combattant le matérialisme! il en vient à développer l'argument des causes finales
qui sont, selon lui, « le fléau du matérialisme ».
e
Les Causes finales
Il n'y a qu'ordre, proportion, rapport et s y m é trie d a n s l'univers. Si je laisse errer m e s regards
dans l'espace, j ' y découvre u n e infinité d e corps
différemment l u m i n e u x . Ce s o n t des soleils, des
planètes o u des satellites, e t t o u s se m e u v e n t ,
m ê m e c e u x qui n o u s
paraissent
immobiles.
L ' h o m m e a reçu le triangle pour mesurer t o u t :
s'il fait tourner sur elle-même c e t t e figure féconde,
elle engendre le solide m e r v e i l l e u x qui recèle
t o u t e s les merveilles d e la science. Là se t r o u v e
surtout la courbe planétaire ; c o m m e t o u t e s les
384
JOSEPH
DE
MAISTRE
autres courbes régulières, elle est représentée
et reproduite par le calcul. U n h o m m e i m m o r t e l
a d é c o u v e r t les lois des m o u v e m e n t s célestes ;
il a c o m p a r é les t e m p s , les espaces parcourus
et les distances. Le n o m b r e enchaîne t o u s ces
m o u v e m e n t s ; la lune m ê m e , l o n g t e m p s rebelle,
v i e n t aussi se ranger sous la loi c o m m u n e , e t la
c o m è t e v a g a b o n d e est surprise d e se voir a t t e i n t e
et r a m e n é e par le calcul des e x t r é m i t é s d e son
orbite sur son périgée. L ' h o m m e v o l a n t dans
l'espace sur ce grain de matière qui l'emporte
a p u saisir t o u s ces m o u v e m e n t s , il en fait des
tables ; il sait l'heure et la m i n u t e de l'éclipsé
d o n t il est séparé par v i n g t générations passées
ou futures ; il pourra sur une feuille légère tracer
e x a c t e m e n t le s y s t è m e de l'univers, et ces figures
imperceptibles seront à l'immense réalité ce que
l'intelligence représentatrice est à la créature,
semblables par la forme, incommensurables par
les dimensions.
Si l ' h o m m e regarde autour de lui, il v o i t sa
demeure partagée en trois règnes parfaitement
distingués, quoique les limites se confondent.
D a n s la matière morte il aperçoit c e p e n d a n t l'ordre,
l'invariable division, la permanence des genres,
et m ê m e une certaine organisation c o m m e n c é e .
La cristallisation seule, par l'invariabilité de ses
angles jusque dans ses derniers éléments, est pour
lui u n e source intarissable d'admiration. Il croit
connaître ce règne plus q u e les autres ; mais il se
t r o m p e , car il n e c o n n a î t les choses qu'à mesure
qu'elles lui ressemblent. Déjà il se reconnaît
dans la plante ; mais c'est à l'animal qu'il se
compare plus particulièrement, il y arrive par la
sensitive, et de l'huître il s'élève jusqu'à l'éléphant,
où l'instinct semble faire un effort pour s'approcher
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON
385
d e la raison qu'il ne peut toucher. E n t r e ces d e u x
e x t r ê m e s , quelle profusion de richesses 1 quelle
délicatesse dans les nuances ! quelle infinie diversité de fins et d e m o y e n s ! Contemplez c e t t e
division ternaire de l ' h o m m e , c e t t e t ê t e o ù s'élabore la p e n s é e ; c e t t e poitrine, règne du s e n t i m e n t
e t des passions ; c e t t e région inférieure, réceptable
des opérations grossières ! Trois organes principaux
sont présents dans t o u t e s les parties d u corps par
des p r o l o n g e m e n t s de leur propre substance.
L'homme est t o u t foie par les v e i n e s qui en partent;
il est t o u t c œ u r par les artères ; il est t o u t cerveau
par les nerfs. Cette division ternaire, qui est
frappante dans l'homme, se répète plus ou moins
dans t o u t e l'espèce animale à mesure qu'elle est
parfaite ; mais la nature s'est jouée dans l'insecte
en coupant les principes pour les distinguer ;
et c'est encore cette h u m b l e espèce qu'elle a choisie
pour montrer à l ' h o m m e dans les é t o n n a n t e s
m é t a m o r p h o s e s de l'insecte u n e allégorie frapp a n t e ; car, lui-même, n'est-il pas s u c c e s s i v e m e n t
ver, L A R V E et papillon ? Que l ' h o m m e rassemble
t o u t e s les forces de son â m e pour admirer la merveille seule de la reproduction des êtres v i v a n t s .
