Joseph de Maistre, les meilleures pages
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Joseph de Maistre, les meilleures pages
LES MEILLEURES PAGES de Maistre Introduction d'Amxis CROSNIER TOURCOING J. DUVIVIER, Éditeur 1922 Biblio!èque Saint Libère http://www.liberius.net © Bibliothèque Saint Libère 2008. Toute reproduction à but non lucratif est autorisée. Joseph de Maistre Tous droits réservés Us auteurs et Véditeur. INTRODUCTION Joseph de Maistre mourait, voilà cent ans et quelques mois. Un siècle, c'est beaucoup plus qu'il ne faut, à l'ordinaire, pour que s'étende sur nous l'oubli, « l e second linceul des morts ». Mais, en dépit du calendrier, )ouvons-nous compter parmi les morts un homme dont a noble et originale physionomie n'a jamais disparu de notre horizon ; le penseur dont les idées ont dominé la marche du dix-neuvième siècle, tant il est vrai que, malgré les découvertes de la science et les inventions modernes, ce sont toujours les idées qui mènent le monde ; Yécrivain catholique dont les ouvrages, d'aspect sévère, et bien qu'ils ne soient jamais, ou trop rarement, recommandés par les programmes universitaires, s'imposent toujours à l'attention des vrais amis de notre langue ; l'Allobroge qui, chassé de chez lui et dépouillé de ses biens par la France et ne voulant pas, pour les reconquérir, dire adieu à sa petite patrie, n'en a pas moins parlé de notre pays, de son rôle et de sa mission divine, aussi bien que le meilleur des Français ? Maistre est donc très vivant. Il le paraît de plus en plus, ce semble, avec le recul des années. Depuis quelques mois, toutes les Revues françaises, de toutes les couleurs et de toutes les nuances, ont parlé de lui \ et presque tous les journaux, en nos temps agités où les difficultés diplomatiques et les sports tiennent tant de place, ont trouvé des loisirs et quelques lignes pour rappeler sa gloire. Avec les Universités catholiques et tout l'enseignement libre, l'Université de France l'a célébré. Si l'union sacrée n'est pas encore complète à son I VIII INTRODUCTION endroit, c'est que la légende, qui a fleuri depuis cent ans autour de son nom et de ses œuvres, n'est pasencore entièrement, ni partout, dissipée» Le sera-telle jamais ? Et n'est-elle pas l'accompagnement quasiobligé des louanges qui se lèvent sur les pas des militants et des conquérants ? On sait, en effet, que le comte de Maistre passe, aux yeux d'un grand nombre de nos contemporains et même de quelques catholiques peu avertis, pour être 'le tenant, non pas seulement d e la monarchie, ce qui était son droit, mais, chose plus grave, du a fana* tisme » et de la « réaction » 1 N'a-t-il pas exalté, avec Grégoire VII et Boniface V I I I , la <t théocratie * où il voudrait nous ramener ? Les socialistes et les pacifistes qui crient, en toute occasion : « Guerre à la guerre ! » lui font un crime d'avoir dit que la guerre peut être chose purifiante et divine ; ne serait-il pas, par hasard, de la famille du Kaiser pangermaniste ? Bien plus, ce tigre ou cet ogre, non content de clamer Vappel aux armes> se complaît dans le sang des victimes innocentes ; et, après Bossuet qui' écrit : « Tout est sang dans la Loi ! », il prêche 1 expiation par le sang : chose assurément intolérable pour certaine mol* lessede nos jours, qui n'a rien compris aux héroïsmes et aux sacrifices de la grande guerre ! Sans compter cjue sa page sur le bourreau, dans les Soirées de Saint* Péters bourg, révèle une âme d'inquisiteur, aussi despotique que sanguinaire ! Voilà pour la légende, dans quelques-uns de ses traits. Elle s'évanouirait facile* ment, si on lisait avec attention les textes cités, et le contexte. Mais combien de gens ont ce courage, ou cette conscience ? Il est plus facile de bêler avec les moutons, ou de hurler avec les loups. D'autres traits de la légende viennent nettement d'une incompréhension prestigieuse. Joseph de Maistre est un catholique instruit autant que convaincu. Sans être un théologien de profession, il lui arrive d'exposer, au cours de ses ouvrages, la doctrine de l'Église ; ce qu'il fait, comme pour le reste, avec clarté et profondeur. Mais il peut arriver que plus d'un lecteur, et non INTRODUCTION IX des moindres, s'y méprenne étrangement. Passe encore, de reprocher à Maistre d'avoir vu en Dieu, non pas le bon et doux Nazaréen qui avait pitié des pauvres hommes, mais le Jéhovah du Sinaï, le Dieu irrité et jaloux qui évoque, dit-on, les cruelles divinités de l'Orient ; il y a, hélas ! nombre de nos contemporains qui, en fait de religion, n'ont pas dépassé le sensible Jean-Jacques et le romanesque Ernest Renan. Mais, à propos d'une belle page sur la communion des saints, sur la communion sacramentelle, ou sur l'union des élus avec Dieu et en Dieu dans la vision béatifique, ou, comme on dit, sur « le corps mystique du Christ », parler de panthéisme et mettre Fichte ou Hegel en parallèle avec l'écrivain catholique, c'est prouver une fois de plus que l'ignorance de la vérité religieuse est le plus grand des maux qui rongent notre société. Peut-être, devant de telles affirmations, Maistre luimême se serait-il contenté de hausser les épaules ou de sourire... 11 disait : « Lorsque l'homme le plus habile n'a pas le sens religieux,... nous n'avons aucun moyen de nous faire entendre de lui, ce qui ne prouve rien que son malheur. » Joseph de Maistre a d'autres détracteurs, parmi nous. D'aucuns s'en prennent à ses défauts ou à ses qualités, selon leur tempérament. Les uns, les dilettantes, ne peuvent goûter en lui l'affirmation intrépide, et tranchante, de la vérité. D'autres, des timides, blâment l'ironie vengeresse que prodigue sa plume aux erreurs multiples qu'elle flagelle, et parfois à leurs défenseurs : le « mercure parisien, autrement nommé le ridicule », (1) dont il a parsemé plus d'une de ses pages, l'a fait appeler par Scherer « un Voltaire retourné », et annonçait la manière de son disciple, Louis Veuillot, que des ennemis ont dénommé bassement u l'aboyeur des idées de Joseph de Maistre » ! Un plus grand nombre ont de la peine à lui pardonner le tour paradoxal de son argumentation, qui semble amené à point pour nous étonner, ou pour nous éblouir. Mais quoi ? (1) Le mot est de Maistre. X INTRODUCTION Il a dit, mettons qu'il a crié, sa joie immense de posséder la vérité ; ce n'est ni un crime, ni une faiblesse : le catholicisme est, pour nous tous, une lumière et une force. Son ironie est souvent tempérée de finesse, de grâce, et de bonté. Quant à ses paradoxes, ils sont loin d'être aussi nombreux qu'on le prétend ; et, si l'on concède que tel est l'un de ses défauts, que l'écrivain qui est sans défaut lui jette la première pierre. Ajoutons que, sur son chemin, depuis plus d'un siècle, Maistre a rencontré d'autres opposants, plus nombreux et plus décidés, qui se sont mis en travers de sa réputation : les Gallicans ; les Jansénistes, et leurs amis \ et, du même coup, les ennemis des Jésuites. Il a eu raison des Gallicans, et c'a été sa plus belle et sa plus douce victoire; y aurait-il, par aventure,des Gallicans retardataires capables de la contester ? Il n'est que juste d'observer qu'il a aimé l'Église Gallicane, pour ses grandes vertus. A propos des Jansénistes, il a pu écrire : ce Tout Français, ami des Jansénistes, est un sot ou un janséniste. » C'était en un moment d'humeur, fort explicable» Le mot était dur, et certainement excessif : car nous avons connu de ces « amis » qui ne manquaient ni de foi ni d'esprit. Les Jansénistes, et leurs amis, n'ont pas pardonné à Maistre son réquisitoire vif et violent, si fondé qu'il fût en histoire et en raison. Leur hérésie avait des racines plus profondes que le Gallicanisme* Enfin, les ennemis des Jésuites ne sauraient désarmer. Maistre les brave aimablement. Il a dit des Jésuites, avec la plus belle ingénuité, dans une lettre à son beau-frère Saint-Réal : « Mon grand-père les aimait, mon père les aimait, ma sublime mère les aimait, je les aime, mon fils les aime, son fils les aimera, si le Roi lui permet d'un avoir un. » On ne peut déclarer son amitié avec plus de franchise ; et la prophétie, par surcroît, s'est réalisée. Il reste que l'amitié des « bons Pères » a grandement servi à Maistre pour la formation de son âme. et que, d'autre part, leurs ennemis, qui demeuraient aussi" les siens, n'ont pas nui pour autant à sa mémoire. INTRODUCTION XX Les pages choisies que nous présentons aux lecteurs leur permettront de se faire une idée de la manière de l'écrivain, et, lues à loisir et méditées, de mieux connaître le procès engagé entre Maistre et ses contradicteurs. Elles sont, dans son héritage, les plus célèbres, et, considérées du point de vue apologétique, elles nous ont paru les plus belles. Puissent-elles donner, à tous ceux qui les parcourront, le désir d'entrer plus avant dans son œuvre complète, et, par conséquent, de connaître plus à fond l'âme du grand penseur catholique 1 Ils y trouveront autant de profit que de plaisir. Pour nous, ce serait la meilleure des récompenses. Nous voudrions, dans ces quelques pages liminaires, leur donner, sur l'homme et sur son œuvre, l'un et l'autre si attachants, les éclaircissements utiles qui leur serviront comme de fil conducteur. I. — La Vie — L'Homme Les États Sardes comprenaient la Savoie, le comté de Nice, le Piémont et la Sardaigne. Chambéry, Turin et Cagliari, trois villes où a passé et travaillé Maistre, en étaient comme les capitales. Petite nation, placée entre la France et l'Italie, soumise à une monarchie toute patriarcale, soutenue par une noblesse héréditaire, race de soldats assez rudes et d'agriculteurs laborieux, qui maintenaient, avec leurs tenanciers, les vieilles mœurs et les antiques traditions. Mais déjà leurs traditions et leurs montagnes, et même leur peu de curiosité, défendaient mal les seigneurs et leurs sujets contre les idées nouvelles qui, dans la seconde moitié du X V I I I siècle, soufflaient de la France et s'infiltraient partout. Parmi la noblesse savoisienne, la famille Maistre tenait un rang très honorable. Elle était sortie de notre Provence. « Le soufre de Provence », au dire de Joseph de Maistre lui-même, expliquerait en partie l'ardeur e XII INTRODUCTION qui l'anima. La devise des ancêtres était belle : « Fors 1 honneur, nul soucy. » Elle inspira sa vie tout entière et pourrait servir d'exergue à la médaille où serait burinée sa mâle figure. Le chef de la famille, le comte François-Xavier Maistre, avait été nommé par le roi Président en second du Sénat de Savoie : figure austère d'inquisiteur, magistrat intègre et rigide, vraie « terreur des coupables », et a grand caractère » que rien de vil ne pouvait entamer. Il épousait, à l'âge de 44 ans, Christine Demotz, fille d'un de ses collègues au Sénat, qui lui donna quinze enfants. C'est de cette race vigoureuse et chaste que naquit Joseph. Il était le troisième par la date j mais, comme deux sœurs aînées moururent en bas-âge, il devint l'aîné de la nombreuse famille. Il était venu au monde le 1 avril 1753, à Chambéry. Il fut à bonne école, élevé non à la manière molle d'un Montaigne, mais à l'ancienne mode, c'est-à-dire c dans l'antique sévérité », selon la forte discipline de l'obéissance, qu'il n'abandonna pas dans son adolescence et dans sa jeunesse, puisque, vers la dix-huitième année, étudiant en droit à Tunn, et à la veille de recevoir l'anneau de docteur, il ne lisait aucun livre sans la permission de ses parents. Cette discipline sévère, qu'il accepta et dont il se loua toujours, n'avait tué en lui ni l'initiative ni l'élan. Elle n'avait nullement comprimé la tendresse du cœur : son culte pour sa « sublime mère » est connu de tous. Un précepteur, qu'il reçut dès l'âge de 5 ans, puis le collège des Jésuites, à Chambéry, formèrent son esprit aux lettres humaines. Il garda toute sa vie, pour les Pères, une gratitude émue et raisonnée : il ne leur dut pas seulement de n'avoir pas été « un orateur de la Constituante ». Ils n'éteignirent pas son génie \ ils restèrent les guides aimés de leur ancien élève, et, à Saint-Pétersbourg où il les retrouva, il fut encore instruit par eux et préservé de plus d'une erreur. Quand il partit, âgé de seize ans, pour Turin où il allait faire son droit, sa mère, en le mettant dans la voiture, lui fit cette recommandation : « Allez, mon e r INTRODUCTION XIII enfant, et souvenez-vous de Dieu, de votre nom, et de votre mère. » II s'en souvint, pour être un étudiant parfait. Docteur à 19 ans, il revint s'inscrire au barreau de Chambéry. L'avocat rapportait chez les siens, dans sa famille et dans sa ville natale, un « cœur pur », une « imagination en fleur ». Il y vécut deux années d'un bonheur presque complet, brusquement assombri par la mort de sa mère, le 21 juillet 1774 ; ce fut la plus grande douleur de sa vie. Cette année même, il entrait dans la magistrature, en qualité de substitut de l'avocat fiscal général. Peu après, il devenait sénateur. Comme magistrat et comme sénateur, il marcha sur les traces de sjm père : même intégrité, même sérieux, même amour du travail et de sa profession. Il mit une fin à sa vie de garçon, qu'il avait passée dans l'étude et les occupations de sa charge. En 1786, à l'âge de trente-trois ans, il épousa Françoise-Marguerite de Morand. Mariage d'inclination, sans aucune visée romanesque, et qui fut très heureux, très chrétien. D'elle à lui, c'était le contraste le plus absolu j le ménage ainsi constitué produisit, comme il arrive souvent, l'harmonie parfaite. Il était, lui, le a métaphysicien », le « Sénateur pococurante (1} ». Elle était a Madame Prudence », un bon comptable. Ils eurent trois enfants : Adèle, en 1787 ; Rodolphe, deux ans après ; et Constance, née en 1793, que son père n'eut guère que le temps d'embrasser : car on était, alors, dans les dures vicissitudes que subissait la monarchie sarde, du fait de la Révolution française. Déjà, en janvier 1789, le Président Maistre était mort, instituant le fils aîné Joseph-Marie son « héritier universel », lui recommandant de tenir lieu de père à ses frères et sœurs et de perpétuer dans la famille l'union qui avait fait sa force et sa joie. Il accepta le fardeau, pour le porter avec un courage sans défaillance. Malheureusement, voici venir la Révolution, qui (1) Insouciant des choses matérielles. INTRODUCTION XIV va l'alléger singulièrement de ses biens. Il l'avait saluée, pourtant, à ses débuts, un peu comme La Fayette, avec on ne sait quelle allégresse intérieure où il se mêlait de grandes illusions. Quand elle se présenta aux portes de Chambéry, pour offrir la liberté aux sujets de la monarchie sarde, c'était sous les espèces du général de Montesquiou, (septembre 1792). Il écoute, comme les autres, ce mot magique, où les hommes se laissent prendre trop aisément. Mais il se rappelle sa devise : ïhonneur lui commande de rester fidèle à son prince, et d'aller le rejoindre à Turin. Il part, avec sa femme et ses enfants, par la route du Petit SaintBernard. Dans la voiture qui les emmène, il se penche vers M de Maistre : « Ma chère amie, lui dit-il, le pas que nous faisons aujourd'hui est irrévocable : il décide de notre sort pour la vie. » C'était vrai. Us allaient commencer une vie héroïque, faite de priva* tions de toutes sortes, allègrement supportées. A Lausanne, tout d'abord, où ils se mêlent au flot des émigrés de France et de Savoie, Maistre rend service aux uns et aux autres, tout en travaillant, comme un bon sujet, pour son roi. Il fréquente les salons, où il voit M de Staël, correspond avec ses amis, et, sous la poussée des événements, commence d'écrire et d'imprimer pour le public. Le miracle, si l'on peut parler ainsi, c'est le budget qui alimente la famille pendant ces quelques années. La plus jeune des filles, Constance, devenue duchesse du Laval-Montmorency, écrivait, au souvenir de ces années héroïques : a Mon père, ma mère, mon frère, ma sœur, ont vécu quatre ans, en état d'émigration, d'une petite somme de 3.000 francs, sauvée de la confiscation jacobine. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur balayait, mon frère portait un petit panier de charbon pour le pot-au-feu journalier. Toute, cette stricte économie, afin de ne pas faire d'emprunt. Ma mère en était à son dernier louis, lorsque mon père fut appelé en Sardaigne. » En 1797, Charles-Emmanuel IV l'appelle à Turin. Maistre reste environ deux ans à la cour. Cependant, tout fidèle et tout dévoué serviteur qu'il est, ce milieu m e m e INTRODUCTION XV ne lui convient guère ; son esprit d'indépendance et sa franchise déplaisent, visiblement, au roi et à ses courtisans. La pension qu'on lui sert est très maigre. Et, de nouveau, lorsque Charles-Emmanuel IV cède à l'émeute et se retire en Sardaigne, Maistre se jette dans une barque avec sa famille, et se sauve à Venise, en terre autrichienne. A Venise, c'est presque la misère noire ; il est obligé, pour vivre, de vendre les restes de son argenterie. Il rentre avec Souvarow victorieux. Alors il est nommé Régent de la Chancellerie royale en Sardaigne. A Cagîiari, pendant un peu plus de deux ans, il débrouille le chaos des affaires judiciaires. Sa femme et ses deux aînés l'y ont suivi. Mais une autre oppression étreint son âme. Jadis, à Chambéry, dans la vie quotidienne et monotone d'une toute petite ville, parmi les petits événements du jour et les potins des salons, il avait senti tomber sur lui « l'énorme poids du Rien », Dans cette île sauvage, où il est, lui semble-t-il, à mille lieues de l'Europe intellectuelle, il sent l'ennui, l'inexorable ennui, envahir son cœur. Et, le 25 septembre 1802, quand, sur le môle du pont,'H a dit adieu à M de Maistre qui a dû se rembarquer pour aller, sur le désir de son mari, essayer de ressaisir en Savoie les débris de leur avoir familial, il ne sait quel noir pressentiment lui fait craindre une séparation perpétuelle. Son pressentiment ne l'a pas tout-à-fait trompé. En janvier 1803, après l'abdication de Charles-Emmanuel IV, il est mandé lui-même à Rome par Victor-Emmanuel, qui lui offre l'ambassade de Saint-Pétersbourg. Il ira donc en Russie, accrédité auprès du tzar Alexandre 1 pour tâcher de faire rendre au roi son maître les provinces dont la France l'a dépouillé. La proposition est honorable, et même brillante ; mais il y a une ombre : le roi est pauvre, et le faible traitement qu'il accorde suffira tout juste, si même il suffit, à l'entretien du seul ministre plénipotentiaire on verra ensuite... Maistre se résigne, et. par amour pour son pays, comme aussi par tendresse pour sa famille qui. m e e r XVI INTRODUCTION un jour ou l'autre, ne peut manquer de s'en ressentir, accepte généreusement le service commandé. Le voilà donc qui part dans la berline qui lui a été offerte par le roi : carrosse vermoulu qui avait coûté deux cents piastres, et qu'on avait payé encore trop cher, puisqu'il fallut deux ou trois fois le radouber en chemin. Le voyage, par Venise et par Vienne, dura six semaines bien comptées. S'il n'avait pas été effectué sans peine, il n'avait pas été sans consolation. Le voyageur sentait que sa vie prenait une orientation nouvelle et avait un but. Il a jeté sur son agenda ces lignes, dans le style des « notes intimes » : « En moins de trois mois, je suis présenté au Pape, à l'Empereur d'Allemagne et à l'Empereur de Russie. C'est beaucoup pour un Allobroge qui devait mourir attaché à son rocher comme une huître. » Il est à Saint-Pétersbourg, sur les bords de la Neva, non loin des « glaciers du pôle ». Il y séjourne quatorze ans. Dans sa vie, c'est la période de gloire. Il la soutient, par son génie, par sa patience, et par un travail sans répit. Il paie cette gloire — n'est-ce pas dans l'ordre ici-bas ? — par la douleur. Dans les jours ternes et mornes de Chambéry, de Turin et de Cagîiari, où, plus courageusement que son illustre contemporain Chateaubriand, il savait occuper et utiliser son ennui, avait-il jamais rêvé, malgré les aspirations confuses qui faisaient tressaillir son âme, une situation comparable à celle-là ? Vivre à la cour de Russie, au centre de l'immense empire moscovite, qui pouvait seul alors, avec l'Angleterre, contrebalancer, où même inquiéter, la merveilleuse fortune de Napoléon ; prendre part, chaque jour, aux réunions de la haute société, qui remuait, dans ses salons, tant de problèmes politiques et religieux ; être admis dans l'intimité d'Alexandre I , le jeune empereur qui séduisait son entourage par ses tendances humanitaires et mystiques, et qui plus d'une fois consulta Maistre, dont il admirait la conversation et le talent, sur les constitutions qu'il ne cessait d'élaborer, ou sur l'organisation de l'instruction publique ; converser avec les er INTRODUCTION XVIt ambassadeurs des divers Etats du monde entier, et profiter du passage des célébrités du temps : y eut-il, alors, un observatoire mieux placé pour sentir palpiter la vie de la planète, et tout particulièrement de l'Eu rope ? S'il ne perdit jamais de vue l'objet précis de sa mission—tout en n'obtenant qu'une minime partie desavantages escomptés, c'est-à-dire simplement une subvention concédée au pauvre roi de Sardaigne — il put suivre, de haut et de loin, la marche des événement» où ses yeux perspicaces et son âme de chrétien démêlaient l'action de la Providence. Et notamment, do son belvédère qui paraissait à l'abri de tout péril e t néanmoins trembla un jour de 1812, il contempla l'évolution entière de l'épopée napoléonienne, de ce « champignon impérial » qu'il avait eu le tort de dédaigner au premier moment, et qui faillit absorber jusqu'à la grande Russie, si bien défendue cependant par son. immensité et ses neiges. Réaliste en politique, et personnellement agréable à Napoléon qui avait goûté les « Considérations sur la France », il pensa obtenir de Yheureux usurpateur un rendez-vous pour plaider la cause de Victor-Emmanuel et de sa propre patrie» Mais le roi blâma l'audace de son ministre. En tout cas, Maistre assista, de son poste d'observation, à la première déroute de Napoléon ; ses lettres diplomatiques sont les plus émouvants des bulletins... La médaille a son revers. Le roi qui emploie Maistre, dont il connaît la dignité rare et les talents, ne lui met pas en mains, vraisemblablement parce qu'il ne l'aime pas assez ou que son entourage est jaloux du ministre >lénipotentiaire, toutes les cartes qui peuvent assurer e succès de son jeu. On va jusqu'à lui refuser l'habit de chambellan, et, dans une cour où certaines dignités sont la parure obligée des diplomates, on tarde trop à lui conférer la grande croix des Saints Maurice et Lazare, à laquelle il avait droit. On use de la même parcimonie à l'égard de son fils Rodolphe, quand on le lui envoie comme auxiliaire en 1807* Autant de coupa d'épingle qui, en blessant son amour-propre, sont de Î INTRODUCTION XVIII nature à provoquer le découragement ; mais rien n'ébranle sa fidélité. Sa pauvreté lui est peut-être moins pénible que ces manques d'égard, parce que son roi lui-même, privé des trois quarts de ses provinces, fait petite figure parmi les souverains et, aurait-il pour lui les meilleures dispositions, est bien empêché de lui fournir tous les subsides nécessaires. Mais que cette pauvreté, presque besogneuse, est donc un grand obstacle à son action diplomatique, dans une cour orientale où l'apparat est quasi-obligatoire ! Aussi, pour faire face à son devoir et pour garder sa dignité, il endure toutes les privations possibles, dans son logement, dans ses sorties, dans ses vêtements, dans sa table. Par moments, s'il faut en croire M de Swetchine, il vit au pain et à l'eau : il garde à ce prix le carrosse qui lui est nécessaire pour la parade. Sa fille Constance écrit, dans le même sens : « Il n'aurait pu dîner les sept jours de la semaine, s'il n'avait eu son couvert chez les opulents Russes de sa connaissance. » Il convient de remarquer, à la louange de la société russe, que ni sa pauvreté ni la petitesse des Etats Sardes n'empêchèrent Maistre d'exercer, dans les salons de Saint-Pétersbourg, une vraie royauté d'influence. Dix années durant, ce mari très aimant, ce père très tendre fut condamné, pour le même motif, à vivre loin de ses enfants chéris et de sa femme. Ce fut, pour lui et pour eux, le plus vif des chagrins, supporté avec la résignation le plus admirable. Peu à peu, toutefois, leur ciel s'éclaircit. Rodolphe, d'abord, vint rejoindre son père, et fut engagé comme cornette dans l'armée russe. L'oncle Xavier fut nommé directeur du Musée de l'Amirauté de Moscou, avec le grade de lieutenantcolonel et plus tard de général. Puis, vers la fin de 1814, sa femme et ses deux filles, Adèle et Constance, arrivèrent. Les difficultés d'argent n'étaient pas, il s'en faut, aplanies. Ils eurent du moins — c'est Maistre qui nous le dit — « le bonheur d'être malheureux ensemble ». Ce bonheur ne dura pas longtemps. Pour une raison m e INTRODUCTION XIX que nous donnerons tout à l'heure, Maistre sollicita son rappel. En 1817, il revenait à Turin, où il retrouva la même froideur. On le laissa dix-huit mois sans place ; après quoi, il fut nommé ministre d'Etat et grand chancelier du royaume. Mais, dans les derniers mois de 1820, une attaque de paralysie fut, pour le nd lutteur, l'avertissement du ciel d'avoir à préparer dernier voyage, le voyage du temps à l'éternité. Il expira le 26 février 1821. Son corps fut déposé dans l'église des Martyrs, à Turin, en attendant le jour de la résurrection.. r * Dans cette esquisse tracée d'une main trop rapide, et mieux encore dans les documents où elle s'appuie, on saisit les traits de Y homme. L'homme est attachant, non pas tant par la supériorité de son intelligence, que par la vraie beauté, qui est la beauté morale, faite de tendresse et d'énergie. Au cimetière, il n'est pas rare de lire, sur des tombes fraîches, des épitaphes trop louangeuses où s'exprime l'affection naïve des survivants : « Il fut bon époux, bon père, bon ami... » Pareille épitaphe, allongée d'autres qualités, aurait pu, sans flatterie aucune, être gravée sur la tombe de Maistre, après son nom. C'était un homme, dans le beau sens du mot, c'està-dire un fort, et, s'il est permis de jouer sur son nom patronymique, un vrai maître, en fait de droiture, de conscience, de générosité, d'endurance et de courage. Les douleurs, ou les tracasseries, peuvent lui tirer des plaintes, ou même, car il a le tempérament très vif, susciter des tempêtes dans son âme. Au malheur, ou à la jalousie dont l'honorent les médiocres, il oppose ce qu'il appelle son « coin gallican », ou encore, « ce fond de génie gallican qui déconcerte le malheur en lui riant au nez ». Bonne humeur, et bonne grâce de chevalier, à la française. Du chevalier, il a le sentiment et la pratique de Y honneur : il défend tous les droits, étant magistrat XX INTRODUCTION intègre ; en vrai chevalier, il tâche de remplir scrupuleusement tous ses devoirs. C'est pourquoi il est égal à toutes les situations. Il est donc : Bon fils. Le testament de son père, qui lui confie toute la famille, et le souvenir attendri qu'il a gardé de sa mère, en sont l'attestation la plus éloquente. Son obéissance parfaite, sous le régime de Vantique sévérité, est, également, pour lui, le meilleur des éloges. Bon époux. Il avait abordé le mariage, comme on doit faire son salut — c'est lui-même qui le dit — avec crainte et tremblement. « Mon occupation de tous les instants, ajoutait-il, sera d'imaginer tous les moyens possibles de me rendre agréable et nécessaire à ma compagne, afin d'avoir tous les jours devant mes yeux un être heureux par moi. Si quelque chose ressemble à ce qu'on peut imaginer du ciel, c'est cela, » Sans doute, ce mariage était de ceux qui sont écrits au ciel : car il fut heureux, malgré tout l'imprévu que les événements y jetèrent. La « prudence » terre à terre de la femme s'allia parfaitement à la « métaphysique » du mari. Elle fut la vraie compagne de sa pensée, une mère héroïque dans les années de l'émigration, et toujours l'intermédiaire qu'il fallait entre le père et ses enfants. Elle avait, en éducation, « le huitième don du Saint-Esprit... Comment fait-elle ? Je l'ai toujours v u sans le comprendre, car pour moi je n'y entends rien. » Celui qui parle ainsi s'est calomnié. Mais, autant que le sentiment de l'honneur, la valeur et les vertus de sa femme le gardèrent, pendant les années de veuvage passées à Saint-Pétersbourg, dans la fidélité la plus rigoureuse, que les amitiés féminines, contractées dans les salons, n'entamèrent en rien. Bon père. Il n'est que de lire sa volumineuse correspondance, pour s'en convaincre. Car, si toutes les lettres qu'il a écrites peuvent être classées parmi les modèles du genre, à côté de celles de M de Sévigné et de Louis Veuillot, celles qu'il adressa, durant les années d'exil, à ses deux filles, Adèle et Constance, sont de toutes les plus naturelles, et montrent à nu, dans ce patricien qu'on nous dépeignait comme un homme sec et rigide m e XXI INTRODUCTION et assez semblable aux parchemins de ses titres de noblesse, le cœur le plus tendre, aussi tendre — et ce n'est pas peu dire — que son intelligence est vive On se rappelle son désespoir, quand, après Friedland, il crut mort son fils Rodolphe, à qui souvent il écrivait : « Allez bravement votre chemin. Vive la conscience et l'honneur ! » Cœur de lion, si Ton veut, mais vrai cœur de père. Sa correspondance, qui a la grande part de notre recueil, nous dispense de nous arrêter davantage sur ce point. Bon ami, A toutes les époques de sa carrière, surtout à Chambéry et à Saint-Pétersbourg, Maistre cultiva la fleur précieuse de l'amitié ; les noms du chevalier Roze, de Salteur et des Costa de Beauregard sont de la Savoie ; ceux de Marcellus et de Blacas sont de France ; à la Russie se rattachent M de Swetchine, et combien d'autres. Quand il dit adieu à ceux-ci, en 1817, il a le cœur tout meurtri : « Je donne à cette séparation éternelle le nom d'amputation. » Il a eu des amis partout où il a passé, chez les protestants de Genève et les schismatiques russes, comme chez les catholiques. Certes, il n'avait pas un cœur banal, celui qui aimait les hommes au point d'écrire : « Rien ne réjouit dans cette vallée de larmes comme de trouver une nouvelle occasion d'estimer la nature humaine. » Bon citoyen. On ose à peine écrire ce mot pour le lui appliquer, vu que le mot appartenait surtout, en ce temps, à la langue de la Révolution. 11 lui convient pourtant, dans sa plénitude. Nul mieux que lui n'a travaillé pour la cité, pour sa petite patrie. Il a réédité à sa manière le mot touchant du vieux Plutarque, qu'il connaissait : « Nous autres, qui habitons un petit État, et qui ne voulons pas nous en séparer, de peur qu'il ne devienne plus petit encore...» Il était, lui, le « ministre » d'un petit prince et d'un petit État, qu'il servait de toutes ses facultés. U n jour, le tzar Alexandre, qui l'estimait et avait recours à lui, voulut l'attacher à sa cour par une fonction importante. Maistre consulta son roi : « Croyez-vous que je puisse vous être plus utile en acceptant ? » La question était m e XXII INTRODUCTION admirablement posée. Le roi, embarrassé peut-être ou indifférent, n'y fit pas de réponse. Maistre se décida pour ce motif très noble, très chevaleresque : a Je ne quitterai pas mon souverain pauvre et malheureux our un souverain au faîte de la grandeur. » Sa fille onstance, qui nous a conservé ce trait, y a joint cet autre, qui met à cette mâle figure comme une auréole. E n l'année 1820, dans le dernier conseil royal où il prit part, Maistre s'était opposé avec vigueur à des innovations qu'il jugeait dangereuses. Victor-Emmanuel, sentant tout ce qu'il y avait de dévouement et de conscience dans cette attitude, lui dit avec une familiarité affectueuse : « Tu es vraiment mon bon sujet et un parfait honnête homme. » Et Joseph de Maistre, le soir, rapportant aux siens ces paroles bienveillantes et imprévues, ajoutait avec un sourire mélancolique : a Voyez, mes enfants, voilà cinquante ans que je le sers (1), et c'est aujourd'hui seulement qu'il reconnaît mon zèle et ma fidélité. Cela signifie que je dois mourir bientôt. » Aurait-il souscrit à la maxime célèbre de La Bruyère : « Il faut travailler à se rendre très digne de quelque emploi. Le reste ne nous regarde >as : c'est l'affaire des autres. » Non, peut-être ; il 'eût trouvée trop stoïque, presque orgueilleuse. Il aurait dit.plutôt, en songeant aux emplois et à leur récompense : « C'est l'affaire de Dieu. » Avec cela, il était homme d'esprit, homme du monde... N'y insistons pas. £ { II. — Le Catholique On ne comprend bien de Maistre, que si on est soimême catholique. Car il n'a pas établi de cloison étanche entre sa vie intérieure et sa vie publique ; et toute sa religion a passé dans ses écrits. U n de ses disciples, déjà mentionné, Louis Veuillot écrivait fièrement : « Etre chrétien, il n'y a rien de (1) Lui et ses prédécesseurs. INTRODUCTION XXIII plus beau sur la terre... Je voudrais que l'on vît en nous, chrétiens, la joie, la fierté, l'ivresse, je dirais volontiers la superbe d'être chrétien. » Paroles de néophyte, oui, mais paroles admirables, et malheureusement peu comprises de beaucoup de nos contemporains. Maistre les aurait-il écrites ? En somme, s'il n'a pas tenu exactement ce langage, il a pratiqué ce qu'il signifie. Il fut un fier chrétien. Sa foi était éclairée, solidement raisonnée, et, comme il convient, intransigeante. Elle se traduisait, dans sa vie, par les vertus qui l'ont soutenue et illuminée. Des libres-penseurs (i), faisant flèche de tout bois contre l'apologiste, suspectèrent, voilà quelque soixante ans, ses convictions et prétendirent que sa vie intérieure ne répondit point à son action religieuse : cet aristocrate jouait un rôle, et combattait simplement, en politique, pour l'alliance du trône et de l'autel. L'attaque -était intéressée. La réponse fut prompte. Parents et amis rappelèrent l'éducation de Joseph au foyer de la famille ; les leçons des Jésuites ses maîtres, qui le formèrent à la piété ; son entrée, à la fin de son collège, dans deux confréries, où il fut dignitaire : la confrérie des « Messieurs (2) », qui avaient l'habitude des retraites fermées ; et celle des « Pénitents noirs », dont le règlement, entre autres articles, obligeait chaque pénitent à passer, tour à tour, la dernière nuit avec les condamnés à mort. « Toute sa vie, ajoutaientils, fut d'un catholique fervent. Feuilletez ses écrits, dans l'édition Vitte ; vous y sentirez battre l'âme religieuse de l'écrivain. » Mais voilà que les registres des vieilles loges savoyardes, s'entr'ouvrant à la lumière, induisaient à conclure que, de 1774 à 1789, Joseph de Maistre avait été un (1) En particulier Edmond Scherer. Cf. les deux articles de G. Goyau sur la Pensée religieuse de Joseph de Maistre (Revue des Deux Mondes, 1 Mars et 1 Avril 1921). Ils nous ont servi grandement. (2) Ou des « Nobles ». C'est la Congrégation de N.-D. de l'Assomption. e r e r XXIV INTRODUCTION franc-maçon fervent. La découverte était troublante. Fort heureusement, des documents de famille, les notes prises par Maistre sur ses lectures et sur ses rapports avec le monde des loges, et le journal intime où, depuis 1790, il a consigné les événements de sa vie, ont permis d'éclaircir ce mystère. Oui, le Joseph de Maistre d'alors, qui se laissa prendre quelque temps à l'ivresse et à la langue du siècle, et batailla même contre l'Inquisition, «alla en loge». Il s'affilia, d'abord, à la loge Saint-Jean des Trois Mortiers, qui ressortissait au Grand-Orient d'Angleterre. Il la uittait, le 30 avril 1778, pour adhérer à la loge écossaise e la Sincérité, qui s'ouvrait à Chambéry ; celle-là s'orientait vers Lyon. Joseph de Maistre en fut l'un des « quatre grands profès ». Elle contenait, a dit de Maistre, * tout ce qu'il y avait de mieux à Chambéry dans toutes les classes ». A côté d'elle, se constitua une loge des a Sept amis », recrutée dans la roture, aveo [ui Maistre et d'autres « frères » fraternisèrent quelqueois. Comment concilier, en Maistre, le catholique et le franc-maçon ? Vit-il simplement dans la franc-maçonnerie une société de secours mutuel ? Non. Dans les a convents », à Lyon, il eut la révélation des « mystères de théurgie qu'avait élaborés Martinez Pasqualis », et il connut les « élus cohens », qui, par les puissances de la région astrale, prétendaient percevoir physiquement le Christ Rédempteur. Ces parades l'intéressaient. Et, dans son mémoire au duc de Brunswick-Luneburg, grand-maître de toutes les loges écossaises unies, Maistre exposait ingénument sa conception du « but de la maçonnerie, de son organisation et de ses devoirs (1) ». La maçonnerie est « la science de l'homme par excellence », de son origine et de sa destinée. Mais, pour y arriver, lui dit-3, qu'elle laisse résolument de côté les initiations égyptiennes et grecques, et qu'elle se mette à l'école de l'Evangile, à l'école du christianisme qui » naquit le jour que naquirent les jours » ; à l'école J ? (1) G. Goyau INTRODUCTION XXV des Pères de l'Église. Et, descendant dans le détail où nous ne voulons pas le suivre, il traçait, pour les trois grades maçonniques, tout un programme d'organisation, conduisant l'initié depuis la croyance à la religion naturelle, à l'acte de foi qui unifierait la chrétienté et enfin « au christianisme transcendant, à la révélation de la révélation » ; pour la forme du gouvernement, il recommandait, comme modèle, le régime de l'Église sous l'autorité du Pape. Voilà qui est plus rassurant, pour ceux qui se demandent, au seul nom de la franc-maçonnerie, où en était la conscience catholique de Maistre. Il fut même, en ce temps-là, l'un des « petits poulets » de Claude de Saint-Martin, le « philosophe inconnu », auteur de « l'Homme de désir». Mais il ne vit, et dans les livres et dans la conversation de cet homme, rien de contraire à l'orthodoxie ; ses rêveries sur la religion et sur Dieu lui semblaient de nature à satisfaire son imagination, que le rationalisme froid des philosophes du X V I I Ï siècle ne pouvait nourrir ; son illuminisme l'intéressait, par ses convergences avec le Credo catholique ; Maistre y cherchait plus de lumière pour comprendre Dieu. C'est ce qui explique l'intérêt assez prolongé qu'il lui témoigna. Il se dotacha de la franc-maçonnerie vers 1789, quand le roi, Victor-Amédée III, lui demanda de ne plus prendre part à ses réunions secrètes. Mais il ne voulut jamais avouer, ni reconnaître même, que cette institution, celle du moins qu'il avait pratiquée à Chambéry, fût autre chose qu'une honnête « société de plaisir », et tout au plus, une « niaiserie », un « enfantillage », Ainsi en parlait-il à Vignet des Etoles, dans une lettre de 1793. Plus tard, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg, il traita les francs-maçons d'illuminés. En 1811, il déclare que leur secte, « telle qu'elle existe encore en Angleterre... ne saurait alarmer ni la Religion ni l'État. » Cependant, Maistre connaissait l'opinion de l'évêque de Chambéry, nettement défavorable aux loges. La constitution de Clément XII, du 28 avril 1738, In m e 2 XXVI INTRODUCTION eminenti, où, après avoir longuement expliqué les motifs de son intervention, le Pape donnait aux fidèles l'ordre rigoureux de s'abstenir de ces réunions (1), sous peine d'encourir l'excommunication latae sententiae, n'avait pas pu lui échapper ; de même, l'Encyclique Providus de Benoît XIV (18 mai 1751). Il ne* paraît pas s'en être jamais ému, entendez au point que sa conscience, pourtant délicate et scrupuleuse, en ait pu être troublée. M. Georges Goyau en a donné la raison : « Les documents pontificaux, à cette époque, étaient à demi déchus de cette influence qu'à la voix même de l'auteur du Pape le X I X siècle leur restituera : se heurtant aux frontières, au lieu de planer au-dessus d'elles, ils étaient comme humiliés par la dure nécessité de cogner à la porte des Parlements pour se faire enregistrer, et l'on s'habituait facilement à ne voir en eux que des opinions de la puissance spirituelle, livrées aux disputes des hommes. » Ce qui revient à dire qu'à cette époque Maistre, membre d'un « Sénat gallican », tenait pour les libertés de l'Église gallicane, qu'il attaquera plus tard victorieusement. Il ressort, de cette étude, que les fils des ténèbres furent plus habiles que les fils de la lumière ; que les dirigeants de la Franc-Maçonnerie allaient à leurs fins )ar des voies détournées, de façon à ne pas offusquer es honnêtes gens, qui les aidaient inconsciemment dans leur travail ; et que les Papes, voyant de plus haut et plus loin que leurs fidèles, ceux-ci fussent-ils des intelligences de premier plan comme Joseph de Maistre, méritaient, sans parler de l'autorité divine dont le Vicaire du Christ est le dépositaire, d'être écoutés et obéis par eux. Tel est le plus gros nuage, et le plus noir, qui ait pu voiler la foi catholique de Maistre. Mais, après que la tempête révolutionnaire se fut abattue sur les contrées voisines de la France ; ouvrant les yeux de Maistre ; donnant à ce réfugié l'occasion de rendre service à d'autres réfugiés, les prêtres de son pays et e Î (1) Assemblées, convents, agrégations ou conventicules INTRODUCTION XXVII les prêtres français ; avivant sa pratique religieuse j éveillant l'activité de sa pensée et la tournant vers l'étude du protestantisme ; le légitimiste Maistre « eut une atroce secousse ». C'était en 1804. Là-bas, aux bords de la Neva, il apprit que Pie VII allait sacrer Vheureux brigand qui devait prendre le titre d'Empereur et le nom de Napoléon I . Sa doctrine politique, à lui Maistre, était atteinte. Son âme fut toute bouleversée. Dans une lettre diplomatique à son souverain, elle s'exhala en colère violente, voire en injures : « Je souhaite au Pape, de tout mon cœur, la mort. » Ce qui suit corrige, et explique la violence de ce début : <£ de la même manière et par la même raison que je la souhaiterais aujourd'hui à mon père, s'il venait à se déshonorer demain. » Le Pape demeurait donc, pour lui, un père. Les Jésuites, près desquels il vivait à Saint-Pétersbourg, puisque la Russie de Catherine II «t de Paul I les avait recueillis et leur avait permis d'y vivre en « corps organisé », réformèrent assez vite «on jugement. Grâce aux Jésuites encore, il jugea plus sainement de la franc-maçonnerie et de l'illuminisme. Par eux il devint un catholique plus fervent, ce qui signifie plus apostolique, parce que tout fidèle, s'il est vraiment convaincu, doit être un soldat qui combat pour l'extension du règne de Dieu en ce monde. C'est ainsi qu'il remit son frère Xavier, par des admonestations fraternelles répétées, dans la pratique des sacrements. Et, de conserve avec le P. Gruber, le général des Jésuites, il espéra longtemps rétablir avec solidité le catholicisme dans l'empire des tzars. Le plan était magnifique : faire l'alliance entre les catholiques et Alexandre I , «t, doucement, briser « la barrière traditionnelle entre Rome et l'âme slave » en ramenant l'intégrité du Credo. Il s'exécutait avec prudence ; déjà, dans la haute société, les conversions se produisaient. Mais d'autres influences, et notamment celle de M de Krudner, furent les plus fortes. La Société biblique fut préférée aux Jésuites ; et, en 1815, ceux-ci, rendus responsables d e la conversion d'un jeune prince de Galitzin, furent er e r er m e XXVIII INTRODUCTION expulsés de Saint-Pétersbourg, et ensuite de l'Empire. Maistre, à son tour, eut à s'expliquer devant Alexandre : il était désigné comme complice. Il s'expliqua nettement : au tzar qui repoussait la propagande catholique, il répondit qu'il ne voudrait pas inquiéter la bonne foi d'un Russe, mais qu'il ne détournerait pas de la conversion celui qui lui en manifesterait la volonté. Alexandre n'insista pas ; seulement, quelques mois plus tard, il faisait demander à Turin, par son ambassadeur, le rappel de Maistre. Celui-ci eut-il vent des plaintes qu'avait formulées Alexandre contre son prosélytisme et son catholicisme intransigeant ? Il avait perdu la confiance de l'Empereur ; il le sentit, et, en mai 1817, il quittait de lui-même, l'âme navrée, la « patrie d'adoption » où il avait espéré de finir sa vie en travaillant pour l'Église. D'autres spectacles le consolèrent : en Suisse, en Angleterre, en France, où il voyait s'avancer « la grande révolution religieuse inévitable en Europe. » Il la secondait par ses livres et par ses prières. Nous allons parler de ses livres. Mais il faut lire, dans notre recueil, les pages admirables, et trop peu connues, sur la prière et sa puissance dans le plan divin, sur la beauté des prières de l'Eglise, et en particulier des psaumes. Son âme, dès l'enfance, avait été imprégnée de foi catholique. A mesure qu'il avançait en âge, il comprenait mieux que la religion, c'est l'union avec Dieu. Il communiait plus fréquemment. Dans sa dernière maladie, il se faisait lire, tous les jours, l'Évangile de Saint-Jean. Un passage de l'Apocalypse l'avait ému fortement : « A celui qui m'aura confessé devant les hommes, je lui ouvrirai une porte que nul ne pourra fermer. » Constance, en mai 1821, trois mois après la mort, racontait à un ami qu'il répéta ces mots « avec enthousiasme » et que ses yeux, alors, « brillaient d'un feu qui n'était plus de la terre ». Son dernier geste religieux, la veille de sa mort, fut de mettre des signatures au bas de quelques mandements d'évêques. Sur quoi, M. Goyau fait cette remarque piquante et juste : « De par ses fonctions adminis- INTRODUCTION XXIX tratives, qui lui imposaient une besogne de magistrat gallican, il devait veiller à ce que l'estampille de l'État sarde fût apposée sur les écrits pastoraux. Il lui répugnait de laisser à des fonctionnaires inférieurs le soin d'attester par leurs visas cette indiscrète insolence de l'État, contre laquelle les livres du Pape et de Y Eglise Gallicane inauguraient une réaction décisive. Il sentait que le nom de Maistre avait désormais une vertu et que, au bas des documents épiscopaux, la signature de ce moribond, Maistre, au lieu d'apparaître aux hommes d'Église comme le sceau d'une servitude, leur rappellerait les livres émancipateurs auxquels cette même signature devait une gloire. Et les évêques sardes apprirent bientôt que 1 archaïque gallicanisme sarde, fortuitement incarné dans Maistre, avait délicatement paraphé leurs mandements et que, tout de suite après, le grand apologiste de l'Église libre et de la Papauté souveraine était mort. » III. — Le Penseur Le catholicisme de Maistre était donc de bon aloi. Le penseur, en lui, fut de premier ordre. Il relève du catholique. On peut affirmer, sans paradoxe, que l'unité, reconnue et visible, de son œuvre vient de là. Maistre a vécu sa foi. Elle a passé dans ses livres, tout naturellement. Elle y a mis sa marque, sa grandeur. Et, comme la foi nous fait remonter à Dieu, qui est l'auteur et la fin de tout, elle explique, ou elle aide à expliquer tout ce qui existe. Elle n'est pas seulement — pardon de l'expression — le garde-fou qui nous préserve de la chute et de l'erreur, si on y adhère fermement. Elle est, puisqu'elle contient ce -que Dieu, la Vérité même, a daigné nous manifester de Lui, la lumière qui éclaire notre raison humaine, qui est certes solide dans sa sphère, mais toujours v courte par quelque endroit » ; et, par là, elle peut élargir singulièrement notre horizon. Elle est la beauté même, venant de INTRODUCTION XXX m t Dieu. Dans le \ Entretien des Soirées de SaintPétersbourg, Maistre déclare qu'il y a « le sujet d'une méditation délicieuse sur l'inestimable privilège de la vérité et la nullité des talents qui osent se séparer d'elle. » Dans cette déclaration, qu'il s'agit d'entendre, y a-t-il de la fierté ? Certainement. De l'orgueil ? Pas le moins du monde, puisque la vérité n'est pas de nous, mais vient de Dieu. L'orgueil est chez d'autres : chez ceux qui ont mis l'homme à la place de Dieu, et leur raison vacillante sur le trône où doit seule siéger la Vérité éternelle. Ils en arrivent jusqu'à préférer à ses dogmes très clairs les difficultés et les doutes où leur intelligence s'embarrasse. Maistre estime folie, très justement, cet état d'âme, et abominable ce renversement des rôles. Aussi n'hésite-t-il pas à proclamer que la Révolution, qui a détrôné Dieu pour le remplacer par l'humanité, est, dans son fond, d'essence satanique, étant inspirée par le grand adversaire de Dieu, Satan, Et les hommes qui l'ont préparée, les philosophes du X V I I I siècle, qui veulent organiser la société sans Dieu, ou contre Dieu, il les regarde comme ses ennemis personnels. D'où la rigueur et la continuité de ses attaques ; d'où la nature de son œuvre, à lui, qui tourne sans cesse à l'apologie du catholicisme. S'il est permis de reprendre la comparaison célèbre de Pascal, il a donc une « montre » d'après laquelle il juge tout : c'est la foi du chrétien, par suite, la philosophie chrétienne, qui est la philosophie du bon sens. Quand il se trompe lui-même, ce qui lui advient de temps à autre — car, malgré l'assurance du ton, il ne se donne pas pour le docteur infaillible — c'est qu'il a oublié de s'en rapporter à sa montre. Nous avons noté, par exemple, sa colère injuste contre Pie VII en 1804, quand fut sacré par lui Napoléon. Maistre avait oublié, sous le coup de la passion, que le Pape est le vicaire de Jésus-Christ en terre, le juge suprême de ce qui est utile à l'Église et au monde... Redisons, aussi, qu'il n'est pas un théologien, bien qu'il ait un goût prononcé pour la science de la révélation. Maistre est un « athlète laïque », un fils dévoué e INTRODUCTION XXXI de l'Église, qui, dans les rangs du peuple chrétien, défend sa mère et combat pour la cause de Dieu. C'est pourquoi le sens religieux est si profondément empreint dans ses ouvrages, du premier au dernier. Le premier chef-d'œuvre, les Considérations sur la France, devait être intitulé : Considérations religieuses sur la France : l'éditeur de Neufchâtel fit supprimer le mot, par crainte « de scandaliser le X V I I I siècle, a Le dernier en date, où Maistre dit qu'il avait a versé toute sa tête » — les Soirées de Saint-Pétersbourg, — a un sous-titre : Entre* tiens sur le gouvernement temporel de la Providences Dans l'intervalle, sa correspondance, où fourmillent tous les problèmes, et ses autres livres, ne peut-on pas prouver que l'idée de Dieu en est le point central où tout converge ? Encore un coup, c'est la vraie unité de son œuvre, comme ce fut l'unité de sa vie. Quelqu'un (1), fort ingénieusement, résumant cette œuvre, a pu dire que Vidée de Vordre était, dans la philosophie de Maistre, l'idée centrale autour de laquelle tout se groupait harmonieusement : morale, politique, esthétique, etc. L'ordre, c'est chaque chose mise à sa place, dans le monde créé par Dieu. Mais, pour reconstituer cet ordre, comme pour arriver, en chaque science, à la vérité, surtout dans les choses de ce monde qui sont livrées à la discussion des hommes, en philosophie, en histoire, en politique, en littérature ; comme aussi pour atteindre la vérité religieuse et la présenter aux générations qui se succèdent, il est besoin d'un travail incessant. On ne parle plus, Dieu merci, de l'ignorance et du défaut de critique de Maistre : la légende, sur ce point, n'a plus cours. Le fait indéniable, c'est qu'il fournit, de son collège à ses derniers jours, un labeur acharné. La bibliothèque du jeune homme, constituée avec les livres que lui avaient légués son oncle le sénateur Demotz et un prêtre de ses amis, comprenait déjà des milliers de e (1) Joseph de Maistre et Vidée de l'ordre, par Charles Baussan, Gabriel Beauchesne (1921). XXXII INTRODUCTION volumes. Il les avait lus, avant d'en être le propriétaire» Sa curiosité, qui fut prodigieuse, fut toujours en quête de pâture. Avec le français et l'italien, il possédait cinq autres langues : autant de langues, dit-on, autant d'âmes nouvelles. Lecteur infatigable, il prenait des notes ou copiait des extraits ; ainsi furent composés les recueils, in-folios ou in-octavos, dont il se fit suivre jusqu'à Saint-Pétersbourg. Il lut l'Ecriture ; les Pères j les théologiens les plus célèbres ; les philosophes chrétiens, parmi lesquels au premier rang Saint Thomas d'Aquin, et beaucoup d'autres ; les classiques anciens et modernes ; d'innombrables livres d'histoire et ouvrages de droit ; nous avons vu déjà que son imagination un peu aventureuse prenait plaisir aux élucubrationa des « illuminés ». Sa raison, qui était solide, son esprit, ui était perspicace, mettait de l'ordre et de la lumière ans ces broussailles. Et, au jour le jour, suivant les besoins, ou suivant les découvertes, il composait. " On peut se demander par quel prodige, en même temps qu'il remplissait tous ses devoirs d'état, il mit sur pied des ouvrages si variés et si profonds. Alléguer la facilité et la vie intense de son esprit ne suffit pas* Il faut se souvenir qu'il eut une santé magnifique et u'il ordonna très bien son temps, ce temps qui semble evenir élastique pour les bons travailleurs. Durant resque cinquante années, il travailla quinze et seize eures par jour. « A Saint-Pétersbourg, il se fit faire un fauteuil tournant placé devant sa table de travail : quand son valet lui avait servi son repas dans son dos, il imprimait au fauteuil une demi-rotation et il mangeait ; en avalant la dernière bouchée, il tournait en sens inverse et se remettait au travail (1). » Il ne dormait guère plus de trois heures par nuit ; aussi, en revanche, avait-il parfois, dans le jour, de petites crises de sommeil : un soir qu'elle l'avait invité, M de Staël le constata, non sans quelque déplaisir. 2 2 m e (1) Louis Arnould, La Providence et le bonheur d'après Bossuet et Joseph de Maistre, p. 119. INTRODUCTION XXXIII Erudit, Maistre l'était incontestablement ; ses connaissances s'étendaient dans toutes les directions. Mais il était plus encore un penseur qu'un érudit. Sa science, comme sa bonne humeur, était à la française : l'esprit dominait et gouvernait l'érudition. Maintenant, de tracer les chemins suivis par sa pensée, est une tâche qui exigerait plus d'espace que noua n'en pouvons avoir ici. Contentons-nous des lignes principales et des problèmes les plus importants que l'auteur a posés et résolus, en nous tenant, autant que possible, à l'ordre chronologique. La Révolution française — nous le disons, avec et après tout le monde — est le fait capital qui donna l'essor à son génie. En 1796, quand parut le livre des Considérations sur la France, elle était décidément victorieuse, au dehors et au-dedans de chez nous ; elle avait réussi en tout. Comment Maistre va-t-il la juger ? Elle Ta expulsé de la Savoie, elle l'a privé de ses biens. Il ne peut pas l'aimer : elle est le dêsordre Mais n'est-elle, comme le veulent les émigrés et des hommes d'État à courte vue, qu'un accident destiné à disparaître bientôt ? Il la regarde de plus haut, et, )Our ainsi parler, des collines éternelles. Il a observé es sept années qui viennent de s'écouler, et il prononce qu'elles ne sont pas un accident ; il le disait déjà en 1792, dans le Discours à Madame de Costa : la Révolution « est une époque » En elle, ce qu'il y a de plus frappant est « cette force entraînante qui courbe tous les obstacles » et qui, « marchant invariablement à son but, rejette également Charette, Dumouriez et Drouet. » Les révolutionnaires ne la mènent pas ; ils sont menés par elle ; ils ne sont que les instruments de la Providence. Que veut donc la Providence ? Punir la France coupable... pour la régénérer. La France avait une mission. Elle « exerce sur l'Europe une véritable magistrature... dont elle a abusé de la manière la plus coupable. » De Dieu elle avait reçu t deux bras avec lesquels elle remue le monde, sa langue et l'esprit de prosélytisme... La monarchie de la langue française est visible... Quant à l'esprit de prosélytisme, m Î XXXIV INTRODUCTION il est connu comme le soleil ; depuis la marchande de modes jusqu'au philosophe, c'est la partie saillante du caractère national. » La France a failli à sa mission : au X V I siècle, où l'hérésie protestante rejeta l'Église ; plus encore au X V I I I , où le philosophisme, le rationalisme, le naturalisme, nia Jésus-Christ, et, par son déisme, amena l'athéisme révolutionnaire. Elle est châtiée ; c'est dans l'ordre ; les agents de la Révolution « exécutent des arrêts divins. » Le châtiment a été immense, et pour les « prétendus innocents » et pour les bourreaux. 11 a été « naturel », logique. On voulait se passer de Dieu. Dieu « a dit : Faites, et tout a croulé. » Châtiment, non anéantissement. Les armées de la Révolution sauvent la France. Les royalistes, qui combattent dans ses armées, non pour la République, « mais pour la Patrie », préservent son sol de l'invasion étrangère. Maistre refera le même éloge, en 1813, pour les royalistes qui servent dans les armées de Napoléon. Car « le plus grand malheur qui puisse arriver à l'Europe, c'est que la France perde son influence. » Cela était écrit dans une lettre au baron Vignet des Etoles, du 22 août 1794. Et Maistre, fidèle toujours à la même pensée, écrira en 1819, dans le discours préliminaire de son livre du Pape : « Je crois... que la vérité a besoin de la France. » Il veut dire, apparemment, que Dieu, qui est la vérité, se fait besoin de la France. Au fond, c'est le même sens. Sur notre pays, sa pensée n'a jamais varié. En 1796, il distinguait et signalait les premiers signes de la régénération de la France : l'intrépidité des prêtres insermentés devant la guillotine, et la vie des prêtres exilés parmi les nations schismatiques. Il avait conclu d'avance, dans son style lapidaire : « Si la Providence efface, sans doute c'est pour écrire. » Dans ce même livre, il s'était demandé si la République pouvait durer en France. Et il s'était dit, d'abord : Existe-t-elle ? Il répond : Si l'on veut parler de gouvernement par le peuple, une grande république est aussi absurde que le cercle carré. Le peuple demeure étranger au gouvernement ; car le Souverain sera toujours à Paris. Que s'il s'agit du Directoire, qui incarne e e INTRODUCTION XXXV à ce moment la Révolution, peut-il durer ? Il ne durera pas, car il porte en lui les signes de la mort. Né du mal, il est imposé à la nation française, qui le souffre et ne l'accepte pas. Et il est irréligieux : il fait la guerre au sacerdoce, et au christianisme, qui a toujours été vainqueur. D'ailleurs, la Révolution, dont il est l'organe, n'a rien de vraiment national : elle fait et défait, inconsidérément, lois et constitutions. Constitutions faites, non pour les Français, mais pour « VHomme ». Or, « l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie. S'il existe, c'est bien à mon insu. » Une constitution, comme celle de 1795, qui est faite pour toutes les nations, n'est faite pour aucune : c'est une pure abstraction, une œuvre scolastique faite pour amuser l'esprit... et qu'il faut adresser à l'homme dans les espaces imaginaires où il habite... » Il est revenu, plus tard, en 1809, sur le néant des constitutions faites par la seule philosophie ; et c'est le sujet même de Y Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, qui reprenait, en le complétant, Y Essai sur la Souveraineté (1) ;.deux essais dirigés contre le X V I I I siècle, et plus spécialement contre Rousseau, qui, dans le Contrat social, opposait le fameux état de nature à l'état de société et, guidé par le pur esprit révolutionnaire, l'esprit satanique, reconstruisait lo monde en se passant de Dieu. Chimère ! Pas plus qu'il ne peut créer un arbre, l'homme ne crée ni le droit, ni la justice, ni l'autorité, ni le pouvoir. Et, malgré qu'il en ait, il ne peut créer ni même écrire une constitution. Car « la raison et l'expérience se réunissent pour établir qu'une constitution est une œuvre divine et que ce qu'il y a précisément de plus fondamental et de plus essentiellement constitutionnel ne saurait être écrit. » Une telle constitution est la solution du problème suivant : « étant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver e (1) Ecrit vers 1795, et édité seulement en 1869. XXXVI INTRODUCTION les lois qui lui conviennent. » Seule, l'union du divin et du national assure en même temps la liberté et l'autorité. Doit-on, pour cela, crier au miracle ? Pas du tout. Car, sans miracle, c'est encore Dieu qui est le principal auteur des traditions et des coutumes où s'appuient les meilleures constitutions. Qu'on ne s'avise pas, non plus, de les écrire. Les droits du prince et ceux du peuple s'accordent mieux dans le silence. Et la coutume vénérable, par la demi-obscurité de ses origines, nous reporte aisément jusqu'à cette Providence qui a favorisé sa lente éclosion(l). Pour fonder son église, Jésus n'a rien écrit... Ainsi se mêle, dans l'œuvre de Maistre, le profane au sacré ! Guerroyer contre les philosophes du X V I I I siècle était chose nécessaire, mais, somme toute, incomplète. L'athlète laïque devait aller plus loin, pour la restauration qu'il rêvait, et qui était avant tout religieuse. Dans le monde, il y a les nations. Dans les nations il y a les âmes. Pour gouverner les âmes, pour guider le troupeau spirituel du Christ dans l'ordre et l'unité, il faut une autorité spirituelle, visible, qui est le Pape. De là, le livre du Pape, préparé en Russie dans les années où Maistre travaillait à la réunion des Eglises séparées, mais destiné à la France de la Restauration, comme l'expose le Discours préliminaire : « On s'apercevra aisément que je me suis particulièrement occupé de la France. Avant qu'elle ait bien connu ses erreurs, il n'y a pas de salut pour elle... Il y a des nations privilégiées qui ont une mission dans le monde... Le Français a besoin de la religion plus que tous les autres hommes. S'il en manque, il n'est pas seulement affaibli, il est mutilé... » Cette France, la citadelle du catholicisme, il la défendait contre ses ennemis, en particulier contre les schismatiques. Mais elle en avait d'autres, les jansénistes et les gallicans ; contre eux, il avait composé le livre de Y Eglise gallicane, complément du Pape mais qui ne fut publié qu'après la mort de son auteur, en 1821. Magnifique tâche, où son optimisme courae y (1) Cf. le XIX 6 siècle, du P. Longhaye, p. 182. INTRODUCTION XXXVIt geux s'entraînait par les plus belles espérances : « Nous touchons à la plus grande des époques religieuses, où tout homme est tenu d'apporter, s'il en a la force, une pierre pour l'édifice auguste dont les plans sont visiblement arrêtés. » L'infaillibilité du Pape, Maistre l'établit, non par une argumentation théologique, mais par une démons* tration philosophique et politique. On peut la réduire a ce syllogisme : Toute souveraineté, tout gouvernement est, de sa nature, infaillible, c'est-à-dire absolu. Or l'Église est une souveraineté, un gouvernement. Donc elle est infaillible. Précisons. Où réside, dans l'Église, cette souveraineté ? Dans les Conciles ? Dans le Pape ? Elle réside dans le Pape, vrai souverain. Les Conciles généraux n'ont point la souveraineté sans le Pape, ni contre le Pape. A plus forte raison, les Conciles nationaux. Donc le Pape, seul souverain, est infaillible. Où il est, là est l'Église. aOtez la reine d'un essaim, vous aurez des abeilles tant qu'il vous plaira ; mais de ruches, jamais. » Là-dessus, des théologiens s'émurent vivement, et, en particulier, un « très docte Romain ». Comment, disait-on, Maistre avait-il pu confondre le concept d'infaillibilité avec le pouvoir légal de décider en dernier ressort ? Et, pour démontrer l'infaillibilité ellemême, quels arguments, tout autres que ceux de l'Ecriture, n'a-t-il pas présentés ! On a répondu (1) que Maistre n'ignorait pas les arguments scripturaires et les avait, en passant, signalés ; mais qu'il avait cru légitime, et avec raison, de développer les arguments rationnels et de convenance. D'autre part, entre la souveraineté politique et l'infaillibilité religieuse, il n'avait garde de voir un rapport d'identité, mais un simple rapport d'analogie. Lui-même, écrivant au théologien de Rome, et avouant qu'il n'avait peut-être pas mis dans son exposé « toute la clarté requise » déclarait très haut ne pas croire seulement au Pape (1) Lire les pages éloquentes, et justes, de Mgr Breton, dans le Bulletin de VInstitut catholique de Toulouse (1920). XXXVIII INTRODUCTION « inappelable », mais au Pape « infaillible », constitué tel par les paroles de Jésus-Christ. Il était donc, et il reste, « le premier messager laïque » de ce dogme qu'a défini, en 1870, le concile du Vatican. Avec une semblable hardiesse, il évoquait, pour la glorifier devant ses contemporains prévenus, la « magistrature pacificatrice» des Papes dans la «chrétienté» du moyen-âge, leurs interventions dans les affaires temporelles, qui furent toujours pour le bien des mœurs publiques et de la civilisation. Et, tout en protestant, comme il l'avait fait ailleurs, ne point défendre le « gouvernement des prêtres », bien que les prêtres au cours de l'histoire aient été les meilleurs ministres des princes, il se demandait si, dans la reconstitution de l'Europe, le Pape de Rome ne pourrait pas, ne devrait pas, redevenir le « médiateur-né » de la paix chrétienne. Puis, après avoir rappelé tous les bienfaits dont l'Europe et le monde sont redevables à la Papauté ; après avoir comparé l'Eglise mère et maîtresse, aux églises schismatiques, « protestantes, variables dans la doctrine, condamnées à la division » ; après avoir salué les Grecs « légers et menteurs » dont la réputation lui semble usurpée ; il adjure les hérétiques, et parmi eux les Anglicans, qu'il aime pour tant de bonnes qualités, de se faire « les protagonistes de l'unité religieuse » sous l'obéissance de la Papauté. Qui ne connaît la finale de sa conclusion, le cri d'amour du fils pour sa mère, le même qu'avaient poussé Fénelon et Bossuet : « 0 Sainte Eglise romaine...! » Maistre n'a point dit : « 0 Sainte Eglise gallicane ! » Il a parlé, seulement, de la « noble Eglise gallicane », qu'il vénérait pour ses services, malgré ses préjugés, et dont il espérait tant pour la régénération du monde chrétien, une fois qu'elle aurait repris sa place, qui est la première, dans l'armée de l'Eglise. Là encore — faut-il dire ? là surtout — il batailla ferme contre les ennemis de l'unité. A l'endroit des jansénistes, sa verve est mordante et rude. Jansénisme, calvinisme honteux et hypocrite, d'autant plus dangereux qu'il proteste à tout propos INTRODUCTION XXXIX 4 e son orthodoxie et qu'il veut rester dans l'Eglise, malgré l'Eglise ; secte « la plus subtile, la plus dangereuse que le diable ait tissue», faite pour décourager l'homme dans ses élans vers Dieu j religion froide et rêche, où le Crucifié aux bras étroits, qui n'est mort que pour le petit nombre des élus, n'embrasse plus l'humanité coupable. Mais, dans le jansénisme, il ne trouve « rien d'aussi extraordinaire que l'établis sèment et l'influence de Port-Royal. » Le portrait est enlevé d'une main prestigieuse ; il n'est que de lire ce style à l'emporte-pièce pour s'en souvenir. — Mais quoi ? Tant de talents et tant de vertus livrés à la risée ! Les solitaires, (ces solitaires illustres, dont SainteBeuve, le souriant sceptique, ne parle que sa calotte à la main, et que Madame de Sévigné révérait, Nicole en tête) comparés à des cuistres lourds, ennuyeux, secs et, par dessus le marché, plagiaires ; les religieuses, et parmi elles la mère Angélique, la mère Agnès, traitées de « Vierges folles » ; Pascal lui-même, le grand Pascal, bafoué dans sa science, réprimandé pour son entêtement et son sectarisme : tout cela est-il supportable ? — Tout cela, au premier abord, semble plus divertissant encore que méchant : volée de bois vert, administrée indirectement sur le dos de ceux qui, depuis près de trois siècles, n'ont exalté outre mesure les solitaires, et les religieuses de Port-Royal, que pour faire pièce aux jésuites et parfois, en fin de compte, pour dauber l'Eglise. — Soit. Mais vous ne faites que plaider les circonstances atténuantes. — Faisons donc un second pas. Et, laissant de côté Pascal, dont Maistre a toujours reconnu le génie profond et, en dépit de ses torts, les qualités extraordinaires, cherchons, de sang-froid, en quoi il aurait pu calomnier. Où est donc la sainteté de Port-Royal, à la ville et aux champs ? Et, sans entrer dans la conscience des docteurs et des religieuses, et tout en espérant fermement pour eux la miséricorde divine, peut-on sainement appeler la révolte une vertu, et attribuer le sens catholique à l'orgueil obstiné ? Leurs talents sont-ils donc de premier ordre ? On lit encore Nicole, Le grand Arnauld XL INTRODUCTION et les autres, qui les lit ? A tout prendre, Maistre l'intransigeant, qui fustige l'erreur et l'hérésie, est beaucoup plus près de la vérité sur Port-Royal que les admirateurs in ter er ses de sa littéraure et d'une morale qui se flatte d'aller à la sainteté en désobéissant à l'autorité légitime. Il y a encore le Gallicanisme, ecclésiastique et parlementaire,... et Bossuet. Qu'est-ce que Maistre a fait de la gloire et du génie de Bossuet, qui est « une des religions de la France » ? — L'a-t-il donc accablé d'injures ? — Il n'est pas allé jusque là. Mais il lui a décoché, en chemin, quelques impertinences de grand seigneur, dans un style quelque peu pa:'en : « J'en demande bien pardon à Y ombre illustre de Bossuet ! * — Pardon pour les impertinences, et il y en a. De grand homme à grand homme, elles sont presque de mise. Mais, sur les quatre articles de 1682. et sur la Déclaration, et sur sa Défense, pouvez-vous estimer que le réquisitoire de Maistre, 1 ancien substitut au Sénat de Savoie, ne soit pas aussi serré et aussi fondé que possible ? Et ne vaudrait-il pas mieux souffrir quelques faiblesses, si elles sont véritables, dans nos grands hommes, que de fermer les yeux à l'évidence et de plaider les causes perdues ? Maistre l'a fait. Seulement, comme il avait vu le plus grand génie de France dans une posture hésitante et timide en face de Louis XIV, il a remercié Dieu d'avoir établi sur notre terre une autorité infaillible, plus haute et plus lumineuse encore que le génie. Son livre Ta fait entendre au clergé de France, qui a compris et suivi. 11 a aidé à tuer le Gallicanisme chez nous. C'est sa gloire. Et, puisque nous en sommes au Maistre détracteur, joignons, sans tenir trop de compte de la suite des temps, une autre victime illustre à la liste. — Laquelle ? — Le chancelier François Bacon. Aussi bien c'est avee celui-là que la lutte a été la plus chaude, « Nous avons boxé comme deux forts de Fleet-Street ; et, s'il m'a arraché quelques cheveux, je pense bien aussi que sa perruque n'est plus à sa place.» INTRODUCTION XI.I L'examen de la philosophie de Bacon est le plus violent, et le plus jeune, de ses écrits. Composé vers 1815, a ne fut publié qu'après 1821. Maistre regarde Bacon comme l'un des plus grands ennemis de la religion. La méthode expérimentale qu'il a inaugurée — observation, expérimentation, induction — mène tout droit au matérialisme scientifique. Elle exclut l'étude des causes finales : elle ne dit jamais : Pourquoi ? Elle refuse de mêler à la science la religion ou la métaphysique. E t elle se moque du syllogisme. Au vieil outil d'Aristote, elle oppose Youtil nouveau, novum organum. Alors Maistre saisit corps à corps son adversaire. Son outil est-il donc si nouveau ? Il y a longtemps qu'on observe, qu'on fait des expériences, et des inductions. L'induction, qu'est-elle, « qu'un syllogisme contracté, un syllogisme que vous ne voulez pas voir ? » En réalité, cette méthode n'a pas conduit à de grandes découvertes : Bacon n'est rien à côté de Copernic, de Leibnitz et de Galilée. Et, toute seule, elle ne pouvait pas en produire. La maîtrise du verre par le feu, l'invention des lentilles et des miroirs, a été chose beaucoup plus importante et féconde... Passons. Où Maistre triomhe, c'est quand il accuse Bacon d'avoir détruit la iérarchie des connaissances humaines. Dans Bacon, il n'y a qu'une science, la physique expérimentale : à elle seule appartient la certitude ; les autres « ne résident que dans l'opinion ». Système extrêmement dangereux, et qui a tend directement à l'avilissement de 1 homme. » C'est par là que le pharmacien Homais ne veut plus écouter son curé, et, au milieu de ses bocaux, se moque de lui quand il passe dans la rue. Si la science a son prix, elle est comme le feu, qui ne doit pas être confié aux enfants. Et il faut la tenir à sa place, « la préséance allant de droit » aux sciences morales qui forment l'homme. Mais Bacon a voulu séparer la science et la religion. S'il n'a pas voulu positivement le détruire, au moins n*a-t-il pas compris l'ordre universel. L'outil qu'il recommande n'est rien sans la main ; la main elle-même n'est rien sans l'in tel- INTRODUCTION XLH ligence et la volonté. L'âme est la plus grande des forces humaines. Somme toute, il est plus difficile, et Q est meilleur, d'être le maître de soi que le maître de la nature. E t toutes les erreurs, et toutes les confusions de méthode, qui nous sont venues par les «scientifiques », justifient suffisamment la campagne de Maistre, Nous jugeons inutile de donner des exemples des invectives violentes dont le réquisitoire est tout fleuri. Il est visible que Bacon est, pour Maistre, le philosophe chéri du X V I I I siècle et qu'en lui c'est leur naturalisme qu'il poursuit. Avec quelle joie, au contraire, il montre dans l'Eglise la gardienne et le dépositaire de la science ! Elle la surveille, par l'Inquisition, qui protège les faibles contre l'erreur et l'hérésie, toujours dissolvantes* Elle la modère, en la confiant aux mains des prudents. Et, en la modérant, elle est a le grain d'aromate qui l'empêche de se corrompre » et de corrompre les autres. Sur l'union de la science et de la religion, que Bacon rejetait brutalement, Maistre est intarissable. Les objections ne l'effraient pas : par exemple, celle qui revient sans cesse, et que l'on prend de la condamnation de Galilée. Il l'expose sans peur et la réfute avec sa franchise ordinaire, tout comme il justifie, en 1815, dans ses lettres à un gentilhomme russe, l'Inquisition espagnole qu'avait supprimée, en 1812, un décret des Cortès, D est partout sur la brèche, infatigable autant que brave... Mais le meilleur de son esprit et de son cœur, il l'a mis dans les Soirées de Saint-Pétersbourg : livre très cher, élaboré avec soin pendant presque toute sa vie, et qu'en mourant il laissait inachevé. Le sujet est indiqué dans le sous-titre : le gouvernement temporel de la Providence, Il ne s'agit pas, bien entendu, de l'ordre du monde physique : les étoiles, dans le firmament, obéissent à la main qui les guide ; et, sur la terre, les saisons se succèdent avec une harmonieuse uniformité. Mais le monde moral nous offre une tout autre apparence et pose un problème angoissant : la loi de la souffrance, le bonheur des méchants et les souffrances e INTRODUCTION XLIII des justes. Il est posé par l'un des trois amis qui, un soir de juillet 1809, remontent en barque le cours de la Neva : nuit d'été chaude et belle, dont l'enchantement inspire au chevalier de Bray l'idée suivante : Je voudrais bien voir ici, sur cette même barque où nous sommes... un de ces monstres qui fatiguent la terre.., A quoi le comte de Maistre et le Sénateur de Tamara répliquent ensemble : Et qu'en feriez-vous, s'il vous plaît ? — Je lui demanderais si cette nuit lui semble aussi belle qu'à nous. » Il y avait bien longtemps que cette question obsédait la pensée de Maistre et qu'il avait pris parti. La mort de sa mère, en 1774, avait mis Joseph au « désespoir. » Mais sa sœur Jeannette était, plus que lui, au comble de la douleur ; un témoin (1) raconte qu'elle poussait des « imprécations sublimes » contre le ciel. Joseph s'approcha d'elle et, dans une conversation « forte », il justifia la sagesse de la Providence qu'elle attaquait. Peu à peu rassérénée, elle fut « la première à essuyer ses larmes et à consoler les autres. » Vingt ans plus tard, la marquise Costa de Beauregard perdait à la guerre un fils bien-aimé. Dans la « Consolation » qu'il lui adressa, Maistre évoquait à ses yeux et à son cœur le Dieu « très bon et très grand » qui nous a dit, « par la bouche d'un de ses envoyés : « Je vous aime d'un amour éternel. » Au cours de la Révolution, dans les années de souffrance et d'exil, ses lettres sont pleines des mêmes sentiments, provoqués par le spectacle des souffrances humaines. Enfin, des Considérations sur la France, on a pu dire que le livre est une « histoire contemporaine de la Providence », (2) autrement difficile à écrire que l'histoire de la Providence dans le passé. A la suite de Bossuet, Maistre constate le mystère : l'accord de la Providence et de la liberté humaine j et, pour l'exposer, il trouve une formule ingénieuse et vraie : « Nous sommes tous attachés au trône de (1) Le chevalier Roze, ami de Joseph de Maistre. (2) Georges Goyau. XLIV INTRODUCTION l'Éternel par une chaîne souple qui nous retient sans nous asservir. » La Providence, ajoute-t-il, pour qui a tout est moyen, même l'obstacle » emploie, pour arriver à ses fins, les causes secondes, même indignes \ elle n'a besoin que de quelques personnes, pour la révolution comme pour la contre-révolution. Qu'est-ce que cette « volonté populaire », dont les démocrates nous rebattent les oreilles ? Il suffirait de quatre ou cinq personnes, qui s'entendraient bien, pour donner un roi à la France. Et Maistre, d'imaginer le récit d'une restauration, qui est une très piquante scène de comédie... La guerre même ~ et voilà le paradoxe « apparent » qui Ta fait traiter de sauvage et de cannibale — la guerre est un bien. Les mères la détestent, et l'Église, fort justement, prie Dieu de l'écarter de nous. Mais il n'en est pas moins vrai qu'elle est une loi naturelle, une loi historique, et que aies véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent souvent à l'état de guerre. » Le Sénateur des Soirées dira : « La guerre est divine ». Les Soirées reprennent le problème avec plus d'ampleur, mais dans une autre ligne que celle de Bossuet. La réponse ordinaire, que a la vie éternelle » doit réparer les injustices d'ici-bas, ne le satisfait pas pleinement. Il en cherche d'autres, et, sans réfuter Bossuet, il le complète. Ce que Bossuet effleurait à peine, il le développe. Il examine le fait humain : les innocents sont-ils réellement plus malheureux que les autres, et les méchants sont-ils, en fait, plus heureux ? Une fois de plus, Maistre est l'athlète laïque, le philosophe, qui vient renforcer la démonstration des théologiens. Ét la discussion commence, appuyée sur les faits. Résumons-la (1). L'objection courante et banale ne porte pas. Noua sommes en face d'une grande loi, la loi de la souffrance, qui frappe tous les hommes : a les maux de (1) Cf. Louis Arnould, La Providence et le bonheur d'après Bossuet et Joseph de Maistre. INTRODUCTION XLV toute espèce pleuvent sur tout le genre humain, comme les balles sur une armée, sans aucune distinction de personnes. » Si les malheurs et les balles s'arrêtaient devant la vertu, ce serait la ruine de l'ordre moral, et le régime du miracle perpétuel : c'est-à-dire, un malheur et une absurdité. Serrons les faits de plus près. Mettons en parallèle, pour le bonheur, les gens de bien et les vicieux. L'égalité est rompue en faveur des premiers. Car ils échappent la plupart du temps aux peines judiciaires, et ils n'ont pas la crainte du « bourreau » ; ils sont exemptés d'un grand nombre de maladies, les maladies ayant toutes une origine morale, ce qui est prouvé par la raison et l'expérience et, beaucoup moins bien, par une philo logie de fantaisie ; les exceptions confirment la règle. Allons encore plus à fond. Les générations sont solidaires. Nous payons les fautes commises par nos ancêtres, et surtout par nos premiers parents. « Le péché originel, qui explique tout et sans lequel on n'explique rien, se répète malheureusement à chaque instant de la durée. » Les morts parlent en nous. Le « bon sauvage », tant vanté par Jean-Jacques, n'existe pas j tout sauvage est un dégradé... Enfin, la vertu a deux autres privilèges : la paix du cœur, tout comme le remords est le fruit naturel du péché \ et la bonne réputation, « une des jouissances les plus délicieuses de la vie. » Le peuple ne dit-il pas couramment : Contentement passe richesses, ou : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ? — Mais, hélas ! où est l'innocence ? « Où est le juste ? » Portant la lampe jusqu'au fond de notre âme, Maistre analyse nos fautes et leur répercussion sociale : « complicité, conseil, exemple, approbation, mots terribles qu'il faudrait méditer sans cesse. » D'autre part, « quelle effrayante recherche que celle qui aurait pour objets le petit nombre, la fausseté et Y inconsistance de nos vertus ! » Les innocents — il y en a — sont extrêmement rares ; et justement, à l'exemple du Christ, ce sont les seuls qui ne se plaignent pas... Les murmurateurs sont les orgueilleux, les révoltés. XLVI INTRODUCTION Pour couronner cette théorie déjà si lumineuse, Maistre ajoute l'étude de ces deux causes qui diminuent le mal humain ; la prière qui, par le mécanisme des causes secondes, écarte le mal suspendu sur nos têtes, « comme les médicaments écartent la fièvre qui eût abouti à la souffrance ou à la mort » ; et la réversibilité des mérites, par quoi «les douleurs de l'innocence peuvent se reporter au profit des coupables. » Dans les limites où il a voulu la circonscrire, la thèse de Maistre est victorieuse, et les pages où il l'expose contiennent de vrais trésors. Il en a d'autres. Car nous n'avons pris que les sommets. Dans les livres cités, nombre de questions sont soulevées et, à l'ordinaire, résolues en des pages qui sont souvent étincelantes de raison et de verve. Et, si nous voulions fouiller dans sa correspondance, dont la publication, il y a quelque cinquante ans, révéla l'homme, nous verrions se lever, devant nous, d'autres problèmes ressortissant à presque toutes les connaissances humaines. Ce penseur, qui a tout lu, a des idées sur tout. Il serait curieux, par exemple, d'ouvrir les lettres que le père adressait à ses filles, Adèle et Constance, et d'en tirer un petit traité sur l'éducation des jeunes filles, que l'on pourrait comparer à certaines pages de Molière ou de Fénelon ou de Madame de Maintenon, Les réflexions originales, et justes, y abonderaient; et, si quelques notes nous sembleraient aujourd'hui détonner, c'est que l'horizon change aux détours du chemin, et que non seulement les situations et les temps, mais les progrès des connaissances humaines doivent modifier nos programmes. Mais les principes établis sont inattaquables, bien que, çà et là, l'expression soit un peu vive. Par exemple, c'est l'évidence même que la jeune fille soit formée à sa mission, laquelle est, en général, d'être mère et la première éducatrice des enfants. Que si Maistre dit à Constance : « Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre dans aucun genre » $ il se reprend soudain : « Elles font quelque chose de plus INTRODUCTION XLYII grand : c'est sur leurs genoux que se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme et une honnête femme. » Cela ne serait-il pas mieux ue VIliade ou le Télémaque ? Les livres de Madame e Staël ne pouvaient rien changer à son opinion. Quand il ajoute que la femme est différente de l'homme, sans lui être inégale, et que l'éducation doit tenir compte de cette différence, la sagesse écrit encore avec sa plume ; et les comparaisons appropriées, pour illustrer cette vérité d'expérience, naissent aussi fraîches et presque aussi nombreuses que les fleurs au printemps. Les femmes peuvent être savantes... avec mesure. Il ne leur prêche pas l'ignorance ; à Dieu ne plaise ! Il ne veut pas qu'elles soient pédantes, et que leurs études les détournent de leurs devoirs d'état, mais qu'elles soient instruites et modestes. Arrêtons-nous, sans chercher à épuiser notre sujet. Négligeons volontairement de relever les erreurs de l'historien, moins nombreuses qu'on ne le pense ; les étymologies abracadabrantes d'un philologue qui était mal outillé pour ce travail ; ou même ce qu'on nomme les prophéties de Maistre. Il est sûr qu'il n'a jamais posé pour le prophète ; parmi les pronostics qu'il formulait, chemin faisant, ceux qui se sont réalisés prouvent la perspicacité de son intelligence, les autres sont la preuve, déjà connue, que l'esprit de l'homme n'est pas infini... IV. — L'Ecrivain Jésus a dit : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu e t sa justice ; tout le reste vous sera donné par surcroît. » Joseph de Maistre, assurément, mit au premier plan de ses recherches la gloire de Dieu. Le reste, entendons ici le talent de l'écrivain, fut la couronne et la récompense du penseur catholique. Le penseur a été, comme par surcroît, un grand écrivain. Mais à l'écrivain, le penseur, parce qu'il était catholique militant, a fait tort auprès d'un grand nombre, surtout auprès de ceux XLVIII INTRODUCTION qui distribuent la gloire littéraire et tracent les programmes pour l'enseignement. Les catholiques, soit timidité, soit insouciance, soit habitude d'accepter des jugements tout faits, n'ont pas tous assez réagi, dans le sens de l'équité, en faveur de leurs grands hommes. Il convient, pour juger l'écrivain, de mettre à part sa correspondance avec les intimes. Si le mot de Buffon est juste : « Le style est de l'homme même », jamais il ne s'est mieux appliqué. Maistre s'y présente au vif et au vrai, et sous tous ses aspects, chrétien, diplomate, ami, penseur, homme du monde, père : tout cela, sans affectation, avec le naturel le plus aisé, et, quand il le faut, avec toute la dignité convenable. Cherchez les épistoliers les plus vantés ; quel est celui, ou celle, qu'il n'égale pas ? On dirait volontiers : où sont ceux qu'il ne dépasse pas et par la variété de son style et par l'élévation de son âme ? Son âme s'est épanchée dans ses lettres, comme elle se montrait dans la conversation à Lausanne et à Saint-Pétersbourg. Causeur merveilleux qui prend tous les tons, aimable, spirituel, gaulois même, sérieux, érudit sans pédantisme, et grave sans préciosité. Pour ses œuvres imprimées, opuscules et livres, ce n'est pas dès les premiers jours qu'il a trouvé le ton naturel, en un mot, qu'il s'est trouvé lui-même : n'est-ce pas la dernière chose dont on s'avise ? On commence par imiter les autres, ceux qui ont imprimé avant nous. Il imite donc les auteurs à la mode, Bernardin de SaintPierre, surtout Jean-Jacques ; il est, comme eux, sensible, éloquent. Dans l'éloge de Victor-Amédée III (1775), il exalte ainsi, devant un «jeune étranger», la simplicité du roi, en montrant le palais royal, dont « des gardes menaçants ne défendent pas l'entrée » : « Voilà le lieu où le Roi-Pasteur coule des jours tranquilles, au sein d'une famille chérie ; c'est ici qu'il médite en silence sur les besoins de son peuple, qu'il projette les réformes possibles et qu'il gémit sur les abus inévitables. Voyez ce salon : c'est là que le dernier de ses sujets peut venir librement assister au repas d e son maître et s'enivrer du plaisir de le voir. » Souvenons- XLIX INTRODUCTION nous que l'auteur avait alors 22 ans. Son prospectus pour l'ascension de son frère Xavier en montgolfière (1784) a de l'esprit et une gaieté franche, mais il garde trop, à l'adresse des dames, les grâces surannées du X V I I I siècle. On reste toujours de son temps, malgré qu'on en ait. Comme Joseph de Maistre se montra 1 adversaire implacable du X V I I I siècle, on s'est diverti à retrouver, dans ses ouvrages, les traits du siècle abhorré ; l'éloquence de Rousseau, l'ironie de Voltaire, l'esprit de Montesquieu et de Fontenelle : petite revanche, pour consoler les vaincus. Accordons que, dans le tissu très serré de son argumentation et de sa phrase, on rencontre çà et là un grain de déclamation, laissé par le polémiste. Les années de la Révolution tirèrent ce génie de sa gangue et révélèrent l'écrivain. Il apparaît dans le Discours à la Marquise Costa, où il achève de jeter sa gourme. Exercice d'école, inspiré de Senèq\ie, où les réminiscences classiques s'enchâssent jusqu'à la satiété, mais où éclatent, précisément sur la Révolution et sur la Providence, des pages pleines et vigoureuses, qui annoncent la bonne facture de l'artiste. Cette bonne facture est presque achevée dans les Considérations sur la France ; elle atteint sa perfection dans les Soirées. Quelle est-elle ? Parmi le concert de nos grands écrivains, quelle est la note personnelle de Joseph de Maistre ? Car « son style — lui-même l'a reconnu et dit — a une espèce de timbre qui le trahit toujours. » Il peut ne pas signer, les lecteurs le nom* ment. L'écrivain n'est point, ou il n'est que très peu, du X V I I I siècle ( nous savons pourquoi : en vérité, ce siècle était trop peu chrétien et trop peu français, pour lui agréer. H est plus voisin du dix-septième, où il admire l'union de la religion et de la science, qui lui tient tant à cœur. C'est un plaisir, pour lui, de l'opposer au siècle suivant, qui a brisé cette union si nécessaire. Il aime ces grands esprits nourris aux lettres classiques : Corneille et ses héros ; Racine, dont les vers harmonieux, récités par M** la présidente Maistre, ont bercé son adolescence, e e e 4 L INTRODUCTION et, par Racine, les Grecs, qu'il {ait profession de mépriser, ont influe sur lui, indirectement ; Fénelon, qu'il exalte ; Pascal, Bossuet, dont il salue le génie, malgré les divergences de doctrine qu'il peut avoir avec eux. Mais, comme leur sérénité diffère de son attitude combative I S'il est, comme eux, assuré de posséder la vérité, il est obligé de lutter, pied à pied, dans une mêlée incessante, pour refouler les libertins devenus singulièrement plus audacieux et impudents. Son activité, d'où partent tant de coups, est plus vivante, et comme grouillante. Nous l'avons entendu : avec quelques-uns, notamment Bacon, il boxe. Pour cette raison, et pour d'autres, qui tiennent à ses habitudes, il n'a pas leur composition ordonnée, lui qui est pourtant si ami de l'ordre. Son style est une conversation. En le lisant, on l'écoute, on suit les modulations de sa voix, qui gronde, qui flatte, qui s'indigne, qui a l'accent du triomphe, selon les moments et les adversaires. A proprement parler, ce n'est pas la conversation ordinaire, à bâtons rompus. Ce n'est pas non plus un dialogue, où les interlocuteurs, dénommés A, B ou C, n'expriment tour à tour que la pensée de l'écrivain o u ne sont occupés qu'à lui donner la réplique. Il a •écrit des entretiens \ ceux qui parlent savent où ils vont, et ils ont chacun leur caractère ; mais ils ne s'interdisent pas les digressions, quand elles sont nécessaires pour éclairer le débat. II n'a pas, c'est vrai, les coups d'aile de Platon ; mais le pied est plus sûr. Et parce que ce sont des entretiens, on ne trouve nulle >art, chez lui, ce grand palais d'idées, lumineux et ogique, comme l'est, par exemple, le Discour» sur 1l'histoire universelle. Son système, qui est bien lié, le lecteur a le plaisir, ou la peine, de le reconstruire. Maistre ne ressemble pas, non plus, aux grands romantiques. Le mal du siècle, de René, n'avait pas de prise sur ce chrétien croyant et pratiquant \ ses douleurs, à lui, sont plus profondes, moins sonores. Dans le passé, qu'il fouille en historien, il ne cherche as le décor, mais les faits pour confirmer ses thèses, •t la nature, tant observée par eux, ne lui fournis £ INTRODUCTION LI aucune description : les premières pages des Soirées ne sont pas de Joseph, mais de Xavier. Ses paysages sont proprement des vues sur le monde intérieur des âmes : on peut constater, en le lisant, qu'il a, lui aussi, une bonne « lanterne » pour y projeter une vive lumière. Entre ses contemporains, ceux dont il fut l'ami fidèle, étaient Félicité de Lamennais, à qui fut adressée sa dernière lettre, et dont il admirait les vues, dans sa première manière, avec le premier volume de Y Indifférence en matière de religion ; et le vicomte de Bonald, chez qui — disait-il —il retrouvait toutes ses idées. La formule heureuse de Bonald : « La Révolution, qui a commencé par la déclaration des droits de l'homme» ne finira que par la déclaration des droits de JésusChrist », Maistre l'adoptait pleinement, en y ajoutant que cette déclaration se ferait par la France. Mais il n'eut jamais, quoi qu'on en ait dit, la seconde manière d e Félicité de Lamennais, la manière apocalyptique qu'il n'a pas pu connaître et qu'il n'a pas employée ; et il dépasse de bien des coudées son ami de Bonald. Sa langue est pleine sans bavures, sobre, vigoureuse, agile, colorée. Elle éclaire les idées par les images ; aux notions abstraites des logiciens, elle donne le mouvement et la vie « par de brusques appels à l'expérience familière, au bon sens (1) », par des rapports imprévus ui éveillent l'attention. Il dira d'un livre de Portloyal : « II est aussi impossible d'y trouver une absurdité ou un solécisme qu'un aperçu profond ou un mouvement d'éloquence ; c'est le poli, la dureté et le froid de la glace. » Pour montrer que la Providence dans ses grandes opérations, agit à long terme : « On eut, dit-il, voir soixante générations de roses ; quel omme peut assister au développement total d'un chêne ? » Au piquant des rapports imprévus, joignez Je sel de l'esprit, qui l'a fait appeler « un Voltaire retourné » ; et ajoutez quelques impertinences de grand seigneur : a il faut, en effet, de l'impertinence dans certains ouvrages, comme du poivre dans les ragoûts. » Ï E (1) CL le P. Longhaye, XIX 9 siècle, p. 160. LU INTRODUCTION L'appétit du lecteur est excité. Et Maistre, par la variété de la forme autant que par l'intérêt du fond, ne lui permet pas de s'endormir. Est-il besoin de faire remarquer que, dans la trame de ce style, surgissent de temps en temps, souvent même, des maximes, des pensées, d'une frappe vigoureuse et nette, qui restent dans la mémoire des lecteurs, et parfois sont de vraies argumentations eh raccourci. Maistre n'a point fait un recueil de maximes, comme La Rochefoucauld, ou de pensées, comme Joubert. Mais sa récolte, si on la séparait, vaudrait la leur et serait peut-être plus abondante. Donnons un ou deux exemples : « Aucune religion, excepté une, ne peut supporter l'épreuve de la science.... La science est une espèce d'acide qui dissout tous les métaux, excepté l'or. » « Il n'y a rien de si infaillible que l'instinct de l'impiété. Voyez ce qu'elle hait, ce qui la met en colère et ce qu'elle attaque partout, et avec fureur : c'est la vérité. » Et lui, qui a si bien réussi dans les épigrammes, a dit encore: «La pointe française pique, comme l'aiguille, pour faire passer le fil... » Après cela, nierons-nous que cette langue, et ce style, ait des défauts : des expressions impropres, des termes scolastiques — ils sont rares — quelques affirmations trop tranchantes, des paradoxes provocants et des vivacités un peu excessives dans la polémique ? Non. Ces faiblesses, si quelques-unes paraissent cher* chées pour arrêter ou frapper les lecteurs, sont les défauts de ses éminentes qualités. Conclusion Il fut donc un bon ouvrier, un grand ouvrier. Sa vie, toute de probité scrupuleuse, de droiture et d'honneur, mérite d'être proposée en exemple à la 'eunesse contemporaine, surtout quand on songe que a conscience professionnelle subit, chez nous, une crise sans précédent. Son œuvre est un arsenal de hautes pensées, qu'il Î INTRODUCTION LUI faut aussi présenter à la jeunesse, pour l'armer contre le découragement dans les luttes incessantes qui sont le lot de l'humanité en route vers le ciel. L'homme a été un grand ami de la France. Sans être Français, il a très bien connu et parlé notre langue | et il nous a aimés envers et contre tous, bien que la France l'eût réduit à la pauvreté. Il disait : « Le Roi de France n'a pas de meilleur sujet que moi parmi ceux qui ne le sont pas. » Son témoignage en faveur de la France est d'autant plus précieux, qu'il est plus désintéressé. Relisons-le pour affermir notre confiance, et pour nous entraîner à collaborer, de toutes nos forces, à la mission providentielle qui nous est dévolue. Grand chrétien, il s'est fait, dans tous ses ouvrages l'historien de la Providence. Il l'a justifiée des accusations et des blasphèmes que des aveugles et des impies osent proférer contre elle. Son argumentation nous apparaît plus forte et plus lumineuse encore, à nous qui sortons de l'un des plus grands cataclysmes qui ait ébranlé le monde. Repassons ses raisonnements et ses preuves, pour nous en imprégner, et pour nous refaire, s'il en est besoin, un tempérament catholique. A l'école du penseur, qui est un optimiste convaincu et convaincant, nous prendrons, comme lui, la plus absolue confiance dans le bonheur qu'obtient la vertu, même sur cette terre, et dans le « triomphe final du bien », Par son nom, par sa vie, par ses œuvres, il est donc un maître, un de ceux qui sont les plus dignes d'être contemplés, écoutés et suivis. Angers, le 17 juillet 1921. ALEXIS CROSNIER, prêtre, Directeur de renseignement libre et des œuvres de jeunesse au diocèse d'Angers» LES MEILLEURES PAGES DB JOSEPH DE MAISTRE Correspondance A M 016 Je Constantin, sa Sœur Chambéry, 17 lévrier 1792. N o n : j e n e m e priverai point du plaisir d'adresser u n e lettre à Madame Constantin. C'est u n e jouissance pour moi, e t j ' e n v e u x écrire la d a t e dans m o n journal. E h bien, m a d o u c e Thérésine, t e voilà d o n c cheu toi. Oh 1 le grand m o t e t qu'il est agréable à prononcer ! D i s - m o i donc, m o n c œ u r , c o m b i e n a s - t u fait de t o u r s d a n s t a c a m p a g n e ? Combien as-tu de j o u r n a u x d e terre, d e b œ u f s , d e v a c h e s , d e m o u t o n s , d e poules et d e c o q s ? J'espère bien qu'on n e dira p a s d e t o i c o m m e d e Perrette : Adieu veau, vache, cochon, couvée. T u n e bâtiras point de c h â t e a u x e n E s p a g n e : plus heureuse q u e Perrette, t u t i e n s des réalités, 2 JOSEPH DE MAISTRE e t je tiens pour sûr q u e ta sagesse les fera f r u c tifier. Oh I qu'il m e t a r d e de t'embrasser chez toi, m a b o n n e amie, et d'y voir le b o n h e u r fixé par ta b o n n e c o n d u i t e ! Après le m o m e n t o ù j'ai v u la certitude de t o n établissement, il n'y en aura pas d e plus d o u x pour moi que celui o ù je= sauterai à bas de ma voiture dans ta cour. Courez, volez, heures trop lentes Qui retardez cet heureux jour. J'ai joui d'ici de t o n entrée triomphale à Las R o c h e . Quel t e m p s ! quel soleil fait exprès ! E t l a preuve que la P r o v i d e n c e s'en mêlait, c'est q u e d'abord, après t o n arrivée, l'hiver e s t r e v e n u d e plus belle n o u s faire la guerre à outrance ; o n s e souffle dans les doigts c o m m e au mois de janvier,, e t m ê m e d a v a n t a g e ; car il s'est élevé u n e bise noire ou grise qui n o u s perce c o m m e c i n q u a n t e millions d'aiguilles de Paris. Ce qu'il y a de vraim e n t fatal, c'est que, si elle continue à faire la diablesse, elle v a n o u s priver d'une m é m o r a b l e mascarade, qui doit avoir lieu lundi prochain. Trente chevaliers modernes, habillés en c h e v a liers anciens, courront la ville et r o m p r o n t d e s lances c o m m e dans le x n siècle ; on portera u n e bannière, et sur la bannière on lira : Le Roi Vhonneur et les dames. Les d a m e s seront aussi masquées, je n e sais c o m m e n t ; enfin ce sera u n e belle chose, Dieu aidant : mais j'ai peur que quelq u e cheval n e s'abatte, et q u e les bourgeois n e disent que la Chevalerie est à bas. Enfin n o u s verrons, et nous en instruirons c e r t a i n e m e n t M a d a m e Constantin de la B â t i e , que j ' e m b r a s s e d e t o u t m o n cœur, a v e c u n a t t a c h e m e n t fraternel» paternel, éternel. e r CORRESPONDANCE 3 A v o u s . Monsieur Constantin. T o u t est c o m m u n entre é p o u x , m o n cher a m i , jusqu'au papier ; ainsi je vous fais la présente sur la m ê m e feuille, pour v o u s dire que p o u r les f e m m e s c o m m e pour les montres on a s i x mois d'essai ; ainsi, m o n très cher, si t u n'es pas c o n t e n t d e la t i e n n e (femme), si elle n e marche p a s e x a c t e m e n t , si elle a des q u i n t e s , si la r é p é t i t i o n t'ennuie, t u p e u x m e la r e n v o y e r . Si, au contraire, t u e n es c o n t e n t , il faut aussi m'en faire part, afin q u e j e puisse t e t é m o i g n e r m a satisfaction d e voir q u e t u aies t r o u v é u n e b o n n e pièce d a n s m o n m a g a s i n . R a c o n t e - m o i u n p e u t o n entrée à La R o c h e . Sans c o m p l i m e n t , t a moitié a-t-elle e u b o n n e façon, à pied, le l o n g de c e t t e superbe r u e ? S'est-on m i s a u x fenêtres ? A - t - o n a p p r o u v é t o n c h o i x ? Ma v a n i t é est aussi intéressée q u e la t i e n n e à t o u t e s ces nouvelles ; aussi, je v e u x être instruit. J'embrasse B a u s et la b o n n e N a n e . Ces d e u x personnages sont-ils sages chez toi ? S'ils font du désordre dans la paroisse, e t si le curé n'en est p a s c o n t e n t , je n e les laisserai plus sortir sans moi. — Adieu, très cher frère : ma p e n s é e passe u n e partie d u jour à Truaz, e t t o n b o n h e u r e s t d e v e n u pour moi u n e d e m e s affaires les p l u s capitales. A M. le Baron Vignet des Etoles Lausanne, 9 décembre 1793. V o u s ê t e s d'une colère terrible, m o n cher ami m a i s faites u n p e u v o t r e e x a m e n d e conscience» e t v o y e z si v o u s n'avez pas v o u s - m ê m e t o u s les 4 JOSEPH DE MAISTRE caractères de la p r é v e n t i o n . Die nobis placentia. Voilà v o t r e devise. E h bien, ne parlons plus de rien. T o u t v a à merveille, puisque v o u s le v o u l e z . Voilà précisément le caractère de la passion qui n e v e u t rien entendre. N e dirait-on pas que j e prêche la révolte sur les t o i t s , ou du moins le mépris pour le g o u v e r n e m e n t ? J e v o u s dis ce q u e je sais, a u t a n t qu'il est possible de savoir ce qu'on n'a pas v u ; il i m p o r t e de t o u t savoir, une lettre est u n e conversation. Vous ne voulez rien entendre d e contraire à v o s s y s t è m e s et à v o s inclinations ; v o u s traitez de cshue t o u t ce qui pense a u t r e m e n t : à la b o n n e heure I J e v o u s en félicite : c'est un grand bonheur que la persuasion, q u a n d on v o i t les objets couleur de rose. V o u s a v e z v u que, quand j'ai parlé pour le public, j'ai toujours eu le t o n de l'approbation et de la confiance ; c'est un devoir, à m o n a v i s , et je ne l'ai jamais violé. Tenons-nous en là, si v o u s m'en croyez ; mais quant a u x c o m m u n i c a t i o n s particulières, défions-nous de ces s y s t è m e s t r a n c h a n t s qui n o u s font regarder c o m m e des l é p r e u x tous c e u x qui o n t le malheur de ne pas penser c o m m e nous. N e disons pas c o m m e le personnage de Molière : Nul n'aura de l'esprit, hors nos amis et nous. D a n s ma manière d e penser, le projet de mettre le lac de Genève e n bouteilles est beaucoup moins fou q u e celui de rétablir les choses précisément sur le m ê m e pied o ù elles étaient a v a n t la révolution. J e puis me tromper, mais c'est en b o n n e c o m p a g n i e . J'ai tort a v e c Arthur Y o u n g , que v o u s m'avez e n v o y é , et m ê m e a v e c le Roi d'Angleterre, qui reconnaît p u b l i q u e m e n t , dans sa Déclaration, CORRESPONDANCE 5 que les puissances n'ont pas droit d'empêcher la nation française de modifier son g o u v e r n e m e n t . J'ai toujours d é t e s t é , je d é t e s t e , et je détesterai t o u t e ma v i e le g o u v e r n e m e n t militaire ; je l e préfère c e p e n d a n t a u jacobinisme. Le gouvernem e n t militaire v a u t m i e u x que ce qu'il y a d e plus exécrable dans l'univers, c'est l'unique éloge qu'on en puisse faire ; je n e le lui dispute point. J e suis magistrat (pour m o n malheur, il faut être juste). Si ce b e a u g o u v e r n e m e n t , qui est la m o r t de la Monarchie, se rétablit, je dirai ce que j'ai toujours dit : « Obéissez » ; j'excuserai les e x c è s les plus s c a n d a l e u x sur le t o n le plus filial ; m a i s si, par hasard, la Monarchie se rétablissait, séparée de la Bâtonocratie, j'espère q u e v o u s m e p e r m e t trez d'être c o n t e n t . J e n e d é t e s t e n u l l e m e n t les Piémontais, je sais ce qu'ils v a l e n t : mais j e préfère ma n a t i o n , du moins le peuple. V o u s préférez, v o u s , les u l t r a m o n t a i n s : permis à v o u s , je n e m'en fâche ni n e m'en é t o n n e . Quant à m e s ennemis, je suis leur très h u m b l e serviteur, j e n'y pense plus. Tous les cris que j'ai e n t e n d u pousser contre v o u s , ici e t ailleurs, n e p e u v e n t égratigner l'amitié qui m'unit à v o u s . J'espère que m e s clabaudeurs n e v o u s font pas plus d'impression. A M. le Comte Henri Costa de Beauregard Nyon, dans la chambre de votre femme, 31 mai 1794. Oh ! quel coup ! quel horrible coup ! J e m e prosterne, je n e sais o ù je suis. P a u v r e E u g è n e t Charmant enfant ! Malheureux père ! Que v o u s 6 JOSEPH DE MAISTRE dirai-je ? A la première nouvelle de v o t r e malheur, j'ai volé à N y o n , où j'ai demeuré d e u x jours a v a n t de m o n t e r l'escalier de v o t r e femme. Enfin, il a fallu se déterminer : il n'y a plus eu m o y e n de lui cacher sa perte. Il y a trois peures qu'elle le sait. J e n'entreprends point de v o u s peindre sa tristesse. Elle est profonde, mais elle est religieuse ; c'est le désespoir que je craignais. Elle échappera à cet état. Votre n o m sort de sa b o u c h e aussi s o u v e n t que celui de v o t r e fils. Elle t r e m b l e pour v o u s , elle m'ordonne de v o u s l'écrire, de v o u s prier de v o u s conserver pour elle, pour Victor qui est allé tenir la place de l'ange que v o u s regrettez, pour v o s autres enfants qui ne p e u v e n t se passer de v o u s . Au milieu du triste spectacle que j'ai sous les y e u x , j'éprouve une satisfaction inexprimable à voir que les soins de l'amitié sont d o u x pour votre malheureuse femme. J e connaissais sa situation isolée, je savais qu'elle était mal placée pour pleurer. J e suis v e n u pleurer a v e c elle ; elle m'en sait gré. Cher et m a l h e u r e u x ami, que ne puis-je me partager, que ne puis-je pleurer à N y o n et à Coni ! J'ai peur que personne ne v o u s e n t e n d e et que v o u s soyez forcé de renfermer v o t r e douleur. Si mes devoirs et ma fortune me p e r m e t t a i e n t de v o y a g e r , je n e me refuserais pas le triste plaisir d'aller v o u s embrasser, e t v o u s dire u n e petite partie de ce que je sens, et qu'il m'est impossible d'exprimer à m o n gré. Si quelque chose p o u v a i t a u g m e n t e r la tendre a m i t i é que j'ai pour v o u s , c'est le malheur. II m e semble que v o u s m'êtes plus cher, depuis que je ne vois rien dans ce m o n d e de plus infortuné q u e v o u s . J e n'entreprendrai pas de v o u s consoler. Mon Dieu, peut-on consoler un père qui a perdu ce que v o u s v e n e z de perdre ? J e ne puis c e p e n d a n t CORRESPONDANCE T pas m'empêcher d e v o u s dire que v o t r e e x c e l l e n t enfant e s t parti d u m o n d e a u m o m e n t où il e s t bien triste d e l'habiter. Ou je m e t r o m p e fort, m o n cher ami, ou nous t o u c h o n s à un m o m e n t é p o u v a n t a b l e . T o u t v a d e m a l e n pis. H e u r e u x c e u x qui n e verront point ce qui s'apprête. J e n e c o m p t e pas quitter M a d a m e d e Costa a v a n t d e u x jours, e t j'espère m ê m e l'emmener à L a u s a n n e . Ma maison, celle de M a d a m e Hubert, e t M a d a m e Marie d e D i v o n n e lui rendront la v i e plus support a b l e ; q u e ferait-elle ici ? et à qui pourrait-elle parler ? J e suis v e n u à N y o n t o u t e affaire cess a n t e , m o n cher ami, c o m m e si v o u s m'en a v i e z d o n n é la c o m m i s s i o n ; je continuerai de m ê m e à m'acquitter d e s tristes devoirs de l'amitié. J e n e quitterai pas v o t r e f e m m e t a n t q u e je pourrai lui être utile. J e lui donnerai tous les soins qui d é p e n d e n t d e m e s faibles p o u v o i r s . J e croirai q u e v o u s êtes là e t q u e c'est aussi à v o u s q u e j e les rends. M a d a m e de Costa e s t a u Ut ; elle est aussi tranquille qu'elle p e u t l'être d a n s c e t t e circonst a n c e fatale. N o u s n e craignons pas pour sa s a n t é ! U n prêtre respectable qui a sa confiance, la fidèle Cha et moi, voilà les entours qu'elle préfère ; le reste est à q u e l q u e distance. J e p a s serai la n u i t auprès d'elle. Si je puis, j e l ' e m m è nerai m o i - m ê m e . J e finis par force : q u e puis-je v o u s dire encore ? À moins d e perdre m o n fils o u m e s frères, m o n cœur n e p o u v a i t recevoir d e blessure plus douloureuse que l'affreuse n o u v e l l e d e la m o r t de v o t r e fils, si b o n , si chéri, si d i g n e d e l'être. P a u v r e ami, pleurez, pleurez, m a i s conservez-vous... 8 JOSEPH DE MAISTRE A M. le Baron Vignet des Eioles Lausanne, 15 août 1794. Les Français, m o n cher ami, ont sans d o u t e des c ô t é s qui ne sont pas aimables ; mais s o u v e n t aussi nous les blâmons, parce q u e nous ne s o m m e s pas faits c o m m e eux. N o u s les t r o u v o n s légers, ils n o u s t r o u v e n t p e s a n t s : qui est-ce qui a raison ? Quant à leur orgueil, songez qu'il est impossible d'être m e m b r e d'une grande nation sans le sentir. Les Anglais et les Autrichiens n'ont-ils point d'orgueil ? Lorsqu'un c i - d e v a n t seigneur français se v o i t apostrophé par tel magistrat de L a u s a n n e ou d e N y o n , qui n'aurait pas osé, il y a cinq ans, aspirer à l'honneur de dîner a v e c lui ; q u a n d je v o i s M. le bailli traiter, je ne dis pas l e s t e m e n t , mais cruellement des militaires français, e n m o n t r a n t sur sa poitrine, sur ses portraits, et à la t ê t e de t o u t e s ses ordonnances, l'ordre du Mérite, qu'il t i e n t de la France, je n e puis m e défendre d e leur permettre un peu d'impatience. « On n'en v e u t nulle part », d i t e s - v o u s ; il faut donc les faire conduire sur la frontière de France, c o m m e M. d e B u v e n en a menacé, il y a d e u x jours, le jeune de S a v o n , qui travaille ici pour nourrir sa mère ; et alors le premier bourreau de la frontière fera son acquit, par lequel il confessera avoir reçu de la Suisse, du P i é m o n t , de l ' E s p a g n e *t autres n a t i o n s chrétiennes, t a n t de t ê t e s d'émigrés pour la guillotine. Le reproche q u e v o u s faisiez l'autre jour a u x Français de se réjouir des succès de leurs bourreaux v i e n t encore d e la prév e n t i o n , si v o u s y regardez de près ; car ce sentim e n t est très raisonnable, et m ê m e héroïque. Les CORRESPONDANCE 9 s o l d a t s français n e s o n t p o i n t les bourreaux des émigrés, m a i s les sujets d e ces bourreaux : ils s e b a t t e n t pour u n e m a u v a i s e cause, mais leurs s u c c è s n'en s o n t pas moins admirables. M. Mallct du P a n a très j u s t e m e n t insisté sur ce point dans s o n ouvrage. J e n e v o i s pas c o m m e n t u n Français pourrait n e p a s sentir nn certain m o u v e m e n t d e c o m p l a i s a n c e e n v o y a n t sa n a t i o n seule, a v e c une foule d e m é c o n t e n t s dans l'intérieur, n o n seulem e n t résister à l'Europe, mais encore l'humilier e t lui donner b e a u c o u p de soucis. Certainement c'est d e la force bien mal e m p l o y é e , mais c e p e n d a n t c'est du la force. D'ailleurs u n Français p e u t penser, c o m m e je pense, q u e la division d e la France serait un grand mal. La foule des étourdis v o u d r a i t voir l'Empereur à Paris, pour rentrer v i t e dans leurs terres ; mais il n e faut pas b l â m e r celui qui dirait : « J'aime m i e u x souffrir p e n d a n t q u e l q u e t e m p s d e plus, e t q u e m a patrie n e soit p a s morcelée. » La société des n a t i o n s , c o m m e celle des i n d i v i d u s , est c o m p o s é e de grands e t d e p e t i t s ; e t c e t t e inégalité est nécessaire. Vouloir d é m e m b r e r la France, parce qu'elle est t r o p puiss a n t e , est précisément le s y s t è m e d e l'égalité e n grand. C'est l'affreux s y s t è m e de la c o n v e n a n c e , a v e c lequel o n nous ramène à la jurisprudence d e s H u n s ou des Hérules. E t v o \ e z , je v o u s prie, c o m m e l'absurdité e t Yimpudeur (pour m e servir d'un t e r m e à la mode) se joignent ici à l'injustice. O n v e u t démembrer la France ; mais, s'il v o u s plaît, est-ce pour enrichir quelque puissance d u second ordre ? N e n n i : Dantur opes nuUU nune nisi divitibu*. % C'est à la pauvre maison d'Autriche qu'on v e u t 10 JOSEPH DE HAISTRE donner l'Alsace, la Lorraine, la Flandre. Q u e l équilibre, b o n Dieu ! J'aurais mille et mille c h o s e s & v o u s dire, sur ce p o i n t , pour v o u s d é m o n t r e r q u e notre i n t é r ê t à t o u s est q u e l'Empereur ne puisse j a m a i s entrer en F r a n c e c o m m e conquérant pour s o n propre c o m p t e . Toujours il y aura d e s puissances prépondérantes, e t la France v a u t m i e u x q u e l'Autriche. N o u s n'avons nul b e s o i n d'un Charles V. Si j e n'ai point de fiel contre la France, n'en soyez p a s surpris : je le garde t o u t pour l'Autriche. C'est par elle q u e n o u s s o m m e s h u m i l i é s , perdus, écrasés ; c'est par elle q u e n o u s sortirons d'ici, n o n s e u l e m e n t sans argent, m a i s sans considération, j'ai presque dit sans honneur. V o u s parlez d'orgueil, de prétentions ; t r o u v e z moi u n e suprématie, u n e d o m i n a t i o n p l u s i n s u l t a n t e q u e celle q u e l'Autriche exerce à n o t r e égard. J'aimerais mille fois m i e u x 30.000 é m i g r é s qui se b a t t r a i e n t pour n o u s , que 30.000 A l l e m a n d s qui s o n t v e n u s pour n o u s voir a s s o m m e r sur l e s m o n t a g n e s a v e c des l u n e t t e s d'approche. M. d ' A u t i c h a m p , M. de N a r b o n n e , m e plairaient t o u t a u t a n t , je v o u s l'avoue, que M. de Vins a v e c sa fistule qui s'ouvre à p o i n t n o m m é toutes les foisqu'on l e contrarie. On reproche a u x Français d e vouloir c o m m a n d e r p a r t o u t o ù ils s o n t . E t l e s Autrichiens n e c o m m a n d e n t - i l s pas ? P a r t o u t l e s grands c o m m a n d e n t a u x p e t i t s . Encore u n coup, j e connais les défauts français, et j'en suis c h o q u é a u t a n t q u ' u n autre ; m a i s je sais aussi ce qu'on p e u t dire e n leur faveur. A u reste, cher ami, l a politique est c o m m e t o u t e s les autres sciences : Mundum tradidit disputationi eorum. Mais j e v o u s dis qu'on se t r o m p e sur la France ; qu'il ne faut p o i n t se décider par les idées d u m o m e n t , e n c o r e m o i n s par des considérations d e pure inclination ; CORRESPONDANCE lî qu'en p e r s é c u t a n t partout le b o n parti, o n g â t e l'esprit des peuples, et qu'on d o n n e u n e f o r c e incalculable à la république, parce qu'on grossit son parti d e t o u s c e u x (et le n o m b r e e n est prodigieux) qui v o u d r a i e n t bien u n autre ordre d e choses, mais qui v o i e n t qu'il n ' y a p a s m o y e n d e faire u n n o y a u hors d e la France, et qui finissent par servir, de dépit et de désespoir, un p a r t i qu'ils n'aiment point. A Af le Adèle de Maistre Turin, 3 juin 1797. J'ai été très c o n t e n t , m a b o n n e p e t i t e Adèle,, de l'extrait du Rédacteur q u e t u m'as e n v o y é . II est très bien choisi, et c o n t i e n t des vérités i n t é ressantes. Quand on cite les journaux, il faut citer le jour et l'an, et m ê m e le numéro, si l'on peut, pour le retrouver à v o l o n t é ; par e x e m p l e t Rédacteur du samedi 27 mai 1797, n° 185. Q u a n d il s'agit de livre, on cite le t o m e , le chapitre e t quelquefois la page. Voilà, m o n enfant, u n e p e t i t e leçon que je t e d o n n e en p a s s a n t ; car, e n t e l o u a n t sur ce q u e t u fais de bien, je t â c h e t o u j o u r s de t e conduire à faire encore m i e u x : rien n e m e faisant plus de plaisir que d'avoir de n o u v e l l e s raisons de t'aimer. J'ai aussi é t é très c o n t e n t d u verbe chérir q u e t u m'as e n v o y é . J e v e u x t e donner u n p e t i t é c h a n tillon de conjugaison ; mais j e m'en tiendrai à Vindicatif, c'est bien assez pour u n e fois. J e te chéris, m a chère Adèle ; t u me chéris aussi, et m a m a n te chérit : n o u s v o u s chérissons égalem e n t , R o d o l p h e et toi, parce q u e v o u s êtes t o u * 12 JOSEPH D E MAISTRE les d e u x n o s enfants, e t q u e v o u s n o u s chérissez aussi é g a l e m e n t l ' u n e t l'autre ; m a i s c'est précis é m e n t parce q u e v o s p a r e n t s v o u s chérissent t a n t , qu'il f a u t t â c h e r d e l e mériter t o u s l e s jours d a v a n t a g e . J e t e chérissais, m o n enfant, lorsque t u n e m e chérissais p o i n t encore ; e t t a m è r e t e chérissait peut-être encore plus, parce q u e t u lui a s c o û t é d a v a n t a g e . N o u s v o u s chérissions t o u s les d e u x , lorsque v o u s n e chérissiez encore q u e le lait d e v o t r e nourrice, e t q u e c e u x qui v o u s chérissaient n'avaient p o i n t encore le plaisir d u retour. Si j e t'ai chérie depuis l e berceau, e t si t u m ' a s chéri depuis q u e t u as p u t e dire : m o n papa m'a toujours chérie ; si n o u s v o u s a v o n s chéris également, e t si v o u s n o u s a v e z chéris de m ê m e , j e crois f e r m e m e n t q u e c e u x qui ont tant chéri n e changeront p o i n t d e c œ u r . J e t e chérirai et t u m e chériras toujours, e t il n e sera p a s aisé d e deviner lequel des d e u x chérira l e plus l'autre. N o u s n e chérirons c e p e n d a n t n o s enfants, ni m o i , ni v o t r e m a m a n , q u e d a n s le cas o ù v o u s chérirez v o s devoirs. Mais j e n e v e u x point avoir de soucis sur ce point, e t j e m e tiens pour sûr q u e v o t r e papa e t v o t r e m a m a n v o u s chériront t o u j o u r s . Marque-moi, m o n enfant, si t u es c o n t e n t e d e c e t t e conjugaison, e t si t o u s l e s t e m p s y s o n t (pour l'indicatif). A d i e u , m o n c œ u r . A la Même Turin, 18 octobre 1797. S a n s d o u t e , m a très chère enfant, t u a s fort b i e n d e v i n é l e s e n t i m e n t qui e m p ê c h e t a m a m a n d e t e v a n t e r à t o i - m ê m e . Il e n pourrait résulter CORRESPONDANCE 13 d e u x i n c o n v é n i e n t s : celui d'augmenter t o n amourpropre e t celui de nourrir t a paresse. T u s e n s bien p a r t o i - m ê m e qu'on e s t toujours p o r t é à s'arrêter e n c h e m i n , à dire : C'est assez ; e t c'est u n grand m a l . M a m a n v o u d r a i t d o n c éviter c e t t e nonchalance, et t'animer c o n s t a m m e n t à d e n o u v e a u x efforts : mais il e s t bien s û r (et s û r e m e n t t u e n e s persuadée) qu'il n ' y a personne a u m o n d e qui t ' a i m e plus q u e c e t t e b o n n e m a m a n , e t qui rende plus d e justice a u x efforts q u e t u fais p o u r être u n e b o n n e e t aimable personne. J a m a i s t u n e fais quelque chose d e b i e n sans qu'elle a i t soin d e m ' e n faire part ; plus t u v i v r a s , m o n c h e r enfant, plus t u regarderas a u t o u r d e t o i e t p l u s t u verras q u e , nulle part, t u n e p e u x être m i e u x qu'auprès d'elle. J e t e remercie d e la c h a n s o n q u e t u m ' a s e n v o y é e , e t q u e j'ai t r o u v é e très jolie. J e suis aussi assez c o n t e n t d e t o n s t y l e e t d e t o n orthographe, qui se perfectionnent ; j'ai bien e n v i e d'être auprès d e t o i pour y donner la dernière m a i n . E n a t t e n d a n t , j e puis t'assurer q u e t u a s des dispositions pour écrire p u r e m e n t ; ainsi, i l faut les cultiver. Voilà peut-être qui v a t e d o n n e r de l'orgueil ; mais une autre fois j e n e t e parlerai que d e t e s d é f a u t s pour t'humilier. T u feras fort bien, m o n cher enfant, de m'écrire d e t e m p s e n t e m p s ; mais il faut laisser courir t a p l u m e , e t m e dire t o u t ce qui t e passe d a n s la t ê t e . T u a s toujours q u a t r e chapitres à traiter : t e s plaisirs, t e s ennuis, t e s o c c u p a t i o n s e t t e s désirs ; a v e c cela o n p e u t remplir quatre p a g e s . Pour moi, il m e suffit d e quatre m o t s , e n s u i v a n t c e t t e m ê m e division : M o n plaisir serait d'être a v e c t o i , m o n chagrin e s t d'en être éloigné, m o n occupation e s t d e trouver les m o y e n s d e t e rejoindre, e t m o n désir e s t d ' y réussir. A d i e u , m o n cher e n f a n t . 14 JOSEPH A M 116 DB MAISTRE Constance de Maistre Cagh'ari, 13 Janvier 1802. Mon très cher enfant, il faut a b s o l u m e n t que j'aie le plaisir de t'écrire, puisque D i e u n e v e u t p a s encore m e donner celui de t e voir. Peut-être t u n e sauras pas m e lire c o u r a m m e n t : maïs t u n e m a n q u e r a s p a s de gens qui t'aideront à déchiffrer l'écriture d e t o n v i e u x papa. Ma chère p e t i t e Constance ! C o m m e n t d o n c est-il possible q u e je ne t e connaisse point encore, que t e s jolis petits bras n e se soient point j e t é s a u t o u r d e m o n cou, q u e les m i e n s n e t'aient point mise sur m e s g e n o u x pour t'embrasser à m o n aise ? J e n e p u i s m e consoler d'être si loin d e toi. Mais prends bien garde, m o n cher enfant, d'aimer t o n p a p a c o m m e s'il é t a i t à c ô t é d e toi : q u a n d m ê m e t u n e m e c o n n a i s p a s , je n e suis p a s m o i n s dans c e m o n d e , e t j e n e t ' a i m e p a s m o i n s q u e si t u n e m'avais j a m a i s q u i t t é . T u dois m e traiter d e m ê m e , ma chère p e t i t e , afin q u e t u sois t o u t a c c o u t u m é e à m'aimer q u a n d je te verrai, e t q u e c e soit t o u t c o m m e si nous n e n o u s étions jamais perdus d e v u e . Pour moi, je p e n s e c o n t i n u e l l e m e n t à toi ; e t , pour y penser a v e c plus de plaisir, j'ai fabriqué d a n s m a t ê t e u n e p e t i t e figure espiègle qui m e s e m b l e être m a Constance. Elle a bien quelquefois certaines p e t i t e s fantaisies ; mais t o u t cela n'est rien, je sais qu'elles n e durent pas. Ma chère p e t i t e amie, j e t e r e c o m m a n d e d e t o u t m o n c œ u r d'être bien sage, b i e n douce, bien obéissante a v e c t o u t le m o n d e , mais s u r t o u t a v e c t a b o n n e m a m a n e t t a t a n t e , qui o n t t a n t d e b o n t é s pour toi : t o u t e s les fois qu'elles t e font u n e caresse, il faut q u e t u leur e n rendes d e u x , u n e pour toi e t u n e CORRESPONDANCE 15 pour t o n papa. J'ai bien ouï dire par l e m o n d e qu'une certaine demoiselle t e g â t a i t u n p e u ; m a i s ce sont des discours d e m a u v a i s e s langues, q u e le b o n D i e u n e bénira j a m a i s . Si t u en e n t e n d s parler, t u n'as qu'à dire q u e les enfants g â t é s réussissent toujours. J e ne v e u x p o i n t que t u t e m e t t e s en train pour répondre à c e t t e lettre ; j e sais que la b o n n e m a m a n v e u t ménager t a p e t i t e taille, et elle a raison. T u m'écriras q u a n d t u seras plus forte ; en a t t e n d a n t , je suis bien aise d e savoir q u e t u aimes b e a u c o u p la lecture, et q u e t u sais t o n Têlémaque sur le b o u t d u doigt. J e voudrais bien parler a v e c toi de la grotte d e Calypso et de la n y m p h e Eucharis q u e j ' a i m e bien, mais c e p e n d a n t pas a u t a n t q u e toi. J e v o u drais aussi t e d e m a n d e r si t u n'as point eu peur q u a n d t u as v u Mentor jeter ce p a u v r e T ê l é m a q u e dans l'eau, t ê t e première, pour l'empêcher d e perdre son t e m p s . À h ! jamais ta t a n t e N a n c y n'aurait fait u n coup de c e t t e sorte. U n b o n oncle, que t u n e connais p a s encore, t e portera b i e n t ô t d e ma part u n livre qui t'amusera b e a u c o u p : il est t o u t plein d e belles i m a g e s , et, dès q u ' o n t'aura expliqué c o m m e n t il faut se servir d u livre, t u pourras t'amuser t o u t e seule. A d è l e e t R o d o l p h e s'en s o n t bien divertis ; à présent, c'est t o n t o u r : j e t e le donne, et, quand t u le feuilletteras, t u n e manqueras j a m a i s d e penser à t o n p a p a . Ta m a m a n , t o n frère, t a s œ u r t'embrassent de t o u t leur c œ u r ; e t moi, m a chère enfant, j u g e si je t'embrasse, si je t e serre sur m o n c œ u r , si j e p e n s e à toi continuellement 1 Adieu, m o n c œ u r , adieu, ma Constance. Mon D i e u ! Q u a n d pourraij e d o n c t e voir ! 16 JOSEPH DE MAISTRE 6 A M" Adèle de Maistre Cagliari, 14 décembre 1802. Hier, m a chère enfant, j'ai reçu t a lettre d u 2 4 octobre, et aujourd'hui celle d u 14. T u vois c o m m e les lettres v o n t . Depuis l o n g t e m p s , t u en aurais reçu u n e de moi, si j'avais su o ù t'écrire ; mais j'ignorais t a destination ; m a i n t e n a n t , m e voilà tranquille, au moins sur ce point ; m o n i m a gination sait où t e chercher, c'est déjà b e a u c o u p pour moi. Vraiment, ma chère amie, je voudrais t e savoir u n peu plus à t o n aise. Ce souper à six heures, ce coucher à huit s o n t bien difficiles à digérer ; mais crois que c e t t e gêne passagère n e t e sera point du t o u t inutile. Se vaincre, se plier a u x circonstances, est u n devoir pour t o u t l e m o n d e , mais surtout pour les f e m m e s . Si la b o n n e d a m e d o n t t u m e parles t e querelle sur u n e m o d e indifférente, dis-lui qu'elle a raison. Fais m i e u x encore ; parais le l e n d e m a i n accoutrée différemm e n t . T u sais fort bien les b é a t i t u d e s d e l ' É v a n gile ; mais il n'est pas défendu d'en savoir d'autres, c o m m e , par e x e m p l e : Heureuses les femmes douces, parce qu'elles posséderont les cœurs. Voilà u n sujet de m é d i t a t i o n que je t'envoie, quoique t u sois d a n s u n c o u v e n t . Quand t u sentiras que t o n p e t i t nerf i m p e r t i n e n t se m e t en train, applique t o u t d e suite m a lettre, c o m m e on m e t d e la m a u v e sur u n e i n f l a m m a t i o n . Mande-moi si t u fais t o u jours la p e t i t e s t a t u e lorsqu'il s'agit de parler, e t s u r t o u t de parler italien. J e t'écrirai u n e autre l o n g u e lettre sur la v e r t u des langues. Si Ton n e t ' a v a i t pas s a g e m e n t e x c e p t é e de la loi des décac h ê t e m e n t s , j e m e serais servi de voies détournées pour t'écrire ; j e n e v e u x point que des profanes CORRESPONDANCE 17 v i e n n e n t m e t t r e le nez dans nos petits secrets. J e t e sais b o n gré des regrets que t u me t é m o i g n e s , car je les crois bien sincères ; t u sais assez, de t o n c ô t é , que, loin de mes chers enfants e t de celle qui les a faits, je n'ai qu'une demi-existence. Ce n'est pas que je ne sois ici aussi bien qu'on p e u t être ici ; mais je suis fait à la v i e patriarcale : celle d'officier de garnison n'est point du t o u t m o n fait. J e ne pense qu'à nous réunir. Quand viendra cet h e u r e u x jour ? D i e u le sait. E n a t t e n d a n t , applique-toi bien, et tire parti de ta position. J'ai v u a v e c plaisir qu'il t'en a v a i t b e a u c o u p c o û t é de t e séparer de t o n frère ; j'en ai été d'aut a n t plus aise que j'ai v u les m ê m e s s e n t i m e n t s très bien et très naturellement exprimés dans la l e t t r e qu'il m'a écrite. Il faut maintenir dans c e t t e génération l'union qui a régné dans la précédente, e t qui est la meilleure chose qui se t r o u v e sur la terre. Pour revenir a u x lettres, je suis fort c o n t e n t des tiennes. Le style est bon, et fait m i n e d e se perfectionner : je dirais, je ferais, a u futur, n e s o n t qu'une distraction ; il suffit d'être a t t e n t i v e . Il faut que M a d a m e de F... t e prête de n o u v e a u Marie de Rabutin-Chantai. J e t e déclare d'avance très solennellement qu'il m e suffit que t u écrives c o m m e elle ; je n e suis pas c o m m e ces gens qui n e sont jamais c o n t e n t s . Adieu, m a b o n n e Adèle. T u sais combien je t e suis a t t a c h é ; je m'occupe continuellement d e toi : enfin, j e suis t o u t à fait digne de tes b o n t é s . E m b r a s s e ta b o n n e et e x c e l l e n t e t a n t e Eulalie ; j e v e u x a b s o l u m e n t que t u fasses sa c o n q u ê t e , car je l'aime notablement. Mes honneurs a u x d e u x •autres d a m e s . Regarde t o u t , n e b l â m e rien, a i m e 18 JOSEPH DE MAISTRE les aimables, fais b o n n e m i n e a u x autres, e t Dieu t e bénisse 1 Adieu, Adèle. A la Même Saint-Pétersbourg, 19 octobre 1803. Quand ta mère devrait en être jalouse, c'est par toi que je v e u x commencer, ma bien a i m é e Adèle ; je v e u x te remercier de ta jolie page du 3 septembre qui m'a fait un plaisir infini. J e sais bien que t u es sotte, que t u ne sais ni parler, ni caresser ; que t u es cruelle, barbare, traîtresse, etc., etc. ; n'importe, l'amour est aveugle, et c e t t e passion de la cité d'Aoste dure toujours ; enfin, je t'épouserais si je n'étais pas marié. Tu m'as fait grand plaisir de m e faire un détail de t e s é t u d e s . J ' a p p r o u v e surtout le petit cours d e sphère ; et telle est ma corruption que je suis prêt à préférer les fuseaux dont t u me parles à ceux de la f e m m e forte t a n t célébrés par Salomon. J e m e figure a i s é m e n t la joie que t u as g o û t é e , lorsque la porte de ta cage s'est ouverte, et q u e tu t'es t r o u v é e de n o u v e a u assise à c e t t e t a b l e où il ne m a n q u e qu'une personne ; mais je t ' a v o u e , m o n très cher enfant, que je n'ai n u l l e m e n t é t é e n n u y é de tes ennuis, et que rien au m o n d e n e m'a é t é plus agréable q u e d'apprendre q u e t u avais su dévorer en silence t e s petites seccature, (1) et t e faire aimer d e t e s saintes geôlières. Ce m o n d e ci, ma chère Adèle, est u n e gêne perpétuelle ; e t qui n e sait s'ennuyer ne sait rien. J'espère q u e t o u t ira bien, et que t u n e cesseras de croître en (1) Ennuis. 19 CORRESPONDANCE grâce, en science et en sagesse, afin d'être agréable à nos yeux (c'est le s t y l e de saint Paul), et que je puisse fembrasser avec une joie ineffable au jour de la consolation, qui arrivera bien tôt ou tard. Amen. Pour mon fils unique. — E t m o n cher p e t i t R o d o l p h e , o ù est-il ? Qu'il v i e n n e aussi prendre s o n m o t . T u ne p e u x pas me donner u n e p l u s d o u c e assurance, m o n cher ami, q u e celle d e t a c o n s t a n t e tendresse ; quoique c e soit u n discours inutile, c e p e n d a n t je l'entends toujours a v e c u n n o u v e a u plaisir. Ce qui ne m'en fait p a s m o i n s , c'est d'apprendre que t u es le b o n ami de ta mère, e t son premier ministre au d é p a r t e m e n t des affaires internes. C'est là le premier devoir, m o n cher enfant ; car il faut que t u m e la rendes gaie e t bien portante. Ce q u e t u m e dis de C h a m b é r y m'a serré le c œ u r ; je suis c e p e n d a n t bien aise q u e t u aies v u par t o i - m ê m e l'effet i n é v i t a b l e d'un s y s t è m e d o n t nous a v o n s eu le b o n h e u r d e t e séparer entièrement. T o n â m e est u n papier blanc sur lequel nous n ' a v o n s p o i n t permis a u diable de barbouiller, de façon q u e les anges o n t pleine liberté d'y écrire t o u t ce qu'ils v o u d r o n t , pourvu que t u les laisses faire. J e t e r e c o m m a n d e l'application par-dessus t o u t . Si t u m'aimes, si t u aimes t a mère et t e s sœurs, il faut q u e t u aimes t a t a b l e : l'un n e p e u t pas aller sans l'autre. J e puis a t t a c h e r t a fortune à la mienne, si t u aimes l e travail ; a u t r e m e n t t o u t e s t perdu. D a n s l e naufrage universel, t u n e p e u x aborder q u e sur u n e feuille d e papier ; c'est t o n arche, p r e n d s - y garde. J e m e t s a u premier rang u n e écriture belle e t aisée. L'allemand est u n e fort b o n n e chose, e t qui p r o b a b l e m e n t t e sera fort utile. Ainsi n o u s 5 20 JOSEPH DE MAISTRE n o u s s o m m e s e n t e n d u s à ce sujet. Adieu, m o n t r è s cher Rodolphe. A Constance. — Je viens à toi, ma chère inc o n n u e . Combien je suis charmé de voir t o n écriture, en a t t e n d a n t que je puisse voir t o n petit v i s a g e et le baiser t o u t à m o n aise ! Te voilà donc g r a n d e fille, ma b o n n e petite Constance, t o u t e m p r e s s é e de bien faire et de t'instruire ; t u as retrouvé ta m a m a n , ta vraie m a m a n , et ta sœur, <[ue t u ne connaissais pas. Tu les aimes déjà, à c e qu'on m e dit, a u t a n t que si t u avais passé ta v i e a v e c elles. C'est un b o n augure pour moi ; je mourais de peur que t u n'aimasses pas assez i o n v i e u x papa, q u a n d t u le verrais. Aujourd'hui, j'espère que t u m e traiteras c o m m e ta m a m a n , e t qu'en moins de huit jours t u m'aimeras d e t o u t t o n cœur. E n a t t e n d a n t , je ferai l'impossible pour t ' e n v o y e r m o n portrait, afin que t u saches à quoi t'en tenir sur ma triste figure. J e t e préviens cependant que t u me trouveras beauc o u p plus joli garçon que dans cet abominable portrait que t u connais. Adieu, m o n p e t i t cœur, je t'embrasse a m o u r e u s e m e n t . Parle s o u v e n t de moi a v e c ta m a m a n , t o n frère et ta s œ u r ; et quand v o u s êtes à t a b l e e n s e m b l e , n e m a n q u e z jamais de boire le premier c o u p à ma santé. A Af me de Constantin, sa Sœur. Saint-Pétersbourg, 8 (20) mai 1804. C'est a v e c u n vif et douloureux plaisir, ma très chère Théréaine, que j'ai reçu t o n aimable épître des Charmilles, d a t é e du 19 février ; elle e s t CORRESPONDANCE 21 d e m e u r é e u n siècle e n c h e m i n , mais enfin je la t i e n s ; c'est assez, je vois q u e rien n e se perd. P a u v r e p e t i t e paysanne, combien t u m'as intéressé a v e c t o u s ces détails d o n t j e m e doutais bien en gros, mais qui o n t u n prix particulier «ous t a p l u m e . D u milieu des palais où m o n i n c o n c e v a b l e étoile m'a conduit, m o n i m a g i n a t i o n «'échappe s o u v e n t pour aller voir ta chaumière ; j e suis charmé d'apprendre a u moins qu'elle est •à toi e t que t u vis bien a v e c R se. J e sens l'inconv é n i e n t de l'enfant g â t é ; mais, q u e v e u x - t u ? il y a de t o u t c ô t é et dans t o u t e s les positions de certaines prises amères qu'il faut avaler en se b o u c h a n t le nez. — T u serres m o n c œ u r c o m m e u n citron a v e c t o n histoire des habillements. P a u v r e petite ! J e t e sais gré d'attacher un certain prix à ces guenilles et de t e rappeler le v i e u x frère qui les a portées. C'est à c e t t e funeste é p o q u e q u e les garde-robes s o n t faites ainsi. N e m e parle pas de c e t t e misère qui t e fut remise d e ma part. Si j ' a v a i s c o n t i n u é à vivre dans m o n île, sur le m ê m e pied, t u aurais reçu bien plus de marques réelles de m o n souvenir. D a m e Provid e n c e n e l'a pas voulu. J'ai grandi i m m e n s é m e n t e n titres, e n broderies, en p l u m e t s ; mais d a n s ce qui pourrait embellir la Charmille, j'ai baissé. J e m e flatte c e p e n d a n t qu'après avoir passé un d é t r o i t terrible d o n t il serait inutile de t e détailler t o u t e s les angoisses, je serai un peu plus à l'aise pour moi et pour les autres ; e n a t t e n d a n t , je suis a u milieu d e t o u t ce qu'il y a d e plus grand d a n s l'univers. Le l u x e e t les magnificences de ce p a y s n e p e u v e n t se décrire ; n o s grandeurs les plus i m p o s a n t e s sont ici des infiniment p e t i t s . E t si j e m e m e t t a i s à t e raconter les prix des choses, j e t e ferais pâlir. Pour m e borner à c e qu'il y a f 22 JOSEPH DE MAISTRE d e plus magnifique, u n e paire d e souliers d u b o n faiseur c o û t e 8 roubles (le rouble v a u t 3 livres 10 sous de France, environ) ; moins élégants, o n les a pour 5 ; u n e a u n e d e drap d e F r a n c e , 2 4 roubles ; u n perruquier, le plus c o m m u n , 12 r o u bles ; u n maître de dessin, d e danse, etc., 5 roubles par leçon, les meilleurs, jusqu'à 8 e t 10. J'ai u n noble laquais qui prend des leçons d e Français d e j e n e sais quel polisson qui n'en sait guère plus q u e lui, à u n rouble la leçon : il est vrai qu'il n e s'en permet q u ' u n e par s e m a i n e . J e lui donne, m o i , 18 roubles par m o i s , a u t a n t à son digne collègue, 4 0 a u v a l e t d e chambre, a v e c u n e foule d e présents, sans quoi o n m e le v o l e e t j'aurai u n fripon. Que dis-tu d e c e m é n a g e , m o n enfant ? — E t crois-tu peut-être q u e j'aie droit d e prier u n de ces gentilshommes d e balayer m a c h a m b r e o u d'emporter ce qui p e u t s'y t r o u v e r de t r o p ? P o i n t d u t o u t , m a très chère. J e n e les garderais p a s d e u x jours si je m e donnais d e telles libertés : c'est le Moujik (le P a y s a n ) qui est chargé d e c e t t e besogne, et qui dort la n u i t à la porte, é t e n d u à terre c o m m e u n c h i e n ; l e m i e n , qui ne se refuse rien, dort sur u n e table ; a v e c cela, u n cocher, u n postillon e t quatre c h e v a u x . O n n e p e u t se présenter a v e c d e u x . N o t e bien q u e t o u t ce train est celui d'un p a u v r e h o m m e : il n'est supportable q u e parce qu'on connaît m a position e t celle d e celui qui m'envoie ; a u t r e m e n t , il faudrait partir. L e ministre, pour v i v r e e n ministre, doit dépenser d e 3 5 à 4 0 mille roubles. A v e c 2 5 , 11 faut qu'il v i v e très s a g e m e n t e t n e s'avise p a s d e donner c e qu'on appelle des fêtes* J e suis lancé dans cet i m m e n s e tourbillon, o ù l'on m e c o m b l e d e b o n t é s . J'ai déjà s o u p e quelquefois c h e z l'Impératrice Mère, e t chez l'Empereur ; CORRESPONDANCE 23 rien n e ressemble plus à la Charmille, je t'assure : c i n q cents couverts sur j e n e sais combien d e t a b l e s rondes et t o u t e s égales ; t o u s les v i n s , t o u s les fruits ; enfin t o u t e s les t a b l e s chargées d e fleurs naturelles, ici, et au m ns de janvier, etc. J e suis là très p h i l o s o p h i q u e m e n t , m a b o n n e Thérésine, p e n s a n t sans cesse à François Brassard, à l'abbé L a t o u x , à la rue Macornet, et à l'auberge d e la Porraz. Quel sort 1 Quelle étoile ! C'est alors s u r t o u t q u e j e v o y a g e à la Charmille : rends-moi la pareille, m a chère a m i e . Quand t u m a n g e s la s o u p e des proscrits, p e n s e u n p e u à t o n illustre frère qui cherche et cherchera peut-être toujours u n morceau de pain pour s o n fils. J ' a v a i s la fureur d e voir de belles choses : à cet égard a u moins, j e suis bien satisfait. J e remercie t e n d r e m e n t la d o u c e Camille qui v e u t bien se souvenir d e son v i e u x Quinquin. Pour moi je n e la r e c o n naîtrais p l u s : j e n e sais quel pressentiment m e d i t que j e n e verrai plus rien d e t o u t cela, mais m o n c œ u r sera toujours à v o u s , m e s b o n s a m i s . J e sais bien q u e v o u s m e p a y e z d e retour. Célèbrem o i toujours à la Charmille, a v e c le b o n jardinier que j'embrasse étroitement. J e vous recommande l'un à l'autre et j e v o u s d o n n e ma b é n é d i c t i o n d e patriarche. Adieu mille fois, m a très chère Thérésine ; j e serai toujours e n c h a n t é d e voir t o n écriture. T o u t à toi. A M"* Adèle de Maistre Saint-Pétersbourg, 12 août 1804. T u dis donc, ma chère Adèle, q u e t u a i m e s e x t r ê m e m e n t m e s lettres ? T a n t pis pour toi, m a 24 JOSEPH DE MAISTRE chère enfant ; car lorsqu'une p e t i t e fille a i m e le» lettres d'un h o m m e , c'est m a r q u e presque infaillible, qu'elle a i m e aussi l ' h o m m e . Ainsi, t e v o i l à à p e u près c o n v a i n c u e d'une b o n n e inclination pour u n v i e u x radoteur d e c i n q u a n t e a n s , c e qui e s t bien, sauf respect, L'excès d u ridicule. A u demeurant, t o u t le m o n d e a ses faibles ; q u e ceci demeure entre n o u s . J e suis t o u t à fait p i q u é qu'on t ' a i t v o l é en F r a n c e c e t t e lettre d u m o i s d'avril ; il n e tiendrait qu'à moi de t e la répéter presque t o u t e ; mais il m e semble qu'il y a d e la bassesse à se répéter ainsi. J e m e c o n t e n t e d e c o m m e n c e r et d e finir à p e u près d e la m ê m e manière, afin q u e t u n e perdes p a s e n t i è r e m e n t t o u t e s les douceurs que j e t e disais. L e m a l e s t , bel idol mîo, que l'empire français est instruit d e notre intrigue, a u m o y e n d e c e t t e lettre s u p primée... Où te cacher ? Va-t'en dans la nuit infernale ! N o n , m o n cher enfant, reste pour m e tenir c o m p a g n i e . T u verras q u e c e t t e inclination, quoique très affichée, n e t'empêchera p o i n t d e t e marier. J'ai é t é e n c h a n t é des progrès que t u fais d a n s l e dessin e t d e t o n g o û t pour les belles c h o s e s ; mais j'ai, sur t o u t cela, u n e terrible n o u v e l l e à t e donner : c'est qu'il faut t'arrêter, e t consacrer u n e grande partie de t o n t e m p s à l'oisiveté ; t a santé l'exige a b s o l u m e n t . J e t e conjure donc, m o n cher enfant, d e faire t e s efforts pour devenir s o t t e , a u m o i n s jusqu'à u n certain point. Il faut t e jeter c h a q u e jour dans le fauteuil douillet d e l'ignorance, en r é p é t a n t , si t u v e u x , pour t ' e n c o u rager, u n a d a g e de n o t r e a m i e c o m m u n e , feu CORRESPONDANCE 25 m a d a m e la marquise d e S é v i g n é : Bella cosa far niente. A u t r e m e n t , t u t'effileras, e t t u n e seras plus qu'un p e t i t b â t o n raisonnable, raisonnant o u raisonneur, ce qui m e fâcherait b e a u c o u p . J'ai d i t le surplus à ta mère ; ne prends pas ceci p o u r un b a d i n a g e : l'excès d'application pourrait t e faire b e a u c o u p d e mal. J e m e r e c o m m a n d e à m o n a m i R o d o l p h e pour t e faire la leçon sur cet article ; c'est lui qui possède le plus grand m o y e n d e conviction, j e v e u x dire la persuasion. J'ai peur, entre n o u s , que ceci soit u n p e u impertinent ; e x c u s e - m o i auprès d e lui c o m m e t u pourras. Parlons encore u n p e u d e littérature. T u m e cites un b e a u passage sur H o m è r e : pour t e payer, j e t'en cite un d'Homère. U n A t h é n i e n , qui v i t pour la première fois le f a m e u x Jupiter d e Phidias, dit à l'artiste, d a n s u n accès d'enthous i a s m e : « O ù d o n c as-tu v u Jupiter, h o m m e é t o n n a n t ? es-tu m o n t é sur l'Olympe ? » Phidias répondit : « J e l'ai vu dans ces quatre vers d'Homère : « Il dit ; et le froncement de son noir sourcil « annonça ses volontés. Sa chevelure parfumée « d'ambroisie s'agita sur la tête de F immortel, « et, a" un signe de cette tête, il ébranla F immense « Olympe. » E t toi, m o n cher enfant, p e u x - t u l'apercevoir dans c e t t e traduction ? A propos, as-tu lu V Iliade e t Y Odyssée ? Il faut les lire, à cause de leur célébrité, et parce qu'il est impossible d'ouvrir u n livre o ù l'on n e t r o u v e quelque allusion à ces sublimes balivernes. Il y a trente mille traductions d ' H o m è r e ; il faut lire celle de B i t a u b é , qui n'est guère plus rare que l ' A l m a n a c h . J e loue b e a u c o u p t o n g o û t pour la Tasse ; c e p e n d a n t , l'inexorable j u g é d u d i x - s e p t i è m e siècle a dit : « Clinquant du 26 JOSEPH DE MAISTRE Tasse, or de Virgile. » U n h o m m e c o m m e Boileau p e u t bien avoir tort, mais j a m a i s tout à fait tort. Il e s t certain q u e le s t y l e d u Tasse n'est p a s t o u j o u r s a u n i v e a u d e ses c o n c e p t i o n s ; qu'il e s t s o u v e n t recherché, affecté ; qu'il m a n q u e e n mille endroits la simplicité et le naturel a n t i q u e s . R e l i s , par e x e m p l e , le discours d e R e n a u d à sa p e t i t e sorcière, lorsqu'il t i e n t l e miroir (slrano arnese) dans le jardin e n c h a n t é : Ce n'est que jeux de mots, affectation pure, Et ce n'est pas ainsi que parle la nature. Nondimeno (1). la Jérusalem délivrée s e r a t o u j o u r s u n des grands chefs-d'œuvre du génie moderne ; m a i s à présent que t u l'entends à fond, je voudrais la relire a v e c toi en esprit de critique. Après u n froid ridicule, qui nous a fait chauffer a u mois d e juillet, n o u s a v o n s passé presque subit e m e n t à u n e forte chaleur de près d e 3 0 degrés ; mais ce n'est qu'un éclair. J'ai eu le t e m p s cepend a n t d e m e baigner dans la N e v a aussi à m o n aise que dans le bel Eridan. A v a n t la fin de n o v e m b r e , j e passerai sur le m ê m e endroit e n carrosse à quatre c h e v a u x , et l'on y fera l'exercice. A u milieu d e t o u t e s les phases de la nature et d e la politique, je n e cesse de v o u s regretter, m e s b o n s amis. J e n'ai qu'une demi-vie, toujours il m e m a n q u e quelque chose ; mais je ne v o u s l'aurai j a m a i s assez répété : c'est pour vous que je me passe de vous. Adieu, m o n très cher enfant, racontemoi toujours t e s pensées et t e s o c c u p a t i o n s . Soigne ta s a n t é scrupuleusement, n e me fais p o i n t m a l à ta poitrine. Conserve ta bête : t o n oncle t'a fait comprendre suffisamment l'importance d e c e t (1) Néanmoins. COa*¥6PONDAKC« 27 « a i m a i . N e t ' a v i s e p a s d e donner dans l e décoiffer gexnent, t o u t ira bien. A d i e u encore, m a chère A d è l e . Si t u rencontres t a mère quelque part, dis-lui qu'elle a fort bien fait d e t e faire, et, pour sa peine, embrasse-la d e ma- part. A la Même Saint-Pétersbourg, 26 décembre 1804* Voici, je crois, ma très chère enfant, le p r e m i e r s e r m o n q u e j e t'aurai adressé d e ma v i e ; e t encore il t e fait honneur, puisqu'il n e roulera guère q u e sur l'excès d u bien. J e suis e n c h a n t é de t o n g o û t pour la lecture, et, jusqu'à p r é s e n t , j e n'avais pas fait grande a t t e n t i o n a u d é g o û t q u i e n résulte pour les o u v r a g e s de t o n s e x e ; m a i s c o m m e t u as déjà bâti d'assez bons f o n d e m e n t s , e t q u e j e crains q u e t u ne sois entraînée t r o p l o i n , j e v e u x t e dire m a pensée sur c e p o i n t i m p o r t a n t , d ' a u t a n t plus que, par certaines choses qui m e s o n t r e v e n u e s par ricochet, j e v o i s que certaines gens c o m m e n c e n t à raisonner sur t e s g o û t s . T u as p r o b a b l e m e n t lu dans la Bible, m a chère A d è l e : « La femme forte entreprend les ouvrages les plus pénibles, et ses doigts ont pris le fuseau. » Mais q u e diras-tu d e F é n e l o n , qui décide a v e c t o u t e sa douceur : « La femme forte file, se cache, obéit, et se tait. » Voici u n e autorité qui r e s s e m b l e fort p e u a u x précédentes, mais qui a bien son prix c e p e n d a n t ; c'est celle d e Molière, qui a fait u n e c o m é d i e , intitulée les Femmes savantes. Croist u que ce grand c o m i q u e , c e j u g e infaillible des ridicules, e û t traité ce sujet, s'il n'avait p a s reconnu q u e le titre de f e m m e s a v a n t e est, e n 28 JOSEPH DE MAISTRE effet, u n ridicule ? Le plus grand défaut p o u r u n e f e m m e , m o n cher enfant, c'est d'être homme* P o u r écarter jusqu'à l'idée d e c e t t e prétention défavorable, il faut a b s o l u m e n t obéir à S a l o m o n , à F é n e l o n , et à Molière ; ce trio est infaillible. Garde-toi bien d'envisager les o u v r a g e s d e t o n s e x e d u c ô t é d e l'utilité matérielle, qui n'est rien ; ils servent à prouver q u e t u es f e m m e e t q u e t u t e t i e n s pour telle, e t c'est b e a u c o u p . Il y a d'ailleurs d a n s c e genre d'occupation u n e coquetterie très fine e t très i n n o c e n t e . E n t e v o y a n t coudre a v e c ferveur, o n dira : « Croiriez-vous que c e t t e j e u n e demoiselle lit K l o p s t o c k e t l e Tasse ? » E t lorsq u ' o n t e verra lire K l o p s t o c k et le Tasse, o n dira : « Croiriez-vous q u e c e t t e demoiselle c o u d à merveille ? » Partant, m a fille, prie ta mère, qui e s t si généreuse, d e t'acheter u n e jolie quenouille, u n joli fuseau ; mouille d é l i c a t e m e n t le b o u t d e t o n doigt, et puis vrrr ! et t u m e diras comment les choses tournent. T u penses bien, m a chère Adèle, que je ne suis pas ami de l'ignorance ; mais dans t o u t e s les choses il y a un milieu qu'il faut savoir saisir : l e g o û t e t l'instruction, voilà le d o m a i n e des femm e s . Elles ne d o i v e n t point chercher à s'élever jusqu'à la science, ni laisser croire qu'elles e n o n t la p r é t e n t i o n (ce qui revient au m ê m e q u a n t à l'effet) ; e t à l'égard m ê m e de l'instruction qui leur appartient, il y a b e a u c o u p de mesure à garder : u n e d a m e , e t plus encore u n e demoiselle, p e u v e n t b i e n la laisser apercevoir, mais jamais la montrer. Voilà, ma b o n n e Adèle, ce q u e j'avais à t e dire sur ce chapitre i m p o r t a n t ; et j ' a t t e n d s d e t o n b o n sens, de t a v o l o n t é ferme et d e t a tendresse pour moi, que t u m e donneras pleine satisfaction. CORRESPONDANCE 29 J e suis parfaitement c o n t e n t d e toi, m o n cher enfant ; j e m'occupe de toi jour et nuit, i m a g i n a n t ce qui p e u t perfectionner t o n caractère : c'est dans cet esprit que je t'adresse c e p e t i t sermon paternel. Ainsi, garde-toi de prendre des instruct i o n s pour des reproches. A M m e la Comtesse Trissino, née Ghillino Saint-Pétersbourg, 26 mars 1805. C'est par ma faute, M a d a m e la Comtesse, c'est par m a faute, e t c'est par m a très grande f a u t e . Chaque jour j e m e disais : Chien de paresseux, sais-tu ce qui arrivera ? U n beau jour, t u verras arriver u n e lettre de c e t t e a i m a b l e Comtesse qui t e préviendra, e t t u mourras de h o n t e . J'ai parfait e m e n t d e v i n é . La lettre est arrivée, et m e v o i l à t o u t h o n t e u x . Maintenant que je v o u s ai fait m a confession, écoutez m e s excuses, M a d a m e . Il y a dans m o n p a y s u n proverbe plein de sens qui dit : J ' a i tant d'affaires, que je vais me coucher. C'est précisément ce qui m'arrive. J'ai t a n t d'affaires, que j e vais me coucher, ou, si v o u s voulez la vérité, c o m m e en confession, j'ai t a n t d'affaires, q u e je n'en fais qu'une. / / n'est pas bon à l'homme d'être seul, dit la Bible ; je m'en aperçois trop. J e suis seul, e t la plus juste délicatesse m ' e m p ê c h e de d e m a n d e r des aides. J e plie sous le faix, d'aut a n t plus q u e c'est ici u n devoir de conscience d e perdre la m o i t i é de la journée, e t qu'on p a s s e une grande partie de la vie en carrosse. N e p o u v a n t plus écrire à t o u t le m o n d e , je m e suis mis à n'écrire à personne, e x c e p t é à m a f e m m e e t à m e s e n f a n t s . E n m ' e x c u s a n t ainsi, M a d a m e la 30 JOSEPH DE MAISTRE Comtesse, je ne c o n t i n u e pas moins à m e frapper la poitrine, car j'ai eu grand tort d e n e pas faire u n e distinction e n faveur d'une personne q u e j e distingue a u t a n t . J e n e puis v o u s décrire le plaisir a v e c lequel j'ai v u arriver v o t r e lettre, quoiqu'elle d û t m'apporter quelques remords. C o m m e n t donc I Elle se s o u v i e n t toujours de moi, de moi, qui le mérite si peu ! Croyez, Madame la Comtesse, qu'on n e p e u t être plus sensible que je le suis à v o s aim a b l e s gronderies ; je v e u x c e p e n d a n t ne plus les mériter. Vous m e d e m a n d e z , Madame, ce que je dis d e t o u t ce qui se passe. N ' a v e z - v o u s jamais lu d a n s u n e fameuse comédie française : « Pour moi, je ne sais qu'en dire, voilà ma manière de penser. » E t moi, Madame, je p e n s e précisément c o m m e le dwin Brid'oison ; c'est l'avis le plus sûr ; e n s'y t e n a n t m?rdicus, o n se m o q u e d e la critique. J e voudrais bien rire a v e c le docteur de ses aimables compatriotes. Il faut avouer qu'en c o m p a r a n t ce qu'ils o n t promis a u m o n d e a v e c ce q u ' i l s ' o n t o b t e n u , on les t r o u v e de fort jolis personnages t V i v e n t la liberté e t l'égalité ! Mais surtout t V i v e n t les droits de l ' h o m m e ! qui s o n t bien, je v o u s l'assure, la plus belle chose d u m o n d e , après les droits d e la f e m m e , que j e v é n è r e infiniment, e t que j'ai tirés a u clair depuis l o n g t e m p s . A t t a quez-moi s e u l e m e n t sur ce chapitre : v o u s verres si je suis profond. Mille e t mille grâces, Madame la Comtesse, des n o u v e l l e s q u e v o u s m'avez d o n n é e s . T o u t e s les fois qu'il se passera près d e v o u s quelque chose d'un p e u éclatant, v o u s m'obligerez toujours b e a u c o u p de m'en faire part ; mais si v o u s laissez passer u n courrier, les g a z e t t e s v o u s préviendront toujours. Il y a d e l'artifice dans c e t t e o b s e r v a t i o n . CORRESPONDANCE 31 Que v o u l e z - v o u s ? L'égoïsme et l'intérêt se four* rent partout. Si j'en j u g e d'après v o t r e b o n t é , qui m'est si connue, M a d a m e la Comtesse, v o u s me reprocheriez formellement de terminer une lettre sans v o u s parler de moi. J e c o m m e n c e par m e débarrasser d e ce qu'il y a de désagréable dans m o n histoire. Il m'est arrivé u n grand malheur, Madame. Vous rappelleriez-vous, par hasard, de m'avoir v u u n e opale de Vicence m o n t é e en bague, qui contenait une g o u t t e d'eau ? Cette g o u t t e d'eau a b e a u c o u p fait parler ici ; on m e disait : « Cela n'est pas naturel. Oui ! N o n ! » Enfin, on n'en finissait pas. On v o u l a i t m ê m e m'engager à dessertir la b a g u e pour faire l'essai ; moi, je n'avais jamais v o u l u m ' y prêter, et j'avais toujours b e a u c o u p d'amour pour m a bague. U n b e a u jour, il me prend la fantaisie de la regarder à la lumière. Adieu, g o u t t e ! — Elle a disparu. — C o m m e n t ! Par o ù ? Ma foi, je n'en sais rien ; le fait est qu'elle a disparu. J'ai versé des torrents de l a r m e s ; e t , quoique ma b a g u e ait perdu t o u t e s ses grâces par c e t t e foudroyante évaporation, j e n'ai pas eu la force de m'en séparer. J e la porte toujours très honorablement. Voilà, M a d a m e la Comtesse, ce qui m'est arrivé de plus remarquable dans le genre triste. Le chapitre du bonheur n'est malheureusement pas saillant : n é a n m o i n s il est passable. Le climat (chose étrange !) m e c o n v i e n t e x t r ê m e m e n t . J e suis cert a i n e m e n t le seul être h u m a i n , v i v a n t en Russie, qui ait passé d e u x hivers sans b o t t e s et sans chapeau. J e vis dans une parfaite liberté ; le Souverain est adorable, n o n point e n s t y l e d'épître dédicatoire, mais en s t y l e d e lettre confidentielle. Enfin, Madame, je n'aurais nullement à me plain- 32 JOSEPH DE MAISTRE dre de m o n sort, s'il ne m e m a n q u a i t pas d e u x p e t i t s articles : ma famille, et quarante mille roubles de rente. J e voudrais bien répondre a u x questions que v o t r e a m i t i é m'adresse sur mes espérances, mais j e vois qu'il ne m e reste plus assez de papier. Qu'il v o u s suffise de savoir, Madame, que l'espérance est, ainsi que nous l'enseigne le catéchisme, u n e v e r t u indispensable pour le salut, t o u t c o m m e la foi et la charité. — Ai-je t o u t dit ? N o n . Il faut que je v o u s gronde sur l'épithète d'insipide que v o u s osez donner à v o s lettres. C'est une horreur. J e v o u s ai r e c o m m a n d é la langue italienne, précis é m e n t dans l'espérance d'y gagner quelques lignes, m ê m e quelques syllabes. V o y e z , M a d a m e , c o m m e v o s lettres sont insipides pour moi ! — Mais v o u s savez bien ce qu'il en est, dans v o t r e conscience. Adieu, M a d a m e la Comtesse. N e m'effacez jamais de la liste de v o s a m i s , malgré l e t e m p s et l'absence, et croyez que je mériterai c o n s t a m m e n t ce titre, lors m ê m e qu'il m'arrivera d'être paresseux. Adieu. C o m m e n t pourrai-je jamais reconnaître les politesses dont v o u s m'avez c o m b l é ? Ma mémoire me reporte sans cesse vers c e t t e é p o q u e malheureusement trop courte, et ma reconnaissance est aussi fraîche que le jour o ù je quittai R o m e . me A M la Baronne de Pont, à Vienne Saint-Pétersbourg, 17 (29) mai 1805. Oui sans d o u t e , Madame la Baronne, j e suis b ê t e ; pas assez c e p e n d a n t pour n'avoir pas c o m pris depuis l o n g t e m p s ce que c'est que le frère CORRESPONDANCE 33 et la sœur ; v o u s a v e z d û le v o i r par ma lettre d u 18 (30) mars, q u e v o u s a v e z c e r t a i n e m e n t reçue depuis l o n g t e m p s . Ce qui m ' a v a i t t e n u d a n s l e d o u t e assez l o n g t e m p s , c'est que, n ' é t a n t informé d e rien et n e m'informant de rien, j ' a v a i s pris t o u t u n i m e n t Monsieur e t M a d a m e pour d e u x é p o u x , d e manière que votre frère et totre sœur é t a i e n t pour moi u n e é n i g m e parfaite. E n v o u s v o y a n t revenir s o u v e n t sur ce sujet, j e n'ai pu m'empêcher d e soupçonner qu'il avait é t é quest i o n de moi dans ces h a u t e s régions. D a n s ce cas, ils o n t bien de la b o n t é ou bien de la malice, s'ils o n t daigné songer à moi qui n e songeais j a m a i s à e u x . J'ai passé c o m m e u n e hirondelle, sans m e percher u n i n s t a n t . J e n'ai rien dit à personne ; j ' a i m a n g é ma soupe a u coin de la table, c o m m e u n é c h a p p é de l'Académie. Que m e v e u t - o n , b o n D i e u ? C o m m e n t y aurait-il d e la place pour moi d a n s ces t ê t e s remplies de si grandes choses ? J'ai bien reconnu l'inquiétude de l'amitié dans les a v i s que v o u s m'adressez e n si b o n s t y l e ; mais croyez-moi, M a d a m e la Baronne, il n'est plus t e m p s ; à m o n âge on ne c h a n g e pas de caractère, o u , pour m i e u x dire, on n'en c h a n g e j a m a i s . J'ai, sur l'article d e la prudence, des idées particulières (bonnes ou mauvaises) qui m'ont toujours dirigé. J'ai v u dans ma v i e plus d'affaires perdues par la finesse que par l'imprudence. J e c o n t e m p l e sur le grand théâtre du m o n d e , ou sur le t h é â t r e d e la société, ces grands héros d e la dissimulation : e n vérité, je ne voudrais pas de leur succès, pas plus que de leur moralité. J e fais consister la prudence, ou ma prudence, bien m o i n s d a n s l'art d e cacher ses pensées que dans celui de n e t t o y e r s o n c œ u r , d e manière à n'y laisser a u c u n sentim e n t qui puisse perdre à se montrer. Si v o u s 34 JOSEPH DE MAISTRE veniez à toucher ma p o c h e par hasard, je n'ew serais n u l l e m e n t inquiet, car v o u s n e sentiriez que m o n mouchoir, m a lorgnette e t m o n p o r t e feuille : si j e portais un poignard ou u n pistolet de poche, il e n serait a u t r e m e n t . — J e tiens d o n c m e s poches n e t t e s , mais je les tourne v o l o n t i e r s . Ne croyez, me d i t e s - v o u s , à aucun cœur environnant. D i e u m'en garde, M a d a m e la B a r o n n e 1 j e n'ai pas besoin d'être averti sur ce point. Mais v o u s allez en conclure qu'il faut donc m e t a i r e scrupuleusement d e v a n t ces cœurs environnants. A h ! pas du t o u t ; je continuerai toujours à dire ce qui m e paraît b o n et juste, sans m e gêner l e m o i n s du m o n d e . C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose. U n des m e m b r e s les plus dist i n g u é s d e notre d i p l o m a t i e disait u n jour : Le Comte de Maistre est bien heureux ; il dit ce qu'il veut, et ne dit pas d'imprudence. Vous n e sauriez croire c o m b i e n j'ai é t é sensible à cet éloge. V o u s m e dites encore : « Sachez vous ennuyer, n'apprenez à lire à personne, etc. » Hélas ! M a d a m e la Baronne, c'est ce qu'on me dit depuis m o n enfance, et toujours j'ai fait m o n chemin à travers les orages, é t o n n a n t b e a u c o u p les spectateurs qui me v o y a i e n t dormir tranquille. J'ai dit, j'ai fait des choses,, dans ma v i e , capables de perdre cinq ou six h o m m e s publics. On s'est fâché ; o n a dit t o u t c e que v o u s a v e z p u entendre — et je suis toujours debout, n'ayant, d é p l u s , cessé de m o n t e r au milieu des obstacles qui m e froissaient. T o u t caractère a ses i n c o n v é n i e n t s . Croyez-vous que je ne s a c h e pas que je bâille quand on m'ennuie ; qu'un certain sourire m é c a n i q u e dit quelquefois : Vous dites une bêtise ; qu'il y a dans ma manière d e parler quelque chose d'original, de vibrante^ c o m m e disent les Italiens, et de tranchant, qui,. C0HRK6P0NDANGB 35 dans les m o m e n t s surtout de chaleur o u d'inadv e r t a n c e , a l'air d'annoncer u n certain d e s p o t i s m e d'opinion auquel je n'ai pas plus d e droit q u e t o u t autre h o m m e , etc. ? J e sais t o u t cela, Mad a m e : chassez le naturel, il revient au g a l o p . Tirons donc parti du nôtre, mais n e cherchons pas à le changer. Ce qui soit dit c e p e n d a n t avec la réserve nécessaire ; car il est toujours b o n d e se surveiller, et q u a n d on n'éviterait qu'une f a u t e en dix ans, ce serait quelque chose. Si je v o u s faisais sentir la m a i n cachée qui me conduit visiblement, sans que je m'en mêle, v o u s approuveriez l'espèce d e fatalisme raisonnable que j'ai a d o p t é . J e serais bien fou de m'occuper d e m e s affaires, puisqu'on les fait sans moi bien m i e u x que moi. J e v o u d r a i s savoir a u reste, M a d a m e la Baronne, si l'on v o u s a dit le pour e t le contre, c o m m e d o i v e n t faire t o u s les bons mémoires. Puisqu'on a la b o n t é , à m o n grand é t o n n e m e n t , de parler de moi si loin, on pourrait donc v o u s avoir récité quelques succès assez flatteurs. J e joins ici u n p e t i t billet d o u x d o n t je v o u s prie e x p r e s s é m e n t de n e p a s donner copie, et je t e r m i n e par là, mourant déjà de h o n t e d'avoir fait u n e grande mortelle lettre, t o u t e sur moi. J e v o u l a i s encore v o u s parler de romans, d e littérature, d e m e s espérances, des vôtres, de ceci, de cela, et d'autres choses encore ; mais il n'y a plus m o y e n aujourd'hui. A d i e u mille fois, M a d a m e la Baronne ; mille tendres remerciements pour l'obligeante sollicitude que v o u s m e t é m o i g n e z . Ma reconnaissance sur ce point est sans bornes. S o u v e n e z - v o u s c e p e n d a n t que les avis trop génér a u x sont à peu près inutiles. Si v o u s aviez la b o n t é de me dire : Dans tel endroit où vous devez passer à telle heure, il y a un serpent, v o u s pour- 36 JOSEPH DE MAISTRE riez m'être très utile ; mais si v o u s m e dites en général : N'oubliez pas qu'il y a des serpents dans le m^nde v o u s m e ferez à peine regarder d e v a n t moi. A d i e u encore. J e v o u s répète d u fond du c œ u r mes félicitations au sujet de v o t r e aimable fils. T o u t à v o u s , Madame. 9 Au Roi de Sardaigne Décembre 1805 — Janvier 1806. B u o n a p a r t e a v a i t u n e e x t r ê m e e n v i e de s'aboucher aussi a v e c l'empereur Alexandre déjà a v a n t la bataille ; il lui a v a i t fait des a v a n c e s que j'aurai l'honneur de faire connaître à Votre Majesté par une c o m m u n i c a t i o n à part, car je crains que la m u l t i t u d e des objets n e j e t t e de l'embarras dans m a narration. Après le c o m b a t , son aide de c a m p Savary, qui avait été porteur des premières paroles, retourna auprès de l'empereur pour lui d e m a n d e r une entrevue. L'empereur ne jugea point à propos d'accepter la proposition ; il dit à S a v a r y qu'il e n v o y a i t le prince Pierre de Dolgorouky, auquel le chef de la nation française pourrait parler c o m m e à l'empereur l u i - m ê m e . Buonaparte reçut le prince en plein c h a m p et environné de sa garde ; a u m o m e n t ou le Russe approcha, N a p o l é o n fit u n signe impératif, s'il n'était pas impérial, qui fit écarter sa garde. On entra en conversation. Le prince lui dit que son maître ne p o u v a i t concevoir quel pourrait être l'objet de l'entrevue proposée. « C'est la p a i x », dit Buonaparte ; « je ne conçois pas pourquoi votre maître ne v e u t pas s'entendre CORRESPONDANCE 37 a v e c moi, je ne d e m a n d e qu'à le voir et à lui présenter une feuille blanche signée : N a p o l é o n , sur laquelle il écrira l u i - m ê m e les conditions d e la paix. » A ces b e a u x discours, il se mêla c e p e n d a n t quelques grains de jactance ; il dit que ce serait peut être au vainqueur à dicter des Icis, mais que cependant, etc. Le prince D o l g o r o u k y répliqua q u e les intentions de Sa Majesté Impériale é t a n t connues, elle ne v o y a i t pas la nécessité d'une entrevue. Quelques personnes ont v u dans ces démarches de B u o n a p a r t e u n piège t e n d u à l'empereur de Russie pour l'engager dans quelque démarche précipitée et se donner a u moins le plaisir de faire écrire dans les g a z e t t e s françaises, que Vempereur de Russie s'était rendu chez celui des Français. J e crois bien que l'intention de B u o n a p a r t e était de tirer partie de l'entrevue, si elle avait été accordée : rien de plus naturel ; mais je crois aussi qu'il eût été moins difficile qu'on le croit sur les questions qu'on aurait p u proposer... J e ne d o u t e pas u n m o m e n t qu'il n e se fût rendu l u i - m ê m e chez l'empereur de Russie ou qu'il n'eût fait volontiers la moitié d u chemin. Cette représentation entrait dans ses v u e s et sûrement il n'aurait pas été fâché d'en finir d'une manière sûre et honorable. Mais enfin l'empereur n'a pas v o u l u de cette conversation, ni faire dans c e t t e circonstance d'autres propositions. Il est, du reste, le prince le plus fait pour adresser la parole à l'heureux usurpateur. Il n'y a entre e u x aucune aigreur de caractère, de circonstance ou de nation. La puissance d'Alexandre, ses v e r t u s personnelles et la l o y a u t é de sa conduite font une grande impression sur l'esprit des Français et en particulier sur celui de B u o n a p a r t e , 38 JOSEPH DE MAISTRE qui affecte m ê m e à son égard des procédés c h e v a leresques. S a v a r y dit à l'empereur, après la bataille, les choses les plus délicates : entre autres, que les Français ne l'avaient jamais perdu de vue pendant la bataille ; qu'il avait changé deux fois de cheval et qu'à tel moment et à tel endroit il montait un cheval bai. (Vrai o u faux, on ne peut rien dire de plus agréable.) L'empereur, a y a n t t r o u v é l e soir sur son c h e m i n sept officiers français qu'on menait prisonniers, leur rendit sur le c h a m p la liberté ; et Buonaparte, piqué d'honneur, a r e n v o y é t o u s les prisonniers. Le fait est sûr q u a n t a u x officiers ; mais je ne puis assurer si la courtoisie s'est é t e n d u e , c o m m e o n l'assure, j u s q u ' a u x soldats. A Monseigneur de la Fare Saint-Pétersbourg, 13 (25) mai 1806. MONSEIGNEUR, Quand Dieu veut faire voir qu'un ouvrage est tout de sa main, il réduit tout à F impuissance et au désespoir ; puis il agit. Sperabamus ! — Ces paroles s o n t tirées d'un p a n é g y r i q u e d e SaintA n d r é par Bossuet, d o n t il n e n o u s reste qu'un fragment. J e v o u s a v o u e , Monseigneur, q u e depuis la bataille d'Austerlitz, j'ai t o u t oublié e x c e p t é c e passage ; j e v i s , en r é p é t a n t a v e c ce grand h o m m e : Sperabamus. Ce n'est pas qu'il n ' y ait d e s choses qui m'embarrassent, c o m m e le sacre e t les inconcevables mariages q u e n o u s a v o n s v u s : il y a dans ces d e u x choses des signes de d u r é e qui p e u v e n t inquiéter ; mais, q u a n t a u CORRESPONDANCE 39 sacre, o n p e u t n'y voir qu'un crime d e plus p o u r celui qui força, e t u n e faute capitale pour celui qui se laissa forcer ; et q u a n t a u x mariages v o y o n s ce qui s'est passé depuis l o n g t e m p s e n Allemagne, e t nous serons autorisés à n e l e s considérer q u e c o m m e des peines très j u s t e m e n t infligées. N o u s s a v o n s , v o u s e t m o i , Monseigneur, que les e x p l o i t s anti-chrétiens d e la Bavière d e v a i e n t a b s o l u m e n t être récompensés d'une m a nière visible ; et q u e dites-vous, s'il v o u s plaît, d u v o y a g e d e P i e V I à Vienne, des insolences d e K a u n i t z e t d e la brochure Autrichienne Qu'est-ce que le Pape ? U n certain doigt qui écrivait jadis sur u n e certaine muraille a écrit sur l e revers de c e t t e belle p a g e : Qu'est-ce q u e l'Empereur d'Autriche ? — La foule riait sans d o u t e d e ces observ a t i o n s ; laissons-la rire, Monseigneur ; e t , q u a n t à nous, admirons toujours la haute justice. On n e cesse d e rabâcher, depuis qu'on rabâche dans c e m o n d e , sur l e v i c e h e u r e u x e t la v e r t u m a l h e u reuse : c'est la grande ritournelle de t o u s l e s raisonneurs, e t l e s moralistes l e s plus g r a v e s accordent la proposition pour se jeter u n i q u e m e n t s u r les peines e t l e s r é c o m p e n s e s d e l'autre v i e . J e ne v e u x point effacer, c o m m e v o u s pensez bien, c e t t e réponse péremptoire : mais croyez, Monseigneur, qu'on se dépêche infiniment t r o p d'accorder la chose, e t q u e la justice se fait t e m p o r e l l e m e n t b e a u c o u p m i e u x qu'on n e croit. Q u e l e s h o m m e s o n t la v u e courte ! Ils v o i e n t u n brigand a v e c s e s poches pleines d e b i j o u x qu'il a v o l é s : Qu'il est riche, disent-ils, qu'il est heureux 1 Oui, m a i s l'ann é e prochaine il sera roué. On raisonne t o u t aussi b i e n e n politique. Si l'on v o i t Frédéric I I voler d e s provinces, se m o q u e r d u droit d e s gens, écrire contre F Infâme, e t c . . o n n e m a n q u e p a s d e dire : V o u s v o y e z à quoi sert l a justice 1 T o u t 40 JOSEPH DE MAISTRE réussit à ce sublime disciple de Machiavel, qui réfutera ensuite Machiavel pour se divertir. Fort bien, mes frères ! Mais que diriez-vous si l'on vous révélait que dans 50 ans (une seconde de la vie d e s empires) le n o m de Prussien sera u n e insulte grave, que la Prusse sera haïe et méprisée, m ê m e de ses amis (ceci n'est pas t o u t à fait u n calembour) et que ce bel empire finira par..., e t c . Il y a l o n g t e m p s , Monseigneur, que je roule dans ma t ê t e certains dialogues sur la Providence, o ù je ferais voir assez clairement, je pense, que t o u t e s ces plaintes t a n t r e b a t t u e s d e l'impunité d u crime ne sont que des ignorances o u des sophism e s . Malheureusement, je suis a t t e i n t d'une fécondité stérile qui ne cesse d'imaginer sans exécuter. E n vérité, c'est u n e maladie honteuse. — C'en est peut-être une autre de s'aviser, c o m m e je fais, d'envoyer u n sermon à u n É v ê q u e . Pardon, Monseigneur : c'est ma p l u m e qui fait des étourderies : Calamus scribae velociter scribenlis. De quoi parler d'ailleurs, dans ce m o m e n t , si l'on ne parle pas de la Providence ? — II faut cepend a n t consacrer au moins la fin de la page à l'amit i é ! Il n'en est pas pour moi de plus précieuse q u e la vôtre, Monseigneur ; je v o u s ai suivi de l'œil, je v o u s ai plaint, je v o u s ai e n t e n d u . J e ne v o u s dis rien de moi : je suis malade, c o m m e v o u s , autant que vous. — Sperabamus. Agréez m o n éternel a t t a c h e m e n t . A Af m e Je Saint-Réal Saint-Pétersbourg, 1806. ...La ville est pleine de Juifs. Le commerce est e x c l u s i v e m e n t entre leurs mains, ainsi que les CORRESPONDANCE 41 grandes entreprises. Trois de ces Messieurs chargés d e s a p p r o v i s i o n n e m e n t s de l'armée sont arrivés ici a v e c 5.000.000 de roubles en lettres de change. Ils ont séduit u n j e u n e h o m m e de 25 ans, n o m m é Stepanof, Secrétaire d e confiance dans la Chancellerie des guerres, présidée par le C o m t e de L i e v e n , e t ils en o n t o b t e n u le plan d e la c a m p a g n e qui v i e n t de commencer. Mais le Juif qui t e n a i t le plan e s t parti t o u t seul, a p p a r e m m e n t pour en obtenir seul le prix en b e a u x Napoléc ns s o n n a n t s . L'un des d e u x autres, p i q u é de ce tour, e t m e n é par l e grand machiniste, c o m m e t o u t e s les autres marionnettes h u m a i n e s , s'en est allé droit à la Cour e t a dit qu'il v o u l a i t parler à l'Empereur. O n s'est m o q u é d e lui, il a insisté : l'Empereur lui a e n v o y é le général Ouwarof, son principal aide de c a m p , auquel le juif a c o n t é t o u t e l'histoire. L'affaire é t a i t sérieuse, le Juif a é t é a d m i s e t a, d e n o u v e a u , t o u t raconté. T o u t de suite, on a fait partir u n courrier a v e c la célérité russe, et l e scélérat porteur de l'inestimable papier a été saisi à Riga e t r a m e n é ici. L e procès n'a p a s é t é l o n g . Stepanof est u n h o m m e c o m m e il faut, qui a des t a l e n t s , e t qui a v a i t quelquefois l'honneur d e voir S. M. I. ; l'Empereur lui a fait grâce d e l a mort, d u k n o u t et d e la m a r q u e . Il n e restait •que la dégradation e t la Sibérie. Vendredi, 5 d e c e mois (n. s.), n o u s a v o n s v u ce misérable trav e r s e r la ville à pied, a u milieu d e d e u x détachem e n t s d e fantassins, et suivi i m m é d i a t e m e n t d'un •soldat qui portait l'épée d u coupable. Arrivé au .lieu des e x é c u t i o n s , o n l'a fait m o n t e r sur u n échafaud, o ù o n lui a fait la lecture d e l'Ukase i m p é r i a l qui lui faisait grâce d e la mort et du k n o u t . Il a j o i n t les mains e t les a l e v é e s a u ciel -en criant à h a u t e v o i x : Mon Dieu, qu'ai-je fait ? 42 JOSEPH DE MAISTRE Alors l e bourreau, r e c e v a n t l'épée des mains d u soldat, l'a r o m p u e sur la t ê t e d u criminel qui, t o u t d e suite, est descendu dans le fatal Kitbik (espèce d e traîneau) qui l ' e m m e n a pour la v i e en Sibérie. La procédure n'a pas établi la s o m m e qu'il a reçue : les uns disent 4.000, les autres 5.000 d u c a t s (2.000 pu 2.500 louis). Ce qui fait trembler, c'est q u e ces trois b o n s Israélites é t a i e n t aussi fournisseurs l'année dernière ; e t qui p e u t douter qu'ils n'aient pas fait alors t o u t ce qu'ils v o u l a i e n t faire aujourd'hui ? Les d e u x Juifs coupables n'ont pas encore subi eur j u g e m e n t , mais ils n'auront a u c u n e grâce. Us recevront le k n o u t , ils auront les narines arra* chées, seront marqués a u front, et d u reste env o y é s , s'ils s u r v i v e n t au supplice, en Sibérie p o u r y travailler a u x mines, c o m m e Stepanof, p e n d a n t leur v i e . La sagesse de l'Empereur n'a pas encore pron o n c é sur le Juif délateur. Il a rendu u n grand service, mais par u n motif bien méprisable, e t pour p e u q u e ce coquin soit récompensé, il l e sera t r o p : c'est précisément ce qui fait balancer S, M. N ' a s - t u p o i n t e n v i e de savoir, par hasard, ce que c'est q u e cet é p o u v a n t a b l e supplice d u knout ? Ce m o t n e signifie essentiellement, dans la l a n g u e russe, q u e fouet. D a n s la m a i n des bourreaux, c'est u n fouet particulier, c o m p o s é d'un m a n c h e assez court, d'une première lanière d e cuir, e t d'une seconde un peu plus l o n g u e formée a v e c la p e a u e x t r ê m e m e n t épaisse d'un certain poisson, bouillie e t apprêtée dans l'huile. Le c o u p a b l e , nu jusqu'à la ceinture, est a t t a c h é sur une planche inclinée. Le bourreau, placé derrière à une cer- taine distance, lève le knout qu'il tient à deux 43 CORRESPONDANCE mains, fait une espèce d e s a u t en s'approchant du p a t i e n t e t lui décharge u n c o u p sur le dos en c o m m e n ç a n t par le h a u t ; il recule et frappe u n second coup, précisément à côté, sans jamais se tromper. Chaque coup fait voler en l'air le sang et les chairs, e t b i e n t ô t le m a l h e u r e u x n'est plus qu'un s q u e l e t t e sanglant, u n e espèce d e dissection v i v a n t e , Triste objet où des Dieux triomphe la colère. On dit qu'un Cosaque a reçu 5 0 0 coups et n'est mort q u e huit jours après ; mais la chose m e paraît incroyable. Ce qu'il y a de sûr, c'est que, si le bourreau v e u t , il peut tuer en très p e u d e coups. Il y a sur cela u n e infinité de règles e t de nuances. S o u v e n t les roubles ramollissent les bras d e l'exécuteur, et, dernièrement, nous a v o n s v u u n assassin, qui a v a i t reçu cent coups, se rhabiller l u i - m ê m e e t m o n t e r sans aide sur s o n traîneau. Pour éviter la gangrène après l'exécution, on les frotte a v e c u n t a m p o n i m b i b é d e très forte eau-de-vie. L'idée de ce r e m è d e fait grincer les d e n t s . J'oubliais de te dire que d'abord, après l'exécution, o n les marque sur le front a v e c u n fer c o m p o s é de mille pointes qui font mille piqûres qu'on frotte a v e c de la poudre à canon réduite e n poussière, ce qui fait u n e marque ineffaçable : ensuite, o n leur arrache les d e u x narines, a v e c des tenailles, et peu d e jours après ces douces opérations, ils part e n t pour la Sibérie. Il n'est pas rare d'en voir qui sont en é t a t d e supporter le v o y a g e d e u x ou trois jours après, e t m ê m e le l e n d e m a i n ; d'autres meurent dans le m ê m e t e m p s . L'Impératrice E l i s a b e t h a y a n t aboli la peine de mort, on se c-ntente de ces gentillesses. 6 44 JOSEPH DE MAISTRE Que dis-tu de ma p l u m e qui t'écrit ces élégances ? Mais à quoi servirait donc, m a chère petite sœur, d'avoir u n frère e n R u s s i e , si l'on ne s a v a i t pas à fond ce q u e c'est q u e l e k n o u t ? U n e autre fois, j e t e raconterai ce q u e c'est qu'un mariage. C'est u n e cérémonie bien différente, et il y a bien moins de sang. J'en ai v u un, l'autre jour, q u e j'ai t r o u v é fort beau. Rodolphe, qui griffonne d u russe à c ô t é de moi, t e présente ses h o m m a g e s . Il est dans l'esclavon j u s q u ' a u x oreilles. Hélas ! je n e l'avais pas fait pour cela ; mais qui sait si ce ne sera pas pour son bonheur ! Il m e semble que j'en ai fait un très h o n n ê t e p e t i t h o m m e . D e m a n d e à t o n mari ce que v e u t dire : Fortunam ex aliis (car ceci passe la réception d u Malade imaginaire). Adieu donc, m a très chère p e t i t e sœur ; renouvelle à la Baronne ma respectueuse servitude. Prends bien garde à ce que je t'ai dit sur le D o c t e u r de Magdebourg pendant que je me proteste t o n éternel ami et b o n frère. X a v i e r b a t la c a m p a g n e . Pour les lettres, il est pire que Rodolphe. Il s'est rejeté dans les p a y s a g e s à l'huile e t il enfante des chefs-d'œuvre : Adieu, b o n n e N a n e . M a d a m e Alexis, quanto <>i ara* ! ne A M Adèle de Maistre Saint-Pétersbourg, 7 janvier 1807. J'ai été e n c h a n t é de t o n e n c h a n t e m e n t , ma très chère enfant, au sujet de ce piano qui t e rend si heureuse ; j ' a i m e à croire qu'il n e manquerait rien à t o n bonheur si je p o u v a i s t'entendre. Je regrette bien, ma b o n n e Adèle, que t u t e sois si CORRESPONDANCE 45 peu a m u s é e p e n d a n t ce carnaval ; mais c o m m e n t aurais-tu p u t'amuser ? Il est des devoirs sous lesquels il faut plier de b o n n e grâce sans faire la moindre grimace ; à la manière d o n t t u t'exprimes, je croirais voir que t u envisages c e t t e présentation du c ô t é de la dépense. Quand j'aurais des millions, il n'en serait ni plus ni moins. T u conçois parfait e m e n t que, p e n d a n t que je suis ici, u n e présentation, dans le p a y s o ù t u es, v o u s ferait j u s t e m e n t mépriser par c e u x m ê m e s qui en seraient l'objet. Il y a des règles de décence et de délicatesse qui sont a p p r o u v é e s dans t o u s les p a y s et par t o u t e s sortes de personnes ; et p o u r v u qu'on n'y joigne a u c u n e b r a v a d e (ce qu'il n e faut jamais faire), il est impossible qu'on ait lieu de s'en repentir. On n e hait dans le m o n d e q u e la passion ; la raison froide et l'observation des c o n v e n a n c e s ne font point d'ennemis. J'en suis u n e b o n n e preuve. S o u v e n e z - v o u s toujours que v o u s êtes ce que je suis, que v o u s pensez ce que je pense, q u e nous a v o n s les m ê m e s devoirs, et q u e la chose durera t a n t qu'il plaira à D i e u . Il ferait b e a u voir qu'après t'avoir acheté u n si b o n piano, t u m e fisses une dissonance. Allons notre train, ma chère amie ; pour moi, j e suis fort tranquille de ce côté. Ce qui m'afflige, c'est c e t t e intolérable séparation qui n'a pas de fin ; mais cela m ê m e est arrangé pour le m i e u x , sans que nous en sachions rien. U n e fois peut-être n o u s jaserons e n s e m b l e de notre singulière destinée, et, en j e t a n t les y e u x sur le passé, nous conviendrons p r o b a b l e m e n t que les choses d e v a i e n t aller ainsi. E n a t t e n d a n t , je t e v o i s toujours inconsolable de n e pas trouver cette amie telle q u e j e t e la désirerais. A h I la belle dissertation que je t e ferais sur ce chapitre, si j ' a v a i s l'honneur d e t e voir un peu plus souvent ! 46 JOSEPH DE MAISTRE J e m e c o n t e n t e , q u a n t à présent, de t e renouveler meô respectueuses observations sur les g o û t s e x c l u sifs e t sur l'indispensable nécessité d e v i v r e bien a v e c t o u s les h o m m e s , m ê m e a v e c t o u t e s les f e m mes, ce qui est bien plus difficile. J e suis bien aise qu'on ait pris, o ù t u es, le g o û t des belles perruques ; q u a n t à moi, je conserve i n t r é p i d e m e n t le noble signe de la vieillesse, car il m e semble que ce serait un m e n s o n g e d'orner m a t ê t e de c h e v e u x qui n'auraient p a s m o n âge. Rien nlest beau Que le vrai, le vrai seul est aimable. Voilà un des vers que je m e rappelle, quoique je n'en lise plus depuis u n siècle. J e suis t o u t à la prose, et à la plus grave ; si t u étais ici, c o m m e j e t e ferais écrire ! J e t'apprendrais le subjonctif. J e suis g r a n d e m e n t aise q u e t u comprennes parfaitement e t q u e t u g o û t e s notre d a n t e s q u e Âlfieri ; il ne faudrait c e p e n d a n t p a s l'aimer trop. Sa t ê t e ardente a v a i t é t é t o t a l e m e n t pervertie par la philosophie moderne. V e u x - t u voir d'un premier coup d'oeil s o n plus grand défaut ? C'est que le résultat de la lecture de t o u t s o n théâtre est qu'on n'aime p a s l'auteur. Sa dédicace à l'ombre d e Charles I e s t insupportable. L a première fois que je lus sa Marie Stuart, e t surtout la dure, i n h u m a i n e , a b o m i n a b l e prophétie qui s'y t r o u v e , je l'aurais b a t t u . T â c h e de t e procurer u n e excellente petite brochure intitulée : Lettera e r delV abbate Stefano Arteaga a monsignor Antonio Guardoqui, intorno al Filippo. T u apprendras à juger précisément c e t t e pièce que t u a s a v a l é e c o m m e u n e l i m o n a d e (de quoi je n e t e b l â m e p a s du t o u t ) ; a u c u n j u g e sage et instruit n e pardonnera à Alfieri d'avoir falsifié l'histoire pour satisfaire l'extravagance e t les ^préjugés s t u p i d e s du d i x - h u i t i è m e siècle. T o u t cela, a u reste, n e déroge CORRESPONDANCE 47 n u l l e m e n t au mérite d'Alfieri, véritable créateur de la tragédie italienne, et distingué par une foule de grandes qualités littéraires. Il serait sans tache s'il n'avait pas trop appartenu à son siècle, qui a g â t é une foule de grands talents. J e l'ai v u d e u x fois à Florence. La première fois, nous fûmes sur le point de nous heurter ; la seconde, t o u t alla bien ; nous nous rapprochâmes singulièrement ; et si j ' a v a i s passé quelques jours de plus à Florence, nous aurions été fort bons amis. J'aime bien qu'on fasse des tragédies sans amour, c o m m e Athalie, Esther, Mêrope, la Mort de César, mais j'aime m i e u x l'amour que les passions haineuses, et Alfieri n'en peint pas d'autres. On ne saurait le lire sans grincer des dents ; voilà ce qui me brouille un peu a v e c ce tragique. Les vers que t u m e cites s o n t très b e a u x ; mais Philippe II aimait b e a u c o u p sa f e m m e et n'était pas moins bon père. Isabelle mourut dans son lit, d'une fausse couche, plusieurs mois après D o n Carlos, qui était un monstre dans t o u s les sens du m o t , et qui mourut de m ê m e dans son lit et de ses excès. Quand nous lirons l'histoire ensemble, je te montrerai c o m m e n t les protestants et les philosophes l'ont arrangée. Cherche c e t t e lettre de l'abbé Arteaga. Quoique je souffre a u t a n t que toi de notre cruelle séparation, quelquefois je suis t e n t é de la trouver bonne, à cause des vicissitudes étranges de ce globe. T u sais si je voudrais vivre avec v o u s I Mais j e voudrais m asseoir, e t n'avoir plus de c h a n g e m e n t d e v a n t les y e u x . Rien n'est stable, ma chère enfant ; encore un p e u de patience. 