O profondeur ! 0 m y s t è r e i n c o n c e v a b l e qui fatigue
l'admiration sans pouvoir l'assouvir ! Qu'est-ce
donc que c e t t e c o m m u n i c a t i o n de la v i e ? Le
germinaliste, après avoir t r o u v é t a n t de raisons
de se moquer de l'épigénésiste, s'arrête l u i - m ê m e
t o u t pensif d e v a n t l'oreille d u m u l e t , et d o u t e de
tout ce qu'il croyait. Imprégnation, gestation,
naissance, accroissement, nutrition, reproduction,
dissolution, équilibre des s e x e s , b a l a n c e m e n t des
forces, lois de la mort, a b î m e de combinaisons,
de rapports, d'affinités et d'intentions manifestes,
qui en p r o u v e n t d'autres sans n o m b r e ! U n ancien
386
JOSEPH
DE
MAISTRE
m é d e c i n observait que, parmi les os qui forment,
au nombre de deux cents, la charpente du corps
humain, il rien est pas un qui riait plus de quarante
fins. Le soleil est en rapport a v e c l'œil d u ciron :
les r a y o n s du grand astre d o i v e n t pénétrer c e t œil,
se courber dans le cristallin e t se réunir sur la
rétine c o m m e sur celle d u naturaliste qui cherche
l'animalcule à l'aide du microscope ; e t c o m m e rien
dans la nature n e p e u t attirer sans être attiré
(je dis dans la proportion des masses), c o m m e le
v a i s s e a u d e cent pièces qui attire à lui u n canot
s'en approche l u i - m ê m e nécessairement, quoique
dans une proportion insensible, de m ê m e dans le
grand e n s e m b l e t o u t e r les fins s o n t réciproques
en proportion de l'importance comparée des êtres ;
et il est impossible q u e l'œil d u ciron a i t é t é mis
en rapport a v e c le soleil sans q u e le soleil, à son
tour, ait été proportionnellement fait pour le
ciron ; il y a m ê m e u n e contradiction logique
dans la supposition d'une fin, d'une d é p e n d a n c e ,
d'une proportion, d'un rapport q u e l c o n q u e non
réciproque.
La d é m o n s t r a t i o n de l'ouvrier par l'ouvrage
est vulgaire ; elle se présente à t o u s les esprits,
et s'adapte à tous les degrés d'intelligence. Si elle
appartient en particulier à quelqu'un, c'est à
Cicéron, car il n'y a point, à proprement parler,
de pensées n e u v e s : t o u t e s sont c o m m u n e s jusqu'à
ce qu'elles soient saisies par u n h o m m e qui sache
les revêtir d'une de ces formes qui n'appartiennent
qu'au génie. Alors elles s o n t tirées de la foule,
et d e v i e n n e n t la propriété de celui qui a su les
distinguer ainsi. C'est d o n c Cicéron qui a dit :
Quoi 1 la sphère d!Archimède prouve Vexistence
d'un ouvrier intelligent qui Fa fabriquée, et le
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387
système réel de Vunivers, dont cette machine n'est
que F imitation, n'aurait pas la même force ! Il serait
difficile de présenter le grand a r g u m e n t
manière plus heureuse.
e
d'une
e
Science et Religion au XVII et an XVIII siècle
Poursuivant l'étude de la philosophie de Bacon, Joseph
de Maistre en vient à parler de l'union de la religion et de
la science dont Bacon, et beaucoup de philosophes modernes
après lui, s'ingénient à découvrir le conflit et l'opposition.
Rien ne déplaisait t a n t à B a c o n q u e l'union de la
théologie e t de la philosophie. Il appelle c e t t e
union un mauvais mariage, plus nuisible qu'une
guerre o u v e r t e entre les d e u x puissances. La
théologie s'oppose, si l'on v e u t l'en croire, à t o u t e
nouvelle d é c o u v e r t e dans les sciences, la chimie
a é t é souillée par les affinités t h é o l o g i q u e s . II se
plaint de « Fhiver moral e t des c œ u r s glacés d e son
siècle, e n qui la religion a v a i t d é v o r é l e génie. »
Enfin il n e se c o n t e n t e pas d'insulter P l a t o n e t
P y t h a g o r e , c o m m e n o u s l'avons v u , il en v i e n t
à se plaindre à p e u près o u v e r t e m e n t du tort
que l e Christianisme a v a i t fait a u x sciences,
n observe que, depuis l'époque chrétienne, l'imm e n s e majorité des esprits s'était t o u r n é e vers la
théologie, et que tous les secours, c o m m e t o u t e s
les récompenses, é t a i e n t pour elle. Il se plaint
m ê m e que, dans l'antiquité, les é t u d e s des' philosophes s'étaient tournées en grande partie vers la
morale, qui é t a i t c o m m e u n e théologie païenne.
On croit entendre u n encyclopédiste, e t personne
ne p e u t méconnaître dans les différentes citations
21
388
JOSEPH
DE
MAISTRE
qu'on v i e n t de lire, et dans u n e foule d'autres
que présente cet ouvrage, c e t t e haine concentrée,
cette rancune incurable contre la religion et ses
ministres, qui a distingué particulièrement la
plupart des s a v a n t s et des b e a u x esprits de notre
siècle.