0 p a i x I 0 douce p a i x ! — Mais je ne v e u x pas glisser dans la politique. A d i e u donc, Adèle. Le Chevalier-Garde baise les mains de sa b o n n e mère 48 JOSEPH DE MAISTRE et embrasse ses d e u x sœurs, et, tous les d e u x ensemble, nous serrons sur nos cœurs la v e u v e et les orphelines. Viagrato zio t'embrasse a m o u reusement ; il n'est avare que de lettres ; mais, sur ce point, il a besoin d'absolution et il est inutile de le prêcher. A M. le Marquis de la Pierre, à Londres Saint-Pétersbourg, 7 (19) Avril 1807. Vous a v e z grandement raison, Monsieur le Marquis : pour c e u x qui o n t couru la m ê m e carrière de malheurs, pour les v i c t i m e s des m ê m e s principes, il est d o u x et récréatif de "se donner de t e m p s en t e m p s quelques signes de v i e et de souvenir. J e crois donc t o u t b o n n e m e n t que mes lettres v o u s font à p e u près le m ê m e plaisir que je reçois des vôtres, et c'est ce qui m'engage à jeter encore celle-ci dans le p a q u e t du digne Comte de Front. E n m é d i t a n t sur celle que v o u s m'avez écrite en dernier lieu (9 février), il m'a semblé que v o u s n'aviez pas encore eu le courage de rendre pleine justice à la p a u v r e n a t u r e humaine. N ' a v e z - v o u s jamais lu u n e profonde atrocité qui a été dictée par je n e sais qui ? La vie, a dit ce Monsieur S o m e b o d y , est comme un cercle de gens autour du feu dans une journée d'hiver ; si quelqu'un s'en va, les autres rapprochent leurs chaises et seraient très fâchés si le premier rentrait. C'est abominable, mais c'est bien vrai : sauf les e x c e p t i o n s que j'honore, voilà la vie, m o n cher Marquis, voilà la mort. E t voilà l'émigration, car l'émigration ou l'absence sans t e r m e est u n e mort : les h o m m e s ont u n t a l e n t merveilleux pour oublier CORRESPONDANCE 49 les morts. Si nous rentrions chez nous, croyez que nous ennuierions à peu près t o u t le m o n d e ; les uns le diraient et les autres n o n , c'est t o u t e la différence. Notre existence ne serait tolérable pour nous que dans le cas où nous rentrerions a v e c plein pouvoir. Le plaisir de rebâtir et les jouissances de l'amour-propre nous paieraient amplem e n t t o u s les désagréments imaginables : mais Dieu sait combien cette supposition est probable ! Quand m ê m e nos maîtres seraient vainqueurs, nous ne le serions pas. Ils emploieraient nos plus mortels ennemis et nous laisseraient de côté : c'est ce qu'on a v u dans t o u t e s les R é v o l u t i o n s , et en cela les Rois n'ont point d u t o u t tort. Tenezv o u s donc à l'Angleterre, m o n cher Marquis, c o m m e je m e tiens à la Russie. S'il arrive des miracles, nous verrons. Cette Russie m'appartient de bien plus près depuis le mois de février, car m o n fils est entré au service de S. M. I. Il perdait sa jeunesse et n'avait point d'état. D'ailleurs l'opinion, Regina del mondo, n e tolère pas ici dans la Société un jeune h o m m e sans uniforme et sans grade. S. M. I. a bien v o u l u le traiter m i e u x que je n'avais osé l'espérer, car Elle l'a placé dans le régiment des Chevaliers-Gardes, qui est le premier Corps de la Garde. D a n s ce p o s t e a v a n t a g e u x , j'ai le plaisir de le voir servir son Souverain de la seule manière possible, c'est-à-dire en servant celui qui s'est rendu le généreux protecteur de ce Prince. Ces agréments, m o n cher Marquis, sont bien balancés, c o m m e il arrive toujours ; car m o n fils est à la guerre et peut-être sur le c h a m p de bataille, au m o m e n t où je v o u s écris. Il était placé dans la réserve, probablement par un nouv e a u trait de b o n t é de S. M. I., mais il n'y a pas eu m o y e n de le retenir ; il a fait à m o n insu (en 50 JOSEPH DE MAISTRE quoi il a fort bien fait), les démarches les p^us v i v e s pour être mis en a c t i v i t é . Les Supérieurs militaires m'ont consulté : j'ai répondu que je les priais de décider la chose comme si je n étais pas au monde. Enfin il est parti. J e ne pouvais, s u i v a n t ma manière de voir, ni conseiller ni empêcher cette résolution ; mais jugez d e l'état où j e vis ; la mère n'en sait pas le m o t et je m e garde bien de lui en parler ; depuis le 22 octobre, je n'ai pas u n m o t d'elle, et je suis sans espoir de m'en rapprocher. Vous v o y e z , Monsieur le Marquis, que je ne suis pas couché sur des feuilles de roses ; mais je jouis au moins de t o u t e la c o m p e n s a t i o n possible, surtout dans la b o n t é de S. M. I. Jusqu'à présent je n'avais parlé que pour les sujets du Roi qui sont n o m b r e u x ici, et jamais il ne m'est arrivé d'être refusé : m o n fils m'a mis dans le cas de parler pour m o n c o m p t e ; je n e l'ai pas fait en v a i n , c o m m e v o u s v o y e z . Cependant, Monsieur le Marquis, le plaisir n'est pas pur, il s'en faut de b e a u c o u p : m i e u x v a u d r a i t la rue Turpin, que M la Marquise de la Pierre aime t a n t , e t m ê m e Marconnet, a v e c les honneurs éblouissants dont j'aurais pu y jouir ; mais nous ne s o m m e s pas consultés par le grand machiniste qui m è n e t o u t . m e J e v o u s loue infiniment, Monsieur le Marquis, d'avoir pris maison à Londres, Il faut être chez soi, et j e sais b o n gré au Colonel qui v o u s a procuré cet a v a n t a g e à des conditions honnêtes. Quant à Monsieur v o t r e frère cadet, il a fait précisément c o m m e le m i e n , et il a fort bien fait pour son corps et pour son â m e . La R é v o l u t i o n n'a pas toujours é t é aussi amère pour les cadets que pour les aînés. Quand les lettres passeront, il me sera aisé de v o u s avoir les nouvelles que CORRESPONDANCE 51 v o u s désirez de Turin, mais dans ce m o m e n t rien n'arrive de là : il me sera plus aisé à moi d'y faire connattre v o t r e souvenir. Quant à l'état politique des choses et a u x grands é v é n e m e n t s qui o n t signalé c e t t e époque, voici ce que je v o u s dirai. On ne p e u t pas soutenir a v e c f o n d e m e n t que les Français aient é t é vaincus, car des gens qui a t t a quent toujours et qui restent à leur place sans perdre u n seul canon ne sont pas vaincus, mais ils o n t été repoussés a v e c u n e perte énorme : t o u s leurs projets sur la Russie sont é v a n o u i s ; la fort u n e de B o n a p a r t e a reculé ; il a baissé infiniment dans l'opinion ; il est infiniment embarrassé ; le m é c o n t e n t e m e n t est e x t r ê m e e n France, e t c . J e ne dis pas qu'il perdra, prenez bien garde, mais je puis bien v o u s assurer qu'il a fort m a u v a i s jeu, ce qui ne m e tranquillise pas. à b e a u c o u p près. Il a péri à Preussisch-Eylau, m o n cher Marquis, plus de 40.000 h o m m e s : laissez dire c e u x qui v o u s assurent le contraire. B o n a p a r t e a écrit à son sénat qu'il a v a i t perdu 19.000 h o m m e s e t les Russes 7.000. Vous noterez que ceux-ci en a v o u e n t 12.000 dans leur relation officielle. D i e u , Satan et une demi-douzaine d'hommes, s a v e n t précisément ce qui a péri d e c h a q u e côté ; mais la perte totale de 4 0 . 0 0 0 h o m m e s est p l u t ô t exagérée en moins. D i x - s e p t jours après la bataille, il y a v a i t encore sur la place 12.000 cadavres d e c h e v a u x , et 10.000 d ' h o m m e s ; 500 p a y s a n s travaillaient sans relâche à enterrer. Il paraît que la gelée seule a e m p ê c h é la peste. La petite ville d'Eylau a été prise et reprise jusqu'à trois fois, les rues étaient couvertes de cadavres. Les Français retranchés dans les maisons t u a i e n t les Russes par les fenêtres ; et ceux-ci à leur tour r o m p a n t les portes égorgaient les Français dans leurs maisons : quel 52 JOSEPH DE MAISTRE spectacle ! La ville est à peu près détruite. Depuis le jour de cette é p o u v a n t a b l e bataille, on se regarde de part et d'autre : les forces sont formidables : l'attente fait trembler. L'Empereur est présent avec t o u t e sa Garde. Qu'arrivera-t-il ? Probablement t o u t le contraire de ce qu'on imagine. Mon frère est très sensible à votre souvenir, Monsieur le Marquis, et me charge de v o u s faire mille c o m p l i m e n t s affectueux ; la destinée qui nous a réunis ici est quelque chose d'étrange : je n'en crois pas mes y e u x . J'ai écrit en Sardaigne pour savoir le prix des vins ; j'aurai l'honneur de v o u s instruire du résultat, qui se fera un peu attendre. Courage, Monsieur le Marquis, espérez toujours, mais surtout jouissez. A v e c u n e b o n n e conscience, u n e b o n n e santé, u n e b o n n e f e m m e , de bons e n f a n t s et u n e b o n n e maison, o n p e u t parcourir g a i e m e n t le chemin d e la vie ; et q u e le diable e m p o r t e B o n a p a r t e 1 J e n'en sais p a s d a v a n t a g e . — E v v i v a I T o u t à v o u s et à v o t r e service, Monsieur le Marquis, et mille h o m m a g e s à M a d a m e la Marquise. ne A M Adèle de Maistre Saint-Pétersbourg, 3 mai 1807. Enfin, ma très chère Adèle, après u n grand siècle, je sais que tu sais que t o n portrait m'est arrivé. J ' a v a i s regret à la perte de c e t t e lettre où je t'exprimais t o u t le plaisir que m'avait fait cette jolie i m a g e . Mais dis-moi un peu, petite vaurienne, petite petite-fille d'Eve, que signifie cette grande crainte que le portrait ne m e paraisse moing CORRESPONDANCE 53 joli que toi ? Est-ce que t u aurais de la vanité* par hasard, ou la prétention d'être jolie ? Pas possible 1 J a m a i s une demoiselle n'a eu de pareilles idées. Quoi qu'il en soit, le portrait a ; été trouvé fort joli par moi et par d'autres ; permis à v o u s d'en être fâchée ou bien aise, à votre choix. J e loue infiniment t o n goût pour la peinture, et j'approuve fort t o u t ce que t u me dis sur ce chapitre ; mais c o m m e la v i e est t o u jours mêlée d'amertumes, je suis un peu fâché que t u n'aimes pas le paysage. Il faut se s o u m e t tre ; t o n oncle, qui a t a n t d e succès dans ce genre, m e t o u r m e n t e d'une autre manière, en refusant de mettre dans ses p a y s a g e s des chèvres et des sapins, d e u x choses que j ' a i m e par-dessus tout. A cela près, il est d e v e n u ce qu'on appelle un grand peintre ; si t u étais ici, m o n cher cœur, t u envierais bien son huile, mais je t e contrarierais sur ce point. J e suis fort c o n t e n t d e t o n jeune ami ; il se porte à merveille e t court le m o n d e dans ce m o m e n t , ce qui est fort b o n à son âge. D a n s la première lettre q u e t u m'écriras, il faudra être un peu b a v a r d e et serrer les lignes, car ces lignes que t u espaces outre mesure seraient u n e preuve que t u n'es pas ma fille, s'il n'y a v a i t pas u n e foule de preuves du contraire. Il faudra donc serrer les lignes et me parler un p e u de t o u t , car je ne sais rien d e rien. Pour moi, j e n'ai rien de n o u v e a u à t'apprendre. T o u t ce que t u aimes ici se porte bien, et, quant à moi en particulier, je dois t e répéter ce que je t'ai dit si s o u v e n t : jamais climat ne m'a c o n v e n u d a v a n t a g e . J e ne me plains ni des éléments ni des a l i m e n t s ; l'air serait très bien, si telle et telle bouche le respiraient a v e c moi. Si jamais tu t'habitues à ne 54 JOSEPH DE MAISTRE plus m e voir, ne m a n q u e pas de m'en avertir. Pour moi, j'ai beau m'exercer, je ne profite point ; mais c'est que, dans le fond, je ne m'exerëe pas, on m'exerce. J'embrasse t e n d r e m e n t la trinitê féminine, que j'aime de t o u t m o n cœur. Un, deux, trois, quatre, cinq, six ans ! A h ! m o n Dieu, c'est terrible ! Adieu, m o n Adèle. A M m e de Saint-Réal Saint-Pétersbourg, 17 juillet 1807. Ta lettre du 29 octobre 1806, ma très chère petite sœur, m'est arrivée sans délai le 5 juillet 1807. Après cela, j'espère que t u ne t e fâcheras pas contre les courriers, qui font leur devoir à merveille, c o m m e t u v o i s . Vargas est d e v e n u de l'histoire ancienne. J'ai d û répondre depuis longt e m p s à cette lettre, qu'il annonce dans la sienne de Livourne. P r é c é d e m m e n t , j e t'en avais e n v o y é une autre d'un style un peu différent, et q u e t u as remise, si tel a été t o n bon plaisir. N'en parlons plus : il y a bien d'autres choses à dire ! La bataille de Friedland n'a pas été aussi meurtrière qu'on l'avait dit d'abord. D i x mille h o m m e s environ o n t péri de notre côté. Les Français, suivant les apparences, ont perdu b e a u c o u p plus ; mais la perte des h o m m e s n'est rien... Vaincre, c'est avancer. Les Français ont a v a n c é , ils ont v a i n c u , c'est-à-dire ils o n t passé : rien de plus ; mais Bonaparte, qui sait très bien ce qu'il en coûte pour vaincre les Russes, s'est h â t é de proposer un armistice, qui a été refu sé par le Général russe, et accordé par l'Empereur. De ce m o m e n t , B o n a p a r t e s'est j e t é dans les bras d'Alexandre ; CORRESPONDANCE 55 il l'a comblé de marques d e déférence, il dit qu'il ne p e u t rien lui refuser, etc. J e ne m e fie pas trop, c o m m e t u sens, à cette belle tendresse. En a t t e n d a n t que nous en sachions d a v a n t a g e , on ne v o i t pas encore que rien soit signé. Qui sait c o m m e n t l'on finira, et m ê m e si l'on finira ? Il faut toujours se trouver prêt à t o u t . Quels jours j'ai passés, ma pauvre amie I Quelle nuit que celle du 21 a u 22, que je passai t o u t entière a v e c la certitude que m o n cher R o d o l p h e a v a i t été t u é à Friedland ; seul, du moins sans autre compagnie qu'un fidèle v a l e t de chambre qui pleurait d e v a n t moi, me j e t a n t c o m m e un fou t a n t ô t d'un sopha sur m o n lit, et t a n t ô t de m o n lit sur un sopha, pensant à la mère, à toi, à tous, à je ne sais qui enfin ! A neuf heures du m a t i n , m o n frère v i n t m'apprendre que les Chevaliers-Gardes n'avaient pas donné. T u m e diras : « E t où a v a i s - t u donc pris cette certitude ? » J e l'avais prise, ma chère, sur le visage de vingt personnes qui m'avaient fui é v i d e m m e n t le jour où la nouvelle arriva : c'était pour ne pas parler de la bataille ; je crus tout autre chose, et je lus sur leurs fronts la mort de Rodolphe, c o m m e tu lis ces lignes. Voilà ce que c'est que la puissante i m a g i n a t i o n paternelle. Enfin, m o n cœur, je me rappellerai cette nuit. A la bataille de Heilsberg, les ChevaliersGardes ont trotté quelque t e m p s sous les boulets français, mais sans savoir pourquoi, et nul officier n'a été tué. Ma trêve est signée ; me voilà tranquille pour quelque t e m p s . J e me t r o u v e bien heureux quand je songe à une d a m e de ma connaissance (la comtesse Ogeroffsky), qui a perdu d e u x fils dans c e t t e infernale bataille. L'un a disparu sans qu'il ait été possible ni a u x Russes ni a u x Français d'en trouver la moindre trace. L'autre 56 JOSEPH DE MAISTRE d e v a i t suivre ailleurs le Grand-Duc en qualité d'aide de c a m p ; il v o u l u t se battre. L'aîné de ses frères, qui est colonel (ils é t a i e n t trois), lui représenta qu'il d e v a i t suivre sa destination, et que c'était désobéir que de se battre. Le jeune h o m m e n e v o u l u t rien entendre, et prit place. A quelques p a s de là, il fut blessé et t o m b a de cheval. D e s soldats l'emportaient hors de la mêlée, lorsqu'un b o u l e t de canon l e partagea par le milieu et tua un des soldats. Cette p a u v r e mère fait compassion. Les premiers n o m s d e la Russie ont c o m b a t t u là, à pied, en qualité de bas-officiers. Sous ce point de v u e , je suis encore fort heureux, ma chère a m i e ; j'ai fait ce qu'un b o n père d e v a i t faire ; j e pourrai m'en affliger sans d o u t e , mais jamais m'en repentir. U n jour, peut-être, t u en sauras d a v a n t a g e . A M. le Comte de Vargas, à Cagiiari er Saint-Pétersbourg, 20 octobre ( 1 novembre 1807.) MONSIEUR LE COMTE, A u m o m e n t o ù je reçus v o t r e lettre du 14 juin, j'avais précisément chez moi le d o c t e C o m t e J e a n Potocki, qui m'honore de son amitié et qui a mille b o n t é s pour moi, entre autres celle d e m e fournir t o u s les livres qui m e passent dans la tête. Il s'empara d'abord d e v o t r e lettre pour la montrer a u x s a v a n t s q u e v o u s y n o m m e z , et former ensuite la correspondance q u e v o u s désirez ; mais ces s a v a n t s sont, c o m m e le climat, e x t r ê m e m e n t froids. D'ailleurs, ils n e connaissent pas c e t t e A c a d é m i e Italique, et je suis d a n s la CORRESPONDANCE 57 m ê m e ignorance, à v o u s parler franchement ; de manière qu'il me paraîtrait à propos, Monsieur le Comte, de la légitimer en e n v o y a n t les s t a t u t s , le t a b l e a u des académiciens, et s u r t o u t le diplôme d'institution. J e crois que cela se pratique ainsi, et q u e v o u s ne trouverez a u c u n e pointillerie déplacée d a n s la réserve de ces Messieurs. Vous auriez bien plus raison, Monsieur le Comte, de me quereller m o i - m ê m e sur m o n retard à v o u s répondre ; mais le Comte Potocki, a y a n t changé d'appartement, a c o m m e n c é par égarer ma lettre dans le fond d'un portefeuille, d o n t elle n'est sortie que l o n g t e m p s après. E n s u i t e de grands malheurs et de grandes occupations o n t occupé ma t ê t e , au point que j'ai s u s p e n d u t o u t e s mes correspondances. J'espère donc, Monsieur le Comte, que v o u s m e pardonnerez, d'autant que je ne suis pas plus coupable envers v o u s qu'envers mille autres. L'excuse n'est p a s trop b o n n e peut-être, mais j e v o u s dis la vérité. Pour e n v e n i r enfin a u s u j e t principal d e v o t r e lettre, j'ai bien peur, Monsieur le Comte, q u e nous ne s o y o n s pas trop d'accord sur certains principes f o n d a m e n t a u x d e l'histoire d e l ' h o m m e e t d e son habitation. Moïse a t o u t dit, Monsieur le Comte : a v e c lui, o n sait t o u t c e qu'on doit savoir sur ces grands objets ; et, sans lui, on n e sait rien. L'histoire, la tradition, les fables m ê m e , et la nature entière, lui r e n d e n t t é m o i g n a g e . Le déluge surtout est p r o u v é de t o u t e s les manières d o n t ce grand fait peut être prouvé. Lisez le livre du docteur Lardner (Indian testimonies) ; lisez le livre du f a m e u x A d d i s o n e t celui d u père D e Colonia, sur ce m ê m e sujet des témoignages rendus à la révélation par rantiquité profane ; lisez les notes de Grotiua et le premier livre de s o n bel ouvrage, 58 JOSEPH DE MAISTRE De veritate Rel. christ, etc.. Vous serez surpris et t o t a l e m e n t entraîné par l'universalité de cette croyance. On l'a trouvée jusque parmi les sauvages de l'Amérique ; on l'a t r o u v é e en Chine ; on l'a t r o u v é e surtout dans les Indes, où la compagnie s a v a n t e de Calcutta fouille depuis quelques années a v e c u n e constance infatigable la mine la plus riche et la plus nouvelle. D a n s les livres sacrés des Indiens, écrits dans une langue morte depuis plus de d e u x mille ans, et livrés enfin à la curiosité européenne par les t r a v a u x de cette s a v a n t e compagnie, on t r o u v e avec é t o n n e m e n t Noé, le déluge universel, l'arche, la m o n t a g n e , la colombe, e t c . , c o m m e on les t r o u v e dans Lucien (de dea Syria), qui jamais n'avait ouï parler de la l a n g u e sanscrite. J e v o u s prie, Monsieur le Comte, Ovide avait-il lu dans la bible : Omnia pontus erant, deerant quoque littora ponto ? Il exprimait l'ancienne et universelle tradition du genre humain renouvelé par une famille seule, sauvé miraculeusement d'un naufrage général. Mettez d'un côté un livre unique sous t o u s les rapports, portant tous les caractères de l'inspiration, et de l'autre t o u t le genre h u m a i n de tous les siècles, qui lui rend t é m o i g n a g e par des traditions plus ou moins défigurées, et v o u s verrez que, sans aller plus loin, jamais fait n'a été plus rigoureusement démontré que celui du déluge. Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus... Ce passage si connu, e m p l o y é par un p i e u x auteur en faveur des dogmes catholiques, n'est pas moins décisif en faveur de ces dogmes catholiques dans un autre sens, c'est-à-dire qui o n t appartenu partout et dans tous les temps à l'universalité de la famille humaine. CORRESPONDANCE 59 Que sera-ce encore, Monsieur le Comte, si à t o u t e s ces preuves historiques et générales, déjà si décisives par elles-mêmes, nous ajoutons les preuves p h y s i q u e s qui sont éblouissantes ? Au m o m e n t où je v o u s parle, les h o m m e s qui s a v e n t admirer p e u v e n t admirer à Taise le mammouth t r o u v é l'année dernière à l'embouchure d e la Lenna, par le s o i x a n t e - q u a t o r z i è m e degré de latitude. Cet animal était incrusté (notez bien) dans une masse d e glace, et élevé de plusieurs toises au-dessus du W . Cette glace s'étant mise à diminuer par j e n e sais quelle cause physique, on a c o m m e n c é à voir l'animal depuis cinq ans. — Hélas ! dans un p a y s plus fertile en connaisseurs actifs, nous posséderions u n e merveille qu'on serait v e n u voir de t o u t e s les parties du monde, c o m m e les m u s u l m a n s allaient à la Mecque, — un animal antédiluvien entier jusque dans ses moindres parties, et susceptible d ' e m b a u m e m e n t ; on aurait p u tenir dans ses mains un œil qui v o y a i t , un c œ u r qui b a t t a i t il y a quatre mille ans ! Quis talia fando temperet a lacrymis ? Mais lorsqu'il s'est t r o u v é entièrement dégagé, l'animal a glissé au bord de la mer, et là il est d e v e n u la pâture des ours blancs, et les s a u v a g e s ont scié les défenses, qu'il n'a plus é t é possible de trouver. Tel qu'il est cependant, c'est encore un trésor qui ne p e u t être déprécié que par l'idée de ce qu'on aurait p u avoir. J'ai s o u l e v é la t ê t e pour ma part. C'était u n poids pour d e u x maîtres et d e u x laquais. J'ai t o u c h é e t retouché l'oreille, encore tapissée de poil. J'ai t e n u sur une table et e x a m i n é t o u t à m o n aise le pied et u n e portion de la j a m b e . La sole, en partie rongée, a v a i t plus d'un pied de diamètre. La peau est parfait e m e n t conservée ; les chairs racornies ont aban- 60 JOSEPH DE MAISTRE donné la p e a u , et se sont durcies a u t o u r de l'os ; cependant l'odeur est encore très forte et très désagréable. Cinq ou six fois de suite, j'ai porté le nez sur cette chair. J a m a i s l ' h o m m e le plus v o l u p t u e u x n'a h u m é le plus délicieux parfum de l'Orient a v e c la s u a v i t é du plaisir que m'a causé l'odeur fétide d'une chair antédiluvienne putréfiée. — Maintenant, Monsieur le Comte, que M. de Buffon vienne nous faire des contes de fées sur le refroidissement du globe ! Si l'on cueillait la pêche et l'ananas sur les bords délicieux du W a i g a t z ; si les a n i m a u x du tropique v i v a i e n t dans ces belles contrées, quelle magie a conservé les parties tendres de leurs cadavres, je ne dis pas dans les premières couches de terre meuble, mais au-dessus m ê m e de la surface de la terre, c o m m e v o u s v e n e z de le voir ? La m o n t a g n e de glace qui entourait le m a m m o u t h s'est-elle formée pendant qu'il faisait chaud, ou bien le cadavre s'est-il conservé en a t t e n d a n t qu'il fit froid, etc. ? J e ne puis sortir du déluge a v a n t de v o u s avoir fait remarquer l'ineffable ridicule de la philosophie moderne, qui s'est d'abord é p o u m o n é e à nous démontrer l'impossibilité du déluge par le défaut d'eau nécessaire pour la submersion du globe ; mais du m o m e n t où elle a eu besoin d'eau pour je ne sais quelle chimère de cristallisation universelle ou pour d'autres idées t o u t aussi creuses, sur-le-champ elle nous a accordé une petite calutte de trois ou quatre lieues d'épaisseur tout autour du globe. E n vérité, c'est bien honn ê t e ! V o y e z Buffon, v o y e z La Mettrie, v o y e z Deluc et t a n t d'autres. Le déluge étant prouvé à l'évidence, 8a nouv e a u t é ne l'est pas moins. J e v o u s i n v i t e à lire les lettres géologiques de M. Deluc au professeur CORRESPONDANCE 61 B l u m e n b a c h . Ce livre, infiniment répréhensible à certains égards, n'ajoute pas moins le poids d'une foule de p r e u v e s physiques à celui des preuves morales qui établissent que tout est n o u v e a u sur la terre, et qu'en particulier la catastrophe qui détruisit jadis l'habitation de l ' h o m m e n'est pas plus ancienne que la date assignée par Moïse. Cela posé, Monsieur le Comte, que d e v i e n n e n t les antiquités é g y p t i e n n e s , indiennes et chinoises ? Buffon et Bailly a v a i e n t sans d o u t e t o u t le talent nécessaire pour être de vrais philosophes ; cédant à l'influence d'un siècle e x t r a v a g a n t , ils ont m i e u x a i m é n'être que des p o è t e s e t des r o m a n ciers. Il ne faut pas disputer des goûts, mais j ' a v o u e que, r o m a n pour r o m a n , j'aime m i e u x Don Quichotte que les Epoques de la nature. Vous a v e z sans doute e n t e n d u t o u t le bruit qu'a fait D u p u i s a v e c son calendrier é g y p t i e n de douze mille ans. Les Français a y a n t rapporté de leur e x p é d i t i o n d ' E g y p t e u n calendrier sculpté sur les murs du t e m p l e de Tentyra, on n'a pas m a n q u é d'emboucher la t r o m p e t t e pour annoncer la preuve sans réplique, la démonstration de la démonstration ; mais p e n d a n t que l'on criait victoire à Paris, les astronomes de R o m e et de Londres p r o u v a i e n t que le m o n u m e n t était nouv e a u , et postérieur m ê m e , peut-être, à la réforme julienne ; et ils ont dit de si bonnes raisons a u x Parisiens engoués, que ces Messieurs ont pris le parti de n e point répondre. Me voilà d o n c très tranquille, Monsieur le Comte, sur t o u t e s ces antiquités. Si les patriarches ont connu la période de six cents ans a v a n t le déluge, j'en suis bien aise, et je n'y vois nul inconvénient. Ces périodes, pour le dire en passant, n e s o n t pas u n e grande merveille. Quand 62 JOSEPH DE MAISTRE une fois on sait l'astronomie jusqu'à u n certain point, il n e faut, pour trouver ces cycles, que de la patience et du t â t o n n e m e n t . Ces connaissances, me dites-vous, supposent au moins deux à trais mille ans d'études, etc. — N o n , en vérité, Monsieur le Comte, puisque les n a t i o n s qui les possédaient étaient si nouvelles. J e n e v e u x point m'enfoncer dans la question d e l'origine des sciences, c'est u n sujet t r o p v a s t e pour u n e lettre, et j'aime mieux le passer sous silence que de n e lui consacrer que quelques lignes. D'ailleurs, les faits é t a n t certains, n o u s p o u v o n s bien ajourner la m é t a physique, qui est c e p e n d a n t m o n fort. Le p a y s sur lequel v o u s a v e z fait d e si belles spéculations est, je puis v o u s l'assurer, Monsieur le Comte, le m o i n s propre à v o u s satisfaire sur les grands objets d o n t v o u s m e parlez. Ces cités, ces t e m p l e s , ces m o n u m e n t s , n e sont rien. C'est ce qu'on v o i t à présent, e t rien de plus. L'Asie est r a v a g é e depuis qu'elle e s t connue. Les villes détruites, dont v o u s parlez, s o n t modernes (du moins par rapport à c e t t e h a u t e antiquité q u e v o u s imaginez). Elles sont n o m m é e s dans les annales de la Chine, et l'on sait le m o m e n t de leur destruction. Les j o u j o u x qui o n t occupé Buffon sont encore les m ê m e s aujourd'hui ; il p e u t se faire qu'on ait t r o u v é çà et là quelques bribes d u grand pillage de Gengis-Khan : voilà t o u t . Quant a u x manuscrits, il est vrai qu'il y en a ici, mais p a s , que je sache, en langue inconnue. J'en ai v u de chinois, d e japonais, de tartares, de t h i b é t a i n s ; jamais o n n e m'a dit : En voilà un dont on ignore la langue. M. Schubert, très habile astronome, d e l'Académie des sciences, et bibliothécaire en chef, m e disait u n jour, bien s a g e m e n t e n m e les m o n t r a n t : « Que nous sommes CORRESPONDANCE 63 fous a" aller chercher ces guenilles ! Nos moindres livres européens valent mieux. » Il avait grandem e n t raison. A u m o m e n t o ù je v o u s écris, u n Indou m u s u l m a n a traduit en arabe, sous la direction d'un m a t h é m a t i c i e n anglais, le livre des Principes de Newt'n. Si jamais les Indous comprennent bien ce livre, ils p â m e r o n t de rire, en v o y a n t les Européens venir leur d e m a n d e r des instructions. Par quelques passages de v o t r e lettre, je vois que v o u s regardez c o m m e réel ce f a m e u x peuple i n v e n t é par Bailly. J e v o u s prie, Monsieur le Comte, d e revenir sur c e t t e question : jamais ce peuple n'a existé. T o u t part de la Chaldée, et c'est de là que le feu sacré s'est répandu dans t o u t l'univers. C'est de quoi je m'assure que v o u s n e douterez pas, si v o u s prenez s e u l e m e n t la peine de lire les mémoires de l'Académie de Calcutta et l'histoire de l'Indoustan de Maurice. Il ne s'agit pas moins que de dix ou douze mortels v o l u m e s in-4°. J e les ai lus p a t i e m m e n t , la p l u m e à la main, sans pouvoir dire : Deus nobis h sec otia fecit. — A u contraire, c'est le diable. On a c o m m e n c é à traduire le premier v o l u m e en français ; mais le traducteur me paraît découragé : ces livres graves, solides, f o n d a m e n t a u x , n e se lisent pas en France. — Maurice n'est pas traduit. Si v o u s entendez l'anglais, Monsieur le Comte, et que v o u s ajoutiez à ces lettres celles de Bryant's Mithology explained, v o u s verrez d'abord de quelle école je suis. 64 JOSEPH e A M* DE MAISTRE Adèle de Maistre Saint-Pétersbourg, 8 novembre 1807. J'ai é t é e n c h a n t é , m a chère Adèle, d e t a charm a n t e p e t i t e lettre d u 2 8 a o û t . J'ai reçu con pienissima soddisfaztone les assurances q u e t u m e donnes que le t e m p s e t l'absence n e font nul tort à M ton père dans la m é m o i r e et dans le c œ u r de sa p e t i t e Adèle. Il faut avouer q u e l'absence, qui est si cruelle, fait rire cependant, à cause des jolies phrases qu'elle introduit dans les lettres. T u m e dis, par e x e m p l e : Quand vous écrirez T à Rodolphe, ne manquez pas T u m'écrivais cela le 28, e t dans ce m o m e n t je t e n a i s le cher enfant depuis s i x jours, et j e l e possédais depuis d e u x mois q u a n d j'ai reçu ta lettre ; t u en verras la preuve dans c e t t e m ê m e dépêche. J'assure ta mère q u e j e suis fort c o n t e n t de ce j e u n e h o m m e ; la guerre n e l'a n u l l e m e n t g â t é , ni par le g o û t de l'occupation, ni pour des choses plus essentielles. Il a couché trois mois dans l'eau ; t u crois peut-être que c'est u n e façon d e parler : c'est au pied de la lettre. La nuit, les grenouilles leur s a u t a i e n t sur l e v i s a g e , c o m m e les p u c e s ailleurs. Il n'a j a m a i s été enrhumé, il a grandi, et se porte à merveille : d u reste, j e puis t'assurer que t o u t l e m o n d e e s t ici e x t r ê m e m e n t é t o n n é de sa sagesse (ceci est dit e n confidence). T u es u n e folle a v e c ta peinture à l'huile ; ton oncle rit b e a u c o u p de t a grandeur d'âme, e t te conseille d e n e faire q u e des t a b l e a u x d'histoire. Pour moi, je suis d'un a v i s contraire et plus grossier. C o m m e j e serais très mortifié d e t e voir danser c o m m e u n e danseuse de l'Opéra, j e ne CORRESPONDANCE 65 vois pas pourquoi t u devrais peindre c o m m e un artiste. T o u t e comparaison cloche, et celle-ci cloche b e a u c o u p ; car il y a bien de la différence entre la danse, etc., e t c . ; cela s'entend. Mais il y a quelque chose de vrai. J e tiens pour la miniature e t le paysage. A propos, as-tu appris le latin ? J e m'en douterais quand je t'entends dire, cosi francamente : Sinite pueros. Si t u sais le latin à fond, je t e conseille le grec, surtout le Kyrie eleison. Il m e semble que ce n'est point encore t e m p s pour toi de lire l'Arioste. Il y a des strophes trop c h o q u a n t e s . Tu pourrais le lire a v e c quelqu'un qui passerait certains endroits. A u reste, ma chère enfant, je m'en tiens à l'épithète chcquant es, mais je ne dirai pas dangereuses, car je suis bien persuadé qu'il n'y a plus rien de dangereux pour m o n Adèle : mais je ne te conseillerai jamais de regarder dans un bourbier, quand m ê m e il n e t e ferait certainement aucun mal. Il ne m e reste que le t e m p s et le papier nécessaires pour dire une tendresse à c e t t e d a m e , qui est là à c ô t é de toi, qui élève si bien ses poussins, que j'aime de t o u t mon cœur. Ecris-moi s o u v e n t , conte-moi tes occupations. E n v o i e - m o i quelque chose, si t u p e u x . Embrasse ma Constance. Je n'ai plus de place. Adieu, m o n cœur. Au Chevalier de Maistre Saint-Pétersbourg, 7 (19) janvier 1808. J e ne sais, m o n cher Nicolas, si t u as jamais lu ou e n t e n d u une description de la cérémonie de la bénédiction des e a u x : dans le d o u t e , je 66 JOSEPH DE MAISTRE t'en e n v o i e u n e petite narration. Ce ne p e u t être que du papier perdu, le plus léger des inconvénients. On b â t i t sur la N e v a u n e espèce de pavillon, ou, si t u v e u x , un t e m p l e en rotonde antique, formé par u n circuit de colonnes et o u v e r t de t o u t e s parts. D a n s c e t t e enceinte, o n fait u n trou à la glace, qui m e t à d é c o u v e r t les e a u x d e la Neva, et l'on remplit u n b a q u e t qu'on bénit, et dont l'eau sert ensuite à baptiser les enfants n o u v e a u - n é s qu'on y présente, et à bénir les drap e a u x d e t o u s les corps de troupes qui s o n t à Pétersbourg. La cérémonie faite, on verse l'eau du b a q u e t dans le puits ; et voilà c o m m e n t t o u t e la N e v a se t r o u v e b é n i t e par c o m m u n i c a t i o n . Jadis on apportait u n e grande i m p o r t a n c e à faire baptiser les enfants a v e c c e t t e eau : on les plongeait i m m é d i a t e m e n t , s u i v a n t le rite grec, dans l'eau d e la Neva ; et quelques v o y a g e u r s ont raconté sérieusement que, lorsque l'Archevêque laissait échapper de ses m a i n s , pétrifiées par le froid, quelqu'un de ces enfants, il disait froidem e n t : Da'ai drougti ( D o n n e z - m ' e n u n autre). C'est u n c o n t e fondé, c o m m e il arrive toujours, sur quelques cas particuliers généralisés par la malice. A u surplus, le Gange v o i t s o u v e n t des choses t o u t aussi e x t r a v a g a n t e s . Le m a t i n de l'Epiphanie, le clergé, a v e c ses plus b e a u x habits de cérémonie, part du Palais d'Hiver en procession pour se rendre sur la N e v a , et t o u t e la Cour suit à pied. Maintenant les princesses seules e t les p e t i t s princes se t r o u v e n t à c e t t e procession, l'Empereur et le grand D u c Constantin, son frère, é t a n t à cheval à la t ê t e des troupes. La cérémonie dure plus d'une heure, et je n'ai pas encore v u , depuis six ans, que les 67 CORRESPONDANCE princesses s'en s o i e n t dispensées. A leur retour, elles v i e n n e n t se placer sur u n grand balcon, ou, pour m i e u x dire, sur u n e p e t i t e terrasse a t t e n a n t e à l'une des grandes salles d u palais. C'est là o ù nous leur faisons notre cour, p e n d a n t que les troupes défilent d e v a n t elles. Cette seconde procession n'a pas duré hier m o i n s d e d e u x heures mortelles ; et j e n e d o u t e pas, e n considérant ce t e m p s e t l ' i m m e n s e espace que les troupes occupaient, et a y a n t pris d'ailleurs l'avis des h o m m e s les plus instruits, q u e n o u s n ' a y o n s v u défiler trente mille h o m m e s . T o u t e s ces troupes (d'une b e a u t é remarquable) o n t fait, p e n d a n t la procession, trois salves divisées par corps, et o n t tiré d'une manière détestable. N o s milices auraient é t é punies pour u n e pareille lourdise. Ici il ne m'a guère paru qu'on y ait fait la moindre a t t e n tion. J'ai déjà observé ce p h é n o m è n e d'autres fois. U n tiers des fusils peut-être a gardé le silence. Les y e u x français e t autrichiens o n t bien aperçu c e t t e circonstance, qui a é t é attribuée a u défaut des armes ; mais j ' e n d o u t e b e a u c o u p . Outre l'envie de garder la poudre, il y a u n e autre cause qui t e paraîtra bien étrange, m a i s d o n t je n e suis pas moins parfaitement assuré : c'est la peur des recrues qui craignent d e tirer 1 P e n d a n t c e t t e marche d e d e u x heures, les Impératrices et l'auguste famille n'ont jamais r e m u é . T u e n t e n d s bien qu'elles s o n t enveloppées, de la t ê t e a u x pieds, de t o u t ce qu'il y a d e plus chaud et de plus magnifique e n fait de pelisses ; cependant c'est u n e corvée, à cause d u visage surtout. Quant à c e u x qui font leur cour, ils n e sont point gênés : ils rentrent dans la salle, s e chauf- 7 68 JOSEPH DE MAISTRE font, b o i v e n t du vin, des liqueurs, et m a n g e n t t o u t e s les fois qu'ils en ont fantaisie. U n spectacle précieux était celui de l'Ambassadeur de France, pénétré et transi de froid, rouge c o m m e une crête de coq, et t r e m b l a n t c o m m e un roseau. Il nous a b e a u c o u p divertis ; mais, en récompense, il a é t é comblé d'honneurs. Le matin, S. M. I. a e n v o y é chez lui le Grand Maréchal de la Cour (note bien, je t e prie) pour l'inviter à suivre l'Empereur à la parade. En m ê m e t e m p s , il lui était r e c o m m a n d é de ne point s'inquiéter, et de demeurer tranquille chez lui jusqu'à dix heures. — A dix heures donc, S. M. I. lui a e n v o y é un cheval pour lui, et trois autres pour les trois aides de c a m p qu'il voudrait choisir. L'un des élus lui a dit : Mon général, j'aimerais mieux une bataille que la journée d'aujourd'hui ! — Comment donc ? — Mais oui ; on se tire des coups de fusil, mais au moins cela sert à quelque chose. De son côté, Monseigneur le Grand D u c e n v o y a un message fort poli à Monsieur l'Ambassadeur, lui faisant dire qu'il ne lui envoyait point de chevaux, parce qu'il savait que son frère lui en envoyait ; mais qu'il serait enchanté de pouvoir lui être utile à quelque ch-se. M. de Caulaincourt a donc eu le très grand mais très froid honneur d'accompagner S. M. I. à la parade ; et ce fut de là qu'il nous rapporta ces belles couleurs et ce grelottement qui amusa b e a u c o u p le balcon. Il n'y avait hier que six degrés de froid ; mais il y avait malheureusement du v e n t , ce qui double l'effet du froid. Les troupes demeurèrent huit heures de suite sous les armes. Parmi c e t t e foule de soldats, aucun peut-être n'avait mangé, et très peu a v a i e n t dormi, à cause de la t o i l e t t e militaire. IJs ont d û b e a u c o u p souffrir ; quelques-uns CORRESPONDANCE 69 s'évanouirent et t o m b è r e n t . Qui sait ce qui se rend aujourd'hui dans les h ô p i t a u x ? C'est de quoi on s'embarrasse fort p e u ; c e qu'on n e v o i t pas n e fait nul effet. Ce qu'on v i t malheureusem e n t très d i s t i n c t e m e n t , ce fut le malheur arrivé à un j e u n e Chevalier-Garde, M. Walouieff. Il m o n tait u n j e u n e cheval qui n'avait pas encore v u le feu. A u x premières décharges, l'animal se cabra et s'emporta d'une manière terrible. Le jeune h o m m e était gelé, privé de m o u v e m e n t et de t a c t ; n e p o u v a n t tenir la bride, il fut renversé c o m m e u n e bûche. Le pied resta pris dans l'étrier, et le cheval s e m i t à traîner ce m a l h e u r e u x officier sur la grande place d'arme : c e fut un spectacle é p o u v a n t a b l e . On l'arrêta à la fin, le cheval, mais le cavalier était bien maltraité. D'abord on le dit mort, c o m m e il arrive toujours ; mais aujourd'hui j ' e n t e n d s dire qu'il est m i e u x . A u reste, on dit qu'il a v a i t mérité son malheur en b u v a n t b e a u c o u p de liqueurs pour s'échauffer, chose qu'il n e faut jamais faire lorsqu'on est dans le cas de s'exposer a u froid ; n o u s a v i o n s s o u v e n t l'occasion de faire cette expérience dans les Alpes. Adieu, cher ami ; je joins c e t t e feuille à ma lettre de ce jour pour l ' a m u s e m e n t de toi e t des nôtres. A M 116 Constance de Maistre Saint-Pétersbourg, 24 octobre (5 novembre) 1808. J'ai reçu a v e c u n e x t r ê m e plaisir, ma chère enfant, ta dernière lettre n o n d a t é e . J e l'ai t r o u v é e pleine d e b o n s s e n t i m e n t s e t d e bonnes résolutions. J e suis entièrement d e t o n a v i s : celui qui peut u n e chose en v i e n t à b o u t ; mais la chose la 70 JOSEPH DE MAISTRE plus difficile dans le m o n d e , c'est de vouloir. Personne ne peut savoir quelle est la force de la volonté, même dans les arts. J e v e u x t e conter l'histoire du célèbre Harrisson, de Londres. Il était, au c o m m e n c e m e n t du siècle dernier, jeune garçon charpentier au fond d'une province, lorsque le Parlement proposa le prix de 10.000 livres sterling (10.000 louis) pour celui qui i n v e n terait une montre à équation pour le problème des longitudes (si jamais j'ai l'honneur de t e voir, je t'expliquerai cela). Harrisson se dit à lui-même : « Je veux gagner ce prix. » Il jeta la scie et le rabot, v i n t à Londres, se fit garçon horloger, T R A V A I L L A Q U A R A N T E A N S , et gagna le prix. Qu'en dis-tu, ma chère Constance ? Cela s'appelle-t-il vouloir ? J'aime le latin pour le moins a u t a n t que l'allemand ; mais je persiste à croire que c'est un peu tard. A t o n âge, je savais Virgile et compagnie par cœur, et il y avait alors environ cinq ans que je m'en mêlais. On a v o u l u inventer des méthodes faciles, mais ce sont de pures illusions. Il n'y a point de m é t h o d e s faciles pour apprendre les choses difficiles. L'unique m é t h o d e est de fermer sa porte, de faire dire qu'on n'y est pas, et de travailler. Depuis qu'on s'est mis à nous apprendre, en France, c o m m e n t il fallait apprendre les langues mortes, personne ne les sait, et il est assez plaisant que c e u x qui ne les s a v e n t pas veuillent absolum e n t prouver le vice des m é t h o d e s e m p l o y é e s par nous qui les s a v o n s . Voltaire a dit, à ce que t u me dis (car, pour moi, je n'en sais rien : jamais je n e l'ai t o u t lu, et il y a trente ans que je n'en ai pas lu une ligne), que les femmes sont capables de faire tout ce que font les hommes, etc. ; c'est un r o m p l i m e n t fait à quelque jolie f e m m e , ou bien CORRESPONDANCE 71 c'est u n e de ces mille et mille sottises qu'il a dites dans sa vie. La vérité est précisément le contraire. Les femmes n'ont fait aucun chef-d'œuvre dans aucun genre. Elles n'ont fait ni Y Iliade, ni Y Enéide, ni la Jérusalem délivrée, ni Phèdre, ni Athalie, ni Rodogune, ni le Misanthrope, ni Tartufe, ni le Joueur, ni le P a n t h é o n , ni l'église de Saint-Pierre, ni la Vénus de Médicis, ni l'Apollon du Belvédère, ni le Persée, ni le Livre des Principes, ni le Discours sur F Histoire universelle, ni Têlémaque. Elles n'ont i n v e n t é ni l'algèbre, ni le télescope, ni les l u n e t t e s achromatiques, ni la p o m p e à feu, ni le métier à bas, etc. ; mais elles font quelque chose de plus grand que t o u t cela ; c'est sur leurs g e n o u x que se forme ce qu'il y a de plus excellent dans le m o n d e : un honnête homme et une honnête femme. Si une demoiselle s'est laissé bien élever, si elle est docile, m o d e s t e et pieuse, elle élève des enfants qui lui ressemblent, et c'est le plus grand chefd'œuvre du m o n d e . Si elle ne se marie pas, son mérite intrinsèque, qui est toujours le m ê m e , ne laisse pas aussi que d'être utile autour d'elle, d'une manière ou d'une autre. Quant à la science, c'est u n e chose très dangereuse pour les femmes. On ne connaît presque pas de femmes s a v a n t e s qui n'aient été ou malheureuses ou ridicules par la science. Elle les expose habituellement au petit danger de déplaire a u x h o m m e s et a u x f e m m e s (pas d a v a n t a g e 1) : a u x h o m m e s qui ne v e u l e n t pas être égalés par les f e m m e s , et a u x f e m m e s , qui n e v e u l e n t pas être surpassées. La science, de sa nature, aime à paraître, car nous s o m m e s t o u s orgueilleux. Or, voilà le danger ; car la f e m m e ne peut être s a v a n t e i m p u n é m e n t qu'à la charge de cacher ce qu'elle sait a v e c plus d'attention que l'autre s e x e n'en m e t à le montrer. Sur ce point, 72 JOSEPH 0E MAISTRE mon cher enfant, je n e t e crois pas forte ; ta t ê t e est v i v e , t o n caractère décidé : je ne t e crois pas capable de t e mordre les lèvres lorsque t u es t e n t é e de faire u n e p e t i t e parade littéraire. T u n e saurais croire combien je m e suis fait d'ennemis, jadis, pour avoir v o u l u en savoir plus q u e m e s bons Allobroges. J'étais c e p e n d a n t bien réellement h o m m e , puisque depuis j'ai épousé t a mère. J u g e de ce qu'il en est d'une p e t i t e demoiselle qui s'avise de m o n t e r sur le trépied pour rendre des oracles ! U n e c o q u e t t e est plus aisée à marier qu'une s a v a n t e ; car pour épouser u n e s a v a n t e , il faut être sans orgueil, ce qui est très rare ; au lieu que, pour épouser la c o q u e t t e , il n e faut qu'être fou, ce qui est très c o m m u n . Le meilleur remède contre les i n c o n v é n i e n t s d e la science, chez les f e m m e s , c'est précisément le taconage (1), dont t u ris. Il faut m ê m e y m e t t r e de l'affectation a v e c t o u t e s les c o m m è r e s possibles. Le f a m e u x Haller était un jour, à Lausanne, assis à côté d'une respectable d a m e d e Berne, très bien apparentée, au d e m e u r a n t cocasse du premier ordre. La conversation t o m b a sur les g â t e a u x , article principal d e la c o n s t i t u t i o n de ce p a y s . La d a m e lui dit qu'elle s a v a i t faire quatorze espèces de g â t e a u x . Haller lui en d e m a n d a le détail e t l'explication. Il écouta p a t i e m m e n t jusqu'au b o u t , sans la moindre distraction, et sans le moindre air de berner la Bernoise. La sénairice fut si enchantée de la science e t de la courtoisie d e Haller, qu'à la première élection elle m i t en train t o u s ses cousins, t o u t e sa clique, t o u t e son influence, e t lui fit avoir u n emploi que jamais il n'aurait e u sans le beurre et les œufs, et le sucre, e t la p â t e d'aman(1) Mot piémontais, qui signifie ravaudage. C O R R E S P O N D A N C E 73 de, e t c . . Or donc, ma très chère enfant, si Haller parlait de g â t e a u x , pourquoi ne parlerais-tu pas de bas et de chaussons ? Pourquoi m ê m e n'en ferais-tu pas, pour avoir part à quelque élection ? Car les taconeuses influent b e a u c o u p sur les élections. J e connais ici une d a m e qui dépense cinquante mille francs par an pour sa toilette, quoiqu'elle soit grand'mère, c o m m e j e pourrais être aussi^grand'père, si quelqu'un a v a i t voulu m'aîder. Elle est fort aimable et m'aime b e a u c o u p , n'en déplaise à ta mère, de manière qu'il ne m'arrive jamais de passer six mois sans la voir. T o u t bien considéré, elle s'est mise à tricoter. Il est vrai que, dès qu'elle a fait un bas, elle le j e t t e par la fenêtre et s'amuse à le voir ramasser. J e lui dis un jour que je serais bien flatté si elle a v a i t la bonté de me faire des bas ; sur quoi elle m e d e m a n da combien j'en voulais. J e lui répliquai que je ne voulais point être indiscret, et que je m e contenterais d'un. Grands éclats de rire, et j'ai sa parole d'honneur qu'elle me fera un bas. V e u x - t u que je te l'envoie, ma chère Constance ? Il t'inspirera peut être l'envie de tricoter, en a t t e n d a n t que ta mère t e passe cinquante mille francs pour ta toilette. A u reste, j ' a v o u e que, si v o u s êtes destinées l'une et l'autre à ne pas v o u s marier, c o m m e il paraît que la Providence l'a décidé, Y instruction (je ne dis pas la science) p e u t v o u s être plus utile qu'à d'autres ; mais il faut prendre t o u t e s les précautions possibles pour qu'elle ne v o u s nuise pas. Il faut surtout v o u s taire, et ne jamais citer, jusqu'à ce que v o u s soyez duègnes. Voilà, m o n très cher enfant, u n e lettre t o u t e de morale. J'espère que m o n p e t i t sermon pourt a n t ne t'aura pas fait bâiller. A u premier jour, 74 JOSEPH DE MAISTRE j'écrirai à ta mère. Embrasse ma chère Adèle, et n e d o u t e jamais du très profond respect avec lequel je suis, pour la vie, ton bon père. Quand t u m'écris en allemand, t u fais fort bien de m'écrire en lettres latines. Ces caractères t u d e s ques n'ont pu encore entrer dans m e s y e u x , ni, par malheur, la prononciation dans mes oreilles. A la Même Saint-Pétersbourg, 1808. T u m e d e m a n d e s donc, ma chère enfant, après avoir lu m o n sermon sur la science des femmes, d'où vient quelles sont condamnées à la médiocrité. Tu m e d e m a n d e s , en cela, la raison d'une chose qui n'existe pas et que j e n'ai jamais dite. Les femmes ne sont n u l l e m e n t c o n d a m n é e s à la médiocrité ; elles p e u v e n t m ê m e prétendre au sublime, mais a u sublime féminin. Chaque être doit se tenir à sa place, et ne pas affecter d'autres perfections q u e celles qui lui appartiennent. J e possède ici un chien n o m m é Biribi, qui fait notre joie ; si la fantaisie lui prenait de se faire seller et brider pour me porter à la c a m p a g n e , je serais aussi peu c o n t e n t de lui que je le serais d u cheval anglais de t o n frère, s'il imaginait de sauter sur mes g e n o u x ou de prendre le café a v e c moi. L'erreur de certaines f e m m e s est d'imaginer que, pour être distinguées, elles d o i v e n t l'être à la manière des h o m m e s . Il n'y a rien de plus faux. C'est le chien et le cheval. Permis a u x poètes de dire : Le donne son venute in ecceUenza Di ciascun arts ove hanno posto cura. CORRESPONDANCE 75 J e t'ai fait voir ce que cela v a u t . Si u n e belle d a m e m'avait d e m a n d é , il y a vingt ans : « Ne croyez-vous pas, Monsieur, qu'une d a m e pourrait être un grand général c o m m e un h o m m e ? » je n'aurais pas m a n q u é de lui répondre : « Sans doute, Madame. Si vous c o m m a n d i e z une armée, l'ennemi se jetterait à vos genoux, c o m m e j ' y suis m o i - m ê m e ; personne n'oserait tirer et vous entreriez dans la capitale ennemie au son des violons et des tambourins. » Si elle m'avait dit : « Qui m'empêche d'en savoir en astronomie a u t a n t que N e w t o n ? » J e lui aurais répondu t o u t aussi sincèrement : « Rien du t o u t , ma divine beauté. Prenez le télescope ; les astres tiendront à grand honneur d'être lorgnés par v o s b e a u x y e u x , et ils s'empresseront de v o u s dire t o u s leurs secrets. » Voilà c o m m e n t on parle a u x f e m m e s , en vers et m ê m e en prose ; mais celle qui prend cela pour argent c o m p t a n t est bien sotte. Comme t u te trompes, m o n cher enfant, en me parlant du mérite un peu vulgaire de faire des enfants ! Faire des enfants, ce n'est que de la peine ; mais le grand honneur est de faire des h o m m e s , e t c'est ce que les f e m m e s font m i e u x que nous. Crois-tu que j'aurais beaucoup d'obligations à ta mère, si elle a v a i t c o m p o s é un roman au lieu de faire t o n frère ? Mais faire ton frère, ce n'est pas le mettre au m o n d e et le poser dans son berceau ; c'est en faire un brave jeune h o m m e , qui croit en Dieu et n'a pas peur du canon. Le mérite de la f e m m e est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l'encourager, et d'élever ses enfants, c'est-à-dire de faire des hommes ; voilà le grand a c c o u c h e m e n t , qui n'a pas été m a u d i t c o m m e l'autre. A u reste, ma chère enfant, il n e faut rien exagérer : je crois que les 76 JOSEPH DE MAISTRE femmes, en général, ne d o i v e n t point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs ; mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent être parfaitement ignorantes. J e ne v e u x pas qu'elles croient que Pékin est en France, ni qu'Alexandre le Grand d e m a n d a en mariage une fille de Louis X I V . La belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent 'pour donner a u x femmes t o u t e la culture d o n t elles ont besoin. Quand t u parles de l'éducation des f e m m e s qui éteint le génie, t u ne fais pas a t t e n t i o n que ce n'est pas l'éducation qui produit la faiblesse, mais que c'est la faiblesse qui souffre c e t t e éducation. S'il y a v a i t un p a y s d'amazones qui se procurassent u n e colonie de p e t i t s garçons pour les élever c o m m e o n élève les f e m m e s , b i e n t ô t les h o m m e s prendraient la première place, e t donneraient lé fouet a u x a m a z o n e s . E n un m o t , la f e m m e ne peut être supérieure que c o m m e f e m m e ; mais dès qu'elle v e u t émuler l ' h o m m e , ce n'est qu'un singe. A d i e u , p e t i t singe. J e t'aime presque a u t a n t que Biribi, qui a cependant u n e réputation i m m e n s e à Saint-Pétersbourg. Voilà M. la Tulipe qui rentre, et qui v o u s dit mille tendresses. A la Même Saint-Pétersbourg, 11 août 1809. A toi, petite a m i e I II y a mille ans que j e te dois u n e réponse, et je ne sais c o m m e n t il n e m'a jamais été possible de payer ma d e t t e . La première chose que je dois t e dire, c'est que j'ai été CORRESPONDANCE 77 e x t r ê m e m e n t c o n t e n t d'apprendre combien t u avais été t o i - m ê m e c o n t e n t e de ma petite pacotille, et de c e qu'elle c o n t e n a i t d e particulier pour toi. Il faudrait, pour m o n bonheur, qu'il me fût possible d e faire partir s o u v e n t de ces boîtes ; mais que je suis loin d'en avoir les mtyens l Un de ces m o y e n s vient encore d'être entravé, car l'on n e reçoit plus ici à la p o s t e les lettres pour l'Italie : il faut que je fasse passer ce numéro et le précédent par la France : nouvel embarras et n o u v e a u guignon. Les v ô t r e s m'arrivent t o u jours a v e c u n e e x a c t i t u d e et u n e prestesse admirables. J'ai v u par t a dernière lettre, ma chère enfant, que t u es toujours un p e u en colère contre m o n impertinente diatribe sur les f e m m e s s a v a n t e s ; il faudra c e p e n d a n t bien q u e n o u s fassions la paix, a u m o i n s a v a n t P â q u e s ; e t la chose me paraît d'autant plus aisée, qu'il m e paraît certain q u e tu ne m'as p a s bien compris. J e n'ai jamais dit que les f e m m e s soient des singes : j e t e jure, sur ce qu'il y a d e plus sacré, q u e je les ai toujours trouvées i n c o m p a r a b l e m e n t plus belles, plus a i m a bles et plus utiles que les singes. J'ai dit seulement, et j e n e m'en dédis p a s , que les f e m m e s qui v e u l e n t faire les h o m m e s n e sont q u e des singes : or, c'est vouloir faire l ' h o m m e q u e de vouloir être s a v a n t e . J e t r o u v e q u e I'Esprit-Saint a m o n t r é b e a u c o u p d'esprit d a n s ce portrait, qui t e semble, c o m m e le mien, u n p e u triste. J'honore beaucoup c e t t e demoiselle d o n t t u m e parles, qui a entrepris u n p o è m e épique ; mais Dieu m e préserve d'être son mari ! J'aurais trop peur d e la voir accoucher chez moi d e quelque tragédie, ou m ê m e de quelque farce : car u n e fois q u e le t a l e n t est e n train, il n e s'arrête pas aisément. D è s que 78 JOSEPH DE MAISTRE ce p o è m e épique sera a c h e v é , ne m a n q u e p a s de m*avertir ; j e le ferai relier a v e c La Colombiade de M a d a m e d u Bocage. J'ai b e a u c o u p g o û t é l'injure q u e t u adressais à M. Buzzolini, — donna barbuta. C'est précisément celle q u e j'adresserais à t o u t e s ces entrepreneuses de grandes choses : il m e semble toujours qu'elles o n t de la barbe. N ' a s - t u jamais e n t e n d u réciter l'épitaphe d e la fameuse marquise d u Châtelet, par Voltaire ? E n t o u t cas, la voici : L'univers a perdu la sublime Emilie ; Elle aima les plaisirs, les arts, la vérité. Les dieux, en lui donnant leur Ame et leur génie, Ne s'étaient réservé que l'immortalité. Or, c e t t e f e m m e incomparable, à qui les dieux (puisque les d i e u x il y a) a v a i e n t tout donné e x c e p t é l'immortalité, a v a i t traduit N e w t o n : c'est-à-dire q u e l e chef-d'œuvre des f e m m e s , dans les sciences, est d e comprendre ce q u e font les h o m m e s . Si j'étais f e m m e , je m e dépiterais de cet éloge. A u reste, m a chère Constance, l'Italie pourrait fort bien ne p a s se contenter de cet éloge, e t dire à la France : Bon pour vous ; car Mademoiselle Agnesi s'est fort élevée au-dessus de M a d a m e d u Châtelet, et, j e crois m ê m e , de t o u t ce q u e nous connaissons de f e m m e s savant e s . Elle a eu, il y a u n a n o u d e u x , l'honneur d'être traduite e t imprimée magnifiquement à Londres, a v e c des éloges qui auraient c o n t e n t é qualsisia ente barbuto. T u v o i s q u e j e suis d e bonne foi, puisque j e t e fournis l e plus bel a r g u m e n t pour la t h è s e . Mais sais-tu ce q u e fit c e t t e Mademoiselle Agnesi, d e d o c t e mémoire, à la fleur de son âge, a v e c de la b e a u t é et u n e r é p u t a t i o n CORRESPONDANCE 79 i m m e n s e ? Elle jeta u n b e a u m a t i n p l u m e et papier ; elle renonça à l'algèbre et à ses pompes, et elle se précipita dans u n c o u v e n t , o ù elle n'a plus dit q u e l'office jusqu'à sa mort. Si jamais t u es, c o m m e elle, professeur public de m a t h é m a tiques sublimes dans quelque université d'Italie, je t e prie en grâce, ma chère Constance, d e ne pas m e faire c e t t e équipée a v a n t q u e je t'aie bien v u e et embrassée. Ce qu'il y a d e m i e u x dans t a lettre et d e plus décisif, c'est t o n observation sur les m a t é r i a u x de la création h u m a i n e . A le bien prendre, il n'y a que l ' h o m m e qui soit v r a i m e n t cendre et poussière. Si o n v o u l a i t m ê m e dire ses vérités en face, il serait boue ; au lieu que la f e m m e fut faite d'un limon déjà préparé, et élevé à la dignité d e côte. — Corpo di Bacco l Questo vuol dir mollo 1 A u reste, m o n cher enfant, t u n'en diras jamais assez à m o n gré sur la noblesse des femmes ( m ê m e bourgeoises) ; il n e doit y avoir pour u n h o m m e rien d e plus excellent qu'une femme : t o u t c o m m e pour u n e f e m m e , e t c . . Mais, c'est précisément en v e r t u de cette h a u t e idée que j'ai de ces côtes sublimes, que je m e fâche sérieusement lorsque j'en v o i s qui v e u l e n t devenir limon primitif. — Il m e s e m b l e que la question est t o u t à fait éclaircie. T o n p e t i t frère se porte à merveille, mais il n'est pas a v e c moi dans ce m o m e n t ; il est au vert. Son régiment c a m p e d a n s un p e t i t village à quatre o u cinq verstes d'ici (une fois pour toutes, t u sauras qu'il y a cinq verstes à la lieue de France). N o u s nous v o y o n s s o u v e n t ici, ou dans les maisons de c a m p a g n e o ù nous nous donnons rendez-vous pour dîner, lorsqu'il ne m o n t e pas la garde. La v i e d a n s c e t t e saison est 9 80 JOSEPH DE MAISTRE % e x t r ê m e m e n t agitée ; on n e fait, au pied d e l a lettre, que courir d'une c a m p a g n e à l'autre. Le 3 d e ce mois, n o u s a v o n s eu la fête ordinaire de Peterhoff (palais de l'Empereur, à trente verstes de la ville) : dîner, p r o m e n a d e a u travers des jardins dans les v o i t u r e s d e la Cour, illumination magnifique, souper, feu d'artifice, enfin t o u t . Mais pour manger, m a chère enfant, il faut avoir a p p é t i t : dès que j ' e n t e n d s u n v i o l o n , j e suis pris d'un serrement de c œ u r qui m e pousse dans ma voiture, et il faut q u e j e m'en aille ; c'est ce que je. fis d'abord après dîner. Cependant, c o m m e j e m'étais arrêté dans le voisinage, nous nous rapprochâmes le soir a v e c quelques d a m e s pour voir le bouquet. C'est un faisceau d e trente mille fusées p a r t a n t sans interruption, éclatant t o u t e s à la m ê m e hauteur, a v e c des f e u x de différentes couleurs et u n crescendo t o u t à fait merveilleux. Malheureusement, j ' a v a i s beau regarder de t o u t côté, je n e v o u s v o y a i s pas là : c'est le poison de t o u s les plaisirs ! Voilà, ma chère Constance, la p e t i t e cicalata (1) que je t e devais depuis l o n g t e m p s . E m b r a s s e ma bonne Adèle pour m o n c o m p t e , et fais m e s compliments à c e u x qui o n t la gigantesque b o n t é de se souvenir de moi. Adieu, p e t i t e enfant. D a n s un an, plus ou moins, si nous s o m m e s encore séparés, je v e u x que t u m'envoies u n second portrait de toi, et t u écriras derrière : Ich bin ein savoyiseh Mmdehen ! Mein Aug'iêt btau und sanft mein Blick. Ich' habe ein lien Dos edles Ut und stolz und gut. (1) Babil, caquetage. 81 CORRESPONDANCE Mais il faut que la mère signe. J e suis persuadé qu'elle lit K l o p s t o c k t o u t le jour ; ainsi ces vers lui sont connus. Il ne manquera que son approbation, qui ne manquera pas. Adieu. A M 1 0 Adèle de Maistre Saint-Pétersbourg, 13 mars 1810. Ton carnaval a passé, ma très chère enfant : il y a douze jours que t u jeûnes, et moi j'en suis au mardi gras. J e v e u x donc faire c o m m e t o u t le monde, et me procurer aujourd'hui quelque plaisir remarquable. J e m'arrange en conséquence d e v a n t m o n pupitre, pour répondre ce qu'on appelle une lettre à t o n billet du 1 janvier. Il ne tiendrait qu'à moi de commencer par une querelle ; car, en e x a m i n a n t les dates de mon inexorable registre, je vois toujours de votre côté un grand mépris des lois. J a m a i s je n'ai dit, Mesdames, que je voudrai» recevoir u n e lettre de v o u s t o u s les quinze jours ; j'ai dit que je v o u lais et entendais que vous écrivissiez t o u s les quinze jours, ce qui est bien différent. J e n'exige point q u e v o u s m'apportiez v o s lettres, il y aurait de l'indiscrétion ; écrivez seulement : le reste dépend des puissances et surtout des postillons. Mais j'oubliais que je ne v e u x pas quereller aujourd'hui. J'aime t o u t dans t o n billet, ma chère Adèle, e x c e p t é le m o t probablement, que t u as placé i n d i g n e m e n t , presque à la première phrase. Je lui remettrai probablement ; et pourquoi probablement ? On ne t r o u v e pas t o u s les jours des gens de b o n n e v o l o n t é qui s'en aillent droit de Turin à Saint-Pétersbourg ; et quand on les rene r 82 JOSEPH D E MAISTRE contre, il faut les charger certainement de la pacotille destinée à votre bon papa. Voilà, ma très chère, ce qui me déplaît dans ta dépêche : le reste est à merveille. T u fais bien d'adorer la peinture, il faut bien adorer quelque chose. Ce n'est pas que je me t r o u v e t o u t à fait en harmonie avec tes idées sublimes. J e voudrais que t o n t a l e n t fût u n peu plus femme. J'honore b e a u c o u p tes grandes entreprises : c e p e n d a n t c'est à elles que je dois le malheur de ne point voir encore sur ma muraille i scspirati quadri, que j'appelle depuis si l o n g t e m p s . J e n'ai pas reçu un morceau de papier que je puisse m e t t r e sous glace. A h 1 si je p o u v a i s t e jeter dans le p a y s a g e , quand m ê m e tu ne ferais pas m i e u x que Claude Lorrain ou Ruysdael, j e t'assure que j'en prendrais m o n parti. Je comprends fort bien tes dégoûts, quoique je ne sois point artiste : t o n oncle est sujet plus que personne à cette maladie ; mais, dans les intervalles des p a r o x y s m e s , il enfante de jolies choses ; j'espère que t u feras de m ê m e . Si j'étais auprès de toi, je saurais bien t e faire marcher d r o i t ; mais ta mère est trop b o n n e : je suis persuadé qu'elle ne t e bat jamais ; sans cela il n'y a point d'éducation. Quel est ce peintre français d o n t tu v e u x m ' e n v o y e r les pensées extravagantes ? J'imagine que t u ne v e u x pas parler des triumvirs du grand siècle : Lebrun, Lesueur, le Poussin. Ces trois-là en v a l e n t bien d'autres. Le troisième surtout (à la vérité t o u t à fait italianisé) est m o n héros ; il n'y a pas de peinture que je comprenne mieux. Quand a u x artistes français modernes, je te les livre. Alfieri a une tirade à mourir de rire sur les nations qui se font admirer à coups de canon. Il m e t à l'ordinaire b e a u c o u p d'exagération dans ses idées, mais t o u t n'est pas faux. Voltaire disait CORRESPONDANCE 83 sans façon au roi de Prusse : Un poète est toujours fort bon à la tête de cent mille hommes. E n s u i v a n t c e t t e idée, je t r o u v e que, lorsque huit cent mille h o m m e s armés s'écrient e n s e m b l e qu'ils possèdent les plus grands artistes d u m o n d e , c h a c u n fait bien d e répondre : Vous avez raison. Cette époque, d'ailleurs si brillante, n'est c e p e n d a n t pas favorable ni à la poésie ni a u x beaux-arts. J e t'expliquerai ma pensée la première fois que j'aurai l'honneur de t e voir ; c'est d o m m a g e , au reste, car la poésie et les arts d'imitation auraient beau jeu dans ce m o m e n t . T u fais bien, ma chère enfant, de t e jeter dans la b o n n e philosophie, et surtout de lire saint Augustin, qui fut sans contredit l'un des plus b e a u x génies de l'antiquité. Il a de grands rapports a v e c P l a t o n . Il a v a i t a u t a n t d'esprit et de connaissances que Cicéron : v r a i m e n t il n'écrit pas c o m m e Marcus Tullius, m a i s ce fut la faute de son siècle. D'ailleurs q u e t'importe ? T u n'es pas appelée à le lire dans sa langue. U n e demoiselle n e doit j a m a i s salir ses y e u x ; mais si t u pouvais lire les Confessions d e R o u s s e a u après celles de saint A u g u s t i n , t u sentirais m i e u x , par le contraste, ce que c'est q u e l'espèce philosophique. Adieu, cher e n f a n t de m o n c œ u r ! J e t'ai parlé quelquefois de m a correspondance : c'est u n e chose qui ne p e u t s'exprimer : j e gémis, je s u c c o m b e sous le faix. A h ! si t u étais ici pour m'aider ! A u reste, m o n cher enfant, t i e n s pour sûr que, de t o u t e s m e s correspondances, il n'y en a point d o n t j'aie a u t a n t d'envie de m e débarrasser que de la t i e n n e . 84 JOSEPH DE A M. 1*Amiral MAISTRE Ichitchagof Saint-Pétersbourg, 6 mai (n. s.) 1810. Votre lettre du 8 avril, Monsieur l'Amiral, m'est parvenue avant-hier. J e vois qu'à la date de cette longue et aimable épître, v o u s n'aviez point encore reçu la mienne du 3 avril dernier ; mais j'espère que depuis l o n g t e m p s elle v o u s sera parvenue. Elle v o u s aura prouvé que je n'ai point a t t e n d u v o s douces semonces pour songer à v o u s écrire. Pour v o u s répondre par ordre, j'approuve d'abord infiniment votre équation conjugale : Je = Nous. Ainsi, dans t o u t ce que v o u s pourrez m e dire d'obligeant, je sous-entendrai un facteur caché qui change le singulier en pluriel. C'est bien m o n intérêt d'ailleurs de l'entendre ainsi ; v o s lettres* déjà si agréables en elles-mêmes, le d e v i e n n e n t encore d a v a n t a g e par cette supposition. On a beau être sévère et même un peu sauvage, c o m m e v o u s , c o m m e moi, c o m m e feu H i p p o l y t e , u n e femme cependant n e gâte rien. U n autre a v a n t a g e de ce facteur, c'est que je n'ai jamais l'envie de me battre a v e c lui. Nos ancêtres se brouillèrent pour certaines questions de quelque importance, sans nous consulter (notez bien ce point capital). Cet article e x c e p t é , nous s o m m e s d'accord s u r t o u t : au lieu, qu'entre v o u s et moi, il y a guerre personnelle et c o m b a t s terribles, qui feraient pâlir les plus intrépides, si les c o m b a t t a n t s n'avaient pas toujours fini par s'embrasser. J e crois cependant que, plus d'une fois, il m'est arrivé dans nos querelles de n'être pas e n t e n d u parfaitement. J'en vois encore un e x e m p l e dans mon insecte auquel je ne v e u x sûrement point faire plus d'honneur 85 CORRESPONDANCE qu'il en mérite. T o u t e ma m é t a p h y s i q u e porte sur ce principe inébranlable, que t o u t a été fait par et pour l'intelligence. La matière m ê m e , à proprement parler, n'existe pas i n d é p e n d a m m e n t de l'intelligence. Essayez, Monsieur l'Amiral, de vous former l'idée du m o n d e matériel, sans intelligence, jamais v o u s n'y parviendrez. J'ajoute que la v i e seule est encore u n infiniment grand, comparée à la matière brute qui n'est rien, et qu'un insecte est mille fois plus admirable que l'anneau de Saturne. J e ne prétends pas cependant faire tourner le m o n d e autour d'un insecte, mais je dis que, s'il n'y avait que lui et la matière brute dans l'univers, il n'y aurait p a s la moindre raison de lui refuser cet honneur. E n vérité, Monsieur l'Amiral, il me semble que cela est très clair et très plausible. Il serait inutile, je crois, de v o u s dire combien j'ai été charmé d'apprendre que le c h a n g e m e n t de climat agit merveilleusement sur la s a n t é de Madame v o t r e épouse. Tirez t o u t le parti possible de cette influence : sur cet article, nous ne disputerons pas. V o y e z m ê m e quel poids j'accorde à cette considération. S'il faut, pour que M de Tchitchagof se porte bien toujours, qu'elle v i v e toujours hors de v o t r e patrie, soyez toujours absent : je n'ai rien à dire. J e crois, en thèse générale, que t o u t h o m m e est t e n u de servir son souverain et son p a y s tels qu'ils sont ; mais s'il doit s'éloigner pour sauver sa vie et à plus forte raison celle de sa f e m m e , pour moi, je l'absous de t o u t m o n cœur. J e suis bien aise que v o u s a y e z approuvé ma comparaison du bal : v o u s m'échappez cependant, à v o t r e ordinaire, car, dans l'Europe, l'Asie, l'Afrique, l'Amérique, la Polynésie et l'Australie, vous n'ayez point d'égal pour la riposte ; cepenm e 86 JOSEPH DE MAISTRE dant, c o m m e disait Dacier et ensuite Voltaire, ma remarque subsiste. J e répète que j ' a d m e t s l'exception de la femme... Sornettes que t o u t cela. Voilà donc un cas irréductible sur lequel nous ne pourrons jamais nous accorder. J e d o u t e qu'il en soit de m ê m e du suivant, si v o u s me donnez, du moins, c o m m e je l'espère, un m o m e n t d'audience. Vous croyez que les circonstances finiront par nous réunir ; moi, je n'en crois rien, et voici mes raisons. L ' h o m m e porte en lui d e u x juges plus o u moins intègres : la conscience, et le goût, qui est aussi une espèce de conscience, surtout si on le prend c o m m e je le fais ici dans son acception la plus étendue, car le goût n'est que la conscience du beau, c o m m e la conscience n'est que le goût du bon. A n e consulter d'abord que c e t t e conscience secondaire, elle m'apprend qu'à m o n âge t o u t c h a n g e m e n t est ridicule et mal interprêté par l'opinion. V o u s - m ê m e , Monsieur l'Amiral, qui m'accordez b e a u c o u p d'amitié et qui êtes fâché de voir que je me perds (ce, qui est vrai dans un sens), v o u s seriez le premier à trouver que je n'ai point de grâce dans ma nouvelle carrière, et que je marche mal. Mais, pour m'élever un peu plus haut, je n'ai pas de ces bras souples toujours prêts à s'étendre pour un n o u v e a u serment. J'en ai prêté un à Dieu dans l'Église catholique, j'en ai prêté un autre à m o n Souverain en naissant dans ses É t a t s . J e l'ai confirmé librement c o m m e Vassal, c o m m e Magistrat, et c o m m e Ministre. T o u t est dit : je n'y ai mis a u c u n e condition. J e n'ai point dit : à condition que vous serez heureux ; à condition que tout ira bien pour vous et pour moi, e t c . J e n'ai rien dit de t o u t cela, et c'est CORRESPONDANCE 87 une a b o m i n a t i o n d'ajouter des clauses de son chef à des actes clos et signés. Maintenant, si ce souverain me rejette, je tâcherai de me procurer une existence tolérable sous les lois d'un autre ; mais s'il croit toujours avoir besoin de moi, lui dirai-je non ? J a m a i s , Monsieur l'Amiral, jamais. On me dira c o m m e on me l'a déjà dit : Mais c'est le chemin de l'hôpital. Premièrement, je n'en sais rien ; car dans ce monde, t o u t pervers qu'il est, la compassion n'est pas c e p e n d a n t éteinte. Mais m e t t o n s la chose au pire. Quand je mourrais dans un galetas, croyez-vous que ce grand évén e m e n t influât sur l'année tropique ou sur l'année sidérale ? U n h o m m e n'est rien. Il n'importe nullement qu'il meure ou qu'il crève, mais ce qui i m p o r t e b e a u c o u p , c'est qu'il n'y ait pas un vilain de plus dans le m o n d e , car il y en a déjà beaucoup trop. Si de ces considérations majeures, tirées du devoir et du s e n t i m e n t des convenances, nous descendons à quelque chose de plus grossier, que ferai-je, sans or, dans un s y s t è m e où l'or est t o u t , puisque les puissances morales sont détruites et qu'il s'agit de les refaire ? U n h o m m e qui porte un de ces n o m s historiques capables de jeter de l'éclat sur un n o u v e l ordre de choses, fait bien (si d'ailleurs il n'est retenu pour rien) de se v e n d r e et m ê m e de se faire marchander ; moi, j'ai la noblesse qui distingue la personne qui la possède, mais n u l l e m e n t celle qui peut illustrer le corps ou le parti auquel elle appartient. J e n'ai donc rien à offrir à u n n o u v e a u syst è m e ; car pour les talents, je v o u s assure que je les donnerais pour un billet b l e u , . a u change de 120 c e n t i m e s . Tout ceci, Monsieur l'Amiral, n'est dit que d'une manière très subordonnée et pour prouver q u e j'ai raison sous t o u s les rapports, 88 JOSEPH DE MAISTRE car j e ne crois pas q u e ces considérations d'intérêt d o i v e n t influer dans ces sortes de cas sur les décisions d'un h o n n ê t e h o m m e . Qu'en dites-vous, Monsieur l'Amiral ? Il m e semble q u e c e t t e logique n'est pas e x t r ê m e m e n t sotte, et j e voudrais avoir le plaisir d e v o u s l'entendre avouer. T o u t e la question se réduit d o n c pour m o i à savoir dans quel p a y s je dois fixer m a demeure ; mais il m e s e m b l e que c e t t e question n'en est pas une, e t la moindre réflexion m e démontre que nulle part j e ne serais m i e u x ni m ê m e aussi bien qu'ici. Il y a l o n g t e m p s que v o u s m'avez écrit sur la liste de c e u x qui a i m e n t le Blondin. N u l s e n t i m e n t n'a plus d'empire sur moi q u e celui de la reconnaissance ; et qu'est-ce que je ne lui dois p a s ? Il m'a protégé certainement plus que je n e le mérite et probablement plus que je n e le sais. Cependant, à peine je suis connu d e lui. Les circonstances le g ê n e n t , il est embarrassé a v e c moi, je le sens, e t si les convenances le p e r m e t t a i e n t , j e disparaîtrais t o u t à fait de chez lui. Si quelquefois il m'adresse un m o t à la volée, autre embarras. J e n'ai pas l'ouïe fine, il parle bas, la crainte de ne p a s l'entendre fait q u e j e n e l'entends pas. Il m e parle choux, je lui réponds navets. D ' o ù v i e n t donc, je v o u s prie, la bienveillance d o n t il m'honore et d o n t j e ne puis avoir u n meilleur t é m o i n que v o u s - m ê m e ? car s o u v e n t v o u s m'en a v e z assuré. Ma probité seule (et c'est .le seul c o m p l i m e n t q u e j'accepte) a p u m e valoir ce bonheur. Or, dites-moi, je v o u s en prie, est-ce donc u n e légère qualité q u e ce t a c t qui reconnaît la probité et lui rend justice, m ê m e dans la personne d'un étranger qui n'a > jamais pu rien mériter d e lui ? J e suis persuadé que sur ce point v o u s pensez c o m m e moi. J e serais CORRESPONDANCE 89 d o n c u n écervelé d'abandonner c e t t e protection, pour aller d a n s d'autres p a y s présenter ma jeunesse. A qui ?... Ma foi ! je n'en sais rien. J e n'ai jamais e u , depuis le grand t r e m b l e m e n t de terre, qu'une seule a m b i t i o n réelle, celle d'influer sur le bien-être de celui à qui j e suis a t t a c h é . Pour satisfaire c e t t e ambition, je m e suis e x p o s é c o m m e v o u s le s a v e z . J e n'ai p u réussir ; je n e d e m a n d e plus a u x h o m m e s que l'oubli ; et, c o m m e c'est la chose qu'ils accordent le plus volontiers, j'ose croire q u e sur cet article au moins je ne serai pas é c o n d u i t . J'ai cru devoir à v o t r e amitié, Monsieur l'Amiral, cet e x p o s é de ma conduite. J'espère q u e si v o u s réfléchissez bien, v o u s l'approuverez complèt e m e n t ; il est vrai que ce s y s t è m e m e conduit à u n e véritable mort civile, et me prive pour jamais d e m a f e m m e et de m e s enfants ; c'est la plus é p o u v a n t a b l e a m e r t u m e qui puisse m'affliger : mais à cela point d e r e m è d e h o n n ê t e . Quand on est c o n d a m n é à m o r t , ce qu'on a de m i e u x à faire, sans d o u t e , c'est de marcher ferme a u lieu de l'exécution, a u t r e m e n t les spectateurs se m o quent de v o u s e t l'on n'en fait pas moins le saut dans l'autre m o n d e . J'ai v o u l u profiter d'une occasion sûre pour jaser u n peu a v e c v o u s à c œ u r ouvert, afin que v o u s ne m e croyiez pas un h o m m e r o m a n e s q u e . Maintenant je passerai à d'autres o b j e t s . J'ai é t é ravi de savoir que v o u s faites apprendre l e latin à Mademoiselle v o t r e fille : c e t t e langue est à p e u près le seul ou du moins le meilleur vaisseau sur lequel les h a b i t a n t s de l'Asie puissent aborder e n E u r o p e ; mais qu'il est difficile de savoir les langues a n t i q u e s au p o i n t o ù elles peuv e n t influer m o r a l e m e n t sur v o u s , c'est-à-dire, 90 JOSEPH DE MAISTRE jusqu'au point où elles pénètrent dans la moelle des os et se convertissent dans nous in succum et sanguinem ! ( M Julie v o u s expliquera ces d e u x mots.) A propos de latin, je puis v o u s assurer, Monsieur l'Amiral, qu'on ne le sait presque plus au p a y s où v o u s êtes. J'en juge par les échantillons que je vois dans les papiers publics, mais surtout par les inscriptions mises sur le fronton du Palais du Corps Législatif à l'occasion du grand mariage : Napoleo Magnus, etc. J e n'ai lu rien d'aussi fade, d'aussi peu latin, d'aussi étranger au s t y l e lapidaire. Il y a m ê m e des lignes qui font rire l'oreille, c o m m e : Ad pacem orbis celeriter gradiens (marchant à grands pas vers la paix du m o n d e ) , — et d'autres encore. — Mandez-moi, je v o u s prie, quand je pourrai adresser un poulet latin à M Julie : je n'y manquerai pas. Il y a un article de v o t r e lettre sur lequel je n'ai nulle envie de disputer : c'est celui où v o u s parlez d u plaisir que v o u s goûtez t o u s les matins au milieu des anges, loin des sales teneurs de sales écritoires, de tous les autres a n i m a u x de ce genre. Il faut en convenir, c'est le plaisir par excellence. Je conçois à merveille que les anges semblent vous appartenir d a v a n t a g e . Au reste, m o n très cher Amiral, voici la fin de t o u t e cette vie patriarcale ; c'est que Dieu v o u s bénira dans le p a y s des miracles et de la galanterie, de manière qu'un beau matin v o u s mettrez le latin à sa place, et t o u t e s v o s raisons pour le faire apprendre à vos filles t o m b a n t ainsi à terre, M Julie n'aura plus de raisons de faire entrer cette chienne de langue dans sa t ê t e . l l e l l e l l e J e v o u s remercie des nouvelles que v o u s me donnez de la Lune : je ne suis n u l l e m e n t étonné qu'on y ait v u une f e m m e ; il y en a partout. 91 CORRESPONDANCE Mais si l'on y a v u une femme, t e n e z pour sûr qu'il y a v a i t aussi u n h o m m e . Si on ne l'a d é c o u vert, c'est qu'il était derrière. J e remercie affect u e u s e m e n t celle qui v o u s t i e n t c o m p a g n i e sur la terre, de ses bonnes i n t e n t i o n s à m o n égard ; je recevrai sa prose a v e c t o u t e la reconnaissance^ imaginable ; c e p e n d a n t , je ne v e u x pas qu'elle fatigue ses y e u x déjà trop occupés. J'espère q u e c e t t e lettre ne v o u s paraîtra pas faite en d i x m i n u t e s . J'oublie volontiers le laconisme q u a n d j e v o u s écris ; le fait est c e p e n d a n t que m a correspondance est a u g m e n t é e au point que j'en perds la t ê t e . J'ai fait v o t r e commission au frère X a v i e r , qui aura sans d o u t e le plaisir de v o u s obéir, mais non que je sache par ce courrier, car il n'en a pas connaissance et je ne sais o ù le prendreBonjour, Monsieur et M a d a m e ; rappelez-vous, j e v o u s en prie, que je n e cesse d e v o u s faire des visites. A v o t r e tour, parlez quelquefois de m o i le matin a v e c les anges. C'est l'heure des pères e t des amis. C'est la mienne. Yours. Au Même U n m ê m e objet p o u v a n t être considéré sous différents rapports, il est t o u t simple qu'il ait plusieurs n o m s , et c'est ce qui a lieu dans t o u t e s les l a n g u e s . — Lorsqu'on considère, par e x e m p l e , un certain lieu de l'univers, par rapport seulem e n t à sa position géographique et à sa nature, p h y s i q u e , o n l'appelle pays. On dit : c'est unj beau pays, c'est un triste pays il a parcouru b e a u c o u p de pays, etc., e t c . Màrç lorsqu'on viei*t 4 8 JOSEPH DE MAISTRE à considérer c e t t e m ê m e région dans son rapport a v e c l ' h o m m e qui la possède e t qui a droit d'y habiter, et encore dans les rapports, d'un côté, d e puissance e t d e protection, e t d e l'autre, d'obéissance e t d e services qui unissent le s u j e t -et le souverain quelconque, alors elle s'appelle Pairie. Mais c'est toujours la m ê m e chose, et il -est impossible d'avoir un Pays s a n s u n e Patrie, ni u n e Patrie sans u n Pays. — Lorsque Rousseau a dit : Dieu garde de mal ceux qui croient avoir une patrie et qui ri ont qu'un pays, il a dit u n e d e ces sottises qui lui sont e x t r ê m e m e n t familières, o ù la fausseté des paroles est c o u v e r t e par u n e v a i n e perfection de s t y l e d o n t u n h o m m e a t t e n t i f n e sera jamais la dupe. Mais q u e Monsieur l'Amiral me p e r m e t t e d e répéter ce q u e j'ai dit i l y a l o n g t e m p s : Les fausses maximes ressemblent à la fausse monnaie, qui d'abord est frappée par un coquin, et qui est dépensée ensuite par les honnêtes gens qui ne la connaissent pas. Lors d o n c q u e « l'aimable ami » m e parle d e Vuniversalité de cette distinction, e t des conséquences qu'on e n tire, je n'ai rien à répondre sinon que j ' e n appelle à m o n creuset, e t que c h a c u n a le droit d'en faire a u t a n t . — Il a plu à l'Auteur de t o u t e s choses d e diviser les h o m m e s e n familles q u ' o n appelle Nations. Le caractère, les opinions, et surtout les l a n g u e s , c o n s t i t u e n t l'unité des n a t i o n s d a n s Tordre moral ; e t , d a n s Tordre p h y s i q u e m ê m e , elles s o n t dessinées par d e s caractères é m i n e m m e n t distinctifs. On v o i t a u premier coup d'œil q u e t o u s les nez tartares d o i v e n t habiter ensemble, e t q u e l'œil d'une chinoise n'est pas fait pour s'ouvrir à c ô t é d e celui d'une italienne. — Si les n a t i o n s s o n t ainsi divisées e t distinguées, leurs h a b i t a t i o n s l e s o n t aussi. Les mers, les lacs, les m o n t a g n e s . CORRESPONDANCE 93 les fleuves, etc., forment d e véritables apparie* mente, destinés à des familles plus o u moins n o m b r e u s e s . — V o y e z sur la carte l'Espagne, la France..., etc. Personne ne peut douter q u e ces grands p l a t e a u x n'aient é t é dessinés et circonscrits «exprès pour contenir de grandes nations, et c'est •en effet ce qu'on a toujours v u . — II est encore t i e n essentiel d'observer, qu'outre l'élément d'attraction qui forme l'unité nationale et qui résulte d e la c o m m u n a u t é de langue, d e caractère, etc., c e t t e unité est encore prodigieusement renforcée p a r l'élément d e répulsion qui sépare les diverses n a t i o n s . E n effet, c'est u n e vérité désagréable ; m a i s enfin, c'est u n e .vérité : Les nations ne s'ai.ment pas. — Mais que dis-je, les nations ! Ce sont les .hommes qui n e s'aiment pas. N ' e n t e n d - t - o n pas dire t o u s les jours : — « J e suis las des vices et des ridicules des h o m m e s ; je m'éloigne d u m o n d e a u t a n t q u e je puis, j e me renferme dans ma famille. » — Que v o u l e z - v o u s dire, Monsieur ? E s t - c e que v o u s n'êtes pas u n homme par hasard ? E s t - c e q u e v o t r e famille n'est p a s c o m p o s é e d'hommes ? Le fait est que v o u s venez chercher chez v o u s des défauts qui sont les vôtres, ou, du m o i n s , a u x q u e l s v o u s êtes a c c o u t u m é , et votre voisin, qui fait t o u t c o m m e v o u s , v o u s fuit c o m m e "vous le fuyez. — Transportez c e t t e triste observ a t i o n a u x n a t i o n s considérées c o m m e unités morales, v o u s retrouverez la m ê m e vérité cruelle : les nations ne s'aiment pas. — Observez une chose singulière. Le n o m de t o u t e nation e s t une injure chez u n e autre. L'Anglais dit : French do g ; l e Turc plus généralement : Chien de chrétien ; le Français : Plat rosbif, Lourdaud <TAllemand, TraU tre d'Italien, etc., etc., E t Dieu sait si o n le lui r e n d ! — II suit de c e t t e observation, n o n seule- 94 JOSEPH DE MAISTRE m e n t vraie mais trop craie, que l e plus i m p r u d e n t des h o m m e s est celui qui a b a n d o n n e sa patrie, où il a des droits et j o u i t de Y attraction c o m m u n e , pour s'en aller chez u n e n a t i o n étrangère s'exposer à la répulsion, sans aucun droit pour y résister. — À c e t t e considération, qui est décisive, se j o i n t celle de la morale, qui l'est encore d a v a n t a g e , s'il est possible. — T o u t g o u v e r n e m e n t jure, à t o u t enfant qui naît sous ses ordres, protection, défense et justice ; et réciproquement l'enfant p r o m e t obéissance, secours et fidélité jusqu'à la mort. — Anéantissez ce principe, il n ' y a plus de société. — U n e des i n t e n t i o n s les plus visibles de la création, c'est que t o u s les p a y s soient habités ; il y a d o n c un c h a r m e général a t t a c h é à c e m o t d e Patrie, e t ce charme est plus vif, peut-être, sous la h u t t e du Groënlandais e t d u H o t t e n t o t , que sous les lambris de l ' E r m i t a g e ou des Tuileries. — E t c e s e n t i m e n t é t a n t n é c e s saire, naturel et sacré,' la conscience d e t o u s les h o m m e s l'a sanctionné p u i s s a m m e n t , e n réprouv a n t t o u t h o m m e qui abdique sa patrie. — Il dira ce qu'il voudra, il s'excusera c o m m e il l'entendra ; j a m a i s il n'effacera c e t a n a t h è m e , e t toujours o n pensera mal d e lui. — Q u ' y avait-il de plus excusable, de plus louable m ê m e , a u moins e n apparence, q u e l'émigration d e s protest a n t s français à la r é v o c a t i o n de l'Êdit d e N a n t e s ? E t c e p e n d a n t , d a n s les p a y s m ê m e s o ù ils o n t été accueillis, ils font toujours u n e certaine c a s t e séparée d u r e s t e . d e la n a t i o n , et j e v o i s t o u j o u r s u n R majuscule sur leurs fronts. L'étranger n e doit jamais être q u e v o y a g e u r ; d u m o m e n t o ù il se fixe, sa position d e v i e n t fausse et désagréable. Cela est si vrai, q u e ce m o t d'étranger a é t é . p r i s pour s y n o n y m e de déplacé, et l'on dit à u n h o m m e : CORRESPONDANCE 95 « Vous êtes étranger ici », pour lui dire : a Vous ne devriez pas y être ». — U n e e x c e p t i o n i n c o n t e s t a b l e à la règle générale est le cas d e révolution ; e n effet, lorsque la souveraineté à laquelle j'ai prêté s e r m e n t est détruite, je suis libre d'en chercher u n e autre. C'est e x a c t e m e n t le cas d'un mariage dissous par la m o r t de l'un des conjoints ; l'autre a sans d o u t e le droit d e se remarier, et c e p e n d a n t il faut bien y songer, m ê m e dans ce cas a v o u é par la conscience, a v a n t d e quitter sa patrie, e t n o u s a v o n s v u d e b e a u x e x e m p l e s des f a u t e s qu'on peut c o m m e t t r e d a n s ce genre. — Mais, hors de c e t t e supposition, rien n e peut e x c u s e r l'abandon de la Patrie. Les défauts du g o u v e r n e m e n t seraient le plus m a u v a i s des motifs, car c h a c u n est obligé d e servir et d e défendre celui qui est établi chez lui, tel qu'il est. — Otez c e principe, l'univers sera plein d e promeneurs qui v o y a g e r o n t pour chercher u n g o u v e r n e m e n t qui leur c o n v i e n n e . E x p o s e r u n e pareille idée, c'est la réfuter. Il y a p a r t o u t d u bien e t d u mal, e t p a r t o u t o ù l'on est sage, o n p e u t v i v r e tranquillement. For forme of government let fools contest ! Whatever is best adminUUred, is best. On m e dira : « V o u s t e n e z ce discours sous Alexandre ; l'auriez-vous t e n u sous u n autre ? s — E n premier lieu, je réponds oui, sans balancer, — m a i s j'ajoute : la m ê m e forme d e g o u v e r n e m e n t n'a-t-elle pas produit Fabius, Scipion, les Gracues e t les Triumvirs ? Montrez-moi u n p a y s o ù n ' y ait pas e u d'horribles a b u s . — La nécessité d'aimer sa patrie e t d e la servir e s t si é v i d e n t e , q u e l'étranger m ê m e , qui devrait être indifférent, 3 96 JOSEPH DE MAISTRE n e pardonne pas à l ' h o m m e qui parle m a l d e l a sienne. — C'est autre c h o s e encore d a n s le p a y s critiqué. — Que l'orgueil national irrité s'élève a v e c force contre l ' h o m m e qui déchire sa patrie, l'amitié qui e n t e n d , qu'a-t-elle à répondre ? Si elle disait : Il a raison, elle ferait b e a u c o u p d e tort à elle et nul bien à l'autre. Elle doit répondre : « C'est un homme (Tesprit et de mérite qui a tort comme vous, Monsieur et Madame, qui avez aussi de Vesprit et du mérite, et qui, une fois le jour, vous trompez sûrement sur quelque chose. » — Or, qu'est-ce qu'un s e n t i m e n t sur lequel l'amitié, m ê m e courageuse, doit passer c o n d a m n a t i o n ? — D o n c , après qu'un h o m m e distingué de t o u t e s manières a suffisamment c h a n g é d'air, qu'il a m a n g é assez d e pêches et d e raisins, e t q u e sa f e m m e a fait u n garçon, il doit revenir dans sa patrie. Ce qu'il fallait démontrer. A Àf 116 Constance de Maistre Saint-Pétersbourg, 18 décembre 1810. J'ai reçu a v e c u n e x t r ê m e plaisir, ma chère enfant, ta lettre du 4 n o v e m b r e dernier, j o i n t e à celle de ta mère. J e ne sais c e p e n d a n t si j e m'exprime bien e x a c t e m e n t , car a u lieu d'un e x t r ê m e plaisir, je devrais dire douloureux plaisir. J'ai é t é attendri j u s q u ' a u x larmes par la fin de ta lettre, qui a t o u c h é la fibre la plus sensible d e m o n cœur. J e crois, e n effet, qu'il n e m e serait p a s impossible de t e faire venir ici t o u t e seule, malgré les embarras d e l ' a c c o m p a g n e m e n t indispensable ; mais, enfin, s u p p o s a n t que je p a r v i e n n e à surm o n t e r c e t t e difficulté, t u serais ici pour toujours ; CORRESPONDANCE 97 car t u c o m p r e n d s bien que ces d e u x ans d o n t t u parles s o n t u n rêve. E t c o m m e n t ferais-tu g o û t e r c e t t e préférence à t e s d e u x c o m p a g n e s et m ê m e a u public ? La raison que t u dis serait e x c e l l e n t e si n o u s étions à s o i x a n t e lieues l'un de l'autre : à huit c e n t s lieues, elle n e v a u t plus rien, e t j ' e n sèche. Parmi t o u t e s les idées qui m e déchirent, celle d e n e p a s t e connaître, celle d e ne t e connaître peut-être jamais, est la plus cruelle. J e t'ai grondée quelquefois, mais t u n'es pas moins l'objet continuel de m e s pensées. Mille fois j'ai parlé à t a mère d u plaisir que j'aurais de former t o n esprit, d e t'occuper pour t o n profit et pour le mien ; car t u pourrais m'être fort utile, col senno e colla mano. J e n'ai pas d e rêve plus c h a r m a n t ; et q u o i q u e je n e sépare point t a sœur de toi dans les c h â t e a u x e n E s p a g n e que je bâtis sans cesse, c e p e n d a n t il y a toujours quelque chose de particulier pour toi, pour la raison q u e t u dis : parce que je n e t e connais pas. T u crois peut-être, chère enfant, que je prends m o n parti sur c e t t e a b o minable séparation ! J a m a i s , jamais, et jamais I Chaque jour, en rentrant chez moi, j e t r o u v e ma m a i s o n aussi désolée q u e si v o u s m'aviez q u i t t é hier ; d a n s le m o n d e , la m ê m e idée m e suit e t n e m ' a b a n d o n n e presque pas. J e ne puis surtout entendre u n clavecin sans m e sentir attristé : j e le dis, lorsqu'il y a là quelqu'un pour m'entendre, c e qui n'arrive pas s o u v e n t , surtout dans les c o m p a g n i e s nombreuses. J e traite rarement ce 'triste sujet a v e c v o u s ; mais n e t ' y t r o m p e pas, m a chère Constance, n o n plus que t e s c o m p a g n e s , c'est la s u i t e d'un s y s t è m e que j e m e suis fait sur ce sujet. A quoi b o n v o u s attrister sans raison et sans profit ? Mais je n'ai cessé de parler ailleurs, plus peut-être qu'il n'aurait fallu. La plus grande 98 JOSEPH DE MAISTRE faute que puisse faire u n h o m m e , c'est de b r o n cher à la fin de sa carrière, ou m ê m e de revenirsur ses pas. J e t e le répète, m o n cher enfant, quoique j e n e parle p a s toujours de c e t t e triste séparation, j ' y pense toujours. T u p e u x bien t e fier sur ma tendresse ; e t je puis aussi t'assurer que l'idée d e partir de c e m o n d e sans t e connaître, est u n e des plus é p o u v a n t a b l e s qui p u i s s e n t s e présenter à m o n i m a g i n a t i o n . J e n e t e c o n n a i s pas ; mais je t'aime c o m m e si j e t e connaissais. Il y a m ê m e , je t'assure, je n e sais quel c h a r m e secret qui naît de c e t t e dure destinée qui m'a toujours séparé d e toi : c'est l a tendresse m u l t i pliée par la compassion. T o u t en t e querellant, j'ai c e p e n d a n t toujours t e n u t o n parti, e t toujoursbien p e n s é de toi. J e n e t e gronde point d a n s cette lettre sua t a gloriomanie : c'est u n e m a l a d i e c o m m e la fièvre j a u n e on la pleurésie ; il faut attendre c e q u e pourront la nature e t les remèdes.. D'ailleurs, j e n e v e u x point t e faire de chagrin en r é p o n d a n t à u n e lettre qui m'a fait t a n t de: plaisir. Quoiqu'il y ait u n p e u , e t m ê m e plus qu'un peu d e t a folie ordinaire, il y a c e p e n d a n t u n a m e n d e m e n t considérable. Elle est d'ailleurs beau» coup m i e u x écrite, dans les d e u x sens du m o t . J e suis bien aise que t u d e v i e n n e s grammairienne. N'oublie p a s les é t y m o l o g i e s , et souviens-toi surt o u t que B a b y l o n e v i e n t de babil. J e suis bien a i s e que t u aies découvert u n e des plus grandes p e i n e s du mariage, celle d e dire a u x e n f a n t s : Taisez-vous. Mais si t o u t e s les demoiselles s'étaient arrêtées d e v a n t ces difficultés, c o m b i e n d e demoiselles n e parleraient p a s I A u reste, m o n enfant, c o m m e il y a p e u d e choses qui écartent les h o m m e s a u t a n t que la science, t u prends le b o n c h e m i n p o u r n'être j a m a i s obligée d'imposer silence à p e r s o n n e . CORRESPONDANCE 9* I»Q l%tip n'est p a s des choses qui n*e c h o q u e r a i e n t l e plus, mais c'est u n e l o n g u e entreprise. Hier, o n a célébré chez la Comtes.se... la. fête, d e s a i a t e Barbe, fort à la rnode ici, e t qui e s t la. patronne d e la d a m e . Il y a eu bal, souper e t spectacle. T o n frère, seul acteur de son s e x e , a ei| t o u s les honneurs, car il était, c o m m e Molière» a u t e u r e t acteur. C'était u n e n o u v e l l e édition d e • a Cléopâtre. Il s'est t u é en c h a n t a n t u n v a u d e ville ; puis, a u grand c o n t e n t e m e n t de, t o u t l e inonde, il s'est relevé pour chanter à la C o m t e s s e les couplets ci-joints, qui o n t é t é applaudis à t o u t rompre. J e n'ai pas r é p o n d u à la m o i t i é d e ta, lettre ; m a i s « plus de quatre pages je ne puis écrire ce soir ». J e t ' e m b r a s s e t e n d r e m e n t , m a très c h è r e Constance ; je t e serre sur m o n c œ u r , o ù t u occupes u n e des premières p l a c e s . Le r e s t e , à l'ordinaire prochain. ; Au Comte Rodolphe Polock, 7 juin 1812. N o n , n o n , j e n'ai rien reçu d e Vilna. J e v o u s avais écrit très e x p r e s s é m e n t , m o n cher enfant, de m'écrira ici, sous l'adresse d u R. P . Angiolini, si v o u s doutiez encore de m o n arrivée : j u g e z c o m b i e n j'ai été fâché d e n e rien trouver d e v o u s e n arrivant ! Le 29 s e u l e m e n t , v o t r e lettre d u 16 avril, d'Oruga, m'est arrivée par Pétersbourg, e t celle d'Opsa, d u 22 m a i , arrive aujourd'hui. E n t r e ces d e u x époques, d u 16 avril et d u 22 mai, j e v o i s q u e v o u s m ' a v e z écrit d e u x fois : ce s o n t ces d e u x lettres q u e j e n'ai p o i n t reçues encore ; j e les regrette b e a u c o u p . M. Kalitcheff, p o r t e u r 100 JOSEPH DE MAISTRE de v o t r e billet et de c e t t e réponse, m'a fait venir l'eau à la b o u c h e en me disant qu'il était v e n u acheter ici de l'avoine : il me semble que * v o u s a v e z peu de crédit auprès de votre chef si v o u s rie p o u v e z pas v o u s faire c o m m a n d e r aussi pour acheter quelque chose, ne fût-ce qu'un m a n c h e de fouet. Pourquoi ne me dites-vous pas a u moins que v o u s êtes fâché de n'être pas à la place de cet officier ? Vous l'avez oublié ; dites-le moi par u n e autre occasion. Vous dites que v o u s d e v e n e z mélancolique ; je v o u s assure qu'il ne t i e n t qu'à moi de l'être. J e ne me rappelle a u c u n e époque de ma v i e où j'aie été plus seul, plus isolé, plus séparé de t o u t être v i v a n t et de t o u t réconfort. J e passe des journées entières dans m o n fauteuil, et je le quitte pour me mettre au lit. Les Jésuites ont fait pour moi l'impossible, il n'y a pas de politesse imaginable qu'ils ne m'aient faite ; sans e u x , je n'aurais pu demeurer ici. Ils m'ont meublé c o m p l è t e m e n t ; leur bibliothèque et leur société m e sont d'un grand secours ; mais je n'abuse pas d e la seconde ; ce ne sont pas des perdeurs de temps. J e suis charmé que votre latin v o u s ait servi si à propos à Oruga, et je ne d o u t e pas q u e le R. P. n'ait écrit dans ses annales : Aujourd'hui, j'ai confessé en latin un Chevalier-Garde. Toujours point de nouvelles de v o t r e mère : je n'y conçois rien, ou pour m i e u x dire je conçois bien que les dames ne sachent guère c o m m e n t il faut se retourner dans certaines occasions. J'ai bien compassion de ces pauvres femmes, lorsqu'elles lisent les bulletins français ; je ne leur écris que d e u x m o t s : Un tel jour, on se portait bien. J e n e m ' a c c o u t u m e point à cette vie. J'ai v u l'instant d e la réunion, mais ce n'était qu'un éclair qui a rendu la nuit plus épaisse. J e m e 101 CORRESPONDANCE console e n p e n s a n t à l'étoile d e ma famille, qui la mène sans lui permettre j a m a i s de s'en mêler. Je ri ai jamais eu ce que je voulais ; voilà qui devrait désespérer, si j e n'étais forcé d'ajouter a v e c reconnaissance, mais toujours j'ai eu ce qu'il me fallait. Cependant, vœ soli ! A d i e u , m o n cher enfant ; continuez à marcher dans les voies de la justice et du courage. Pour v o u s seul je m e passe de v o u s , je ne dis pas sans peine, m a i s sans plainte. J e ne cesse de m'occuper de v o u s : si v o u s quittez c e m o n d e , je pars aussi, je ne v e u x plus b a g u e nauder. A d i e u encore ; v e n e z acheter de l'avoine, n o u s dirons le reste. Au Comte de Front (?) 