Il est c e p e n d a n t peu de m a x i m e s à la fois plus
fausses et plus dangereuses que celle qui tend à
séparer la religion de la science. « L'esprit, a dit
Malebranche, devient plus pur, plus lumineux,
plus fort e t plus é t e n d u à proportion que s'augm e n t e l'union qu'il a a v e c Dieu, parce que c'est
elle qui fait t o u t e sa perfection. »
J e n e suis point é t o n n é que c e t t e m a x i m e
et t a n t d'autres du m ê m e genre aient fait tort à
Malebranche dans le dernier siècle, et que sa
patrie m ê m e , saisie d'un accès de délire dont
l'histoire de l'esprit h u m a i n ne présente pas
d'autre e x e m p l e , l'ait mis au-dessous de Locke.
Malebranche n'a pas moins parfaitement raison,
et il n'y a pas m ê m e de l'exagération dans ce
qu'il ajoute : « Que les h o m m e s p e u v e n t regarder
l'astronomie,la chimie et presque t o u t e s les sciences
c o m m e les divertissements d'un h o n n ê t e h o m m e ,
mais qu'ils ne d o i v e n t pas se laisser surprendre
à leur éclat, ni les préférer à la science de l'homme. »
B a c o n est t o u t à fait i n e x c u s a b l e d'avoir contredit
cette grande vérité, après l'avoir très heureusement
exprimée en prononçant ce m o t si c o n n u , que la
religion est Varomate qui empêche la science de se
corrompre. Il a donc parlé non s e u l e m e n t contre
la vérité, mais encore contre sa conscience, en
accordant a u x sciences naturelles une suprématie
qui ne leur appartient nullement. La prodigieuse
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N
389
dégradation des caractères dans le d i x - h u i t i è m e
siècle (publiée m ê m e p h y s i q u e m e n t , surtout en
France, par celle des physionomies) n'a pas d'autre
cause q u e l ' e x t i n c t i o n des sciences morales sous
le règne exclusif de la p h y s i q u e et de la desséc h a n t e algèbre.
La science a son prix sans d o u t e , mais elle doit
être limitée de plus d'une manière ; car d'abord
il est b o n qu'elle soit restreinte dans un certain
cercle d o n t le diamètre n e saurait être tracé a v e c
précision, m a i s qu'en général il est d a n g e r e u x
d'étendre sans mesure. Quelqu'un a fort bien dit,
en France, q u e la science ressemble au feu :
concentré dans les différents foyers destinés à le
recevoir, il est le plus utile e t le plus puissant
agent de l ' h o m m e ; éparpillé au hasard, c'est un
fléau é p o u v a n t a b l e .
L'antiquité nous d o n n e encore sur ce point
u n e leçon frappante, car ce n'est pas sans u n e
grande raison que, dans les t e m p s primitifs, nous
v o y o n s la science renfermée d a n s les t e m p l e s et
couverte des voiles de l'allégorie. C'est qu'en effet
le feu n e doit p o i n t être remis a u x enfants. Que si
les enfants o n t grandi, o u q u e les h o m m e s faits
aient oublié certains usages d u feu, ou q u e la
science e l l e - m ê m e soit d e v e n u e moins brûlante,
la règle originelle sera modifiée sans d o u t e ;
cependant, toujours elle se montrera dans l'alliance
naturelle et f o n d a m e n t a l e de la religion et d e la
science et dans les m o t s m ê m e s qui a c c o m p a g n e ront c o n s t a m m e n t leur séparation. 0 lois catholiques, p r o f o n d é m e n t ignorées par l'aveugle écriv a i n d o n t j ' e x p o s e les erreurs ! m a i s qui sait si de
nos jours encore on v o u d r a les reconnaître ?
390
JOSEPH
DE
MAISTRE
Les sciences doivent, en outre, être considérées
dans leur rapport a v e c les différents ordres de la
société. L ' h o m m e d ' E t a t , par e x e m p l e , ne se
plongera jamais dans les recherches p u r e m e n t
p h y s i q u e s qui e x c l u e n t son caractère et son t a l e n t .
Elles paraissent convenir t o u t aussi peu a u x
prêtres, qui auront toujours, au contraire, un
talent particulier et m ê m e u n e certaine v o c a t i o n
pour l'astronomie. Il n'est pas é t o n n a n t que,
dans l'antiquité, c e t t e science se présente c o m m e
une propriété du sacerdoce, que, dans les siècles
m o y e n s , l'astronomie soit demeurée de n o u v e a u
cachée dans les temples, et qu'enfin, au jour du
réveil des sciences, le véritable s y s t è m e d u m o n d e
ait été t r o u v é par un prêtre. Si les devoirs sévères
et les occupations i m m e n s e s du sacerdoce légitime
lui p e r m e t t a i e n t de se livrer à la chimie et, m i e u x
encore, à la médecine, il obtiendrait c e r t a i n e m e n t
des succès prodigieux. Sur la h a u t e question du
lien caché qui unit les sciences divines et humaines,
la sagesse consiste à prendre e x a c t e m e n t le contrepied de t o u t ce qu'a dit B a c o n , c'est-à-dire à
tâcher d'unir par tous les moyens possibles ce qu'il a
t â c h é de diviser par tous les moyens possibles,
la science et la religion.