14 septembre 1812. J e croyais, Monsieur le Comte, terminer ici ma dépêche, lorsque les plus grandes nouvelles m'obligent de reprendre la p l u m e . A v a n t de partir de la capitale, la n u i t du 2 0 a u 21 a o û t , le prince Kutusoff dit à sa f e m m e : Nous nous reverrons heureux, ou jamais ; il se prosterna sur le parquet e t se r e c o m m a n d a à D i e u e n pleurant. Ceci, Monsieur le Comte, v o u s paraîtra s'accorder peu a v e c d'autres endroits de m a lettre ; m a i s ces sortes de disparates sont fort c o m m u n s dans ce p a y s , et je pourrais v o u s en raconter de plus singuliers. Il arriva à l'armée le 29, et t o u t de suite il lui d o n n a une n o u v e l l e disposition, qui fut très agréable a u x R u s s e s , parce qu'elle se t r o u v a i t plus conforme à leurs anciens usages. Prenez u n e carte, Monsieur l e comte, cherchez le bourg d e Mojaïsk, à quatre- 102 JOSEPH DE MAISTRE v i n g t dix-neuf verstes a u sud-ouest de Moscou, s la p o i n t e d'un angle assez aigu que forme la Moskowa ; à dix verstes plus haut, sur la rive droite de c e t t e rivière, se t r o u v e le village de Borodino, trop insignifiant pour être désigné sur les cartes, mais qui v i e n t d'acquérir u n renom immortel. Le prince a v a i t en face de ce village, et d e v a n t lui encore, un ruisseau qui se décharge dans la Moskowa ; sa droite était adossée à c e t t e rivière, qui d o n n e son n o m à l'ancienne capitale de l'empire ; à l'égard de sa gauche, il disait l u i - m ê m e à Sa Majesté Impériale, dans sa relation du 3 sept e m b r e : elle est un peu en F air, mais Fart peut la soutenir ; en effet, il la flanqua par quelques fortifications d'usage ; c e t t e g a u c h e était comm a n d é e par le général en chef prince Bagration ; derrière lui étaient les généraux Touczkoff et c o m t e de Strogonoff, plus bas encore les milices de Moscou ; enfin le prince Kutusoff a v a i t caché d a n s les bois, et toujours du m ê m e côté, u n e grande q u a n t i t é de troupes et d'artillerie ; le centre occupait des hauteurs en face d u ruisseau ; l e prince a v a i t derrière lui une profonde colonne de sept corps, entre autres t o u t e la garde. A la droite étaient les chasseurs. Le 3 septembre, le prince parcourut l'armée ; il fit porter dans les rangs l'image miraculeuse de Smolensk ; il dit a u x soldats : Frères (c'est le m o t russe), il n'y a plus que vous entre Fennemi et la ville sainte (Moscou). On s'écria de t o u s côtés : Nous mourrons tous où tu nnus as placés. P e n d a n t c e t t e espèce de revue, un aigle plana Sur la t ê t e du prince : il ôta son chapeau et le salua ; sur quoi t o u t ce qui l'entourait cria : Hurrah ! Le 5 septembre, la g a u c h e fut a t t a q u é e , CORRESPONDANCE 103 c o m m e on s'y a t t e n d a i t ; le c o m b a t fut déjà l o n g e t acharné, mais le prince Bagration en sortit vainqueur et prit m ê m e seize pièces de canon ; le lendemain se passa en escarmouches où l'on ne fit que se tâter ; mais le 7 était le jour fixé par la Providence pour une des plus m é m o r a b l e s batailles qui se soient jamais livrées. Les Français vinrent fondre sur la gauche et sur le centre, et rencontrèrent les Russes qui v e n a i e n t à eux. La g a u c h e des Français, c o m m e v o u s le sentez assez, e t la droite des Russes ne demeurèrent pas oisives, e t il résulta de là des a t t a q u e s obliques et un cert a i n pêle-mêle dont nous n'aurons pas de sitôt u n e idée j u s t e . Le c o m b a t , c'est-à-dire la boucherie, c o m m e n ç a à quatre heures du m a t i n et ne cessa de sévir que vers la nuit. 1.500 pièces d'artillerie tiraient du côté des R u s s e s ; cela v o u s paraîtra exagéré, mais lorsque j'ai v o u l u dire huit cents à l ' h o m m e le plus à portée de savoir cela, il m'a dit en riant : doublez. Ce qu'il y a de sûr, c'est que l'artillerie était formidable et qu'elle a été servie a v e c u n e terrible précision. Napoléon a v a i t dit, a v e c l'inébranlable obstination qui est le fond de son caractère : Ou toute mon armée y périra, ou je tournerai cette gauche ; et les Russes de leur côté a v a i e n t dit : Nous y périrons tous ou tu ne passeras pas. Ceux-ci ont gagné leur formidable pari, au prix de trente mille vies, car ils n'avouent pas un moindre n o m b r e de morts, en s o u t e n a n t que l'ennemi ne saurait en avoir perdu moins du double ; on s'est b a t t u corps à corps, la m ê m e batterie a été prise et reprise jusqu'à cinq fois, mais, à la fin, la valeur russe l'a e m p o r t é ; ils o n t repoussé les Français à 12 v e r s t e s et leur o n t pris 30 canons. Sept généraux russes ont été bles- 104 JOSEPH DE MAISTRE ses, m a i s la Russie m ê m e Ta été dans la p e r s o n n e d u prince Bagration : une balle s'est logée profond é m e n t dans l'os de sa j a m b e ; o n l'a transporté à Moscou, d'où il écrit l u i - m ê m e : Je ne sais s'il faudra me couper la jambe. Quand o n pourrait la sauver, l'armée n'en serait pas m o i n s privée d e lui pour t o u t e la c a m p a g n e , et c'est u n g r a n d malheur : c'est u n c o m p a g n o n d e Souvarof, il a b e a u c o u p d'expérience et il est l'idole des s o l d a t s . 22 officiers du régiment des chasseurs de la garde o n t é t é t u é s o u blessés ; o n a fait p e u de prisonniers sur les Français, l'acharnement n ' a y a n t rien épargné. J e pense, monsieur le Comte, q u e v o u s lirez a v e c intérêt la courte lettre qu'un h o m m e d'esprit a écrite à son ami p e n d a n t la bataille : « Lundi 2 6 ( N . S.). — A v a n t - h i e r , u n e affaire d e héros ; hier, u n e escarmouche insignifiante ; a u jourd'hui, c o m b a t de héros. La terre tremble à d i x - h u i t v e r s t e s . Les Français o n t é t é a t t a q u é s sur leur flanc droit, é t a n t en marche sur notre g a u c h e et a t t a q u a n t en outre. J'espère en D i e u e t en n o s braves, et que d e m a i n n o u s r e c e v r o n s l'ordre d'avancer ; mais t o u t ceci, les détails d e l'armée v o u s l'apprendront bien m i e u x . Quant à moi, je v o u s raconterai que le premier jour o ù l e prince Kutusoff a reconnu la position, un aigle a plané sur sa t ê t e ; il le salua e t la troupe dorée cria : Hurrah ! Quand les R o m a i n s c o m b a t t e n t , il faut citer les augures. » : Signé A n s t e d (de Strasbourg), personnage e m p l o y é à la diplom a t i e d e l'armée. V o u s pensez bien, Monsieur le Comte, qu'on n e saurait encore avoir rien d e certain sur l e n o m b r e des morts ; mais, pour se former u n e i d é e de c e t t e bataille, il suffit de citer les e x p r è s - CORRESPONDANCE 105 fiions de c e u x qui l'ont v u e o u qui en étaient près. L'un dit, c o m m e v o u s v o y e z , la terre tremblait à dix-huit verstes ; u n officier qui a c o m b a t t u dit que Prussich-Eylau fut un jeu à"enfants, comparé à Borodino. U n officier général d'un grand mérite et de ma connaissance particulière m a n d e en propres termes : Ceux qui ont vu cette bataille ont une idée de Venfer. La nuit d u 10 au 11 s e p t e m b r e fut terrible pour l'Empereur et pour n o m b r e d'autres personnes, que le premier courrier du prince Kutusoff a v a i t instruits de la bataille c o m m e n c é e , et qui ignoraient le succès. Enfin, le 11 au matin, jour de la fête de l'Empereur (heureux hasard !), le courrier t r i o m p h a n t arriva. Tout de suite on nous i n v i t a à un Te Deum ; mais plusieurs ne furent p a s avertis à t e m p s . L'Empereur a fait le prince Kutusoff maréchal et lui a d o n n é 100.000 roubles ; sa f e m m e a reçu le portrait ; c'est de part et d'autre le nec plus ultra des honneurs. L ' E m pereur a donné de plus 100.000 roubles au prince Bagration et 5 roubles à chaque soldat qui a c o m b a t t u à Borodino. Cette bataille, Monsieur le Comte, ne saurait être assez célébrée ; elle a été livrée avec u n e valeur au-dessus de t o u t éloge, contre l'ennemi d u genre h u m a i n , et pour t o u t ce qui reste dans l'univers de religion, d'indépendance et de civilisation. Tout h o m m e , et surtout t o u t Européen, doit de v i v e s actions de grâce à c e u x qui l'ont gagnée. Cependant, si Votre Excellence me dem a n d e où nous en s o m m e s , je me garderai bien d e répondre a u t r e m e n t que par ces m o t s : Je rien sais rien. Uopinione regina del mondo est reine surtout JOSEPH IKK M A I S T R E à la guerre, et surtout encore depuis que les a r m e s à f e u o n t égalisé les h o m m e s , Et qu'un plomb dans un tube enchâssé par des sot* Corome un soldat obscur va tuer le héros. P e u de batailles sont perdues p h y s i q u e m e n t . Vous tirez, je tire : quel a v a n t a g e y a-t-il e n t r e nous ? D'ailleurs, qui p e u t connaître le n o m b r e des morts ? Les batailles se perdent presque t o u jours m o r a l e m e n t ; le véritable vainqueur, c o m m e le véritable v a i n c u , c'est celui qui croit l'être. Les bataillons qui a v a n c e n t savent-ils qu'il y a moins de morts de leur côté ? Ceux qui reculent savent-ils qu'ils en ont d a v a n t a g e ? La b a t a i l l e d'Austerlitz, donnée en Moravie, fut perdue q u a t r e jours après à Ujhely, en Hongrie, sur q u a t r e feuilles d e papier ; celles de P u l t u s k et de PrussichE y l a u furent bien gagnées matériellement d a n * t o u t e la force du t e r m e ; des causes p u r e m e n t morales annulèrent ces victoires c o m p l è t e m e n t . Et p r é c é d e m m e n t , à Marengo, n'avait-on pas eu l'ineffable t a l e n t de perdre une bataille gagnée ? Il faudrait donc savoir a v a n t t o u t quel s e n t i m e n t la bataille de Borodino a laissé dans les c œ u r s des d e u x partis. Le R u s s e a-t-il dit dans le sien : Le Français ne peut me résister ? Celui-ci a-t-il dit : C'est vrai ? Voilà la question ; mais le tempsseul peut la résoudre. Si le découragement s'ap* proche s e u l e m e n t du cœur des Français, ils s o n t perdus ; s'ils t i e n n e n t bon et s'ils p e u v e n t avancer,, nous p o u v o n s encore voir d'étranges malheurs. Les é v é n e m e n t s nous o n t révélé un grand et terrible secret, celui de l'infériorité du n o m b r e de notre côté ; elle est grande, Monsieur le Comte, et Dieu veuille qu'elle diminue. Cependant l ' E m - COfHtEÉTPOItO A*teB' 107 pereur p a y a i t au- mois d e j a n v i e r 9 4 2 . 0 0 0 h o m m e s . Où sont-ils ? J'en parle s o u v e n t à des Russesfort instruits, e t qui c e p e n d a n t n e s a v e n t pas> répondre. Le grand-duc a dit o u v e r t e m e n t , e t m ê m e il a r é p é t é : A quoi noua sert cette grande victoire ? A n'avoir plus d'armée. Ce discours est étrange dans c e t t e bouche. Le prince K u t u s o f f n'a p o u r t a n t e m p l o y é qu'un bataillon d e c h a q u e régiment ; il lui reste plusieurs corps i n t a c t s , entre autres la garde, e t la plus grande p a r t i e des miliciens d e Moscou, d o n t les c o m p a g n o n » ont déjà fait des merveilles. D a n s l'espoir d'adresser b i e n t ô t à V o t r e E x c e l lence u n h e u r e u x s u p p l é m e n t , j e la prie d'agréer l a h a u t e e t r e s p e c t u e u s e considération a v e c la* quelle je suis, e t c . Au Roi de Sardaigne Saint-Pétersbourg, 8 (20) novembre 1812. Il serait inutile d e s'appesantir sur c e t t e f o u l e d'affaires particulières qui o n t lieu depuis q u e B o n a p a r t e est e n retraite. La plus r e m a r q u a b l e est celle d u 27 octobre (8 n o v e m b r e ) , d a n s l a q u e l l e le général P l a t o w a pris 62 pièces de canon a u x Français. D e s relations telles q u e celles que j ' e n v o i e n e p e u v e n t guère marquer q u e les résultats» Depuis l'affaire d e W i a s m a , d u 22 octobre ( v i e u x style), o n a fait 10.000 prisonniers sur les F r a n ç a i s . Le major d e Beckendorf a y a n t e u le b o n h e u r d'intercepter d e u x lettres du vice-roi d'Italie à Berthier, l'Empereur les a fait imprimer ; j e l e s joins à c e t t e relation, afin qu'elles a m u s e n t a u m o i n s en p a s s a n t S o n E x c e l l e n c e M. le C o m t e 108 JOSEPH DE MAISTRE d e Front. On y v o i t une véritable agonie militaire, et, e n effet, la défaite du vice-roi d a t e du lendemain. L e c o m b a t eut lieu sur la grande route d e Smolensk, près du village de Sapritino, entre Durogobourg et D u c h o w s c h t i n a ; les Français y perdirent 3.000 prisonniers, 62 canons et u n e grande q u a n t i t é d ' h o m m e s t u é s par les Cosaques, qui n e firent pas de quartier. P l a t o w , à la fin d e son dernier bulletin, parle c o m m e se t e n a n t à p e u près sûr de prendre le beau-fils E u g è n e ; mais, s'il n'échappe pas, ce sera u n h o m m e embarrassant : il v a u d r a i t m i e u x qu'il fût t u é . D ' u n autre côté, le c o m t e de W i t t g e n s t e i n v i e n t d e battre encore les m a r é c h a u x Saint-Cyr et Victor ; j'en reçois la nouvelle e n écrivant ceci, mais les détails ne nous parviendront que d e m a i n . A v a n t ce dernier coup la route n'était pas fermée, puisqu'un renfort de 2.000 h o m m e s de la garde a p u arriver de Vilna jusqu'à u n e distance assez m é diocre de Smolensk ; mais là il a été e n v e l o p p é par le général c o m t e Orloff-Denisoff, et obligé d e m e t t r e bas les armes, a v e c 69 officiers. La cause d e ces désastres et de t o u s c e u x qui suivront se t r o u v e dans l'inflexible obstination de Bonaparte, qui n'a jamais écouté un seul avis ; ces sortes de caractères font merveille p e n d a n t qu'ils o n t le v e n t en p o u p e ; mais, s'il v i e n t à tourner, leur nature intraitable a m è n e d'incalculables désastres. Ses g é n é r a u x lui a v a i e n t dit : « Sire, v o u s ne p o u v e z sauver l'armée qu'en sacrifiant l'artillerie » ; jamais il n'y a eu m o y e n de le persuader ; il perdra l'armée et l'artillerie. T o u t ce qui suit est incontestable : il a c o m m e n c é la guerre a v e c 3 9 0 . 0 0 0 h o m m e s et u n e artillerie i m m e n s e ; a v a n t de commencer, les préparatifs seuls lui c o û t a i e n t 200 millions ; au m o m e n t o ù j'écris, CORRESPONDANCE 109 ; les Russes t i e n n e n t 70.000 prisonniers, 246 pièces d'artillerie bien c o m p t é e s , et il faut de plus t e n i r c o m p t e de celles qui ont été précipitées ou e n t e r rées : la lettre du vice-roi m o n t r e que le n o m b r e en est grand. Celui des h o m m e s morts par le fer, les maladies et l'intempérie, ne p e u t s'élever à moins de 10.000 h o m m e s . J e ne crois pas qu'il reste à N a p o l é o n , de Vilna à Smolensk, plus d e 80.000 h o m m e s , ni que dans c e t t e dernière ville il en ait plus de 50.000 autour de lui. Quant à l'artillerie, il est difficile de savoir ce qu'il lui en reste ; on m e soutenait qu'à la bataille de Borodino il y avait 2.000 pièces de chaque côté : quoique je n e sois p a s militaire, cela m e paraissait absurde, c e p e n d a n t je n e savais que répondre a u x personnes qui m e l'affirmaient ; m a i n t e n a n t j e vois b e a u c o u p moins encore ce qu'on p e u t objecter a u x bulletins français qui nous a n n o n cent 500 pièces de chaque côté. J e regarde c o m m e certain qu'en s'avançant sur Moscou N a p o l é o n a v a i t laissé en arrière t o u t e s ses pièces de position ou à peu près ; t o u t cela sera r e v e n u à Smolensk. Depuis ses malheurs, il a perdu au moins 3 0 0 pièces de canon ; je crois que si on lui en accorde a u t a n t de t o u t calibre et sur t o u t e la route jusqu'à Vilna, c'est encore b e a u c o u p . Mais que faire de pièces de position dans une retraite précipitée ? E t d'ailleurs, où sont les c h e v a u x ? La lettre du vice-roi prouve qu'il en a perdu 1.220 dans d e u x jours. L'état des Français ne p e u t s'exprimer ; o n en raconte des choses qui ressemblent au siège de Jérusalem. Ils passent universellement pour avoir m a n g é de la chair h u m a i n e . On assure qu'on les a v u s faire rôtir un h o m m e ; t o u t e s les relations au moins, t a n t écrites que de v i v e v o i x , 110 JOSEPH DE MAISTRE s'aecordent pour affirmer qu'on a v u des Français couchés sur une charogne de cheval et la dévorer à belles d e n t s . Voici encore qui est sûr : o n a fait prisonnier u n soldat v é t é r a n portant sur sa m a n c h e les chevrons brisés, marques d'un service ancien et distingué, et qui a fait t o u t e s les c a m p a g n e s de B o n a p a r t e , y compris celle d ' E g y p t e ; depuis plusieurs jours il n'avait v é c u q u e d'un peu de chair morte, et, depuis d e u x o u trois, il n'avait rien m a n g é du t o u t . Il a été prés e n t é à M. Demidoff, h o m m e p u i s s a m m e n t riche, qui a l e v é u n r é g i m e n t à ses frais et qui sert c o m m e volontaire ; un dîner élégant é t a i t servi ; il a dit a u Français prisonnier qu'il p o u v a i t s'asseoir et manger. A la v u e de c e t t e vaisselle, de ces v i n s , de ces m e t s délicats, le p a u v r e soldat a é t é saisi d'un t r e m b l e m e n t subit e t universel, tel que certainement il n'en a v a i t j a m a i s éprouvé d e v a n t l'ennemi ; — c'est u n singulier effet de la faim ; — ensuite il a dit : Est-il possible qu'un officier russe me fasse l'honneur de m'inviter à ce bon repas, après toutes les horreurs que nous avons commises dans les Etats de son Empereur ? J'ai interrogé u n e foule de t é m o i n s oculaires sur l'état moral de c e t t e foule de prisonniers, d o n t on n e sait q u e faire ; on m'a r é p o n d u d i v e r s e m e n t . Les uns m'ont dit qu'ils étaient toujours fort impert i n e n t s , et que surtout ils ne d e m a n d a i e n t jamais rien ; d'autres m'ont dit le contraire. U n e d a m e de ma connaissance a y a n t offert un billet bleu (cinq roubles) à l'un de ces prisonniers, il a rép o n d u : Madame, je l'accepte et je vous remercie infiniment ; si jamais vous venez en France, mes parents s'empresseront de vous les restituer. Mais u n e x e m p l e n'est qu'un e x e m p l e . D'ailleurs il pourrait se faire, grâce à la conscription, que cet CORRESPONDANCE 111 h o m m e fût d'une étoffe plus ou moins distinguée. U n point sur lequel on s'accorde assez, c'est qu'ils n e se plaignent pas de leur maître. L'un d'eux disait : « Il est trop a m b i t i e u x . » Le j u g e m e n t n'est pas sévère. Il est bien prouvé m a i n t e n a n t que Moscou, du moins en très grande partie, n'a été brûlé que par les Russes ; il y a m ê m e des doutes sur le palais de P é t r o s k y ; l e seul crime direct de c e genre qui demeure i n c o n t e s t a b l e m e n t à la charge de N a p o l é o n , c'est la destruction du Kremlin. A u reste, si les Russes ont brûlé leur capitale de désespoir, le crime ne r e t o m b e pas moins sur le féroce envahisseur. Il est impossible de savoir o ù se t r o u v e ce moderne Attila. On a i m e à croire qu'il s'est arrêté à Smolensk : dans ce cas, il est pris. Il p e u t bien encore faire c e t t e faute après t o u t e s celles qu'il a c o m m i s e s . Celle de profanation des églises est du genre le plus grossier : dès qu'on arrivait dans un village, l'église é t a i t convertie en écurie ou en boucherie ; on égorgeait quelque animal e t l'on p e n d a i t les entrailles sur les i m a g e s des saints. Il faut avoir perdu le sens c o m m u n pour agir ainsi, et c e t t e conduite, i n d é p e n d a m m e n t du crime, est encore l'excès du ridicule de la part d'un h o m m e qui a eu t a n t de b o n t é s pour la religion m a h o m é t a n e . Monseigneur le grand duc est parti pour l'armée il y a d e u x jours, et il passe pour certain q u e l'Empereur le suivra de près ; on v e u t apparemm e n t le rençîre t é m o i n de quelque t r i o m p h e . E t il y a moins d'un mois et demi q u e nous f û m e s avertis officiellement de faire n o s p a q u e t s , après q u e l'Empereur aurait fait les siens I Que dire ? que penser ? D a n s l ' a t t e n t e de ce 412 JOSEPH DE MAISTRE) qui peut arriver, on a peine à respirer. J e suis obligé de finir, mais d'autres dépêches se feront peu a t t e n d r e . J e laisse toujours M. le Comte de Front parfaitement libre, en lui r e n o u v e l a n t mes h o m m a g e s , de supprimer dans mes dépêches t o u t pe qu'il croirait superflu ou peu nécessaire. Au Même Saint-Pétersbourg, & (âO) octobre J e puis enfin avoir l'honneur d'apprendre à Sa Majesté, a v e c une certitude parfaite, que l'inc e n d i e de Moscou est e n t i è r e m e n t l'ouvrage des Russes, et n'est d û qu'à la politique terrible et profonde qui a v a i t résolu que l'ennemi, s'il entrait à Moscou, ne pourrait s'y nourrir ni s'y enrichir. D a n s u n e c a m p a g n e très proche de la capitale, on fabriquait depuis plusieurs jours t o u t e s sortes d'artifices incendiaires, et l'on disait a u bon peuple qu'on préparait u n ballon pour détruire d'un seul coup t o u t e l'armée française. M. le c o m t e R o s t o p c h i n e , a v a n t de partir, fit ouvrir les prisons et e m m e n e r les p o m p e s , ce qui est assez clair ; ce qui ne l'est pas moins c'est q u e sa maison a été épargnée et que sa bibliothèque m ê m e n'a pas perdu u n livre. Voilà qui n'est pas é q u i v o q u e . E n y réfléchissant, on v o i t qu'il ne c o n v e n a i t n u l l e m e n t à N a p o l é o n de brûler c e t t e superbe ville, et e n réalité il a fait ce qu'il a p u p o u r la sauver ; mais t o u t a été inutile, les incendiaires o b s e r v a n t trop bien les ordres reçus, e t le v e n t à son t o u r n e servant que trop les incendiaires. La ville a brûlé c o n s t a m m e n t d u 3 au 7, e t de 10.000 maisons (parmi lesquelles 800 hôtels) il n e CORRESPONDANCE 113 reste qu'un peu plus de 2.000. N a p o l é o n a fait! e x é c u t e r à mort, je ne sais d e quelle m a n i è r e , yjie grande q u a n t i t é de R u s s e s d o n t il a fait -suspendre les cadavres, portant l'inscription : incendiaires ; il a fait exécuter aussi un grand nombre de ses soldats, mais le t o u t a é t é v a i n . J e d o u t e que depuis l'incendie de R o m e , sous Néron, l'œil h u m a i n ait rien v u de pareil. Ceux qui en o n t é t é t é m o i n s ne t r o u v e n t aucune express i o n pour le décrire. Il me suffira de dire qu'à la distance de quatre-vingt quatre verstes on apercevait d i s t i n c t e m e n t c e t t e espèce de splendeur livide que les nuées réfléchissent d a n s les grands incendies, et qu'un naturaliste allemand a t t a c h é a u c o m t e Alexis R a z u m o f f s k y lui écrit qu'à u n e distance de quinze v e r s t e s il lisait aisém e n t a u c œ u r de la nuit, à la triste lueur de cet e m b r a s e m e n t . J e répète que la perte en richesses d e t o u t e espèce se refuse à t o u t calcul ; mais la Russie e t peut-être le m o n d e o n t é t é s a u v é s par ce grand sacrifice. Le c o m t e de R o s t o p c h i n e , a v a n t de quitter la ville, a fait venir d e v a n t lui d e u x d é t e n u s : l'un, Russe, d o n t le n o m m'échappe - e n ce m o m e n t , était c o n v a i n c u d'avoir traduit en russe u n e proclamation française qui a n n o n ç a i t l'arrivée de N a p o l é o n ; celui-ci l'avait c o m b l é de b o n t é dans u n collège de Paris o ù ce marchand a v a i t été élevé. — Le grand c o m é d i e n sait b i e n c e qu'il fait, c o m m e on v o i t . — L'autre é t a i t u n n o m m é M o u t o n , Français, c o n v a i n c u d'avoir t e n u des propos séditieux. R o s t o p c h i n e a dit a u premier : Vous êtes un scélérat abominable, un traître indigne même d'être puni par le knout et la Sibérie, comme la patrie punit les traîtres: je vous livre à la vengeance du peuple. A u s s i t ô t la foule, avertie o u n o n , D i e u le sait, a percé ce m a l h e u r e u x d e 114 JOSEPH DE MAISTRE mille coups, et a traîné par les pieds dans t o u t e s les rues son cadavre sanglant. Le gouverneur, d'autre part, dit à Mouton : Vous êtes coupable, mais je vous pardonne ; allez chez les vôtres leur dire comment nous traitons ici les traîtres. Ce second j u g e m e n t a v a i t v i s i b l e m e n t pour b u t d'adoucir les Français ; le premier est u n e infamie au premier chef, aussi éloignée de l'état de civilisation que le lit de Procuste ou le taureau d e Phalaris. Le c o m t e de R o s t o p c h i n e est le b e a u frère de la princesse Alexis Galitzin et ami i n t i m e des Golowin ; mais quoique j e sois très assidu dans ces d e u x maisons, o ù je suis c o m b l é d'amitiés, j ' o b s e r v e c e p e n d a n t que depuis plus d'un mois on ne m'y n o m m e plus ce personnage qui est en effet i n e x c u s a b l e sous ce rapport. Mon aimable compatriote, saint François d e Sales, défendant quelque part de dire m ê m e d u diable plus de mal qu'il n e faut, je dois dire q u e N a p o l é o n a fait ce qu'il a pu pour éviter le c o m b l e du malheur. Il est allé l u i - m ê m e dans les hôpit a u x , il a parlé a u x blessés russes et a fait c e qu'il a p u pour alléger de si grands malheurs ; mais il p o u v a i t peu, et il a été peu obéi. Quant a u pillage, outre qu'il était p u i s s a m m e n t favorisé par l'incendie, N a p o l é o n n e p o u v a i t l'empêcher, car c'était la grande proie d o n t il a v a i t leurré son armée, e t il n'avait plus d'autres m o y e n s d e prévenir u n e révolte plus que c o m m e n c é e . L a destruction du Kremlin est p u r e m e n t son o u v r a g e . L'explosion fut é p o u v a n t a b l e ; u n m o t suffit : elle d é t a c h a la cloche de Veliki-Ivan, qui t o m b a . Le clocher l u i - m ê m e est demeuré sur pied, ainsi que la cathédrale, mais c'est u n i q u e m e n t parce que lès mines n e partirent pas, soit qu'elles e u s s e n t quelque défaut, soit que les Cosaques, par u n e 115 CORRESPONDANCE heureuse témérité, aient pu couper les b o y a u x de c o m m u n i c a t i o n , c o m m e on me l'a assuré sans me persuader b e a u c o u p . Les Français, en entrant, e n v o y è r e n t u n e sauvegarde de cinq h o m m e s à l'église catholique de Saint-Louis ; c'est la seule qui ait été épargnée, et elle a servi d'asile à b e a u c o u p d ' h o m m e s et de choses. T o u t le clergé russe a v a i t disparu, e x c e p t é u n seul pope qui était demeuré en place et qui v i n t d e m a n d e r au curé catholique s'il lui conseillait de célébrer. Le p o p e alla d e m a n d e r la permission — et il l'obtint — de célébrer librement, c o m m e il l'entendait. Il pria pour son Empereur, et le jour de la naissance de ce prince, au milieu des flammes, il chanta le Te Deum ; ce trait est beau, mais il est unique. Il prouve après mille autres que le courage de la conscience a de grands droits toujours et partout. Il peut être intéressant d'observer que, dans une armée de 4 0 0 . 0 0 0 h o m m e s , il n'y a jamais eu un seul ministre de la religion ni aucun signe de culte quelconque, ce qui, je crois, ne s'est jamais v u , m ê m e chez les peuples païens. A Moscou, aucun Français n'a paru dans l'église pendant les six semaines du règne français, e x c e p t é (ceci est remarquable) cinq ou six officiers appartenant à des maisons de l'ancienne noblesse de France. Le reste ne paraît avoir aucune idée quelconque de religion ; quelques-uns, à ce qu'on m'a rapporté, ont dit : Qu'est-ce que Dieu ? Que voulez-vous dire ? E t ce qu'il y a d ' e x t r ê m e m e n t singulier, c'est qu'ils paraissent encore tenir au b a p t ê m e , on ne sait pas trop pourquoi. Tous les enfants nés p e n d a n t ces six semaines ont été portés à l'église et baptisés. Je sortirais d u style des relations et je prendrais 9 116 JOSEPH DE MAISTRE celui de la poésie, si j'entreprenais de décrire les cinq ou six premiers jours. T o u t e s les caves enfoncées à la fois ; u n e innombrable q u a n t i t é de brigands déchaînés et furieux ; le sang coulant dans les rues a v e c le v i n et l'eau-de-vie, les d e u x partis s'entr'égorgeant au milieu des flammes ; des malheureux brûlés dans leurs maisons ; les autres fuyant sans savoir où ils allaient, et dépouillés dans les rues des l a m b e a u x qu'ils emportaient pour se couvrir, etc., etc. A u c u n e langue ne peut rendre ce spectacle ni m ê m e en approcher. Malheur mille fois à l ' h o m m e exécrable qui a causé ces effroyables malheurs s'il ne les a pas voulus e x p r e s s é m e n t ! Au reste, le bélier i m m o l é était sans prix, mais il paraît qu'Isaac est s a u v é ! D e t o u t côté on se d e m a n d e : Où est Napoléon ? On a v o u l u dire qu'il a v a i t échappé, mais rien ne le prouve et t o u t fait croire le contraire. Depuis l'arrivée de l'amiral à Minsk, un h o m m e seul passerait difficilement. Le m o m e n t solennel de la v e n g e a n c e divine est-il arrivé ? Il m'en coûte b e a u c o u p de fermer ce paquet sans pouvoir répondre, mais je l'ai toujours annoncée c o m m e certaine et inévitable ; la date seule me tenait en suspens. Quoi qu'il doive arriver, je crois de mon devoir de laisser un peu courir ma plume et de ne rien laisser ignorer sur l'un des plus grands é v é n e m e n t s du monde. Voilà la vérité à l'égard de Moscou. Sa Majesté peut y compter c o m m e si elle a v a i t été t é m o i n de t o u t ; je la tiens de l'autorité la plus irrécusable et sous le sceau du plus grand secret, car ici il faut dire que les Français ont tout fait, quoique les gens sensés ne me s e m b l e n t guère les dupes de cette jonglerie politique. Napoléon a donné 6.000 roubles à un Russe, CORRESPONDANCE 117 qui a eu la lâcheté de les accepter, pour détacher la croix fixée sur le faîte de Veliki-Ivan et qui a été portée à Paris c o m m e un trophée. On m'a assuré de plus qu'à quelques pas de la tour cet h o m m e si l â c h e m e n t courageux a été dépouillé par les brigands, qui ne lui ont pas laissé un kopeck. Au Même Saint-Pétersbourg, 17 (29) décembre 1812. J'ai laissé Napoléon de l'autre côté de la Bérésina. Pour traverser cette rivière, il lui en a coûté des milliers d ' h o m m e s et presque t o u t le butin de Moscou. A peine eut-il mis le pied sur la rive droite, qu'il ordonna de rompre le pont. On lui montra t o u t ce qu'il laissait derrière lui, il répondit : « Que m'importent ces crapauds ! qu'ils se tirent d'affaire c o m m e ils v o u d r o n t ». Il est charmant. Ici s'élèvent de grands cris contre l'amiral Tchitchagoff qui, v e n a n t de Minsk, où on l'accusait déjà d'être arrivé trop tard, aurait pu, dit-on, arrêter et prendre Napoléon. Comme il a beaucoup d'ennemis, que ses malheurs domestiques et les faveurs de l'Empereur a v a i e n t un peu assoupis, ils se sont réveillés à cette occasion et l'ont extrêm e m e n t maltraité. Il a bien échappé à Sa Majesté de dire en très petit comité : Le plan est manqué, mais il n'a point fait t o m b e r sa critique sur l'amiral en particulier, et jamais il ne lui a donné signe de m é c o n t e n t e m e n t , soit que réellement il n'ait pas tort, soit qu'il exerce toujours la m ê m e influence sur l'esprit de l'Empereur, soit que le maître veuille soutenir son ouvrage. A u t a n t que - 118 JOSEPH DE MAISTRE j'en puis juger, je crois bien que les troupes russes n'ont point d e supérieures dans le m o n d e pour la valeur et l'impétuosité de l ' a t t a q u e . Quant à ce qu'on appelle manœuvre, j e les crois u n peu en arrière, et je d o u t e q u e N a p o l é o n d é m e n t î t c e t t e opinion. Enfin N a p o l é o n passa la Bérésina près de la p e t i t e ville d e Studianka, le 2 9 n o v e m b r e (toujours n o u v e a u s t y l e ) , et il continua sa marche sur Vilna toujours suivi et harcelé par les troupes russes. Pour aller droit a u x résultats, j e dirai s e u l e m e n t que, dans son chemin de la Bérésina à Vilna i n c l u s i v e m e n t , l'ennemi perdit encore près de 3 0 . 0 0 0 h o m m e s et 4 0 0 pièces de c a n o n . Il paraît certain que N a p o l é o n n'est point entré à Vilna, mais s e u l e m e n t dans ses faubourgs. D u reste, on s'accorde p e u sur la route précise qu'il a t e n u e et sur les précautions qu'il a prises pour sauver sa personne. On s'accorde assez à dire qu'en s'éloignant de Vilna il n'avait parmi ses affidés que son beau-fils le vice-roi, Murât et Berthier ; qu'il était v ê t u d'un simple frac sans aucune distinction, q u ' E u g è n e au contraire était en grande t e n u e , et que t o u t e sa suite se réduisait à 15 lanciers polonais et 14 gardes napolitains. J e n e réponds d'aucun d e ces détails, e t dans les grands é v é n e m e n t s il n e faut s'attacher q u ' a u x masses e t a u x grands résultats. Les Français ne croyaient pas, à b e a u c o u p près, que les R u s s e s fondraient sur Vilna a v e c t a n t de célérité; ils ont é t é t r o m p é s à cet égard au point qu'ils prirent l'avant-garde des Russes pour l'arrière-garde française qui n'existait plus, et qu'un aide de c a m p de D a v o u s t e n v o y é pour la reconnaître fut e x t r ê m e m e n t surpris de se trouver prisonnier. Cette e x t r ê m e célérité a produit u n grand bien : c'est q u e les Français n'eurent le t e m p s d e c o m - CORRESPONDANCE 119 m e t t r e a u c u n désordre et ne purent brûler a u c u n magasin. L e s R u s s e s o n t t r o u v é à Vilna des provisions i m m e n s e s de t o u s les genres. La poursuite a c o n t i n u é jusqu'à K o w n o sur le N i é m e n , et dans cet intervalle ils o n t encore fait 5 à 6.000 prisonniers e t pris 22 canons, parce qu'il n'y en avait pas 2 3 , c o m m e on l'a dit ici à la cour. Grodno est occupé, les Russes m a r c h e n t sur Varsovie e t K œ n i g s b e r g ; et, c o m m e o n ne sait point encore quel parti aura pris N a p o l é o n , c e qu'il aura fait de 1.500 h o m m e s à p e u près n u s et affamés, qui o n t passé le N i é m e n a v e c lui, e t quelle sera la résolution d e s nations qu'il doit traverser, il faut s'arrêter ici. Le 25 juin dernier, il est entré en Russie a v e c 4 8 0 . 0 0 0 h o m m e s ; plus de 100.000 sont v e n u s le j o i n d r e ; il a brûlé o u fait brûler l'ancienne capitale, après avoir parcouru en triomphateur l ' i m m e n s e espace qui la sépare d e la frontière ; il a effrayé la Russie e t l'Europe ; il a forcé le chef de l'Empire à nous avertir qu'il ne se croyait p a s sûr à Saint-Pétersbourg, e t à préparer p u b l i q u e m e n t le transport de t o u t ce qu'il a v a i t de plus précieux ; il a v a i t a m e n é d e s f e m m e s , des enfants, des ouvriers de t o u t e espèce pour fonder u n e colonie française ; il a v a i t remis son entrée publique à Saint-Pétersbourg au print e m p s prochain, il s'en t e n a i t sûr, e t c . ; — e t le 10 décembre de la m ê m e année, c'est-à-dire trois mois après s o n entrée à Moscou, il e s t sorti de Vilna c o m m e u n bandit subalterne, sans argent et sans soldats. Il s'est t r o m p é sur t o u t , e t cepend a n t il a fort bien raisonné : voilà le grand phénom è n e qu'on n'aura jamais assez admiré. D a n s les malheureuses conférences d'Erfûrth e t de Tilsitt, 11 s'était c o n v a i n c u de son a s c e n d a n t sur l ' E m pereur. Il disait, a v a n t de c o m m e n c e r c e t t e 120 JOSEPH DE MAISTRE dernière guerre : « C'est un enfant ; je le ferai pleurer en larmes de sang ». Il l'a répété dans une lettre qui est t o m b é e en original entre les mains de l'Empereur. C'est lui qui a pleuré en larmes de sang congelé ; mais qui le lui aurait dit ? Voici donc la suite de ses pensées : 1° m o n génie écrase celui d'Alexandre, il n'osera pas me résister ; 2° je romprai les négociations par une a t t a q u e brusque, et je lui ferai perdre la t ê t e ; 3° je couperai un ou plusieurs de ces corps disséminés a v e c t a n t d'imprudence sur un espace de plus de huit cents verstes, et je les enlèverai avec leurs magasins ; 4 ° je livre u n e grande bataille qui termine la guerre a v e c u n prince aussi timide ; 5° j'appellerai tous les p a y s a n s à la liberté, et l'insurrection sera générale ; 6° le prince Bagration étant c o u p é de Barclay de Tolly, jamais ils ne pourront se réunir, car en Russie c o m m e ailleurs, pour se rendre d'un point à l'autre, la ligne droite est la plus courte ; 7° les Russes, pour sauver leur capitale, livreront une bataille qu'ils perdront sûrement, eu égard à leur infériorité incontestable, surtout en cavalerie ; 8° Moscou qui renferme un peuple, et ce peuple qui renferme la plus nombreuse et la plus opulente noblesse de l'univers, m e fournira seule assez de trésors pour achever la c o n q u ê t e de la Russie et de l'Europe ; 9° si t o u t m e m a n q u a i t enfin, le chancelier est à moi et je ferai la paix. Chacune de ces propositions est plausible ; réunies, elles s e m b l e n t rigoureusement d é m o n s t r a t i v e s , et cependant t o u t e s l'ont t r o m p é . L'Empereur a dit : « J e m e rappelle u n de ses discours d'Erf ûrth : à la guerre c'est Vobstination qui fait tout, c'est par elle que j'ai vaincu ; je lui prouverai que je me rappelle ses propres leçons ». La noblesse et CORRESPONDANCE 121 le peuple se s o n t é g a l e m e n t sacrifiés. Les n o m s d'impôts, de contributions, d e subventions, etc., sont trop faibles ; celui de partage m ê m e ne suffit pas : on a d o n n é sans bornes c o m m e sans murmures. Mais c'est Moscou qui a perdu Napoléon : s'il a v a i t suivi le conseil d e ses généraux, de ne pas y entrer et de voler sur le maréchal à K a l o u g a , c'en é t a i t fait de la Russie ou de son honneur, s u i v a n t t o u t e s les apparences, v u l'infériorité notoire du maréchal et la désorganisation de son armée qui était telle qu'après la bataille de Borodino il y a v a i t 17.000 maraudeurs sur lesquels il fallut enfin faire feu, et que dans u n e lettre confidentielle dont j'ai e u connaissance, Kutusoff écrivait : « Mon armée m e donne plus d'embarras q u e l'ennemi ». Mais N a p o l é o n v o u l u t entrer à Moscou. Trois motifs purent le déterminer : l'orgueil, l'espoir du pillage, et celui de la p a i x qu'il croyait pouvoir acheter la plus c o m m o d é m e n t ; — mais t o u t d e v a i t le tromper. Rien ne le surprit d'abord a u t a n t que l'absence de t o u t e autorité. Il passa trois jours à a t t e n d r e des d ê p u t a t i o n s qui n e se présentaient point. Son é t o n n e m e n t était e x t r ê m e . — Mais où sont d o n c les autorités ? — Il n'y en a point. — Le gouverneur ? — Il est parti après avoir o u v e r t les prisons et e m m e n é les p o m p e s . — E t le Sénat ? — Il a disparu de m ê m e . — Mais les officiers subalternes, civils et militaires, le clergé, les chefs de quartiers, etc. ? — Tout est loin. — Enfin, l ' h o m m e le plus marquant d e Moscou se t r o u v a être le directeur de je ne sais quelle maison d'orphelins, qui n'avait pas v o u l u quitter ses pauvres enfants. On alla chercher cet h o m m e , on l'habilla et o n le présenta à Napoléon. Ce fut sous c e t t e brillante escorte qu'il entra dans la brillante 122 JOSEPH DE MAISTRE capitale. Cet a b a n d o n total rendait excessivem e n t difficile t o u t e c o m m u n i c a t i o n a v e c te peuple environnant, dont il ne p o u v a i t a b s o l u m e n t se passer : il v o u l u t bien e n v o y e r des d é p u t é s dans les villages voisins pour avertir les p a y s a n s que t o u t était tranquille, qu'ils p o u v a i e n t amener leurs denrées, que t o u t serait p a y é e x a c t e m e n t , etc. ; mais les p a y s a n s massacrèrent les députés qiioique russes, et n'apportèrent rien. E n m ê m e t e m p s les flammes s'allumèrent. Il faut l'avouer : ces flammes ont brûlé la fortune de Napoléon. Richelieu, conseillé par Machiavel, n'aurait pu inventer rien de plus décisif que c e t t e é p o u v a n table mesure. Dans son dépit, Napoléon fit juger par u n e commission militaire vingt malheureux qu'il appelait incendiaires, et il en fit exécuter huit ou dix qui n'avaient fait qu'exécuter des ordres légitimes. Cependant il s'obstina encore dans la capitale détruite. Il s'amusa à loger dans le Kremlin et à y faire des bulletins. Qu'est-ce qui se passait dans c e t t e t ê t e infernale ? C'est ce qu'on ne saura jamais peut-être, du moins parfaitement. Quelques personnes p e n s e n t que le maréchal-prince de Smolensk, qu'on n'appelle point en v a i n le vieux renard, a joué Napoléon, ce qui n'est pas u n petit honneur ; qu'il est faux que le premier ait répondu à celui-ci d'une manière aussi tranchante et aussi hautaine qu'on le disait universellement et que je l'ai écrit moim ê m e ; qu'il répondait, au contraire, qu'il ne pouvait, lui Kutusoff, rien prendre sur lui, suivant les ordres qu'il avait reçus; que tout ce qu'il pouvait faire, c'était d'envoyer à Pétersbourg, et, en attendant, de ne rien entreprendre (voilà le renard !). Je n'ai pas de peine à me prêter à c e t t e supposition. Quoi qu'il en soit, Napoléon passa trente- CORRESPONDANCE 123 huit jours à Moscou, et p e n d a n t ce t e m p s le maréchal organisa parfaitement son armée, se procura 60.000 h o m m e s d'excellentes recrues, en plaça derrière lui un n o m b r e pareil (dont m ê m e il n*a pas e u besoin) et se procura u n e ambulance de 30.000 c h e v a u x . D e ce m o m e n t l'équilibre fut rompu, e t jamais Napoléon n'a p u le rétablir, quoiqu'il ait t r o u v é 50.000 h o m m e s sur s a route à Orcha. Il paraît sûr q u ' a y a n t enfin mesuré de l'œil le précipice qui s'ouvrait sous ses pas, il a v a i t pris la résolution d'abandonner sa ligne d'opérat i o n s , d e v e n u e plus que chanceuse par les m a n œ u v r e s décisives du c o m t e de W i t t g e n s t e i n sur Polock e t sur W i t t e b s k , et de se jeter sur les gouvern e m e n t s riches et pla n t u r e u x de Toula et de Kalouga. D e là l'attaque d u 24 octobre sur Malojaroslawetz ( g o u v e r n e m e n t de Moscou), d o n t on n'a pas assez parlé parce qu'on n'a pas v u d'abord q u e c'était le plus h a u t point d'une parabole qui allait rebrousser. On nous dit m ê m e que c'était une fausse attaque ; mais quand on fait une fausse a t t a q u e , on n e r e v i e n t pas huit fois à la charge. Enfin, il fallut reculer, e t ce m o m e n t c o m m e n c e u n e suite de c a l a m i t é s que j e crois sans e x e m p l e . Pour trouver quelque chose de semblable o n r e m o n t e jusqu'à la défaite des Sarrasins par Charles-Martel, à celle des H u n s par Clovis e t Aétius, à celle des Cimbres et des T e u t o n s par Marius ; o n s'élève jusqu'à Cambyse, mais sans trouver de comparaison parfaite. E n cinq mois, ou pour m i e u x dire en trois, nous a v o n s v u disparaître un demi million d'hommes, 1.500 pièces d'artillerie, 6.000 officiers, t o u s les bagages, t o u s les équipages, des trésors i m m e n s e s , t o u t ce q u e les Français e m p o r t a i e n t et t o u t ce qu'ils a v a i e n t apporté. On m'a n o m m é un régi* 124 JOSEPH DE MAISTRE m e n t de Cosaques, de 500 h o m m e s environ, dont chaque soldat a pour sa part 84 d u c a t s . On a donné des berlines pour 50 roubles et des montres de Bréguet pour 25. Mais les souffrances de l ' h o m m e passent t o u t e i m a g i n a t i o n et ne laissent, m ê m e à l'égard du plus féroce ennemi, de place que pour la pitié. Les h o m m e s les plus irréligieux sont frappés de cette é p o u v a n t a b l e catastrophe à la suite d'une guerre qui a pris plaisir à faire des plus r é v o l t a n t s sacrifices un chapitre de sa tactique ; et pour moi, je crois que jamais Dieu n'a dit a u x h o m m e s d'une v o i x plus haute et plus distincte : « C'est Moi !». Les Français ont fait les plus grands et les derniers efforts de bravoure et de patience, ils ne se sont surtout jamais révoltés (chose incroyable !) ; mais que peut l ' h o m m e contre le fer, la faim et le froid réunis ? Il a fallu périr et rendre les armes par milliers ; 3 0 0 . 0 0 0 h o m m e s sont morts ; 200.000 sont prisonniers et répandus j u s q u e sur la frontière de la Sibérie ; 1.000 canons sont au pouvoir des Russes, et v o n t former un m o n u m e n t pyramidal à Moscou ; plus de 500 autres ont été enfouis ou précipités dans les rivières par les Français e u x - m ê m e s . Ceux qui o n t v u le spectacle de près ne s a v e n t c o m m e n t s'exprimer. L'un écrit : J'ai fait deux cents verstes sur des cadavres. L'autre : Nous sommes entrés à Vilna à travers un défilé de cadavres, etc. J e suis persuadé que Sa Majesté lira a v e c intérêt u n e lettre qui lui tiendra lieu de t o u t e s ; elle est de m o n frère Xavier, et j e la choisis parce qu'elle part d'un t é m o i n oculaire et d'une p l u m e étrangère à l'ombre m ê m e de l'exagération. « V i l n a , 9 / 2 1 décembre. J e ne puis t e donner une idée de la route que j'ai faite. Les cadavres CORRESPONDANCE 125 des Français obstruent le chemin, qui depuis, Moscou jusqu'à la frontière (environ huit cents verstes), a l'air d'un c h a m p d e bataille continu. Lorsqu'on approche des villages, pour la plupart brûlés, l e spectacle d e v i e n t plus effrayant. Là les corps s o n t entassés, et, d a n s plusieurs endroits où les m a l h e u r e u x s'étaient rassemblés d a n s les maisons, ils y o n t brûlé sans avoir la force d'en sortir. J'ai v u des maisons où plus de 50 cadavres étaient rassemblés, et parmi e u x trois ou quatre h o m m e s encore v i v a n t s , dépouillés jusqu'à la chemise, par quinze degrés de froid. L'un d'eux me dit : « Monsieur, tirez-moi d'ici ou tuez-moi ; je m'appelle N o r m a n d de Flageac, je suis officier c o m m e v o u s . » Il n'était pas en mon pouvoir de l e secourir. On lui fit donner des habits, mais il n'y a v a i t a u c u n m o y e n d e le sauver ; il fallut l e laisser dans cet horrible lieu. U n c o m t e Berzetti de Turin s'est dit m o n parent et m'a fait d e m a n d e r des secours. J e lui ai e n v o y é a u s s i t ô t et m o n cheval et u n Cosaque pour l'amener, mais le d é p ô t des prisonniers é t a i t parti : j e n e sais ce qu'il e s t d e v e n u . (Je le fais chercher de t o u t côté.) D e t o u t côté et dans t o u s les c h e m i n s o n rencontre d e ces m a l h e u r e u x qui se traînent encore mourants d e faim et de froid ; leur grand n o m b r e fait qu'on ne peut p a s toujours les recueillir à t e m p s , et ils meurent pour la plupart en se rendant a u x dépôts. J e n'en v o y a i s pas u n sans songer à cet h o m m e infernal qui les a c o n d u i t s à cet excès de malheur. » La lettre t o u c h e la circonstance la plus affreuse : c'est l'impossibilité de porter des secours. Qu on imagine u n désert o ù l'on n e v o i t q u e de la neige, des corbeaux, des loups et des cadavres ; voilà la scène depuis Moscou jusqu'à la frontière, e t B 126 JOSEPH DE MAISTRE l'humanité n'y p e u t rien. Le prisonnier meurt de froid et de faim, et il est t u é par la chaleur e t par les a l i m e n t s . Monseigneur le grand-duc Constantin a fait conduire l u i - m ê m e quelques-uns de ces malheureux dans ses propres cuisines, d o n n a n t ordre qu'on e n e û t t o u t le soin possible : a u x premières cuillerées de soupe ils sont morts. V i v a n t depuis d e u x mois et plus de nourritures abominables, de charognes d ' a n i m a u x et m ê m e d ' h o m m e s (car il n'y a plus de doute sur ce point), ils e x h a l e n t pour la plupart u n e odeur si fétide q u e trois o u quatre d e ces m a l h e u r e u x suffisent pour rendre u n e m a i s o n inabordable. L'immense q u a n t i t é de cadavres a j u s t e m e n t attiré l'attention du gouvern e m e n t : à Moscou, o ù c h a q u e maison a son puits c o m m e à Turin, c h a q u e p u i t s était encombré de cadavres français. On a ordonné qu'on achèverait de les combler a v e c des m a t é r i a u x et qu'ils seraient irrévocablement fermés, sauf à en ouvrir d'autres. Les commissaires du g o u v e r n e m e n t o n t c o m p t é à Borodino et dans les environs 42.000 cadavres de c h e v a u x ; et q u a n d o n songe que t o u t cela n'est rien en comparaison des cadavres h u m a i n s , o n pâlit. Le g o u v e r n e m e n t a pris le parti d e les brûler, mais il faut des forêts et b e a u c o u p de t e m p s . Déjà de plusieurs côtés se sont manifestées des maladies assez malignes, tandis que la peste continue ses ravages à Odessa. Dieu n o u s soit en aide ! L'Empereur, qui est arrivé à Vilna le 22 décembre (n. s.), m a n d e qu'il n'oubliera d e sa v i e l'horrible spectacle d o n t il a été t é m o i n . T o u t de suite il a chargé le général c o m t e de Saint-Priest, officier français d u plus grand mérite (au service de la Russie), de l'inspection générale sur tous les prisonniers, afin qu'on leur fasse l e moins de CORRESPONDANCE 127 mal et le plus de bien possible. Les premiers pourront être sauvés, mais, pour t o u s c e u x qui ont é t é faits depuis d e u x mois, j'en d o u t e . Il y en a t o u t au moins 200.000. Qui sait si 2 0 ou 30.000 s e u l e m e n t reverront leurs foyers ? Plusieurs n o m s très distingués se t r o u v e n t dans c e t t e funeste barque. Le c o m t e Alfred d e Noailles, aide d e c a m p du prince de Neuchâtel (Berthier), a é t é t u é sur la Bérésina. On a t r o u v é sur lui le portrait de sa f e m m e . J e l'ai v u . L e sang de l'infortuné j e u n e h o m m e a pénétré dans la boîte et formé u n h i d e u x croissant au bas d u portrait. Il a v a i t v i n g t - s e p t ans et sa f e m m e en a v i n g t . P e n d a n t qu'il était t u é sous les d r a p e a u x de B o n a p a r t e , son frère cadet (le c o m t e Alexis) s'échappait de France e t se rendait ici pour passer de là e n Angleterre et tâcher de servir de quelque manière son maître Louis X V I I I . — L ' u n sera pris et Vautre sera laissé. Sa Majesté Impériale a d o n n é à Vilna mille preuves d e b o n t é et de munificence. Le prince de Smolensk a reçu le grand cordon de SaintGeorges, qui est le nec plus ultra des honneurs militaires. Il a dit a u x seigneurs polonais : « Messieurs, j'ai t o u t oublié, passons l'éponge sur t o u t ce qui s'est passé, j'espère qu'à l'avenir... » On raconte diversement la fin d e c e t t e phrase ; mais c o m m e les souverains, obligés d e dire ces sortes de choses, les disent m i e u x que les autres h o m m e s , on leur doit de n e pas les répéter, à moins qu'on ne les ait e n t e n d u e s ou qu'on e n soit très sûr. Où est N a p o l é o n , e t que va-t-il faire ? C'est ce que t o u t le m o n d e d e m a n d e sans savoir répondre. L'un dit qu'il v a à Vienne, l'autre à Dresde, l'autre à Paris t o u t droit. — II n'y a rien de sûr encore. Quelques personnes croient qu'il pourra 128 JOSEPH DE MAISTRE se faire une armée, mais la chose est impossible. Qui voudra le suivre après c e t t e é p o u v a n t a b l e catastrophe ? La France et l'Allemagne sont en deuil. J e ne considère qu'un seul objet, celui des officiers : t o u t bien e x a m i n é , il en a perdu à peu près 8.000. C'est t o u t e la science et t o u t e l'expérience française. Comment remplir c e t t e terrible lacune ? etc. — Enfin, nous verrons. Voilà un beau c h a m p ouvert à la diplomatie si elle est sage. L'Empereur a dit à V i l n a : «Messieurs, nous avons v a i n c u : m a i n t e n a n t il faut prouver que nous s o m m e s dignes de la victoire. » — J e le désire et l'espère de t o u t m o n cœur. Que fera l'Autriche ? L'Empereur sera-t-il père ou souverain ? Que feront les Français ? J e vois un parti républicain qui n'est pas mort : u n parti constitutionnel de quelques a m b i t i e u x qui s'empareront d u p o u p o n pour régner par u n e régence ; un parti royaliste, etc. Que fera l'Angleterre, qui craint la Russie en se servant d'elle, et qui a pour intérêt d'empêcher que les d e u x couronnes de France et d'Espagne n'appartiennent à la même famille ? Que fera l'Espagne, qui en quatre ans de révolution n'a pas encore produit un véritable t a l e n t dans l'ordre militaire c o m m e dans le civil, et dont la constitution n'est qu'une œ u v r e d'avocats ? Il serait téméraire de prophétiser sur des évén e m e n t s qui seront décidés par t a n t d'intérêts et de passions combinées et mises en jeu. Ce qu'il y a de plus probable, c'est que la R é v o l u t i o n continuera c o m m e elle a continué jusqu'ici, c'està-dire sans que les étrangers puissent s'en mêler efficacement ; que les Français souffriront beaucoup, c o m m e il est e x t r ê m e m e n t juste, mais qu'ils rétabliront les Bourbons en France et en E s p a g n e CORRESPONDANCE 129 et le P a p e à R o m e , et qu'en a c c e p t a n t d'eux ou en leur arrachant par la victoire de grandes p o s sessions, o n ne les privera pas c e p e n d a n t d'une grande a u g m e n t a t i o n de territoire. J e dis, c o m m e le préteur romain : PareU L'avenir jugera ces conjectures. A Af 116 Constance de Maistre Saint-Pétersbourg, 20 avril 1814. J e ne sais, ma chère Constance, par quelle v o i e ta lettre m'est v e n u e : partie le 13 février, elle est arrivée le 5 avril ; c'est b e a u c o u p par le t e m p s qui court. Mais quelle bizarrerie dans les circonst a n c e s ! A u m o m e n t où je lisais v o s transports de joie sur l'heureuse s a n t é de R o d o l p h e , moi j'étais sur les charbons ardents, croyant, par certains signes mal interprétés, que je l'avais perdu et qu'on m e le cachait encore. J'étais enfermé chez moi, sans vouloir recevoir personne ni aller dans le m o n d e . Enfin, on m e déclare qu'il a été légèrement blessé ; mais, b i e n t ô t après, j e reçois de lui u n e lettre de quatre pages, postérieure à la d a t e d e c e t t e affaire, et dans laquelle il n'est pas question de blessure. J u s q u ' à présent t o u t va à merveille ; mais le plus b a t t u de t o u s dans c e t t e guerre, c'est moi, ma chère a m i e ; je suis abîmé, écrasé, abêti par c e t t e affreuse solitude à laquelle je suis c o n d a m n é . P e n d a n t les jours o ù j'ai p u craindre, représente-toi ma situation, n'ayant pour t é m o i n s de mes angoisses que des v a l e t s , qui peut-être s u p p u t a i e n t ce qu'ils gagneraient à ma mort. Toujours v o u s m'êtes nécessaires, toujours je pense à v o u s ; mais dans ces 130 JOSEPH DE MAISTRE m o m e n t s , et surtout lorsque je me couchais, lorsqu'on éteignait les bougies e t que je me disais : « en voilà jusqu'au jour », a v e c la pensée de m o n p a u v r e R o d o l p h e , a v e c la certitude d e ne pouvoir fermer l'œil, e t sans avoir un être à qui parler ; alors je v o u s désirais a v e c une telle force qu'il m e semblait quelquefois que v o u s alliez m'apparaître. H e u r e u s e m e n t ces terribles heures n'ont pas duré ; mais j e n'ose pas m e croire aussi près que t u l'imagines de cette bienheureuse réunion vers laquelle m e s regards sont fixés depuis si l o n g t e m p s A u reste, m o n cher cœur, q u a n d m ê m e t o u t ira c o m m e n o u s le désirons, il y aura encore bien des épines à arracher ; mais il m e semble, p o u r v u que v o u s s o y e z a v e c moi, que nous saurons nous en tirer ; adhuc modicum (n'est-ce pas que t u sais le latin ?), adhuc modicum, et nous y verrons à peu près clair. J'aime à penser que c e t t e lettre sera surannée lorsqu'elle t'arrivera ; t u diras : Fi ! Qu'est-ce q u e ce v i e u x radoteur nous dit là ? C'est la guerre de Troie, o u peu s'en faut. Si par hasard t u rencontres dans le m o n d e M a d a m e d e Le Nôtre (1), t u lui diras de m a part que j e la t r o u v e une p e t i t e folle parfaite, dans ce qu'elle m e dit au sujet d'une certaine s o m m e qu'elle prétend être à moi ; car c'est, au contraire, t o u t ce qui est ici qui est à elle. J e lui ai dit pourquoi ces fonds seraient m i e u x ici. D u reste, je suis t o t a l e m e n t exproprié. J ' a t t e n d s R o d o l p h e pour lui céder le grand m a n i e m e n t des affaires, m o y e n nant u n e pension alimentaire et u n v ê t e m e n t honnête, ce qui m e paraît juste. Venez, v e n e z , (1) Madame de Maistre. CORRESPONDANCE 131 tous v o s emplois sont fixés : Françoise est Ministre de l'intérieur et trésorier général ; Rodolphe, Ministre au d é p a r t e m e n t des affaires étrangères et payeur en chef ; Adèle, secrétaire en chef pour la politique ; et toi, pour la philosophie et la littérature ; a v e c des a p p o i n t e m e n t s égaux, et c o m m u n a u t é de fonctions pour le besoin. Moi, je serai le Souverain, a v e c l'obligation de ne rien faire et la permission de radoter. Si ces conditions sont de votre goût, écrivez : Accordé ; dans le cas contraire, allez vous promener. Ce que tu me dis des mariages m'a fort amusé. Pour ce qui t e concerne en particulier, ma chère enfant, les figuiers sont faits pour porter des figues ; cependant, j ' a c c e p t e a v e c beaucoup de plaisir t o u t e s les choses aimables que t u me dis sur notre inséparabilité ! J e suis transporté de l'idée de t e voir, de te connaître, et de jouir de tes soins t a n t que je me promènerai sur cette petite boule. Cependant, je ne suis point égoïste ; et si quelque h o n n ê t e h o m m e , tourné c o m m e je l'imagine, v i e n t t e demander à moi en parlant bien poliment, je suis prêt à t e céder, à condition que t u viendras de t e m p s en t e m p s cultiver ta nouvelle connaissance : ce qui, je pense, ne souffrira pas de difficulté. Adieu, ma très chère Constance ; je te serre sur m o n v i e u x cœur, a u t a n t que je puis sans t'étouffer. Rien n'égale la j o y e u s e tendresse a v e c laquelle j'ai l'honneur d'être, Mademoiselle, Votre très humble et très obéissant serviteur. 132 JOSEPH me A M DE MAISTRE Nicolas de Maistre Saint-Pétersbourg, 3 (15) octobre 1814. A u m o m e n t o ù je t'écris, ma très chère sœurcousine, je suis le plus h e u r e u x et le plus grand seigneur d'Europe : m a famille est sur l e point de t o m b e r dans mes bras, et m o n Souverain est ressuscité. Il est bien vrai que je puis sans miracle mourir de faim i n c e s s a m m e n t , mais c'est u n très petit i n c o n v é n i e n t ; et cela s'appellera toujours mourir au lit d'honneur. L'établissement de ma maison m'a j e t é dans de telles dépenses, q u e la t ê t e m'en tourne. Ah ! ma pauvre, ça fait frémir ! Si t u m e v o y a i s acheter des draps, des serviettes, des rideaux, etc., tu aurais c e r t a i n e m e n t bien compassion de moi, ou bien t u n'as plus ce cousin de c œ u r q u e je t'ai v u autrefois. Dieu sait quelles bénédictions t u auras données à ma f e m m e et à mes enfants, à leur passage dans la ville natale. C o m m e n t as-tu t r o u v é m e s enfants ? N'est-ce pas que m o n R o d o l p h e est u n brigand très passable ? Hélas ! il a plu à Sa Majesté la P r o v i d e n c e de séparer les inséparables ; mais elle n'ordonne pas qu'ils s'oublient. Oh ! aimable Catafourre, quand je t'oublierai, je m'oublierai m o i - m ê m e . — Il y a un peu de poésie ici ; mais c'est que l'enthousiasme m e prend t o u t e s les fois que j e pense à ce que j'aimerai toujours et q u e je n e recevrai plus. — Mon cœur se serre en m ê m e t e m p s ; mais il est inutile de penser à t o u t e s ces choses, ou du m o i n s de trop se fixer sur ces idées. Chacun a son sort, tel est le nôtre : il m e suffit de n'avoir pas g â t é les affaires de la famille ; mais tandis qu'il restera sur ce p a u v r e globe d e u x descen- CORRESPONDANCE 133 dants de ces trois excellentes dames qui nous a t t e n d e n t , c o m m e n t pourraient-ils cesser de s'aimer e t de se désirer ? Comme je t'aime, ma chère sœur, c o m m e je t e désire du fond de m o n cœur ! S o u v e n t je te fais visite, mais je ne sais pas me tirer de t o n l o g e m e n t . J e me suis gâté t o u t à fait ; les Allées de Chambéry me font peur. J e tremble de trouver, au milieu de ces formidables détroits des voleurs ou des spectres ; lorsque enfin j'ai pris m o n parti, nouvel embarras, je ne sais plus à quelle porte frapper ; es-tu dans cet a p p a r t e m e n t où j'ai si s o u v e n t vu le Kinkin Perrin, et qui a c e t t e belle v u e sur la rivière ? Ou bien es-tu de l'autre côté, sur la grande rue ? Explique-moi t o u t cela, je t'en prie ; dis-moi où tu reçois, où t u boudes, où t u dors, afin que je ne t â t o n n e plus. Marthe ! Marthe I tu as choisi la meilleure part, celle de vivre tranquille à côté de ton homme. Pour t o n v i e u x cousin, c'est un couratier, n'en parlons plus. Qu'est-ce que t o u t ceci deviendra ? J e v e u x être un chien si j'en sais u n m o t . Adieu, ma très chère cousine pour le moins. J e t'embrasse, c o m m e dans les t e m p s anciens, a v e c un cœur de dix-huit ans. Salue de ma parc Nicolas, si t u le vois quelque part, et l'excellente F a n c h e t t e , et tutti quanti. Un m o t en particulier a u x bons La Chavanne e t à t o u t ce que j'aime (tu ne saurais t e tromper, c'est ce que t u aimes aussi). Tout à toi. A M. le Vicomte de Bonald, à Paris Saint-Pétersbourg, 1<» (13) décembre 1814. MONSIEUR, J'ai reçu v o t r e lettre n° 1 a v e c une e x t r ê m e satisfaction ; je suis fâché s e u l e m e n t que le plaisir 134 JOSEPH DE MAISTRE qu'elle m'a procuré se t r o u v e si fort g â t é par le tableau plus que triste que v o u s m ' y faites de l'état de choses en France. J'ai b e a u c o u p m é d i t é sur ce tableau, qui ébranle fort l'espérance, mais sans p o u v o i r l'éteindre. J'ai sur ce point des idées t o u t e s semblables a u x v ô t r e s ; je v o i s le mal c o m m e v o u s le v o y e z ; m o n œil p l o n g e avec terreur d a n s c e profond cloaque. Cependant, un instinct invincible m e dit que nous verrons sortir de là quelque c h o s e de merveilleux, c o m m e un superbe œillet s'élance du fumier qui couvrait son germe. Ce qui fait qu'on se t r o m p e sur les c h a n g e m e n t s qu'on désire, sans les croire possibles, c'est qu'on ignore la théorie des forces morales. L e m o n d e p h y s i q u e n'est qu'une i m a g e , ou, si v o u s voulez, u n e répétition d u m o n d e spirituel : e t l'on p e u t étudier l'un dans l'autre a l t e r n a t i v e m e n t . D e l'eau, a u t a n t qu'il e n pourrait entrer dans le dé d'une petite fille, si elle est réduite e n v a p e u r , fait crever u n e b o m b e . Le m ê m e p h é n o m è n e arrive dans l'ordre spirituel : u n e pensée, u n e opinion, u n a s s e n t i m e n t simple de l'esprit, n e s o n t q u e ce qu'ils sont ; mais si u n degré de chaleur suffisant les fait passer à l'état d e vapeur, alors ces principes tranquilles d e v i e n n e n t e n t h o u s i a s m e , fanatisme, passion en u n m o t (bonne ou m a u v a i s e ) , et, sous cette n o u v e l l e forme, ils p e u v e n t soulever les m o n t a g n e s . N e v o u s laissez pas décourager par la froideur que v o u s v o y e z autour de v o u s ; il n'y a rien d e si tranquille qu'un magasin à poudre une demi-seconde a v a n t qu'il s a u t e . Il n e faut que d u feu (ferte citi flammas), et c'est n o u s qui l'avons. Sur ce point c o m m e sur t a n t d'autres, Monsieur, je suis c o m p l è t e m e n t de v o t r e a v i s : Hors de F Eglise, point de salut ! Cet a x i o m e , trans- CORRESPONDANCE 135 porté d a n s la politique, e s t d'une h a u t e vérité. La France était la France, parce que les évêques Vavaient faite, c o m m e Fa dit l e christianissime Gibbon. La postérité mettra dans la balance le X e t le X V I I I siècle, e t je crois que le premier l'emportera pour le b o n sens, pour le caractère, et m ê m e , dans u n certain sens, pour la science ; car c'est une déplorable erreur de croire q u e les sciences naturelles sont t o u t . Que m'importe qu'on sache l'algèbre e t la chimie ? Si l'on ignore t o u t en morale, en politique, en religion, toujours je pourrai dire : Imminutse sunt veritates a filiis hominum. Pour juger un siècle, il ne suffit pas de connaître ce qu'il sait ; il faut encore tenir c o m p t e d e ce qu'il ignore. Le nôtre, d è s qu'il sort d ' a + f c , ne sait plus ce qu'il dit. La puissance de la France paraît c e p e n d a n t dans ce qu'elle fait d e m a l , a u t a n t que dans ce qu'elle a v a i t fait de bien ; mais t o u t e l'histoire a t t e s t e que les n a t i o n s meurent c o m m e les i n d i v i d u s . Les Grecs e t les R o m a i n s n'existent pas plus que Socrate e t Scipion. J u s q u ' à présent les nations ont é t é tuées par la conquête, c'est-à-dire par v o i e de pénétration ; mais il se présente ici une grande question. — Une nation peut-elle mourir e e sur son propre sol, sans transplantation ni pénétration, uniquement par voie de putréfaction, en laissant parvenir la corruption jusqu'au point central, et jusqu'aux principes originaux et constitutifs qui la font ce qu'elle est ? C'est un grand et redoutable problème. Si v o u s en êtes là, il n'y a plus de Français, m ê m e en France ; Rome n'est plus dans Rome, et t o u t e s t perdu. Mais je ne puis m e résoudre à faire c e t t e supposition. J e vois p a r f a i t e m e n t ce qui v o u s c h o q u e e t v o u s afflige ; m a i s j'appelle à m o n secours u n e d e m e s 136 JOSEPH DE MAISTRE m a x i m e s favorites qui e s t d'un grand u s a g e d a n s la pratique : Uœil ne voit pas ce qui le touche. Qui sait si v o u s n'êtes pas dans ce cas. e t si l'état déplorable qui v o u s arrache d e s larmes e s t cependant autre chose q u e l'inévitable n u a n c e qui doit séparer l'état actuel de celui q u e n o u s a t t e n d o n s ? N o u s verrons ; o u bien nous n e verrons p a s , car j'ai s o i x a n t e ans ainsi q u e v o u s , e t , si l e remède est chronique c o m m e la maladie, n o u s pourrons bien n e p a s voir l'effet. E n t o u t cas, nous dirons en m o u r a n t : Spem bonam certamque domum reporto. J e n'y renoncerai jamais. J e ne v o u s dis rien de la politique, elle ressemble à t o u t le reste : les n o m s seuls o n t changé, les principes sont les m ê m e s . Il faut prier, écrire, et prendre patience. J e suis e n c h a n t é q u e m o n dernier opuscule n e v o u s a i t p a s déplu ; e t v o u s a v e z encore ajouté à ma satisfaction en m'appren a n t q u e j'avais o b t e n u de plus l'approbation de Mgr l'évêque d'Alais e t de M. de F o n t a n e s . J e v o u s prie e x p r e s s é m e n t , Monsieur, de vouloir bien m e présenter à e u x dans les formes. A h ! que j e voudrais leur parler en main propre, c o m m e dit J e a n n o t ! Mais je vois qu'il faut renoncer à ce plaisir c o m m e à t a n t d'autres. J'ai v u u n i n s t a n t la possibilité de voir Paris ; m a i n t e n a n t , il n'en e s t plus question : A visiter Paris je ne dois plus prétendre. Cependant, il y aurait de bonnes choses à faire dans c e t t e capitale. Criez de t o u t e s v o s forces : Ubi sapiens ? ubi scriba ? ubi conquisitor hujus sœculi ? — Vingt h o m m e s suffiraient, s'ils étaient bien d'accord ; mais parmi ce qu'il y a de meilleur chez v o u s , e t m ê m e parmi le sel de la terre, il y a bien des erreurs. L'Eglise gallicane, si respectable d'ailleurs, en était v e n u e n é a n m o i n s insensiblement, par des causes qui CORRESPONDANCE 137 d a t e n t de loin et qui v a u d r a i e n t bien la peine d'être analysées, à se croire non pas catholique, mais Y Eglise catholique. Il était d e v e n u bien difficile de faire entrer dans la meilleure t ê t e française, m ê m e mitrée, que l'Eglise gallicane n'était qu'une province de la monarchie catholique ; et qu'une assemblée provinciale du Dauphiné ou du Languedoc, s t a t u a n t sur la prérog a t i v e du roi de France, ne représenterait que faiblement l'absurdité d'un s y n o d e italien ou français s t a t u a n t sur celle du Pape. Gibbon a dit quelque part : L'Eglise gallicane, placée à une égale distance des protestants et des catholiques, reçoit les coups des deux partis. Vous me faites bien l'honneur sans d o u t e de croire que je sais faire justice de l'exagération qui se t r o u v e dans ce passage ; il ne contient pas moins une grande leçon pour des gens qui allaient b e a u c o u p trop loin parmi v o u s . Le tort que vos écrivains (j'ent e n d s m ê m e les bons) ont fait à l'esprit d'unité est incalculable. Voyez Fleury, le plus dangereux des h o m m e s qui ont t e n u la p l u m e dans les matières ecclésiastiques (car il n'y a rien de si dangereux que les bons mauvais livres, c'est-à-dire les m a u v a i s livres faits par d'excellents h o m m e s a v e u g l é s ) : a v e c son historiette ecclésiastique, faite c o m m e on fait les châssis, en collant des feuilles de papier bout à bout, il s'est emparé de t o u t e s les t ê t e s ; et t o u t bachelier sevré d'avant-hier, qui a glissé sur cette superficie, croit en savoir a u t a n t que le cardinal Orsi. J e relis m a i n t e n a n t à mes enfants l'excellente Histoire de Fénelon, composée par votre illustre ami ; c'est un ouvrage dicté par le talent le plus pur, par la plus sévère impartialité, par lu plus haute sagesse. Fleury, cependant, est loué dans 138 JOSEPH DE MAISTRE le premier v o l u m e effusis laudibus, sans la moindre restriction, tant le préjugé national est terrible ! D'Alembert disait toujours, le sage Fleury ; Voltaire disait : / / est presque philosophe ; il a obtenu le triste honneur d'être traduit, approuvé et c o m m e n t é par les protestants, qui ont dit ore rotundo : Il est des nôtres. Par quelle magie arrive-t-il qu'un écrivain ecclésiastique soit approuvé par les athées, par les protestants, et par les é v ê q u e s de France ? Il faut qu'il soit bien parfait. Le Concordat est v e n u encore ajouter un nouveau mal à l'ancien. C'était encore une jolie idée que celle de vouloir enfermer l'Église catholique et la France dans un salon, et dans un p a y s encore où les a p p a r t e m e n t s sont notoirement étroits ! — C'est de ce côté que je crains infiniment, je v o u s l'avoue. Il est aisé de disserter sur l'obéissance, mais la pratiquer ne l'est pas autant ; il est aisé de s'écrier : Puisse ma langue s'attacher à mon palais, si jamais je t'oublie, ô sainte Eglise romaine ! Mais si l'on v e u t ensuite forcer la main du Pape pour écraser un rival, si le Souverain Pontife refuse d'aller aussi vite que la passion, on lui écrira fort bien : Sa Majesté saura ce qu'Elle aura à faire. — Charmant postscriptum au sermoii sur l'unité ! A M. IAmiral Tchitchagof, à Londres Saint-Pétersbourg, 14 (26) décembre 1814. Qu'est-ce donc que v o u s faites, m o n très cher Amiral ? Qu'est-ce que v o u s devenez ? E t que projetez-vous ? Tout ce qui v o u s aime ici, ou CORRESPONDANCE 139 tout ce qui v o u s connaît (j'emploie volontiers les s y n o n y m e s ) , a t t e n d a i t de v o u s quelque signe de vie ; mais ceci passe mesure. J e romps le silence, et je suis c o n v e n u a v e c M de Swetchine, la meilleure des amies, que je v o u s gronderai pour elle et pour moi. Ce qu'il y a de bien singulier, c'est que v o t r e excellent frère, soit ignorance réelle ou discrétion, prétend n'en savoir pas plus que nous sur votre c o m p t e , et ne peut rien nous apprendre sur t o u t ce qui nous intéressait à votre sujet. E t e s - v o u s anglais ? J e n'en crois rien, malgré l'attrait de la famille. J e conçois bien qu'elle v o u s retient, et je conçois encore que ce lien se fortifie chaque jour, à mesure que v o s aimables filles acquièrent des idées et des grâces nouvelles : c e p e n d a n t j'ai peine à croire que nous v o u s a y o n s perdu pour toujours. Il n'y a rien que je conçoive m i e u x que le charme du désespoir. C'est ce qui v o u s retient en Angleterre ; mille souvenirs tendres et déchirants v o u s a t t a chent à c e t t e terre, o ù v o t r e bonheur naquit pour durer si peu. Moi qui ne suis qu'un ami, je suis c e p e n d a n t visité s o u v e n t par l'ombre de v o t r e chère Elisabeth. Elle m'apparaît toujours entre v o u s et moi ; je crois la voir, l'entendre, et lui tenir quelques-uns de ces discours dont elle avait la b o n t é d'écrire de t e m p s en t e m p s quelques m o t s dans ce journal que v o u s feuilletez le jour, et qui v o u s garde la nuit. Combien ce m ê m e souvenir doit être horriblement d o u x pour l'époux qui l'a perdue, qui se promène sur cette m ê m e terre où son cœur rencontra le sien, où il entendit pour la première fois ce oui sérieux, dont le s u i v a n t n'est qu'une répétition légalisée, et que l ' h o m m e le plus heureux n'entend qu'une fois dans sa vie I J e voulu m e 140 JOSEPH DE MAISTRE drais q u e les o b j e t s qui v o u s environnent, et qui n e v o u s parlent q u e d e v o t r e perte, v o u s apprissent à pleurer : v o u s auriez fait u n grand pas vers la consolation, j e v e u x dire vers la douleur sage. D i e u v o u s a frappé, m o n cher a m i , très j u s t e m e n t c o m m e j u g e , et très a m o u r e u s e m e n t c o m m e père ; il v o u s a dit : C'est moi 1 R é p o n d e z lui : Je vous connais, et v e n e z pleurer a v e c nous, quand v o u s aurez assez pleuré ailleurs. Depuis le 11 (23) octobre, je suis réuni à m a f e m m e et à m e s enfants, et j e loge dans la dernière maison que v o u s a v e z habitée. J e passe u n e partie de ma v i e dans ce c a b i n e t o ù nous a v o n s si s o u v e n t parlé raison. Le bureau de m a f e m m e occupe la place de v o t r e chaise longue. J'ai beaucoup embelli cet a p p a r t e m e n t , mais je n'ai pu trouver encore u n m o y e n de l'agrandir, et c e t t e malheureuse impuissance m'oblige de le quitter. Venez, Monsieur l'Amiral, v e n e z nous voir : je n'aurai point h o n t e d'être h e u r e u x d e v a n t v o u s , bien persuadé que v o u s n'aurez pas v o u s - m ê m e besoin de m e pardonner. A u reste, si v o u s v e n i e z c o n t e m pler m o n ménage, il serait b i e n t ô t pour v o u s une n o u v e l l e preuve que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne. T a n t de bonheur ne p o u v a i t m'être d o n n é gratis. Cette résurrection générale, qui a relevé t a n t de m o n d e , m'enfonce plus profond é m e n t dans l'abîme. Ma malheureuse patrie est dépecée et perdue (1). J e demeure au milieu du m o n d e sans biens, et m ê m e , dans un certain sens, sans Souverain. Etranger à la France, étranger à la Savoie, étranger au P i é m o n t , j'ignore m o n sort futur. J e n'ai d e m a n d é qu'à n e pas changer (1) Ceci se rapporte au traité de 1814, par lequel la Savoie avait été cédée a la France. CORRESPONDANCE 141 de place, malgré les épines déchirantes sur lesquelles on m'a couché ; j'ignore ce qui arrivera, mais Celui qui a fait mes affaires jusqu'à présent voudra bien, j'espère, s'en charger encore jusqu'à la fin. Malgré m o n envie de ne pas quitter ce pays, je n e sais quel instinct terrible me menace, dans le fond de m o n être, de changer encore de place. J e dis terrible, car je me défie de moi à l'excès, et je ne puis souffrir l'idée d'entreprendre quelque chose de n o u v e a u et de changer de théâtre. J'aime la Russie, parce qu'il riy a ptint d'abus, c o m m e nous en s o m m e s c o n v e n u s s o u v e n t : de plus, parce que j ' y ai d'excellents amis, et qu'enfin l'habitude a rivé tous les clous qui m'y a t t a c h e n t . J'espère que v o u s m'approuverez ; dans le cas contraire, v e n e z me dire que j'ai tort. E n a t t e n dant, donnez-moi de v o s nouvelles et de celles de v o t r e aimable famille. Votre c h a r m a n t e fille c a d e t t e parle-t-elle anglais, aujourd'hui, a v e c cette m ê m e élégance qui m ' e n c h a n t a i t dans son français enfantin ? Enfin parlez-moi b e a u c o u p de v o u s et de t o u t ce qui v o u s intéresse, mais ne m ' e n v o y e z point de vinaigre : je v e u x une lettre t o u t e à l'huile d'olive. Adieu mille fois, bon et m a l h e u r e u x ami. Votre p e t i t ami R o d o l p h e v o u s salue t e n d r e m e n t , et moi je v o u s serre dans mes bras, Monsieur l'Amiral, en v o u s assurant, très i n u t i l e m e n t à ce que j'espère, de m o n t e n d r e et éternel a t t a c h e m e n t . A M. le Chevalier de SainURéal, à Gênes son beau-frère, Saint-Pétersbourg, septembre 1816. T u m e parles dans presque t o u t e s tes lettres des J é s u i t e s , . m o n cher ami, et toujours assez ridicu- 142 JOSEPH DE MAISTRE l e m e n t ; je v e u x , une fois pour t o u t e s , t e dire ma pensée sur ce point. Sans doute, j'aime les Jésuites, que j'ai toujours regardés c o m m e u n e des plus puissantes instit u t i o n s religieuses, un des plus admirables instrum e n t s d'instruction et de civilisation qui aient existé dans l'univers. Parle à un ennemi des Jésuites, au premier que t u trouveras sous ta main ; demande-lui s'il a fréquenté ces Messieurs, s'il a v a i t parmi e u x des amis, des directeurs, des conseillers, etc. ; il t e répondra : Non, et peutêtre : Dieu m'en préserve ! E t si t u lui cites leurs amis, il ne manquera pas de te dire qu'ils sont amis, et qu'il ne faut pas les croire parce qu'ils sont suspects ; en sorte que les Jésuites ne sont véritablement connus que par ceux qui ne les connaissent pas. C'est u n magnifique t h é o r è m e qui mérite d'être encadré. Il n'y a rien de si niais, m o n très spirituel ami, que ce que-tu dis après t a n t d'autres, que, puisque les Jésuites étaient détruits, il ne fallait pas les rétablir : c'est-à-dire, par la m ê m e raison que : puisque le Roi était tombé de son trône, il ne fallait pas l'y replacer. Par quelle raison, par quelle loi, par quelle c o n v e n a n c e , u n e excellente chose, une fois a b a t t u e , n e doit-elle plus être relevée ? Tu me diras : C'est une question de savoir si la chose est excellente. Fort bien, m o n cher a m i ; et dès qu'il sera prouvé que les Jésuites ne v a l e n t rien, il sera prouvé aussi qu'il ne fallait pas les rétablir. N o u s attendrons d o n c la d é m o n s t r a t i o n . J e t e donnerai une règle sûre et facile pour juger les hommes ainsi que les corps. Cette règle est infaillible : t u n'as qu'à voir par qui ils sont aimés, et par qui ils s o n t haïs. D u côté des Jésuites, je t e nommerai t o u t ce que le m o n d e a produit CORRESPONDANCE 143 de plus excellent dans Tordre de la sainteté, de la science et de la politique. — E t quels sont leurs ennemis ? Tous les e n n e m i s de Dieu, t o u s les ennemis de l'Église, t o u s les ennemis de l'État. — Tu me diras : Est-ce qu'il n'y a pas de fort h o n n ê t e s gens parmi leurs ennemis ? Hélas ! oui, m o n cher ami ; mais ces honnêtes gens se t r o u v e n t sur ce point en très m a u v a i s e compagnie, ce qui n'arrive pas a u x amis de cette société. Cependant, malgré la très juste affection que je leur porte, si j'étais Ministre, je n'irais point trop vite. J'aurais toujours d e v a n t les y e u x d e u x a x i o m e s . Le premier est de Cicéron : N'entreprends jamais dans VEtat plus que tu ne peux persuader. L'autre est de moi, indigne : Quand tu baignes un fou, ne t'embarrasse pas de ses cris. Il faut prêter l'oreille à ces d e u x m a x i m e s , et les balancer l'une par l'autre. J e crois bien que Gênes se plaint ! J'ignore c e t t e manière d o n t t u me parles, mais je gagerais qu'il s'agit de quelque fabrique de b o u t o n s ou de lacets, supprimée peut-être pour y substituer d'inutiles moines II Tel est le siècle ! U n corps enseignant, prêchant, catéchisant, civilisant, i n s t i t u a n t , etc., ne v a u t pas pour lui une échoppe de quincaillerie ; il donnerait la régénération d'une âme h u m a i n e pour u n e a u n e de taffetas. Qu'un Souverain v i e n n e à jeter quelques g o u t t e s d'eau rose sur c e t t e boue, elle ne m a n q u e pas de crier : Vous me salissez ! Il faut la laisser dire et verser double dose, à moins qu'il n'y ait un très grand danger. Enfin, m o n cher ami, je n'aime rien t a n t que les esprits de famille : m o n grand-père a i m a i t les Jésuites, m o n père les aimait, ma sublime mère les aimait, j e les aime, m o n fils les aime, son fils les aimera, si le Roi lui permet d'en avoir u n . 144 JOSEPH A M 116 DE MAISTRE Constance de Maistre Turin, 6 septembre 1817. A la bonne heure ! — Quand ta lettre est dans la poche d'un ami, on peut bien passer à la t e n dresse d'une fille quelques bouffées de ressentim e n t contre les petits-maîtres ; mais, par la voie ordinaire, je t e renouvelle t o u t e s mes défenses, et plus sévèrement encore que jamais. J'ai donc reçu hier ta lettre que t u as remise a u b o n Marquis, et je t e réponds, quoique je n'aie pas le t e m p s de t e répondre. C'est pire qu'à Paris ; la t ê t e me tourne. Hier m a t i n , neuf lettres, bien c o m p t é e s , t o m b è r e n t sur ma table, et t o u t e s lettres à prét e n t i o n , qu'il n'est pas permis de négliger. Les visites, les devoirs de t o u t genre v o n t leur train. J e me tuerais, si je ne craignais d e t e fâcher. Il n'y a rien de si beau, ma chère Constance, il n'y a rien de si tendre ni de m i e u x e x p r i m é que t o u t ce que t u me dis ; mais, hélas ! t o u t cela est inutile : le dégoût, la défiance, le découragement sont rentrés dans m o n c œ u r . U n e v o i x intérieure dit u n e foule de choses que je ne v e u x p a s écrire. Cependant je ne dis pas que je m e refuse à rien de ce qui se présentera naturellement ; mais je suis sans passion, sans désir, sans inspiration, sans espérance. J e ne vois d'ailleurs, depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun signe de faveur quelconque ; enfin rien de ce qui peut décourager u n grand c œ u r à se jeter dans le torrent des affaires. J e n'ai pas encore fait une seule d e m a n d e ; et, si j ' e n fais, elles seront d'un genre qui ne gênera personne. E n réfléchissant sur m o n i n c o n c e v a b l e étoile, je crois CORRESPONDANCE 145 toujours qu'il m'arrivera t o u t ce que je n'attends pas. T u n e m e dis pas moins d'excellentes choses, t o u t e s étrangères à c e t t e étoile et à m o n caractère. Le capital et l'établissement dont t u me parles sont des rêves de t o n c œ u r ; je les vénère, à cause du p a y s d o n t ils partent : néanmoins, ils sont ce qu'ils sont. J e t e répète ce que j e t'ai dit si s o u v e n t sur ce grand chapitre : J e n'ai ni ne puis avoir aucune idée qui ne se rapporte e x c l u s i v e m e n t à vous, mes p a u v r e s enfants ! Que m'importe à moi, qui ne suis plus qu'un minutiste ( c o m m e dit Homère) ? E t quand je verrais un siècle d e v a n t moi, que m'importerait encore ? J e n'aime pas moi, je ne crois pas moi, je m e m o q u e de moi. Il n'y a de vie, de jouissance, d'espérance que dans toi. H y a l o n g t e m p s que j'ai écrit dans m o n livre de m a x i m e s : L'unique antidote contre Vègoïsme, c'est le tuisme. — C'est toi surtout, ma chère Constance, qui m e verses cet a n t i d o t e à rasades ; j ' e n boirai donc de ta main et de celles d'un p e t i t nombre d'autres tois, jusqu'à ce que je m'endorme sans avoir jamais pleinement v é c u . A v e c de certaines dispositions, un certain élan trompeur vers la renommée, et t o u t c e qui peut l'obtenir l é g i t i m e m e n t , un bras de fer invisible a toujours été sur moi, c o m m e un effroyable cauchemar qui m'empêche de courir et m ê m e de respirer. Regarde bien la masse qui est sur m a poitrine, et t u cesseras d'espérer. J e ne t e cache pas c e p e n d a n t que nombre de personnes p e n s e n t bien a u t r e m e n t : nous verrons. E n a t t e n d a n t , je m'en tiens à m o n éternelle m a x i m e , de supposer toujours le mal, et de m e laisser toujours étonner par le bien. 146 JOSEPH DE MAISTRE Adieu, petite follette ; jamais assez dit combien je t'aime ! je ne t'aurai Au Prince Kolonesky Turin, 20 août 1818. J'espère, mon cher prince, que v o u s n'attendez pas de moi un s e n t i m e n t détaillé sur v o t r e lettre à M. le c o m t e de C..., dans laquelle v o u s lui rendez c o m p t e de l'ouvrage de M de Staël. Je serais conduit à v o u s parler, non pas de la lettre, mais de t o u s les sujets que vous effleurez dans cette pièce ; c'est-à-dire que je v o u s ferais un petit livre sur un livre. J e n'ai plus assez de t e m p s pour le dépenser ainsi. J'en serais e m p ê c h é d'ailleurs par u n e foule d'occupations qui ne me p e r m e t t e n t pas ces parties de plaisir. Voici donc, m o n prince, t o u t ce que j'ai à v o u s dire d'une manière très générale. Si v o u s croyez que l'ouvrage d'une i m p e r t i n e n t e f e m m e l e t t e , qui ne comprend pas u n e des questions qu'elle traite, mérite un rapport officiel, à la b o n n e heure ; mais, dans ce cas, je pense que v o t r e lettre est précisém e n t une de v o s conversations écrites, et qu'elle pèche par une a b o n d a n c e qui v o u s nuira. m e Q u e l q u e soit le mérite de cette dissertation, ni roi ni ministres ne la liront. Il faut absolument v o u s restreindre, diviser votre sujet dans votre pensée en certains points : par e x e m p l e , ce que dit M de Staël sur son père — sur la révolution en général, — sur tel ou tel h o m m e marquant, etc. Traitez ces différents points d'une manière concise et pointue qui reste dans l'esprit, et v o u s réussirez m ê m e au d é p a r t e m e n t des affaires étranm e CORRESPONDANCE 147 gères*: si v o u s laissez v o t r e dépêche telle qu'elle est, s o y e z sûr que v o u s n e serez p a s lu, e t que, si on v o u s lit, on ne v o u s rendra pas la justice que j e v o u s rends, quoique j e pense a u t r e m e n t que v o u s sur plusieurs p o i n t s . Vous êtes, par e x e m p l e , é v i d e m m e n t dans l'erreur, lorsque v o u s croyez que la théorie de la non-résistance dépend du p a y s auquel on l'applique. Point du t o u t , m o n cher prince : la question est la m ê m e dans t o u s les p a y s , ce que j'aurai le plaisir de v o u s démontrer, si v o u s le voulez, la première fois que j'aurai l'honneur de v o u s voir ; le t e m p s m e m a n q u e pour verser de semblables dissertations sur le papier. J e n e crois p a s trop n o n plus à v o t r e formule universelle d u devoir : c'est u n e abstraction qui s'évapore dès qu'on en v i e n t à l'application. Personne n'a jamais d o u t é ni surtout s o u t e n u qu'il ne faille pas faire son devoir ; la question est de savoir ce que c'est que le devoir, dans telle ou telle occasion ? E t , dans ce cas, que signifie la règle universelle ? — R i e n ; — c'était le cas de M. Necker. Ses amis v o u s diront e t v o u s embrasseront peut-être en v o u s p r o u v a n t , à leur manière, qu'il faisait son devoir lorsqu'il proposait la c o n s t i t u t i o n anglaise à la France. Le premier malheur de m a d a m e sa fille f u t de n'être p a s n é e catholique. Si c e t t e loi réprimante e û t p é n é t r é son cœur, d'ailleurs assez bien fait, elle e û t é t é adorable, a u lieu d'être fameuse. Le second malheur pour elle fut de naître dans un siècle assez léger e t assez corrompu pour lui prodiguer u n e admiration qui a c h e v a de la gâter. S'il lui a v a i t plu d'accoucher e n public d a n s la chapelle de Versailles, on aurait b a t t u des mains. 148 JOSEPH DE MAISTRE Un siècle plus sage aurait bien su la rendre estimable, en la m e n a ç a n t du mépris. Quant à ses ouvrages, on peut dire, sans faire un jeu de m o t s , que le meilleur est le plus mauvais : il n'y a rien de si médiocre que t o u t ce qu'elle a publié jusqu'à l'ouvrage sur F Allemagne. D a n s celui-ci elle s'est un peu élevée, mais nulle part elle n'a d é p l o y é un talent plus distingué que dans ses Considérations sur la Révolution française. Par malheur c'est le t a l e n t du mal. T o u t e s les erreurs de la R é v o l u t i o n y sont concentrées e t sublimées. T o u t h o m m e qui peut lire cet ouvrage sans colère peut être n é en France, mais il n'est pas Français. Quant a u x autres h o m m e s , je n'ai r i e n ' à dire. U n e de m e s dernières conversations a v e c le frère que je n e cesserai de pleurer, roula sur le dernier ouvrage de M de Staël. Il n e v o y a i t rien de si contraire à n o s principes, et certes il a v a i t bien raison. B o i v e qui voudra l'élixir du protest a n t i s m e , du philosophisme, et de t o u t e autre drogue en isme. Pour moi, je n'en v e u x point. J e le mettrai dans ma b o u c h e c e p e n d a n t , car il faut t o u t connaître ; mais je le rejetterai bientôt en disant d e v a n t qui voudra l'entendre : Je n'aime pas cela. Quand on méprisera ces sortes d'ouvrages a u t a n t qu'ils le méritent, la révolution sera finie. U n e f e m m e p r o t e s t a n t e prenant p u b l i q u e m e n t un archevêque catholique à partie, et le réfutant sur l'origine divine de la souveraineté, peut amuser sans d o u t e certains spectateurs ; chacun a son g o û t : mais, pour moi, je préfère infiniment Polichinelle de la place Château, il est plus décent et non moins raisonnable. T o u t ceci, m o n prince, ne déroge nullement m e CORRESPONDANCE 149 au talent qui a rendu c o m p t e des Considérations ; mais si v o u s jugez cette brillante guenille digne d'un rapport officiel, j'insiste pour q u o v o u s lui donniez u n e forme plus concise et plus pénétrante. J'aurais été m o i - m ê m e moins concis, si j'avais p u garder le manuscrit plus l o n g t e m p s ; mais c'en est assez pour v o u s faire connaître ma manière de voir en général, et v o u s m e pardonnerez sûrem e n t m a franchise. V o u l e z - v o u s laisser partir votre lettre telle qu'elle est ? J e v o u s loue sur ce qu'elle pourrait être. Elle est pleine d'esprit et de traits raisonnables, qui étincellent sur le fond de la question. Adieu mille fois, m o n prince. J e v o u s prie d'agréer l'assurance de m e s s e n t i m e n t s que v o u s connaissez, et qui n e finiront j a m a i s . A M. le Chevalier dVlry Turin! 5 septembre 1818. Combien l ' h o m m e est m a l h e u r e u x ! E x a m i n e z bien. — D a n s l'enfance, d a n s l'adolescence, o n a devant soi l'avenir et les illusions ; mais, à m o n âge, q u e reste-t-il ? On se d e m a n d e : qu'ai-je v u ? D e s folies et des crimes. On se d e m a n d e encore : et que verrai-je ? Même réponse plus douloureuse. C'est à c e t t e é p o q u e surtout q u e t o u t espoir nous est défendu. N é s fort mal à propos, trop t ô t o u trop tard, n o u s a v o n s e s s u y é t o u t e s les horreurs de la t e m p ê t e s a n s p o u v o i r jouir d e ce soleil qui ne se lèvera que sur n o s t o m b e s . S û r e m e n t D i e u n'a p a s r e m u é t a n t de choses pour ne rien faire ; mais, franchement, méritons-nous de voir de plus b e a u x jours, nous 150 JOSEPH DE MAISTRE que rien n'a p u convertir, je n e dis pas à la religion, mais au b o n sens, et qui ne s o m m e s pas meilleurs q u e si n o u s n'avions v u a u c u n miracle ? Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de m'adresser la m ê m e question que je Us dans votre lettre : « Pourquoi n'écrivez-vous pas sur l'état actuel de la France ? » J e fais toujours la m ê m e réponse : D u t e m p s de la canaillocratie, je pouvais, à m e s périls e t risques, dire la v é r i t é à ces inconcevables souverains ; mais aujourd'hui c e u x qui se t r o m p e n t s o n t d e trop b o n n e s maisons pour qu'on puisse se permettre de leur dire la vérité ! La r é v o l u t i o n est bien plus terrible que du t e m p s de Robespierre ; en s'élevant, elle s'est raffinée. La différence est du mercure au sublimé corrosif. J e n e v o u s dis rien de l'horrible corruption des esprits, v o u s en t o u c h e z v o u s - m ê m e les princip a u x s y m p t ô m e s . Le m a l est tel, qu'il annonce é v i d e m m e n t une e x p l o s i o n divine ; mais q u a n d ? c o m m e n t ? A h ! ce n'est pas à nous à en connaître les t e m p s . Le problème peut c e p e n d a n t être résolu d'une manière indéterminée. Quand verronsn o u s la fin du mal ? Quand les h o m m e s pleureront le mal, au lieu de dire en r i c a n a n t : « Diable, ces gens-là sont tous ! » A propos de diable, v o u s a v e z bien raison sur Son E x c e l l e n c e monsieur S a t a n . Sans d o u t e il est h e u r e u x c o m m e u n roi, et c o m m e n t ne le serait-il pas, puisque tout se fait par lui, pour lui, s u i v a n t lui, et d'après lui ? A j o u t o n s que ses délégués agissent c o m m e lui ; ainsi rien n'y m a n q u e . La révolution é t a n t comp l è t e m e n t s a t a n i q u e , c o m m e je l'ai dit dans le livre que v o u s a v e z eu la b o n t é de relire, elle ne p e u t être v é r i t a b l e m e n t t u é e que par le principe contraire. La contre-révolution sera angélique o u il n'y en aura point, mais ceci n e m e paraît CORRESPONDANCE 151 pas possible. L'Europe est dans u n é t a t extraordinaire et violent qui a n n o n c e u n c h a n g e m e n t inévitable. La folie biblique d o n t v o u s m e parlez est quelque chose de surnaturel et qui mérite grande a t t e n t i o n : les apôtres surtout de cette nouvelle mission sont parfaits. Laissez-les faire. Il serait plus qu'inutile de v o u s parler du Congrès. Il suffit de dire u n e chose : si ces messieurs m e t t e n t la m a i n à la religion, ce qui n e serait pas du t o u t impossible, ce sera, d'une manière o u d'une autre, u n e grande é p o q u e du christianisme. Après tout, m o n très cher Chevalier, n'oublions jamais l'emblème de la vérité : u n soleil offusqué par des n u a g e s et, pour devise : Nubila vincet. Toujours il y aura des nuages, et toujours le soleil s'en moquera. Burke, ou je ne sais quel autre, disait que jamais il n'y a v a i t de grands bals en Europe si la France et l'Angleterre n e p a y a i e n t les violons. La chose est vraie- dans t o u s les sens, et se vérifiera de n o u v e a u d'une manière éclat a n t e dans la grande révolution morale qui se prépare. Contre t o u t e s les apparences imaginables, le m o u v e m e n t c o m m e n c e r a par la France, et l'étonnant prosélytisme de ce peuple fera pardonner tout le mal qu'il a fait. Ue A M Constance de Maistre Turin, 21 février 1820. Mon très cher enfant, je n'ai qu'à signer t o u t ce q u e t u me dis dans t o n i n e s t i m a b l e lettre d u 19. Il n'y a rien de plus vrai, rien de plus éloquent ; j'en ai été e n c h a n t é , j e t'assure. Mais sais-tu ce que c'est que ce crime affreux ? J e v i e n s de 152 JOSEPH DE MAISTRE l'écrire à ton oncle : c'est Vépouvantable assurance de la restauration française. Tout ce que t u dis sur le Roi est vrai ; c e p e n d a n t il y a encore dans le fond de ce cœur je ne sais quels a t o m e s qui v i e n n e n t de saint Louis. Il a dit à quelqu'un en confidence : « Vous êtes surpris des concessions que je fais a u x libéraux ; il y en a quatre qu'ils n'obtiendront jamais de moi : les Frères de la Doctrine chrétienne, les Jésuites et les Suisses. » (J'oublie l'autre.) Au reste t o u t me porte à croire que les affaires de la France se lient à des événem e n t s généraux et i m m e n s e s qui se préparent, et dont les éléments sont visibles à qui regarde bien ; mais ce m a j e s t u e u x a b î m e fait tourner la tête : j'aime m i e u x regarder ma pzupèe, qui me fait du bien au cœur et point de mal à la t ê t e . Viens donc, ma chère enfant, viens te réunir à moi ; n o u s reprendrons notre ménage c o m m e nous pourrons. J e t'ai dit u n e des grandes raisons qui s'opposent à m o n v o y a g e en Savoie : si je ne puis les surmonter, je t e verrai quatre jours plus tard. Le grand crime du 13 éclipse le Pape, déjà repoussé dans l'ombre par le g o u v e r n e m e n t . Tu as dû observer que t o u s les j o u r n a u x se sont tus, même c e u x qui a v a i e n t promis de parler ; j'entends bien qu'en m e t t a n t la main sur l'issue d'une fontaine, on ne réussit qu'à la faire jaillir plus loin un i n s t a n t après ; mais, en a t t e n d a n t , elle cesse de couler. R u s a n d m'écrit par ce courrier qu'après u n m o u v e m e n t assez vif, l'écoulement s'est t o u t de suite arrêté, et que la v e n t e va très l e n t e m e n t . Qui pourrait penser à m o n livre après ce qui s'est passé ? D a n s vingt ans peut-être il en sera question. A u reste, je pense c o m m e toi sur m o n caractère, et je passe volontiers c o n d a m nation sur le côté faible. Dieu le fit pour penser, CORRESPONDANCE 153 et non pas pour vouloir. J e ne sais pas agir, j e passe m o n t e m p s à contempler. Ipse fecit nos, et non ipsi njs. Adieu, ma chère Constance, ma poupée, follentine, aut si quid est dulcius. ma Considérations sur la France 079(9 La Providence mène les Révolutions : telle est l'idée fondamentale des Considérations sur la France. De Maistre en avait la preuve dans l'histoire de la révolution qui a sauvé la France, dans le détail même des persécutions qui ont accablé l'Église en France. Ainsi apparaît l'unité des trois extraits que Ton lira d'abord. La Providence et les Révolutions Certaines mesures qui sont au pouvoir de l h o m m e , produisent régulièrement certains effets dans le cours ordinaire des choses ; s'il m a n q u e son b u t , il sait pourquoi, o u il croit le savoir ; il connaît les obstacles, il les apprécie, et rien ne l'étonné. Mais dans les t e m p s de révolutions, la chaîne qui lie l ' h o m m e se raccourcit b r u s q u e m e n t , son action diminue, et ses m o y e n s le t r o m p e n t . Alors entraîné par u n e force i n c o n n u e , il se dépite contre elle ; et, a u lieu de baiser la m a i n qui le serre, il la méconnaît ou l'insulte. Je n'y comprends rien, c'est le grand m o t du a CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 155 jour. Ce m o t est très sensé, s'il n o u s r a m è n e à la cause première qui d o n n e dans ce m o m e n t un si grand spectacle a u x h o m m e s ; c'est une sottise, s'il n'exprime qu'un dépit o u u n a b a t t e m e n t stérile. « C o m m e n t d o n c (s'écrie-t-on d e t o u s côtés) ? les h o m m e s les plus coupables de l'univers triomp h e n t d e l'univers ! U n régicide affreux a t o u t le succès que p o u v a i e n t en a t t e n d r e c e u x qui l'ont c o m m i s ! La monarchie est engourdie dans t o u t e l'Europe ! Ses e n n e m i s t r o u v e n t des alliés jusque sur les trônes i T o u t réussit a u x m é c h a n t s ! Les projets les plus g i g a n t e s q u e s s ' e x é c u t e n t de leur part sans difficulté, t a n d i s que le b o n parti est m a l h e u r e u x e t ridicule dans t o u t ce qu'il entreprend ! L'opinion poursuit la fidélité dans t o u t e l'Europe ! Les premiers h o m m e s d ' E t a t se t r o m p e n t i n v a r i a b l e m e n t 1 les plus grands généraux sont h u m i l i é s ! etc. » Sans d o u t e , car la première condition d'une révolution décrétée, c'est que t o u t ce qui p o u v a i t la prévenir n'existe pas, et q u e rien n e réussisse à c e u x qui v e u l e n t l'empêcher. Mais j a m a i s l'ordre n'est plus visible, j a m a i s la P r o v i d e n c e n'est plus palpable q u e lorsque l'action supérieure se substit u e à celle de l ' h o m m e et agit t o u t e seule : c'est ce que nous v o y o n s dans c e m o m e n t . Ce qu'il y a de plus frappant d a n s la R é v o l u t i o n française, c'est c e t t e force e n t r a î n a n t e qui courbe t o u s les obstacles. Son tourbillon e m p o r t e c o m m e u n e paille légère t o u t ce q u e la force h u m a i n e a s u lui opposer : personne n'a contrarié sa marche i m p u n é m e n t . La pureté des motifs a p u illustrer l'obstacle, mais c'est t o u t ; et c e t t e force jalouse, m a r c h a n t i n v a r i a b l e m e n t à son but, rejette é g a l e m e n t Charette, D u m o u r i e z et Drouot. 156 JOSEPH DE MAISTRE On a remarqué, a v e c grande raison, que la R é v o l u t i o n française m è n e les h o m m e s plus que les h o m m e s ne la m è n e n t . Cette o b s e r v a t i o n est de la plus grande justesse ; et quoiqu'on puisse l'appliquer plus ou moins à t o u t e s les grandes révolutions, c e p e n d a n t elle n'a jamais été plus frappante qu'à cette époque. Les scélérats m ê m e qui paraissent conduire la R é v o l u t i o n , n'y entrent que c o m m e de simples instruments ; et, dès qu'ils ont la prétention de la dominer, ils t o m b e n t i g n o b l e m e n t . Ceux qui ont établi la république, l'ont fait sans le vouloir et sans savoir ce qu'ils faisaient ; ils y ont été conduits par les é v é n e m e n t s : un projet antérieur n'aurait pas réussi. J a m a i s Robespierre, Collot ou Barère, ne pensèrent à établir le g o u v e r n e m e n t révolutionnaire et le régime de la Terreur ; ils y furent conduits insensiblement par les circonstances, et jamais on ne reverra rien de pareil. Ces h o m m e s , excessiv e m e n t médiocres, exercèrent sur u n e nation coupable le plus affreux despotisme d o n t l'histoire fasse m e n t i o n , et s û r e m e n t ils étaient les h o m m e s du r o y a u m e les plus é t o n n é s de leur puissance. Mais au m o m e n t m ê m e où ces t y r a n s détestables eurent comblé la mesure de crimes nécessaire à cette phase de la révolution, u n souffle les renversa. Ce pouvoir gigantesque qui faisait trembler la France et l'Europe ne tint pas contre la première a t t a q u e ; et, c o m m e il ne d e v a i t y avoir rien de grand, rien d'auguste dans une révolution t o u t e criminelle, la Providence v o u l u t que le premier c o u p fût porté par des septembriseurs, afin que la justice m ê m e fût infâme. S o u v e n t on s'est é t o n n é que des h o m m e s plus que médiocres aient m i e u x jugé la R é v o l u t i o n CONSIDERATIONS <5UR LA F R A N C E 157 française que des h o m m e s du premier t a l e n t ; qu'ils y aient cru fortement, lorsque des politiques c o n s o m m é s n'y croyaient point encore. C'est q u e c e t t e persuasion était une des pièces de la R é v o l u t i o n , qui ne p o u v a i t réussir que par l'étendue et l'énergie de l'esprit révolutionnaire, ou, s'il est permis de s'exprimer ainsi, par la foi à la révolution. Ainsi, des h o m m e s sans génie et sans connaissances ont fort bien c o n d u i t ce qu'ils appelaient le char révolutionnaire ; ils ont t o u t osé sans crainte de la contre-révolution ; ils ont toujours marché en a v a n t , sans regarder derrière e u x ; e t t o u t leur a réussi, parce qu'ils n'étaient que les i n s t r u m e n t s d'une force qui en savait plus q u ' e u x . Ils n'ont pas fait d e fautes dans leur carrière révolutionnaire, par la raison que le flûteur de Vaucanson ne fit j a m a i s de notes fausses. Le torrent révolutionnaire a pris successivem e n t différentes directions ; et les h o m m e s les plus m a r q u a n t s dans la R é v o l u t i o n n'ont acquis l'espèce de puissance et de célébrité qui p o u v a i t leur appartenir, qu'en s u i v a n t le cours du m o m e n t : dès qu'ils ont v o u l u le contrarier, ou seulem e n t s'en écarter en s'isolant, en travaillant trop pour eux, ils ont disparu de la scène. V o y e z ce Mirabeau qui a t a n t marqué dans la R é v o l u t i o n : au fond, c'était le roi de la halle* Par les crimes qu'il a faits, et par ses livres qu'il a fait faire, il a secondé le m o u v e m e n t populaire : il se m e t t a i t à la suite d'une masse déjà mise en m o u v e m e n t , et la poussait dans le sens déterminé ; son p o u v o i r ne s'étendit jamais plus loin : il partageait a v e c un autre héros de la R é v o l u t i o n le pouvoir d'agiter la m u l t i t u d e , sans avoir celui de la dominer, ce qui forme le véritable cachet 158 JOSEPH DE MAISTRE de la médiocrité dans les troubles politiques. D e s f a c t i e u x moins brillants, et en effet plus habiles et plus puissants que lui, se servaient de son influence pour leur profit. II t o n n a i t à la tribune, et il était leur d u p e . Il disait, en m o u r a n t , que s*il avait vécu, il aurait rassemblé les pièces éparses de la monarchie ; et lorsqu'il a v a i t v o u l u , dans le m o m e n t d e sa plus grande influence, viser s e u l e m e n t au ministère, ses subalternes l'avaient repoussé c o m m e u n enfant. Enfin, plus o n e x a m i n e les personnages en apparence les plus actifs d e la R é v o l u t i o n , e t plus on t r o u v e en e u x quelque chose de passif et de m é c a n i q u e . On n e saurait trop le répéter, ce n e sont point les h o m m e s qui m è n e n t la R é v o l u t i o n , c'est la R é v o l u t i o n qui emploie les h o m m e s . On dit fort bien, q u a n d o n dit qu'elle va toute seule. Cette phrase signifie q u e jamais la D i v i n i t é ne s'était m o n t r é e d'une manière si claire dans a u c u n é v é n e m e n t h u m a i n . Si elle emploie les i n s t r u m e n t s les plus vils, c'est qu'elle p u n i t pour régénérer. La Révolution a sauvé la France Qu'on y réfléchisse bien, o n verra que, l e mou" v e m e n t révolutionnaire u n e fois établi, la France e t la monarchie n e p o u v a i e n t être s a u v é e s que par le jacobinisme. Le roi n'a j a m a i s e u d'allié ; et c'est u n fait assez é v i d e n t , pour qu'il n'y ait a u c u n e imprudence à l'énoncer, q u e la coalition en v o u l a i t à l'intégrité de la France. Or, c o m m e n t résister à CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 159 la coalition ? Par quel m o y e n surnaturel briser l'effort de l'Europe conjurée ? Le génie infernal de Robespierre p o u v a i t seul opérer ce prodige. Le g o u v e r n e m e n t révolutionnaire endurcissait l'âme des Français, en la t r e m p a n t dans le sang : il exaspérait l'esprit des soldats, et doublait leurs forces par u n désespoir féroce et u n mépris de la vie, qui t e n a i e n t d e la rage. L'horreur des échafauds, p o u s s a n t le c i t o y e n a u x frontières, alim e n t a i t la force extérieure, à mesure qu'elle anéantisait jusqu'à la moindre résistance dans l'intérieur. T o u t e s les vies, t o u t e s les richesses, t o u s les pouvoirs étaient dans les mains du p o u voir révolutionnaire ; et ce monstre d e puissance, ivre de s a n g et de succès, p h é n o m è n e é p o u v a n table qu'on n'avait j a m a i s v u , et que sans d o u t e on n e reverra j a m a i s , était t o u t à la fois u n châtim e n t é p o u v a n t a b l e pour les Français et le seul m o y e n de s a u v e r la France. Que d e m a n d a i e n t les royalistes, lorsqu'ils dem a n d a i e n t u n e contre-révolution telle qu'ils l'imaginaient, c'est-à-dire, faite b r u s q u e m e n t e t par la force ? Ils d e m a n d a i e n t la c o n q u ê t e de la France ; ils d e m a n d a i e n t d o n c sa division, l'anéant i s s e m e n t de son influence e t l'avilissement de son roi, c'ést-à-dire, des massacres de trois siècles, peut-être ; suite infaillible d'une telle rupture d'équilibre. Mais nos n e v e u x , qui s'embarrasseront très peu de nos souffrances, e t qui danseront sur nos t o m b e a u x , riront de notre ignorance actuelle ; ils se consoleront a i s é m e n t des e x c è s que n o u s a v o n s v u s , et qui auront c o n se r v é l'intégrité du plus beau royaume après celui du ciel. 160 JOSEPH DE MAISTRE La Révolution irréligieuse a été l'instrument de la Providence On ne saurait nier que le sacerdoce, e n France, eût besoin d'être régénéré ; et, q u o i q u e j e sois fort loin d'adopter les déclamations vulgaires sur le clergé, il n e m e paraît pas m o i n s i n c o n t e s t a b l e que les richesses, le l u x e e t la p e n t e générale des esprits vers le relâchement, a v a i e n t fait décliner ce grand corps ; qu'il était possible s o u v e n t de trouver sous le camail un chevalier a u lieu d'un apôtre ; et qu'enfin, dans les t e m p s qui précédèrent i m m é d i a t e m e n t la R é v o l u t i o n , le clergé était descendu, à peu près a u t a n t que l'armée, d e la place qu'il a v a i t o c c u p é e d a n s l'opinion générale. Le premier coup porté à l'Eglise fut l'envah i s s e m e n t de ses propriétés ; le second fut le serment c o n s t i t u t i o n n e l : et ces d e u x opérations t y r a n n i q u e s c o m m e n c è r e n t la régénération. Le serment cribla les prêtres, s'il est permis de s'exprimer ainsi. T o u t ce qui l'a prêté, à quelques e x c e p t i o n s près, d o n t il est permis de n e pas s'occuper, s'est v u c o n d u i t par degrés d a n s l'abîme du crime et de l'opprobre : l'opinion n'a qu'une v o i x sur ces a p o s t a t s . Les prêtres fidèles, r e c o m m a n d é s à c e t t e m ê m e opinion par u n premier a c t e de fermeté, s'illustrèrent encore d a v a n t a g e par l'intrépidité a v e c laquelle ils surent braver les souffrances e t la mort m ê m e pour la défense d e leur foi. Le m a s sacre des Carmes est c o m p a r a b l e à t o u t ce que l'histoire ecclésiastique offre d e plus b e a u d a n s ce genre. La t y r a n n i e qui les chassa d e leur patrie par milliers, contre t o u t e justice e t t o u t e pudeur, CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 161 fut sans d o u t e ce qu'on p e u t imaginer de plus r é v o l t a n t ; m a i s sur ce point, c o m m e sur t o u s les autres, les crimes des t y r a n s de la France d e v e naient les i n s t r u m e n t s de la Providence. Il fallait p r o b a b l e m e n t que les prêtres français fussent montrés a u x n a t i o n s étrangères ; ils o n t v é c u parmi des n a t i o n s p r o t e s t a n t e s , et ce rapprochem e n t a b e a u c o u p diminué les haines et les préjugés. L'émigration considérable d u clergé, et partilièrement des é v ê q u e s français, en Angleterre, me paraît surtout u n e é p o q u e remarquable. Sûrem e n t , on aura prononcé des paroles de p a i x ; sûrement, on aura formé des projets de rapproc h e m e n t s p e n d a n t c e t t e réunion extraordinaire ! Quand o n n'aurait fait que désirer e n s e m b l e , ce serait b e a u c o u p . Si j a m a i s les chrétiens se rapprochent, c o m m e t o u t les y i n v i t e , il s e m b l e que la motion doit partir de l'église d'Angleterre. Le presbytérianisme fut u n e œ u v r e française, et par c o n s é q u e n t u n e œ u v r e exagérée. N o u s s o m m e s trop éloignés des sectateurs d'un culte t r o p peu substantiel : il n'y a pas m o y e n de nous entendre. Mais l'église anglicane, qui nous t o u c h e d'une m a i n , t o u c h e de l'autre c e u x que nous ne p o u v o n s toucher ; et quoique, sous u n certain point de v u e , elle soit e n b u t t e a u x coups des d e u x partis, et qu'elle présente le spectacle u n peu ridicule d'un révolté qui prêche l'obéissance, c e p e n d a n t elle est très précieuse sous d'autres aspects, e t peut être considérée c o m m e un de ces intermèdes chimiques, capables de rapprocher des éléments inassociables de leur n a t u r e . Les biens d u clergé é t a n t dissipés, aucun motif méprisable ne p e u t de l o n g t e m p s lui donner de n o u v e a u x m e m b r e s ; en sorte q u e t o u t e s les circonstances concourent à relever ce corps. Il y 162 JOSEPH DE MAISTRE a lieu de croire, d'ailleurs, q u e la c o n t e m p l a t i o n de l ' œ u v r e d o n t il paraît chargé, lui donnera ce degré d'exaltation qui élève l ' h o m m e au-dessus de l u i - m ê m e , et le m e t en é t a t de produire de grandes choses. Joignez à ces circonstances la fermentation des esprits e n certaines contrées de l'Europe, les idées e x a l t é e s de quelques h o m m e s remarquables, e t c e t t e espèce d'inquiétude qui affecte les caractères religieux, surtout dans les p a y s p r o t e s t a n t s , et les pousse dans des routes extraordinaires. V o y e z e n m ê m e t e m p s l'orage qui gronde sur l'Italie ; R o m e m e n a c é e en m ê m e t e m p s que Genève par la puissance qui ne v e u t point de culte, et la suprématie nationale de la religion abolie e n Hollande par u n décret de la Convention nationale. Si la P r o v i d e n c e efface, sans d o u t e c'est pour écrire. J'observe, d e plus, q u e lorsque de grandes croyances se sont établies dans le m o n d e , elles o n t été favorisées par de grandes c o n q u ê t e s , par la formation de grandes souverainetés ; o n en voit la raison. Enfin, que doit-il arriver, à l'époque o ù nous v i v o n s , de ces c o m b i n a i s o n s extraordinaires qui ont t r o m p é t o u t e la prudence h u m a i n e ? E n vérité, o n serait t e n t é de croire q u e la révolution politique n'est qu'un objet secondaire du grand plan qui se déroule d e v a n t nous a v e c u n e m a j e s t é terrible. L'un des moyens dont se sert la Providence pour sauver les nations est la guerre — « moyen autant qu'une punition » et qui « peut donner lieu à des réflexions intéressantes ». Citons les pages que Maistre consacre à « la destruction violente de l'espèce humaine » et qui peuvent être rapprochées des pages célèbres sur la guerre. CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 163 De la destruction violente de l'espèce humaine Il n'avait m a l h e u r e u s e m e n t p a s si tort, ce roi d e D a h o m e y , d a n s l'intérieur d e l'Afrique, qui disait il n'y a p a s l o n g t e m p s à u n Anglais : Dieu a fait ce monde pour la guerre ; tous les royaumes, grands et petits, Font pratiquée dans tous les temps, quoique sur des principes d fférents. L'histoire p r o u v e m a l h e u r e u s e m e n t q u e l a guerre est l'état habituel du genre h u m a i n d a n s u n certain sens ; c'est-à-dire, que le sang h u m a i n doit couler sans interruption sur le globe, ici o u là ; e t que la paix, pour c h a q u e n a t i o n , n'est q u ' u n répit. On cite la clôture d u t e m p l e de J a n u s , sous A u g u s t e ; o n cite u n e a n n é e d u règne guerrier d e Charlemagne (l'année 790) o ù il n e fit p a s la guerre. On cite u n e courte é p o q u e après la p a i x de R y s w i c k , en 1697, et u n e autre t o u t aussi courte après celle de Carlowitz, e n 1699, o ù il n'y e u t p o i n t de guerre, n o n - s e u l e m e n t d a n s t o u t e l'Europe, m a i s m ê m e dans t o u t le m o n d e c o n n u . Mais ces é p o q u e s n e sont que des m o m e n t s . D'ailleurs, qui p e u t savoir ce qui se passe sur l e g l o b e entier à telle o u telle é p o q u e ? L e siècle qui finit c o m m e n ç a , pour la France, par u n e guerre cruelle, qui n e f u t te r m i n é e qu'en 1714 par le traité de R a s t a d t . E n 1719, la F r a n c e déclara la guerre à l ' E s p a g n e ; le traité de Paris y m i t fin e n 1727. L'élection d u roi d e P o l o g n e ralluma la guerre en 1733 ; la p a i x se fit en 1736. Quatre ans après, la guerre terrible d e la succession autrichienne s'alluma, e t dura sans interrupt i o n j u s q u ' e n 1748. H u i t a n n é e s d e p a i x c o m m e n ç a i e n t à cicatriser les plaies d e huit a n n é e s d e 11 164 JOSEPH DE MAISTRE guerre, lorsque l'ambition d e l'Angleterre força la France à prendre les armes. La guerre de s e p t a n s n'est que trop c o n n u e . Après quinze a n s d e repos, la révolution d'Amérique entraîna de n o u v e a u la France dans une guerre d o n t t o u t e la sagesse h u m a i n e ne p o u v a i t prévoir les conséquences. On signe la p a i x en 1782 ; s e p t ans après la R é v o l u t i o n c o m m e n c e : elle dure encore ; e t peut-être que dans c e m o m e n t elle a c o û t é trois millions d ' h o m m e s à la France. Ainsi, à ne considérer que la France, v o i l à q u a r a n t e ans de guerre sur quatre-vingt-treize. Si d'autres nations o n t é t é plus heureuses, d'autres l'ont é t é b e a u c o u p moins. Mais ce n'est point assez de considérer u n p o i n t d u t e m p s et u n point d u globe ; il faut porter u n c o u p d'œil rapide sur c e t t e l o n g u e s u i t e de m a s sacres, qui souille t o u t e s les pages d e l'histoire. On verra la guerre sévir sans interruption, c o m m e u n e fièvre c o n t i n u e m a r q u é e par d'effoyables r e d o u b l e m e n t s . J e prie l e lecteur de suivre c e t a b l e a u depuis le déclin de la république r o m a i n e . Marius e x t e r m i n e , dans une bataille, d e u x c e n t mille Cimbres et T e u t o n s . Mithridate fait égorger q u a t r e - v i n g t mille R o m a i n s : Sylla lui t u e q u a t r e - v i n g t - d i x mille h o m m e s , dans u n c o m b a t livré e n Béotie, o ù il e n perd l u i - m ê m e d i x mille. B i e n t ô t o n v o i t les guerres civiles e t les proscriptions. César à lui seul fait mourir u n million d ' h o m m e s sur le c h a m p de bataille ( a v a n t lui Alexandre a v a i t e u c e funeste honneur). A u g u s t e ferme u n i n s t a n t le t e m p l e de J a n u s ; m a i s il l'ouvre pour des siècles, e n établissant u n e m p i r e électif. Quelques b o n s princes laissent respirer l ' E t a t ; mais la guerre n e cesse j a m a i s , e t s o u s l'empire d u bon T i t u s s i x c e n t mille h o m m e s CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 165 périssent a u siège de Jérusalem. La destruction d e s h o m m e s opérée par les armes des R o m a i n s e s t v r a i m e n t effrayante. Le B a s - E m p i r e ne prés e n t e qu'une suite de massacres. À c o m m e n c e r par Constantin, quelles guerres et quelles batailles ! Licinius perd v i n g t mille h o m m e s à Cibalis, trenteq u a t r e mille à Andrinople, e t cent mille à Chryeopolis. Les n a t i o n s d u nord c o m m e n c e n t à «'ébranler. Les Francs, les Goths, les H u n s , les Lombards, les Alains, les Vandales, etc., a t t a q u e n t l'Empire e t le déchirent s u c c e s s i v e m e n t . A t t i l a m e t l'Europe à feu e t à sang. Les Français lui t u e n t plus d e d e u x c e n t mille h o m m e s près d e Châlons ; et les Goths, l'année s u i v a n t e , lui font «ubir une perte encore plus considérable. E n m o i n s d'un siècle, R o m e est prise et saccagée trois fois ; e t d a n s u n e sédition qui s' é l è v e à Constantinople, quarante mille personnes sont égorgées. Les Goths s'emparent de Milan, e t y t u e n t trois c e n t mille h a b i t a n t s . Totila fait m a s sacrer t o u s les h a b i t a n t s d e Tivoli, et quatre-vingtd i x mille h o m m e s au sac d e R o m e . M a h o m e t paraît ; le glaive et l'alcoran parcourent les d e u x tiers d u globe. Les Sarrasins courent d e l ' E u p h r a t e au Guadalquivir. Ils détruisent de fond e n comble l ' i m m e n s e ville de Syracuse ; ils perdent t r e n t e mille h o m m e s près de Constantinople, dans u n seul c o m b a t naval ; et Pelage leur en t u e v i n g t mille d a n s u n e bataille de terre. Ces pertes n'étaient rien pour les Sarrasins ; mais le torrent rencontre l e génie des Francs dans les plaines de Tours, o ù l e fils d u premier P é p i n , a u milieu d e trois c e n t mille cadavres, a t t a c h e à son n o m l'épithète terrible qui le distingue encore. L'islamisme, porté e n E s p a g n e , y t r o u v e u n rival i n d o m p t a b l e . J a m a i s peut-être o n n e v i t plus de gloire, plus d e 166 JOSEPH DE MAISTRE grandeur et plus de carnage. La l u t t e des chrétiens e t des m u s u l m a n s , en E s p a g n e , est u n c o m b a t de huit cents ans. Plusieurs e x p é d i t i o n s , et m ê m e plusieurs batailles y c o û t e n t v i n g t , trente, quar a n t e et jusqu'à quatre-vingt mille v i e s . Charlemagne m o n t e sur le trône, et c o m b a t p e n d a n t u n demi-siècle. Chaque a n n é e il décrète sur quelle partie de l'Europe il doit e n v o y e r la mort. Présent p a r t o u t et partout vainqueur, il écrase des n a t i o n s d e fer c o m m e César écrasait les h o m m e s f e m m e s d e l'Asie. Les N o r m a n d s c o m m e n c e n t c e t t e l o n g u e suite de r a v a g e s et de cruautés qui n o u s font encore frémir. L ' i m m e n s e héritage d e Charlemagne est déchiré : l'ambition le couvre de sang, et le n o m des Francs disparaît à la bataille de F o n t e n a y . L'Italie entière est saceagée par les Sarrasins, t a n d i s que les N o r m a n d s , les Danois et les Hongrois r a v a g e a i e n t la France, la Hollande, l'Angleterre, l'Allemagne et la Grèce. Les n a t i o n s barbares s'établissent enfin et s'apprivoisent. Cette v e i n e n e d o n n e plus d e sang ; u n e autre s'ouvre à l'instant : les croisades c o m m e n c e n t . L'Europe entière se précipite sur l'Asie ; o n ne c o m p t e plus q u e par m y r i a d e s le n o m b r e des v i c t i m e s . Gengis-Khan et ses fils s u b j u g u e n t e t r a v a g e n t le globe depuis la Chine jusqu'à la B o h è m e . Les Français qui s'étaient croisés contre les m u s u l m a n s se croisent contre les hérétiques : guerre cruelle des Albigeois. Bataille d e B o u v i n e s , o ù t r e n t e mille h o m m e s perdent la v i e . Cinq a n s après, quatre-vingt mille Sarrasins périssent a u siège d e D a m i e t t e . Les Guelfes et les Gibelins c o m m e n c e n t c e t t e l u t t e qui d e v a i t ensanglanter si l o n g t e m p s l'Italie. Le f l a m b e a u d e s guerres civiles s'allume e n Angleterre. Vêpres siciliennes. Sous les règnes d'Edouard et de Philippe-de- CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 16*7 Valois, la France et l'Angleterre se h e u r t e n t plus v i o l e m m e n t q u e jamais, et créent u n e n o u v e l l e ère d e carnage. Massacre des Juifs ; bataille d e Poitiers ; bataille d e Nicopolis : le v a i n q u e u r t o m b e sous les coups de Tamerlan qui r é p è t e G e n g i s - K h a n . Le duc de B o u r g o g n e fait assassiner l e d u c d'Orléans, e t c o m m e n c e la s a n g l a n t e rivalité des d e u x familles. Bataille d'Azincourt. Les H u s s i t e s m e t t e n t à feu et à s a n g u n e grande partie d e l'Allemagne. M a h o m e t II règne et c o m b a t trente ans. L'Angleterre, repoussée dans ses limites, s e déchire de ses propres m a i n s . Les maisons d'York e t de Lancastre la b a i g n e n t d a n s le sang. L'héritière de B o u r g o g n e porte ses E t a t s dans la m a i s o n d'Autriche ; et dans ce contrat de mariage, il est écrit q u e les h o m m e s s'égorgeront p e n d a n t trois siècles, d e la B a l t i q u e à la Méditerranée. D é c o u v e r t e d u N o u v e a u - M o n d e : c'est l'arrêt de m o r t d e trois millions d'Indiens. Charles V et François I paraissent sur l e t h é â t r e d u m o n d e : c h a q u e p a g e de leur histoire est r o u g e d e s a n g h u m a i n . R è g n e d e S o l i m a n ; bataille de Mohatz ; s i è g e d e Vienne ; siège d e Malte, e t c . Mais c'est d e l'ombre d'un cloître q u e sort u n dès plus grands f l é a u x d u genre h u m a i n . Luther paraît ; Calvin l e suit. Guerre des p a y s a n s ; guerre d e t r e n t e ans ; guerre civile de France ; massacre des P a y s - B a s ; massacre d'Irlande ; massacre des Cévennes ; journée de la St-Barthélemi ; meurtre de Henri I I I , d e Henri IV, d e Marie-Stuart, de Charles I ; e t d e nos jours enfin la R é v o l u t i o n française, qui p a r t d e la m ê m e source. e r e r J e n e pousserai pas plus loin cet é p o u v a n t a b l e t a b l e a u : notre siècle et celui qui l'a précédé s o n t t r o p c o n n u s . Qu'on r e m o n t e j u s q u ' a u b e r c e a u d e s n a t i o n s ; qu'on descende jusqu'à nos jours ; 168 JOSEPH DE MAISTRE <ru*on e x a m i n e les p e u p l e s dans t o u t e s les posit i o n s possibles, depuis l'état de barbarie j u s q u ' à celui d e civilisation la plus raffinée ; t o u j o u r s o n trouvera la guerre* Par c e t t e cause, qui e s t la principale, et par t o u t e s celles qui s'y j o i g n e n t , l'effusion du s a n g h u m a i n n'est j a m a i s s u s p e n d u e dans l'univers : t a n t ô t elle est m o i n s forte sur u n e plus grande surface, et t a n t ô t plus a b o n d a n t e sur u n e surface m o i n s é t e n d u e ; e n sorte qu'elle est à peu près c o n s t a n t e . Mais d e t e m p s e n t e m p s il arrive des é v é n e m e n t s extraordinaires qui l'augm e n t e n t prodigieusement, c o m m e les guerres p u n i q u e s , les triumvirats, les victoires d e César, l'irruption des barbares, les croisades, les guerres de religion, la succession d ' E s p a g n e , la R é v o l u t i o n française, e t c . Si l'on a v a i t des t a b l e s d e m a s s a cres c o m m e o n a des t a b l e s météorologiques, qui sait si l'on n'en découvrirait p o i n t la loi a u b o u t de quelques siècles d'observation ? Buffon a fort bien p r o u v é qu'une grande partie d e s a n i m a u x est destinée à mourir d e m o r t v i o l e n t e . Il aurait pu, s u i v a n t les apparences, étendre sa d é m o n s t r a t i o n à l ' h o m m e ; mais o n p e u t s'en rapporter a u x faits. Il y a lieu de douter, a u reste, q u e c e t t e d e s truction v i o l e n t e soit, en général, u n aussi grand m a l q u ' o n l e croit : d u m o i n s , c'est u n d e c e s m a u x qui entrent dans u n ordre de choses o ù t o u t est v i o l e n t e t contre nature, et qui produisent d e s c o m p e n s a t i o n s . D'abord lorsque l'âme h u m a i n e a perdu son ressort par la mollesse, l'incrédulité et les vices g a n g r e n e u x qui s u i v e n t l'excès d e la civilisation, elle n e p e u t être r e t r e m p é e q u e d a n s le sang. Il n'est pas aisé, à b e a u c o u p près, d'expliquer pourquoi la guerre produit des effets différents, s u i v a n t les différentes circonstances. Ce CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANGE 169 q u ' o n v o i t assez clairement, c'est que le genre h u m a i n p e u t être considéré c o m m e u n arbre q u ' u n e m a i n invisible taille sans relâche, et qui g a g n e s o u v e n t à c e t t e opération. A la vérité, si l'on t o u c h e le tronc, ou si l'on coupe en tête de saule, l'arbre p e u t périr ; mais qui connaît les limites pour l'arbre h u m a i n ? Ce que nous s a v o n s , c'est que l'extrême carnage s'allie s o u v e n t a v e c l'extrême p o p u l a t i o n , c o m m e on l'a v u surtout d a n s les anciennes républiques grecques, et en E s p a g n e sous la d o m i n a t i o n des Arabes. Les l i e u x c o m m u n s sur la guerre ne signifient rien : il n e faut pas être fort habile pour savoir que plus on t u e d ' h o m m e s , et moins il en reste dans le m o m e n t ; c o m m e il est vrai que plus on c o u p e de branches, et moins il en reste sur l'arbre ; mais ce sont les suites de l'opération qu'il faut considérer. Or, en s u i v a n t toujours la m ê m e comparaison, on p e u t observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la v é g é t a t i o n absolue qu'à la fructification de l'arbre : ce sont des fruits, e t n o n d u bois e t des feuilles, qu'il d e m a n d e à la plante. Or les véritables fruits d e la nature h u m a i n e , les arts, les sciences, les grandes entreprises, les h a u t e s c o n c e p t i o n s , les v e r t u s mâles, t i e n n e n t surtout à l'état de guerre. On sait que les nations ne p a r v i e n n e n t j a m a i s au plus haut p o i n t de grandeur dont elles sont susceptibles, qu'après de longues et sanglantes guerres. Ainsi le p o i n t r a y o n n a n t pour les Grecs fut l'époque terrible d e la guerre du Péloponèse ; le siècle d'Auguste s u i v i t i m m é d i a t e m e n t la guerre civile et les proscriptions ; le génie français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde : t o u s les grands h o m m e s d u siècle de la reine A n n e naquirent au milieu des c o m m o t i o n s politiques. E n u n mot, 170 JOSEPH DE MAISTRE o n dirait que le sang est l'engrais de c e t t e plantequ'on appelle génie. J e n e sais si l'on se comprend bien, lorsqu'on dit que les arts sont amis de la paix. Il faudrait au moins s'expliquer, et circonscrire la proposition ; car je ne vois rien de moins pacifique que les siècles d'Alexandre et de Périclès, d'Auguste, de Léon X et de François I , de Louis X I V et de la reine A n n e . Serait-il possible que l'effusion du sang h u m a i n n'eût pas une grande cause et de grands effets ? Qu'on y réfléchisse : l'histoire et la fable, le» découvertes de la physiologie moderne, e t lestraditions antiques, se réunissent pour fournir des m a t é r i a u x à ces m é d i t a t i o n s . Il ne serait pas plus h o n t e u x de t â t o n n e r sur ce point que s u r mille autres plus étrangers à l ' h o m m e . T o n n o n s c e p e n d a n t contre la guerre, et t â c h o n s d'en dégoûter les souverains ; mais ne d o n n o n s pas dans les rêves de Condorcet, de ce p h i l o s o p h e si cher à la R é v o l u t i o n , qui e m p l o y a sa v i e à préparer le malheur de la génération présente, lég u a n t b é n i g n e m e n t la perfection à nos n e v e u x Il n'y a qu'un m o y e n de comprimer le fléau de la guerre, c'est de comprimer les désordres q u i a m è n e n t c e t t e terrible purification. D a n s la tragédie grecque d'Oreste, H é l è n e , l'un des personnages de la pièce, est s o u s t r a i t e par les d i e u x au juste ressentiment des Grecs, et placée dans le ciel à côté de ses d e u x frères, pour être a v e c e u x un signe de salut a u x navigateurs. Apollon parait pour justifier c e t t e é t r a n g e a p o t h é o s e . La beauté d'Hélène, dit-il, ne fut qu'un instrument dont les dieux se servirent pour mettre aux prises les Grecs et les Troyens, et faire couler e r CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 171 leur sang, afin t f é t a n c h e r sur la terre V iniquité des hommes devenus trop nombreux. A p o l l o n parlait fort b i e n . Ce s o n t les h o m m e s qui a s s e m b l e n t les n u a g e s , e t ils se p l a i g n e n t e n s u i t e des t e m p ê t e s . C'eBt le courroux des rois qui fait armer la terre, C'est le courroux des cieux qui fait armer les rois. J e sens bien que, dans t o u t e s ces considéra* t i o n s , n o u s s o m m e s c o n t i n u e l l e m e n t assaillis parl e t a b l e a u si f a t i g a n t des i n n o c e n t s qui périssent a v e c les c o u p a b l e s . Mais, sans nous enfoncer d a n s c e t t e q u e s t i o n qui t i e n t à t o u t ce qu'il y a d e p l u s profond, on p e u t la considérer s e u l e m e n t d a n s son rapport a v e c le d o g m e universel, e t aussi a n c i e n que le m o n d e , de la réversibilité des douleurs de F innocence au profit des cmpable*. Ce fut d e ce d o g m e , c e m e semble, q u e les anciens dérivèrent l'usage des sacrifices qu'ils pratiquèrent dans t o u t l'univers, e t qu'ils j u geaient utiles n o n - s e u l e m e n t a u x v i v a n t s , m a i s encore a u x m o r t s : usage t y p i q u e q u e l'habitude n o u s fait envisager sans é t o n n e m e n t , mais d o n t il n'est p a s m o i n s difficile d'atteindre la racine. Les d é v o u e m e n t s , si f a m e u x d a n s l ' a n t i q u i t é , t e n a i e n t encore a u m ê m e d o g m e . D é c i u s a v a i t la foi q u e le sacrifice de s'a v i e serpit a c c e p t é p a r la D i v i n i t é , et qu'il p o u v a i t faire équilibre à t o u s les m a u x qui m e n a ç a i e n t sa patrie. Le christianisme e s t v e n u consacrer ce d o g m e , qui e s t infiniment naturel à l ' h o m m e , quoiqu'il paraisse difficile d'y arriver par le r a i s o n n e m e n t . Ainsi, il p e u t y avoir eu d a n s le c œ u r de L o u i s X V I , dans celui d e la céleste E l i s a b e t h , 172 JOSEPH DE MAISTRE t e l m o u v e m e n t , telle a c c e p t a t i o n capable d e s a u v e r la France. On d e m a n d e quelquefois à quoi s e r v e n t ces austérités terribles, pratiquées par certains ordres religieux, e t qui s o n t aussi des d é v o u e m e n t s ; a u t a n t v a u d r a i t précisément d e m a n d e r à q u o i sert le christianisme, puisqu'il repose t o u t entier sur c e m ê m e d o g m e agrandi, d e l'innocence p a y a n t pour le crime. L'autorité qui a p p r o u v e ces ordres, choisit quelques h o m m e s , et les isole d u m o n d e pour e n faire des conducteurs. Il n ' y a que v i o l e n c e d a n s l'univers ; m a i s n o u s s o m m e s g â t é s par la philosophie moderne, qui a dit que tout est bien, t a n d i s que l e mal a t o u t souillé, et que, dans u n sens très-vrai, tout est mal, puisque rien n'est à sa place. La n o t e t o n i q u e d u s y s t è m e de notre création a y a n t baissé, t o u t e s les autres o n t baissé proportionnellement, s u i v a n t les règles d e l'harmonie. T us les êtres gémissent et t e n d e n t , a v e c effort et douleur, vers un a u t r e ordre de choses. Les s p e c t a t e u r s des grandes c a l a m i t é s h u m a i n e s sont c o n d u i t s surtout à ces tristes m é d i t a t i o n s ; mais gardons-nous d e perdre courage : il n ' y a p o i n t de c h â t i m e n t qui n e purifie ; il n'y a p o i n t de désordre que I'AMOUR ÉTERNEL n e t o u r n e contre le principe du mal. Il est d o u x , a u milieu du r e n v e r s e m e n t général, d e pressentir les plans d e la D i v i n i t é . J a m a i s nous ne verrons t o u t p e n d a n t notre v o y a g e , e t s o u v e n t n o u s n o u s t r o m perons ; mais dans t o u t e s les sciences possibles, e x c e p t é les sciences e x a c t e s , ne s o m m e s - n o u s pas réduits à conjecturer ? E t si nos conjectures s o n t plausibles, si elles ont pour elles l'analogie, si elles s'appuient sur des idées universelles, si s u r t o u t CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 173 elles s o n t consolantes et propres à n o u s rendre meilleurs, q u e leur manque-t-il ? Si elles ne s o n t p a s vraies, elles s o n t b o n n e s : o u p l u t ô t , puis* qu'elles s o n t b o n n e s , n e sont-elles pas vraies ? Les idées religieuses sont la base de toute société « Après avoir envisagé la Révolution française d'un point de vue purement moral », Maistre en vient à examine» la politique. La république française peut-elle durer ? se demande-t-il» Il répond nettement : « la pourriture ne mène à rien », A ce propos, il découvre dans la Révolution française un vice originel : elle est antireligieuse. Il y a dans la R é v o l u t i o n française un caractère satanique qui la distingue d e t o u t ce qu'on a v u et peut-être de t o u t ce qu'on verra. Qu'on se rappelle les grandes séances, le discours de Robespierre contre le sacerdoce, l'apostasie solennelle des prêtres, la profanation des o b j e t s du culte, l'inauguration de la déesse R a i s o n , et c e t t e foule de scènes inouïes où les provinces t â c h a i e n t de surpasser Paris : t o u t cela sort d u cercle ordinaire des crimes, et semble appartenir à u n autre m o n d e . E t , m a i n t e n a n t m ê m e q u e la R é v o l u t i o n a b e a u c o u p rétrogradé, les grands e x c è s ont disparu, m a i s les principes subsistent. Les législateurs (pour m e servir de leur terme) n'ont-ils p a s p r o n o n c é ce m o t isolé dans l'histoire : La nation ne salarie aucun culte ? Quelques h o m m e s de l'époque où n o u s v i v o n s m ' o n t paru, d a n s certains m o m e n t s , s'élever jusqu'à la haine pour la D i v i n i t é ; mais 174 JOSEPH DE MAISTRE c e t affreux tour de force n'est pas nécessaire pour rendre inutiles les plus grands efforts c o n s t i t u a n t s : l'oubli seul d u grand Etre ( je n e dis pas l e mépris) e s t u n a n a t h è m e irrévocable sur les ouvrages h u m a i n s qui en sont flétris. T o u t e s les i n s t i t u t i o n s i m a g i n a b l e s reposent sur une idée religieuse, o u n e font que passer. Elles sont fortes et durables à mesure qu'elles sont divinisées, s'il e s t permis d e s'exprimer ainsi. N o n - s e u l e m e n t la raison humaine, o u ce qu'on appelle la philosophie, sans savoir ce qu'on dit, ne peut suppléer à ces bases qu'on appelle superstitieuses, toujours sans savoir ce qu'on dit ; mais la philosophie est, a u contraire, u n e puissance essentiellement désorganisatrice. E n u n m o t , l ' h o m m e ne p e u t représenter l e Créateur qu'en se m e t t a n t en rapport a v e c lui. Insensés que nous s o m m e s , si nous v o u l o n s qu'un miroir réfléchisse l'image d u soleil, le t o u r n o n s n o u s vers la terre ? Ces réflexions s'adressent à t o u t le m o n d e , a u c r o y a n t c o m m e au sceptique : c'est u n fait que j ' a v a n c e , et n o n une t h è s e . Qu'on rie des idées religieuses, o u qu'on les vénère, n'importe ; elles ne forment pas moins, vraies ou fausses, la base unique d e t o u t e s les i n s t i t u t i o n s durables. R o u s s e a u , l ' h o m m e d u m o n d e peut-être qui s'est le plus t r o m p é , a c e p e n d a n t rencontré c e t t e observation, sans avoir v o u l u e n tirer les conséquences. La loi judaïque, dit-il, toujours subsistante ; celle de Venfant d'Ismaël, qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées... L'orgueilleuse philosophie ou Vaveugle esprit de parti ne voit en eux que d'heureux imposteurs. Il n e t e n a i t qu'à lui d e conclure, a u lieu d e n o u s CONSIDERATIONS SUR LA FRANCE 175 parler de ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables : c o m m e si cette poésie expliquait quelque chose ! Lorsqu'on réfléchit sur des faits a t t e s t é s par l'histoire entière ; lorsqu'on e n v i s a g e que, dans la chaîne des établissements humains, depuis ces grandes i n s t i t u t i o n s qui sont des époques d u m o n d e , jusqu'à la plus petite organisation sociale, depuis l'empire jusqu'à la confrérie, t o u s ont u n e base divine, et que la puissance humaine, t o u t e s les fois qu'elle s'est isolée, n'a p u donner à ses œ u v r e s qu'une existence fausse et passagère : que penserons-nous du nouvel édifice français et de la puissance qui l'a produit ? Pour moi, je ne croirai jamais à la fécondité du néant. Ce serait une chose curieuse d'approfondir s u c c e s s i v e m e n t nos i n s t i t u t i o n s européennes, e t de montrer c o m m e n t elles sont t o u t e s christianisées ; c o m m e n t la religion, se mêlant à t o u t , a n i m e et s o u t i e n t t o u t . Les passions h u m a i n e s ont beau souiller, dénaturer m ê m e les créations primitives ; si le principe est divin, c'en est assez pour leur donner u n e durée prodigieuse. E n t r e mille e x e m p l e s , on peut citer celui des ordres militaires. Certainement on ne manquera p o i n t a u x membres qui les c o m p o s e n t , en affirmant que l'objet religieux n'est peut-être pas le premier d o n t ils s'occupent : n'importe, ils subsistent, et c e t t e durée est un prodige. Combien d'esprits superficiels rient de cet a m a l g a m e si étrange d'un moine et d'un soldat ! Il vaudrait m i e u x s ' e x t a sier sur c e t t e force cachée, par laquelle ces ordres o n t percé les siècles, c o m p r i m é des puissances formidables, et résisté à des chocs qui nous é t o n n e n t encore dans l'histoire. Or, c e t t e force, c'est l e nom sur lequel ces institutions reposent ; car rien 176 JOSEPH DE MAISTRE n'est q u e par Celui qui est. A u milieu du boulevers e m e n t général d o n t n o u s s o m m e s t é m o i n s , l e d é f a u t d'éducation fixe s u r t o u t l'œil i n q u i e t d e s a m i s de l'ordre. Plus d'une fois on les a e n t e n d u s dire qu'il faudrait rétablir les J é s u i t e s . J e n e disc u t e point ici le mérite d e l'Ordre ; mais c e v œ u n e suppose pas des réflexions bien profondes* N e dirait-on pas que saint Ignace est là prêt à servir nos v u e s ? Si l'Ordre est détruit, q u e l q u e frère cuisinier peut-être pourrait le rétablir par l e m ê m e esprit qui le créa ; mais t o u s les souverains d e l'univers n'y réussiraient pas. Il est u n e loi divine aussi certaine, aussi p a l p a b l e q u e les lois d u m o u v e m e n t . Toures les fois qu'un h o m m e se m e t , s u i v a n t ses forces, en rapport a v e c l e Créateur, e t qu'il produit u n e i n s t i t u t i o n q u e l c o n q u e a u n o m d e la D i v i n i t é ; quelle que soit d'ailleurs sa faiblesse individuelle, son ignorance, sa p a u v r e t é , l'obscurité d e sa naissance, en u n m o t , son d é n û m e n t absolu d e t o u s les m o y e n s h u m a i n s , il participe en quelque manière à la t o u t e - p u i s s a n c e d o n t il s'est fait l'instrument ; il produit des œ u v r e s d o n t la force et la durée é t o n n e n t la raison. J e supplie t o u t lecteur attentif de vouloir bien regarder a u t o u r de lui ; j u s q u e dans les m o i n d r e s objets, il trouvera la d é m o n s t r a t i o n d e ces grandes vérités. Il n'est p a s nécessaire de remonter a u fils d'Ismaël, à Lycurgue, à N u ma, à Moïse, d o n t les législations furent t o u t e s religieuses ; u n e f ê t e * populaire, u n e danse rustique, suffisent à l'observ a t e u r . Il verra d a n s quelques p a y s p r o t e s t a n t s certains r a s s e m b l e m e n t s , certaines réjouissances populaires, qui n'ont plus de causes a p p a r e n t e s , e t qui t i e n n e n t à des usages catholiques a b s o l u m e n t oubliés. Ces sortes d e fêtes n'ont en elles- CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 177 m ê m e s rien de moral, rien d e respectable : n'importe ; elles t i e n n e n t , quoique de très loin, à des idées religieuses ; c'en est assez pour les perpétuer. Trois siècles n'ont pu les faire oublier. Mais v o u s , maîtres de la terre, princes, rois, empereurs, puissantes majestés, invincibles conquérants, essayez s e u l e m e n t d'amener le peuple u n tel jour de chaque année, dans un endroit marqué, P O U R Y D A N S E R . J e v o u s d e m a n d e p e u , mais j'ose v o u s donner le défi solennel d'y réussir, t a n d i s que le plus humble missionnaire y parviendra, et se fera obéir d e u x mille ans après sa mort. Chaque année, au n o m de saint J e a n , de saint Martin, de saint Benoît, etc., le peuple se rassemble a u t o u r d'un t e m p l e rustique : il arrive, a n i m é d'une allégresse b r u y a n t e et c e p e n d a n t i n n o c e n t e . La religion sanctifie la joie, et la joie embellit la religion : il oublie ses peines ; il pense, en se retirant, au plaisir qu'il aura l'année s u i v a n t e au m ê m e jour, et ce jour pour lui est une date. Le Christ règne présente est t é m o i n de l'un des plus grands spectacles qui jamais ait o c c u p é l'œil h u m a i n : c'est le c o m b a t à outrance d u christianisme et du philosophisme. La lice est o u v e r t e , les d e u x ennemis sont a u x prises, et l'univers regarde. On v o i t , c o m m e dans H o m è r e le père des Dieux et des hommes s o u l e v a n t les balances qui p è s e n t les d e u x grands intérêts ; b i e n t ô t l'un des bassins va descendre. LA GÉNÉRATION 178 JOSEPH DE MAISTRE P o u r l ' h o m m e p r é v e n u , e t d o n t le c œ u r s u r t o u t a c o n v a i n c u la t é t e , les é v é n e m e n t s n e prou» v e n t rien ; le parti é t a n t pris irrévocablement e n oui o u en n o n , l'observation et le r a i s o n n e m e n t sont é g a l e m e n t inutiles. Mais v o u s t o u s , h o m m e s d e b o n n e foi, qui niez o u qui doutez, p e u t - ê t r e q u e c e t t e grande é p o q u e d u christianisme fixera v o s irrésolutions. D e p u i s d i x - h u i t siècles, il règne sur u n e grande partie d u m o n d e et particulièrem e n t sur la portion la p l u s éclairée du globe. Cette religion n e s'arrête pas m ê m e à c e t t e é p o q u e a n t i q u e : arrivée à son fondateur, elle se n o u e à u n autre ordre de choses, à u n e religion t y p i q u e qui l'a précédée. L'une n e p e u t être vraie sans q u e l'autre l e soit ; l'une s e v a n t e de p r o m e t t r e c e que l'autre se v a n t e d e t e n i r ; en sorte que celle-ci, par u n e n c h a î n e m e n t qui est u n fait v i s i b l e , r e m o n t e à l'origine d u m o n d e . ELLE NAQUIT LE J O U R QUE NAQUIRENT LES JOURS» Il n ' y a pas d ' e x e m p l e d'une telle durée ; et, à s'en tenir m ê m e au christianisme, a u c u n e instit u t i o n , dans l'univers, n e p e u t lui être opposée. C'est pour chicaner qu'on lui compare d'autres religions : plusieurs caractères frappants e x c l u e n t t o u t e comparaison ; ce n'est pas ici le lieu d e l e s détailler : un m o t seulement, et c'est assez. Qu'on n o u s m o n t r e u n e autre religion fondée sur d e s faits m i r a c u l e u x et r é v é l a n t des d o g m e s i n c o m préhensibles, crue p e n d a n t dix-huit siècles p a r u n e grande partie du genre h u m a i n , et d é f e n d u e d'âge e n â g e par les premiers h o m m e s du t e m p s , depuis Origène jusqu'à Pascal, malgré les derniers efforts d'une secte e n n e m i e , qui n'a cessé de rugir depuis Celse jusqu'à Condorcet. Chose admirable ! lorsqu'on réfléchit sur c e t t e grande i n s t i t u t i o n , l ' h y p o t h è s e la plus naturelle, CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 179 celle q u e t o u t e s les v r a i s e m b l a n c e s e n v i r o n n e n t , c'est celle d'un établissement d i v i n . Si l ' œ u v r e e s t h u m a i n , il n'y a plus m o y e n d'en expliquer le succès : e n e x c l u a n t le prodige, o n le r a m è n e . T o u t e s les nations, dit-on, ont pris du cuivre pour d e l'or. F o r t bien : mais c e cuivre a-t-il é t é j e t é dans l e creuset européen, e t soumis, p e n d a n t d i x - h u i t siècles, à notre chimie observatrice ? o u , s'il a subi c e t t e épreuve, s'en est-il tiré à son honneur ? N e w t o n croyait à l'Incarnation ; m a i s P l a t o n , j e p e n s e , croyait p e u à la naissance merveilleuse de B a c c h u s . Le christianisme a été prêché par des i g n o r a n t s et cru par des s a v a n t s , e t c'est en quoi il n e ress e m b l e à rien d e connu. Oe plus, il s'est tiré de t o u t e s les é p r e u v e s . On dit q u e la persécution e s t u n v e n t qui nourrit et propage la f l a m m e du fanatisme. Soit : D i o d e t i e n favorisa le christianisme ; m a i s , dans c e t t e supposition, Constantin d e v a i t l'étouffer, et c'est ce qui n'est p a s arrivé. Il a résisté à t o u t , à la p a i x , à la guerre, a u x échafauds, a u x t r i o m p h e s , a u x poignards, a u x délices, à l'orgueil, à l'humiliation, à la p a u v r e t é , à l'opulence, à la n u i t d u m o y e n âge e t a u grand jour des siècles d e L é o n X e t d e Louis X I V . U n empereur t o u t - p u i s s a n t et m a î t r e d e la plus grande partie d u m o n d e c o n n u épuisa jadis contre lui t o u t e s les ressources de son génie ; il n'oublia rien pour relever les d o g m e s anciens ; il les associa h a b i l e m e n t a u x idées p l a t o n i q u e s , qui étaient à la m o d e . Cachant la rage qui l'anim a i t sous le m a s q u e d'une tolérance p u r e m e n t extérieure, il e m p l o y a contre le culte ennemi l e s armes a u x q u e l l e s nul o u v r a g e h u m a i n n'a résisté : il le livra a u ridicule ; il a p p a u v r i t le sacerdoce pour le faire mépriser ; il le priva de t o u s les a p p u i s 180 JOSEPH DE MAISTRE q u e l ' h o m m e p e u t donner à ses œ u v r e s : diffam a t i o n s , cabales, injustice, oppression, ridicule, force e t adresse, t o u t fut i n u t i l e ; le Galîléen l'emporta sur Julien le philos >phe. Aujourd'hui, enfin, l'expérience se r é p è t e a v e c d e s circonstances encore plus favorables ; rien n'y m a n q u e d e t o u t ce qui peut la rendre décisive. S o y e z d o n c bien a t t e n t i f s , v o u s t o u s q u e l'histoire n'a p o i n t assez instruits. Vous disiez que le sceptre s o u t e n a i t la tiare ; e h bien, il n'y a plus d e sceptre dans la grande arène, il est brisé, e t les m o r c e a u x s o n t j e t é s dans la b o u e . Vous ne saviez pas jusqu'à quel point l'influence d'un sacerdoce riche e t puissant p o u v a i t soutenir les d o g m e s qu'il prêchait : j e n e crois pas t r o p qu'il y ait u n e puis-' s a n c e d e faire croire ; mais passons. Il n'y a plus de prêtres ; on les a chassés, égorgés, avilis ; on les a dépouillés ; et c e u x qui ont é c h a p p é à la guillotine, a u x bûchers, a u x poignards, a u x fusillades, a u x n o y a d e s , à la déportation, r e ç o i v e n t aujourd'hui l ' a u m ô n e qu'ils donnaient jadis. Vous craigniez la force d e la c o u t u m e , l'ascendant de l'autorité, les illusions de l'imagination : il n ' y a plus rien de t o u t cela ; il n ' y a plus d e c o u t u m e ; il n ' y a plus de maître ; l'esprit de c h a q u e h o m m e est à lui. La philosophie a y a n t rongé le c i m e n t qui unissait les h o m m e s , il n'y a plus d'agrégations morales. L'autorité civile, favorisant d e t o u t e s ses forces le r e n v e r s e m e n t d u s y s t è m e ancien, d o n n e a u x e n n e m i s du christianisme t o u t l'appui qu'elle lui accordait jadis ; l'esprit h u m a i n prend t o u t e s les formes imaginables pour c o m b a t t r e l'ancienne religion nationale. Ces efforts s o n t a p p l a u d i s e t p a y é s , et les efforts contraires s o n t des crimes. Vous n'avez plus rien à craindre d e l ' e n c h a n t e m e n t des y e u x , qui sont toujours CONSIDÉRATIONS SUR LA F R A N C E 181 les premiers t r o m p é s ; un appareil p o m p e u x , d e v a i n e s cérémonies, n'en i m p o s e n t plus à des h o m m e s d e v a n t lesquels on se j o u e de t o u t d e p u i s sept ans. Les t e m p l e s sont fermés, ou ne s'ouvrent q u ' a u x délibérations b r u y a n t e s et a u x b a c c h a nales d'un peuple effréné. Les autels sont renversés; on a p r o m e n é dans les rues des a n i m a u x i m m o n d e s sous les v ê t e m e n t s des pontifes ; les coupes sacrées o n t servi à d'abominables orgies ; et sur ces autels q u e la foi antique environne de chérubins éblouis, on a fait m o n t e r des prostituées nues ! Le philosophisme n'a donc plus de plaintes à faire ; t o u t e s les chances h u m a i n e s sont en sa faveur ; on fait t o u t pour lui et t o u t contre sa rivale. S'il est vainqueur, il n e dira pas c o m m e César : Je suis venu, j'ai vu et j'ai vaincu ; m a i s enfin il aura v a i n c u : il peut b a t t r e des mains et s'asseoir fièrement sur u n e croix renversée. Mais si le christianisme sort de c e t t e épreuve terrible plus pur et plus v i g o u r e u x ; si Hercule chrétien, fort de sa seule force, soulève le fils de la terre, et l'étouffé dans ses bras, patuit Deus. — Français ! faites place au Roi très-chrétien, portez-le v o u s m ê m e sur son trône antique ; relevez son oriflamme, et que son or, v o y a g e a n t d'un pôle à l'autre, porte de t o u t e s parts la devise triomphale : L E C H R I S T C O M M A N D E , IL R È G N E , IL E S T V A I N Q U E U R l L'influence divine est visible dans les constitutions politiques. Celles que crée l'homme et qui excluent Dieu portent en elles des « signes de nullité ». Telle est la nouvelle constitution française; mais « l'invincible nature doit ramener la monarchie ». Ici se place ce tableau imaginaire d'une restauration en France : «petit chef d'oeuvre, dit un critique, excellente scène de comédie historique et qui pourrait être d'un Tacite en belle humeur. » 182 JOSEPH DE MAISTRE Une Restauration U n courrier arrivé à B o r d e a u x , à N a n t e s , à L y o n , e t c . , apporte la nouvelle q u e le roi est reconnu à Paris ; qu'une faction quelconque (qu'on n o m m e o u qu'on n e n o m m e pas) s'est emparée de l'autorité, et a déclaré qu'elle ne la possède qu'au nom du roi : qu'on a dépêché un courrier au souverain, qui est attendu incessamment, et que de toutes parts on arbore la cacarde blanche. La renommée s'empare d e ces nouvelles, et les charge de mille circonstances i m p o s a n t e s . Que fera-t-on ? Pour donner plus beau j e u à la république, je lui accorde la majorité, e t m ê m e un corps de t r o u p e s républicaines. Ces troupes prendront, peut-être, dans l e premier m o m e n t u n e a t t i t u d e m u t i n e ; mais ce jour-là m ê m e elles v o u d r o n t dîner, e t c o m m e n c e r o n t à se détacher de la puissance qui n e p a y e p l u s . Chaque officier qui ne jouit d'aucune considération, e t qui le s e n t très bien, quoi qu'on e n dise, v o i t t o u t aussi clairement que l e premier qui criera : Vive le roi, sera un grand personnage : l'amour-propre lui dessine, d'un crayon séduisant, l'image d'un général d e s armées d e Sa Majesté très-chrétienne brillant d e s signes honorifiques, e t regardant d u h a u t d e sa grandeur ces h o m m e s qui l e m a n d a i e n t naguère à la barre d e la m u n i cipalité. Ces idées s o n t si simples, si naturelles, qu'elles n e p e u v e n t échapper à personne : c h a q u e officier le sent ; d'où il suit qu'ils s o n t t o u s s u s pects les u n s pour les autres. La crainte e t le défiance produisent la délibération e t l a froideur. Le soldat, qui n'est p a s électrisé par s o n officier, e s t encore plus découragé : le lien d e la discipline r e ç o i t ce coup inexplicable, ce coup m a g i q u e q u i CONSIDÉRATIONS SUR LA FRANCE 183 l e relâche s u b i t e m e n t . L'un t o u r n e les y e u x v e r s l e p a y e u r royal qui s'avance ; l'autre profite d e l'instant pour rejoindre sa famille : on n e sait ni c o m m a n d e r ni obéir ; il n'y a plus d'ensemble. C'est bien autre chose parmi les citadins : o n v a , on v i e n t , o n se heurte, on s'interroge : c h a c u n r e d o u t e celui d o n t il aurait besoin ; le d o u t e c o n s u m e les heures, et les m i n u t e s s o n t décisives ; partout l'audace rencontre la prudence ; le vieillard m a n q u e d e d é t e r m i n a t i o n , et le j e u n e h o m m e d e conseil : d'un c ô t é s o n t des périls terribles, d e l'autre u n e a m n i s t i e certaine et des grâces probables. Où sont d'ailleurs les m o y e n s de résister ? où sont les chefs ? à qui se fier ? Il n'y a pas d e danger dans le repos, et le moindre m o u v e m e n t p e u t être u n e faute irrémissible : il faut d o n c attendre. On a t t e n d ; mais le l e n d e m a i n o n reçoit l'avis qu'une telle ville de guerre a o u v e r t ses portes ; raison de plus pour n e rien précipiter. B i e n t ô t o n apprend que la n o u v e l l e é t a i t fausse ; mais d e u x autres villes, qui l'ont crue vraie, o n t d o n n é l'exemple, en croyant le r e c e v o i r ; elles v i e n n e n t de se s o u m e t t r e , e t d é t e r m i n e n t la première, qui n'y songeait p a s . Le gouverneur d e c e t t e p l a c e a présenté a u roi les clefs de sa bonne ville de... C'est le premier officier qui a eu l'honneur d e le recevoir dans u n e citadelle de son r o y a u m e . Le roi l'a créé, sur la porte, maréchal de France ; u n b r e v e t i m m o r t e l a c o u v e r t son écusson de fleurs de lis sans namb*e ; son n o m e s t à j a m a i s le plus b e a u de la France. A c h a q u e m i n u t e , le m o u v e m e n t royaliste s e renforce ; b i e n t ô t il d e v i e n t irrésistible. VIVE LE ROI ! s'écrient l'amour e t la fidélité, au c o m b l e d e la joie : VIVE LE ROI ! répond l'hypocrite républicain, au c o m b l e d e la terreur. 184 JOSEPH DE MAISTRE Q u ' i m p o r t e ? Il n'y a qu'un cri. — E t le roi est sacré. Citoyens, voilà c o m m e n t se font les contrerévolutions. D i e u , s'étant réservé la formation des souverainetés, n o u s e n a v e r t i t e n n e confiant j a m a i s à la m u l t i t u d e le c h o i x d e ses maîtres. Il n e l'emploie, dans ces grands m o u v e m e n t s qui d é c i d e n t l e sort d e s empires, q u e c o m m e u n i n s t r u m e n t passif. J a m a i s elle n'obtient c e qu'elle v e u t : toujours elle a c c e p t e , jamais elle n e c h o i s i t . Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1809) Le Châtiment de l'impiété Toujours il y a eu des religions sur la terre, e t toujours il y a eu des impies qui les ont c o m b a t t u e s : toujours aussi l'impiété fut u n crime ; car, c o m m e il n e p e u t y avoir d e religion fausse sans a u c u n m é l a n g e de vrai, il ne p e u t y avoir d'impiété qui ne c o m b a t t e quelque vérité divine plus o u moins défigurée ; mais il ne peut y avoir de véritable impiété qu'au sein de la véritable religion ; e t , par u n e conséquence nécessaire, jamais l'impiété n'a p u produire dans les t e m p s passés les m a u x qu'elle a produits de nos jours ; car elle est toujours coupable e n raison des lumières qui l'environnent. C'est sur c e t t e règle qu'il faut juger le X V I I I siècle ; car c'est sous ce point de v u e qu'il n e ressemble à a u c u n autre. On e n t e n d dire assez c o m m u n é m e n t que tous les siècles se e ressemblent, et que tous les hommes ont toujours 186 JOSEPH DE MAISTRE été les mêmes ; m a i s il faut bien se garder d e croire à ces m a x i m e s générales que la paresse o u l a légèreté i n v e n t e n t pour se dispenser de réfléchir. T o u s les siècles, au contraire, et t o u t e s les n a t i o n s , m a n i f e s t e n t u n caractère particulier et distinctif qu'il f a u t considérer s o i g n e u s e m e n t . Sans d o u t e il y a toujours eu des v i c e s dans l e m o n d e , m a i s ces v i c e s p e u v e n t différer en q u a n t i t é , en n a t u r e , en qualité d o m i n a n t e et en intensité. Or, quoiqu'il y ait toujours eu des i m p i e s , j a m a i s il n'y a v a i t e u , a v a n t le X V I I I siècle, et a u sein du christianisme, une insurrection centre Dieu ; j a m a i s surtout o n n ' a v a i t v u u n e conjuration sacrilège de t o u s les t a l e n t s contre leur auteur ; or, c'est ce que n o u s a v o n s v u de nos jours. Le v a u d e v i l l e a b l a s p h é m é c o m m e la tragédie ; et l e r o m a n , c o m m e l'histoire et la p h y s i q u e . Les h o m m e s d e ce siècle o n t prost i t u é le g é n i e à l'irréligion, et, s u i v a n t l'expression admirable de saint Louis mourant, ILS ONT GUERROYÉ D I E U ET SES DONS. L'impiété a n t i q u e n e se f â c h e j a m a i s ; quelquefois elle raisonne ; ordinairement elle plaisante, mais t o u j o u r s sans aigreur. Lucrèce m ê m e n e v a guère jusqu'à l'insulte ; e t quoique son t e m p é r a m e n t sombre e t mélancolique l e p o r t â t à voir les choses en noir, et m ê m e lorsqu'il accuse la religion d'avoir p r o d u i t de grands m a u x , il e s t d e sang-froid. Les religions antiques n e v a l a i e n t pas la peine que l'incrédulité c o n t e m p o r a i n e se f â c h â t contre elles. E Lorsque la bonne nouvelle fut publiée d a n s l'univers, l ' a t t a q u e d e v i n t plus v i o l e n t e : c e p e n d a n t ses e n n e m i s gardèrent toujours u n e certaine mesure. Ils n e se m o n t r e n t d a n s l'histoire q u e d e loin e n loin e t c o n s t a m m e n t isolés. J a m a i s o n n e v o i t d e r é u n i o n o u d e ligue formelle : j a m a i s i l s n e se livrent à la fureur d o n t n o u s a v o n s é t é l e s ESSAI SUR LE P R I N C I P E RÉGÉNÉRATEUR 187 t é m o i n s . B a y l e m ê m e , le père de l'incrédulité moderne, ne ressemble point à ses successeurs. D a n s ses écarts les plus c o n d a m n a b l e s , on n e lui t r o u v e p o i n t u n e grande e n v i e de persuader, encore moins le t o n d'irritation o u d e l'esprit de parti : il nie m o i n s qu'il n e d o u t e ; il dit le pour et le contre : s o u v e n t m ê m e il est plus disert pour la b o n n e cause q u e pour la m a u v a i s e . Ce n e fut d o n c que dans la première moitié du X V I I I siècle que l'impiété d e v i n t réellement une puissance. On la v o i t d'abord s'étendre de t o u t e s parts a v e c u n e a c t i v i t é i n c o n c e v a b l e . D u palais à la cabane, elle se glisse partout, elle infeste t o u t ; elle a des chemins invisibles, u n e a c t i o n cachée, mais infaillible, telle que l'observateur l e plus attentif, t é m o i n de l'effet, n e sait p a s toujours découvrir les m o y e n s . Par u n prestige inconcevable, elle se fait aimer de c e u x m ê m e s d o n t elle est la plus mortelle e n n e m i e ; et l'autorité qu'elle est sur le point d'immoler, l'embrasse s t u p i d e m e n t a v a n t de recevoir le c o u p . B i e n t ô t u n simple s y t è m e d e v i e n t u n e association formelle qui, par une gradation rapide, se c h a n g e en complot, et enfin en une grande conjuration qui couvre l'Europe. Alors se m o n t r e pour la première fois ce caractère de l'impiété qui n'appartient qu'au X V I I I siècle. Ce n'est plus le t o n froid de l'indifférence, ou t o u t au plus l'ironie maligne du scepticisme, c'est u n e haine mortelle ; c'est le t o n de la colère et s o u v e n t de la rage. Les écrivains de cette époque, du moins les plus m a r q u a n t s , ne traitent plus le christianisme c o m m e une erreur h u m a i n e sans conséquence, ils le p o u r s u i v e n t c o m m e u n ennemi capital, ils le c o m b a t t e n t à outrance ; c'est une guerre à mort : et ce qui paraîtrait incroyable, si e e 12 188 JOSEPH DE MAISTRE n o u s n'en avions pas les tristes preuves sous *es y e u x , c'est que plusieurs de ces h o m m e s qui s'appelaient philosophes, s'élevèrent d e la haine du christianisme jusqu'à la haine personnelle contre son divin Auteur. Ils le haïrent réellement c o m m e on p e u t haïr u n ennemi v i v a n t . D e u x h o m m e s surtout, qui seront à jamais c o u v e r t s des anat h è m e s de la postérité, se sont distingués par ce genre de scélératesse qui paraissait bien au-dessus des forces de la nature h u m a i n e la plus dépravée. Cependant l'Europe entière a y a n t été civilisée par le christianisme, et les ministres de cette religion a y a n t o b t e n u dans t o u s les p a y s u n e grande existence politique, les i n s t i t u t i o n s civiles et religieuses s'étaient mêlées e t c o m m e a m a l g a m é e s d'une manière surprenante ; en sorte qu'on pouv a i t dire de t o u s les é t a t s de l'Europe, a v e c plus ou m o i n s d e vérité, ce que Gibbon a dit de la France, que ce royaume avait été fait par des évêques. 11 é t a i t donc i n é v i t a b l e que la philosophie d u siècle ne tardât pas de haïr les i n s t i t u t i o n s sociales dont il ne lui était pas possible de séparer le principe religieux. C'est ce qui arriva : tous les gouvernem e n t s , t o u s les établissements de l'Europe lui déplurent, parce qu'ils étaient chrétiens ; et à mesure qu'ils étaient chrétiens, un malaise d'opinion, un m é c o n t e n t e m e n t universel s'empara de t o u t e s les t ê t e s . E n France surtout, la rage philosophique ne c o n n u t plus de bornes ; e t b i e n t ô t une seule v o i x formidable se formant de t a n t de v o i x réunies, on l'entendit crier au milieu de la coupable E u r o p e : « Laisse-nous ! Faudra-t-il donc éternellement trembler d e v a n t des prêtres, et recevoir d'eux l'instruction qu'il leur plaira de nous donner ? La vérité, dans t o u t e l'Europe, est cachée par les ESSAI SUR LE PRINCIPE RÉGÉNÉRATEUR 189 fumées de l'encensoir ; il est t e m p s qu'elle sorte de ce nuage fatal. Nous ne parlerons plus de toi à nos enfants ; c'est à eux, lorsqu'il seront hommes, à savoir si t u es, et ce que t u es, et ce que tu d e m a n d e s d'eux. Tout ce qui existe nous déplaît, parce que t o n n o m est écrit sur t o u t ce qui existe. Nous v o u l o n s t o u t détruire et t o u t refaire sans toi. Sors de nos conseils ; sors de nos académies ; sors de nos maisons : nous saurons bien agir seuls ; la raison nous suffit. Laisse-nous. » Comment Dieu a-t-il puni cet excérable délire ? Il l'a puni c o m m e il créa la lumière, par une seule parole. Il a dit : FAITES 1 — E t le m o n d e politique a croulé. Lettres à un gentilhomme russe sur l'Inquisition espagnole (1815) Dans ces 6 lettres, datées de Moscou, juin-septembre 1815, et signées Philomathe de Civarron, — et qu'on pourrait appeler des lettres ouvertes, — Joseph de Maistre a entrepris de défendre l'Inquisition Espagnole contre les attaques que les ennemis de sa foi ne cessent de répéter : un récent décret des Cortès (1812) qui supprimait l'Inquisition, et une récente étude espagnole, Y Inquisition dévoilée, venaient de donner une actualité nouvelle à cette question longtemps controversée. Après avoir fait l'historique de l'Inquisition et affirmé que saint Dominique n'en est pas le fondateur, après avoir prouvé, contrairement aux erreurs courantes, qu'elle n'est pas un tribunal purement ecclésiastique, qu'il n'est pas vrai que les prêtres qui y siègent, condamnent à la peine de mort, Joseph de Maistre entreprend de démontrer dans la l lettre qu'elle ne condamnait pas à mort pour de simples opinions. r e Défense de l'Inquisition Depuis quand est-il donc permis de calomnier les nations ? depuis quand est-il permis d'insulter LETTRES A UN GENTILHOMME RUSSE 191 les autorités qu'elles ont établies chez elles ? de prêter à ces autorités des actes de la plus atroce tyrannie, et non-seulement sans être en état de les appuyer sur aucun témoignage, mais encore contre la plus é v i d e n t e notoriété ? E n Espagne et en Portugal, c o m m e ailleurs, on laisse tranquille t o u t h o m m e qui se tient tranquille ; quant à l'imprudent qui dogmatise, ou qui trouble Tordre public, il ne peut se plaindre que de lui-même ; v o u s ne trouverez pas une seule nation, je ne dis pas chrétienne, je ne dis pas catholique, mais seulement policée, qui n'ait prononcé des peines capitales contre les a t t e i n t e s graves portées à sa religion. Qu'importe le n o m du tribunal qui doit punir les coupables ! P a r t o u t ils sont punis, et partout ils d o i v e n t l'être. Personne n'a le droit de demander a u x rois d'Espagne pourquoi il leur a plu d'ordonner telle peine ; pour tel crime, ils s a v e n t ce qu'ils ont à faire chez e u x : ils connaissent leurs ennemis et les repoussent c o m m e ils l'entendent ; le grand point, le point unique et incontestable, c'est que, pour les crimes dont je parle, personne n'est puni qu'en vertu d'une loi universelle et connue, s u i v a n t des formes invariables, et par des juges légitimes qui n'ont de force que par le roi, et ne p e u v e n t rien contre le roi : cela posé, t o u t e s les déclamations t o m b e n t , et personne n'a droit de se plaindre. L ' h o m m e a j u s t e m e n t horreur d'être jugé par l'homme, car il se connaît, et il sait de quoi il est capable lorsque la passion l'aveugle ou l'entraîne ; mais, d e v a n t la loi, chacun doit être soumis et tranquille, car la nature h u m a i n e ne comporte rien de m i e u x que la v o l o n t é générale, éclairée et désintéressée, du législateur s u b s t i t u é e partout à la v o l o n t é particulière, ignorante et passionnée, de Vhomme* y 192 JOSEPH DE MAISTRE Si donc la loi espagnole, écrite pour t o u t le monde, porte la peine de l'exil, de la prison, de la mort m ê m e , contre l'ennemi déclaré et public d'un dogme espagnol, personne ne doit plaindre le coupable qui aura mérité ces peines, et l a i - m ê m e n'a pas droit de se plaindre, car il y avait pour lui un m o y e n bien simple de les éviter : celui d e se taire. A l'égard des Juifs en particulier, personne ne l'ignore ou ne doit l'ignorer, l'Inquisition ne poursuivait réellement que le Chrétien judaïsant, le Juif relaps, c'est-à-dire le Juif qui retournait au J u d a ï s m e après avoir solennellement a d o p t é la religion chrétienne, et le prédicateur du J u daïsme. Le Chrétien ou le Juif converti qui v o u laient judaïser étaient bien les maîtres de sortir d'Espagne, et, en y demeurant, ils s a v a i e n t à quoi ils s'exposaient, ainsi que le Juif qui osait entreprendre de séduire un Chrétien. Nul n'a droit de se plaindre de la loi qui est faite pour tous. On a fait grand bruit en Europe de la torture e m p l o y é e dans les t r i b u n a u x de l'Inquisition, et de la peine du feu infligée pour les crimes contre la religion ; la v o i x sonore des écrivains français s'est exercée sans fin sur un sujet qui prête si fort au p a t h o s philosophique ; mais t o u t e s ces déclamations disparaissent en un clin d'œil d e v a n t la froide logique. Les Inquisiteurs ordonnaient la torture en vertu des lois espagnoles, et parce qu'elle était ordonnée par t o u s les t r i b u n a u x espagnols. Les lois grecques et romaines l'avaient adoptée ; A t h è n e s , qui s'entendait un peu en liberté, y s o u m e t t a i t m ê m e l ' h o m m e libre. T o u t e s LETTRES A UN G E N T I L H O M M E RUSSE 193 les nations modernes a v a i e n t e m p l o y é ce m o y e n terrible de découvrir la vérité ; et ce n'est point ici le lieu d'examiner si t o u s c e u x qui en parlent s a v e n t b i e n précisément de quoi il s'agit, et s'il n'y a v a i t pas, dans les t e m p s anciens, d'aussi bonnes raisons de l'employer, qu'il p e u t y en avoir pour la supprimer de nos jours. Quoiqu'il en soit, dès q u e la torture n'appartient pas plus au tribunal de l'Inquisition qu'à t o u s les autres, personne n'a le droit de la lui reprocher. Que le burin p r o t e s t a n t de Bernard Picart se fatigue t a n t qu'il voudra à nous tracer des t a b l e a u x h i d e u x de tortures réelles ou imaginaires, infligées par les juges de l ' I n q u i s i t i o n : t o u t cela ne signifie rien, o u ne s'adresse qu'au roi d'Espagne. Que si le roi d'Espagne j u g e à propos d'abolir la question dans ses états, c o m m e elle a é t é abolie en Angleterre, en France, en P i é m o n t , etc., il fera aussi-bien que t o u t e s ces puissances, et sûrem e n t les Inquisiteurs seront les premiers à lui applaudir ; mais c'est le c o m b l e de l'injustice et de la déraison de leur reprocher u n e pratiqueadmise jusqu'à nos jours, dans t o u s les t e m p s et dans t o u s les lieux. Quant à la peine du feu, c'est encore, o u c'était un usage universel. Sans r e m o n t e r a u x lois romaines qui sanctionnèrent c e t t e peine, t o u t e s les nations l'ont prononcée contre ces grands crimes qui violent les lois les plus sacrées. D a n s t o u t e l'Europe, on a brûlé le sacrilège, le parricide, surtout le criminel de lèse-majesté ; et c o m m e ce dernier crime se divisait, dans les principes de jurisprudence criminelle, en lèse-majesté divine et humaine, on regardait t o u t crime, du moins tout crime énorme, c o m m i s contre la religion, c o m m e 194 JOSEPH DE MAISTRE u n délit de lèse-majesté divine, qui n e p o u v a i t c o n s é q u e m m e n t être puni moins s é v è r e m e n t que l'autre. D e là l'usage universel de brûler les hérésiarques et les hérétiques obstinés. Il y a dans t o u s les siècles certaines idées générales qui entraînent les h o m m e s et qui ne sont jamais mises e n question. Il faut les reprocher a u genre h u m a i n o u n e les reprocher à personne J e ne me jetterai point, d e peur de sortir de m o n sujet, dans la grande question des délits et des peines : je n'examinerai point si la peine de mort est utile et juste ; s'il convient d'exaspérer les supplices s u i v a n t l'atrocité des crimes, et quelles sont les bornes de ce droit terrible : t o u t e s ces questions sont étrangères à celle que j ' e x a m i n e . Pour que l'Inquisition soit irréprochable, il suffit qu'elle j u g e c o m m e les autres tribunaux, qu'elle n'envoie à la m o r t que les grands coupables, et n e soit jamais que l'instrument de la v o l o n t é législatrice d u souverain. J e crois c e p e n d a n t devoir ajouter q u e l'héré.siarque, l'hérétique obstiné et le propagateur de l'hérésie, d o i v e n t être rangés i n c o n t e s t a b l e m e n t a u rang des plus grands criminels. Ce qui n o u s t r o m p e sur ce point, c'est q u e nous n e p o u v o n s nous empêcher d e juger d'après l'indifférence de notre siècle en matière d e religion, t a n d i s que nous devrions prendre pour mesure le zèle antique, qu'on est bien le maître d'appeler fanatisme, le m o t n e faisant rien du t o u t à la chose. Le sophiste moderne, qui disserte à l'aise dans son cabinet, n e s'embarrasse guère q u e les a r g u m e n t s de Luther aient produit la guerre de t r e n t e ans ; mais les anciens législateurs, s a c h a n t t o u t ce q u e ces funestes doctrines p o u v a i e n t coûter a u x h o m m e s , punissaient très j u s t e m e n t d u dernier supplice LETTRES A UN GENTILHOMME RUSSE 195 un crime capable d'ébranler la société jusque dans ses bases, et de la baigner dans le sang. Le m o m e n t est v e n u sans d o u t e où ils p e u v e n t être moins alarmés ; cependant, lorsqu'on songe que le tribunal de l'Inquisition aurait très cert a i n e m e n t prévenu la R é v o l u t i o n française, on ne sait pas trop si le souverain qui se priverait, sans restriction, de cet instrument, ne porterait pas un coup fatal à l'humanité. La superstition et la religion Après avoir justifié l'Église des calomnies auxquelles a prêté l'Inquisition Espagnole, Joseph de Maistre passe à offensive et affirme que cette Inquisition fut un bienfaite une véritable cour d'équité. C'est elle qui a évité à l'Espagne les révolutions et ce démon du septentrion qu'on appell, l'hérésie. Il n'y a pas, en Europe, de peuple moins connu et plus calomnié que le peuple espagnol. La superstition espagnole, par e x e m p l e , a passé en proverbe : c e p e n d a n t rien n'est plus faux. Les classes élevées de la nation en s a v e n t a u t a n t que nous. Quant au peuple proprement dit, il peut se faire, par e x e m p l e , que, sur le culte des saints, ou, pour m i e u x dire, sur l'honneur rendu à leurs représentations, il e x c è d e de t e m p s à autre la juste mesure ; mais, le d o g m e étant mis sur ce point hors de t o u t e a t t a q u e et ne p e r m e t t a n t plus m ê m e la moindre chicane plausible, les petits abus de la part du peuple ne signifient rien dans ce genre, et n e sont pas m ê m e sans a v a n t a g e , c o m m e je pourrais v o u s le démontrer, si c'était ici le lieu. Au reste, l'Espa- 196 JOSEPH DE MAISTRE gnol a moins de préjugés, moins de superstitions que les autres peuples qui se m o q u e n t de lui sans savoir s'examiner e u x - m ê m e s . Vous connaissez, j'espère, de fort h o n n ê t e s gens, et fort au-dessus du peuple, qui croient de la meilleure foi du monde a u x a m u l e t t e s , a u x apparitions, a u x remèdes s y m p a t h i q u e s , a u x devins et devineresses, aux songes, à la théurgie, à la c o m m u n i c a t i o n des esprits, etc., etc., qui sortiront b r u s q u e m e n t de table si, par le comble du malheur, ils s'y t r o u v e n t assis a v e c douze c o n v i v e s ; qui changeront de couleur, si un laquais sacrilège s'avise de renverser une salière ; qui perdraient plutôt u n héritage que de se mettre en route tel ou tel jour de la semaine, etc., etc. E h bien, monsieur le comte, allez en E s p a g n e , v o u s serez étonné de n'y rencontrer aucune de ces humiliantes superstitions. C'est que le principe religieux é t a n t essentiellement contraire à t o u t e s ces v a i n e s croyances, il n e manquera j a m a i s de les étouffer p a r t o u t où il pourra se déployer librement ; ce que je dis n é a n m o i n s sans prétendre nier que ce principe n'ait été puiss a m m e n t favorisé en E s p a g n e par le b o n sens national... Contradictions des adversaires de l'Inquisition Prenant sujet d'une récente attaque contre l'Inquisition, prononcée l'année précédente au Parlement de Londres, Joseph de Maistre prouve ensuite que, moins que tous autres, les Anglais ont le droit de la reprocher à l'Espagne, eux dont la tolérance est synonyme de scepticisme, eux qui ont persécuté Campion, l'Irlande, leur roi catholique, et versé le sang innocent pour aboutir à l'anarchie des croyances. La sixième lettre se termine par cet éloquent passage. Pour achever ma profession de foi, monsieur le comte, je ne terminerai point ces lettres sans v o u s LETTRES A UN G E N T I L H O M M E RUSSE 197 déclarer e x p r e s s é m e n t qu'ennemi mortel des e x a gérations dans t o u s les genres, je suis fort éloigné d'affaiblir m a cause en refusant d e céder sur rien. J'ai voulu prouver que F Inquisition est en soi une institution salutaire, qui a rendu les services les plus importants à F Espagne, et qui a été ridiculement et honteusement calomniée par le fanatisme sectaire et philosophique. Ici je m'arrête, n'entendant excuser a u c u n abus. Si l'Inquisition a quelquefois trop comprimé les esprits ; si elle a c o m m i s quelques injustices ; si elle s'est montrée o u trop soupçonneuse o u trop sévère (ce que je déclare ignorer parfaitement), je m e h â t e de condamner t o u t ce qui est c o n d a m n a b l e , mais je ne conseillerais jamais à une nation de changer ses institutions antiques, qui sont toujours fondées sur de profondes raisons, et qui n e sont presque jamais remplacées par quelque chose d'aussi b o n . Rien ne marche a u hasard, rien n'existe sans raison. L ' h o m m e qui détruit n'est qu'un enfant v i g o u r e u x qui fait pitié. T o u t e s les fois q u e v o u s verrez u n e grande i n s t i t u t i o n ou u n e grande entreprise a p prouvée par les nations, m a i s s u r t o u t par Y Eglise, c o m m e la chevalerie, par e x e m p l e , les ordres religieux, m e n d i a n t s , enseignants, contemplatifs, missionnaires, militaires, hospitaliers, etc. ; les indulgences générales, les croisades, les missions, l'Inquisition, etc., approuvez t o u t sans b a l a n c e r : et b i e n t ô t l ' e x a m e n philosophique récompensera votre confiance, en v o u s présentant une d é m o n s tration c o m p l è t e d u mérite d e t o u t e s ces choses. J e v o u s l'ai dit plus haut, monsieur, et rien n'est plus vrai : la violence ne peut être repoussée que par la violence. Les nations, si elles étafent sages, cesseraient donc de se critiquer et de se reprocher mutuelle- 198 JOSEPH DE MAISTRE m e n t leurs i n s t i t u t i o n s , c o m m e si elles s'étaient t r o u v é e s placées dans les m ê m e s circonstances, et c o m m e si tel ou tel danger n'avait p u exiger de l'une d'elles certaines mesures d o n t les autres ont cru pouvoir se passer. Mais v o y e z ce*que c'est que l'erreur o u la folie h u m a i n e ! D a n s le m o m e n t où le danger a passé e t o ù les institutions se sont proportionnées d'elles-mêmes à l'état des choses, on cite les faits antiques pour renverser ces instit u t i o n s ; on fait des lois absurdes pour réprimer certaines autorités qu'il faudrait a u contraire renforcer par t o u s les m o y e n s possibles. On cite les auto-da-fé du seizième siècle, pour détruire l'Inquisition du d i x - n e u v i è m e , qui est d e v e n u e le plus d o u x c o m m e le plus sage des t r i b u n a u x . On écrit contre la puissance des papes ; t o u s les législateurs, t o u s les t r i b u n a u x sont armés pour la restreindre dans u n m o m e n t où, notoirement, il n e reste plus a u souverain pontife l'autorité nécersaire pour remplir ses i m m e n s e s fonctions ; mais les héros de collège, si hardis contre les a u t o rités qui ne les m e n a c e n t plus, auraient baisé la poussière d e v a n t elles, il y a quelques siècles. Ne craignez pas q u ' a u x époques où l'opinion générale faisait affluer les biens-fonds vers l'Eglise, on fasse des lois pour défendre o u gêner ces acquisitions. On y pensera a u milieu du siècle le plus irréligieux, lorsque personne n e songe à faire des fondations, et q u e t o u s les souverains s e m b l e n t se concerter pour spolier l'Eglise au lieu de l'enrichir. C'est ainsi que la souveraineté est la dupe éternelle des n o v a t e u r s , et que les nations se j e t t e n t dans l'abîme, en c r o y a n t atteindre u n e amélioration imaginaire, t a n d i s qu'elles ne font q u e satisfaire les v u e s intéressées et personnelles de ces h o m m e s téméraires et pervers. La m o i t i é de LETTRES A UN GENTILHOMME RUSSE 199 l'Europe changera de religion pour donner u n e femme à u n prêtre libertin, o u de l'argent à des princes dissipateurs ; e t c e p e n d a n t le m o n d e ne retentira q u e des abus de F Eglise, de la nécessité d'une réforme et de la pure parole de Dieu. On fera de m ê m e des phrases magnifiques contre l'Inquisition, mais c e p e n d a n t les a v o c a t s de Y humanité, de la liberté, de la science, de la perfectibilité, etc., ne d e m a n d e n t , dans l e fond, pour e u x e t leurs amis, q u e la liberté de faire e t d'écrire ce qui leur plaît. D e s nobles, des riches, des h o m m e s sages de t o u t e s les classes, qui o n t t o u t à perdre e t rien, à gagner a u renversement d e Tordre, séduits par les enchanteurs modernes, s'allient a v e c c e u x dont le plus grand intérêt e s t de l e renverser. Inexplicables complices d'une conjuration dirigée contre e u x - m ê m e s , ils d e m a n d e n t à grands cris pour les coupables la liberté dont ceux-ci o n t besoin pour réussir. On les entendra hurler contre les lois pénales, e u x e n faveur de qui elles sont faites, et qui abhorrent jusqu'à l'ombre des crimes qu'elles m e n a c e n t . C'est u n délire dont il faut être t é m o i n pour le croire, et qu'on v o i t encore sans le comprendre. Si d'autres n a t i o n s ne v e u l e n t pas de l'Inquisition, j e n'ai rien à dire : il n e s'agit ici q u e de justifier l e s E s p a g n o l s . On pourrait c e p e n d a n t dire a u x Français, e n particulier, qu'ils ne sauraient, sans baisser les y e u x , se v a n t e r d'avoir repoussé cette i n s t i t u t i o n , et à t o u s l e s peuples sans distinction, qu'un tribunal quelconque, établi pour veiller, d'une manière spéciale, sur les crimes dirigés principalement contre l e s m œ u r s e t la religion nationale, sera pour t o u s les t e m p s e t pour tous les l i e u x u n e i n s t i t u t i o n infiniment utile. Du Pape (1819) Dans le discours préliminaire, après avoir indiqué pourquoi lui, homme du monde, écrit ce livre, (parce que le clergé est absorbé par un ministère accablant, parce que l'homme du monde est plus écouté du mécréant en ces sortes de questions), Joseph de Maistre s'excuse d'avoir parlé surtout de la France. La France et l'Eglise catholique Il y a des nations privilégiées qui ont une mission dans ce m o n d e . J'ai t â c h é d'expliquer celle de la France, qui me paraît aussi visible que le soleil. Il y a dans le g o u v e r n e m e n t naturel, et dans les idées nationales du peuple français, je ne sais quel élément théocratique et religieux qui se retrouve toujours. Le Français a besoin de la religion plus que t o u t autre h o m m e ; s'il en manque, il n'est pas s e u l e m e n t affaibli, il est mutilé. V o y e z son histoire. A u g o u v e r n e m e n t des druides, qui pouv a i e n t tout, a succédé celui des E v ê q u e s qui furent c o n s t a m m e n t , mais bien plus dans l'antiquité que de nos jours, les conseillers du roi en tous ses conseils. Les E v ê q u e s , c'est Gibbon qui l'observe, DU PAPE 201 ont fait le royaume de France : rien n'est plus vrai. Les E v ê q u e s ont construit c e t t e monarchie, c o m m e les abeilles construisent u n e ruche. Les conciles, dans les premiers siècles de la monarchie, étaient de véritables conseils n a t i o n a u x . L e s druides chrétiens, si je puis m'exprimer ainsi, y jouaient le premier rôle. Les formes a v a i e n t changé, mais toujours o n retrouve la m ê m e n a t i o n . L e sang t e u t o n qui s'y mêla par la conquête, assez pour donner u n n o m à la France, disparut presque e n tièrement à la bataille de F o n t e n a i , e t ne laissa que des Gaulois. La preuve s'en trouve dans la langue ; car lorsqu'un peuple e s t un, la l a n g u e e s t une ; et s'il est mêlé de quelque manière, mais surtout par la conquête, c h a q u e nation constit u a n t e produit sa portion de la langue nationale, la s y n t a x e e t ce qu'on appelle le génie de la langue a p p a r t e n a n t toujours à la nation d o m i n a n t e ; et l e n o m b r e des m o t s d o n n é s par chaque nation est toujours rigoureusement proportionné à la q u a n t i t é d e sang r e s p e c t i v e m e n t fourni par l e s diverses n a t i o n s c o n s t i t u a n t e s , e t fondues dans l'unité nationale. Or, l'élément t e u t o n i q u e e s t à peine sensible dans la l a n g u e française ; considérée en masse, elle e s t celtique e t romaine. Il n'y a rien de si grand dans l e m o n d e . Cicéron disait : Flattons-nous t a n t qu'il nous plaira, nous ne surpasserons ni les Gaulois e n valeur, ni les E s p a g n o l s en nombre, ni les Grecs en t a l e n t s , e t c . ; mais c'est par la religion e t la crainte des D i e u x q u e nous surpassons t o u t e s les n a t i o n s de l'univers. » (De Ar. resp. c. I X ) . Cet é l é m e n t romain, naturalisé dans les Gaules, s'accorda fort bien a v e c le druidisme, q u e le christianisme dépouilla de ses erreurs e t de sa férocité, e n laissant subsister une" certaine racine 202 JOSEPH DE MAISTRE qui é t a i t b o n n e ; et de t o u s ces é l é m e n t s il résulta une n a t i o n extraordinaire, destinée à jouer un rôle é t o n n a n t parmi les autres, e t surtout à se retrouver à la t ê t e du s y s t è m e religieux en Europe. Le christianisme pénétra de b o n n e heure les Français, a v e c une facilité qui ne p o u v a i t être que le résultat d'une affinité particulière. L'Eglise gallicane n'eut presque pas d'enfance ; pour ainsi dire en naissant, elle se t r o u v a la première des Eglises nationales et le plus ferme appui de l'unité. Les Français eurent l'honneur unique, et dont ils n'ont p a s été à b e a u c o u p près assez orgueilleux, d'avoir constitué ( h u m a i n e m e n t ) l'Eglise catholique dans le m o n d e , en é l e v a n t son a u g u s t e Chef au rang i n d i s p e n s a b l e m e n t dû à ses fonctions divines, et sans lequel il n'eût été qu'un patriarche de Constantinople, déplorable jouet des sultans chrétiens et des autocrates m u s u l m a n s . Charlemagne, le trismégiste moderne, éleva ou fit reconnaître ce trône, fait pour ennoblir et consolider t o u s les autres. Comme il n'y a pas eu de plus grande i n s t i t u t i o n dans l'univers, il n'y en a pas, sans le moindre d o u t e , où la m a i n d e la Providence se soit m o n t r é e d'une manière plus sensible ; mais il est beau d'avoir été choisi par elle, pour être l'instrument éclairé de cette merveille unique. Lorsque, dans le m o y e n - â g e , nous allâmes en Asie, l'épée à la main, pour essayer d e briser sur son propre terrain ce redoutable croissant, qui m e n a ç a i t t o u t e s les libertés de l'Europe, les Français furent encore à la t ê t e de c e t t e i m m o r telle entreprise. U n simple particulier, qui n'a légué à la postérité que son n o m de b a p t ê m e , orné d u m o d e s t e surnom d'ermite, aidé s e u l e m e n t de sa foi et de son invincible v o l o n t é , souleva DU PAPE 203 l'Europe, é p o u v a n t a l'Asie, brisa la féodalité, anoblit les serfs, transporta le flambeau des sciences, et changea l'Europe. Bernard le suivit, le prodige de son siècle et Français c o m m e Pierre, h o m m e du m o n d e et cénobite mortifié, orateur, bel esprit, h o m m e d ' É t a t solitaire, qui avait lui-même au dehors plus d'occupations que la plupart des hommes rien auront jamais ; consulté de toute la terre, chargé d'une infinité de négociations importantes, pacificateur des Etats, appelé aux conciles, portant des paroles aux rois, instruisant les Evêques, réprimandant les Papes, gouvernant un ordre entier, prédicateur et oracle de son temps. On ne cesse de nous répéter qu'aucune de ces fameuses entreprises ne réussit. Sans doute aucune croisade ne réussit, les enfants m ê m e le s a v e n t ; mais toutes ont réussi, et c'est ce que les h o m m e s m ê m e ne v e u l e n t pas voir. Le n o m français fit une telle impression en Orient, qu'il y est demeuré c o m m e s y n o n y m e de celui d'Européen ; et le plus grand p o è t e de l'Italie, écrivant dans le X V I siècle, ne refuse point d'employer la m ê m e expression. Le sceptre français brilla à Jérusalem et à Constantinople. Que ne p o u v a i t - o n pas en a t t e n dre ? Il eût grandi l'Europe, repoussé l'Islamisme et suffoqué le schisme ; malheureusement il ne sut pas se maintenir. e Magnis tamen excidit ausis. U n e grande partie de la gloire littéraire des Français, surtout dans le grand siècle, appartient au clergé. La science s'opposant en général à la propagation des familles et des noms, rien n'est 204 JOSEPH DE MAISTRE plus conforme à l'ordre qu'une direction cachée de la science vers l'état sacerdotal et par conséquent célibataire. A u c u n e nation n'a possédé un plus grand nombre d'établissements ecclésiastiques que la nation française, et nulle souveraineté n ' e m p l o y a , plus a v a n t a g e u s e m e n t pour elle, un plus grand n o m b i e de prêtres que la cour de France. Ministres, a m bassadeurs, négociateurs, instituteurs, etc., on les t r o u v e partout. D e Suger à Fleury, la France n'a qu'à se louer d'eux. On regrette que le p l r s fort et le plus éblouissant de t o u s se soit élevé quelquefois jusqu'à l'inexorable sévérité ; mais il n e la dépassa pas ; et je suis porté à croire que, sous le ministère de ce grand h o m m e , le supplice des Templiers et d'autres é v é n e m e n t s de c e t t e espèce n'eussent pas été possibles. La plus h a u t e noblesse de France s'honorait de remplir les grandes dignités de l'Eglise. Qu'y avait-il en Europe au-dessus de c e t t e Eglise gallicane, qui possédait t o u t ce qui plaît à D i e u et t o u t ce qui c a p t i v e les h o m m e s , la v e r t u , la science, la noblesse et l'opulence ? * V e u t - o n dessiner la grandeur idéale, qu'on essaie d'imaginer quelque chose qui surpasse Fénelon, on n'y réussira pas. Charlemagne, dans son t e s t a m e n t , légua à ses fils la tutelle de l'Eglise romaine. Ce legs, répudié par les empereurs allemands, a v a i t passé c o m m e une espèce de fidêi-commis à la couronne de France. L'Eglise catholique p o u v a i t être représentée par une ellipse. D a n s l'un des foyers on v o y a i t saint Pierre, et dans l'autre Charlemagne : l'Eglise gallicane a v e c sa puissance, sa doctrine, sa dignité, sa l a n g u e , son prosélytisme, semblait quelquefois DU PAPE 205 rapprocher les d e u x centres, et les confondre dans la plus magnifique unité. Mais, ô faiblesse h u m a i n e ! ô déplorable a v e u glement ! des préjugés détestables, que j'aurai occasion de développer dans cet ouvrage, a v a i e n t t o t a l e m e n t perverti cet ordre admirable, cette relation s u b l i m e entre les d e u x puissances. A force de s o p h i s m e s e t de criminelles m a n œ u v r e s , on était p a r v e n u à cacher au roi très chrétien l'une de ses plus brillantes prérogatives, celle de présider ( h u m a i n e m e n t ) le s y s t è m e religieux, et d'être le protecteur héréditaire de l'unité catholique. Const a n t i n s'honora jadis d u titre d'évêque extérieur. Celui de souverain pontife extérieur n e flattait pas l'ambition d'un successeur d e Charlemagne ; et cet emploi, offert par la P r o v i d e n c e , é t a i t v a c a n t ! A h ! si les rois de France a v a i e n t v o u l u donner main-forte à la vérité, ils auraient opéré des miracles. Mais que p e u t le roi, lorsque les lumières de son peuple sont éteintes ? Il faut m ê m e le dire à la gloire immortelle de l'auguste maison, l'esprit royal qui l'anime a s o u v e n t et très heureusement été plus s a v a n t que les académies, et plus j u s t e que les t r i b u n a u x . Renversée à la fin par un orage surnaturel, nous a v o n s v u c e t t e maison, si précieuse pour l'Europe, se relever par un miracle qui en promet d'autres, et qui doit pénétrer t o u s les Français d'un religieux courage ; mais le c o m b l e du malheur, pour e u x , serait de croire que la R é v o l u t i o n est terminée, et q u e la colonne est replacée, parce qu'elle est relevée. Il faut croire, au contraire, que l'esprit révolutionnaire est sans comparaison plus fort et plus d a n g e r e u x qu'il n e l'était il y a peu d'années. Le puissant usurpateur ne s'en servait que pour lui. Il s a v a i t le comprimer dans 206 JOSEPH DE MAISTRE sa main de fer, et le réduire à n'être qu'une espèce de monopole au profit de sa couronne. Mais depuis que la justice et la paix se sont embrassées, le génie mauvais a cessé d'avoir peur ; et au lieu de s'agiter dans un foyer unique, il a produit de n o u v e a u une ébullition générale sur une i m m e n s e surface. J e d e m a n d e la permission de le répéter : la R é v o l u t i o n française ne ressemble à rien de ce qu'on a v u dans les t e m p s passés. Elle est satanique dans son essence. J a m a i s elle n e sera totalem e n t éteinte que par le principe contraire, et jamais les Français ne reprendont leur place jusqu'à ce qu'ils aient reconnu c e t t e vérité. L'éternelle jeunesse de l'Eglise catholique Le livre premier traite du Pape dans son rapport avec l'Eglise catholique. Il établit la nécessité de son infaillibilité et définit l'autorité des Conciles, « étatB-généraux du christianisme rassemblés sous la présidence du souverain. » Le m o n d e est d e v e n u trop grand pour les conciles généraux, qui ne s e m b l e n t faits que pour la jeunesse du christianisme. Mais ce m o t de jeunesse m'avertit d'observer que c e t t e expression et quelques autres d u m ê m e genre se rapportent à la durée totale d'un corps ou d'un individu. Si je me représente, par e x e m p l e , la république romaine, qui dura cinq cents ans, je sais ce que v e u l e n t dire ces expressions : La jeunessse ou les premières années de la république romaine ; et s'il s'agit d'un h o m m e qui doit vivre à peu près quatre-vingts ans, je me réglerai encore DU PAPE 207 sur c e t t e durée t o t a l e ; et je sais que, si l ' h o m m e v i v a i t mille ans, il serait j e u n e à d e u x cents. Qu'est-ce donc que la jeunesse d'une religion qui doit durer a u t a n t que le m o n d e ? On parle beau- coup des premiers siècles du christianisme : en vérité, je ne voudrais pas assurer qu'ils s o n t passés. Quoi qu'il en soit, il n ' y a pas de plus faux raisonnement que celui qui v e u t nous ramener à ce qu'on appelle les premiers siècles, sans savoir ce qu'on dit. II serait m i e u x d'ajouter, peut-être, que dans un sens l'Eglise n'a point d'âge. La Religion chrétienne est la seule i n s t i t u t i o n qui n ' a d m e t t e point de décadence, parce que c'est la seule divine. Pour l'extérieur, pour les pratiques, pour les cérémonies, elle laisse quelque chose -aux variations humaines. Mais l'essence est toujours la m ê m e , et anni ejus non déficient. Ainsi, elle se laissera obscurcir par la barbarie du m o y e n âge, parce qu'elle n e v e u t point déranger les lois du genre humain ; mais elle produit c e p e n d a n t à cette époque u n e foule d ' h o m m e s supérieurs, et qui ne tiendront que d'elle leur supériorité. Elle se relève ensuite a v e c l ' h o m m e , l'accompagne et le perfectionne dans t o u t e s les s i t u a t i o n s : différente en cela, et d'une manière frappante, de t o u t e s les institutions et de t o u s les empires h u m a i n s , qui o n t une enfance, u n e virilité, u n e vieillesse et u n e fin. La suprématie du Pape a été reconnue de tous temps : les Eglises d'Occident et d'Orient, l'Eglise gallicane, les Jansénistes, les Protestants et les orthodoxes en témoignent. Aucune difficulté ne peut prévaloir contre ce fait. JOSEPH 208 DE MAISTRE C'est à L'influence unique de ce chef que l'Eglise doit d'avoir gardé intacte sa discipline et « cette langue catholique, la même pour tous les hommes de la même croyance. » La langue latine J e me souviens que, dans son livre sur F importance des opinions religieuses, M . Necker disait qu'il est enfin temps de demander à F Eglise romaine pourquoi elle s'obstine à se servir £une langue inconnu*, etc. IL EST ENFIN TEMPS, a u contraire, de ne plus lui en parler, ou d e ne lui en parler que pour reconnaître et v a n t e r sa profonde sagesse. Quelle idée s u b l i m e que celle d'une langue universelle pour l'Eglise universelle ! D ' u n pôle à l'autre, le catholique qui entre dans u n e église de son rite, est chez lui, et rien n'est étranger à ses y e u x . E n arrivant, il e n t e n d ce qu'il entendit t o u t e sa v i e ; il p e u t mêler sa v o i x à celle d e ses frères. Il les comprend, il en est compris ; il peut s'écrier : Rome est toute en tous lieux, elle est toute où je suis. La fraternité qui résulte d'une l a n g u e c o m m u n e est un lien m y s t é r i e u x d'une force i m m e n s e . D a n s le I X siècle, J e a n V I I I , pontife t r o p facile, a v a i t accordé a u x Slaves la permission de célébrer l'office divin dans leur l a n g u e ; ce qui p e u t surprendre celui qui a lu la lettre C X C V de ce Pape, o ù il reconnait les i n c o n v é n i e n t s de c e t t e tolérance. Grégoire V I I retira c e t t e permission ; mais il ne fut plus t e m p s à l'égard des Russes, et l'on sait ce qu'il en a coûté à ce grand peuple. Si la l a n g u e latine se fût assise à Kieff, à N o v o g o r o d , à Moscou, jamais elle n'eût été détrônée ; jamais les illustres e DU PAPE 209 Slaves, parents de R o m e par la langue, n'eussent été jetés dans les bras de ces Grecs dégradés du Bas-Empire, dont l'histoire fait pitié quand elle ne fait pas horreur. Rien n'égale la dignité de la langue latine. Elle fut parlée par le peuple-rd qui lui imprima ce caractère de grandeur unique dans l'histoire du langage h u m a i n , et que les langues m ê m e les plus parfaites n'ont jamais pu saisir. Le t e r m e de majesté appartient au latin. La Grèce l'ignore, et c'est par la majesté seule qu'elle demeurera au-dessous de R o m e , dans les lettres c o m m e dans les camps. N é e pour commander, cette langue c o m m a n d e encore dans les livres de c e u x qui la parlèrent. C'est la langue des conquérants romains et celle des missionnaires de l'Eglise romaine. Ces h o m m e s ne diffèrent que par le but e t le résult a t de leur action. Pour les premiers, il s'agissait d'asservir, d'humilier, de ravager le genre h u m a i n ; les seconds v e n a i e n t l'éclairer, le rassainir et le sauver, mais toujours il s'agissait de vaincre et de conquérir; et, de part et d'autre c'est la m ê m e puissance. Ultra Garamantas et Indos Proferet imperium Trajan, qui fut le dernier effort de la puissance romaine, ne put cependant porter sa langue que jusqu'à l'Euphrate. Le Pontife romain l'a fait entendre a u x Indes, à la Chine et au J a p o n . C'est la langue de la civilisation. Mêlée à celle de nos pères les Barbares, elle sut raffiner, assouplir, et, pour ainsi dire, spirituaiiseï ces idiomes grossiers qui sont d e v e n u s ce que nous v o y o n s . Armés de c e t t e langue, les e n v o y é s du Pontife 210 JOSEPH DE MAISTRE romain allèrent e u x - m ê m e s chercher ces peuples qui n e v e n a i e n t plus à e u x . Ceux-ci l'entendirent parler le jour de leur b a p t ê m e , et depuis ils ne l'ont plus oubliée. Qu'on j e t t e les y e u x sur une m a p p e m o n d e , qu'on trace la ligne o ù cette langue universelle se tut : là sont les bornes de la civilisation et de la fraternité européennes ; au-delà v o u s n e trouverez que la parenté h u m a i n e qui se t r o u v e h e u r e u s e m e n t partout. Le signe européen, c'est la l a n g u e latine. Les médailles, les monnaies, les trophées, les t o m b e a u x , les annales primitives, les lois, les canons, t o u s les m o n u m e n t s parlent latin : faut-il donc les effacer, ou ne plus les entendre ? Le dernier siècle qui s'acharna sur t o u t ce qu'il y a de sacré ou d e vénérable, n e m a n q u a pas d e déclarer la guerre a u latin. Les Français, qui d o n n e n t le t o n , oublièrent presque entièrement c e t t e l a n g u e ; ils se s o n t oubliés e u x - m ê m e s jusqu'à la faire disparaître de leur m o n n a i e , et n e paraissent point encore s'apercevoir de ce délit c o m m i s t o u t à la fois contre le b o n sens européen, contre le g o û t et contre la Religion. Les Anglais m ê m e , quoique s a g e m e n t obstinés dans leurs usages, c o m m e n c e n t aussi à imiter la France ; ce qui leur arrive plus s o u v e n t qu'on n e le croit, et qu'ils n e le croient m ê m e , si je n e m e t r o m p e . Contemplez les p i é d e s t a u x de leurs s t a t u e s modernes : v o u s n'y trouverez plus le goût sévère qui grava les épitaphes de N e w t o n et de Christophe Wren. A u lieu d e ce noble laconisme, v o u s lirez des histoires en langue vulgaire. Le marbre, c o n d a m n é à bavarder, pleure la langue dont il t e n a i t ce b e a u s t y l e qui a v a i t u n n o m entre t o u s les autres styles, e t qui, de la pierre où il s'était établi, s'élançait dans la mémoire de t o u s les h o m m e s . Après avoir été l'instrument de la civilisation, DU 211 PAPE il n e m a n q u a i t plus au latin qu'un genre de gloire, qu'il s'acquit en d e v e n a n t , lorsqu'il en fut t e m p s , la langue de la science. Les génies créateurs l'adoptèrent pour c o m m u n i q u e r au m o n d e leurs grandes pensées. Copernic, Kepler, Descartes, N e w t o n , et cent, autres très i m p o r t a n t s encore, quoique moins célèbres, o n t écrit e n latin. U n e foule innombrable d'historiens, de publicistes, de théologiens, de médecins, d'antiquaires, etc., inondèrent l'Europe d'ouvrages latins de t o u s les genres. De c h a r m a n t s poètes, des littérateurs du premier ordre, rendirent à la langue de R o m e ses formes antiques, et la reportèrent à un degré de perfection qui ne cesse d'étonner les h o m m e s faits pour comparer les n o u v e a u x écrivains à leurs modèles. T o u t e s les autres langues, quoique cultivées et comprises, se t a i s e n t c e p e n d a n t dans les m o n u m e n t s antiques, et très p r o b a b l e m e n t pour toujours. Seule entre t o u t e s les langues mortes, celle de R o m e est v é r i t a b l e m e n t ressuscitée ; et semblable à Celui qu'elle célèbre depuis v i n g t siècles, une fois ressuscitée, elle ne mourra plus. Contre ces brillants privilèges, que signifie l'objection vulgaire, e t t a n t répétée, oT une langue inconnue au peuple ? Les protestants ont b e a u c o u p répété c e t t e objection, sans réfléchir que c e t t e partie d u culte, qui nous est c o m m u n e a v e c e u x , est en langue vulgaire, de part et d'autre. Chez e u x , la partie principale, et, pour ainsi dire, l'âme du culte, est la prédication qui, par sa nature et dans tous les cultes, ne se fait qu'en langue vulgaire. Chez nous, c'est le sacrifice qui est le véritable culte ; t o u t le reste est accessoire : et qu'importe au peuple que ces paroles sacramentelles, qui ne se prononcent 13 212 JOSBPH DE MAISTRE qu'à v o i x basse, s o i e n t récitées e n français, en allemand, e t c . , o u e n hébreu ? On fait d'ailleurs sur la liturgie le m ê m e s o p h i s m e que sur l'Ecriture s a i n t e . On n e cesse d e n o u s parler de langue inconnue, c o m m e s'il s'agissait de la l a n g u e chinoise o u sanscredane. Celui qui n'entend pas l'Ecriture e t l'office, e s t b i e n le maître d'apprendre le latin. À l'égard d e s d a m e s m ê m e , Fénelon disait qu'il aimerait bien autant leur faire apprendre le latin pour entendre Voffice divin, que V italien pour lire des poésies amoureuses. Mais le préjugé n'entend j a m a i s raison ; e t depuis trois siècles, il nous accuse sérieusement de cacher l'Ecriture sainte e t les prières publiques, tandis que nous les présentons dans u n e l a n g u e connue de t o u t h o m m e qui p e u t s'appeler, j e n e dis p a s savant, mais instruit, e t q u e l'ignorant qui s'ennuie de l'être, peut apprendre en quelques mois. On a p o u r v u d'ailleurs à t o u t par des traductions de t o u t e s les prières d e l'Eglise. Les u n e s en prés e n t e n t les m o t s , e t les autres le sens. Ces livres, en n o m b r e infini, s'adaptent à t o u s les âges, à t o u t e s les intelligences, à tous les caractères. Certains m o t s m a n q u a n t dans la l a n g u e originale, et connus de t o u t e s les oreilles ; certaines cérémonies, certains m o u v e m e n t s , certains bruits m ê m e , avertissent l'assistant le m o i n s lettré de ce qui se fait et d e ce qui se dit. Toujours il se trouve en harmonie parfaite a v e c le prêtre e t , s'il est distrait, c'est sa faute. Quant au peuple proprement dit, s'il n'entend pas les m o t s , c'est t a n t m i e u x . Le respect y gagne, et l'intelligence n'y perd rien. Celui qui n e comprend point, comprend m i e u x que celui qui comprend mal. C o m m e n t d'ailleurs aurait-il à se plaindre d'une religion qui fait t o u t pour lui ? DU PAPE 213 C'est l'ignorance, c'est la p a u v r e t é , c'est l'humilité qu'elle instruit, qu'elle console, qu'elle a i m e pardessus t o u t . Quant à la science, pourquoi n e lui dirait-elle p a s en latin la seule chose qu'elle ait à lui dire : Qu'il n'y a point de salut pour l'orgueil ? Enfin, t o u t e langue c h a n g e a n t e c o n v i e n t peu à u n e Religion i m m u a b l e . Le m o u v e m e n t naturel des choses a t t a q u e c o n s t a m m e n t les l a n g u e s v i v a n t e s ; et sans parler de ces grands c h a n g e m e n t s qui les dénaturent a b s o l u m e n t , il en est d'autres qui ne s e m b l e n t pas i m p o r t a n t s , et qui le s o n t b e a u c o u p . La corruption d u siècle s'empare t o u s les jours de certains m o t s , et les g â t e pour se divertir. Si l'Eglise parlait n o t r e langue, il pourrait dépendre d'un bel esprit effronté de rendre le m o t l e plus sacré d e la liturgie ou ridicule ou i n d é c e n t . Sous t o u s les rapports i m a g i n a b l e s , la l a n g u e religieuse doit être mise hors d u d o m a i n e de l ' h o m m e . L'Eglise catholique et les Missions Le livre second traite du Pape dans son rapport avec les souverainetés temporelles. Maistre, après avoir établi la notion de souveraineté, définit l'autorité temporelle du Pape, raconte son origine, et la justifie contre toutes les attaques dont elle a été l'objet. Le livre troisième traite du Pape dans son rapport avec la civilisation et le bonheur des peuples. Les missions catholiques, dont Maistre commence par montrer la supériorité sur toutes les autres, ont une influence profonde dans le monde. L'Eglise a donc seule l'honneur, la puissance et le droit des missions ; et sans le Souverain Pontife, il n'y a point d'Eglise. N'est-ce pas lui 214 JOSEPH DE MAISTRE qui a civilisé l'Europe, et créé cet esprit général, ce génie fraternel, qui nous distinguent ? A peine le Saint-Siège est affermi, que la sollicitude universelle transporte les Souverains Pontifes. Déjà dans le V siècle ils e n v o i e n t saint Séverin dans la Norique, et d'autres ouvriers apostoliques parcourent les E s p a g n e s , c o m m e on le v o i t par la fameuse lettre d'Innocent I à Décentius. Dans le m ê m e siècle, saint Pallade et saint Patrice paraissent en Irlande et dans le nord de l'Ecosse. A u V I , saint Grégoire le Grand e n v o i e saint A u g u s t i n en Angleterre. A u V I I , saint Kilian prêche e n Franconie, e t saint A m a n d a u x Flam a n d s , a u x Carinthiens, a u x E s c l a v o n s , à t o u s les Barbares qui habitent le l o n g du D a n u b e . Eluff de W e r d e n se transporte en S a x e dans le V I I I siècle, saint Willibrod e t saint Swidbert dans la Frise, e t saint Boniface remplit l'Allemagne de ses t r a v a u x et de ses succès. Mais le I X siècle semble se distinguer de t o u s les autres, c o m m e si la Providence a v a i t v o u l u , par de grandes conquêtes, consoler l'Eglise des malheurs qui étaient sur le point de l'affliger. Durant ce siècle, saint Siffroi fut e n v o y é a u x Suédois ; Anchaire de H a m b o u r g prêche à ces m ê m e s Suédois, a u x Vandales et a u x E s c l a v o n s ; R e m b e r t de Brème, les frères Cyrille et Méthodius, a u x Bulgares, a u x Chazares o u Turcs d u D a n u b e , a u x Moraves, a u x B o h é m i e n s , à l'immense famille des Slaves ; tous ces h o m m e s apostoliques ensemble p o u v a i e n t dire à j u s t e titre : e e r e e e e Hic tandem stetimus nobis ubi defuit orbis. Mais lorsque l'univers s'agrandit par les m é m o rables entreprises des navigateurs modernes, les DU PAPE 215 missionnaires du Pontife ne s'élancèrent-ils pas à la suite d e ces hardis aventuriers ? N'allèrent-ils pas chercher le martyre, c o m m e l'avarice cherchait l'or e t les d i a m a n t s ? Leurs mains secourables n'étaient-elles pas c o n s t a m m e n t étendues pour guérir les m a u x enfantés par nos vices, et pour rendre les brigands européens moins o d i e u x à ces peuples lointains ? Que n'a pas fait saint X a v i e r ? Les Jésuites seuls ri ont-ils pas guéri une des plus grandes plaies de Vhumanité ? T o u t a été dit sur les missions d u P a r a g u a y , d e la Chine, des Indes, et il serait superflu de revenir sur des sujets aussi connus. Il suffit d'avertir q u e t o u t l'honneur doit en être accordé au Saint-Siège. « Voilà, — d i s a i t le grand Leibnitz, a v e c u n noble s e n t i m e n t d'envie bien digne de lui — voilà la Chine ouverte a u x J é suites ; l e P a p e y envoie n o m b r e de missionnaires. Notre peu d'union ne nous permet pas d'entreprendre ces grandes conversions. Sous le règne du roi Guillaume, il s'était formé une sorte d e société en Angleterre, qui a v a i t pour objet la propagation de l ' E v a n g i l e ; mais jusqu'à présent elle n'a pas eu de grands succès. » J a m a i s elle n'en aura et jamais elle n'en pourra avoir, sous quelque n o m qu'elle agisse, hors de l'unité, e t n o n s e u l e m e n t elle n e réussira pas, mais elle ne fera que du mal, c o m m e nous l'avouait tout à l'heure u n e b o u c h e p r o t e s t a n t e . « Les rois, disait B a c o n , sont v é r i t a b l e m e n t inexcusables de ne point procurer, à la faveur de leurs armes et de leurs richesses, la propagation de la Religion chrétienne. » Sans d o u t e ils le sont, et ils le sont d'autant plus (je parle s e u l e m e n t des souverains catholiques) qu'aveuglés sur leurs plus chers intérêts par les préjugés modernes, ils n e s a v e n t pas que t o u t prince 216 JOSEPH DE MAISTRE qui emploie ses forces à la propagation d u christ i a n i s m e légitime, en sera infailliblement récompensé par d e grands succès, par u n l o n g règne, par u n e i m m e n s e r é p u t a t i o n , o u par t o u s ces a v a n t a g e s réunis. Il n'y a point, et il n'y aura jamais, il n e p e u t y avoir d'exception sur ce point. Constantin, T h é o d o s e , Alfred, Charlemagne, saint Louis, E m m a n u e l de Portugal, Louis X I V , etc., t o u s les grands protecteurs ou propagateurs du christianisme légitime, m a r q u e n t dans l'histoire par t o u s les caractères que je v i e n s d'indiquer. Dès q u ' a n prince s'allie à l ' œ u v r e d i v i n e e t l'av a n c e s u i v a n t ses forces, il pourra sans d o u t e payer son t r i b u t d'imperfections et de malheurs à la triste h u m a n i t é ; mais il n'importe, son front sera marqué d'un certain signe q u e t o u s les siècles révéreront : IUum aget pennft metuente solvi Fama superstes. Par la raison contraire, t o u t prince qui, n é dans la lumière, la méprisera o u s'efforcera d e l'éteindre, et qui surtout osera porter la m a i n sur le Souverain Pontife o u l'affliger sans mesure, p e u t c o m p t e r sur un c h â t i m e n t temporel et visible. R è g n e court, désastres humiliants, m o r t v i o l e n t e o u honteuse, m a u v a i s r e n o m p e n d a n t sa v i e et m é m o i r e flétrie après sa mort, c'est le sort qui l'attend, e n plus ou en moins. D e Julien à Philippe le Bel, les e x e m p l e s anciens sont écrits p a r t o u t ; et quant a u x e x e m p l e s récents, l ' h o m m e sage, a v a n t d e les e x p o s e r dans leur véritable jour, fera bien d'attendre q u e l e t e m p s les ait u n p e u enfoncés dans l'histoire. DU PAPE 217 L'Eglise catholique et l'esclavage « Les Papes n'ont pas moins mérité de l'humanité par l'extinction de la servitude qu'ils ont combattue sans relâche ». P a r t o u t où règne une autre religion que la nôtre, l'esclavage est de droit ; et partout où c e t t e religion s'affaiblit, la nation devient, en proportion précise, moins suceptible de la liberté générale. N o u s v e n o n s de voir l'état social ébranlé jusque dans ses f o n d e m e n t s , parce qu'il y avait trop de liberté en Europe, et qu'il n'y avait plus assez de Religion. Il y aura encore d'autres c o m m o t i o n s , et le bon ordre ne sera solidement affermi que lorsque l'esclavage ou la Religion sera rétablie. Le gouvernement seul ne peut gouverner. C'est une m a x i m e qui paraîtra d'autant plus incontestable qu'on la méditera d a v a n t a g e . Il a donc besoin, c o m m e d'un ministre indispensable, o u de l'esclavage qui diminue le n o m b r e des v o l o n t é s agissantes dans l ' E t a t , o u de la force divine qui, par une espèce de greffe spirituelle, détruit l'âpreté de ces v o l o n t é s , et les m e t en état d'agir ensemble sans se nuire. Le N o u v e a u - M o n d e a d o n n é un e x e m p l e qui complète la démonstration. Que n'ont pas fait les missionnaires catholiques, c'est-à-dire les env o y é s du P a p e , pour éteindre la servitude, pour consoler, pour rassainir, pour ennoblir l'espèce humaine dans ces v a s t e s contrées ? P a r t o u t où on laissera faire cette puissance, elle opérera les m ê m e s effets. Mais que les nations qui la méconnaissent ne s'avisent pas, fussentelles m ê m e chrétiennes, d'abolir la servitude, si elle subsiste encore chez elles : u n e grande calamité 218 JOSEPH DE MAISTRE politique serait infailliblement la suite de c e t t e aveugle imprudence. Mais que Ton ne s'imagine pas que l'Eglise o u le Pape — c'est tout un—n'ait, dans la guerre déclarée à la servitude, d'autre v u e que le perfectionnement politique de l ' h o m m e . Pour c e t t e puissance, i l y a quelque chose de plus h a u t : c'est le perfectionnem e n t de la morale d o n t le raffinement politique n'est qu'une s i m p l e dérivation. P a r t o u t o ù règne la servitude, il ne saurait y avoir de véritable morale, à cause de l'empire désordonné de l ' h o m m e sur la f e m m e . Maîtresse de ses droits et de ses actions, elle n'est déjà que trop faible contre les séductions qui l'environnent de t o u t e s parts. Que sera-ce lorsque sa v o l o n t é m ê m e ne p e u t la défendre ? L'idée m ê m e de la résistance s'évanouira ; le v i c e deviendra u n devoir, et l ' h o m m e graduellement avili par la facilité des plaisirs n e saura plus s'élever au-dessus des m œ u r s de l'Asie. M. B u c h a n a n , que je citais t o u t à l'heure e t de qui j ' e m p r u n t e volontiers u n e n o u v e l l e citation également j u s t e e t i m p o r t a n t e , a fort bien remar- qué que, dans tous les pays où le christianisme ne règne pas, on observe une certaine tendance à la dégradation des femmes. R i e n n'est plus é v i d e m m e n t vrai : il est possible m ê m e d'assigner la raison de c e t t e dégradation qui ne p e u t être c o m b a t t u e que par u n principe surnaturel. P a r t o u t o ù notre s e x e peut c o m m a n d e r le vice, il ne saurait y avoir ni véritable morale, ni véritable dignité de m œ u r s . La f e m m e , qui peut t o u t sur le c œ u r de l ' h o m m e , lui rend t o u t e la perversité qu'elle en reçoit, e t les nations croupissent d a n s ce cercle vicieux d o n t il est radicale- DU PAPE 219 ment impossible qu'elles sortent par leurs propres forces. Par une opération t o u t e contraire, et t o u t aussi naturelle, le m o y e n le plus efficace de perfectionner l'homme, c'est d'ennoblir et d'exalter la femme. C'est ce à quoi le christianisme seul travaille sans relâche a v e c un succès infaillible, susceptible seulement de plus et de moins, s u i v a n t le genre et la multiplicité des obstacles qui p e u v e n t contrarier son action. Mais ce pouvoir i m m e n s e et sacré du christianisme est nul, dès qu'il n'est pas concentré dans une main unique qui l'exerce et le fait valoir. Il en est du christianisme disséminé sur le globe, c o m m e d'une nation qui n'a d'existence, d'action, de pouvoir, de considération et de n o m m ê m e , qu'en vertu de la souveraineté qui la représente et lui donne une personnalité morale parmi les peuples. La f e m m e est, plus que l'homme, redevable au christianisme. C'est de lui qu'elle tient t o u t e sa dignité. La femme chrétienne est vraiment un être surnaturel, puisqu'elle est soulevée et maintenue par lui jusqu'à un état qui ne lui est pas naturel. Mais par quels services i m m e n s e s elle p a y e cette espèce d'ennoblissement ! Ainsi le genre humain est naturellement en grande partie serf, et ne peut être tiré de cet état que sur naturellement. A v e c la servitude, point de morale proprement dite ; sans le christianisme, point de liberté générale ; et sans le Pape, point de véritable christianisme, c'est-à-dire point de christianisme opérateur, puissant, convertissant, régénérant, perfectilisant. C'était donc au Souverain Pontife qu'il appartenait de proclamer la liberté universelle ; il l'a fait, et sa v o i x a retenti dans tout l'univers. Lui seul rendit c^tte liberté possible 220 JOSEPH DE MAISTRE en sa qualité de chef u n i q u e d e c e t t e Religion seule capable d'assouplir les v o l o n t é s , et qui ne p o u v a i t déployer t o u t e sa puissance q u e par lui. Aujourd'hui il faudrait être a v e u g l e pour n e pas voir q u e t o u t e s les souverainetés s'affaiblissent en Europe. Elles perdent de t o u s côtés la confiance et l'amour. Les sectes et l'esprit particulier se multiplient d'une manière effrayante. Il faut purifier les v o l o n t é s ou les enchaîner ; il n'y a pas de milieu. Les princes dissidents, qui ont la servit u d e chez e u x , la conserveront ou périront. Les autres seront r a m e n é s à la servitude ou à l'unité... Les Grecs L'institution du sacerdoce catholique, avec le célibat ecclésiastique, avec ses traditions et sa dignité, l'institution de la monarchie européenne dont la religion était le soutien naturel, sont d'autres bienfaits de l'Eglise et du Pape son chef. — Le livre quatrième traite du Pape dans son rapport avec les églises nommées schismatiques. Toute église schismatique est protestante, variable dans la doctrine, condamnée à la division. A ce propos Maistre en vient à étudier la Grèce et son caractère moral. J e crois qu'on p e u t dire d e la Grèce, e n général, ce que l'un des plus graves historiens de l'antiquité a dit d ' A t h è n e s , en particulier : « que sa gloire est grande à la vérité, mais c e p e n d a n t inférieure à ce que la r e n o m m é e nous en r a c o n t e ». U n autre historien, et, si je ne m e t r o m p e , le premier de tous, a dit ce m o t en parlant des T h e r m o p y l e s : « Lieu célèbre par la mort p l u t ô t DU PAPE 221 que par la résistance des L a c é d é m o n i e n s ». Ce m o t e x t r ê m e m e n t fin se rapporte à l'observation générale que j'ai faite. La r é p u t a t i o n militaire des Grecs proprement dits fut acquise surtout a u x d é p e n s des peuples d'Asie, q u e les premiers o n t déprimés dans les écrits qu'ils n o u s o n t laissés, au point de se déprimer e u x - m ê m e s . E n lisant le détail de ces grandes victoires qui o n t t a n t exercé le pinceau des historiens grecs, o n se rappelle i n v o l o n t a i r e m e n t c e t t e fameuse e x c l a m a t i o n de César sur le c h a m p de bataille o ù le fils de Mithridate v e n a i t de succomber : — « O h e u r e u x P o m p é e 1 quels ennemis t u as eu à c o m b a t t r e ! » D è s q u e la Grèce rencontra le génie de R o m e , elle se mit à g e n o u x pour ne plus se relever. Les Grecs, d'ailleurs, célébraient les Grecs : a u c u n e n a t i o n c o n t e m p o r a i n e n'eut l'occasion, les m o y e n s , ni la v o l o n t é , d e les contredire ; mais lorsque les R o m a i n s prirent la p l u m e , ils n e m a n quèrent p a s d e tourner en ridicule « ce que les Grecs m e n t e u r s osèrent d a n s l'histoire. » Les Macédoniens seuls, parmi les familles grecques, purent s'honorer par u n e courte résist a n c e à l'ascendant d e R o m e . C'était u n p e u p l e à part, u n peuple monarchique a y a n t u n dialecte à lui (que nulle m u s e n'a parlé), étranger à l'élégance, a u x arts, au génie p o é t i q u e des Grecs proprement dits, e t qui finit par les s o u m e t t r e , parce qu'il était fait a u t r e m e n t q u ' e u x . Ce peuple c e p e n d a n t céda c o m m e les autres. J a m a i s il n e fut a v a n t a g e u x a u x Grecs, en général, de se m e s u rer militairement a v e c les n a t i o n s occidentales. D a n s u n m o m e n t où l'empire grec jeta u n certain éclat et possédait au moins u n grand h o m m e , il en c o û t a cher c e p e n d a n t à l'empereur Justinien 222 JOSEPH DE MAISTRE pour avoir pris la liberté de s'intituler Francique. Les Français, sous la conduite de Théodebert, vinrent en Italie lui demander c o m p t e de cette vaniteuse licence ; et si la mort ne l'eût heureusement débarrassé de Théodebert, le véritable Franc serait probablement rentré en France avec le surnom légitime de Byzantin. Il faut ajouter que la gloire militaire des Grecs ne fut qu'un éclair. ' Iphicrate, Chabrias et Timothèe ferment la liste de leurs grands capitaines, ouverte par Miltiade. De la bataille de Marathon à celle de Leucade, on ne c o m p t e que cent quatorze ans. Qu'est-ce qu'une telle nation comparée à ces R o m a i n s qui ne cessèrent de vaincre pendant mille ans, et qui possédèrent le m o n d e c o n n u ? Qu'est-elle m ê m e , si on la compare a u x nations modernes qui ont gagné les batailles de Soissons et de Fontenoi, de Créci et de Waterloo, etc., et qui ont encore en possession de leurs n o m s et de leurs territoires primitifs, sans avoir jarrais cessé de grandir en forces, en lumières et en r e n o m m é e ? Les lettres et les arts furent le triomphe de la Grèce. Dans l'un et l'autre penre, elle a découvert le beau ; elle en a fixé les caractères ; elle nous en a transmis des modèles qui ne nous ont guère laissé que le mérite de les imiter : il faut toujours faire c o m m e elle sous peine de mal faire. D a n s la philosophie, les Grecs ont d é p l o y é d'assez grands t a l e n t s ; c e p e n d a n t ce ne sont plus les m ê m e s h o m m e s , et il n'est plus permis de les louer sans mesure. Leur véritable mérite dans ce genre est d'avoir été, s'il est permis de s'exprimer ainsi, les courtiers de la science entre l'Asie et l'Europe. J e ne dis pas que ce mérite ne soit grand ; mais il n'a rien de c o m m u n a v e c ce génie de l'invention, qui manqua t o t a l e m e n t a u x Grecs. DU PAPE 223 Ils furent i n c o n t e s t a b l e m e n t le dernier peuple instruit, et, c o m m e Ta très bien dit Clément d'Alexandrie, « la philosophie ne parvint a u x Grecs qu'après avoir fait le tour de l'univers. » Jamais ils n'ont su que ce qu'ils t e n a i e n t de leurs devanciers ; mais a v e c leur style, leur grâce et l'art de se faire valoir, ils ont occupé nos oreilles, pour e m p l o y e r un latinisme fort à propos. Le docteur Long a remarqué « que l'astronomie ne doit rien a u x académiciens et a u x péripatiçiens. » C'est que ces d e u x sectes étaient exclusiv e m e n t grecques, ou p l u t ô t atiiques ; en sorte qu'elles ne s'étaient n u l l e m e n t approchées des sources orientales où l'on s a v a i t sans disputer sur rien, au lieu de disputer sans rien savoir, c o m m e en Grèce. La philosophie antique est directement opposée à celle des Grecs, qui n'était au fond qu'une dispute éternelle. La Grèce était la patrie du syllogisme et de la déraison. On y passait le t e m p s à produire de faux raisonnements, t o u t en m o n t r a n t comment il fallait raisonner. Le m ê m e Père grec, que je viens de citer, a dit encore a v e c beaucoup de vérité et de sagesse : « Le caractère des premiers philosophes n'était pas d'ergoter ou de douter c o m m e ces philosophas grecs qui ne cessent d'argumenter et de disputer par une v a n i t é vaine et stérile, qui ne s'occupent enfin que d'inutiles fadaises. » C'est précisément ce que disait l o n g t e m p s auparavant un philosophe indien : a N o u s ne ressemblons point du t o u t a u x philosophes grecs qui débitent de grands discours sur les petites choses ; notre c o u t u m e à nous est d'annoncer les grandes choses en peu de m o t s , afin que t o u t le m o n d e s'en souvienne. » 224 JOSEPH DE MAISTRE C'est en effet ainsi que se distingue le p a y s d e s dogmes d e celui de l'argumentation. T a t i e n , dans son f a m e u x discours a u x Grecs, leur disait déjà, a v e c u n certain m o u v e m e n t d'impatience : « Finissez donc de nous donner des i m i t a t i o n s pour des inventions. » Lanzi, en Italie, e t Gibbon, de l'autre c ô t é des Alpes, o n t répété l'un e t l'autre la m ê m e observat i o n sur l e génie grec d o n t ils o n t reconnu t o u t à la fois l'élégance et la stérilité. Si quelque chose paraît appartenir e n propre à la Grèce, c'est la m u s i q u e ; cependant, t o u t dans ce genre lui v e n a i t d'Orient. Strabon remarque que la cithare a v a i t é t é n o m m é e Vasiatique, e t que t o u s les i n s t r u m e n t s de m u s i q u e portaient e n Grèce des n o m s étrangers, tels que la nablie, la sambuque, le barbiton, la magade, e t c . Les boues d'Alexandrie m ê m e se montrèrent plus favorables à la science q u e les terres classiques de Tempe e t d u Céramique. On a remarqué a v e c raison q u e depuis la fondation de c e t t e grande ville é g y p t i e n n e , il n'est a u c u n des astronomes grecs qui n ' y soit né ou qui n ' y ait acquis ses connaissances e t sa r é p u t a t i o n . Tels s o n t T i m o charis, D e n y s l'astronome, E r a t o s t h è n e , le f a m e u x Hipparque, Possidonius, Sosigène, P t o l é m é e enfin, le dernier e t le plus grand d e t o u s . La m ê m e observation a lieu à l'égard d e s m a t h é maticiens. Euclide, P a p p u s , D i o p h a n t e étaient d'Alexandrie ; e t celui qui paraît les avoir t o u s surpassés, Archimède, fut Italien. Lisez P l a t o n : v o u s ferez à chaque p a g e une distinction bien frappante. T o u t e s les fois qu'il e s t Grec, il ennuie, e t s o u v e n t il i m p a t i e n t e . Il n'est grand, sublime, pénétrant, que lorsqu'il est t h é o l o gien, c'est-à-dire lorsqu'il énonce des d o g m e s posi- DU PAPE 225 tifs et éternels séparés d e t o u t e chicane, e t qui portent si clairement le cachet oriental, que, pour le reconnaître, il faut n'avoir jamais e n t r e v u l'Asie. Platon a v a i t b e a u c o u p lu e t b e a u c o u p v o y a g é : il y a dans ses écrits mille preuves qu'il s'est adressé a u x véritables sources des véritables traditions. Il y a v a i t en lui u n sophiste et u n théologien, ou, si l'on v e u t , u n Grec et u n Chaldéen. On n'entend pas ce philosophe si o n ne le lit pas a v e c c e t t e idée toujours présente à l'esprit. Sénèque, dans sa C X I I I épitre, n o u s a d o n n é u n singulier échantillon de la philosophie grecque ; mais personne à m o n avis n e l'a caractérisée a v e c t a n t de v é r i t é et d'originalité q u e le philosophe chéri du XVIII® siècle. « A v a n t les Grecs, dit-il, il y a v a i t des h o m m e s bien plus s a v a n t s qu'eux, e mais qui fleurirent en silence, e t qui sont demeurés inconnus, parce qu'ils n'ont j a m a i s été cornés et trompettes par les Grecs... Les h o m m e s de c e t t e nation réunissent i n v a r i a b l e m e n t la précipitation du j u g e m e n t à la rage d'endoctriner : double défaut mortellement ennemi d e la science e t de la sagesse. Le prêtre é g y p t i e n eut grande raison de leur dire : Vous autres Grecs, cous ri êtes que des enfants. E n effet, ils ignoraient et l'antiquité de la science, et la science de l'antiquité ; e t leur philosophie porte les d e u x caractères essentiels de l'enfance : elle jase beaucoup et ri engendre pAnt. » Il serait difficile de m i e u x dire. Si l'on e x c e p t e L a c é d é m o n e , qui fut u n très beau point dans u n p o i n t du globe, on t r o u v e les Grecs dans la politique, tels qu'ils étaient dans la philosophie, j a m a i s d'accord a v e c les autres, ni a v e c e u x - m ê m e s . A t h è n e s , qui é t a i t pour ainsi dire le c œ u r d e la Grèce, e t qui exerçait sur elle u n e véritable magistrature, d o n n e dans ce genre un 226 JOSEPH DE MAISTRE spectacle unique. On ne conçoit rien à ces Athéniens légers c o m m e des enfants, et féroces c o m m e des h o m m e s , espèces de m o u t o n s enragés, toujours menés par la nature, et toujours par nature dévorant leurs bergers. On sait du reste que t o u t gouvern e m e n t suppose des abus ; que dans les démocra-» ties surtout, et surtout dans les démocraties antiques, il faut s'attendre à quelque excès de la démence populaire : mais qu'une république n'ait pu pardonner à un seul de ses grands h o m m e s ; qu'ils aient été conduits à force d'injustices, de persécutions, d'assassinats juridiques, à ne se croire en sûreté qu'à mesure qu'ils étaient éloignés de ses murs ; qu'elle ait pu emprisonner, amender, accuser, dépouiller, bannir, m e t t r e ou condamner à mort Miltiade, Thémistocle, Aristide, Cimon, Timothêe, Phocion et Socrate, c'est ce qu'on n'a jamais pu voir qu'à A t h è n e s . Voltaire a beau s'écrier « que les Athéniens étaient un peuple aimable ; » B a c o n ne manquerait pas de dire encore : « c o m m e un enfant. » Mais qu'y aurait-il donc de plus terrible qu'un enfant robuste, fût-il m ê m e très aimable ? On a t a n t parlé des orateurs d'Athènes, qu'il est d e v e n u presque ridicule d'en parler encore. La tribune d'Athènes eût été la honte de l'espèce humaine, si Phocion et ses pareils, en y m o n t a n t quelquefois a v a n t de boire la ciguë ou de partir pour l'exil, n'avaient pas fait un peu d'équilibre à t a n t de loquacité, d'extravagance et de cruauté. Si l'on en v i e n t ensuite à l'examen des qualités morales, les Grecs se présentent sous un aspect encore moins favorable. C'est une chose bien remarquable que R o m e , qui ne refusait point de rendre h o m m a g e à leur supériorité dans les arts et les sciences, ne cessa n é a n m o i n s de les mépriser. DU PAPE 227 Elle i n v e n t a l e m o t de Grœculus qui figure chez tous les écrivains, e t d o n t les Grecs ne purent jamais tirer vengeance, car il n'y a v a i t pas m o y e n de resserrer le n o m de R o m a i n sous la forme rétrécie d'un diminutif. A celui qui l'eût osé, on eût dit : Que voulez-vous dire ? Le R o m a i n d e m a n dait à la Grèce des médecins, des architectes, des peintres, des musiciens, etc. Il les payait et se moquait d'eux. Les Gaulois, les Germains, les Espagnols, etc., étaient bien sujets c o m m e les Grecs, mais nullement méprisés : R o m e se servait de leur épée et la respectait. J e ne connais pas une plaisanterie romaine faite sur ces vigoureuses nations. Le Tasse, e n disant La fede greca a chi non è palese ? e x p r i m e malheureusement u n e opinion ancienne et nouvelle. Les h o m m e s de t o u s les t e m p s ont c o n s t a m m e n t é t é persuadés que, d u côté de la b o n n e foi et de la religion pratique qui en est la source, ils laissaient b e a u c o u p à désirer. Cicéron est c u r i e u x à entendre sur ce point : c'est u n élégant t é m o i n de l'opinion romaine. « V o u s a v e z e n t e n d u des t é m o i n s contre lui, disait-il a u x juges de l'un de ses clients, mais quels t é m o i n s ? D'abord ce sont les Grecs, et c'est une objection a d m i s e par l'cpinion générale. Ce n'est pas que je veuille plus qu'un autre blesser l'honneur de c e t t e nation, car si quelque R o m a i n en a jamais é t é l'ami et le partisan, je pense que c'est moi, et je l'étais encore plus lorsque j'avais plus de loisir... Mais enfin, voici ce q u e je dois dire des Grecs en général. J e ne leur dispute ni les lettres ni les arts, ni l'élégance du langage, ni la finesse de l'esprit, ni l'éloquence, je ne m ' y oppose point ; mais q u a n t à la bonne foi et à la religion du serment* jamais cette nation n'y a rien compris ; j a m a i s elle 228 JOSEPH DE MAISTRE n'a senti la force, l'autorité, le poids de ces choses saintes. D'où vient ce m o t si connu : Jure dans ma cause, je jurerai dans la tienne ? D o n n e - t - o n cette phrase a u x Gaulois et a u x Espagnols ? Non, elle n'appartient q u ' a u x Grecs, et si bien a u x Grecs, que ceux m ê m e qui ne s a v e n t pas le grec, s a v e n t la répéter en grec. Contemplez un t é m o i n de c e t t e nation : en v o y a n t seulement son a t t i t u d e , vous jugerez de sa religion et de la conscience qui préside à son t é m o i g n a g e . . . Il ne pense qu'à la manière dont il s'exprimera, jamais à la vérité de ce qu'il dit... Vous v e n e z d'entendre u n R o m a i n grièvement offensé par l'accusé. Il p o u v a i t se venger, mais la religion l'arrêtait ; il n'a pas dit un m o t offensant, et ce qu'il devait dire m ê m e , a v e c quelle réserve il l'a dit ! Il tremblait, il pâlissait en parlant... V o y e z nos R o m a i n s lorsqu'ils rendent un t é m o i g n a g e en j u g e m e n t : c o m m e ils se retiennent, c o m m e ils pèsent t o u s leurs mots ! c o m m e ils craignent d'accorder quelque chose à la passion, de dire plus ou moins qu'il n'est rigoureus e m e n t nécessaire ! Comparerez-vous de tels h o m m e s à c e u x pour qui le serment n'est qu'un jeu ? J e récuse en général t o u s les t é m o i n s produits dans cette cause, je les récuse parce qu'ils sont Grecs et qu'ils appartiennent ainsi à la plus légère des nations, etc. » Cicéron accorde c e p e n d a n t des éloges mérités à d e u x villes fameuses, A t h è n e s et Lacédémone. « Mais, dit-il, tous c e u x qui ne sont pas entièrement dépourvus de connaissances de ce genre, s a v e n t que les véritables Grecs se réduisent à trois familles, l'athénienne, qui est une branche de l'ionienne ; l'éolienne et la dorienne, et cette Grèce véritable n'est qu'un point en Europe. » Mais q u a n t a u x Grecs orientaux, bien plus DU PAPE 229 n o m b r e u x q u e les autres, Cicéron est sévère sans adoucissement. « J e ne v e u x point, leur dit-il, citer les étrangers sur v o t r e c o m p t e : j e m'en tiens à v o t r e propre j u g e m e n t . . . L'Asie-Mineure, si je ne m e t r o m p e , se c o m p o s e de la Phrysie, de la Mysie, d e la Carie, de la L y d i e . E s t - c e nous o u v o u s qui a v e z i n v e n t é l'ancien proverbe : On ne fait rien Sun Phrygien que par le fouet ! Que dirai-je de la Carie en général ? N'est-ce pas v o u s encore qui avez dit : Avez-vous envie de courir quelque danger, allez en Carie. Q u ' y a-t-il de plus trivial, dans la l a n g u e grecque, q u e c e t t e phrase dont on se sert pour v o u e r u n h o m m e à l'excès d u mépris : Il est, dit-on, le dernier des M y siens. E t q u a n t à la Lydie, je v o u s d e m a n d e s'il y a u n e seule comédie grecque o ù le v a l e t n e soit pas un Lydien. Quel tort v o u s faisons-nous d o n c en n o u s bornant à soutenir que sur v o u s o n doit s'en rapporter à v o u s ? » J e ne prétends point c o m m e n t e r ce l o n g passage d'une manière défavorable a u x Grecs modernes. V e u t - o n y voir de l'exagération ? J ' y consens. V e u t - o n q u e ce portrait n'ait rien d e c o m m u n a v e c les Grecs d'aujourd'hui ? J ' y consens encore, et m ê m e je le désire de t o u t m o n cœur. Mais il n'en demeurera pas moins vrai que, si l'on e x c e p t e peut-être u n e courte époque, j a m a i s la Grèce en général n'eut de r é p u t a t i o n morale d a n s les t e m p s a n t i q u e s , et que, par le caractère a u t a n t que par les armes, les n a t i o n s occidentales l'ont toujours surpassée sans mesure. 230 JOSEPH DE MAISTRE La Papauté Dans la conclusion magistrale du livre du Pape, après avoir adjuré les hérétiques et en particulier les Anglicans de se faire les protagonistes de l'unité, Maistre écrit cette belle page sur la Papauté. Nulle institution h u m a i n e n'a duré dix-huit siècles. Ce prodige, qui serait frappant partout, l'est plus particulièrement au sein de la mobile Europe. Le repos est le supplice de l'Européen, et ce caractère contraste merveilleusement avec l'immobilité orientale. Il faut qu'il agisse, il faut qu'il entreprenne, il faut qu'il i n n o v e et qu'il change t o u t ce qu'il peut atteindre. La politique surtout n'a cessé d'exercer le génie i n n o v a t e u r des enfants audacieux de Japhet. D a n s l'inquiète défiance qui les tient sans cesse en garde contre la souveraineté, il y a beaucoup d'orgueil sans doute, mais il y a aussi une j u s t e conscience de leur dignité : Dieu seul connaît les qualités respectives de ces d e u x éléments. Il suffit ici de faire observer le caractère, qui est un fait incontestable, et de se demander quelle force cachée a donc p u maintenir le trône pontifical, au milieu de t a n t de ruines et contre t o u t e s les règles de la probabilité. A peine le christianisme s'est établi dans le m o n d e , et déjà d'impitoyables tyrans lui déclarent u n e guerre féroce. Ils baignent la nouvelle Religion dans le sang de ses enfants. Les hérétiques l'attaquent de leur côté dans tous ses d o g m e s successivement. A leur t ê t e éclate Arius qui é p o u v a n t e le monde, et le fait douter s'il est chrétien. Julien a v e c sa puissance, son astuce, sa science, et ses philosophes complices, portent au christianisme des coups mortels pour t o u t ce qui eût été mortel. B i e n t ô t DU PAPE 231 le Nord verse ses peuples barbares sur l'empire romain ; ils v i e n n e n t venger les martyrs, et l'on pourrait croire qu'ils v i e n n e n t étouffer la Religion pour laquelle ces v i c t i m e s moururent ; mais c'est le contraire qui arrive. E u x - m ê m e s sont apprivoisés par ce culte divin qui préside à leur civilisation et, se mêlant à t o u t e s leurs institutions, enfante la grande famille européenne et sa monarchie dont l'univers n'avait nulle idée. Les ténèbres de l'ignorance suivent c e p e n d a n t l'invasion des barbares ; mais le flambeau de la foi étincelle d'une manière plus visible sur ce fond obscur, et la science même, concentrée dans l'Eglise, ne cesse de produire des h o m m e s é m i n e n t s pour leur siècle. La noble simplicité de ces t e m p s illustrés par de hauts caractères valait bien m i e u x que la demi-science de leurs successeurs i m m é d i a t s . Ce fut de leur t e m p s que naquit ce funeste schisme qui réduisit l'Eglise à chercher son chef visible pendant quarante ans. Ce fléau des contemporains est un trésor pour nous dans l'histoire. Il sert à prouver que le trône de saint Pierre est inébranlable. Quel établissement h u m a i n résisterait à c e t t e épreuve qui cependant n'était rien, comparée à celle qu'allait subir l'Eglise ! Nous citons, pour leur éloquence et leur sincérité, les dernières pages de la conclusion grandiose du Pape. O Sainte Eglise romaine... Qu'attendent donc nos frères si malheureusement séparés, pour marcher au Capitole en nous 232 JOSEPH DE MAISTRE d o n n a n t la m a i n ? E t qu'entendent-ils par miracle, s'ils ne v e u l e n t pas reconnaître le plus grand, le plus manifeste, le plus i n c o n t e s t a b l e de t o u s dans la conservation et, de n o s jours surtout, d a n s la résurrection (qu'on m e p e r m e t t e c e m o t ) , dans la résurrection d u trône pontifical, opérée contre t o u t e s les lois de la probabilité h u m a i n e ? P e n d a n t quelques siècles, on p u t croire dans le m o n d e que l'unité politique favorisait l'unité religieuse ; mais, depuis l o n g t e m p s , c'est la supposition contraire qui a lieu. Dez débris de l'empire romain se sont formés u n e foule d'empires, t o u s de m œ u r s , de langages, de préjugés différents. D e nouvelles terres découvertes o n t multiplié sans mesure c e t t e foule de peuples i n d é p e n d a n t s les uns à l'égard des autres. Quelle m a i n , si elle n'est divine, pourrait les retenir sous le m ê m e sceptre spirituel ? C'est c e p e n d a n t ce qui est arrivé, et c'est ce qui est mis sous nos y e u x . L'édifice catholique, c o m p o s é de pièces p o l i t i q u e m e n t disparates et m ê m e ennemies, a t t a q u é de plus par t o u t ce que le pouvoir h u m a i n aidé par le t e m p s p e u t i n v e n t e r de plus m é c h a n t , de plus profond et de plus formidable, au m o m e n t m ê m e où il paraissait s'écrouler pour toujours, se raffermit sur ses bases plus assurées que jamais ; et le Souverain P o n t i f e des chrétiens, é c h a p p é à la plus i m p i t o y a b l e persécution, consolé par de n o u v e a u x amis, par des conversions illustres, par les plus douces espérances, relève sa t ê t e a u guste a u milieu de l'Europe étonnée. Ses vertus sans d o u t e étaient dignes de ce triomphe ; mais dans ce m o m e n t ne c o n t e m p l o n s que le siège. Mille et mille fois ses ennemis nous o n t reproché les faiblesses, les vices m ê m e de c e u x qui l'ont occupé. Ils ne faisaient pas a t t e n t i o n que t o u t e souveraineté doit être considérée c o m m e u n seul DU PAPE 233 individu a y a n t possédé t o u t e s les bonnes et les m a u v a i s e s qualités qui ont appartenu à la d y n a s t i e entière et q u e la succession des Papes, ainsi envisagée sous le rapport d u mérite général, l'emporte sur t o u t e s les autres, sans difficulté et sans comparaison. Ils ne faisaient pas a t t e n t i o n , de plus, qu'en insistant a v e c plus de complaisance sur certaines t a c h e s , ils a r g u m e n t a i e n t puissamm e n t en faveur de l'indéfectibilité de l'Eglise. Car si, par e x e m p l e , il a v a i t plu à D i e u d'en confier le g o u v e r n e m e n t à u n e intelligence d'un ordre supérieur, n o u s devrions admirer un tel ordre de choses bien moins q u e celui d o n t nous s o m m e s t é m o i n s : en effet, a u c u n h o m m e instruit n e d o u t e qu'il y ait dans l'univers d'autres intelligences que l ' h o m m e , et très supérieures à l ' h o m m e . Ainsi l'existence d'un chef de l'Eglise, supérieur à l ' h o m m e , ne nous apprendrait rien sur ce point. Que si D i e u a v a i t rendu de plus c e t t e intelligence visible à des êtres de notre n a t u r e en l'unissant à un corps, c e t t e merveille n'aurait rien d e supérieur à celle que présente l'union de notre â m e et de notre corps, qui est le plus vulgaire de t o u s les faits, et qui n'en demeure pas moins u n e énigme insoluble à j a m a i s . Or, il est clair que, dans l'hypot h è s e d e c e t t e intelligence supérieure, la conserv a t i o n de l'Eglise n'aurait rien d'extraordinaire. Le miracle que nous v o y o n s surpasse donc infin i m e n t celui que j'ai supposé. Dieu nous a promis de fonder sur u n e suite d ' h o m m e s semblables à n o u s u n e Eglise éternelle e t indéfectible. Il Ta fait, puisqu'il l'a dit, et ce prodige qui d e v i e n t chaque jour plus éblouissant est déjà incontest a b l e pour nous qui s o m m e s placés à dix-huit siècles de la promesse. J a m a i s le caractère moral des P a p e s n'eut d'influence sur la foi. Libère et 234 JOSEPH DE MAISTRE Honorius, l'un et l'autre d'une é m i n e n t e piété, ont eu c e p e n d a n t besoin d'apologie sur le d o g m e ; le bullaire d'Alexandre V I est irréprochable. Encore une fois, q u ' a t t e n d o n s - n o u s donc pour reconnaître ce prodige, et nous réunir tous à ce centre hors duquel il n'y a plus de christianisme ? L'expérience a c o n v a i n c u les peuples séparés : il ne leur m a n q u e plus rien pour reconnaître la vérité ; mais nous s o m m e s bien plus coupables qu'eux, nous qui, nés et élevés dans c e t t e sainte unité, osons cependant la blesser et l'attrister par des s y s t è m e s déplorables, vains e n f a n t s de l'orgueil, qui n e serait plus l'orgueil, s'il savait obéir. « 0 sainte Eglise romaine ! » s'écriait jadis le grand E v ê q u e de Meaux, devant des h o m m e s qui l'entendirent sans l'écouter : « ô sainte Eglise de R o m e ! si je t'oublie, puissé-je m'oublier moim ê m e ! que ma langue se sèche e t demeure i m m o bile dans ma b o u c h e ! » « 0 sainte Eglise romaine ! » s'écriait à son tour Fénelon dans ce mémorable m a n d e m e n t où il se r e c o m m a n d a i l au respect de tous les siècles, en souscrivant h u m b l e m e n t à la c o n d a m n a t i o n de son livre : « ô sainte Eglise de R o m e ! si je t'oublie, puissé-je m'oublier m o i - m ê m e ! que ma langue se sèche et demeure i m m o b i l e dans ma bouche ! » Les m ê m e s expressions tirées de l'Ecriture sainte se présentaient à ces d e u x génies supérieurs, pour exprimer leur foi et leur soumission à la grande Eglise. C'est à nous, h e u r e u x enfants de c e t t e Eglise, mère de t o u t e s les autres, qu'il appartient aujourd'hui de répéter les paroles de ces d e u x h o m m e s f a m e u x , et de professer haute- 235 DU P A P E m e n t u n e croyance que les plus grands malheurs o n t d û n o u s rendre encore plus chère. Qui pourrait aujourd'hui n'être pas ravi d u spectacle superbe que la P r o v i d e n c e donne a u x h o m m e s , et d e t o u t ce qu'elle promet encore à l'œil d'un véritable observateur ? O sainte Eglise de R o m e ! t a n t que la parole m e sera conservée, je l'emploierai pour t e célébrer. J e t e salue, mère immortelle de la science et de la sainteté ! Salve, magna parens ! C'est toi qui répandis la lumière j u s q u ' a u x e x t r é m i t é s de la terre, p a r t o u t où les aveugles souverainetés n'arrêtèrent pas t o n influence, et s o u v e n t m ê m e en dépit d'elles. C'est toi qui fis cesser les sacrifices h u m a i n s , les c o u t u m e s barbares o u infâmes, les préjugés funestes, la nuit de l'ignorance ; et p a r t o u t o ù tes e n v o y é s ne purent pénétrer, il m a n q u e quelque chose à la civilisation. Les grands h o m m e s t'appartiennent : Magna virûm ! Tes doctrines purifient la science de ce v e n i n d'orgueil et d'indépendance, qui la rend toujours dangereuse et s o u v e n t funeste. Les Pontifes seront b i e n t ô t universellement proclamés a g e n t s suprêmes de la civilisation, créateurs de la monarchie et de l ' u n i t é européennes, conservateurs de la science et des arts, fondateurs, protecteurs-nés de la liberté civile, destructeurs de l'esclavage, e n n e m i s du> despotisme, infatigables soutiens de la souverain e t é , bienfaiteurs du genre h u m a i n . Si quelquefois ils o n t p r o u v é qu'ils étaient des h o m m e s : Si quid illis humanitus acciderit, ces m o m e n t s furent courts : Un vaisseau qui fend les eaux laisse moins de traces de son passage, et nul t r ô n e de l'univers n e porta j a m a i s a u t a n t de sagesse, de science et d e v e r t u . A u milieu de t o u s les b o u l e v e r s e m e n t » i m a g i n a b l e s , Dieu a c o n s t a m m e n t veillé sur toi,14 236 JOSEPH DE MAI&TRE ô VILLE ÉTERNELLE ! T o u t ce qui p o u v a i t t ' a n é a n - tir s'est réuni contre toi, et t u e s d e b o u t , et, c o m m e t u fus jadis le centre de l'erreur, t u e s depuis d i x - h u i t siècles le centre de la vérité. La puissance r o m a i n e a v a i t fait de toi la citadelle du p a g a n i s m e qui semblait invincible dans la capitale du m o n d e •connu. T o u t e s les erreurs de l'univers convergeaient vers toi, et le premier de tes empereurs, les rassemblant en un seul point resplendissant, les consacra t o u t e s dans le PANTHÉON. Le t e m p l e d e TOUS LES DIEUX s'éleva dans tes murs, et, seul d e t o u s ces grands m o n u m e n t s , il subsiste dans t o u t e s o n intégrité. T o u t e la puissance des empereurs chrétiens, t o u t le zèle, t o u t l'enthousiasme, et, si l'on v e u t m ê m e , t o u t le ressentiment des chrétiens, s e déchaînèrent contre les t e m p l e s . T h é o d o s e a y a n t donné le signal, t o u s ces magnifiques édifices disparurent. E n v a i n les plus sublimes b e a u t é s de l'architecture semblaient d e m a n d e r grâce pour ces é t o n n a n t e s constructions ; en v a i n leur solidité lassait les bras des destructeurs ; pour détruire les t e m p l e s d'Apamée et d ' A l e x a n drie, il fallut appeler les m o y e n s que la guerre e m p l o y a i t dans les sièges. Mais rien n e p u t résister à la proscription générale. L e Panthéon seul f u t préservé. U n grand ennemi de la foi, e n r a p p o r t a n t ces faits, déclare qu'il ignore par quel concours de circonstances heureuses le Panthéon fut conservé jusqu'au m o m e n t o ù , dans les premières années d u V I I siècle, u n Souverain Pontife le consacra A TOUS LES SAINTS. A h ! sans d o u t e il l'ignorait : mais nous, c o m m e n t pourrions-nous l'ignorer ? La capitale du p a g a n i s m e était destinée à d e v e n i r celle d u christianisme, et le t e m p l e q u i , dans c e t t e capitale, concentrait toutes les forces de l'idolâtrie, d e v a i t réunir toutes les lumières de la foi. T o u s LES: e DU PAPE 237 •SAINTS à la place de TOUS LES DIEUX : quel sujet Intarissable d e profondes m é d i t a t i o n s philosophiques e t religieuses ! C'est dans le PANTHÉON q u e l e p a g a n i s m e est rectifié e t r a m e n é a u s y s t è m e primitif d o n t il n'était qu'une corruption visible. Le n o m de D i e u sans d o u t e est exclusif e t i n c o m municable, c e p e n d a n t il y a plusieurs D I E U X -dans le ciel et sur la terre. Il y a des intelligences, dez natures meilleures, des h o m m e s divinisés. Les Dieux d u christianisme s o n t LES SAINTS. A u t o u r d e D I E U se r a s s e m b l e n t TOUS LES DIEUX, pour l e servir à la place et dans l'ordre qui leur s o n t assignés. O spectacle merveilleux, digne de celui qui n o u s l'a préparé, e t fait s e u l e m e n t pour c e u x qui s a v e n t l e contempler ! PIERREJ a v e c ses clefs expressives, éclipse celles d u v i e u x J A N U S . Il est le premier partout, et tous les saints n'entrent qu'à sa s u i t e . Le Dieu de l'iniquité, P L U T U S , cède la place a u plus grand des T h a u m a t u r g e s , à l'humble FRANÇOIS dont l'ascendant inouï créa la p a u v r e t é volontaire, pour faire équilibre a u x crimes de la richesse. A u lieu d u f a b u l e u x c o n q u é r a n t de l'Inde, v o y e z le m i r a c u l e u x XAVIER qui la conquit réellement. P o u r s e faire suivre par d e s millions d ' h o m m e s , il n'appela point à s o n aide l'ivresse et la licence, il n e s'entoura point de b a c c h a n t e s impures ; il n e montra qu'une croix ; il ne prêcha q u e la v e r t u , la pénitence, le m a r t y r e des sens. J E A N DE D I E U , J E A N DE MATHA, VINCENT DE P A U L ( q u e t o u t e l a n g u e , que t o u t â g e les bénissent !) recev r o n t l'encens qui fumait e n l'honneur de l'homicide MARS, de la v i n d i c a t i v e J U N O N . La Vierge immaculée, la plus e x c e l l e n t e d e t o u t e s les créatures •dans l'ordre de la grâce e t d e la sainteté ; la pre- 238 JOSEPH DE MAISTRE mière de la nature humaine qui prononça le nom de SALUT ; celle dont VEternel bénit les entrailles en soufflant son esprit en elle, et lui donnant un fils qui est le miracle de F univers ; celle à qui il f u t donné d'enfanter s o n Créateur ; qui ne v o i t q u e Dieu au-dessus d'elle, et q u e t o u s les siècles proclameront heureuse ; la divine MARIE m o n t e sur l'autel de V É N U S PANDÉMIQUE. J e v o i s le CHRIST entrer d a n s le Panthéon, suivi de ses évangélistes, de ses apôtres, de ses docteurs, de ses martyrs, de ses confesseurs, c o m m e u n roi t r i o m p h a t e u r entre, suivi des GRANDS de son empire, dans la capitale de son ennemi v a i n c u e t détruit. A son aspect, t o u s ces dieux-hommes disparaissent d e v a n t I ' H O M M E - D I E U . Il sanctifie le Panthéon par sa présence, e t l'inonde de sa majesté. C'en est fait : toutes les vertus o n t pris la place de tous les v i c e s . L'erreur a u x cent t ê t e s a fui d e v a n t l'indivisible Vérité : D i e u règne dans le Panthéon c o m m e il règne dans le ciel, au milieu de TOUS LES SAINTS. Quinze siècles a v a i e n t passé sur la ville sainte, lorsque le génie chrétien, jusqu'à la fin v a i n queur du paganisme, osa porter le Panthéon dans les airs, pour n'en faire q u e la couronne de s o n t e m p l e f a m e u x , le centre de l'unité catholique, l e chef-d'œuvre de l'art h u m a i n , et la plus belle demeure terrestre de CELUI qui a bien v o u l u demeurer a v e c n o u s , PLEIN D'AMOUR ET DE VÉRITÉ. De l'Église gallicane (1821, posthume) L'Eglise gallicane POURQUOI dit-on l'Eglise gallicane, c o m m e o n d i t VEglise anglicane ? e t pourquoi n e dit-on p a s VEglise espagnole, l'Eglise italienne, l'Eglise polonaise, etc., e t c . ? Quelquefois o n serait t e n t é d e croire qu'il y a v a i t d a n s c e t t e Eglise q u e l q u e c h o s e d e particulier qui lui d o n n a i t j e n e sais quelle saillie hors d e l a grande superficie catholique, e t q u e c e quelque chose d e v a i t être n o m m é c o m m e t o u t c e qui e x i s t e . Gibbon l'entendait ainsi lorsqu'il disait, e n parlant d e l'Eglise gallicane : Placée entre les ultramontains et les protestants, elle reçoit les coups des deux partis. J e suis fort éloigné d e prendre c e t t e phrase a u pied d e la lettre : j'ai s o u v e n t fait u n e profession d e foi contraire, e t dans c e t ouvrage m ê m e o n lira b i e n t ô t que, s'il y a quelque chose de générale'' ment connu, c'est que l'Eglise gallicane, si Von sxcepte quelques oppositions accidentelles et passa» 240 JOSEPH D E MAISTBE gères, a toujours marché dans le sens du SaintSiège. Mais, si l'observation d e Gibbon n e doit p o i n t être prise à la lettre, elle n'est p a s n o n plus t o u t à fait à négliger. Il i m p o r t e , a u contraire, grandem e n t d'observer c o m m e n t u n h o m m e profondé* m e n t instruit, et d'ailleurs indifférent à t o u t e s l e s religions, envisageait l'Eglise gallicane, qui n e lui semblait plus, à raison de s o n caractère particulier, appartenir e n t i è r e m e n t à l'Eglise r o m a i n e . Si n o u s e x a m i n o n s n o u s - m ê m e s a v e c a t t e n t i o n c e t t e belle portion d e l'Eglise universelle, n o u s trouverons peut-être qu'il lui e s t arrivé ce qui arrive à t o u s l e s h o m m e s , m ê m e a u x p l u s s a g e s , divisés o u réunis, d'oublier ce qu'il leur i m p o r t e l e plus d e n'oublier j a m a i s , c'est-à-dire, ce qu'ils sont. H o n o r a b l e m e n t ébouie p a r l'éclat d'un m é r i t e t r a n s c e n d a n t , l'Eglise gallicane a p u quelquefois avoir l'air, e n se c o n t e m p l a n t trop, de n e p a s s e rappeler o u de ne p a s se rappeler assez qu'elle n'était qu'une province de l'empire catholique. D e là ces expressions si connues e n France : Nous croyons, nous ne croyons pas, nous tenons en France, e t c . , c o m m e si l e reste de l'Eglise é t a i t tenu d e se tenir à ce qu'on tenait e n France ! Ce m o t de nous n'a p o i n t d e sens dans l'association catholique, à moins qu'il n e se rapporte à t o u s . C'est là notre gloire, c'est là notre caractère d i s tinctif, e t c'est m a n i f e s t e m e n t celui d e la v é r i t é . Maistre, recherchant d'où vient en France l'esprit d'opposition au Saint-Siège, passe rapidement sur deux causes, le calvinisme et les parlements, et en arrive au Jansénisme qu'il étudie en détail. Il fait le portrait de cette secte, esquisse DE L'ÉGLISE GALLICANE 241 l'histoire de Port-Royal et, à propos des vertus tant vantées ches les religieuses de Port-Royal, examine ce que peut être la vertu hors de l'Eglise. Nous empruntons à ce premiev livre les quatre extraits suivants. Le Jansénisme L ' E G L I S E , depuis s o n origine, n'a j a m a i s v u d'hérésie aussi extraordinaire q u e l e jansénisme* T o u t e s , e n naissant, se sont séparées de la c o m m u n i o n universelle, e t se glorifiaient m ê m e de n e plus appartenir à u n e Eglise d o n t elles rejetaient la doctrine c o m m e erronée sur quelques p o i n t s . Le j a n s é n i s m e s'y e s t pris a u t r e m e n t : il nie d'être séparé ; il composera m ê m e , si l'on v e u t , des livres sur l'unité d o n t il démontrera l'indispensable nécessité. Il soutient, sans rougir ni trembler, qu'il e s t m e m b r e de c e t t e Eglise qui l ' a n a t h é m a tise. J u s q u ' à présent, pour savoir si u n h o m m e appartient à u n e société quelconque, o n s'adresse à c e t t e m ê m e société, c'est-à-dire à ses chefs, t o u t corps moral n ' a y a n t de v o i x q u e par e u x ; e t d è s . qu'elle a d i t : Il ne m'appartient pas, o u : Il ne m'appartient plus, t o u t e s t d i t . L e j a n s é n i s m e seul prétend échapper à c e t t e loi éternelle : Mi robur et ses triplex circà frontem. Il a l'incroyable prétent i o n d'être d e l'Eglise catholique, malgré l'Eglise catholique ; il lui prouve qu'elle n e connaît pas ses enfants, qu'elle ignore ses propres d o g m e s , qu'elle n e comprend p a s s e s propres intérêts, qu'elle n e comprend p a s ses propres décrets, qu'elle n e sait p a s lire enfin ; il se m o q u e d e ses décisions ; il en appelle ; il les foule a u x pieds, t o u t e n p r o u v a n t a u x autres hérétiques qu'elle e s t infaillible e t q u e rien n e p e u t l e s excuser. U n magistrat français de l'antique roche, a m i 242 JOSEPH DE MAISTRE d e l'abbé Fleury, au c o m m e n c e m e n t du derniersiècle, a peint d'une manière naïve ce caractère du jansénisme. Ses paroles v a l e n t la peine d'être citées : « Le jansénisme, dit-il, est l'hérésie la plus subtile que le diable ait tissue. Ils o n t v u que les protestants, en se séparant de l'Eglise, s'étaient c o n d a m n é s e u x - m ê m e s , et qu'on leur a v a i t reproché c e t t e séparation ; ils o n t donc mis pour m a x i m e f o n d a m e n t a l e de leur conduite, de n e s'en séparer jamais extérieurement et d e protester toujours d e leur soumission a u x décisions de l'Eglise, à la charge de trouver t o u s les jours de nouvellessubtilités pour les expliquer, en sorte qu'ils p a raissent soumis sans changer de s e n t i m e n t s . » Ce portrait est d'une vérité parfaite ; mais, si l'on v e u t s'amuser en s'instruisant, il faut e n t e n d r e M de Sévigné, c h a r m a n t e affiliée de Port-Royal,, disant au m o n d e le secret de la famille, en c r o y a n t parler à l'oreille de sa fille. « L'Esprit-Saint souffle où il lui plaît, et c'est l u i - m ê m e qui prépare les cœurs où il v e u t habiter. C'est lui qui prie en nous par des gémissements ineffables. C'est saint A u g u s t i n qui m'a dit t o u t cela. J e le t r o u v e bien janséniste et saint Paul aussi. Les jésuites ont un f a n t ô m e qu'ils appellent Jansénius, auquel ils disent mille injures, et ne font pas s e m b l a n t de voir où cela r e m o n t e . . . Ils font u n bruit étrange et réveillent les disciplescaches de ces d e u x grands saints. « Vous lisez donc saint Paul et saint A u g u s t i n ? Voilà les bons ouvriers pour établir la s o u v e r a i n e v o l o n t é de Dieu ; ils ne m a r c h a n d e n t point à dire que Dieu dispose de ses créatures c o m m e le p o t i e r de son argile, il en choisit, il en rejette. Ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauverm e DB L ' É G L I S E * a justice, GALLICANE 243 car il n ' y a p o i n t D'AUTRE JUSTICE QUE SA VOLONTÉ. C'est la justice m ê m e , c'est la règle ; e t , après t o u t , que doit-il a u x h o m m e s ? Rien d u t o u t ; il leur fait donc justice quand il les laisse à cause du p é c h é originel qui est le f o n d e m e n t de t o u t , et il fait miséricorde a u p e t i t n o m b r e de c e u x qu'il s a u v e par s o n Fils. — N'est-ce p a s D i e u qui t o u r n e n o s cœurs ? N'est-ce pas Dieu qui nous fait vouloir ? N'est-ce pas Dieu qui n o u s délivre d e l'empire du d é m o n ? N'est-ce p a s Dieu qui n o u s d o n n e la v u e et le désir d'être à lui ? C'est cela qui est couronné ; c'est Dieu qui couronne ses dons ; si c'est cela que v o u s appelez le libre arbitre, ah ! j e le v e u x bien. — Jésus-Christ a dit lui-même : Je connais mes brebis, je les mènerai paître moimême, je n'en perdrai aucune... Je vous ai choisis, ce riest pas vous qui m'avez choisi. J e t r o u v e mille passages sur ce t o n , je les e n t e n d s t o u s , et, quand j e v o i s le contraire, je dis : C'est qu'ils o n t v o u l u parler c o m m u n é m e n t ; c'est c o m m e quand on dit que Dieu s'est repenti ; qu'il est en furie, e t c . , c'est qu'ils parlent a u x h o m m e s . J e m'en tiens à c e t t e première e t grande vérité qui est t o u t e divine. » m e La p l u m e élégante de M de Sévigné confirme parfaitement t o u t ce que v i e n t de nous dire un vénérable magistrat. Elle peint au naturel, et, ce c e qui est i m p a y a b l e , en croyant faire u n p a n é gyrique, l'atrocité des d o g m e s jansénistes, l'hypocrisie de la s e c t e et la subtilité de ses m a n œ u vres. Cette secte, la plus dangereuse que le diable ait tissue, c o m m e disaient le b o n sénateur e t Fleury qui l'approuve, est encore la plus vile, à cause du caractère de fausseté qui la distingue. Les autres sectaires sont au moins des e n n e m i s a v o u é s qui a t t a q u e n t o u v e r t e m e n t une ville q u e n o u s défendons. Ceux-ci, au contraire, sont 244 JOSEPH DE MAISTRE u n e portion de la garnison, mais portion révoltée et traîtresse, qui, sous les livrées m ê m e du souve* rain, et t o u t en célébrant son nom, nous poignarde par derrière, p e n d a n t q u e nous faisons notre devoir sur la brèche. Ainsi lorsque Pascal viendra nous dire : « Les luthériens et les calvinistes nous appellent papilâtres et disent que le P a p e est l'antechrist, nous disons q u e t o u t e s ces propositions sont hérétiques, et c'est pourquoi nous ne s o m m e s pas hérétiques. » N o u s lui répondrons : Et c'est pourquoi cous l'êtes d'une manière beaucoup plus dangereuse. Port-Royal J e d o u t e que l'histoire présente dans ce genre rien d'aussi extraordinaire que l'établissement e t l'influence de Port-Royal. Quelques sectaires mélancoliques, aigris par les poursuites de l'autorité, imaginèrent de s'enfermer dans u n e solitude pour y bouder et y travailler à l'aise. Semblables a u x lames d'un a i m a n t artificiel dont la puissance résulte de l'assemblage, ces h o m m e s , unis e t serrés par u n fanatisme c o m m u n , produisent une force t o t a l e capable de soulever les m o n t a g n e s . L'orgueil, le ressentiment, la rancune religieuse, t o u t e s les passions aigres et haineuses se déchaînent à la fois. L'esprit de parti concentré se transforme en rage incurable. D e s ministres, des m a g i s t r a t s , des s a v a n t s , des f e m m e l e t t e s du premier rang, des religieuses fanatiques, t o u s les e n n e m i s du Saint-Siège, tous c e u x de l'unité, t o u s c e u x d'un ordre célèbre, leur a n t a g o n i s t e naturel, t o u s les DE L'ÉGLISE GALLICANE 245 parents, t o u s les amis, t o u s les clients des premiers personnages de l'association, s'allient au foyer c o m m u n de la révolte. Ils crient, ils s'insinuent, ils calomnient, ils intriguent, ils ont des imprimeurs, des correspondances, des facteurs, u n e caisse publique invisible. B i e n t ô t P o r t - R o y a l pourra désoler l'Eglise gallicane, braver le Souverain Pontife, i m p a t i e n t e r Louis X I V , influer dans ses conseils, interdire les imprimeries à ses adversaires, en imposer enfin à la suprématie. Ce p h é n o m è n e est grand sans d o u t e ; u n autre n é a n m o i n s le surpasse infiniment : c'est la réputation mensongère de v e r t u s et de t a l e n t s construite par la secte, c o m m e on construit u n e maison o u u n navire, et libéralement accordée à P o r t - R o y a l a v e c u n tel succès, que de nos jours m ê m e elle n'est point encore effacée, quoique l'Eglise n e reconnaisse a u c u n e v e r t u séparée de la soumission, et que P o r t - R o y a l ait été c o n s t a m m e n t et irrémissiblement brouillé a v e c t o u t e s les espèces de t a l e n t s supérieurs. U n partisan zélé de P o r t - R o y a l ne s'est pas t r o u v é m é d i o c r e m e n t embarrassé de nos jours, lorsqu'il a v o u l u nous donner l e d é n o m b r e m e n t des grands h o m m e s a p p a r t e n a n t à cette maison, dont les noms, dit-il, commandent le respect et rappellent en partie les titres de la nation française à la gloire littéraire. Ce catalogue est curieux, le voici : Pascal, Arnaud, Nicole, Hamon, Sacy, Ponds, Lancelot, Tillemont, Pont-Château, Angran, Bérulle, Despréaux, Bourbon-Conti, La Bruyère, le cardinal Camus, Félibien, Jean Racine, Rastignac, Régis, etc. Pascal ouvre toujours ces listes, et c'est en effet le seul écrivain de génie qu'ait, je ne dis pas froduit, mais logé p e n d a n t quelques m o m e n t s 246 J O S B P n D E MAISTRE la trop fameuse m a i s o n d e P o r t - R o y a l . On v o i t paraître ensuite, longo sed proximi intervalle*, Arnaud, Nicolle e t Tillemont, l a b o r i e u x e t s a g e analyste ; le reste ne vaut pas F honneur d'être nommé, et la plupart de ces n o m s s o n t m ê m e prof o n d é m e n t oubliés. Pour louer Bourdaloue, on a dit : C'est Nicole éloquent. Nicole, l e plus élégant écrivain de P o r t - R o y a l (Pascal e x c e p t é ) , é t a i t d o n c égal à Bourdaloue, moins Véloquence. C'est à quoi se réduit sur ce point la gloire littéraire d e ces h o m m e s t a n t célébrés par leur parti : ils furent éloquents comme un homme qui ne serait point éloquent. Ce qui n e t o u c h e point d u t o u t a u mérite philosophique et moral de Nicole, qu'on n e saurait trop estimer. Arnaud, le souverain pontife de l'association, fut u n écrivain plus q u e médiocre : c e u x qui n e v o u d r o n t pas affronter l'ennui d'en juger par e u x - m ê m e s , p e u v e n t en croire sur sa parole l'auteur du Discours sur la vie et les ouvrages de Pascal. Le style d'Arnaud dit-il, négligé et dogmatique, nuisait quelquefois à la solidité de ses écrits...''Son apologie était écrite d'un style pesant, monotone, et peu propre à mettre le public dans ses intérêts. Ce s t y l e est e n général celui d e P o r t R o y a l : il n'y a rien de si froid, d e si vulgaire, d e si sec, que t o u t ce qui est sorti d e là. D e u x choses leur m a n q u e n t é m i n e m m e n t , l'éloquence e t l'onction ; ces dons merveilleux sont e t d o i v e n t être étrangers a u x sectes. Lisez leurs livres a s c é t i q u e s , v o u s les trouverez t o u s morts et glacés. La p u i s s a n c e convertissante ne s'y t r o u v e j a m a i s : c o m m e n t la force qui n o u s attire vers u n astre pourrait-elle se trouver hors de cet astre ? C'est u n e contradiction dans les t e r m e s . Je te vomirai, dit l'Ecriture, e n parlant à la tiédeur ; j'en dirais a u t a n t en parlant à la m é d i o - DE L'ÉGLISE GALLICANE 247 crité. J e ne sais c o m m e n t l e m a u v a i s c h o q u e m o i n s que l e médiocre c o n t i n u . Ouvrez u n livre d e P o r t - R o y a l , v o u s direz sur-le-champ, e n lisant la première page : Il n'est ni assez bon ni assez mauvais pour venir d'ailleurs. Il est aussi impossible d'y t r o u v e r u n e absurdité o u u n solécisme q u ' u n aperçu profond o u u n m o u v e m e n t d'éloquence : c'est l e poli, la dureté e t le froid de la glace. E s t - i l d o n c si difficile d e faire u n livre d e P o r t - R o y a l ? Prenez v o s sujets dans quelque ordre de c o n n a i s sances q u e t o u t orgueil puisse se flatter d e c o m prendre ; traduisez les anciens, o u pillez-les a u besoin sans avertir ; faites-les tous parler français ; j e t e z à la foule, m ê m e ce qu'ils o n t v o u l u lui dérober. N e m a n q u e z p a s s u r t o u t de dire ON a u lieu d e MOI ; annoncez d a n s v o t r e préface qu'où ne se proposait pas d'abord de publier ce livre, mai» que, certaines personnes fort considérables ayant estimé que l'ouvrage pourrait avoir une force merveilleuse pour ramener les esprits obstinés, ON s'était enfin déterminé, e t c . Dessinez dans u u cartouche, à la t ê t e d u livre, u n e grande f e m m e voilée, a p p u y é e sur u n e ancre (c'est l ' a v e u g l e m e n t e t l'obstination), signez v o t r e livre d'un n o m f a u x (1), ajoutez la d e v i s e magnifique : Ardet (1) C'est un trait remarquable et l'un des plus caractéristiques de Port-Royal. Au lieu du modeste anonyme qui aurait un peu trop comprimé le moi, ses écrivains avaient adopté une méthode qui met ce moi à Taise, en laissant subsister l'apparence d'une certaine pudeur littéraire dont ils n'aimaient que l'écorce : c'était la méthode pseudonyme. Ils publiaient presque tous leurs livres sous des noms supposés, et tous, il faut bien l'observer, plus sonores que ceux qu'ils tenaient de mesdames leurs mères, ce qui fait un honneur infini au discernement de ces humbles solitaires. De cette fabrique sortirent MM. d'Etouvitis, de Montalte, de Beuil, de Royaumont, de Rebeck, de Fresne, ete 248 JOSEPH D E MAISTRE amans spe nixa fides, v o u s aurez u n livre d e Port-Roval. Quand o n d i t q u e P o r t - R o y a l a produit d e grands t a l e n t s , o n n e s'entend p a s bien. PortR o y a l n'était point u n e i n s t i t u t i o n . C'était u n e espèce de club théologique, u n lieu de rassemblem e n t , quatre murailles, enfin, e t rien de p l u s . S'il a v a i t pris fantaisie à quelques s a v a n t s français d e se réunir dans t e l o u t e l café pour y disserter à l'aise, dirait-on que ce café a produit de grands génies ? Lorsque j e dis, a u contraire, q u e l'ordre des B é n é d i c t i n s , d e s J é s u i t e s , des Oratoriens, e t c . , a produit de grands t a l e n t s , d e grandes v e r t u s , j e m'explique a v e c e x a c t i t u d e , car j e v o i s ici u n instituteur, u n e i n s t i t u t o i n , u n ordre enfin, u n esprit v i t a l qui a produit l e s u j e t ; mais l e t a l e n t d e Pascal, d e Nicole, d'Arnaud, e t c . , n'appartient qu'à e u x , e t n u l l e m e n t à P o r t - R o y a l qui n e l e s forma point ; i l s portèrent leurs connaissances e t leurs t a l e n t s dans c e t t e solitude. Ils y furent ce qu'ils é t a i e n t a v a n t d ' y entrer. Ils s e t o u c h e n t s a n s se pénétrer, ils n e forment p o i n t d'unité morale : je vois bien des abeilles, mais point d e ruche. Que si l'on v e u t considérer Port-Royal c o m m e u n corps proprement d i t , son éloge sera court. Fils d e Baïus, frère de Calvin, complice d e llobbes e t père des convulsionnaires, il n'a v é c u qu'un i n s t a n t qu'il e m p l o y a t o u t entier à fatiguer, à braver, à blesser l'Eglise e t l ' E t a t . Si les grands Arnaud, que certains écrivains français appellent encore avec le sérieux le plus comique le grand Arnaud, faisait mieux encore : profitant de l'ascendant que certaines circonstances lui donnaient dans la petite Eglise, il s'appropriait le travail des subalternes, et consentait modestement à recueillir les éloges décernés à ces ouvrages. (Note de Maistre). DB L'ÉGLISE 249 GALLICANE e luminaires de P o r t - R o y a l dans le X V I I siècle, les Pascal, les Arnaud, les Nicole (il faut toujours e n revenir à c e triumvirat), a v a i e n t pu voir dans un avenir très prochain le gazetier ecclésiastique, les g a m b a d e s de saint Médard et les horribles s c è n e s des secouristes, ils seraient morts de h o n t e e t de repentir, car c'était au fond de très honnê-* t e s gens (quoique égarés par l'esprit de parti), et c e r t a i n e m e n t fort éloignés, ainsi que t o u s les n o v a teurs de l'univers, de prévoir les c o n s é q u e n c e s d u premier pas fait contre l'autorité. Il ne suffit donc pas, pour juger P o r t - R o y a l , d e citer le caractère moral de quelques-uns d e ses m e m b r e s , ni quelques livres plus ou moins utiles qui sortirent de c e t t e école : il faut encore m e t t r e dans la balance les m a u x qu'elle a produits, e t ces m a u x sont incalculables. P o r t - R o y a l s'empara du t e m p s et des facultés d'un assez grand n o m b r e d'écrivains qui p o u v a i e n t se rendre utiles, s u i v a n t leurs forces, à la religion, à la philosophie, e t qui les consumèrent presque entièrement en ridicules ou funestes disputes. P o r t - R o y a l divisa l'Eglise ; il créa un foyer de discorde, de défiance e t d'opposition au Saint-Siège ; il aigrit les esprits et les a c c o u t u m a à la résistance ; il fomenta la s o u p ç o n et l'antipathie entre les d e u x puissances ; il les plaça dans un état de guerre habituelle qui n'a cessé de produire les chocs les plus s c a n d a l e u x . Il rendit l'erreur mille fois plus dangereuse en lui d i s a n t a n a t h è m e , p e n d a n t qu'il l'introduisait sous des n o m s différents. Il écrivit contre le calvinisme, et le continua moins par sa féroce théologie, qu'en p l a n t a n t dans l ' É t a t u n germe démocratique, ennemi naturel de t o u t e hiérarchie. Pour faire équilibre à t a n t d e m a u x , il faudrait b e a u c o u p d'excellents livres et d ' h o m m e s célèbres ; 260 JOSEPH DE MAISTRE mais P o r t - R o y a l n'a pas le moindre droit à c e t t e honorable c o m p e n s a t i o n . N o u s v e n o n s d'entendre un écrivain qui, s e n t a n t bien à quel point c e t t e école était p a u v r e en n o m s distingués, a pris le parti, pour en grossir la liste, d'y joindre c e u x de quelques grands écrivains qui a v a i e n t étudié dans c e t t e retraite. Ainsi, Racine, D e s p r é a u x et La Bruyère se t r o u v e n t inscrits a v e c Lancelot, P o n t - C h â t e a u , Angran, etc., au n o m b r e d e s écrivains de P o r t - R o y a l , et sans a u c u n e distinct i o n . L'artifice est i n g é n i e u x sans d o u t e , et ce qui doit paraître bien singulier, c'est d'entendre La Harpe m e t t r e en a v a n t ce m ê m e sophisme, e t nous dire dans son Cours de Littérature, à la fin d'un magnifique éloge de P o r t - R o y a l : Enfin,, c'est de leur école que sont sortis Pascal et Racine. Celui qui dirait que le grand Condé apprit chez les J é s u i t e s à gagner la bataille de Senef,. serait t o u t aussi philosophe que La Harpe l'est dans c e t t e occasion. Le génie n e SORT d ' a u c u n e école ; il n e s'acquiert nulle part et se d é v e l o p p e partout ; c o m m e il ne reconnaît point de maître^ il n e doit remercier que la Providence. Ceux qui présentent ces grands h o m m e s c o m m e des productions de P o r t - R o y a l , se d o u t e n t p e u qu'ils lui font un tort mortel a u x y e u x des h o m m e s c l a i v o y a n t s : on ne lui cherche des grands n o m s que parce qu'il en m a n q u e . Quel ami des J é s u i t e s a jamais i m a g i n é de dire, pour exalter ces pères : Et pour tout dire en un mot, c'est de leur école que sont sortis Descartes, Bossuet et le prince de Condé ? Les partisans de la société se gardent bien d e la louer aussi g a u c h e m e n t . Ils ont d'autres choses à dire. Voltaire a dit : Nous avons d'Arnaud cent quatre volumes (il fallait dire c e n t quarante), dont presque DE L^GLISE GALLICANE 251 aucun n'est aujourd'hui au rang de ces bons livres classiques qui honoraient le siècle de Louis XIV» Il n'est resté, dit-il encore, que sa Géométrie, sa Grammaire raisonnée et sa Logique. Mais c e t t e Géométrie est parfaitement oubliée» Sa L o g i q u e e s t u n livre c o m m e mille autres, que rien n e m e t au-dessus d e s o u v r a g e s de m ê m e genre e t q u e b e a u c o u p d'autres o n t surpassé. Quel h o m m e , p o u v a n t lire Gassendi, Wolf, s'Gravesande, ira perdre son t e m p s sur la Logique de Port-Royal ? L e m é c a n i s m e m ê m e d u syllogisme s'y t r o u v e assez m é d i o c r e m e n t d é v e l o p p é , e t c e t t e partie t o u t entière n e v a u t p a s cinq o u s i x p a g e s du célèbre Euler qui, dans ses Lettres à une prin- cesse d'Allemagne, e x p l i q u e t o u t ce m é c a n i s m e d e la manière la plus ingénieuse, a u m o y e n d e trois cercles différemment c o m b i n é s . R e s t e la Grammaire générale, petit volume in-12, d o n t o n p e u t dire : C'est un bon livre. J ' y reviendrai t o u t à l'heure. Voilà ce qui n o u s reste d'un h o m m e qui écrivit c e n t quarante v o l u m e s , parmi lesquels il y a plusieurs in-quarto e t plusieurs in-folio. Il faut a v o u e r qu'il e m p l o y a bien sa l o n g u e v i e ! Voltaire, dans l e m ê m e chapitre, fait a u x solitaires de P o r t - R o y a l l'honneur d e croire o u d e dire que, par le tour d'esprit mâle, vigoureux et animé qui faisait le caractère de leurs livres et de leurs entretiens..., ils ne contribuèrent pas peu à répandre en France le bon goût et la véritable éloquence. J e déclare sur m o n honneur n'avoir j a m a i s parlé à ces messieurs, ainsi j e n e puis juger de c e qu'ils é t a i e n t dans leurs entretiens ; mais j ' a i b e a u c o u p feuilleté leurs livres, à c o m m e n c e r par l e p a u v r e Royaumont qui fatigua si fort m o n 252 JOSEPH DE MAISTRE enfance, e t d o n t l'épître dédicatoire est u n des m o n u m e n t s d e p l a t i t u d e les plus e x q u i s qui e x i s t e n t d a n s a u c u n e l a n g u e ; e t j e déclare a v e c la m ê m e sincérité q u e n o n s e u l e m e n t il n e serait pas e n m o n p o u v o i r d e citer u n e p a g e de P o r t - R o y a l , Pascal e x c e p t é (faut-il toujours le répéter ?) écrite d'un style mâle, vigoureux et animé, mais q u e le style mâle, vigoureux et animé, e s t c e qui m'a paru m a n q u e r c o n s t a m m e n t et é m i n e m m e n t a u x écrivains d e P o r t - R o y a l . Ainsi, quoiqu'il n ' y ait p a s , e n fait de g o û t , d'autorité plus i m p o s a n t e q u e celle de Voltaire, P o r t - R o y a l m ' a y a n t appris que le P a p e e t m ê m e l'Eglise p e u v e n t se t r o m p e r sur les faits, j e n'en v e u x croire q u e m e s y e u x , car, sans pouvoir m'élever jusqu'au style mâle, vigoureux et animé, j e sais c e p e n d a n t ce q u e c'est, e t j a m a i s j e n e m ' y suis t r o m p é . J e conviendrai plus volontiers, a v e c ce m ê m e Voltaire, que MALHEUREUSEMENT les solitaires de Port-Royal furent encore plus jaloux de répandre leurs opinions que le bon goût et la véritable éloquence. Sur ce point, il n'y a pas l e moindre doute. N o n s e u l e m e n t les t a l e n t s furent médiocres à Port-Royal, mais le cercle de ces t a l e n t s fut e x t r ê m e m e n t restreint, n o n s e u l e m e n t d a n s les sciences proprement dites, mais encore dans ce genre d e connaissances qui se rapportaient le plus particulièrement à leur é t a t . On n e t r o u v e parmi e u x que des grammairiens, des biographes, des traducteurs, des polémiques éternels, etc. ; d u reste, pas u n hébraïsant, p a s u n helléniste, pas u n latiniste, pas u n antiquaire, p a s u n l e x i c o graphe, p a s u n critique, p a s u n éditeur célèbre, e t à plus forte raison, pas u n m a t h é m a t i c i e n , pas un a s t r o n o m e , p a s u n physicien, pas u n poète, pas u n orateur : ils n'ont p u léguer (Pascal t o u j o u r s DE L'ÉGLISE GALLICANE 253 e x c e p t é ) un seul o u v r a g e à la postérité. E t r a n g e r s à t o u t ce qu'il y a de noble, de tendre, de s u b l i m e d a n s les productions du génie, c e qui leur arrive d e plus h e u r e u x et dans leurs meilleurs moments,, c'est d'avoir raison. Plusieurs causes o n t concouru à la fausse r é p u t a t i o n littéraire de P o r t - R o y a l . Il faut c o n s i dérer d'abord qu'en France, c o m m e chez t o u t e s les autres n a t i o n s du m o n d e , les vers ont précédé la prose. Les premiers prosateurs s e m b l e n t faire sur l'esprit public plus d'effets q u e les premiers p o è t e s . N o u s v o y o n s H é r o d o t e obtenir des h o n neurs d o n t H o m è r e n e j o u i t j a m a i s . Les écrivains d e P o r t - R o y a l c o m m e n c è r e n t à écrire à u n e é p o q u e où la prose française n'avait point d é p l o y é ses véritables forces. Boileau, en 1667, disait encore d a n s sa rétractation b a d i n e : Pelletier écrit mieux qu'Ahlancourt ni Patru ; prenant c o m m e on v o i t ces d e u x littérateurs, parfaitement oubliés de nos jours, pour d e u x modèles d'éloquence. Les écrivains d e P o r t - R o y a l a y a n t écrit dans c e t t e enfance de la prose, s'emparèrent d'abord d'une grande réputation, car il est aisé d'être les premiers en mérite q u a n d o n est les premiers en date. Aujourd'hui o n n e les lit p a s plus que d'Ablancourt e t P a t r u , e t m ê m e il est impossible de les lire. Cependant ils o n t fait plus de bruit, et ils ont survécu à leurs livres, parce qu'ils appartenaient à u n e secte p u i s s a n t e d o n t les y e u x n e se fermaient p a s u n i n s t a n t sur ses d a n g e r e u x intérêts. T o u t écrit de P o r t R o y a l était a n n o n c é d'avance c o m m e u n prodige, un météore littéraire. Il était distribué par les frères, c o m m u n é m e n t sous le m a n t e a u , v a n t é , 254 JOSEPH DE MAISTRE e x a l t é , porté a u x nues dans t o u t e s les coteries d u parti, depuis l'hôtel de la duchesse de L o n g u e ville, jusqu'au galetas d u colporteur. Il n'est p a s aisé d e comprendre à quel point une secte ardente et infatigable, agissant t o u j o u r s dans le m ê m e sens, p e u t influer sur la r é p u t a t i o n des livres e t des h o m m e s . D e nos jours encore, c e t t e influence n'est pas à b e a u c o u p près éteinte. U n e autre cause d e c e t t e r é p u t a t i o n usurpée fut le plaisir de contrarier, de chagriner, d'humilier u n e société fameuse, et m ê m e d e tenir t ê t e à la cour d e R o m e , qui n e cessait de t o n n e r contre les d o g m e s jansénistes. Ce dernier attrait enrôla s u r t o u t les parlements d a n s le parti janséniste. Orgueilleux e n n e m i s d u Saint-Siège, ils d e v a i e n t chérir c e qui lui déplaisait. Mais rien n'augmenta la puissance d e PortR o y a l sur l'opinion publique, c o m m e l'usage exclusif qu'ils firent d e la langue française d a n s t o u s leurs écrits. Ils s a v a i e n t le grec s a n s d o u t e , ils s a v a i e n t le latin, mais sans être ni hellénistes, ni latinistes, ce qui est bien différent. A u c u n m o n u m e n t de véritable latinité n'est sorti d e chez e u x : ils n'ont pas m ê m e su faire l'épitaphe d e Pascal e n b o n latin. Outre c e t t e raison d'incapacité qui est i n c o n t e s t a b l e , une autre raison d e pur i n s t i n c t conduisait les solitaires d e P o r t - R o y a l . L'Eglise catholique, établie pour croire et pour aimer, n e d i s p u t e qu'à regret. Si o n la force d'entrer e n lice, elle v o u d r a i t a u moins q u e le peuple n e s'en mêlât pas. Elle parle d o n c volontiers latin, e t n e s'adresse qu'à la science. T o u t e secte a u contraire a besoin de la foule et s u r t o u t des f e m m e s . Les j a n s é n i s t e s écrivirent d o n c e n français, e t c'est u n e n o u v e l l e conformité qu'ils eurent a v e c leurs cousins. L e m ê m e esprit d e démocratie religieuse DE L'ÉGLISE 255 GALLICANE les conduisit à n o u s e m p e s t e r de leurs t r a d u c t i o n s d e l'Ecriture sainte et des Offices divins. Ils traduisirent t o u t jusqu'au Missel pour contredire R o m e qui, par des raisons é v i d e n t e s , n'a j a m a i s a i m é ces traductions. L ' e x e m p l e fut suivi d e t o u t c ô t é , et ce fut u n grand malheur pour la religion. On parle s o u v e n t des travaux de P o r t - R o y a l . Singuliers t r a v a u x catholiques, qui n'ont cessé de «déplaire à l'Eglise catholique ! Après ce coup frappé sur la religion à laquelle ils n'ont fait q u e du mal, ils en portèrent u n autre n o n m o i n s sensible a u x sciences classiques par leur m a l h e u r e u x s y s t è m e d'enseigner les l a n g u e s a n t i q u e s en l a n g u e moderne ; je sais q u e le premier c o u p d'œil est pour e u x ; mais l e second a b i e n t ô t m o n t r é à quel point le premier e s t t r o m p e u r . L'enseignement d e P o r t - R o y a l est la véritable é p o q u e de la décadence des bonnes lettres. D è s lors l ' é t u d e des l a n g u e s s a v a n t e s n'a fait q u e déchoir e n France. J'admire d e t o u t m o n c œ u r les efforts qu'on fait chez elle dans c e m o m e n t ; mais ces efforts s o n t précisément la meilleure p r e u v e d e ce q u e j e v i e n s d'avancer. Les Français s o n t encore dans ce genre si fort au-dessous d e leurs voisins d'Angleterre et d'Allemagne, qu'av a n t de reprendre l'égalité, ils auront t o u t le t e m p s nécessaire pour réfléchir sur la malheureuse i n fluence de P o r t - R o y a l . De la Vertu hors de e Qu'on v i e n n e m a i n t e n a n t n o u s v a n t e r la p i é t é , les m œ u r s , la v i e austère des gens de ce parti. 