Il faut de plus que les sciences naturelles soient
tenues à leur place, qui est la seconde, la préséance
appartenant de droit à la théologie, à la morale
et à la politique. T o u t e nation où cet ordre n'est
pas observé est dans un état de dégradation.
D'où v i e n t la prééminence marquée du dixs e p t i è m e siècle, surtout en France ? D e l'heureux
accord des trois éléments de la supériorité moderne,
l a religion, la science et la chevalerie, et de la
suprématie accordée au premier. On a s o u v e n t
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N
391
comparé ce siècle a u s u i v a n t , e t , c o m m e il n'y
avait pas trop m o y e n de contester la supériorité
du premier dans la littérature, o n s'en consolait
par la supériorité incontestable du second d a n s la
philosophie, tandis que c'est précisément le contraire qu'il fallait dire, car notre siècle fut surpassé
par la philosophie bien plus q u e par la littérature
du précédent. Qu'est-ce d o n c que la philosophie ?
Si je n e m e t r o m p e , c'est la science qui nous apprend
la raison des choses, et qui est plus profonde à
mesure que n o u s connaissons plus de choses.
La philosophie d u d i x - h u i t i è m e siècle est donc
parfaitement nulle (du moins pour le bien) puisqu'elle est p u r e m e n t n é g a t i v e , et qu'au lieu de
nous apprendre quelque chose, elle n'est dirigée,
de son propre a v e u , qu'à détromper l ' h o m m e ,
à ce qu'elle dit, de t o u t ce qu'il croyait savoir,
en ne lui laissant que la p h y s i q u e . Descartes,
qui ouvre le d i x - s e p t i è m e siècle, et Malebranche,
qui le ferme, n'ont point e u d'égaux parmi leurs
successeurs. Y a-t-il dans le siècle s u i v a n t u n e
meilleure a n a t o m i e , u n plus terrible e x a m e n du
cœur h u m a i n que le livre de La Rochefoucauld ?
un cours de morale plus c o m p l e t , plus approfondi,
plus satisfaisant que celui de Nicole ? Y a-t-il
dans notre siècle b e a u c o u p de livres à comparer
à celui d'Abbadie, de la Connaissance de soi-même
et des sources de la morale ? Pascal, c o m m e philosophe, a-t-il é t é égalé dans le siècle s u i v a n t ?
Quels h o m m e s q u e B o s s u e t e t F é n e l o n dans la
partie philosophique de leurs écrits ! La théologie
a y a n t d'ailleurs plusieurs points de c o n t a c t a v e c
la m é t a p h y s i q u e , il faut bien se garder d e passer
les théologiens sous silence, q u a n d il s'agit d e la
supériorité philosophique. Lisez, par e x e m p l e ,
c e q u e P é t a u a écrit sur la liberté de l ' h o m m e
392
JOSEPH
DE
MAISTRE
en elle-même et dans son rapport avec la prévision
et l'action divine ; suivez-le dans la s a v a n t e histoire de t o u t ce que l'esprit h u m a i n a p e n s é sur
ces profondes questions, et lisez ensuite ce que
Locke a balbutié sur le m ê m e sujet : v o u s pâmerez
de rire, et v o u s saurez au moins ce que v a u t une
grande réputation moderne en v o y a n t ce qu'elle
a coûté.
Il est encore très i m p o r t a n t de remarquer
q u ' i n d é p e n d a m m e n t de la supériorité du dixseptième siècle dans les ouvrages philosophiques
proprement dits, sa littérature entière, prise dans
le sens le plus général du m o t , respire je ne sais
quelle philosophie sage, je ne sais quelle raison
calme, qui circule, pour ainsi dire, dans t o u t e s les
veines de ce grand corps, et qui, s'adressant const a m m e n t au bon sens universel, ne surprend,
ne c h o q u e et ne trouble personne. Ce t a c t exquis,
cette mesure parfaite fut n o m m é e timidité par le
siècle suivant, qui n'estima que la contradiction,
l'audace et l'exagération.
U n e autre considération générale, qui n'est
qu'une suite de la précédente, et qui assure une
supériorité décidée à la philosophie du d i x - s e p t i è m e
siècle sur la s u i v a n t e , c'est que la première est
dirigée t o u t entière au perfectionnement de
l'homme, a u lieu que la seconde est une puissance
délétère qui ne tend, en détruisant les dogmes
c o m m u n s , qu'à isoler l ' h o m m e , à le rendre orgueilleux, égoïste, pernicieux à lui-même et a u x autres ;
car l ' h o m m e , qui ne v a u t que parce qu'il croit,
ne v a u t rien s'il ne croit rien.