256 JOSEPH DE MAISTRE T o u t ce rigorisme n e p e u t être en général qu'une mascarade d e l'orgueil, qui se déguise d e t o u t e s les manières, m ê m e en h u m i l i t é . T o u t e s les sectes, pour faire illusion a u x autres e t s u r t o u t à ellesm ê m e s , ont besoin d u rigorisme ; mais la véritable morale relâchée dans l'Eglise catholique, c'est la désobéissance. Celui qui ne sait pas plier sous l'autorité, cesse de lui appartenir. De savoir ensuite jusqu'à quel point l ' h o m m e qui se t r o m p e sur le d o g m e p e u t mériter dans cet é t a t , c'est le secret d e la P r o v i d e n c e que j e n'ai point le droit de sonder. Veut-elle agréer, d'une manière que j'ignore, les p é n i t e n c e s d'un fakir ? J e m'en réjouis et je la remercie. Quant a u x v e r t u s chrétiennes, hors de l'unité, elles p e u v e n t avoir encore plus d e mérite ; elles p e u v e n t aussi e n avoir moins à raison d u mépris des lumières. Sur t o u t cela j e n e sais rien, e t q u e m'importe ? J e m'en repose sur Celui qui n e p e u t être injuste. Le salut des autres n'est pas m o n affaire ; j ' e n ai u n e terrible sur les bras, c'est le mien. J e n e dispute donc pas plus à Pascal s e s v e r t u s que ses t a l e n t s . Il y a bien aussi, j e l'espère, des v e r t u s chez les p r o t e s t a n t s , sans q u e j e sois pour cela, je l'espère aussi, obligé d e les tenir pour catholiques. N o t r e miséricordieuse Eglise n'a-t-elle pas frappé d ' a n a t h è m e c e u x qui disent q u e t o u t e s les actions des infidèles sont des péchés, o u s e u l e m e n t q u e la grâce n'arrive point jusqu'à e u x ? N o u s aurions bien droit, en argument a n t d'après les propres principes de ces h o m m e s égarés, d e leur soutenir q u e t o u t e s leurs v e r t u s s o n t nulles e t inutiles ; mais qu'elles v a i l l e n t t o u t c e qu'elles p e u v e n t valoir, et q u e D i e u m e préserve d e m e t t r e des bornes à sa b o n t é I J e dis s e u l e m e n t q u e ces v e r t u s s o n t étrangères à l'Eglise, e t , sur -ce p o i n t , il n'y a pas d e d o u t e . DE L'ÉGLISE GALLICANE 257 Il en est des livres c o m m e des vertus, car les l i v r e s sont des vertus. Pascal, dit-on, Arnaud, Nicole, o n t fait d'excellents livres e n faveur de la religion ; soit. Mais Abbadie aussi, Ditton, Sherlock, Léland, Jacquelot et cent autres ont supérieurement -écrit sur la religion. B o s s u e t l u i - m ê m e n e s'est-il p a s écrié : Dieu bénisse le savant Bull ! N e l'a-t-il p a s remercié solennellement, a u n o m du clergé d e France, d u livre c o m p o s é par ce docteur a n g l i c a n sur la foi anté-nicéenne ? J'imagine cepend a n t q u e B o s s u e t n e t e n a i t pas Bull pour orthod o x e . Si j ' a v a i s é t é c o n t e m p o r a i n de Pascal, j'aurais dit aussi d e t o u t m o n c œ u r : Que Dieu bénisse le savant Pascal, et en récompense, etc. ; m a i n t e n a n t encore j'admire bien sincèrement ses Pensées, sans croire c e p e n d a n t qu'on n'aurait p a s m i e u x fait d e laisser dans l'ombre celles q u e les premiers éditeurs y a v a i e n t laissées, et sans croire •encore q u e la religion chrétienne soit pour ainsi •dire pendue à c e livre. L'Eglise n e doit rien à P a s c a l pour ses ouvrages, d o n t elle se passerait iort a i s é m e n t . Nulle puissance n'a besoin d e r é v o l t é s : plus leur n o m b r e est grand, et plus ils * o n t d a n g e r e u x . L ' h o m m e banni et privé des droits •de c i t o y e n par u n arrêt sans appel, sera-t-il m o i n s flétri, moins dégradé, parce qu'il a l'art d e s e •cacher d a n s l ' E t a t , d e changer t o u s les jours d'hab i t s , d e n o m e t d e demeure ; d'échapper, à l'aide •de ses parents, d e ses a m i s , d e ses partisans, à ' t o u t e s les recherches d e la police ; d'écrire enfin d e s livres d a n s le sein d e l ' E t a t , pour démontrer à sa manière qu'il n'en est p o i n t banni, q u e ses . j u g e s s o n t des ignorants e t d e s prévaricateurs, q u e le souverain m ê m e e s t t r o m p é , e t qu'il n ' e n t e n d pas ses propres lois ? — A u contraire, il e s t 258 J O S E P H D E MAISTRE plus coupable, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, plus banni, plus absent que s'il était dehors. Réquisitoire contre le jansénisme On lit dans u n recueil infiniment estimable, que les Jésuites avaient entraîné avec eux les jansénistes dans la tombe. C'est une grande et b i e n é t o n n a n t e erreur, semblable à celle de Voltaire, qui disait déjà, dans s o n Siècle de Louis XIV (Tome I I I , chap. X X X V I I I ) : Cette secte n'ayant plus que des convulsionnaires, est tombée dans l'avilissement... ce qui est devenu ridicule ne peut plus être dangereux. Belles phrases de p o è t e , qui n e t r o m p e r o n t jamais u n h o m m e d'Etat. Il n'y a rien de si v i v a c e que c e t t e secte, et sans d o u t e elle a d o n n é dans la R é v o l u t i o n d'assez belles p r e u v e s de v i e pour qu'il n e soit pas permis de la croire morte. Elle n'est pas m o i n s v i v a n t e d a n s u n e foule de livres modernes que je pourrais citer. N ' a y a n t point é t é écrasée dans le X V I I siècle, c o m m e elle aurait d û l'être, elle p u t croître et s'enraciner librement. F é n e l o n , qui la connaissait parfaitem e n t , a v e r t i t Louis X I V , en mourant, d e prendre garde au jansénisme. La haine d e ce grand prince e o n t r e la secte a s o u v e n t é t é tournée en ridicule dans notre siècle. Elle a é t é n o m m é e petitesse par des h o m m e s très petits e u x - m ê m e s , et qui n e c o m prenaient pas Louis X I V . J e sais ce qu'on p e u t reprocher à ce grand prince, mais s û r e m e n t a u c u n j u g e équitable n e lui refusera u n b o n sens royal, u n t a c t souverain, qui p e u t - ê t r e n'ont j a m a i s é t é égalés. C'est par ce s e n t i m e n t e x q u i s d e la s o u v e e 259 DE L'ÉGLISE GALLICANE raineté qu'il j u g e a i t u n e secte, e n n e m i e , c o m m e sa mère, de t o u t e hiérarchie, d e t o u t e subordination, e t qui, dans t o u t e s les secousses politiques, s e rangera toujours du côté de la révolte. Il a v a i t v u d'ailleurs les papiers secrets de Quesnel, qui hii a v a i e n t appris bien des choses. O n a prétendu, dans quelques brochures d u t e m p s , qu'il préférait u n athée à u n janséniste, et là-dessus les plaisanteries ne tarissent pas. On raconte qu'un seigneur de sa cour lui a y a n t d e m a n d é , pour s o n frère, j e n e sais quelle a m b a s s a d e , Louis X I V lui dit : Savez-vous violemment bien, monsieur, que votre frère est soupçonné de jansénisme ? Sur quoi le courtisan s'étant écrié : Sire, quelle calomnie ! je puis a\oir Vhonneur d'assurer V. M. que mon frère est athée ; le roi a v a i t répliqué, a v e c u n e mine t o u t e rassérénée : — Ah ! c'est autre chose. On rit, mais Louis X I V a v a i t raison. C'était autre chose ; en effet, l'athée d e v a i t être damné et le janséniste disgracié. U n roi n e juge point c o m m e un confesseur. La raison d ' E t a t , dans c e t t e circonstance, p o u v a i t être j u s t e m e n t consultée a v a n t t o u t . A l'égard des erreurs religieuses qui n'intéressaient q u e la conscience e t n e rendaient l ' h o m m e coupable que d e v a n t D i e u , Louis X I V disait volontiers : Deorum injuriœ diis curœ. J e n e m e s o u v i e n s pas du moins q u e l'Histoire l'ait surpris à vouloir anticiper à cet égard sur les arrêts de la J u s t i c e divine. Mais q u a n t à ces erreurs a c t i v e s qui bravaient son autorité, il ne leur pard o n n a i t pas : e t qui pourrait l'en blâmer ? On a fait a u reste b e a u c o u p trop de bruit pour c e t t e fameuse rersécution exercée contre les jansénistes dans l e s dernières années de Louis X I V , et qui se réduisait a u fond à quelques e m p r i s o n n e m e n t s passagers, à quelques lettres d e cachet, très proba15 260 JOSEPH DE MAISTRE b l e m e n t agréables à des h o m m e s qui, n'étant rien dans l ' E t a t et n ' a y a n t rien à perdre, tiraient t o u t e leur existence de l'attention que le g o u v e r n e m e n t voulait bien leur accorder en les e n v o y a n t déraisonner ailleurs. On a poussé les h a u t s cris au sujet de c e t t e charrue passée sur le sol de P o r t - R o y a l . Pour moi, je n'y vois rien d'atroce. T o u t c h â t i m e n t qui n'exige pas la présence du patient est tolérable. J'avais, d'ailleurs, conçu de m o i - m ê m e d'assez violents doutes sur u n e solennité qui me semblait assez peu française, lorsque, dans u n p a m p h l e t janséniste n o u v e l l e m e n t publié, j'ai lu « que Louis X I V avait fait passer en quelque manière la charrue sur le terrain de P o r t - R o y a l . » Ceci atténuerait n o t a b l e m e n t Y épouvantable sévérité du roi de France, car ce n'est pas t o u t à fait la m ê m e chose, par e x e m p l e , qu'une t ê t e coupée en quelque manière ou réellement coupée ; mais je m e t s t o u t au pire, et j ' a d m e t s la charrue à la manière ordinaire. Louis X I V , en faisant croître du blé sur un terrain qui ne produisait plus que de m a u v a i s livres, aurait fait toujours u n acte de sage agriculteur et de bon père de famille. C'est encore une observation bien i m p o r t a n t e que le f a m e u x usurpateur, qui a fait de nos jours t a n t de mal au m o n d e , guidé par ce seul instinct qui m e u t les h o m m e s extraordinaires, ne pouvait pas souffrir le jansénisme, et que, parmi les termes insultants qu'il distribuait autour de lui assez libéralement, le titre de janséniste t e n a i t à son sens la première place. Ni le roi, ni l'usurpateur ne se trompaient sur ce point : tous les deux, quoique si différents, étaient conduits par le m ê m e esprit ; ils sentaient leur ennemi, et le dénonçaient, par fine antipathie s p o n t a n é e , à t o u t e s les autorités DE L'ÉGLISE GALLICANE 261 de l'univers. Quoique dans la R é v o l u t i o n française la secte janséniste semble n'avoir servi qu'en second, c o m m e le v a l e t de l'exécuteur, elle est peut-être, dans le principe, plus coupable que les ignobles ouvriers qui achevèrent l'œuvre, car ce fut le jansénisme qui porta les premiers coups à la pierre angulaire de l'édifice, par ses criminelles i n n o v a t i o n s . E t dans ces sortes de cas où l'erreur doit avoir de si fatales conséquences, celui qui argumente est plus coupable que celui qui assassine. J e n'aime pas nommer, surtout lorsque les plus déplorables égarements se t r o u v e n t réunis à des qualités qui ont leur prix. Mais qu'on relise les discours prononcés dans la séance de la Convention nationale, où l'on discuta la question de savoir si le roi pouvait être jugé, séance qui fut, pour le royal martyr, l'escalier de l'échafaud : on y verra de quelle manière le jansénisme opina. Quelques jours après s e u l e m e n t (le 13 février 1793, vers les onze heures du matin), je l'entendis, dans la chaire d'une cathédrale étrangère, expliquer à ses auditeurs, qu'il appelait citoyens, les bases de la nouvelle organisation ecclésiastique. « Vous êtes alarmés, leur disait-il, de voir les élections données au peuple, mais songez donc que t o u t à l'heure elles appartenaient au roi qui ri était, après tout, qu'un commis de la nation, dont nous sommes heureusement débarrassés. >* R i e n ne peut attendrir ni convertir cette secte, mais c'est ici surtout où il est bon de la comparer à ses nobles adversaires. Ils a v a i e n t sans d o u t e b e a u c o u p à se plaindre d'un gouvernem e n t qui, dans sa triste décrépitude, les avait traités a v e c t a n t d'inhumanité et d'ingratitude ; cependant, rien ne peut ébranler leur foi ni leur zèle, et les restes déplorables de cet ordre célèbre, ranimant dans le m o m e n t le plus terrible leurs 262 JOSEPH D E MAISTRE forces épuisées, purent encore fournir v i n g t - d e u x v i c t i m e s au massacre des Carmes. Ce contraste n'a pas besoin de commentaire. Que les souverains de la France se rappellent les dernières paroles de Fénelon : qu'ils veillent a t t e n t i v e m e n t sur le jansénisme ! T a n t que la serpe royale n'aura pas a t t e i n t la racine de c e t t e plante vénéneuse, elle ne cessera de tracer dans le sein d'une terre qu'elle aime, pour jeter ensuite plus loin ses d a n g e r e u x rejetons. La protéger, l'épargner m ê m e , serait une faute énorme. Cette faction dangereuse n'a rien oublié depuis sa naissance pour diminuer F autorité de toutes les puissances ecclésiastiques et séculières qui ne lui étaient pas favorables. Tout Français, ami des jansénistes, est un sot ou un janséniste. Quand je pourrais pardonner à la secte ses d o g m e s atroces, son caractère odieux, sa filiation et sa paternité également déshonorantes, ses menées, ses intrigues, ses projets et son insolente obstination, jamais je ne lui pardonnerais son dernier crime, celui d'avoir fait connaître le remords au cœur céleste du ROI MARTYR. Qu'elle soit à jamais m a u d i t e , l'indigne faction qui vint, profitant sans pudeur, sans délicatesse, sans respect, des malheurs de la souveraineté esclave et profanée, saisir b r u t a l e m e n t une main sacrée et la forcer de signer ce qu'elle abhorrait. Si c e t t e main, prête à s'enfermer dans la t o m b e , a cru devoir tracer le t é m o i g n a g e solennel d'un PROFOND REPENTIR, que c e t t e confession sublime, consignée dans l'immortel t e s t a m e n t , r e t o m b e c o m m e un poids accablant, c o m m e un a n a t h è m e éternel sur ce coupable parti qui la rendit nécessaire a u x y e u x de l'innocence auguste, inexorable pour elle seule au milieu des respects de l'univers. D E L'ÉGLISE GALLICANE 263 Une autre cause, plus importante encore, de l'esprit d'opposition au Saint-Siège en France est le système gallican, qui a trouvé son expression dans la Déclaration de 1682. Les extraits qui suivent donneront une idée de l'argumentation du livre second où de Maistre étudie le gallicanisme. Louis XIV et la Papauté Dieu seul est grand, mes frères, disait Massillon en c o m m e n ç a n t l'oraison funèbre de Louis X I V ; et c'est a v e c grande raison qu'il débutait par c e t t e m a x i m e , en l o u a n t u n prince qui semblait quelquefois l'avoir oubliée. A s s u r é m e n t ce prince possédait des qualités éminentes, et c'est bien mal à propos que dans le dernier siècle o n a v a i t formé u n e espèce de conjuration pour le rabaisser ; mais, sans déroger à la justice qui lui est due, la vérité exige cependant qu'en lisant son histoire, o n remarque franchement et sans a m e r t u m e ces époques d'enivrement où t o u t d e v a i t plier d e v a n t son impérieuse v o l o n t é . Si l'on songe a u x succès éblouissants d'une très longue partie de son règne, à c e t t e constellation de t a l e n t s qui brillaient autour de lui, et ne réunissaient leur influence que pour le faire valoir ; à l'habitude d u c o m m a n d e m e n t le plus a b s o l u ; à l'enthousiasme de l'obéissance qui d e v i n a i t ses ordres au lieu de les attendre ; à la flatterie qui l'environnait c o m m e u n e sorte d'atmosphère, c o m m e l'air qu'il respirait, et qui finit enfin par devenir u n culte, une véritable adoration, on ne s'étonnera plus que d'une c h o s e : c'est qu'au milieu de t o u t e s les séductions imaginables, il ait pu conserver le b o n sens qui le distinguait, e t que de t e m p s en t e m p s encore il ait p u se douter qu'il était u n h o m m e . 264 JOSEPH DE MAISTRE R e n d o n s gloire et rendons grâces à la monarchie chrétienne ; chez elle la v o l o n t é est toujours ou presque toujours droite ; c'est par le j u g e m e n t qu'elle appartient à l'humanité, et c'est d e la raison qu'elle doit se défier. Elle ne v e u t pas l'injustice, mais t a n t ô t elle se t r o m p e , et t a n t ô t o n la t r o m p e sur le juste et sur l'injuste : et, lorsque malheureusement la prérogative royale se t r o u v e mêlée, m ê m e en apparence, à quelque question de droit public ou privé, il est infiniment d a n g e r e u x que le juste, a u x y e u x du souverain, n e soit t o u t ce qui favorise c e t t e prérogative. Si quelque monarque se t r o u v a j a m a i s e x p o s é à c e t t e espèce de séduction, ce fut sans d o u t e Louis X I V . On l'a n o m m é le plus catholique des rois, et rien n'est plus vrai si l'on n e considère que les i n t e n t i o n s du prince. Mais si, dans quelque circonstance, le P a p e se croyait obligé d e contredire la moindre des v o l o n t é s royales, t o u t de suite la prérogative s'interposait entre le prince et la vérité, et celle-ci courait grand risque. Sous le m a s q u e allégorique de la gloire, on c h a n t a i t d e v a n t lui, sur la scène : Tout doit céder dans l'univers A l'auguste héros que j'aime. La loi ne souffrant pas d'exception, le P a p e s'y t r o u v a i t compris c o m m e le prince d'Orange. J a m a i s roi de France n e fut aussi sincèrement a t t a c h é à la foi d e ses pères, rien n'est plus certain ; mais ce qui ne l'est p a s m o i n s , c'est q u e jamais roi de France, depuis Philippe-Ie-Bel, n'a d o n n é a u Saint-Siège plus de chagrin q u e Louis X I V . Imagine-t-on rien d'aussi dur, d'aussi p e u g é n é r e u x que la conduite de ce grand prince d a n s l'affaire DE L'ÉGLISE GALLICANE 265 des franchises ? Il n'y avait qu'un cri en Europe sur ce malheureux droit d'asile accordé à R o m e a u x hôtels des ambassadeurs. C'était, il faut l'avouer, un singulier titre pour les souverains catholiques, que celui de protecteurs des assassins. Le Pape, enfin, avait fait agréer à tous les autres princes l'abolition de cet étrange privilège. Louis X I V seul demeura sourd au cri de la raison et de la justice. Dès qu'il s'agissait de céder, il fallait, pour l'y contraindre, une bataille de H o c h s t e d t que le P a p e ne p o u v a i t livrer. On sait avec quelle hauteur c e t t e affaire fut conduite, et quelle recherche de cruauté humiliante on mit dans t o u t e s les satisfactions qu'on exigea du Pape. Voltaire convient que le duc de Créqui avait révolté les Romains par sa hauteur ; que ses laquais s'étaient avisés de charger la garde du Pape Vépée à la main ; que le parlement de Provence enfin avait fait citer le Pape, et saisir le comtat d'Avignon. Il serait impossible d'imaginer un abus plus révoltant du pouvoir, une violation plus scandaleuse des droits les plus sacrés de la souveraineté. E t que dirons-nous surtout d'un tribunal civil qui, pour faire sa cour au prince, cite un souverain étranger, chef de l'Eglise catholique, et séquestre une de ses provinces ? J e ne crois pas que, dans les i m m e n s e s annales de la servitude et de la déraison, on t r o u v e rien d'aussi m o n s t r u e u x . Mais tels étaient trop s o u v e n t les Parlements de France ; ils ne résistaient guère à la t e n t a t i o n de se mettre à la suite des passions souveraines, pour renforcer la prérogative parlementaire. 266 JOSEPH DE MAISTRE L ' A s s e m b l é e d e 1682 Pour venger enfin sur le Pape, s u i v a n t la règle, les injures qu'on lui avait faites, les grands facteurs des m a x i m e s anti-pontificales, ministres et magistrats, imaginèrent d'indiquer une assemblée du clergé, où l'on poserait des bornes fixes 'à la puissance du Pape, après u n e mûre discussion de ses droits. J a m a i s peut-être on ne c o m m i t d'imprudence plus fatale ; jamais la passion n'aveugla d a v a n t a g e des h o m m e s d'ailleurs très éclairés. Il y a daifs tous les g o u v e r n e m e n t s des choses qui doivent être laissées dans une salutaire obscurité, qui sont suffisamment claires pour le bon sens, mais qui cessent de l'être du m o m e n t où la science entreprend de les éclaircir d a v a n t a g e et de les circonscrire a v e c précision par le raisonnement et surtout par l'écriture. Personne ne disputait dans ce m o m e n t sur l'infaillibilité du P a p e ; du moins c'était une question a b a n d o n n é e à l'école, et l'on a pu voir, par t o u t ce qui a été dit dans l'ouvrage précédemment cité, que cette doctrine était assez mal comprise. On peut m ê m e remarquer qu'elle était a b s o l u m e n t étrangère à celle de la régale, qui n'intéressait que la h a u t e discipline. La c o n v o c a t i o n n'avait donc pas d'autre but que celui de mortifier le Pape. Colbert fut le premier moteur de cette malheureuse résolution. Ce fut lui qui détermina Louis X I V . Il fut le véritable auteur des quatre propositions, et les courtisans en camail qui les écrivirent ne furent au fond que ses secrétaires. U n m o u v e m e n t extraordinaire d'opposition se DE L'ÉGLISE GALLICANE 267 manifesta parmi les é v ê q u e s d é p u t é s à l'assemblée, t o u s choisis, c o m m e o n le sent assez, de la m a i n m ê m e du ministre. Les notes de Fleury nous apprennent que les prélats qui a v a i e n t le plus influé dans la convocation de l'assemblée, et dans la détermination qu'on prit d'y traiter de l'autorité du Saint-Siège, avaient dessein de mortifier le Pape et de satisfaire leur propre ressentiment. B o s s u e t v o y a i t de m ê m e , dans le clergé, des évêques s'abandonner inconsidérément à des opinions qui p o u v a i e n t les conduire bien au-delà du b u t o ù ils se proposaient e u x - m ê m e s de s'arrêter. Il ne dissimulait pas que, parmi ce grand nombre d'évêques, il en était quelques-uns que des ressentiments personnels avaient aigris cour de Rome. contre la Il e x p o s a i t ses terreurs secrètes au célèbre abbé de R a n c é : « Vous savez, lui disait-il, ce que c'est que les assemblées, et quel esprit y d o m i n e ordinairement. J e vois certaines dispositions qui me font un peu espérer de celle-ci ; mais je n'ose m e fier à m e s espérances, et en v é r i t é elles ne sont p a s sans b e a u c o u p de craintes. » D a n s u n tribunal civil, et pour le moindre intérêt pécuniaire, de pareils juges eussent été récusés ; mais dans l'assemblée de 1682, o ù il s'agissait cependant de choses assez sérieuses, on n'y regarda pas de si près. Enfin les d é p u t é s s'assemblèrent, et le roi leur ordonna de traiter la question de Vautorité du Pape. Contre c e t t e décision, il n'y a v a i t rien à dire, et ce qui est bien remarquable, c'est que, dans cette circonstance c o m m e dans celle de la régale, o n ne voit pas la moindre opposition et pas m ê m e l'idée de la plus respectueuse remontrance. 268 JOSEPH DE MAISTRE T o u s ces é v ê q u e s d e m e u r e n t p u r e m e n t passifs ; et B o s s u e t m ê m e , qui ne v o u l a i t pas, a v e c très grande raison, qu'on traitât la question de l'autorité du Pape, n'imagina pas s e u l e m e n t de contredire les ministres d'aucune manière visible, du moins pour l'œil de la postérité. Si le roi avait voulu, il n'avait qu'à dire un mot, il était maître de Vassemblée. C'est Voltaire qui l'a dit : faut-il l'en croire ? Il est certain q u e dans le t e m p s on craignit un schisme ; il est certain encore qu'un écrit contemporain, publié sous le titre f a u x de Testament politique de Colbert, alla jusqu'à dire q u ' a b c une telle assemblée le roi eût pu substituer VAlcoran à VEvangile. Cependant, au lieu de prendre ces exagérations à la lettre, j'aime m i e u x m'en tenir à la déclaration de l'arc h e v ê q u e de R e i m s , d o n t l'inimitable franchise m'a singulièrement frappé. D a n s s o n rapport à l'assemblée de 1682, il lui disait, en se- servant des propres paroles d ' Y v e s de Chartres : « D e s h o m m e s plus c o u r a g e u x parleraient peut-être a v e c plus de courage ; de plus gens de bien pourraient dire de meilleures choses : pour nous, qui sommes médiocres en tout, n o u s e x p o s o n s notre s e n t i m e n t , n o n pour servir de règle e n pareille occurrence, mais pour céder au temps, et pour éviter de plus grands m a u x d o n t l'Eglise est menacée, si o n n e p e u t les éviter a u t r e m e n t . » Bossuet et Fénelon « B o s s u e t , a dit l'auteur du T a b l e a u de la littérature française dans le X V I I I siècle, B o s s u e t e DE L'ÉGLISE GALLICANE 269 a v a i t fait retentir dans la chaire t o u t e s les m a x i m e s qui établissent le pouvoir absolu des rois et des ministres de la religion. Il a v a i t en mépris les opinions et les v o l o n t é s des h o m m e s , et il a v a i t v o u l u les s o u m e t t r e entièrement au joug. » On pourra trouver peut-être t r o p de couleur moderne dans ce morceau ; mais, en la faisant disparaître, il restera une grande vérité : c'est que jamais Vautorité n'eut de plus grand ni surtout de plus intègre défenseur que Bossuet. La cour était pour lui un véritable sanctuaire où il ne v o y a i t que la puissance divine dans la personne du roi. La gloire de Louis X I V et son absolue autorité ravissaient le prélat, c o m m e si elles lui a v a i e n t appartenu en propre. Quand il loue le monarque, il laisse bien loin derrière lui t o u s les adorateurs d e ce prince, qui n e lui demandaient que la faveur. Celui qui le trouverait flatteur montrerait bien p e u de discernement. B o s s u e t ne loue que parce qu'il admire, et sa l o u a n g e est toujours parfaitement sincère. Elle part d'une certaine foi monarchique qu'on sent m i e u x qu'on n e peut la définir ; et son a d m i r a t i o n est c o m m u nicative, car il n'y a rien qui persuade c o m m e la persuasion. Il faut ajouter que la soumission de Bossuet n'a rien d'avilissant, parce qu'elle est purement chrétienne ; et, c o m m e l'obéissance qu'il prêche a u p e u p l e est u n e obéissance d'amour qui ne rabaise point l ' h o m m e , la liberté qu'il employait à l'égard du souverain était aussi u n e liberté chrétienne qui ne déplaisait point. Il fut le seul h o m m e de son siècle (avec Montausier peut-être) qui e û t droit de dire la v é r i t é à L o u i s X I V sans le choquer. Lorsqu'il lui disait e n chaire : // n'y a plus pour vous qu'un seul ennemi à redouter, vous-même, Sire, vous-même, e t c . , ce prince l'en- 270 J O S E P H DE MAISTRE t e n d a i t c o m m e il aurait e n t e n d u D a v i d disant dans les p s a u m e s : Ne vous fiez pas aux princes, auprès desquels il n'y a point de salut. L ' h o m m e n'était pour rien dans la liberté exercée par B o s s u e t ; or, c'est l ' h o m m e seul qui c h o q u e l ' h o m m e : le grand p o i n t est de savoir l'anéantir. Boileau disait à l'un des plus habiles courtisans de son siècle : Esprit né pour la cour et maître en l'art de plaire, Qui sais également et parler et te taire... Ce m ê m e éloge appartient é m i n e m m e n t à Bossuet. N u l h o m m e n e fut j a m a i s plus maître de l u i - m ê m e , et ne sut m i e u x dire ce qu'il fallait, c o m m e il fallait et q u a n d il fallait. Etait-il appelé à désapprouver u n scandale public, il n e m a n q u a i t point à son devoir ; m a i s quand il a v a i t dit : Il ne vous est pas permis de V avoir, il s a v a i t s'arrêter, et n'avait plus rien à démêler a v e c l'autorité. S'il y a quelque chose de p i q u a n t pour l'œil d'un observateur, c'est de placer à c ô t é d e ce caractère celui de F é n e l o n l e v a n t la t ê t e a u milieu des favoris ; à l'aise à la cour o ù il se croyait chez lui, et fort étranger à t o u t e s sortes d'illusions ; sujet soumis et p r o f o n d é m e n t d é v o u é , mais qui a v a i t besoin d'une force, d'un a s c e n d a n t , d'une indépendance extraordinaire pour opérer le miracle dont il était chargé. T r o u v e - t - o n dans l'histoire l'exemple d'un autre t h a u m a t u r g e qui ait fait d'un prince un autre prince, en forçant la plus terrible nature à reculer ? J e n e le crois pas. 1 Voltaire a dit : L'aigle de Meaux, le cygne de Cambrai. On p e u t douter que l'expression soit j u s t e à l'égard du second, qui a v a i t peut-être dans DE L'ÉGLISE 271 GALLICANE l'esprit moins de flexibilité, moins de condescendance, et plus de sévérité que l'autre. Les circonstances mirent ces d e u x grands personnages en regard, et par malheur ensuite en opposition. Honneur éternel de leur siècle et du sacerdoce français, l'imagination ne les sépare plus, et il est d e v e n u impossible de penser à eux sans les comparer. C'est le privilège des grands siècles de léguer leurs passions à la postérité, et de donner à leurs grands h o m m e s je ne sais quelle seconde v i e qui nous fait illusion et nous les rend présents. Qui n'a pas e n t e n d u des disputes pour et contre M de Maintenon, s o u t e n u e s a v e c une chaleur véritab l e m e n t contemporaine ? B o s s u e t et Fénelon présentent le m ê m e p h é n o m è n e . Après un siècle, ils ont des amis et des ennemis dans t o u t e la force des termes, et leur influence se fait sentir encore de la manière la plus marquée. Fénelon v o y a i t ce que personne ne pouvait s'empêcher de voir : des peuples h a l e t a n t s sous le poids des i m p ô t s , des guerres interminables, l'ivresse de l'orgueil, le délire du pouvoir, les lois fondamentales de la monarchie mises sous les pieds d^ la licence presque couronnée ; la race de Faîtière Vasthi, menée en triomphe au milieu d'un peuple ébahi, b a t t a n t des mains pour le sang de ses maîtres, ignorant sa langue au point de ne pas savoir ce que c'est que le sang ; et cette race enfin présentée à l'aréopage effaré qui la déclarait légitime, en frissonnant à l'aspect d'une apparition militaire. Alors le zèle qui dévorait le grand archevêque savait à peine se contenir. Mourant de douleur, ne v o y a n t plus de remède pour les contemporains, et courant au secours de la postérité, il ranimait m e 272 JOSEPH DB MAISTRE les m o r t s , il d e m a n d a i t à l'allégorie ses voiles, à la m y t h o l o g i e ses heureuses fictions ; il épuisait t o u s les artifices d u t a l e n t pour instruire la souveraineté future, sans blesser celle qu'il a i m a i t t e n d r e m e n t en pleurant sur elle. Quelquefois aussi il p u t dire c o m m e l'ami de J o b : Je suis plein de discours : il faut que je parle et que je respire un moment. Semblable à la v a p e u r brûlante emprisonnée d a n s l'airain, la colère de la v e r t u , bouill o n n a n t dans ce cœur virginal, cherchait, pour se soulager, u n e issue dans l'oreille de l'amitié. C'est là qu'il déposait ce l a m e n t a b l e secret : Il ri a pas la moindre idée de ses devoirs ; et s'il y a quelque chose d e certain, c'est qu'il ne p o u v a i t adresser ce m o t qu'à celle qui le croyait parfaitement vrai. R i e n n'empêchait d o n c Fénelon d'articuler u n de ces g é m i s s e m e n t s auprès de c e t t e f e m m e célèbre, qui depuis... ; mais alors elle était son amie. Cependant qu'est-il arrivé ? Ce grand et aimable génie paie encore aujourd'hui les efforts qu'il fit, il y a plus d'un siècle, pour le bonheur des rois, encore plus que pour celui des peuples. L'oreille superbe de l'autorité redoute encore la pénétrante douceur des vérités prononcées par c e t t e Minerve e n v o y é e sous la figure de Mentor ; et p e u s'en faut que, dans les cours, F é n e l o n ne passe pour u n républicain. C'est en v a i n qu'on pourrait s'en flatter : jamais on n'y saura distinguer la v o i x du respect qui g é m i t de celle de l'audace qui blasphème. B o s s u e t , a u contraire, parce qu'il fut plus maître de son zèle, et q u e surtout il ne lui permit jamais de se montrer au-dehors sous des formes humaines, inspire u n e confiance sans bornes. Il est d e v e n u l ' h o m m e des rois. La m a j e s t é se DE L'ÉGLISE GALLICANE 273 mire et s'admire dans l'impression qu'elle fait sur ce grand h o m m e ; et c e t t e faveur de B o s s u e t a rayonné sur les quatre articles qu'on s'est plu à regarder c o m m e son ouvrage, parce qu'il les peignit sur le papier ; et les quatre articles, à leur tour, que les f a c t i e u x présentent à l'autorité, grossièrement t r o m p é e , c o m m e le palladium de la souveraineté, réfléchissent sur l'évêque de Meaux le faux éclat qu'ils e m p r u n t e n t d'une chimérique raison d ' É t a t . Qui sait si B o s s u e t et Fénelon n'eurent pas le malheur de se donner précisément les m ê m e s torts, l'un envers la puissance pontificale, l'autre envers la puissance temporelle ? C'est l'avis d'un h o m m e d'esprit dont j'estime également la personne et les opinions. Il pense m ê m e que dans les ouvrages de Fénelon et dans le ton familier qu'il prend en instruisant les rois, on trouve d'assez bonnes preuves que, dans une assemblée de politiques, il eût fait volontiers quatre articles sur la puissance temporelle. Sans le croire, j e le laisserais croire, e t peut-être sans réclamation, si j e n e v o y a i s p a s la d é m o n s tration d u contraire dans les papiers secrets de Fénelon, publiés parmi les pièces justificatives de son Histoire. On y v o i t que, d a n s les plans de réforme qu'il dessinait seul a v e c lui-même, t o u t était s t r i c t e m e n t conforme a u x lois d e la monarchie française, sans u n a t o m e d e fiel, sans l'ombre d'un désir n o u v e a u . Il ne d o n n e m ê m e dans a u c u n e théorie : sa raison e s t t o u t e pratique. Fénelon, il faut l'avouer, est l'idole des philos o p h e s : est-ce u n e accusation contre sa m é moire ? La réponse d é p e n d d e celle qu'on aura faite, il n'y a qu'un i n s t a n t , a u problème élevé sur l'amour des jansénistes pour Bossuet, et que 274 JOSEPH DE MAISTRE j'essayais de résoudre par la loi universelle des affinités. Fénelon, d'ailleurs, pourrait se défendre en disant : « J a m a i s je n'ai é t é aussi sévère envers m o n siècle, que Massillon lorsqu'il s'écriait en chaire et dans l'oraison funèbre de Louis X I V : O siècle si vanté, votre ignominie s'est donc augmentée avec votre gloire ! » Mais laissons Fénelon et ses torts, s'il en a eu, pour revenir à l'immense faveur de Bossuet, dont j'ai montré la source. Il ne faut pas douter un m o m e n t que son autorité, en qualité d ' h o m m e favorable et agréable à la puissance, n'ait c o m m e n c é la fortune des quatres articles. Les Parlem e n t s de France, et celui de Paris surtout, profit a n t des facilités que leur donnait un n o u v e a u siècle pervers et frivole, se permirent de changer en loi de l ' E t a t des propositions théologiques, c o n d a m n é e s par les Souverains Pontifes, par le clergé français contemporain, par u n grand roi d é t r o m p é , et surtout par la raison. Le Gouvernem e n t faible, corrompu, inappliqué, auquel o n ne montrait qu'une a u g m e n t a t i o n de pouvoir, s o u t i n t ou laissa faire des magistrats qui, dans le fond, ne travaillaient que pour e u x . Le clergé, affaibli par ces articles m ê m e s , jura d e les soutenir (c'està-dire de les croire), précisément parce qu'ils l'avaient privé de la force nécessaire pour résister. Je l'ai dit, et rien n'est plus vrai : dès qu'un h o m m e o u un corps distingué a prêté serment à l'erreur, le l e n d e m a i n il l'appelle vérité. Le clergé, par c e t t e funeste condescendance, se t r o u v a serf à l'égard de la p u i s s a n c e temporelle, en proportion précise de l'indépendance qu'il acquérait envers son supérieur légitime ; et au lieu de consentir à 275 DE L'ÉGLISE GALLICANE s'apercevoir de cette humiliation, il l'appela LIBERTÉ. E t de ce faisceau d'erreurs, de sophismes, de f a u x aperçus, de lâchetés, de prétentions ridicules ou coupables, p u i s s a m m e n t serré par l'habitude et l'orgueil, il est résulté u n t o u t , u n ensemble formidable, u n préjugé national, i m m e n s e , composé de t o u s les préjugés réunis, si fort enfin, si c o m p a c t et si solide, que je ne voudrais pas répondre de le voir céder a u x a n a t h è m e s réunis de la logique et de la religion. Au Clergé de France Maistre termine son exposé du Gallicanisme par une éloquente adresse au Clergé de France que l'expérience de la Révolution a déjà éclairé sur les dangers d'une Église nationale. Le clergé de France qui a d o n n é au m o n d e , p e n d a n t la t e m p ê t e révolutionnaire, un spectacle si admirable, ne p e u t ajouter à sr gloire qu'en renonçant h a u t e m e n t à des erreurs fatales qui l'avaient placé si fort au-dessous de lui-même. Dispersé par une t o u r m e n t e affreuse sur t o u s les points du globe, partout il a conquis l'estime et s o u v e n t l'admiration des peuples. A u c u n e gloire ne lui a m a n q u é , p s mêm^ la p a l m e des martyrs. L'histoire de l'Eglise n'a rien d'aussi magnifique que le m a s s c r e des Carmes, et combien d'autres victimes se sont placées à côté de e l l e s de ce jour horriblement f a m e u x ! Supérieur a u x insultes, à la pauvreté, à l'exil, ? u x t o u r m e n t s et a u x échafauds, il courut le dernier danger, lorsque, sous la main du 276 JOSEPH DE MAÏSTRE plus habile persécuteur, il se vit exposé aux antichambres ; supplice à peu près semblable à celui dont les barbares proconsuls, du h ° u t d» leurs tribunaux, menaçaient quelquefois les vierges chrétiennes. — Mais alors Dieu nous apparut, et le s a u v a . Que manque-t-il à t a n t de gloire ? U n e victoire sur le préjugé. P e n d a n t l o n g t e m p s peut-être le clergé français sera privé de e t éclat extérieur qu'il tenait de quelques circonstances heureuses, et qui le trompaient sur lui-même. Aujourd'hui il ne peut maintenir son rang que par 1* pureté et par l'austérité des m a x i m e s . Tant que la grande pierre d'i\h">ppemei)t subsistera dans l'Eglise, il n'aura rien fait, et bientôt il sentira que h sève nourri ière n'arrive plus du tronc jusqu'à lui. Que si quelque autorité, aveugle héritière d'un a v e u g l e m e n t ancien, osait encore lui demander un serment à la fois ridicule *»t .oupabl^, qu'il réponde par les paroles qup lui dictait Bossuet v i v a n t : Non possumus ! non possumus ! E t le clergé peut être sûr qu'à l'aspect de son a t t i t u d e intrépide, personne n'osera le pousser » b o u t . Alors de n o u v e a u x r a y o n s environneront sa t ê t e , et le grand œ u v r e commencera par lui. Mais p e n d a n t que je trace ces lignes, u n e idée i m p o r t u n e m'assiège et me t o u r m e n t e . J e lis ces mots dans Y Histoire de Bossuet : L'assemblée de 1682 est F époque la plus mémorable de Fkistoire de F Eglise gallicane, c'est celle où elle a jeté le plus grand éclat ; les principes qu'elle a consacrés ont mis le sceau à cette longue suite de services que F Eglise de France a rendu à la France. E t cette m ê m e époque est à mes y e u x le grand a n a t h è m e qui pesait sur le sacerdoce français, l'acte le plus coupable après le schisme formel, 1 DE L'ÉGLISE GALLICANE 277 la source féconde des plus grands m a u x de l'Eglise, la cause de l'affaiblissement visible et graduel d e ce grand corps ; u n m é l a n g e fatal et unique peut-être d'orgueil et d'inconsidération, d'audace et dtt faiblesse ; enfin, l'exemple le plus funeste qui ait été d o n n é dans le m o n d e catholique a u x peuples et a*ix rois. O Dieu ! qu'est-ce q e Vhomme, et de quel côté se t r o u v e l ' a v e u g l e m e n t ? Où trouver plus de candeur, plus d'amour pour la vérité, plus d'instruction, plus d** talent, plus de traits saillants d u cachet a n t i q u e , q u e d a n s le prélat illustre que je viens de citer, à qui j'ai v o u é tant d e vénération, et d o n t l'estime m'est si eh*re ? E t moi, j'ai bien aussi peut-être quelques droits d'avoir u n avis sur c e t t e grande question. J e puis m e tromper sans d o u t e , nul h o m m e n'en est plus convaincu que moi ; mais il est vrai aussi que nul h o m m e n'a été mis par ce qu'on appelle le hasard dans des circonstances plus heureuses, pour n'être pas t r o m p é . — C'est pourquoi je suis inexcusable, si je m e suis laissé prévenir... A h ! j e n e v e u x plus m'occuper de si tristes pensées. — J'aime m i e u x m'° dresser à v o u s , 83ge lecteur, qui m'avez suivi a t t e n t i v e m e n t jusqu'à cet endroit pénible de ma longue carrière ; v o u s v o y e z ^e qui peut arriver a u x h o m m e s les plus f^its pour s'entendre. Qu'un tel sp *ctacle n e v o u s soit pas inutile. Si l'ardente profession des m ê m e s principes, si des i n t e n t i o n s pures, u n travail obstiné, u n e longue expérience, l'amour des m ê m e s choses, le respect pour les m ê m e s personnes ; si t o u t ce qui p e u t enfin réunir les opinions ne p e u t les empêcher de s'écarter à l'infini, v o y e z a u moins dans c e t t e calamité la preuve 278 JOSEPH DE MAISTRE é v i d e n t e de la nécessité, c est-à-dire de Vexistence d'un pouvoir suprême, unique, indéfectible, établi par CELUI qui ne nous aurait rien appris s'il nous a v a i t laissé le doute ; établi, dis-je, pour c o m m a n der a u x esprits dans t o u t ce qui a rapport à sa loi, pour les tenir i n v a r i a b l e m e n t unis sur la m ê m e ligne, pour épargner enfin a u x enfants de la vérité, l'infortune et la h o n t e de diverger c o m m e l'errei-r. Les soirées de Saint-Pétersbourg (1821, posthume) Nous donnons, d'abord, le préambule fameux des Soirées de Saint-Pétersbourg, dû comme on sait à la plume de Xavier, frère de Joseph de Maistre ; puis, le début des entretiens et l'exposition de leur sujet : la Providence et le problème du mal. Un soir d'été sur la Neva A u mois d e juillet 1?09, à la fin d'une journée des plus chaudes, je remontais la Neva dans une chaloupe, a v e c le conseiller privé de T***, m e m b r e du sénat de St-Pétersbourg, et le chevalier de B * * * , jeune f r a n ç a i s que les orages de 1° révolution de son p a y s et u n e foule d ' é v é n e m e n t s bizarres a v a i e n t poussé dans cette capitale. L'estime réciproque, la conformité de goûts, et quelques relations précieuses de services et d'hospitalité a v a i e n t formé entre nous une liaison i n t i m e . L'un et l'autre .m'accompagnaient ce jour-là jusqu'à la maison de c a m p a g n e o u je passais l'été. Quoique située dans l'enceinte de la ville, elle est c e p e n d a n t assez 280 JOSEPH DE MAISTRE éloignée du centre pour qu'il soit permis de 1'- ppeler campagne et m ê m e solitude, car il s'en faut de beaucoup que t o u t e c e t t e enceinte soit occupée p?r les b â t i m e n t s ; et quoique les vides qui se t r o u v e n t dans la partie habitée se remplissent à v u e d'œil, il n'est pas possible de prévoir si les habitations d o i v e n t un jour s'avancer j u s q u ' a u x limites tracées par le doigt hardi de Pierre I . Il était à peu près neuf heures du soir ; lt s o l û l se couchait par un t e m p s superbe ; le faible v e n t qui nous poussait expira dans la voile que nous vîmes badiner. B i e n t ô t le pavillon qui annonce du haut du palais impérial la présence du s o u v e rain, t o m b a n t i m m o b i l e le bmg du m â t qui le supporte, proclama le silence des airs. Nos m a t e lots prirent la rame ; nous leur ordonnâmes de nous conduire l e n t e m e n t . Rien n'est plus rare, mais rien n'est plus enchanteur qu'une belle nuit d'été à St-Pétersbourg, soit que la longueur de l'hiver et la r;-reté de ces nuits leur donnent, en les rendant plus désirables, un charme particulier ; soit que réellement, c o m m e je le crois, elles soient plus douces et plus calmes que dans les plus b e a u x :limats. Le soleil qui, dans les zones tempérées, se précipite à l'occident, et nv» laisse après lui qu'un crépuscule fugitif, rase ici l e n t e m e n t une terre dont il semble se détacher à regret. Son disque environné de vapeurs rougeâtres roule c o m m e un char enflammé sur les sombres forêts qui couronnent l'horizon, et ses rayons, réfléchis par le vitrage des palais, donnent au spectateur l'idée d'un v a s t e incendie. Les grands fleuves ont ordinairement un lit profond et des bords escarpés qui leur donnent un aspect sauvage. La N e v a coule à pleins bords e r LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 281 au sein d'une cité magnifique : ses e a u x limpides t o u c h e n t le gazon des îles qu'elle embrasse, et dans t o u t e l'étendue de la ville elle est contenue par d e u x quais de granit, alignés à perte de vue, espèce de magnificence répétée dans les trois grands c a n a u x qui parcourent la capitale, et dont il n'est pas possible de trouver ailleurs le modèle ni l'imitation. Mille chaloupes se croisent et sillonnent l'eau en t o u s sens : on v o i t de loin les v a i s s e a u x étrangers qui plient leurs voiles et j e t t e n t l'ancre. Ils a p p o r t e n t sous le pôle des fruits des zones brûlantes et t o u t e s les productions de l'univers. Les brillants oiseaux d'Amérique v o g u e n t sur la Neva a v e c des b o s q u e t s d'orangers : ils retrouvent en arrivant la noix du cocotier, l'ananas, 1Ô citron, et tous les fruits de leur terre natale. B i e n t ô t le Russe o p u l e n t s'empare des richesses qu'on lui présente, et j e t t e l'or, sans compter, à l'avide marchand. Nous rencontrions de t e m p s en t e m p s d'élégantes chaloupes dont on a v a i t retiré les rames, et qui se laissaient aller d o u c e m e n t au paisible courant de ces belles eaux. Les rameurs chantaient un air national, tandis que leurs maîtres jouissaient en silence de la b e a u t é du spectacle et du calme de la nuit. Près de nous une longue barque emportait rapid e m e n t une noce de riches négociants. U n baldaquin cramoisi, garni de franges d'or, couvrait le jeune couple et les parents. U n e musique russe, resserrée entre d e u x files de rameurs, e n v o y a i t au loin le son de ses b r u y a n t s cornets. Cette musique n'appartient qu'à la Russie, et c'est peut-être la seule chose particulière à un peuple qui ne soit pas ancienne. U n e foule d ' h o m m e s v i v a n t s ont 282 JOSEPH DE MAISTRE connu l'inventeur, dont le n o m réveille constamment dans sa patrie l'idée de l'antique hospitalité, du l u x e élégant et des nobles plaisirs. Singulière mélodie, e m b l è m e éclatant fait pour occuper l'esprit bien plus que l'oreille. Qu'importe à l'œuvre que les i n s t r u m e n t s sachent ce qu'ils font ? Vingt ou trente a u t o m a t e s agissant ensemble produisent une pensée étrange à chacun d'eux ; le m é c a n i s m e aveugle est dans l'individu : le calcul ingénieux, l'imposante harmonie, sont dans le t o u t . La s t a t u e équestre de Pierre I s'élève sur le bord de la N e v a , à l'une des extrémités de l'immence place d'Isaac. Son visage sévère regarde le fleuve et semble encore animer c e t t e navigation, créée par le génie du fondateur. Tout ce que l'oreille entend, tout ce que l'œil contemple sur ce superbe théâtre n'existe que par une pensée de la tête puissante qui fit sortir d'un marais t a n t de m o n u m e n t s p o m p e u x . Sur ces rives désolées, d'où la nature semble avoir exilé la vie, Pierre assit sa capitale et se créa des sujets. Son bras terrible est encore é t e n d u sur leur postérité qui se presse autour de l'auguste effigie : on regarde, et l'on ne sait si cette main de bronze protège ou m e n a c e . A mesure que notre chaloupe s'éloignait, le chant des bateliers et le bruit confus de la ville s'éteignaient insensiblement. Le soleil était descendu sous l'horizon ; des nuages brillants répandaient une clarté douce, un demi-jour doré qu'on ne saurait peindre, et que je n'ai jamais v u ailleurs. La lumière et les ténèbres semblaient se mêler et c o m m e s'entendre pour former le voile transparent qui couvre alors ces c a m p a g n e s . Si le ciel, dans sa b o n t é , me réservait un de ces m o m e n t s si rares dans la vie où le cœur est inondé e r LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 283 de joie par quelque bonheur extraordinaire et i n a t t e n d u ; si u n e f e m m e , des enfants, des frères séparés de moi depuis l o n g t e m p s , et sans espoir de réunion, d e v a i e n t t o u t à coup t o m b e r dans mes bras, je voudrais, oui, je voudrais que ce fût dans une de ces belles nuits, sur les rives de la Neva, en présence de ces Russes hospitaliers. Sans nous c o m m u n i q u e r nos sensations, nous jouissions avec délices de la b e a u t é du spectacle qui nous entourait, lorsque le chevalier de B * * * rompant b r u s q u e m e n t le silence, s'écria : « Je voudrais bien voir ici, sur c e t t e m ê m e barque où nous s o m m e s , un de ces h o m m e s pervers, nés pour le malheur de la société ; un de ces monstres qui fatiguent la terre... » « E t qu'en feriez-vous, s'il v o u s plaît (ce fut la question de ses d e u x amis parlant à la fois) ? — J e lui demanderais, reprit le chevalier, si cette nuit lui paraît aussi belle qu'à nous. » L'exclamation du chevalier nous a v a i t tirés de notre rêverie : b i e n t ô t son idée originale engagea entre nous la conversation suivante, dont nous étions fort éloignés de prévoir les suites intéressantes. LE COMTE Mon cher chevalier, les cœurs pervers n'ont jamais de belles nuits ni de b e a u x jours. Ils p e u v e n t s'amuser, ou plutôt s'étourdir, jamais ils n'ont de jouissances réelles. J e ne les crois point susceptibles d'éprouver les m ê m e s sensations que nous. A u demeurant, Dieu veuille les écarter de notre barque. 16 284 JOSEPH LE DE MAISTRE CHEVALIER V o u s croyez d o n c q u e les m é c h a n t s n e sont pas heureux ? J e voudrais le croire aussi ; cependant, j ' e n t e n d s dire c h a q u e jour q u e t o u t leur réussit. S'il en était ainsi réellement, je serais u n p e u fâché que la Providence eût réservé e n t i è r e m e n t pour un autre m o n d e la p u n i t i o n des m é c h a n t s et la récompense des j u s t e s : il m e semble qu'un petit à-compte de part et d'autre, dès cette vie m ê m e , n'aurait rien gâté. C'est ce qui m e ferait désirer au moins que les m é c h a n t s , c o m m e v o u s le croyez, ne fussent pas susceptibles de certaines sensations qui n o u s ravissent. J e v o u s a v o u e que je ne vois pas trop clair dans c e t t e question. Vous devriez bien me dire ce que v o u s en pensez, v o u s , messieurs, qui êtes si forts dans ce genre de philosophie. Pour moi qui, dans les camps nourri dès mon enfance, Laissai toujours aux cieux le soin de leur vengeance, je v o u s a v o u e que je ne me suis pas trop informé de quelle manière il plaît à Dieu d'exercer sa justice, quoique, à v o u s dire vrai, il me semble, en réfléchissant sur ce qui se passe dans le monde, que, s'il punit dès cette vie, au moins il ne se presse pas. LE COMTE Pour peu que v o u s en a y e z d'envie, nous pourrions fort bien consacrer la soirée à l ' e x a m e n de cette question, qui n'est pas difficile en elle-même, mais qui a été embrouillée par les s o p h i s m e s de l'orgueil et de sa fille aînée l'irréligion. J'ai grand regret à ces symposiaques, dont l'antiquité nous a LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 285 laissé quelques m o n u m e n t s précieux. Les d a m e s sont a i m a b l e s sans d o u t e ; il faut v i v r e a v e c elles, our n e pas devenir s a u v a g e s . Les sociétés n o m reuses o n t leur prix ; il faut m ê m e savoir s'y prêter de b o n n e g r â c e ; mais, quand on a satisfait à t o u s les devoirs i m p o s é s par l'usage, je trouve fort b o n que les h o m m e s s'assemblent quelquefois pour raisonner, m ê m e à table. J e ne sais pourquoi n o u s n'imitons plus les anciens sur ce point. Croyez-vous q u e l ' e x a m e n d'une question intéressante n'occupât pas le t e m p s d'un repas d'une manière plus utile et plus agréable m ê m e q u e les discours légers ou répréhensibles qui a n i m e n t les nôtres ? C'était, à ce qu'il m e semble, u n e assez belle idée q u e celle de faire asseoir B a c c h u s et Minerve à la m ê m e table, pour défendre à l'un d'être libertin et à l'autre d'être p é d a n t e . N o u s n'avons plus de B a c c h u s , et d'ailleurs notre petite êymposie le rejette e x p r e s s é m e n t ; mais nous a v o n s u n e Minerve bien meilleure que celle des anciens ; invitons-la à prendre le t h é a v e c nous : elle est affable e t n'aime pas le bruit ; j'espère qu'elle viendra. Î m V o u s v o y e z déjà c e t t e p e t i t e terrasse supportée par quatre colonnes chinoises au-dessus de l'entrée de m a maison : m o n cabinet de livres ouvre i m m é d i a t e m e n t sur c e t t e espèce de belvédère, que vous nommerez, si v o u s voulez, u n grand balcon ; c'est là qu'assis dans u n fauteuil antique, j ' a t t e n d s paisiblement le m o m e n t du sommeil. Frappé d e u x fois de la foudre, c o m m e vous savez, je n'ai plus de droit à ce qu'on appelle v u l g a i r e m e n t bonheur : j e v o u s a v o u e m ê m e q u ' a v a n t de m'être raffermi par de salutaires réflexions, il m'est arrivé trop s o u v e n t de m e d e m a n d e r à m o i - m ê m e : Que me reste-t-il ? Mais la conscience, à force de me 286 JOSEPH DE MAISTRE répondre MOI, m'a fait rougir de ma faiblesse, et depuis l o n g t e m p s je ne suis pas m ê m e t e n t é de me plaindre. C'est là surtout, c'est dans m o n observatoire que je t r o u v e des m o m e n t s délicieux. T a n t ô t je m'y livre à de sublimes méditations : l'état où elles me conduisent par degrés t i e n t du ravissement. T a n t ô t j ' é v o q u e , i n n o c e n t magicien, des ombres vénérables qui furent jadis pour moi des divinités terrestres, et que j ' i n v o q u e aujourd'hui c o m m e des génies tutélaires. S o u v e n t il me semble qu'elles me font signe ; mais lorsque je m'élance vers elles, de charmants souvenirs me rappellent ce que je possède encore, et la vie ire paraît aussi belle que si j'étais encore dans l'âge de l'espérance. Lorsque m o n cœur oppressé me d e m a n d e du repos, la lecture vient à m o n secours. Tous mes livres sont là sous ma main : il m'en faut peu, car je suis depuis l o n g t e m p s bien c o n v a i n c u de la parfaite inutilité d'une foule d'ouvrages qui jouissent encore d'une grande réputation... Les trois amis ayant débarqué et pris place autour de la table à thé, la conversation reprit son cours. Le bourreau Dieu ne peut pas suspendre les lois générales du monde en faveur des bons, pour faire tomber les maux sur les méchants seuls : le demander serait l'obliger à faire un miracle perpétuel. On peut affirmer cependant que le plus grand bonheur temporel va à la vertu. Car par la justice humaine Dieu punit le crime : c'est à ce propos que Maistre fait le portrait, si célèbre, et si discuté, du bourreau. De cette prérogative redoutable dont je vous parlais t o u t à l'heure résulte l'existence nécessaire LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 287 d'un h o m m e destiné à infliger a u x crimes les c h â t i m e n t s décernés par la justice h u m a i n e ; et cet h o m m e , en effet, se t r o u v e partout, sans qu'il y ait a u c u n m o y e n d'expliquer c o m m e n t , car la raison ne découvre dans la nature de l ' h o m m e a u c u n motif capable de déterminer le c h o i x de c e t t e profession. J e v o u s crois trop accout u m é s à réfléchir, messieurs, pour qu'il ne vous soit pas arrivé s o u v e n t de méditer sur le bourreau. Qu'est-ce donc que cet être inexplicable qui a préféré à t o u s les métiers agréables, lucratifs, honnêtes e t m ê m e honorables qui se présentent en foule à la force o u à la dextérité h u m a i n e , celui de tourmenter et de mettre à mort ses semblables ? Cette t ê t e , ce c œ u r sont-ils faits c o m m e les nôtres ? ne contiennent-ils rien de particulier et d'étranger à notre nature ? Pour moi, je n'en sais pas douter. Il est fait c o m m e nous extérieurement ; il naît c o m m e n o u s ; mais c'est un être extraordinaire, et, pour qu'il e x i s t e dans la famille humaine, il faut un décret particulier, u n F I A T de la puissance créatrice. Il est créé c o m m e u n m o n d e . V o y e z ce qu'il est dans l'opinion des h o m m e s , e t comprenez, si v o u s p o u v e z , c o m m e n t il p e u t ignorer c e t t e opinion o u l'affronter I A peine l'autorité a-t-elle désigné sa demeure, à peine a-t-il pris possession, que les autres habitations reculent jusqu'à ce qu'elles n e v o i e n t plus la sienne, C'est au milieu de c e t t e solitude et de c e t t e espèce de v i d e formé autour de lui qu'il v i t seul a v e c sa femelle et ses petits, qui lui font connaître la v o i x de l ' h o m m e : sans e u x il n'en connaîtrait que les g é m i s s e m e n t s . . . U n signal lugubre est donné ; un ministre abject de la justice v i e n t frapper à sa porte et l'avertir qu'on a besoin de lui : il part ; il arrive sur une place publique couverte d'une foule pressée 288 JOSEPH DE MAISTRE et palpitante. On lui j e t t e u n empoisonneur, u n parricide, un sacrilège : il le saisit, il l'étend, il le lie sur u n e croix horizontale, il l è v e le bras : alors il se fait u n silence horrible, et l'on n'entend plus que le cri des os qui éclatent sous la barre, et les hurlements de la v i c t i m e . Il la d é t a c h e ; il la porte sur u n e roue : les membres fracassés s'enlacent dans les r a y o n s ; la t ê t e p e n d ; les chev e u x se hérissent et la bouche, o u v e r t e c o m m e une fournaise, n'envoie plus par intervalles qu'un petit n o m b r e de paroles sanglantes qui appellent la mort. Il a fini : le c œ u r lui bat, mais c'est de joie ; il s'applaudit, il dit dans son c œ u r : Nul ne roue mieux que moi. Il descend : il t e n d sa m a i n souillée de sang, et la justice y j e t t e de loin quelques pièces d'or qu'il e m p o r t e à travers u n e double haie d ' h o m m e s écartés par l'horreur. Il se m e t à table, et il m a n g e ; a u lit ensuite, e t il dort. E t le lendemain, en s'éveillant, il songe à t o u t autre chose qu'à ce qu'il a fait la veille. E s t - c e un h o m m e ? Oui : D i e u le reçoit dans ses t e m p l e s et lui permet de prier. Il n'est pas criminel ; c e p e n d a n t aucune l a n g u e ne consent à dire, par exemple, qu'il est vertueux, qu'il est honnête homme, qu'il est estimable, etc. Nul éloge moral ne p e u t lui convenir, car t o u s s u p p o s e n t des rapports a v e c les h o m m e s , et il n'en a point. Et c e p e n d a n t t o u t e grandeur, t o u t e puissance, t o u t e subordination repose sur l'exécuteur : il est l'horreur e t le lien de l'association h u m a i n e . Otez d u m o n d e cet a g e n t incompréhensible ; dans l'instant m ê m e l'ordre fait place a u chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît. D i e u , qui est l'auteur de la souveraineté, l'est d o n c aussi d u c h â t i m e n t : il a j e t é notre terre sur ces d e u x LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 289 pôles, car Jêhovah est le maître des deux pôles, et sur eux il fait tourner le monde. Il y a donc dans le cercle t e m p o r e l u n e loi divine e t visible pour la p u n i t i o n du crime ; e t cette loi, aussi stable que la société qu'elle fait subsister, est e x é c u t é e invariablement depuis l'origine des choses : le m a l é t a n t sur la terre, il agit c o n s t a m m e n t ; et par u n e conséquence nécessaire, il doit être c o n s t a m m e n t réprimé par le c h â t i m e n t ; et, en effet, nous v o y o n s sur t o u t e la surface d u globe u n e action c o n s t a n t e de t o u s les g o u v e r n e m e n t s pour arrêter ou punir les a t t e n t a t s d u crime : le glaive de la justice n'a point de fourreau ; toujours il doit menacer o u frapper. Qu'est-ce donc qu'on v e u t dire lorsqu'on se plaint de Vimpunité du crime ? Pour qui sont le knout, les gibets, les roues et les bûchers ? Pour le crime a p p a r e m m e n t . Les erreurs des t r i b u n a u x sont des exceptions qui n'ébranlent p o i n t la règle : j'ai d'ailleurs plusieurs réflexions à v o u s proposer sur ce point. E n premier lieu, ces erreurs fatales sont bien m o i n s fréquentes qu'on n e l'imagine : l'opinion é t a n t , pour p e u qu'il soit permis de douter, toujours contraire à l'autorité, l'oreille du public accueille a v e c a v i d i t é les moindres bruits qui s u p p o s e n t u n meurtre judiciaire ; mille passions individuelles p e u v e n t se joindre à cette inclination générale ; mais, j ' e n a t t e s t e votre longue expérience, M. le sénateur, c'est une chose e x c e s s i v e m e n t rare qu'un tribunal homicide par passion ou par erreur. 290 JOSEPH DE MAISTRE Le péché originel et l'homme Dieu ne punit pas seulement le crime par la justice humaine, il punit encore le péché par les maladies. Elles sont des châtiments. Le péché originel se répète à chaque instant de la durée. L'homme se sent dégradé. L'essence de t o u t e intelligence est de connaître et d'aimer. Les limites de sa science sont celles de sa nature. L'être immortel n'apprend rien : il sait par essence t o u t ce qu'il doit savoir. D'un autre côté, nul être intelligent ne peut aimer le mal naturellement ou en vertu de son essence ; il faudrait pour cela que Dieu l'eût créé mauvais, ce qui est impossible. Si donc l ' h o m m e est sujet à l'ignorance et au mal, ce ne peut être qu'en v e r t u d'une dégradation accidentelle qui ne saurait être que la suite d'un crime. Ce besoin, cette faim de la science, qui agite l ' h o m m e , n'est que la t e n d a n c e naturelle de son être qui le porte vers son état primitif, et l'avertit de ce qu'il est. Il gravite, si je puis m'exprimer ainsi, vers les régions de la lumière. Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n'en v e u l e n t savoir plus que leurs devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu'ils occupent. Tous sont dégradés, mais ils l'ignorent ; l ' h o m m e seul en a le sentiment, et ce s e n t i m e n t est t o u t à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes et de son incroyable dégradation. D a n s l'état où il est réduit, il n'a pas m ê m e le triste bonheur de s'ignorer : il faut qu'il se c o n t e m p l e sans cesse, et il ne p e u t se contempler sans rougir ; sa grandeur m ê m e l'humilie, puisque ses lumières qui l'élèvent jusqu'à l'ange ne servent qu'à lui montrer dans lui des p e n c h a n t s a b o m i n a b l e s qui LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 291 le dégradent jusqu'à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a t o u t souillé, et Vhomme entier n'est qu'une maladie. A s s e m b l a g e inconcevable de d e u x puissances différentes et i n c o m p a tibles, centaure m o n s t r u e u x , il sent qu'il est le résultat de quelque forfait i n c o n n u , de quelque mélange d é t e s t a b l e qui a vicié l ' h o m m e jusque dans son essence la plus i n t i m e . T o u t e intelligence est par sa nature m ê m e le résultat, à la fois ternaire et unique, d'une perception qui appréhende, d'une raison qui affirme, e t d'une volonté qui agit. Les d e u x premières puissances ne sont qu'affaiblies dans l ' h o m m e ; mais la troisième est brisée, et, semblable au serpent du Tasse, elle se traîne après soi, t o u t e h o n t e u s e de sa douloureuse impuissance. C'est dans c e t t e troisième puissance que l ' h o m m e se sent blessé à mort. Il n e sait ce qu'il v e u t ; il v e u t ce qu'il n e v e u t pas ; il ne v e u t pas ce qu'il v e u t ; il voudrait vouloir. Il v o i t dans lui quelque chose qui n'est p a s lui et qui est plus fort que lui. Le sage résiste et s'écrie : Qui me délivrera ? L'insensé obéit, et il appelle sa lâcheté bonheur ; mais il n e p e u t se défaire de c e t t e autre v o l o n t é incorruptible dans son essence, quoiqu'elle ait perdu son empire ; et le remords, en lui perçant le cœur, n e cesse de lui crier : En faisant ce que tu ne veux pas, tu consens à la loi. Qui pourrait croire qu'un tel être ait pu sortir dans cet é t a t des m a i n s du Créateur ? Cette idée est si révoltante, q u e la philosophie seule, j ' e n t e n d s la philosophie païenne, a deviné le p é c h é originel. Le v i e u x T i m é e de Locres ne disait-il pas déjà, sûrement d'après son maître P y t h a g o r e , que nos vices viennent bien moins de nous-mêmes que de nos pères et des éléments qui 292 JOSEPH DE MAISTRE nous constituent ? P l a t o n ne dit-il pas de même qu'il faut s'en prendre au générateur plus qu'au généré ? E t dans un autre endroit n'a-t-il pas ajouté que le Seigneur, Dieu des dieux, voyant que les êtres soumis à la génération avaient perdu (ou détruit en eux) le don inestimable, avait déterminé de les soumettre à un traitement propre tout à la fois à les punir et à les régénérer. Cicéron ne s'éloignait pas du s e n t i m e n t de ces philosophes et de ces initiés qui a v a i e n t pensé que nous étions dans ce monde pour expier quelque crime commis dans un autre. Il a cité m ê m e et a d o p t é quelque part la comparaison d'Aristote, à qui la c o n t e m plation de la nature h u m a i n e rappelait l'épouv a n t a b l e supplice d'un malheureux lié à un cadavre et c o n d a m n é à pourrir a v e c lui. Ailleurs il dit e x p r e s s é m e n t que la nature nous a traités en marâtre plutôt qu'en mère ; et que l'esprit divin qui est en nous est comme étouffé par le penchant qu'elle nous a donné pour tous les vices ; et n'est-ce pas une chose singulière qu'Ovide ait parlé sur l ' h o m m e précisément dans les termes de saint Paul ? Le poète erotique a dit : Je vois le bien, je l'aime, et le mal me séduit; et l'Apôtre, si élégamm e n t traduit par R a c i n e , a dit : Je ne fais pas le bien que j'aime, Et je fais le mal que je hais. A u surplus, lorsque les philosophes q u e je viens de v o u s citer, nous assurent que les vices de la nature h u m a i n e appartiennent plus aux pères qu'aux enfants, il est clair qu'ils ne parlent d'aucune génération en particulier. Si la proposition demeure dans le v a g u e , elle n'a plus de sens ; de manière que la nature m ê m e des choses la rapporte LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 293 à une corruption d'origine, e t par conséquent universelle. P l a t o n nous dit qu'en se contemplant lui-même il ne sait s'il voit un monstre plus double, plus mauvais que Typhon, ou bien plutôt un être moral, doux et bienfaisant, qui participe de la nature divine. Il ajoute que l ' h o m m e , ainsi tiraillé en sens contraire, ne p e u t faire le bien et vivre heureux sans réduire en servitude cette puissance de l'âme où réside le mal, et sans remettre en liberté celle qui est le séjour et l'organe de la vertu. C'est précisément la doctrine chrétienne, et l'on ne saurait confesser plus clairement le péché originel. Qu'importent les m o t s P L ' h o m m e est m a u v a i s , horriblement m a u v a i s . Dieu l'a-t-il créé tel ? Non, sans doute, et Platon l u i - m ê m e se h â t e de répondre ue l'être bon ne veut ni ne fait de mal à personne. Î lous s o m m e s donc dégradés, et c o m m e n t ? Cette corruption que P l a t o n v o y a i t e n lui n'était pas a p p a r e m m e n t quelque chose d e particulier à sa personne, et s û r e m e n t il n e se croyait pas plus mauvais que ses semblables. Il disait d o n c essentiellement c o m m e D a v i d : Ma mère m'a conçu dans l'iniquité ; et si ces expressions s'étaient présentées à son esprit, il aurait p u les adopter sans difficulté. Or, t o u t e dégradation ne p o u v a n t être qu'une peine, et t o u t e peine s u p p o s a n t u n crime, la raison seule se t r o u v e conduite, c o m m e par force, au péché originel : car notre funeste inclination a u mal é t a n t u n e vérité de s e n t i m e n t et d'expérience proclamée par t o u s les siècles, et c e t t e inclination, toujours plus ou moins v i c t o rieuse de la conscience et des lois, n ' a y a n t jamais cessé de produire sur la terre des transgressions de t o u t e espèce, jamais l ' h o m m e n'a p u reconnaître et déplorer ce triste état sans confesser par là m ê m e le d o g m e l a m e n t a b l e d o n t je v o u s entre- 294 JOSEPH DE MAISTRE tiens ; car il ne peut être méchant sans être mauvais, ni m a u v a i s sans être dégradé, ni dégradé sans être puni, ni puni sans être coupable. Enfin, messieurs, il n'y a rien de si attesté, rien de si universellement cru sous une forme ou sous une autre, rien enfin de si intrinsèquement plausible que la théorie du péché originel. Laissez-moi v o u s dire encore ceci : Vous n'éprouverez, j'espère, nulle peine à concevoir qu'une intelligence originellement dégradée soit et demeure incapable (à moins d'une régénération substancielle) de cette c o n t e m p l a t i o n ineffable que nos v i e u x maîtres appelèrent fort à propos vision béatifique, puisqu'elle produit, et que m ê m e [elle est le bonheur éternel ; t o u t c o m m e vous concevrez qu'un œil matériel, substantiellement vicié, peut être incapable, dans cet état, de supporter la lumière du soleil. Or, cette incapacité de jouir du S O L E I L est, si je ne me trompe, l'unique suite du péché originel que nous soyons tenus de regarder c o m m e naturelle et indépendante de t o u t e transgression actuelle. La raison peut, ce me semble, s'élever jusque là ; et je crois qu'elle a droit de s'en applaudir sans cesser d'être docile. Le Sauvage Du péché originel vient la dégradation de l'homme. Car jadis il était plus instruit, plus savant qu'aujourd'hui. Qu'on n'objecte pas le sauvage. Il est une branche détachée de l'arbre social par quelque grand crime. Ici se place le portrait du sauvage qu'on a souvent cité. On ne saurait fixer un i n s t a n t ses regards sur le s a u v a g e sans lire l'anathème écrit, je ne dis LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 295 pas s e u l e m e n t dans son âme, mais j u s q u e sur la forme extérieure d e son corps. C'est u n enfant difforme, robuste et féroce, en qui la f l a m m e de l'intelligence ne j e t t e plus qu'une lueur pâle et i n t e r m i t t e n t e . U n e main redoutable, appesantie sur ces' races dévouées, efface en elles les d e u x caractères distinctifs de notre grandeur, la prév o y a n c e e t la perfectibilité. Le s a u v a g e coupe l'arbre pour cueillir le fruit ; il dételle le bœuf que les missionnaires v i e n n e n t de lui confier, e t le fait cuire a v e c le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles il nous c o n t e m p l e sans avoir rien v o u l u recevoir de nous, e x c e p t é la poudre pour tuer ses semblables, et Feau-de-vie pour se tuer lui-même ; encore n'a-t-il jamais i m a g i n é de fabriquer ces choses : il s'en repose sur notre avarice, qui ne lui manquera j a m a i s . Comme les substances les plus abjectes et les plus révoltantes sont c e p e n d a n t encore susceptibles d'une certaine dégênération, de m ê m e les vices naturels de l'hum a n i t é sont encore viciés dans le s a u v a g e . Il est voleur, il est cruel, il est dissolu, mais il l'est a u t r e m e n t que nous. Pour être criminels, nous s u r m o n t o n s notre nature : le s a u v a g e la suit, il a l'appétit du crime, il n'en a p o i n t les remords. P e n d a n t que le fils t u e son père pour le soustraire a u x ennuis de la vieillesse, sa f e m m e détruit dans son sein le fruit de ses brutales amours pour échapper a u x fatigues de l'allaitement. Il arrache la chevelure sanglante d e s o n e n n e m i v i v a n t ; il le déchire, il le rôtit, et le dévore e n c h a n t a n t ; s'il t o m b e sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu'à l'ivresse, jusqu'à la fièvre, jusqu'à la mort, égal e m e n t d é p o u r v u de la raison qui c o m m a n d e à l ' h o m m e par la crainte, et de l'instinct qui écarte Panimal par le dégoût. Il est v i s i b l e m e n t d é v o u é ; 296 JOSEPH DE MAISTRE il est frappé dans les dernières profondeurs de son essence morale ; il fait trembler l'observateur qui sait voir : mais v o u l o n s - n o u s trembler sur n o u s - m ê m e s et d'une manière très salutaire, songeons qu'avec notre intelligence, notre morale, nos sciences et nos arts, nous s o m m e s précisém e n t à l ' h o m m e primitif ce que le s a u v a g e est à nous. J e ne puis a b a n d o n n e r ce sujet sans v o u s suggérer encore u n e observation i m p o r t a n t e : le barbare, qui est u n e espèce de m o y e n n e proportionnelle entre l ' h o m m e civilisé et le s a u v a g e , a p u e t p e u t encore être civilisé par u n e religion quelconque, mais le s a u v a g e proprement dit ne l'a jamais é t é que par le christianisme. C'est u n prodige d u premier ordre, u n e espèce de r é d e m p tion, e x c l u s i v e m e n t réservée a u véritable sacerdoce. E h ! c o m m e n t le criminel c o n d a m n é à la mort civile pourrait-il rentrer dans ses droits sans lettres de grâce d u souverain ? et quelles lettres de ce genre ne sont pas contre-signées ? P l u s v o u s y réfléchirez, et plus v o u s serez c o n v a i n c u s qu'il n'y a pas m o y e n d'expliquer ce grand p h é n o m è n e des peuples sauvages, d o n t les véritables philosophes n e se sont p o i n t assez occupés. Langue française. — Langue universelle Il ne faut pas confondre le sauvage avec le barbare. Chez celui-ci la langue humaine qui s'était dégradée renaît et s'enrichit. La parole n'a pu être inventée : elle vient de l'éternité. Les langues ont commencé, mais non pas la parole. La question de l'origine de la parole est la même que celle de l'origine des idées. La communication des langues n'est pas un phénomène moins remarquable que le mélange des hommes sur la terre. Réfléchissons d'abord sur la langue universelle. J a m a i s ce titre n'a m i e u x c o n v e n u à la l a n g u e fran- LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 297 çaise ; et ce qu'il y a d'étrange, c'est que sa puissance semble a u g m e n t e r a v e c sa stérilité. Ses b e a u x jours sont passés : c e p e n d a n t t o u t le m o n d e l'entend, t o u t le m o n d e la parle, et je n e crois pas m ê m e qu'il y ait de ville en E u r o p e qui n e renferme quelques h o m m e s en é t a t d e l'écrire p u r e m e n t . La j u s t e et honorable confiance accordée en Angleterre a u clergé de France exilé, a permis à la langue française d'y jeter de profondes racines : c'est u n e seconde c o n q u ê t e peut-être, qui n'a point fait de bruit, car D i e u n'en fait point, mais qui peut avoir des suites plus heureuses que la première. Singulière destinée de ces d e u x grands peuples, qui n e p e u v e n t cesser de se chercher ni de se haïr ! D i e u les a placés en regard c o m m e d e u x a i m a n t s prodigieux qui s'attirent par un côté et se fuient par l'autre, car ils sont à la fois ennemis et parents. Cette m ê m e Angleterre a porté nos langues en Asie, elle a fait traduire N e w t o n dans la l a n g u e de Mahomet, et les jeunes Anglais s o u t i e n n e n t des t h è s e s à Calcutta, e n arabe, en persan e t e n bengali. D e son c ô t é , la France qui n e se d o u t a i t pas, il y a t r e n t e 5 n s , qu'il y e û t plus d'une l a n g u e v i v a n t e en Europe, les a t o u t e s apprises, t a n d i s qu'elle forçait les n a t i o n s d'apprendre la sienne. Ajoutez q u e les plus longs v o y a g e s o n t cessé d'effrayer 1 i m a g i n a t i o n ; que tous les grands navigateurs s o n t européens ; q u e l'Orient entier cède manifest e m e n t à l'ascendant européen ; q u e le Croissant, pressé sur ses d e u x points, à Constantinople et à Delhi, doit nécessairement éclater par le milieu ; que les é v é n e m e n t s o n t d o n n é à l'Angleterre quinze cents lieues de frontières avoc le Thibet et la Chine, et v o u s aurez u n e idée d e ce qui se prépare. L ' h o m m e , dans son ignorance, se t r o m p e 298 JOSEPH DE MAISTRE s o u v e n t sur les fins et sur les m o y e n s , sur ses forces et sur la résistance, sur les i n s t r u m e n t s et sur les obstacles. T a n t ô t il v e u t couper un chêne avec un canif, et t a n t ô t il lance une b o m b e pour briser u n roseau, mais la Providence ne t â t o n n e jamais, et ce n'est pas en vain qu'elle agite le m o n d e . Tout annonce que nous marchons vers une grande unité que nous d e v o n s saluer de loin, pour me servir d'une tournure religieuse. Nous s o m m e s douloureusement et bien j u s t e m e n t b r o y é s ; mais, si de misérables y e u x tels que les miens sont dignes d'entrevoir les secrets divins, nous ne s o m m e s broyés que pour être mêlés. LE SÉNATEUR. O mihi tam long se maneat pars ultima vîtes ! LE CHEVALIER. Vous permettez bien, j'espère, au soldat prendre la parole en français : de Courez, volez, heures trop lentes, Qui retardez cet heureux jour. Nul n*est innocent Le troisième entretien développe cette idée chère à Maistre : toute douleur est un supplice imposé par quelque crime actuel ou originel. Si Ton en était bien convaincu, on trouverait moins de difficulté à expliquer, avec les prétendus succès du coupable, le prétendu malheur de l'innocent. Celui-ci a toujours la paix du juste, celui-là, toujours les troubles du méchant. Y a-t-il, d'ailleurs, un homme vraiment juste et bon ? LE COMTE. J e ne sais pas trop ce que c'est que le sort, mais je v o u s a v o u e que, pour m o n c o m p t e , je LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 299 vois quelque chose encore d e bien plus déraisonnable que ce qui v o u s paraît à v o u s l'excès de la déraison : c'est l'inconcevable folie qui ose fonder des a r g u m e n t s contre la Providence, sur les malheurs de l'innocence qui n'existe pas. Où est donc l'innocence, je v o u s en prie ? Où est le juste ? est-il ici, a u t o u r de c e t t e t a b l e ? Grand Dieu, eh ! qui pourrait donc croire u n tel e x c è s de délire, si nous n'en étions pas les t é m o i n s à t o u s les m o m e n t s ? S o u v e n t je songe à cet endroit de la Bible o ù il est dit : « Je visiterai Jérusalem avec des lampes. » A y o n s n o u s - m ê m e s le courage de visiter nos c œ u r s avec des lampes, et nous n'oserons plus prononcer qu'en rougissant les m o t s de vertu, de justice et d'innocence. Commençons par e x a m i n e r le mal qui est en nous, et pâlissons en p l o n g e a n t u n regard c o u r a g e u x a u fond de cet abîme, car il est impossible de connaître le nombre de nos transgressions, et il ne l'est pas moins de savoir jusqu'à quel point tel ou tel a c t e coupable a blessé l'ordre général et contrarié les plans du Législateur éternel. Songeons ensuite à c e t t e é p o u v a n t a b l e c o m m u n i c a t i o n de crimes qui existe entre les h o m m e s , complicité, conseil, exemple, approbation, m o t s terribles qu'il faudrait méditer sans cesse ? Quel h o m m e sensé pourra songer sans frémir à l'action désordonnée qu'il a exercée sur ses semblables, et a u x suites possibles de c e t t e funeste influence ? R a r e m e n t l'homm e se rend coupable seul, rarement un crime n'en produit p a s un autre. Où sont les bornes de la responsabilité ? De là ce trait l u m i n e u x qui étincelle entre mille autres dans le livre des P s a u m e s : Quel homme peut connaître toute Vétendue de ses prévarications ? O Dieu, purifiez-moi de celles que j'ignore, et pardonnez-moi même celles d'autrui. 300 JOSEPH DE MAISTRE Après avoir ainsi m é d i t é sur nos crimes, il se présente à nous u n autre e x a m e n encore plus triste, peut-être, c'est celui de nos vertus : quelle effrayante recherche que celle qui aurait pour objet le petit nombre, la fausseté et l'inconstance de ces v e r t u s ! II faudrait a v a n t t o u t en sonder les bases : hélas ! elles sont bien p l u t ô t déterminées par le préjugé que par les considérations de l'ordre général fondé sur la v o l o n t é divine. U n e action nous révolte bien moins parce qu'elle est mauvaise, que parce qu'elle est honteuse. Que d e u x h o m m e s du peuple se b a t t e n t , armés chacun de son c o u t e a u , ce sont d e u x coquins : allongez seulement les armes et a t t a c h e z au crime une idée de noblesse et d'indépendance, ce sera l'action d'un g e n t i l h o m m e , et le souverain, v a i n c u par le préjugé, ne pourra s'empêcher d'honorer luimême le crime c o m m i s contre lui-même : c'est-àdire, la rébellion ajoutée au meurtre. L'épouse criminelle parle tranquillement de Vinfamie d'une infortunée que la misère conduisit à une faiblesse visible ; et, du haut d'un balcon doré, l'adroit dilapidateur du trésor public v o i t marcher au gibet le m a l h e u r e u x serviteur qui a v o l é un écu à son maître. Il y a un m o t bien profond dans un livre de pur a g r é m e n t : je l'ai lu, il y a quarante ans précis, et l'impression qu'il me fit alors ne s'est point effacée. C'est dans u n conte moral de Marmontel. U n p a y s a n , dont la fille a été déshonorée par un grand seigneur, dit à ce brillant corrupteur : Vous êtes bien heureux, monsieur, de ne pas aimer For autant que les femmes : vous auriez été un Cartouche. Que faisons-nous c o m m u n é m e n t p e n d a n t t o u t e notre vie ? Ce qui nous plaît. Si nous daignons nous abstenir de voler et LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 301 de tuer, c'est q u e n o u s n'en a v o n s nulle envie, car cela ne se fait pas : Sed si Candida vicini subrisit motte pueUa Cor tibi rite salit ? f Ce n'est p a s le crime q u e nous craignons, c'est te déshonneur, et, p o u r v u q u e l'opinion écarte la h o n t e , o u m ê m e y s u b s t i t u e la gloire, c o m m e elle en e s t bien la maîtresse, nous c o m m e t t o n s l e crime hardiment, e t l ' h o m m e ainsi disposé s'appelle sans façon juste, o u t o u t a u m o i n s honnête homme : e t qui sait s'il n e remercie p a s D i e u de n'être pas comme un de ceux-là ? C'est u n délire dont la moindre réflexion doit nous faire rougir. Ce f u t sans d o u t e a v e c u n e profonde sagesse q u e les R o m a i n s appelèrent d u m ê m e n o m la force et la vertu. Il n ' y a, e n effet, point de v e r t u proprem e n t dite sans victoire sur n o u s - m ê m e s , e t t o u t ce qui n e nous c o û t e rien ne v a u t rien. Otons de nos misérables v e r t u s ce q u e n o u s d e v o n s a u t e m p é r a m e n t , à l'honneur, à l'opinion, à l'orgueil, à l'impuissance e t a u x circonstances : q u e nous restera-t-il ? Hélas ! bien p e u de chose. J e ne crains p a s de v o u s l e confesser, j a m a i s j e ne m é d i t e cet é p o u v a n t a b l e sujet sans être t e n t é de m e jeter à terre c o m m e u n coupable qui d e m a n d e grâce, sans accepter d'avance t o u s les m a u x qui pourraient t o m b e r sur m a t ê t e , c o m m e u n e légère c o m p e n s a t i o n de la d e t t e i m m e n s e q u e j'ai contractée envers l'éternelle justice. Cependant v o u s n e sauriez croire c o m b i e n d e gens, dans m a v i e , m'ont dit q u e j'étais un fort honnête homme. LE CHEVALIER. J e p e n s e , j e v o u s l'assure, t o u t c o m m e ces 302 JOSEPH DE MAISTRÊ personnes-là, et me voici t o u t prêt à v o u s prêter de l'argent sans t é m o i n s et sans billet, sans examiner m ê m e si v o u s n'aurez point e n v i e de ne pas me le rendre. Mais, dites-moi, je v o u s prie, n'auriez-vous point blessé votre cause sans y songer, en nous m o n t r a n t ce voleur public, qui voit, d u h a u t d'un balcon doré, les apprêts d'un supplice bien plus fait pour lui que pour la malheureuse v i c t i m e qui v a périr ? Ne nous ramèneriez-vous point, sans v o u s en apercevoir, au triomphe du vice et aux malheurs de V innocence ? LE COMTE. N o n en vérité, m o n cher chevalier, je ne suis point en contradiction a v e c m o i - m ê m e : c'est v o u s , avec v o t r e permission, qui êtes distrait en nous parlant des malheurs de l'innocence. Il ne fallait parler que du triomphe du vice : car le d o m e s t i q u e qui est p e n d u pour avoir volé un écu à son maître n'est pas du t o u t innocent. Si la loi du p a y s prescrit la peine de mort pour t o u t vol d o m e s t i q u e , t o u t d o m e s t i q u e sait que, s'il vole son maître, il s'expose à la mort. Que si d'autres crimes beaucoup plus considérables ne sont ni connus ni punis, c'est une autre question : mais, q u a n t à lui, il n'a nul droit de se plaindre. Il est coupable s u i v a n t la loi ; il est jugé s u i v a n t la loi ; il est e n v o y é à la mort s u i v a n t la loi, on ne lui fait aucun tort. E t quant a u voleur public, d o n t nous parlions t o u t à l'heure, v o u s n'avez pas bien saisi ma pensée. Je n'ai point dit qu'il fût heureux ; je n'ai point dit que ses malversations ne seront jamais ni connues ni châtiées ; j'ai dit seulement que le coupable a eu l'art, jusqu'à ce moment. LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 303 d e cacher ses crimes, et qu'il passe pour ce qu'on appelle un honnête homme. II ne l'est pas c e p e n d a n t à b e a u c o u p près pour l'œil qui v o i t t o u t . Si donc la g o u t t e , o u la pierre, ou quelque autre supplém e n t terrible de la justice h u m a i n e , v i e n n e n t lui faire payer le balcon doré, v o y e z - v o u s là quelque injustice ? Or, la supposition que je fais dans ce m o m e n t se réalise à c h a q u e i n s t a n t sur t o u s les points du globe. S'il y a des vérités certaines pour n o u s , c'est que l ' h o m m e n'a a u c u n m o y e n d e juger les cœurs ; q u e la conscience d o n t nous s o m m e s portés à juger le plus favorablement, p e u t être horriblement souillée a u x y e u x de Dieu ; qu'il n'y a point d ' h o m m e i n n o c e n t dans ce m o n d e ; q u e t o u t mal est u n e peine, et que le j u g e qui nous y c o n d a m n e est infiniment juste et bon : c'est assez, ce m e semble, pour que nous apprenions a u moins à nous taire. Mais p e r m e t t e z q u ' a v a n t de finir je v o u s fasse part d'une réflexion qui m'a toujours e x t r ê m e m e n t frappé : peut-être qu'elle n e fera pas moins d'impression sur vos esprits. Il n'y a point de juste sur la terre. Celui qui a prononcé ce m o t d e v i n t l u i - m ê m e u n e grande et triste p r e u v e des é t o n n a n t e s contradictions de l ' h o m m e : mais c e j u s t e imaginaire, j e v e u x bien le réaliser u n m o m e n t par la pensée, et j e l'accable de t o u s les m a u x possibles. J e v o u s le d e m a n d e , qui a droit de se plaindre dans c e t t e supposition ? C'est le j u s t e a p p a r e m m e n t ; c'est le j u s t e souffrant. Mais c'est précisément ce qui n'arrivera j a m a i s . J e n e puis m'empêcher dans ce m o m e n t de songer à c e t t e jeune fille d e v e n u e célèbre, dans c e t t e grande ville, parmi les personnes bienfaisantes qui se font u n devoir sacré de chercher le malheur pour le secourir. Elle a dix-huit ans ; 304 JOSEPH DE MAISTRE il y en a cinq qu'elle est t o u r m e n t é e par u n horrible cancer qui lui ronge la t ê t e . Déjà les y e u x et le nez o n t disparu, e t le mal s'avance sur ses chairs virginales, c o m m e u n incendie qui dévore un palais. E n proie a u x souffrances les plus aiguës, u n e piété tendre et presque céleste la détache entièrement de la terre, et s e m b l e la rendre inaccessible ou indifférente à la douleur. Elle n e dit pas c o m m e le f a s t u e u x stoïcien : O douleur, tu as beau faire, tu ne me feras jamais convenir que tu sois un mal. Elle fait bien m i e u x : elle n'en parle pas. J a m a i s il n'est sorti de sa b o u c h e que des paroles d'amour, de soumission et de reconnaissance. L'inaltérable résignation de c e t t e fille est d e v e n u e une espèce de spectacle ; et, c o m m e dans les premiers siècles du christianisme, on se rendait au cirque par simple curiosité pour y voir Blandine, Agathe, Perpétue, livrées a u x lions o u a u x t a u r e a u x s a u v a g e s , et q u e plus d'un spectateur s'en retourna t o u t surpris d'être chrétien, des curieux v i e n n e n t aussi dans v o t r e b r u y a n t e cité contempler la jeune m a r t y r e livrée au cancer. Comme elle a perdu la v u e , ils p e u v e n t s'approcher d'elle sans la troubler, et plusieurs en o n t rapporté de meilleures pensées. U n jour qu'on lui t é m o i g n a i t u n e compassion particulière sur ses longues et cruelles i n s o m n i e s : Je ne suis pas, dit-elle, aussi malheureuse que vous le croyez ; Dieu me fait la grâce de ne penser qu'à lui. E t lorsqu'un h o m m e de bien, que v o u s connaissez, M. le sénateur, lui dit u n jour : Quelle est la pre- mière grâce que vous demanderez à Dieu, ma chère enfant, lorsque vous serez devant lui ? Elle répondit a v e c u n e n a ï v e t é évangélique : Je lui demanderai pour mes bienfaiteurs la grâce de Vaimer autant que je Vaime. LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 305 Certainement, messieurs, si l'innocence e x i s t e quelque part dans le m o n d e , elle se t r o u v e sur c e lit de douleur auprès duquel le m o u v e m e n t de la conversation v i e n t de nous amener un i n s t a n t ; et, si l'on p o u v a i t adresser à la Providence des plaintes raisonnables, elles partiraient j u s t e m e n t de la bouche de c e t t e v i c t i m e pure qui ne sait c e p e n d a n t que bénir et aimer. Or, ce que nous v o y o n s ici, on l'a toujours v u , et o n le verra jusqu'à la fin des siècles. Plus l ' h o m m e s'approchera de cet é t a t de justice dont la perfection n'appartient pas à notre faible nature, et plus v o u s le trouverez aimant et résigné j u s q u e dans les situations les plus cruelles de la vie. Chose étrange ! c'est le crime qui se plaint des souffrances de la v e r t u ; c'est toujours le coupable, et s o u v e n t le coupable, heureux c o m m e il v e u t l'être, plongé dans les délices et regorgeant des seuls biens qu'il estime, qui ose quereller la Providence lorsqu'elle juge à propos d e refuser ces m ê m e s biens à la vertu ! Qui d o n c a d o n n é à ces téméraires le droit de prendre la parole a u n o m de la v e r t u qui les d é s a v o u e a v e c horreur, et d'interrompre par d'insolents b l a s p h è m e s les prières, les offrandes et les sacrifices volontaires de l'amour ? LE CHEVALIER. A h ! m o n cher ami, que je v o u s remercie ! J e n e saurais v o u s exprimer à quel point j e suis t o u c h é par c e t t e réflexion qui ne s'était pas présentée à m o n esprit. J e l'emporte dans m o n cœur, car il faut nous séparer. Il n'est pas nuit, mais il n'est plus jour, et déjà les e a u x brunissantes de la N e v a a n n o n c e n t l'heure du repos. 