E t c e t t e considération de l'utilité déciderait
seule la question de vérité ; car jamais l'erreur
ne peut manquer de nuire, ni la vérité d'être utile.
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N
393
Si l'on a cru quelquefois le contraire, c'est qu'on
n'y avait pas regardé d'assez près.
Mais ce qui doit être observé par-dessus t o u t ,
c'est que "l'infériorité du dix-huitième siècle est
due u n i q u e m e n t à l'esprit d'irréligion qui l'a
distingué. Les talents ne lui ont pas manqué,
mais seulement ce principe qui les e x a l t e et les
dirige.
Dans les livres de certains m y s t i q u e s de l'Asie
appelés suphis, il est écrit « que Dieu, au c o m m e n cement des choses, a y a n t rassemblé tous les esprits,
leur demanda s'ils ne se reconnaissaient
pas obligés
d'exécuter toutes ses volontés » et que tous répondirent : Oui. C'est une grande et évidente vérité
présentée sous une forme dramatique qui L'anime.
Qu'y a-t-il de plus certain que la noble destination
de tous les êtres spirituels de concourir librement
dans leurs sphères respectives, à l'accomplissement
des décrets éternels ? La sanction de cette loi
n'est pas moins évidente. T o u t e action de l'intelligence créée, contraire a u x v u e s de l'intelligence
créatrice, a m è n e nécessairement une dégradation
de cette m ê m e lumière qui lui a v a i t été donnée
pour concourir à l'ordre, et si cette action désordonnée est de plus volontaire et délibérée, c'est
une véritable révolte dont l'effet doit être particulièrement funeste. Or, c o m m e jamais la sublime
destination de l'esprit ne fut contredite d'une
manière plus générale et plus directe que dans le
dix-huitième siècle, il ne faut pas être surpris
que tous les talents y soient demeurés, pour ainsi
dire, au-dessous d'eux-mêmes.
D o n n e z à Buffon la foi de Linnée ; imaginez
J e a n - J a c q u e s Rousseau t o n n a n t dans une chaire
chrétienne sous le surplis de Bourdaloue, Montesquieu écrivant a v e c la p l u m e qui traça Télémaque
394
JOSEPH
DE
MAISTRE
et la Politique sacrée, M a d a m e du Deffant allant
tous les jours à la messe, n'aimant que Dieu et
sa fille, s'échauffant sur la Providence, sur la
grâce, sur saint A u g u s t i n , et peignant une société
qui lui ressemble, etc., etc. ; qui sait si, dans des
genres si différents, le grand siècle ne se trouverait
pas a v a n t a g e u s e m e n t balancé ?
Galilée
L'un des exemples fameux qu'on a beaucoup exploité
pour montrer l'opposition entre la science et la religion,
est la condamnation de Galilée. Avec sa verve et sa franchise ordinaires, Joseph de Maistre réfute l'objection célèbre.
Quant à l'affaire de Galilée, il est i n c o n c e v a b l e
qu'on ose en parler encore après les éclaircissem e n t s qui ont été donnés sur ce sujet. Tiraboschi
a démontré, dans trois dissertations intéressantes,
que les Souverains Pontifes, loin de retarder la
connaissance du véritable s y s t è m e du monde,
l'avaient, au contraire, g r a n d e m e n t a v a n c é e ,
et que, p e n d a n t d e u x siècles entiers, trois Papes
et trois Cardinaux a v a i e n t s u c c e s s i v e m e n t s o u t e n u ,
encouragé, récompensé, et Copernic lui-même
et les différents astronomes précurseurs plus ou
moins h e u r e u x de ce grand h o m m e ; en sorte que
c'est en grande partie à l'Eglise romaine que l'on
doit la véritable connaissance du s y s t è m e du
m o n d e . On se plaint de la persécution que souffrit
Galilée pour avoir s o u t e n u le m o u v e m e n t de la
terre, et l'on ne v e u t pas se rappeler que Copernic
dédia son f a m e u x livre des Révolutions célestes
au grand p a p e Paul I I I , protecteur éclairé de
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON
395
t o u t e s les sciences, e t que, dans l'année m ê m e
qui v i t la c o n d a m n a t i o n de Galilée, la cour de
R o m e n'oublia rien pour a m e n e r dans l'université
de Bologne ce f a m e u x Kepler, qui n o n seulement
avait embrassé l'opinion de Galilée sur le m o u v e m e n t de la terre, mais qui prêtait de plus u n poids
i m m e n s e à c e t t e opinion par l'autorité de ses
immortelles découvertes, c o m p l é m e n t à jamais
f a m e u x de la d é m o n s t r a t i o n d u s y s t è m e copern ici en.
U n s a v a n t astronome, de l'Académie des
sciences de Saint-Pétersbourg, s'étonne de la
hardiesse a v e c laquelle Copernic, en parlant à un
Pape, s'exprime dans s o n épître dédicatoire sur
les hommes qui s'avisent de raisonner sur le système
du monde sans être mathématiciens. Il part de la
supposition q u e les Papes a v a i e n t proscrit ce
s y s t è m e , tandis que le contraire de c e t t e supposition e s t i n c o n t e s t a b l e . J a m a i s l'Eglise réunie,
jamais les P a p e s , en leur qualité d e chefs de l'Eglise
n'ont prononcé u n m o t ni contre ce s y s t è m e eh
général, ni contre Galilée e n particulier. Galilée
fut c o n d a m n é par l'inquisition, c'est-à-dire par
un tribunal qui p o u v a i t se tromper c o m m e u n
autre, e t qui se t r o m p a , en effet, sur l e fond d e la
question ; mais Galilée se donna t o u s les torts
envers le tribunal, et il d u t enfin à ses imprudences
multipliées u n e mortification qu'il aurait p u
éviter a v e c la plus grande aisance, e t sans se
compromettre a u c u n e m e n t . Il n'y a phis de d o u t e
sur ces faits. N o u s a v o n s les dépêches de l'ambassadeur d u grand-duc à R o m e , qui déplore les torts
de Galilée. S'il s'était a b s t e n u d'écrire, c o m m e il e n
a v a i t d o n n é sa parole ; s'il ne s'était p a s obstiné
à vouloir prouver l e s y s t è m e d e Copernic par
l'Ecriture sainte ; s'il a v a i t s e u l e m e n t écrit en
396
JOSEPH
DE
MAISTRE
langue latine, au lieu d'échauffer les esprits en
langue vulgaire, il ne lui serait rien arrivé. Mais
supposons le contraire de ces faits, et donnons
tous les torts à l'inquisition, en résultera-t-il
que les catholiques persécutèrent
Galilée ? Quel
délire ! il y a deux cents millions de catholiques
sur la terre, v i v a n t sous u n e foule de souverainetés
différentes : c o m m e n t se trouvèrent-ils gênés t o u s
à la fois et pour toujours par le décret d'un tribunal
séant dans les murs de R o m e ? Quelle corporation,
et m ê m e quel individu catholique, en sa qualité
de catholique, a j a m a i s persécuté Galilée ? S'il
était défendu d'enseigner le s y s t è m e de Copernic
dans c e t t e capitale, qui e m p ê c h a i t de l'enseigner
à quelques milles de R o m e , dans t o u t le reste de
l'Italie, en France, en E s p a g n e , en Allemagne,
dans t o u t le m o n d e enfin, R o m e e x c e p t é e ?
Le m ê m e écrivain que je citais t o u t à l'heure
s'étonne que le livre de Copernic ait paru sous
l'égide d'un Pape dont les successeurs devaient
un jour lancer les foudres du Vatican, et même
appeler à leur aide le bras séculier, pour étouffer
la vérité nouvelle, et ramener sur le globe la nuit
du préjugé à peine dissipée.
J e n e v e u x faire a u c u n e comparaison, mais
voilà c e p e n d a n t encore u n e x e m p l e remarquable
de la force des préjugés sur les plus excellents
esprits. E n effet, jamais les Papes n'ont lancé
ce qu'on appelle les foudres du Vatican sur les
partisans de Copernic, et moins encore
ont-ils
appelé à leur secours la puissance temporelle pour
étouffer la nouvelle doctrine, car cette puissance
leur appartient chez e u x , c o m m e à tous les autres
princes, et hors de l'état ecclésiastique ils l'auraient
i n v o q u é e en vain. On ne citera pas un seul monument, un seul rescrit, u n seul j u g e m e n t des Papes
E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON
397
qui t e n d e à étouffer o u s e u l e m e n t à décréditer
a u c u n e vérité p h y s i q u e o u astronomique : t o u t
se réduit à ce décret d e l'inquisition contre Galilée,
décret qui ne signifie rien, qui est isolé dans l'his­
toire, qui n'a produit d'ailleurs et ne p o u v a i t
produire a u c u n effet.
TABLE ANALYTIQUE
La Providence
La Providence fait bien ce qu'elle fait. '
La Providence mène la Révolution
Les Causes finales
Dieu est le lieu des esprits et des cœurs . . . . . . .
Le Christ vainqueur des dieux
Le Christianisme est la seule religion d'amour . . . .
Le Christianisme est immortel
Les origines du Christianisme
L'Eglise catholique est toujours jeune
Le miracle de l'Église immortelle. . . . . . . . . .
Le Christ règne
L'Eglise et les missions
La France apôtre du Catholicisme
200,
La Papauté
La vertu hors de l'Eglise
L'Eglise gallicane
239,
L'Eglise gallicane et l'Eglise catholique
Louis XIV et le gallicanisme. .
Le jansénisme
Port-Royal
Réquisitoire contre le jansénisme. . . . . . . . . .
Bossuet et Fénelon
La Révolution a sauvé la France
La Révolution a épuré le sacerdoce
Le clergé français
La Prière
Les Psaumes de David
349,
LeTeDeum
45
45
154
388
377
336
368
178
364
206
231
177
213
202
230
255
267
136
264
241
244
258
268
158
160
275
347
356
345
400
TABLE
ANALYTIQUE
Apologétique
La vérité de la Bible
Le Déluge et la science
La Science et la religion
La dégradation prouve le péché origine)
Les limites de la science
La superstition, religion de ceux qui n'en ont pas . .
Le vice heureux et la vertu malheureuse
L'innocence paie pour le crime
La religion est la base de la société
Le christianisme a vaincu le monde
Le Christianisme a fait l'Europe
L'Eglise a détruit l'esclavage
Ce que l'Eglise a fait pour la femme
La guerre est l'instrument de Dieu
La Révolution est l'agent de Dieu
Les Prêtres sous la Révolution
Défense de l'Inquisition
192,
Galilée
Les Jésuites
Défense du latin, langue de l'Eglise
57
60
387
290
387
196
39
172
173
179
175
217
219
168
154
160
197
394
141
211
Morale
La lutte du bien et du mal
La réversibilité des mérites
Nul n'est innocent
L'expiation par la souffrance
La vie humaine
Les forces morales mènent le monde
C'est le moral qui gagne les batailles
Le pouvoir de la volonté
Il faut être soi
Les dangers de l'obstination
Le châtiment de l'impie
Le sauvage est un dégradé
La guerre
La guerre est partout dans le monde
La guerre est l'état habituel de l'humanité
Le soldat
106,
108,
294,
* • •
150
172
298
303
149
134
340
69
33
119
185
322
313
332
163
315
TABLE ANALYTIQUE
401
Le soldat et le bourreau
Le bourreau vengeur de la société
La paix universelle
Les qualités morales des Grecs
Qu'est-ce que la patrie ?
316
286
323
226
91
L'Ame de Maistre
La foi de Maistre
Le dévouement aux jésuites
L'amour de la patrie
L'amour de la France
Le dévouement au roi
Maistre et Napoléon
L'esprit de famille
Les souffrances de la séparation
Les angoisses du père
L'amour paternel
Conseils paternels
Conseils à une pensionnaire
L'esprit
Le cœur
La modération
Le caractère
Pauvre et fier
La gaîté dans la pauvreté
La pitié
Lettres de condoléances
Le livre du Pape
Le projet des Soirées
86, 124, 134, 141,
100,
5, 95,
86,
17, 26, 45,
14, 50, 53,
55, 64,
14, 47, 80, 96,
13, 18, 19,
24, 31, 73,
6, 7,
86,
. 21,
68,
5,
149
142
140
9
87
38
131
97
129
132
20
16
90
140
4
33
144
22
126
139
152
40
Histoire
L'histoire et la guerre
Louis XIV et le jansénisme
Louis XIV et la Papauté
Le droit d'asile et Louis XIV
L'assemblée du clergé de 1682
Le Jansénisme et la Révolution
La Révolution
Mirabeau
163
258
263
265
266
261
154
157
402
TABLE
ANALYTIQUE
Le Clergé français pendant la Révolution
275
La France et l'Autriche en 1794
10
Le caractère de Napoléon
119, 38
Napoléon et la Russie en 1805
36
L'empereur Alexandre
37
La bataille d'Eylau
51
La bataille de Friedland
54
La bataille de la Moskowa
101
La bataille de la Bérésina
117
La Retraite de Russie
108, 111, 118, 123
L'entrée à Moscou
121
L'incendie de Moscou
111
Le caractère des Français
8,
10
Art et Littérature
David et Pindare
Homère
Les Grecs
La philosophie des Grecs
L'éloquence en Grèce
La dignité de la langue latine
Le latin
Sénèque et Saint-Paul
Saint Augustin
Le Tasse
Alfîéri
Bossuet
Fénelon
Pascal
La littérature de Port-Royal
Port-Royal et la langue française
Voltaire
M^e de Staël
Le génie français
La langue française, vraie langue universelle
La conversation, le dialogue et l'entretien
La méthode des Soirées
La science et la femme
Les femmes savantes
La femme doit rester femme
La peinture
349
25
220
222
226
209
70,
89
366
83
25
46
269
270
245
245
254
307
146
311
296
361
358
70, 77
27,
70
74
82
TABLE ANALYTIQUE
403
Récits et Anecdotes
Une restauration
La condamnation d'un Juif à St-Pétersbourg
Un soir d'été sur la Neva
Le carnaval de Chambéry
L'invention de Harrisson
Le dîner du savant Haller
Une fête à Péterhof
La bénédiction de la Neva
La découverte d'un mammouth
Une malade
Le supplice du knout
Le Kremlin
L'incendie de Moscou
Le pope de Moscou
Le vétéran de Napoléon
182
41
279
2
70
72
80
65
59
303
42
114
112
115
110
Anthologie
Le matin de l'Epiphanie
La jeune malade
Un soir d'été sur la Neva
Le bourreau
Le sauvage
Le Knout
La conjugaison du verbe chérir
Pindare n'a rien de commun avec David
Dans le vaste domaine de la nature
Un courrier arrive à Bordeaux
Il n'y a point de juste sur la terre
La guerre est divine
O Sainte Eglise Romaine
66
303
279
286
294
42
11
349
332
182
303
335
234
TABLE
DES
MATIÈRES
INTRODUCTION.
I.
IL
III.
IV.
—
—
—
—
xi
xxn
xxix
xivu
La vie. L'homme
Le Catholique
Le Penseur
L'Ecrivain
CONCLUSION
> . . . LU
C o r r e s p o n d a n c e ( 1792-1820)
m e
A M
de Constantin, sa Sœur
A M. le Baron Vignet des Etoles
A M. le Comte Henri Costa de Beauregard
A M. le Baron Vignet des Etoles
A M
Adèle de Maistre
A la Même
A M
Constance de Maistre
A M
Adèle de Maistre
A la Même
A M
de Constantin, sa Sœur
A M
Adèle de Maistre
A la Même
A M
la Comtesse Trissino, née Ghillino
A M
la Baronne de Pont, à Vienne
Au Roi de Sardaigne
A Monseigneur de la Fare
A M
de Saint-Réal
A M
Adèle de Maistre
A M. le Marquis de la Pierre, à Londres
A M
Adèle de Maistre
A M
de Saint-Réal
l l e
l l e
l l e
m e
l l e
m e
m e
m e
l l e
1Ie
m e
1
3
5
8
11
12
14
16
18
20
23
27
29
32
36
38
40
44
48
52
54
TABLE
DES
MATIÈRES
405
A M. le Comte de Vargas, à Cagliari
56
A M"« Adèle de Maistre
64
Au Chevalier de Maistre
65
A M Constance de Maistre
69
A la Même
74
A la Même
76
A M « Adèle de Maistre
81
A M. l'Amiral Tchitchagof
84
Au Même
91
A M Constance de Maistre
96
Au Comte Rodolphe
99
Au Comte de Front (?)
101
Au Roi de Sardaigne
107
Au Même
112
Au Même
117
A M"° Constance de Maistre
129
A M Nicolas de Maistre
132
A M. le Vicomte de Bonald, à Paris
133
A M. l'Amiral Tchitchagof, à Londres
138
A M. le Chevalier de Saint-Réal, son beau-frère,
à Gênes
141
A M Constance de Maistre
144
Au Prince Kolowsky
146
A M. le Chevalier d'Orly
149
A M * Constance de Maistre
151
119
u
114
m e
l l e
11
Considérations sur la France (17%)
La Providence et les Révolutions
La Révolution a sauvé la France
La Révolution irréligieuse a été l'instrument de
Providence
.
De la destruction violente de l'espèce humaine.
Les idées religieuses sont la base de toute société.
Le Christ règne
Une Restauration
154
158
la
. 160
. 163
. 173
177
182
Essai sur le principe générateur
des constitutions politiques (1809)
Le Châtiment de l'impiété
185
406
TABLE
DES
MATIERES
Lettres à un gentilhomme russe
sur l'Inquisition espagnole (1815)
Défense de l'Inquisition
La superstition et la religion
Contradictions des adversaires de l'Inquisition . . .
190
195
196
Du Pape (1819)
La France et l'Eglise Catholique
L'éternelle jeunesse de l'Église Catholique
La langue latine
L'Église catholique et les Missions
L'Église catholique et l'esclavage
Les Grecs
La Papauté
O Sainte Église romaine
200
206
208
213
217
220
230
231
De l'Eglise gallicane (1821, posthume)
L'Église Gallicane
Le Jansénisme
Port-Royal
De la Vertu hors de l'Église
Réquisitoire contre le jansénisme
Louis XIV et la Papauté
L'Assemblée de 1682
Bossuet et Fénelon
Au Clergé de France
239
241
244
255
258
263
266
268
275
Les Soirées de Saint-Pétersbourg
(1821. posthume)
Un soir d'été sur la Neva
Le bourreau
Le péché originel et l'homme
Le Sauvage
Langue française. — Langue universelle
Nul n'est innocent
Portrait de Voltaire
Le génie français
La Guerre
La Prière
279
286
290
294
296
298
306
311
313
346
TABLE
DES MATIERES
407
Le livre des Soirées
Les origines du Christianisme
Dieu est le lieu des esprits et des coeurs
358
364
377
Examen de la philosophie de Bacon (posthume)
Les causes finales
Science et Religion au X V I I et au XVIII siècle.
Galilée
Table Analytique
e
e
Imp. J. Duvivier, Editeur, Tourcoing
COMPOSITION MONOTYPE.
383
387
394
399