306 JOSEPH DE MAISTRE J e ne sais, au reste, si je le trouverai. J e crois que je rêverai b e a u c o u p à la jeune fille, e t pas plus tard que d e m a i n je chercherai sa demeure* LE SÉNATEUR. J e m e charge de v o u s y conduire. Portrait de Voltaire Tout mal, étant un châtiment, peut être prévenu par la prière. Car Dieu peut être prié, quoi qu'en disent les philosophes de l'école de Voltaire. LE CHEVALIER. Oh ! m o n cher ami. v o u s êtes aussi t r o p ranc u n e u x envers François-Marie Arouet ; c e p e n d a n t il n'existe plus : c o m m e n t peut-on conserver t a n t de rancune contre les morts ? LE COMTE. Mais ses œ u v r e s n e sont pas mortes : elles v i v e n t , elles nous t u e n t ; il me s e m b l e q u e ma haine est suffisamment justifiée. LE CHEVALIER. A la b o n n e heure ; mais p e r m e t t e z - m o i de v o u s le dire, il ne faut pas que ce s e n t i m e n t , quoique bien f o n d é dans son principe, n o u s rende injustes envers un si beau génie, et ferme nos y e u x sur LES SOIRÉES DE S A I N T - P É T E R S B O U R G ce talent universel qu'on doit regarder une brillante propriété de la France. LE 307 comme COMTE. Beau génie t a n t qu'il v o u s plaira, M. le chevalier : il n'en sera pas moins vrai qu'en louant Voltaire, il ne faut le louer qu'avec une certaine retenue, j'ai presque dit, à contre-cœur. L'admiration effrénée dont trop de gens l'entourent est le signe infaillible d'une â m e corrompue. Qu'on ne se fasse point illusion : si quelqu'un, en parcourant sa bibliothèque, se sent attiré vers les Œuvres de Ferney, Dieu n e l'aime pas. S o u v e n t on s'est m o q u é de l'autorité ecclésiastique qui c o n d a m n a i t les livres in odium auctoris ; en vérité rien n'était plus juste : Refusez les honneurs du génie à celui qui abuse de ses dons. Si cette loi était s é v è r e m e n t observée, on verrait b i e n t ô t disparaître les livres empoisonnés. Mais, puisqu'il ne dépend pas de nous de la promulguer, gardonsnous au moins de donner dans l'excès, bien plus répréhensible qu'on ne le croit, d'exalter sans mesure les écrivains coupables, et celui-là surtout. Il a prononcé contre lui-même, sans s'en apercevoir, un arrêt terrible, car c'est lui qui a dit : Un esprit corrompu ne fut jamais sublime. Rien n'est plus vrai, et c'est pourquoi Voltaire, avec ses cent v o l u m e s , ne fut jamais que joli, j ' e x c e p t e la tragédie, où la nature de l'ouvrage le forçait d'exprimer de nobles s e n t i m e n t s étrangers à son caractère ; et m ê m e encore sur la scène, qui est son triomphe, il ne trompe pas des y e u x exercés. D a n s ses meilleures pièces, il ressemble à ses d e u x grands rivaux, c o m m e le plus habile h y p o crite ressemble à un saint. J e n'entends point 17 308 JOSEPH DE MAISTRE d'ailleurs contester s o n mérite dramatique, je m'en tiens à m a première observation : d è s que Voltaire parle e n s o n n o m , il n'est q u e joli ; rien ne p e u t l'échauffer, pas m ê m e la bataille de Fontenoi. Il est charmant, dit-on : j e le dis aussi, mais j ' e n t e n d s q u e ce m o t soit u n e critique. D u reste, je n e puis souffrir l'exagération qui le n o m m e universel. Certes, j e vois de belles e x c e p tions à cette universalité. Il est nul dans l'ode : et qui pourrait s'en étonner ? L'impiété réfléchie avait t u é chez lui la f l a m m e divine de l'enthousiasme. Il est encore nul et m ê m e jusqu'au ridicule dans l e drame lyrique, son oreille a y a n t é t é absol u m e n t fermée a u x b e a u t é s harmoniques c o m m e ses y e u x l'étaient à celles de l'art. D a n s les genres qui paraissent les plus analogues à s o n t a l e n t naturel, il s e traîne : il e s t médiocre, froid, et s o u v e n t (qui l e croirait ?) lourd et grossier dans la comédie, car le m é c h a n t n'est jamais comique. Par la m ê m e raison, il n'a p a s su faire u n e épigramme, la moindre gorgée de son fiel ne p o u v a n t couvrir moins de cent vers. S'il essaie la satire, il glisse dans le libelle. Il e s t insupportable dans l'histoire, en dépit de son art, de s o n élégance et des grâces de s o n s t y l e , a u c u n e qualité ne p o u v a n t remplacer celles qui lui m a n q u e n t e t qui s o n t la v i e de l'histoire, la gravité, la b o n n e foi e t la dignité. Quant à son p o è m e épique, je n'ai p a s droit d'en parler, car, pour juger u n livre, il faut l'avoir lu, et, pour le lire, il faut être éveillé. U n e m o n o t o n i e assoupissante plane sur la plupart de ses écrits, qui n'ont q u e d e u x sujets, la Bible et ses ennemis : il b l a s p h è m e o u il insulte. Sa plaisanterie si v a n t é e est c e p e n d a n t loin d'être irréprochable : le rire qu'elle e x c i t e n'est pas légitime ; c'est u n e grimace. N ' a v e z - v o u s jamais LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 309 remarqué que l'anathème divin fut écrit sur son visage ? Après t a n t d'années il est t e m p s encore d'en faire l'expérience. Allez contempler sa figure au palais de Y Ermitage : jamais je ne la regarde sans me féliciter de ce qu'elle ne nous a point été transmise par quelque ciseau héritier des Grecs, qui aurait su peut-être y répandre u n certain beau idéal. Ici t o u t est naturel. Il y a a u t a n t de vérité dans c e t t e t ê t e qu'il y en aurait dans un plâtre pris sur le cadavre. V o y e z ce front abject que la pudeur ne colora jamais, ces d e u x cratères éteints où s e m b l e n t bouillonner encor la luxure et la haine. Cette bouche, -— je dis mal peut-être, mais ce n'est pas ma faute. — ce rictus é p o u v a n t a b l e , courant d'une oreille à l'autre, et ces lèvres pincées par la cruelle malice c o m m e un ressort prêt à se détendre pour lancer le blasp h è m e ou le sarcasme... — Ne me parlez pas de cet h o m m e , je ne puis en soutenr l'idée. A h ! qu'il nous a fait de mal I Semblable à cet insecte, le fléau des jardins, qui n'adresse ses morsures qu'à la racine des plantes les plus précieuses,^ Voltaire, a v e c son aiguillon, ne cesse de piquer les d e u x racines de la société, les f e m m e s et les jeunes gens ; il les imbibe de ses poisons qu'il t r a n s m e t ainsi d'une génération à l'autre. C'est -en v a i n que, pour voiler d'inexprimables a t t e n t a t s , ses stupides admirateurs nous assourdissent de tirades sonores où il a parlé supérieurement des objets les plus vénérés. Ces aveugles volontaires ne v o i e n t pas qu'ils a c h è v e n t ainsi la - c o n d a m n a t i o n de ce coupable écrivain. Si Fénelon, a v e c la m ê m e plume qui peignit les joies de J ' E l y s é e , a v a i t écrit le livre du Prince, il serait mille fois plus vil et plus coupable que Machiavel. Le grand crime de Voltaire est l'abus du talent 310 JOSEPH DE MAISTRE et la prostitution réfléchie d'un génie créé pour célébrer D i e u et la v e r t u . Il ne saurait alléguer, c o m m e t a n t d'autres, la jeunesse, l'inconsidération, l'entraînement des passions, et, pour terminer, enfin, la triste faiblesse de notre nature. Rien ne l'absout : sa corruption est d'un genre qui n'appartient qu'à lui ; elle s'enracine dans les dernières fibres de son cœur et se fortifie de t o u t e s les forces de son e n t e n d e m e n t . Toujours alliée au sacrilège, elle b r a v e Dieu en perdant les h o m m e s . A v e c u n e fureur qui n'a pas d'exemple, cet i n s o l e n t b l a s p h é m a t e u r en v i e n t à se déclarer l'ennemi personnel d u Sauveur des h o m m e s ; il ose d u fond de son n é a n t lui donner un n o m ridicule, et c e t t e loi adorable q u e l ' H o m m e - D i e u apporta sur la terre, il l'appelle L'INFÂME. A b a n d o n n é de Dieu qui p u n i t en se retirant, il ne connaît plus de frein. D'autres c y n i q u e s étonnèrent la v e r t u , Voltaire é t o n n e le vice. Il se plonge dans la fange, il s'y roule, il s'en a b r e u v e ; il livre son i m a g i n a t i o n à l ' e n t h o u s i a s m e de l'enfer •qui lui prête t o u t e s ses forces pour le traîner j u s q u ' a u x limites d u mal. Il i n v e n t e des prodiges, des monstres qui font pâlir. Paris le couronna, S o d o m e l'eût banni. Profanateur effronté de la langue universelle et de ses plus grands n o m s , le dernier des h o m m e s après c e u x qui l'aiment ! c o m m e n t v o u s peindrais-je ce qu'il m e fait éprouver ? Quand je vois ce qu'il p o u v a i t faire et ce qu'il a fait, ses inimitables t a l e n t s n e m'inspirent plus qu'une espèce de rage sainte qui n'a p a s de n o m . Suspendu entre l'admiration et l'horreur, quelquefois j e voudrais lui faire élever u n e statue..,, par la main du bourreau. LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 311 Le génie français La prière est la respiration de l'âme. Les hommes ont toujours prié, car seule une philosophie désespérante déclare nécessaires et aveugles les fléaux humains. On les peut détourner et prévenir par la prière et par la foi. Locke a beau dire. Par bonheur, il est peu lu : un livre célèbre n'est pas toujours un livre bien connu. LE COMTE. D a n s v i n g t écrits français d u dernier siècle j'ai lu : Locke et Newton ! Tel e s t le privilège des grandes nations: qu'il plût a u x Français de dire : Corneille e t Vadé ! o u m ê m e Vadé e t Corneille ! si l'euphonie, qui décide de bien des choses, a v a i t la b o n t é d'y consentir, j e suis prêt à croire qu'ils nous forceraient à répéter a v e c e u x : Vadé et Corneille ! LE CHEVALIER. Vous n o u s accordez une grande puissance, m o n cher ami ; je v o u s dois des remercîments a u n o m de m a n a t i o n . LE COMTE. J e n'accorde point c e t t e puissance, m o n cher chevalier, j e la reconnais s e u l e m e n t : ainsi v o u s ne m e d e v e z point de remercîments. J e voudrais d'ailleurs n'avoir q u e des c o m p l i m e n t s à v o u s adresser sur ce p o i n t ; mais v o u s êtes u n e terrible puissance : jamais, sans d o u t e , il n'exista de nation plus aisée à tromper ni plus difficile à détromper, ni plus puissante pour tromper les 312 JOSEPH DE MAISTRE autres. D e u x caractères particuliers v o u s distinguent de tous les peuples du m o n d e : l'esprit d'association et celui de prosélytisme. Les idées chez v o u s sont t o u t e s nationales et t o u t e s passionnées. Il m e s e m b l e qu'un prophète, d'un seul trait de s o n fier pinceau, v o u s a p e i n t s d'après nature, il y a v i n g t - c i n q siècles, lorsqu'il a dit : Chaque parole de ce peuple est une conjuration ; l'étincelle électrique, parcourant, c o m m e la foudre dont elle dérive, u n e masse d ' h o m m e s e n c o m m u nication représente faiblement l'invasion i n s t a n t a n é e , j'ai presque dit fulminante, d'un goût, d'un s y s t è m e , d'une passion parmi les Français qui ne p e u v e n t vivre isolés. A u m o i n s , si v o u s n'agissiez q u e sur v o u s - m ê m e s , on v o u s laisserait faire ; mais le penchant, le besoin, la fureur d'agir sur les autres, est le trait le plus saillant de v o t r e caractère. On pourrait dire q u e ce trait est vousmêmes. Chaque peuple a sa mission : telle est la vôtre. La moindre opinion que v o u s lancez sur l'Europe est un bélier poussé par t r e n t e millions d ' h o m m e s . Toujours affamés de succès e t d'influence, on dirait q u e v o u s ne v i v e z q u e pour contenter ce besoin, et, c o m m e u n e n a t i o n ne peut avoir reçu u n e destination séparée d u m o y e n de l'accomplir, v o u s a v e z reçu ce m o y e n dans votre langue, par laquelle v o u s régnez bien plus que par v o s armes, quoiqu'elles aient ébranlé l'univers. L'empire d e c e t t e langue n e t i e n t point à ses formes actuelles : il est aussi ancien q u e la langue m ê m e , e t déjà, dans le X I I I siècle, u n Italien écrivait e n français l'histoire de sa patrie, e parce que la langue française courait parmi le monde, et était plus dilettable à lire et à olr que nulle autre. Il y a mille traits de ce genre. J e m e s o u v i e n s d'avoir lu jadis u n e lettre d u f a m e u x LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 313 architecte Christophe Wren, où il e x a m i n e les dimensions qu'on doit donner à u n e église. Il les déterminait u n i q u e m e n t par l'étendue de la v o i x h u m a i n e ; ce qui d e v a i t être ainsi, la prédication é t a n t d e v e n u e la partie principale du culte, et presque t o u t le culte dans les t e m p l e s qui o n t v u cesser le sacrifice. Il fixe donc ses bornes, au-delà desquelles la v o i x , pour t o u t e oreille anglaise, n'est plus que du bruit ; mais, dit-il encore : Un orateur français se ferait entendre de plus loin, sa prononciation étant plus distincte et plus ferme. Ce que Wren a dit de la parole orale m e semble encore bien plus vrai de cette parole bien a u t r e m e n t pénétrante qui retentit dans les livres. Toujours celle des Français est e n t e n d u e de plus loin : car le s t y l e est u n accent. Puisse c e t t e force mystérieuse, mal expliquée jusqu'ici, et non moins puissante pour le bien que pour le mal, devenir b i e n t ô t l'organe d'un prosélytisme salutaire, capable de consoler l ' h u m a n i t é de t o u s les m a u x que v o u s lui a v e z faits ! La Guerre La Providence explique la guerre : c'est le sujet du septième entretien. De là une digression brillante, et paradoxale, devenue célèbre. LE CHEVALIER. Pour c e t t e fois, monsieur le sénateur, j'espère que v o u s dégagerez v o t r e parole, et que v o u s nous lirez quelque chose sur la guerre. 314 JOSEPH LE DE MAISTRE SÉNATEUR. J e suis t o u t prêt : car c'est un sujet que j'ai b e a u c o u p médité. Depuis que je pense, je pense à la guerre, ce terrible sujet s'empare de t o u t e m o n a t t e n t i o n , et jamais je ne l'ai assez approfondi. Le premier mal que je v o u s en dirai v o u s étonnera sans d o u t e ; mais, pour moi, c'est une vérité incontestable : « Uhomme étant donné avec sa raison, ses sentiments et ses affections, il n'y a pas moyen d'expliquer comment la guerre est possible humainement. » C'est m o n avis très réfléchi. La Bruyère décrit quelque part cette grande e x t r a v a g a n c e h u m a i n e a v e c l'énergie que v o u s lui connaissez ; c e p e n d a n t je me le rappelle parfait e m e n t : il insiste b e a u c o u p sur la folie de la guerre; mais plus elle est folle, moins elle est explicable. LE CHEVALIER. Il m e semble c e p e n d a n t qu'on pourrait dire, a v a n t d'aller plus loin : que les rois vous commandent et qu'il faut marcher. LE SÉNATEUR. Oh ! pas du t o u t , m o n cher chevalier, je v o u s en assure. Toutes les fois qu'un h o m m e , qui n'est pas a b s o l u m e n t u n sot, v o u s présente u n e question c o m m e très problématique après y avoir suffisamment songé, défiez-vous de ces solutions subites qui s'offrent à l'esprit de celui qui s'en est ou légèrement, ou point du t o u t , occupé : ce sont ordinairement de simples aperçus sans consist a n c e , qui n'expliquent rien et n e t i e n n e n t pas LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 315 devant la réflexion. Les souverains ne c o m m a n d e n t efficacement et d'une manière durable que dans le cercle des choses a v o u é e s par l'opinion ; et ce cercle, ce n'est pas e u x qui le tracent. Il y a dans tous les p a y s des choses bien moins révoltantes que la guerre, et qu'un souverain ne se permettrait jamais d'ordonner. S o u v e n e z - v o u s d'une plaisanterie que v o u s me fîtes un jour sur une nation qui a une académie des sciences, un observatoire astronomique et un calendrier faux. Vous m'ajoutiez, en prenant votre sérieux, ce que v o u s aviez entendu dire à un h o m m e d ' É t a t de ce p a y s : Qu'il ne serait pas sûr du tout de vouloir innover sur ce point ; et que sous le dernier gouvernement, si distingué par ses idées libérales ( c o m m e on dit aujourd'hui), on riavait jamais osé entreprendre ce changement. Vous me d e m a n d â t e s m ê m e ce que j'en pensais. Quoi qu'il en soit, v o u s v o y e z qu'il y a des sujets bien moins essentiels que la guerre, sur lesquels l'autorité sent qu'elle ne doit point se c o m p r o m e t t r e ; et prenez garde, je v o u s prie, qu'il ne s'agit pas d'expliquer la possibilité, mais la facilité de la guerre. Pour couper des barbes, pour raccourcir des habits, Pierre I eut besoin de t o u t e la force de son invincible caractère : pour amener d'innombrables légions sur le champ de bataille, m ê m e à l'époque où il était battu pour apprendre à battre, il n'eut besoin, c o m m e tous les autres souverains, que de parler. Il y a cependant dans l'homme, malgré son immense dégradation, un élément d'amour qui le porte vers ses semblables : la compassion lui est aussi naturelle que la respiration. Par quelle magie i n c o n c e v a b l e est-il toujours prêt, au premier coup de tambour, à se dépouiller de ce caractère sacré pour s'en aller sans résistance, e r 316 JOSEPH DE MAÏSTRE s o u v e n t m ê m e a v e c u n e certaine allégresse, qui a aussi son caractère particulier, m e t t r e en pièces, sur le c h a m p de bataille, son frère qui ne l'a jamais offensé, et qui s'avance de son c ô t é pour lui faire subir le m ê m e sort, s'il le peut ? J e concevrais encore une guerre nationale : mais c o m b i e n y a-t-il de guerres de ce genre ? U n e en mille ans, peut-être : pour les autres, surtout entre nations civilisées, qui raisonnent et qui s a v e n t ce qu'elles font, je déclare n'y rien comprendre. On pourra dire : La gloire explique tout ; mais, d'abord, la gloire n'est que pour les chefs ; en second lieu, c'est reculer la difficulté : car je d e m a n d e précis é m e n t d'où v i e n t c e t t e gloire extraordinaire a t t a c h é e à la guerre. J'ai s o u v e n t eu u n e vision d o n t je v e u x v o u s faire part. J'imagine qu'une intelligence, étrangère à notre globe, y v i e n t pour quelque raison suffisante et s'entretient a v e c quelqu'un de nous sur l'ordre qui règne dans ce m o n d e . Parmi les choses curieuses qu'on lui raconte, on lui dit que la corruption et les vices d o n t o n l'a parfaitement instruite, e x i g e n t que l ' h o m m e , dans de certaines circonstances, meure par la m a i n de l ' h o m m e , q u e ce droit d e t u e r sans crime n'est confié, parmi nous, qu'au bourreau e t a u soldat. « L'un, ajoutera-t-on, d o n n e la mort a u x coupables, c o n v a i n c u s et c o n d a m n é s ; e t ses e x é c u t i o n s sont h e u r e u s e m e n t si rares, qu'un d e ces ministres de m o r t suffit dans u n e province. Q u a n t a u x sold a t s , il n'y e n a jamais assez : car ils d o i v e n t tuer sans mesure, et toujours d'honnêtes gens. D e ces d e u x tueurs de profession, le soldat e t l'exécuteur, l'un est fort honoré, et l'a toujours été parmi t o u t e s les nations qui o n t h a b i t é jusqu'à présent ce globe o ù v o u s êtes arrivé ; l'autre, a u contraire, est t o u t aussi généralement déclaré i n f â m e : devi- LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 317 nez, je v o u s prie, sur qui t o m b e l ' a n a t h è m e ? » Certainement le génie v o y a g e u r n e balancerait pas u n i n s t a n t ; il ferait d u bourreau t o u s les éloges que v o u s n'avez pu lui refuser l'autre jour, monsieur le comte, malgré t o u s nos préjugés, lorsque v o u s nous parliez de ce gentilhomme, c o m m e disait Voltaire. « C'est u n être sublime, nous dirait-il ; c'est la pierre angulaire de la société, puisque le crime est v e n u habiter v o t r e terre, et qu'il ne p e u t être arrêté que par le chât i m e n t ; ô t e z du m o n d e l'exécuteur, et t o u t ordre disparaît a v e c lui. Quelle grandeur d'âme, d'ailleurs ! quel noble désintéressement ne doit-on pas nécessairement supposer dans l ' h o m m e qui se d é v o u e à des fonctions si respectables sans d o u t e , mais si pénibles et si contraires à v o t r e nature ! car je m'aperçois, depuis q u e je suis parmi v o u s , que, lorsque v o u s êtes de s a n g froid, il v o u s en c o û t e pour t u e r u n e poule. J e suis d o n c persuadé que l'opinion l'environne de t o u t l'honneur dont il a besoin, et qui lui est d û à si j u s t e titre. Quant au soldat, c'est, à t o u t prendre, un ministre de cruautés et d'injustices. Combien y a-t-il de guerres é v i d e m m e n t j u s t e s ? Combien n'y en a-t-il pas d ' é v i d e m m e n t injustes I Combien d'injustices particulières, d'horreurs et d'atrocités inutiles ! J'imagine donc que l'opinion a très j u s t e m e n t versé parmi v o u s a u t a n t de h o n t e sur la t ê t e d u soldat, qu'elle a j e t é de gloire sur celle de l'exécuteur impassible des arrêts de la justice souveraine. » Vous s a v e z ce qui e n est, messieurs, et c o m b i e n le génie se serait t r o m p é ! Le militaire et le bourreau o c c u p e n t e n effet les d e u x e x t r é m i t é s de l'échelle sociale ; mais c'est dans le sens inverse de c e t t e belle théorie. Il n'y a rien de si noble que le premier, rien de si abject que le second : 318 J O S E P H DE MAISTRE car je ne ferai point u n jeu de m o t s en disant que leurs fonctions ne se rapprochent qu'en s'éloignant ; elles se t o u c h e n t c o m m e le premier degré dans le cercle t o u c h e le 360°, précisément parce qu'il n'y en a pas de plus éloigné. Le militaire est si noble, qu'il ennoblit m ê m e ce qu'il y a de plus ignoble dans l'opinion générale, puisqu'il peut exercer les fonctions de l'exécuteur sans s'avilir, pourvu cependant qu'il n'exécute que ses pareils, et que, pour leur donner la mort, il ne se serve que de ses armes. LE CHEVALIER. A h ! que v o u s dites là une chose i m p o r t a n t e , mon cher ami ! D a n s t o u t p a y s où, par quelque considération que l'on puisse imaginer, on s'aviserait de faire exécuter par le soldat des coupables qui n'appartiendraient pas à cet état, en un clin d'œil, et sans savoir pourquoi, on verrait s'éteindre tous ces rayons qui environnent la t ê t e du militaire : on le craindrait, sans doute, car t o u t h o m m e qui a, pour c o n t e n a n c e ordinaire, un bon fusil muni d'une b o n n e platine, mérite grande a t t e n t i o n : mais ce charme indéfinissable de l'honneur aurait disparu sans retour. L'officier ne serait plus rien c o m m e officier : s'il a v a i t de la naissance et des vertus, il pourrait être considéré, malgré son grade, au lieu de l'être par son grade ; il l'ennoblirait, a u lieu d'en être ennobli ; et, si ce grade donnait de grands revenus, il aurait le prix de la richesse, jamais celui de la noblesse. Mais v o u s a v e z dit, monsieur le sénateur : « Pourvu cependant que le soldat n'exécute que ses compagnons, et que, pour les faire mourir, il n'emploie que les armes de son éat. » Il faudrait ajouter : LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G 319 et pourvu qu'il s'agisse d'un crime militaire : dès qu'il est question d'un crime vilain, c'est l'affaire du bourreau. LE COMTE. E n effet, c'est l'usage. Les t r i b u n a u x ordinaires a y a n t la connaissance des crimes civils, on leur remet les soldats coupables de ces sortes de crimes. Cependant, s'il plaisait au souverain d'en ordonner autrement, je suis fort éloigné de regarder c o m m e certain que le caractère du soldat en serait blessé ; mais nous s o m m e s t o u s les trois bien d'accord sur les d e u x autres conditions ; et nous ne d o u t o n s pas que ce caractère ne fût irrémissiblement flétri si l'on forçait le soldat à fusiller le simple citoyen, ou à faire mourir son camarade par le feu ou par la corde. Pour maintenir l'honneur et la discipline d'un corps, d'une association quelconque, les récompenses privilégiées ont moins de force que les c h â t i m e n t s privilégiés : les R o mains, le peuple de l'antiquité à la fois le plus sensé et le plus guerrier, a v a i e n t c o n ç u une singulière idée au sujet des c h â t i m e n t s militaires de simple correction. Croyant qu'il ne p o u v a i t y avoir de discipline sans b â t o n , et ne v o u l a n t c e p e n d a n t avilir ni celui qui frappait, ni celui qui était frappé, ils a v a i e n t i m a g i n é de consacrer, en quelque manière, la b a s t o n n a d e militaire : pour cela ils choisirent un bois, le plus inutile de tous a u x usages de la vie, la vigne, et ils le destinèrent u n i q u e m e n t à châtier le soldat. La vigne, dans la main du centurion, était le signe de son autorité et l'instrument des punitions corporelles non capitales. La b a s t o n n a d e , en général, était, chez les R o m a i n s , une peine a v o u é e par 320 JOSEPH DE MAISTRE la loi ; mais nul h o m m e n o n militaire ne p o u v a i t être frappé a v e c la v i g n e , et nul autre bois que celui de la v i g n e ne p o u v a i t servir pour frapper un militaire. J e ne sais c o m m e n t quelque idée semblable ne s'est présentée à l'esprit d'aucun souverain moderne. Si j'étais consulté sur ce point, ma pensée n e ramènerait pas la v i g n e ; car les i m i t a t i o n s serviles n e v a l e n t rien : je proposerais le laurier. LE CHEVALIER. Votre idée m'enchante, e t d ' a u t a n t plus que je la crois très susceptible d'être m i s e à e x é c u t i o n . J e présenterais bien volontiers, je v o u s l'assure, à S. M. I. le plan d'une v a s t e serre qui serait établie dans la capitale, e t destinée e x c l u s i v e m e n t à produire le laurier nécessaire pour fournir des b a g u e t t e s de discipline à t o u s les bas officiers de l'armée russe. Cette serre serait sous l'inspection d'un officier général, chevalier de SaintGeorges, au moins de la seconde classe, qui porterait le titre de haut inspecteur de la serre aux lauriers : les plantes ne pourraient être soignées, coupées et travaillées que par de v i e u x invalides d'une réputation sans t a c h e . Le m o d è l e des bag u e t t e s , qui devraient être t o u t e s rigoureusement semblables, reposerait à l'office des guerres dans un étui de vermeil ; chaque b a g u e t t e serait susp e n d u e à la boutonnière d u bas officier par un ruban de Saint-Georges, et sur le fronton de la serre o n lirait : C'est mon bois qui produit mes feuilles. E n vérité, c e t t e niaiserie ne serait point bête. La seule chose qui m'embarrasse u n peu, c'est que les caporaux... LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 321 LE SÉNATEUR. Mon jeune ami, quelque génie qu'on ait et de quelque p a y s qu'on soit, il est impossible d'improviser un Code sans respirer et sans c o m m e t t r e une seule faute, quand il ne s'agirait m ê m e que du Code de la baguette ; ainsi, p e n d a n t que v o u s y songerez un peu plus m û r e m e n t , p e r m e t t e z que je continue. Quoique le militaire soit en l u i - m ê m e dangereux pour le bien-être et les libertés de t o u t e nation, car la devise de c e t é t a t sera toujours plus ou moins celle d'Achille : Jura ne go mihi nata ; n é a n m o i n s les nations les plus jalouses de leurs libertés n'ont jamais pensé autrement que le reste des h o m m e s sur la prééminence de l'état militaire ; et l'antiquité sur ce point n'a pas pensé a u t r e m e n t que nous : c'est un de c e u x où les h o m m e s ont é t é c o n s t a m m e n t d'accord et le seront toujours. Voici d o n c le problème que je v o u s propose : Expliquez pourquoi ce qu'il y a de plus honorable dans le monde, au jugement de tout le genre humain sans exception, est le droit de verser innocemment le sang innocent ? R e g a r d e z - y de près, et v o u s verrez qu'il y a quelque chose de m y s t é r i e u x et d'inexplicable dans le prix extraordinaire que les h o m m e s o n t toujours a t t a c h é à la gloire militaire ; d'autant que, si nous n'écoutions que la théorie et les r a i s o n n e m e n t s humains, nous serions conduits à des idées directement opposées. Il ne s'agit donc point d'expliquer la possibilité de la guerre par la gloire qui l'environne : il s'agit a v a n t t o u t d'expliquer c e t t e gloire m ê m e , ce qui n'est pas aisé. J e v e u x encore v o u s faire part d'une autre idée sur le m ê m e sujet. Mille et mille fois on n o u s a dit que les nations, 322 JOSEPH D E MAISTRE é t a n t les unes à l'égard des autres dans l'état de nature, elles n e p e u v e n t terminer leurs différends que par la guerre. Mais, puisque aujourd'hui j'ai l'humeur interrogante, je demanderai encore : Pourquoi toutes les nations sont-elles demeurées respectivement dans Vétat de nature, sans avoir fait famais un seul essai, une seule tentative pour en sortir? S u i v a n t les folles doctrines d o n t on a bercé notre jeunesse, il fut un t e m p s où les h o m m e s n e v i v a i e n t point en société ; et cet état imaginaire, on l'a n o m m é ridiculement Vétat de nature. On ajoute que les h o m m e s , a y a n t balancé d o c t e m e n t les a v a n t a g e s des d e u x é t a t s , se déterminèrent pour celui q u e nous v o y o n s . . . LE COMTE. V o u l e z - v o u s m e permettre de v o u s interrompre un i n s t a n t pour v o u s faire part d'une réflexion qui s e présente à m o n esprit contre c e t t e doctrine, que v o u s appelez si j u s t e m e n t folle ? Le S a u v a g e t i e n t si fort à ses h a b i t u d e s les plus brutales que rien n e p e u t l'en dégoûter. Vous a v e z v u sans d o u t e , à la t ê t e du Discours sur F inégalité des conditions, l'estampe gravée d'après l'historiette, vraie o u fausse, du H o t t e n t o t qui retourne chez ses é g a u x . R o u s s e a u se d o u t a i t p e u que ce frontispice était un puissant a r g u m e n t contre le livre. Le S a u v a g e v o i t nos arts, nos lois, nos sciences, notre l u x e , notre délicatesse, nos jouissances de t o u t e espèce, e t notre supériorité s u r t o u t qu'il ne p e u t se cacher, e t qui pourrait c e p e n d a n t exciter quelques désirs dans des cœurs qui en seraient susceptibles ; mais t o u t cela n e le t e n t e s e u l e m e n t pas, e t c o n s t a m m e n t il retourne chez ses égaux. Si d o n c le S a u v a g e de n o s jours, a y a n t LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 323 connaissance des d e u x é t a t s , et p o u v a n t les comparer journellement en certains p a y s , demeure inébranlable dans le sien, c o m m e n t v e u t - o n que le S a u v a g e primitif en soit sorti, par voie de délibération, pour passer dans un autre état dont il n'avait nulle connaissance ? D o n c la société est aussi ancienne que l'homme, donc le sauvage n'est et ne peut être qu'un h o m m e dégradé et puni. E n vérité, je ne vois rien d'aussi clair pour le bon sens qui ne v e u t pas sophistiquer. LE SÉNATEUR. Vous prêchez un converti, c o m m e dit le proverbe ; je v o u s remercie c e p e n d a n t de votre réflexion : on n'a jamais trop d'armes contre l'erreur. Mais, pour en revenir à ce que je disais t o u t à l'heure, si l ' h o m m e a passé de Fêtât de nature, dans le sens vulgaire de ce m o t , à l'état de civilisation, ou par délibération ou par hasard (je parle encore la langue des insensés), pourquoi les nations n'ont-elles pas eu a u t a n t d'esprit ou a u t a n t de bonheur que les individus ; et c o m m e n t n'ont-elles jamais c o n v e n u d'une société générale pour terminer les querelles des nations, c o m m e elles sont c o n v e n u e s d'une souveraineté nationale pour terminer celle des particuliers ? On aura beau tourner en ridicule F impraticable paix de Fabbé de Saint-Pierre (car je conviens qu'elle est impraticable), mais je d e m a n d e pourquoi ? je d e m a n d e pourquoi les nations n'ont pu s'élever à l'état social c o m m e les particuliers ? c o m m e n t la raisonnante Europe surtout n'a-t-elle jamais rien t e n t é dans ce genre ? J'adresse en particulier cette m ê m e question a u x c r o y a n t s avec encore 324 JOSEPH DE MAISTRE plus de confiance : c o m m e n t Dieu, qui est l'aut e u r de la société des i n d i v i d u s , n'a-t-il p a s permis que l ' h o m m e , sa créature chérie, qui a reçu le caractère divin de la perfectibilité, n'ait pas seul e m e n t e s s a y é de s'élever jusqu'à la société des nations ? T o u t e s les raisons imaginables, pour établir q u e c e t t e société est impossible, militeront de m ê m e contre la société des i n d i v i d u s . L'argum e n t qu'on tirerait principalement de l'impraticable universalité qu'il faudrait donner à la grande souveraineté, n'aurait point de force : car il est f a u x qu'elle d û t embrasser l'univers. Les nations sont suffisamment classées et divisées par les fleuves, par les mers, par les m o n t a g n e s , par les religions, et par les langues surtout qui ont plus ou m o i n s d'affinité. E t quand u n certain nombre de n a t i o n s conviendraient seules de passer à Vital de civilisation, ce serait déjà un grand pas de fait e n faveur de l'humanité. Les autres nations, dira-t-on, t o m b e r a i e n t sur elles : eh ! qu'importe ? elles seraient toujours plus tranquilles entre elles et plus fortes à l'égard des autres, ce qui est suffisant. La perfection n'est pas du t o u t nécessaire sur ce point : ce serait déjà b e a u c o u p d'en approcher, et j e n e puis me persuader qu'on n'eût jamais rien t e n t é dans ce genre, sans u n e loi occulte et terrible qui a besoin du sang h u m a i n . LE COMTE. V o u s regardez c o m m e u n fait i n c o n t e s t a b l e que jamais on n'a t e n t é cette civilisation des nations : il est c e p e n d a n t vrai qu'on l'a t e n t é e s o u v e n t , et m ê m e a v e c o b s t i n a t i o n ; à la vérité sans savoir ce qu'on faisait, ce qui était une circonstance LES SOIREES DE SAINT-PÉTERSBOURG 325 très favorable au succès, et l'on était en effet bien près de réussir, a u t a n t du moins que le permet l'imperfection de notre nature. Mais les h o m m e s se trompèrent : ils prirent une chose pour l'autre, et t o u t m a n q u a , en vertu, s u i v a n t t o u t e s les apparences, de c e t t e loi occulte et terrible dont v o u s nous parlez. LE SÉNATEUR. J e v o u s adresserais quelques questions, si je ne craignais de perdre le fil de mes idées. Observez donc, je v o u s prie, u n p h é n o m è n e bien digne d e votre a t t e n t i o n : c'est que le métier de la guerre, c o m m e on pourrait le croire o u le craindre, si l'expérience ne nous instruisait pas, ne t e n d nullem e n t à dégrader, à rendre féroce ou dur, a u moins celui qui l'exerce : au contraire, il t e n d à le perfectionner. L ' h o m m e le plus h o n n ê t e est ordinairement le militaire honnête, et, pour m o n c o m p t e , j'ai toujours fait un cas particulier, c o m m e je vous le disais dernièrement, du bon sens militaire. J e le préfère infiniment a u x longs détours des gens d'affaires. Dans le commerce ordinaire de la vie, les militaires sont plus aimables, plus faciles, et s o u v e n t m ê m e , à ce qu'il m'a paru, plus obligeants que les autres h o m m e s . Au milieu des orages politiques, ils se m o n t r e n t généralement défenseurs intrépides des m a x i m e s antiques ; et les sophismes les plus éblouissants échouent presque toujours d e v a n t leur droiture : ils s'occupent volontiers des choses et des connaissances utiles, de l'économie politique, par e x e m p l e : le seul ouvrage peut-être que l'antiquité nous ait laissé sur ce sujet est d'un militaire, X é n o p h o n : et le 326 JOSEPH D E MAISTRE . premier ouvrage du m ê m e genre qui a i t marqué en France e s t aussi d'un militaire, l e maréchal de V a u b a n . La religion chez e u x se marie à l'honneur d'une manière remarquable ; e t lors m ê m e qu'elle aurait à leur faire de graves reproches de conduite, ils ne lui refuseront point leur épée, si elle e n a besoin. On parle b e a u c o u p de la licence des camps : elle e s t grande sans d o u t e , mais l e soldat c o m m u n é m e n t n e t r o u v e pas ces vices dans les c a m p s ; il les y porte. U n peuple moral e t austère fournit toujours d'excellents soldats, terribles s e u l e m e n t sur l e c h a m p de bataille. La vertu, la p i é t é m ê m e , s'allient très bien a v e c le courage militaire ; loin d'affaiblir l e guerrier, elles l'exaltent. L e cilice de saint Louis n e l e gênait point sous la cuirasse. Voltaire m ê m e e s t c o n v e n u de b o n n e foi qu'une a r m é e prête à périr pour obéir à D i e u serait invincible. Les lettres de Racine v o u s o n t sans d o u t e appris q u e , lorsqu'il suivait l'armée de Louis X I V e n 1 6 9 1 , e n qualité d'historiographe de France, j a m a i s il n'assistait à la m e s s e dans le c a m p sans y voir quelque m o u s quetaire c o m m u n i e r a v e c la plus grande édification. Cherchez dans les œ u v r e s spirituelles d e Fénelon la lettre qu'il écrivait à u n officier de ses amis. Désespéré de n'avoir p a s é t é e m p l o y é à l'armée, c o m m e il s'en était flatté, c e t h o m m e a v a i t é t é conduit, p r o b a b l e m e n t par Fénelon m ê m e , dans les v o i e s de la plus h a u t e perfection : il e n était à ramour pur e t à la mort des Mystiques. Or, croyez-vous peut-être q u e l'âme tendre e t a i m a n t e du Cygne de Cambrai trouvera des compensations pour s o n a m i dans les scènes de carnage a u x q u e l l e s il n e devra prendre a u c u n e part ; qu'il lui dira : Après tout, vous êtes heureux ; vous ne verrez LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 327 point les horreurs de la guerre et le spectacle épouvantable de tous les crimes qu'elle entraîne ? Il se garde bien de lui tenir ces propos de f e m m e l e t t e : il le console, a u contraire, et s'afflige a v e c lui. Il v o i t dans c e t t e privation u n malheur accablant, u n e croix amère, t o u t e propre à le détacher du monde. E t que dirons-nous de cet autre officier, à qui m a d a m e G u y o n écrivait qu'il ne d e v a i t point s'inquiéter, s'il lui arrivait quelquefois de perdre la messe les jours ouvriers, surtout à l'armée ? Les écrivains de qui n o u s t e n o n s ces a n e c d o t e s v i v a i e n t c e p e n d a n t dans u n siècle p a s s a b l e m e n t guerrier, ce m e s e m b l e : mais c'est que rien, ne s'accorde dans ce m o n d e c o m m e l'esprit religieux et l'esprit militaire. LE CHEVALIER. J e suis fort éloigné de contredire c e t t e vérité ; c e p e n d a n t il faut convenir que si la v e r t u n e gâte p o i n t le courage militaire, il p e u t du moins se passer d'elle : car l'on a v u , à certaines époques, des légions d'athées obtenir des succès prodigieux. LE SÉNATEUR. Pourquoi pas, je v o u s prie, si ces a t h é e s en c o m b a t t a i e n t d'autres ? Mais p e r m e t t e z que j e continue. N o n s e u l e m e n t l'état militaire s'allie fort bien en général a v e c la moralité d e l'homme, mais, ce qui est tout-à-fait extraordinaire, c'est qu'il n'affaiblit n u l l e m e n t ces v e r t u s douces qui s e m b l e n t le plus opposées a u métier des armes. Les caractères les plus d o u x a i m e n t la guerre, la 328 JOSEPH DE MAISTRE désirent e t la font a v e c passion. A u premier signal, ce jeune h o m m e aimable, élevé dans l'horreur de la violence e t d u sang, s'élance d u foyer paternel, et court les armes à la main chercher sur l e c h a m p de bataille ce qu'il appelle C ennemi, sans savoir encore c e q u e c'est qu'un ennemi. Hier il se serait t r o u v é m a l s'il a v a i t écrasé par hasard le canari de sa s œ u r : demain v o u s l e verrez m o n t e r sur un m o n c e a u de cadavres, pour voir de plus loin, c o m m e disait Charron. Le sang qui ruisselle de t o u t e s parts n e fait q u e l'animer à répandre le sien e t celui des autres : il s'enflamme par degrés, et il en viendra jusqu'à Venthousiasme du carnage. LE CHEVALIER. Vous ne dites rien de t r o p : a v a n t m a v i n g t quatrième a n n é e révolue, j ' a v a i s v u trois fois Venthousiasme du carnage : j e l'ai éprouvé moim ê m e , e t j e m e rappelle surtout u n m o m e n t terrible o u j'aurais passé a u fil de l'épée une armée entière, si j ' e n avais e u l e pouvoir. LE SÉNATEUR. Mais si, dans le m o m e n t o ù nous parlons, o n v o u s proposait d e saisir l a b l a n c h e c o l o m b e a v e c l e sang-froid d'un cuisinier, puis... LE CHEVALIER. Fi d o n c ! v o u s m e faites m a l a u c œ u r ! LE SÉNATEUR. * Voilà précisément le p h é n o m è n e d o n t j e v o u s LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 329 parlais t o u t à l'heure. Le spectacle é p o u v a n t a b l e du carnage n'endurcit point le véritable guerrier. A u milieu du sang qu'il fait couler, il est h u m a i n c o m m e l'épouse est chaste dans les transports de l'amour. D è s qu'il a remis l'épée dans le fourreau, la sainte h u m a n i t é reprend ses droits, et peut-être que les s e n t i m e n t s les plus e x a l t é s e t les plus généreux se t r o u v e n t chez les militaires. R a p p e l e z - v o u s , M. le chevalier, le grand siècle de la France. Alors la religion, la valeur e t la science s'étant mises pour ainsi dire e n équilibre, il en résulta ce beau caractère q u e t o u s les peuples saluèrent par u n e a c c l a m a t i o n u n a n i m e c o m m e le modèle du caractère européen. Séparez-en le premier élément, l'ensemble, c'est-à-dire t o u t e la b e a u t é , disparaît. On ne remarque point assez combien cet élément est nécessaire à t o u t , e t le rôle qu'il joue là m ê m e où les observateurs légers pourraient le croire étranger. L'esprit divin qui s'était particulièrement reposé sur l'Europe a d o u cissait j u s q u ' a u x fléaux de la justice éternelle, et la guerre européenne marquera toujours dans les annales de l'univers. On se t u a i t , sans d o u t e , on brûlait, on ravageait, on c o m m e t t a i t m ê m e si v o u s v o u l e z mille et mille crimes inutiles, mais c e p e n d a n t on c o m m e n ç a i t la guerre au mois de mai ; on la terminait au mois de décembre ; on dormait sous la toile ; le soldat seul c o m b a t t a i t l e soldat. J a m a i s les nations n'étaient en guerre, et t o u t ce qui e s t faible était sacré à travers les scènes lugubres de ce fléau d é v a s t a t e u r . C'était c e p e n d a n t u n magnifique spectacle que celui de voir t o u s les souverains d'Europe, retenus par je ne sais quelle m o d é r a t i o n impérieuse, ne d e m a n d e r j a m a i s à leurs peuples, m ê m e dans le m o m e n t d'un grand péril, t o u t c e qu'il é t a i t 330 JOSEPH DE MAISTRE possible d'en obtenir : ils se servaient d o u c e m e n t de l ' h o m m e , et tous, conduits par une force invisible, évitaient de frapper sur la souveraineté ennemie a u c u n de ces coups qui peuvent rejaillir : gloire, honneur, louange éternelle à la loi d'amour proclamée sans cesse a u centre de l'Europe ! A u c u n e n a t i o n ne t r i o m p h a i t de l'autre : la guerre antique n'existait plus que dans les livres o u chez les peuples assis à F ombre de la mort ; u n e province, u n e ville, s o u v e n t m ê m e quelques villages, terminaient, en c h a n g e a n t de maître, des guerres acharnées. Les égards m u t u e l s , la politesse la plus recherchée, savaient se montrer au milieu du fracas des armes. La b o m b e , dans les airs, évitait le palais des rois ; des danses, des spectacles, servaient plus d'une fois d'intermèdes a u x c o m b a t s . L'officier ennemi i n v i t é à ces fêtes venait y parler en riant de la bataille qu'on devait donner le lendemain ; et, dans les horreurs m ê m e s de la plus sanglante mêlée, l'oreille du mourant p o u v a i t entendre l'accent de la pitié et les formules de la courtoisie. A u premier signal des combats, de v a s t e s h ô p i t a u x s'élevaient de t o u t e s parts : la médecine, la chirurgie, la pharmacie, amenaient de n o m b r e u x a d e p t e s ; au milieu d'eux s'élevait le génie de saint Jean de Dieu, de saint Vincent de Paul, plus grand, plus fort que l'homme, c o n s t a n t c o m m e la foi, actif c o m m e l'espérance, habile c o m m e l'amour. T o u t e s les v i c t i m e s v i v a n t e s étaient recueillies, traitées, consolées : t o u t e plaie était t o u c h é e par la m a i n de la science et par celle de la charité !,.. Vous parliez t o u t à l'heure, M. le chevalier, de légions d'athées qui ont o b t e n u des succès prodigieux : je crois que, si Ton p o u v a i t enrégimenter des tigres, nous verrions encore de plus grandes merveilles : jamais le Christianisme, LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG 331 si v o u s y regardez de près, ne v o u s paraîtra plus sublime, plus digne de Dieu, et plus fait pour l ' h o m m e qu'à la guerre. Quand v o u s dites, au reste, légions d'athées, v o u s n'entendez p a s cela à la lettre ; mais supposez ces légions aussi m a u vaises qu'elles p e u v e n t l'être, s a v e z - v o u s c o m m e n t on pourrait les c o m b a t t r e a v e c le plus d ' a v a n t a g e ? ce serait en leur o p p o s a n t le principe diamétral e m e n t contraire à celui qui les aurait constituées. Soyez bien sûr que des légions d'athées ne tiendraient pas contre des légions fulminantes. Enfin, messieurs, les fonctions du soldat sont terribles ; mais il faut qu'elles t i e n n e n t à une grande loi du m o n d e spirituel, et l'on ne doit pas s'étonner que t o u t e s les nations de l'univers se soient accordées à voir dans ce fléau quelque chose encore de plus particulièrement divin que dans les autres ; croyez que ce n'est p a s sans une grande e t profonde raison que le titre de D I E U D E S A R M É E S brille à t o u t e s les pages de l'Ecriture sainte. Coupables mortels, et malheureux, parce que nous s o m m e s coupables, c'est nous qui rendons nécessaires t o u s les m a u x p h y s i q u e s , mais surtout la guerre : les h o m m e s s'en prennent ordinairement a u x souverains, e t rien n'est plus naturel : Horace disait en se jouant : Du délire des rois les peuples sont punis. Mais J . - B . R o u s s e a u a dit, a v e c plus de gravité et de véritable philosophie : C'est le courroux des rois qui fait armer la terre, C'est le courroux du Ciel qui fait armer le6 rois. Observez de plus que c e t t e loi déjà si terrible 18 332 JOSEPH D E MAISTRE de la guerre n'est c e p e n d a n t qu'un chapitre de la loi générale qui p è s e sur l'univers. D a n s le v a s t e d o m a i n e d e la n a t u r e v i v a n t e , il règne u n e violence manifeste, u n e espèce de rage prescrite qui arme t o u s les êtres in mutua funera : dès q u e v o u s sortez du règne insensible, v o u s t r o u v e z le décret d e la mort violente écrit sur les frontières m ê m e s de la v i e . Déjà, dans l e règne végétal, o n c o m m e n c e à sentir la loi : depuis l'immense catalpa j u s q u ' a u x plus h u m b l e s graminées, c o m b i e n de p l a n t e s meurent, et c o m b i e n sont tuées l Mais, dès q u e v o u s entrez d a n s le règne animal, la loi prend t o u t à coup u n e é p o u v a n t a b l e évidence. U n e force, à la fois cachée e t palpable, se m o n t r e continuellement occupée à m e t t r e à d é c o u v e r t le principe de la v i e par des m o y e n s v i o l e n t s . D a n s c h a q u e grande division de l'espèce animale, elle a choisi u n certain n o m b r e d'anim a u x qu'elle a chargés de dévorer l e s autres : ainsi, il y a d e s insectes de proie, des reptiles de proie, e t des quadrupèdes de proie. Il n'y a pas un i n s t a n t de la durée o ù l'être v i v a n t ne soit dévoré par u n autre. Au-dessus de ces nombreuses races d ' a n i m a u x e s t placé l ' h o m m e , d o n t la main destructive n'épargne rien de ce qui v i t ; il t u e pour se nourrir, il t u e pour se vêtir, il t u e pour se parer, il t u e pour attaquer, il t u e pour se défendre, il t u e pour s'instruire, il t u e pour s'amuser, il t u e pour tuer : roi superbe e t terrible, il a besoin de t o u t , e t rien n e lui résiste. Il sait combien la t ê t e d u requin ou du cachalot lui fournira de barriques d'huile ; son épingle déliée pique sur le carton des musées l'élégant papillon qu'il a saisi a u vol sur le s o m m e t d u Mont-Blanc ou du Chimboraço ; il empaille le crocodile, il e m b a u m e le colibri ; à son ordre, le serpent à s o n n e t t e s LES S O I R É E S DE SAINT-PÉTERSBOURG 333 v i e n t mourir dans la liqueur conservatrice qui doit le montrer i n t a c t a u x y e u x d'une longue suite d'observateurs. Le cheval qui porte s o n maître à la chasse du tigre se p a v a n e sous la peau de ce m ê m e animal ; l ' h o m m e d e m a n d e , t o u t à la fois, à l'agneau ses entrailles pour faire résonner u n e harpe, à la baleine ses fanons pour soutenir le corset de la j e u n e vierge, a u l o u p sa d e n t la plus meurtrière pour polir les ouvrages légers de l'art, à l'éléphant ses défenses pour façonner le jouet d'un enfant : ses tables sont couvertes de cadavres. Le philosophe p e u t m ê m e découvrir c o m m e n t le carnage p e r m a n e n t est p r é v u et ordonné dans le grand t o u t . Mais c e t t e loi s'arrêt e r a - t - e l l e à l ' h o m m e ? N o n sans d o u t e . Cependant quel être exterminera celui qui les exterminera t o u s ? Lui: c'est l ' h o m m e qui e s t chargé d'égorger l'homme. Mais c o m m e n t pourra-t-il accomplir la loi, lui qui est un être moral e t miséricordieux ; lui qui e s t n é pour aimer ; lui qui pleure sur les autres c o m m e sur l u i - m ê m e , qui t r o u v e du plaisir à pleurer, e t qui finit par i n v e n t e r des fictions pour se faire pleurer ; lui enfin à qui il a é t é déclaré qu'on redemandera jusqu'à la dernière goutte du sang qu'il aura versé injustement ? c'est la guerre qui accomplira le décret. N ' e n t e n d e z - v o u s pas la terre qui crie e t d e m a n d e du sang ? Le sang des a n i m a u x ne lui suffit p a s , ni m ê m e celui des coupables versé par le glaive des lois. Si la justice humaine les frappait tous, il n'y aurait point de guerre ; mais elle ne saurait en atteindre qu'un p e t i t nombre, et s o u v e n t m ê m e elle les épargne, sans se douter q u e sa féroce h u m a n i t é contribue à nécessiter la guerre, si, d a n s le m ê m e t e m p s surtout, un autre a v e u g l e m e n t , n o n moins stupide et n o n moins funeste, travaillait à éteindre l'expia- 334 JOSEPH DE MAISTRE t i o n dans le m o n d e . La terre n'a p a s crié e n vain : la guerre s'allume. L ' h o m m e , saisi t o u t à coup d'une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s'avance sur le c h a m p de bataille sans savoir ce qu'il v e u t ni m ê m e ce qu'il fait. Qu'est-ce donc q u e cette horrible énigme ? R i e n n'est plus contraire à sa nature, e t rien ne lui répugne moins : il fait a v e c e n t h o u s i a s m e ce qu'il a en horreur. N ' a v e z - v o u s jamais remarqué q u e , sur le c h a m p de mort, l ' h o m m e ne désobéit jamais ? Il pourra bien massacrer N e r v a o u Henri I V ; mais l e plus abominable t y r a n , l e plus insolent boucher de chair h u m a i n e n'entendra jamais là : Nous ne voulons plus vous servir. U n révolte sur le c h a m p de bataille, u n accord pour s'embrasser en reniant u n tyran, e s t u n p h é n o m è n e qui n e se présente p a s à m a mémoire. R i e n ne résiste, rien n e p e u t résister à la force qui traîne l ' h o m m e a u combat ; i n n o c e n t meurtrier, i n s t r u m e n t passif d'une m a i n redoutable, il se plonge tête baissée dans ïabîme qu'il a creusé lui-même ; il donne, il reçoit la mort sans se douter que c'est lui qui a fait la mort. i ^ À i n s i s'accomplit sans cesse, depuis le ciron jusqu'à l ' h o m m e , la grande loi de la destruction violente des êtres v i v a n t s . La terre entière, contin u e l l e m e n t i m b i b é e de sang, n'est qu'un autel i m m e n s e o ù t o u t ce qui v i t doit être i m m o l é sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu'à la c o n s o m m a t i o n des choses, jusqu'à l'extinction du mal, jusqu'à la mort de la mort. Mais l ' a n a t h è m e doit frapper plus directement e t plus visiblement sur l ' h o m m e : l'ange exterminateur tourne c o m m e le soleil autour de ce malheureux globe, e t n e laisse respirer u n e nation que pour e n frapper d'autres. Mais lorsque les LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG 335 crimes, et surtout les crimes d'un certain genre, se sont accumulés jusqu'à u n point marqué, l'ange presse sans mesure son vol infatigable. Pareil à la torche ardente tournée rapidement, l'immense vitesse de son m o u v e m e n t le rend présent à la fois sur t o u s les points de sa redoutable orbite. Il frappe au m ê m e i n s t a n t t o u s les peuples de la terre ; d'autres fois, ministre d'une v e n geance précise et infaillible, il s'acharne sur certaines n a t i o n s et les baigne dans l e sang. N ' a t t e n dez pas qu'elles fassent a u c u n effort pour échapper à leur j u g e m e n t ou pour l'abréger. On croit voir ces grands coupables, éclairés par leur conscience, qui d e m a n d e n t le supplice et l'acceptent pour y trouver l'expiation. T a n t qu'il leur restera du sang, elles viendront l'offrir ; et b i e n t ô t une rare jeunesse se fera raconter ces guerres désolatrices produites par les crimes de ses pères. La guerre est donc divine en elle-même, puisque c'est u n e loi du m o n d e . La guerre est divine par ses conséquences d'un ordre surnaturel, t a n t générales que particulières ; conséquences peu connues parce qu'elles sont peu recherchées, mais qui n'en sont pas moins i n c o n testables. Qui pourrait douter que la mort t r o u v é e dans les c o m b a t s n'ait de grands privilèges ? et qui pourrait croire que les v i c t i m e s de cet épouv a n t a b l e j u g e m e n t aient versé leur sang en v a i n ? Mais il n'est pas t e m p s d'insister sur ces sortes de matières ; notre siècle n'est p a s mûr encore pour s'en occuper : laissons-lui sa p h y s i q u e , et tenons c e p e n d a n t toujours n o s y e u x fixés sur ce m o n d e invisible qui expliquera t o u t . La guerre est divine dans la gloire mystérieuse qui l'environne, e t dans l'attrait n o n moins i n e x plicable qui n o u s y porte. 336 JOSEPH D E M A I S T R E La guerre est divine dans la protection accordée a u x grands capitaines, m ê m e a u x plus hasardeux, qui seront rarement frappés dans les c o m bats, e t s e u l e m e n t lorsque leur r e n o m m é e n e p e u t plus s'accroître e t que leur mission est remplie. La guerre est divine par la manière d o n t elle se déclare. J e n e v e u x excuser personne m a l à propos ; mais c o m b i e n c e u x qu'on regarde c o m m e les auteurs i m m é d i a t s des guerres sont entraînés e u x - m ê m e s par les circonstances ! A u m o m e n t précis a m e n é par les h o m m e s et prescrit par la justice, D i e u s'avance pour venger l'iniquité que les h a b i t a n t s du m o n d e o n t c o m m i s e contre lui. La terre avide de sang, c o m m e nous l'avons ent e n d u il y a quelques jours, ouvre la bouche pour le recevoir et le retenir dans son sein jusqu'au moment où elle devra le rendre. Applaudissons donc a u t a n t qu'on s'écrie : voudra au poète estimable qui Au moindre intérêt qui divise Ces foudroyantes majestés, Bellone porte la réponse, Et toujours le salpêtre annonce Leurs meurtrières volontés. Mais q u e ces considérations très inférieures ne nous e m p ê c h e n t point de porter n o s regards plus haut. La guerre est divine dans ses résultats qui é c h a p p e n t a b s o l u m e n t a u x spéculations d e la raison h u m a i n e : car ils p e u v e n t être t o u t différents entre d e u x nations, quoique l'action d e la guerre se soit montrée égale de part et d'autre. Il y a d e s guerres qui avilissent les n a t i o n s , et les avilissent pour des siècles ; d'autres les exalt e n t , les perfectionnent d e t o u t e s manières, e t LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 337 remplacent m ê m e bientôt, ce qui est fort extraordinaire, les pertes m o m e n t a n é e s , par un surcroît visible d e p o p u l a t i o n . L'histoire nous m o n t r e souv e n t le spectacle d'une p o p u l a t i o n riche et croissante au milieu des c o m b a t s les plus meurtriers ; mais il y a des guerres vicieuses, des guerres de malédictions, que la conscience reconnaît bien m i e u x que le raisonnement : les n a t i o n s en sont blessées à mort, et dans leur puissance, et dans leur caractère ; alors v o u s p o u v e z voir le vainqueur m ê m e dégradé, appauvri, et g é m i s s a n t au milieu de ses tristes lauriers, tandis que sur les terres du v a i n c u , v o u s n e trouverez, après quelques m o m e n t s , pas un atelier, pas u n e charrue qui d e m a n d e un h o m m e . La guerre est divine par l'indéfinissable force qui en détermine les succès. C'était sûrement sans y réfléchir, m o n cher chevalier, que v o u s répétiez l'autre jour la célèbre m a x i m e , que Dieu est toujours pour les gros bataillons. J e ne croirai jamais qu'elle appartienne réellement a u grand h o m m e à qui o n l'attribue ; il p e u t se faire enfin qu'il ait a v a n c é cette m a x i m e e n se jouant, o u sérieusem e n t dans u n sens limité et très vrai ; car Dieu, -dans le g o u v e r n e m e n t temporel de sa providence, n e déroge point (le cas de miracle e x c e p t é ) a u x lois générales qu'il a établies pour toujours. Ainsi, c o m m e d e u x h o m m e s sont plus forts qu'un, cent mille h o m m e s d o i v e n t avoir plus d e force et d'action que c i n q u a n t e mille. Lorsque nous dem a n d o n s à D i e u la victoire, nous n e lui d e m a n d o n s pas de déroger a u x lois générales d e l'univers ; cela serait trop e x t r a v a g a n t ; mais ces lois se c o m b i n e n t de mille manières, et se laissent vaincre jusqu'à un point qu'on ne p e u t assigner. Trois h o m m e s sont plus forts qu'un seul sans d o u t e : 338 JOSEPH DE MAISTRE la proposition générale est i n c o n t e s t a b l e ; mais un h o m m e habile peut profiter de certaines circonstances, e t un seul Horace tuera les trois Curiaces. Un corps qui a plus de masse qu'un autre a plus de mouvement : sans doute, si les vitesses sont égales ; mais il est égal d'avoir trois de masse et d e u x de vitesse, o u trois de vitesse et d e u x de masse. D e m ê m e une armée de 40.000 h o m m e s est inférieure p h y s i q u e m e n t à une autre armée de 60.000 : mais, si la première a plus d e courage, d'expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle a plus d'action a v e c moins de masse, et c'est ce que nous v o y o n s à c h a q u e p a g e de l'histoire. Les guerres d'ailleurs s u p p o s e n t toujours u n e certaine égalité ; a u t r e m e n t il n'y a point de guerre. J a m a i s je n'ai lu que la république de R a g u s e ait déclaré la guerre a u x sultans, ni celle de Genève a u x rois de France. Toujours il y a u n certain équilibre dans l'univers politique, et m ê m e il n e d é p e n d pas de l ' h o m m e de le rompre (si l'on e x c e p t e certains cas rares, précis et limités) ; voilà pourquoi les coalitions sont si difficiles : si elles n e l'étaient pas, la politique é t a n t si peu gouvernée par la justice, t o u s les jours on s'assemblerait pour détruire une puissance ; mais ces projets réussissent peu, et le faible m ê m e leur échappe a v e c une facilité qui é t o n n e dans l'histoire. Lorsqu'une puissance trop prépondérante é p o u v a n t e l'univers, on s'irrite de ne trouver aucun m o y e n pour l'arrêter ; on se répand en reproches amers contre l'égoïsme e t l'immoralité des cabinets qui les e m p ê c h e n t de se réunir pour conjurer le danger c o m m u n : c'est le cri qu'on e n t e n d i t a u x b e a u x jours de Louis X I V ; mais, dans le fond, ces plaintes ne sont pas fondées. U n e coali- LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 339 tion entre plusieurs souverains, faite sur les principes d'une morale pure et désintéressée, serait un miracle. Dieu, qui ne le doit à personne, et qui n'en fait point d'inutiles, emploie, pour rétablir l'équilibre, d e u x m o y e n s plus simples : t a n t ô t le géant s'égorge lui-même, t a n t ô t une puissance bien inférieure j e t t e sur son c h e m i n un obstacle imperceptible, mais qui grandit ensuite on ne sait c o m m e n t , et d e v i e n t insurmontable ; c o m m e un faible rameau, arrêté dans le courant d'un fleuve, produit enfin u n attérissement qui le détourne. E n partant donc de l'hypothèse de l'équilibre, du moins approximatif, qui a toujours lieu, ou parce que les puissances belligérantes sont égales, ou parce que les plus faibles ont des alliés, combien de circonstances i m p r é v u e s p e u v e n t déranger l'équilibre et faire avorter ou réussir les plus grands projets, en dépit de t o u s les calculs de la prudence h u m a i n e ! Quatre siècles a v a n t notre ère, des oies sauvèrent le Capitole ; neuf siècles après la m ê m e époque, sous l'empereur Arnoulf, R o m e fut prise par u n lièvre. J e d o u t e que, de part ni d'autre, on c o m p t â t sur de pareils alliés o u qu'on redoutât de pareils e n n e m i s . L'histoire est pleine de ces é v é n e m e n t s inconcevables qui déconcertent les plus belles spéculations. Si v o u s j e t e z d'ailleurs un coup d'œil plus général sur le rôle que joue à la guerre la puissance morale, v o u s conviendrez q u e nulle part la main divine ne se fait sentir plus v i v e m e n t à l ' h o m m e : on dirait que c'est u n département, passez-moi ce t e r m e , dont la Providence s'est réservée la direction, et dans lequel elle ne laisse agir l ' h o m m e que d'une manière à peu près mécanique, puisque les succès y d é p e n d e n t presque entièrement de ce qui dépend le moins de lui. J a m a i s il n'est averti plus s o u v e n t 340 JOSEPH DE MAISTRE et plus v i v e m e n t qu'à la guerre de sa propre nullité et de l'inévitable puissance qui règle t o u t . C'est l'opinion qui perd les batailles, et c'est l'opinion qui les gagne. L'intrépide Spartiate sacrifiait à la peur (Rousseau s'en étonne quelque part, je n e sais pourquoi) ; Alexandre sacrifia aussi à la peur a v a n t la bataille d'Arbelles. Certes, ces gens-là a v a i e n t g r a n d e m e n t raison; et, pour rectifier c e t t e d é v o t i o n pleine de sens, il suffit de prier Dieu qu'il daigne ne pas nous envoyer la peur. La peur ! Charles V se m o q u a plaisamm e n t de c e t t e épitaphe qu'il lut en passant : Ci-gît qui n'eut jamais peur. E t quel h o m m e n'a jamais eu peur dans sa v i e ? qui n'a point eu l'occasion d'admirer, et dans lui, et a u t o u r de lui, e t dans l'histoire, la t o u t e - p u i s s a n t e faiblesse de c e t t e passion, qui s e m b l e s o u v e n t avoir plus d'empire sur nous à mesure qu'elle a moins de motifs raisonnables ? Prions donc, monsieur le chevalier, — car c'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse, puisque c'est v o u s qui avez appelé ces réflexions — prions Dieu, de t o u t e s nos forces, qu'il écarte de nous et de nos amis la peur qui est à ses ordres, et qui p e u t ruiner en un i n s t a n t les plus belles spéculations militaires. E t n e soyez pas effarouché de ce m o t d e peur ; car, si v o u s le preniez dans son sens le plus strict, v o u s pourriez dire que la chose qu'il e x p r i m e est rare, e t qu'il est h o n t e u x de la craindre. Il y a une peur de f e m m e qui s'enfuit en criant ; et celle-là, il est permis, ordonné m ê m e de n e pas la regarder c o m m e possible, quoiqu'elle ne soit pas t o u t à fait un p h é n o m è n e i n c o n n u . Mais il y a une autre peur bien plus terrible, qui descend dans le cœur le plus mâle, le glace, e t lui persuade qu'il est v a i n c u . Voilà le fléau é p o u v a n t a b l e tou- LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 341 jours suspendu sur les armées. J e faisais u n jour c e t t e question à u n militaire du premier rang, que v o u s connaissez l'un et l'autre. Dites-moi, M. le Général, qu'est-ce qu'une bataille perdue ? Je n'ai jamais bien compris cela. Il m e répondit après u n m o m e n t de silence : Je rien sais rien. E t , après un second silence, il ajouta : C'est une bataille qu'on croit avoir perdue. R i e n n'est plus vrai. U n h o m m e qui se bat a v e c un autre est vaincu lorsqu'il est t u é ou terrassé, et que l'autre est debout ; il n'en est pas ainsi de d e u x armées : l'une ne peut être t u é e , tandis que l'autre reste en pied. Les forces se balancent ainsi que les morts, et, depuis surtout que l'invention de la poudre a mis plus d'égalité dans les m o y e n s de destruction, une bataille ne se perd plus matériell e m e n t , c'est-à-dire, parce qu'il y a plus de morts d'un côté que de l'autre : aussi Frédéric II, qui s'y e n t e n d a i t un peu, disait : Vaincre, c'est avancer. Mais quel est celui qui a v a n c e ? C'est celui dont la conscience et la c o n t e n a n c e font reculer l'autre. R a p p e l e z - v o u s , M. le c o m t e , ce j e u n e militaire de votre connaissance particulière, qui v o u s peignait un jour, dans u n e de ses lettres, ce moment solennel où, sans savoir pourquoi, une armée se sent portée en avant, comme si elle glissait sur un plan incliné. Je me s o u v i e n s q u e v o u s fûtes frappé de c e t t e phrase, qui e x p r i m e en effet à merveille le m o m e n t décisif ; mais ce m o m e n t échappe t o u t à fait à la réflexion, e t prenez garde surtout qu'il n e s'agit n u l l e m e n t d u n o m b r e dans c e t t e affaire. Le soldat qui glisse en avant a-t-il c o m p t é les morts ? L'opinion est si puissante à la guerre qu'il dépend d'elle de changer la nature d'un m ê m e é v é n e m e n t , et de lui donner d e u x n o m s différents, sans autre raison que son bon 342 JOSEPH DE MAISTRE plaisir. U n général se j e t t e entre d e u x corps ennemis, e t il écrit à sa cour : Je l'ai coupé, il est perdu. Celui-ci écrit à la sienne : Il s'est mis entre deux feux, il est perdu. Lequel des d e u x s'est t r o m p é ? celui qui s e laissera saisir par la froide déesse. E n s u p p o s a n t t o u t e s les circonstances e t celle du n o m b r e surtout, égales de part et d'autre au moins d'une manière a p p r o x i m a t i v e , montrez-moi entre l e s d e u x positions u n e différence qui ne soit p a s p u r e m e n t morale. Le t e r m e de tourner est aussi u n e de ces expressions q u e l'opinion tourne à la guerre c o m m e elle l'entend. Il n ' y a rien de si connu q u e la réponse de c e t t e f e m m e de Sparte à s o n fils qui se plaignait d'avoir u n e épée t r o p courte : Avance a"un pas ; mais, si le j e u n e h o m m e a v a i t pu se faire entendre d u c h a m p de bataille, e t crier à sa mère : Je suis tourné, la noble L a c é d é m o n i e n n e n'aurait pas m a n q u é de lui répondre : Tourne-toi. C'est l'imagination qui perd les batailles. Ce n'est pas m ê m e toujours à b e a u c o u p près l e jour o ù elles se d o n n e n t qu'on sait si elles sont perdues ou gagnées : c'est l e l e n d e m a i n , c'est s o u v e n t d e u x ou trois jours après. On parle beaucoup de batailles dans le m o n d e sans savoir ce que c'est ; o n est surtout assez sujet à les considérer c o m m e des points, tandis qu'elles couvrent d e u x o u trois lieues de p a y s : o n v o u s d i t gravem e n t : C o m m e n t ne s a v e z - v o u s p a s ce qui s'est passé dans ce c o m b a t , puisque v o u s y étiez ? tandis q u e c'est précisément le contraire qu'on pourrait dire assez s o u v e n t . Celui qui e s t à la droite sait-il c e qui se passe à la gauche ? saitil s e u l e m e n t ce qui se passe à d e u x p a s de lui ? J e m e représente a i s é m e n t u n e de ces scènes épouv a n t a b l e s : sur u n v a s t e terrain c o u v e r t de tous LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 343 les apprêts du carnage, et qui semble s'ébranler sous les pas des h o m m e s et des c h e v a u x ; au milieu du feu et des tourbillons de fumée ; étourdi, transporté par le r e t e n t i s s e m e n t des armes à feu et des i n s t r u m e n t s militaires, par des v o i x qui c o m m a n d e n t , qui hurlent ou qui s'éteignent ; environné de morts, de mourants, de cadavres mutilés ; possédé tour à tour par la crainte, par l'espérance, par la rage, par cinq ou six ivresses différentes, que devient l ' h o m m e ? que voit-il ? que sait-il a u bout de quelques heures ? que peut-il sur lui et sur les autres ? Parmi cette foule de guerriers qui ont c o m b a t t u t o u t le jour, il n'y en a s o u v e n t pas u n seul, et pas m ê m e le général, qui sache où est le vainqueur. Il ne tiendrait qu'à moi de v o u s citer des batailles modernes, des batailles fameuses dont la mémoire ne périra jamais ; des batailles qui ont changé la face des affaires en Europe, et qui n'ont été perdues que parce que tel ou tel h o m m e a cru qu'elles l'étaient ; de manière qu'en supposant t o u t e s les circonstances égales, et pas une g o u t t e de sang de plus versée de part et d'autre, un autre général aurait fait chanter le Te Deum chez lui, et forcé l'histoire de dire t o u t le contraire de ce qu'elle dira. Mais, de grâce, à quelle époque a-t-on v u la puissance morale jouer à la guerre un rôle plus é t o n n a n t que de nos jours ? n'est-ce pas une véritable magie que t o u t ce que nous avons v u depuis v i n g t ans ? C'est sans doute a u x h o m m e s de cette époque qu'il appartient de s'écrier : Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ? Mais, sans sortir du sujet qui nous occupe 344 JOSEPH DE MAISTRE m a i n t e n a n t , y a-t-il, dans ce genre, un seul événement contraire a u x plus é v i d e n t s calculs de la probabilité que nous n'ayons v u s'accomplir en dépit de tous les efforts de la prudence humaine ? N'avons-nous pas fini m ê m e par voir perdre des batailles gagnées ? au reste, messieurs, je ne v e u x rien exagérer, car v o u s savez que j'ai une haine particulière pour l'exagération, qui est le mensonge des honnêtes gens. Pour peu que v o u s en trouviez dans ce que je viens de dire, je passe c o n d a m n a t i o n sans disputer, d'autant plus volontiers q u e je n'ai nul besoin d'avoir raison dans t o u t e la rigueur de ce t e r m e . Je crois en général que les batailles ne se g a g n e n t ni ne se perdent point p h y s i q u e m e n t . Cette proposition n'ayant rien de rigide, elle se prête à t o u t e s les restrictions que v o u s jugerez convenables, p o u r v u que vous m'accordiez à votre tour (ce que nul h o m m e sensé ne p e u t me contester) que la puissance morale a une action i m m e n s e à la guerre, ce qui me suffit. Ne parlons donc plus de gros bataillons, M. le Chevalier ; car il n'y a pas d'idée plus fausse et plus grossière, si on ne la restreint dans le sens que je crois avoir expliqué assez clairement. LE COMTE. Votre patrie, M. le sénateur, ne fut pas sauvée par de gros bataillons, lorsqu'au c o m m e n c e m e n t du X V I I siècle, le prince Pajarski et un marchand de b e s t i a u x , n o m m é Mignin, la délivrèrent d'un joug insupportable. L'honnête négociant promit ses biens et ceux de ses amis, en m o n t r a n t le ciel à Pajarski, qui promit son bras et son sang : ils c o m m e n c è r e n t a v e c mille h o m m e s , et ils réussirent. e LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G LE 345 SÉNATEUR. Je suis charmé que ce trait se soit présenté à votre mémoire ; mais l'histoire de t o u t e s les nations est remplie de faits semblables qui m o n t r e n t c o m ment la puissance du nombre peut être produite, excitée, affaiblie ou annulée par une foule de circonstances qui ne d é p e n d e n t pas de nous. Quant à nos Te Deum, si multipliés et s o u v e n t si déplacés, je vous les a b a n d o n n e de t o u t m o n cœur, M. le chevalier. Si Dieu nous ressemblait, ils attireraient la foudre ; mais il sait ce que nous s o m m e s , et nous traite selon notre ignorance. Au surplus, quoiqu'il y ait des abus sur ce point c o m m e il y en a dans t o u t e s les choses humaines, la c o u t u m e générale n'en est pas moins sainte et louable. Toujours il faut demander à Dieu des succès, et toujours il faut l'en remercier ; or c o m m e rien dans ce m o n d e ne dépend plus i m m é d i a t e m e n t de Dieu que la guerre ; qu'il a restreint sur cet article le pouvoir naturel de l ' h o m m e , et qu'il aime à s'appeler le Dieu de la guerre, il y a t o u t e s sortes de raisons pour nous de redoubler nos v œ u x lorsque nous s o m m e s frappés de ce fléau terrible ; et c'est encore avec grande raison que les nations chrétiennes sont c o n v e n u e s t a c i t e m e n t , lorsque leurs armes ont été heureuses, d'exprimer leur reconnaissance envers le Dieu des armées par un Te Deum ; car je ne crois pas que, pour le remercier des victoires qu'on ne t i e n t que de lui, il soit possible d'employer une plus belle prière : elle appartient à votre église, monsieur le c o m t e . LE COMTE. Oui, elle est née en Italie, à ce qui paraît ; et 346 JOSEPH DE MAISTRE le titre d'Hymne ambroisienne pourrait faire croire qu'elle appartient e x c l u s i v e m e n t à saint Ambroise : cependant on croit assez généralement, à la vérité sur la foi d'une simple tradition, que le Te Deum fut, s'il est permis de s'exprimer ainsi, improvisé à Milan par les d e u x grands et saints docteurs saint Ambroise et saint Augustin, dans un transport de ferveur religieuse ; opinion qui n'a rien que de très probable. E n effet, ce cantique inimitable, conservé, traduit par votre Église et par les c o m m u n i o n s protestantes, ne présente pas la plus légère trace du travail et de la m é d i t a t i o n , n'est point une composition : c'est une effusion ; c'est u n e poésie brûlante, affranchie de t o u t mètre ; c'est un d i t h y r a m b e divin où l'enthousiasme, v o l a n t de ses propres ailes, méprise t o u t e s les ressources de l'art. J e doute que la foi, l'amour, la reconnaissance, aient parlé jamais de langage plus vrai et plus pénétrant. La Prière Le sujet de la guerre ramène tout naturellement la pensée de Maistre vers la prière, sur laquelle il écrit ces pages admirables, trop peu connues. LE CHEVALIER. Vous m e rappelez ce que v o u s nous dîtes dans notre dernier entretien sur le caractère intrinsèque des différentes prières. C'est un sujet que je n'avais jamais m é d i t é ; et v o u s m e donnez envie de faire un cours de prières : ce sera un LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 347 objet d'érudition, car t o u t e s les nations ont prié. LE COMTE. Ce sera u n cours très intéressant et qui ne sera pas de pure érudition. Vous trouverez sur votre route u n e foule d'observations intéressantes ; car la prière de chaque nation est une espèce d'indicateur qui nous m o n t r e a v e c une précision m a t h é m a t i q u e la position morale de c e t t e nation. Les Hébreux, par e x e m p l e , ont donné quelquefois à Dieu le n o m de père : les Païens m ê m e s o n t fait grand usage de ce titre ; mais lorsqu'on en v i e n t à la prière, c'est autre chose : v o u s n e trouverez pas dans t o u t e l'antiquité profane, ni m ê m e dans l'ancien T e s t a m e n t , un seul e x e m p l e que l ' h o m m e ait d o n n é à Dieu le titre de père en lui parlant dans la prière. Pourquoi encore les h o m m e s de l'antiquité, étrangers à la révélation de Moïse, n'ont-ils jamais su exprimer le repentir dans leurs prières ? Ils a v a i e n t des remords c o m m e nous, puisqu'ils a v a i e n t u n e conscience : leurs grands criminels parcouraient la terre et les mers pour trouver des expiations et des expiateurs ; ils sacrifiaient à tous les d i e u x irrités ; ils se parfumaient, ils s'inondaient d'eau et de sang ; mais le cœur contrit ne se v o i t point : j a m a i s ils n e s a v e n t d e m a n d e r pardon dans leurs prières. Ovide, après mille autres, a p u m e t t r e ces m o t s dans la bouche de l ' h o m m e outragé qui pardonne a u coupable : Non quia tu dignus, sed quia mitis ego ; mais nul ancien n'a p u transporter ces m ê m e s m o t s dans la bouche du coupable parlant à Dieu. N o u s a v o n s l'air de traduire Ovide dans la liturgie de la messe lorsque nous 348 JOSEPH DE MAISTRE disons : Non œstimator meriti, sed veniœ largitor admitte ; et c e p e n d a n t nous disons alors ce que le genre h u m a i n entier n'a jamais p u dire sans révélation ; car l ' h o m m e s a v a i t bien qu'il pouvait irriter Dieu ou un Dieu, mais n o n qu'il pou- vait Foffenser. Les m o t s de crime e t de criminel appartiennent à t o u t e s les langues : c e u x de péché et d e pécheur n'appartiennent qu'à la l a n g u e chrétienne. Par u n e raison d u m ê m e genre, toujours l ' h o m m e a p u appeler Dieu père, ce qui n'exprime qu'une relation de création et de puissance ; mais nul h o m m e , par ses propres forces, n'a p u dire mon père ! car ceci e s t u n e relation d'amour, étrangère m ê m e a u m o n t Sinaï, et qui n'appartient qu'au Calvaire. Encore u n e observation : la barbarie d u peuple hébreu e s t u n e des t h è s e s favorites d u X V I I I siècle ; il n'est permis d'accorder à ce peuple a u c u n e science quelconque : il ne connaissait pas la moindre vérité p h y s i q u e ni astronomique : pour lui, la terre n'était q u ' u n e platitude et l e ciel qu'un baldaquin ; sa langue dérive d'une autre, et a u c u n e n e dérive d'elle ; il n'avait ni philosophie, ni arts, ni littérature ; jamais, a v a n t u n e époque très retardée, les nations étrangères n'ont eu la moindre connaissance des livres de Moïse ; et il e s t très f a u x q u e les vérités d'un ordre supérieur qu'on trouve disséminées chez les anciens écrivains d u P a g a n i s m e dérivent de c e t t e source. Accordons t o u t par complaisance : c o m m e n t se fait-il q u e c e t t e m ê m e n a t i o n soit c o n s t a m m e n t raisonnable, intéressante, p a t h é t i q u e , très souv e n t m ê m e sublime et ravissante dans ses prières ? La Bible, e n général, renferme u n e foule de prières d o n t o n a fait u n livre dans notre l a n g u e ; mais elle renferme de plus, dans ce genre, le livre des e LES SOIRÉES DE SAINT-PETERSBOURG 349 livres, le livre par excellence e t qui n'a point de rival, celui des P s a u m e s . LE SÉNATEUR. N o u s a v o n s eu déjà u n e l o n g u e conversation a v e c monsieur le chevalier sur le livre des Psaumes ; je l'ai plaint à ce sujet, c o m m e j e v o u s plains v o u s - m ê m e , de ne pas entendre l'esclavon : car la traduction des P s a u m e s que nous possédons dans c e t t e l a n g u e est u n chef-d'œuvre. LE COMTE. J e n'en d o u t e pas : t o u t le m o n d e est d'accord à cet égard, et d'ailleurs v o t r e suffrage m e suffirait ; mais il faut que, sur ce point, v o u s m e pardonniez des préjugés ou des s y s t è m e s i n v i n cibles. Trois l a n g u e s furent consacrées jadis sur le calvaire : l'hébreu, le grec et le latin ; j e voudrais qu'on s'en t î n t là. D e u x l a n g u e s religieuses dans le cabinet et u n e dans l'église, c'est assez. A u reste, j'honore tous les efforts qui se sont faits dans ce genre chez les différentes n a t i o n s : v o u s savez bien qu'il n e nous arrive guère d e disputer ensemble. LE CHEVALIER. J e v o u s répète aujourd'hui ce que je disais l'autre jour à notre cher sénateur en traitant le m ê m e sujet : j'admire u n p e u D a v i d c o m m e Pindare, je v e u x dire sur parole. LE COMTE. Que d i t e s - v o u s , m o n cher chevalier ? Pindare 350 JOSEPH DE MAISTRE n'a rien de c o m m u n a v e c D a v i d : le premier a pris soin lui-même de nous apprendre qu'il ne parlait qu'aux savants, et qu'il se souciait fort peu d'être entendu de la foule de ses contemporains, auprès desquels il n'était pas fâché d'avoir besoin d'interprètes. Pour entendre parfaitement ce poète, il ne v o u s suffirait pas de le prononcer, de le chanter m ê m e ; il faudrait encore le danser. Je vous parlerai u n jour de ce soulier dorique t o u t étonné des n o u v e a u x m o u v e m e n t s que lui prescrivait la m u s e i m p é t u e u s e de Pindare. Mais quand v o u s parviendriez à le comprendre aussi parfaitement qu'on le p e u t de nos jours, v o u s seriez p e u intéressé. Les odes de Pindare sont des espèces de cadavres dont l'esprit s'est retiré pour toujours. Que v o u s i m p o r t e n t les chevaux de Hiéron ou les mules d'Agésias ? quel intérêt prenez-vous à la noblesse des villes et de leurs fondateurs, a u x miracles des dieux, a u x exploits des héros, a u x amours des n y m p h e s ? Le charme t e n a i t a u x t e m p s et a u x l i e u x ; aucun effet de notre i m a g i n a t i o n ne p e u t le faire renaître. Il n'y a plus d'Olympie, plus d'Elide, plus d'Àlphée ; celui qui se flatterait de trouver le Péloponèse au Pérou serait moins ridicule que celui qui le chercherait dans la Morée. D a v i d , au contraire, brave le t e m p s et l'espace, parce qu'il n'a rien accordé a u x l i e u x ni a u x circonstances : il n'a chanté que Dieu et la vérité immortelle c o m m e lui. Jérusalem n'a point disparu pour nous : elle est toute où nous sommes ; e t c'est D a v i d surtout qui nous la rend présente. Lisez donc et relisez sans cesse les P s a u m e s , n o n , si v o u s m'en croyez, dans nos traductions modernes qui sont trop loin de la source, mais dans la version latine a d o p t é e dans notre église. J e sais que l'hébraïsme, toujours LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 351 plus ou moins visible à travers la Vulgate, étonne d'abord le premier coup d'œil ; car les P s a u m e s , tels que nous les lisons aujourd'hui, quoiqu'ils n'aient pas été traduits sur le t e x t e , l'ont cependant été sur u n e version qui s'était t e n u e ellem ê m e très près de l'hébreu ; en sorte que la difficulté est la m ê m e : mais c e t t e difficulté cède a u x premiers efforts. Faites choix oVun ami qui, sans être hébraïsant, ait pu n é a n m o i n s , par des lectures a t t e n t i v e s et reposées, se pénétrer de l'esprit d'une langue la plus a n t i q u e sans comparaison de t o u t e s celles dont il nous reste des m o n u m e n t s , de son laconisme logique, plus e m barrassant pour nous que le plus hardi laconisme grammatical, et qui se soit a c c o u t u m é surtout à saisir la liaison des idées presque invisible chez les Orientaux, dont le génie bondissant n'entend rien a u x nuances européennes : v o u s verrez que le mérite essentiel de cette traduction est d'avoir su précisément passer assez près e t assez loin de l'hébreu ; v o u s verrez c o m m e n t une syllabe, un m o t , et je ne sais quelle aide légère donnée à la phrase, feront jaillir sous v o s y e u x des beautés du premier ordre. Les P s a u m e s sont une véritable préparation évangélique ; car nulle part l'esprit de la prière, qui est celui de Dieu, n'est plus visible, et de t o u t e s parts on y lit les promesses de t o u t ce que nous p o s s é d o n s . Le premier caractère de ces h y m n e s , c'est qu'elles prient toujours. Lors m ê m e que le sujet d'un p s a u m e paraît absolum e n t accidentel, et relatif s e u l e m e n t à quelque é v é n e m e n t de la v i e du R o i - P r o p h è t e , toujours son génie é c h a p p e à ce cercle rétréci ; toujours il généralise : c o m m e il voit t o u t dans l'immense unité de la puissance qui l'inspire, t o u t e s ses pensées et t o u s ses s e n t i m e n t s se tournent en 352 JOSEPH DE M AI STB E prières : il n'a pas u n e ligne qui n'appartienne à tous les t e m p s e t à t o u s les h o m m e s . J a m a i s il n'a besoin de l'indulgence qui permet l'obscurité à l'enthousiasme ; et c e p e n d a n t , lorsque l'Aigle du Cédron prend son vol vers les n u e s , v o t r e œil pourra mesurer au-dessous de lui plus d'air qu'Horace n'en v o y a i t jadis sous le Cygne de Dircé. T a n t ô t il se laisse pénétrer par l'idée de la présence de Dieu, et les expressions les plus magnifiques se présentent e n foule à son esprit : Où me cacher, où fuir tes regards pénétrants ? Si j'emprunte les ailes de l'aurore et que je m'envole jusqu'aux bornes de VOcêan, c'est ta main même qui m'y conduit et j'y rencontrerai ton pouvoir. Si je m'élance dans les deux, t'y voilà ; si je m'enfonce dans l'abîme, te voilà encore. T a n t ô t il j e t t e les y e u x sur la nature, et ses transports nous apprennent de quelle manière nous d e v o n s le contempler. — Seigneur, dit-il, vous m'avez inondé de joie par le spectacle de vos ouvrages, je serai ravi en chantant les œuvres de vos mains. Que vos ouvrages sont grands, ô Seigneur ! vos desseins sont des abîmes ; mais Faveugle ne voit pas ces merveilles et l'insensé ne les comprend pas. S'il descend a u x p h é n o m è n e s particuliers, quelle a b o n d a n c e d'images ! quelle richesse d'expressions ! V o y e z a v e c quelle vigueur et quelle grâce il e x p r i m e les noces de la terre et de l'élément h u m i d e : Tu visites la terre dans ton amour et tu la combles de richesses ! Fleuve du Seigneur, surmonte tes rivages ! prépare la nourriture de F homme, c'est l'ordre que tu as reçu ; inonde les sillons, va chercher les germes des plantes, et la terre, pénétrée de gouttes génératrices, tressaillera de fécondité. Seigneur, tu ceindras F année d'une couronne de bénédictions ; tes nuées distilleront LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G 353 l'abondance ; des îles de verdure embelliront le désert ; les collines seront environnées d'allégresse ; les épis se presseront dans les vallées ; les troupeaux se couvriront de riches toisons ; tous les êtres pousseront un cri de joie. Oui, tous diront une hymne à ta gloire. Mais c'est dans un ordre plus relevé qu'il faut l'entendre expliquer les merveilles de ce culte intérieur qui ne p o u v a i t de son t e m p s être aperçu que par l'inspiration. L'amour divin qui l'embrase prend chez lui un caractère prophétique ; il dev a n c e les siècles, et déjà il appartient à la loi de grâce. Comme François de Sales ou Fénelon, il découvre dans le cœur de l ' h o m m e ces degrés mystérieux qui, de vertus en vertus, nous mènent jusqu'au Dieu de tous les dieux. Il est inépuisable lorsqu'il e x a l t e la douceur et l'excellence de la loi divine. Cette loi est une lampe pour son pied mal assuré, une lumière, un astre, qui l'éclairé dans les sentiers ténébreux de la vertu ; elle est vraie, elle est la vérité même : elle porte sa justification en elle-même ; elle est plus douce que le miel, plus désirable que l'or et les pierres précieuses ; et ceux qui lui sont fidèles y trouveront une récompense sans bornes ; il la méditera jour et nuit ; il cachera les oracles de Dieu dans son cœur afin de ne le point offenser ; il s'écrie : Si tu dilates mon cœur, je courrai dans la voie de tes commandements. Quelquefois le s e n t i m e n t qui l'oppresse intercepte sa respiration. U n verbe, qui s'avançait pour exprimer la pensée du prophète, s'arrête sur ses lèvres et r e t o m b e sur son cœur ; mais la piété le comprend lorsqu'il s'écrie : T E S A U T E L S , Ô D I E U DES ESPRITS ! D'autres fois on l'entend deviner e n quelques mots t o u t le Christianisme. Apprends^moi, dit-»il, 354 JOSEPH DB MAISTRE à faire ta volonté, parce que tu es mon Dieu. Quel philosophe de l'antiquité a j a m a i s su que la v e r t u n'est q u e l'obéissance à Dieu, parce qu'il est Dieu, et que l e mérite d é p e n d e x c l u s i v e m e n t de cette direction soumise de la pensée ? Il connaissait bien la loi terrible de notre nature viciée : il s a v a i t que l ' h o m m e est conçu dans l'ini- quité, et révolté dès le sein de sa mère contre la loi divine. Aussi bien que le grand A p ô t r e , il s a v a i t q u e l'homme est un esclave vendu à F iniquité qui le tient sous son joug, de manière qu'il ne peut y avoir de liberté que là où se trouve l'esprit de Dieu. Il s'écrie donc a v e c u n e justesse véritablement chrétienne : C'est par toi que je serai arraché à la tentation ; appuyé sur son bras, je franchirai le mur : c e mur de séparation é l e v é dès l'origine entre l ' h o m m e e t le Créateur, ce mur qu'il faut a b s o l u m e n t franchir, puisqu'il n e p e u t être renversé. E t lorsqu'il dit à D i e u : Agis avec moi, ne confesse-t-il pas, n'enseigne-t-il pas t o u t e la vérité ? D ' u n e part rien sans nous, et de l'autre rien sans toi. Que si l ' h o m m e ose t é m é r a i r e m e n t ne s'appuyer que sur l u i - m ê m e , la v e n g e a n c e est t o u t e prête : Il sera livré aux penchants de son cœur et aux rêves de son esprit. Certain que l ' h o m m e est de l u i - m ê m e incapable de prier, D a v i d d e m a n d e à D i e u de le pénétrer de cette huile mystérieuse, de cette onction divine qui ouvrira ses lèvres, et leur permettra de prononcer des paroles de louange et d'allégresse ; et c o m m e il ne nous racontait que sa propre expérience, il nous laisse voir dans lui le travail de l'inspiration. J'ai senti, dit-il, mon cœur s'échauffer au- dedans de moi ; les flammes ont jailli de ma pensée intérieure ; alors ma langue s'est déliée, et j'ai parlé. A ces f l a m m e s chastes de l'amour divin* LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 355 à ces élans sublimes d'un esprit ravi dans le ciel, comparez la chaleur putride de Sapho ou l'enthousiasme soldé de Pindare : le goût, pour se décider, n'a pas besoin de la vertu. V o y e z c o m m e n t le Prophète déchiffre l'incrédule d'un seul m o t : il a refusé de croire, de peur de bien agir ; e t c o m m e n t en un seul m o t encore il donne u n e leçon terrible a u x croyants lorsqu'il leur dit : Vous qui faites profession d'aimer le Seigneur, haïssez donc le mal. Cet h o m m e extraordinaire, enrichi de dons si précieux, s'était n é a n m o i n s rendu é n o r m é m e n t coupable ; mais l'expiation enrichit ses h y m n e s de nouvelles b e a u t é s : jamais le repentir ne parla un langage plus vrai, plus p a t h é t i q u e , plus pénétrant. Prêt à recevoir avec résignation t o u s les fléaux du Seigneur, il veut lui-même publier ses iniquités. Son crime est constamment devant ses yeux, et la douleur qui le ronge ne lui laisse aucun repos. A u milieu de Jérusalem, a u sein de c e t t e p o m p e u s e capitale, destinée à devenir b i e n t ô t la plus superbe ville de la superbe Asie, sur ce trône où la main de Dieu l'avait conduit, il est seul comme le pélican du désert, comme l'effraie cachée dans les ruines, comme le passereau solitaire qui gémit sur le faîte aérien des palais. Il consume ses nuits dans les gémissements, et sa triste couche est inondée de ses larmes. Les flèches du Seigneur Vont percé. Dès lors il n'y a plus rien de sain en lui ; ses os sont ébranlés ; ses chairs se détachent ; il se courbe vers la terre ; son cœur se trouble ; toute sa force l'abandonne ; la lumière même ne brille plus pour lui ; il n'entend plus ; il a perdu la voix ; il ne lui reste que l'espérance. Aucune idée ne saurait le distraire de sa douleur, et c e t t e douleur se t o u r n a n t toujours en prière c o m m e 19 356 JOSEPH DE MAISTRE t o u s ses autres s e n t i m e n t s , elle a quelque chose de v i v a n t qu'on n e rencontre point ailleurs. Il se rappelle sans cesse u n oracle qu'il a prononcé lui-même : Dieu a dit au coupable : Pourquoi te mêles-tu d'annoncer mes préceptes avec ta bouche impure ? je ne veux être célébré que par le juste. La terreur chez lui se m ê l e donc c o n s t a m m e n t à la confiance ; et j u s q u e dans les transports de l'amour, dans l'extase de l'admiration, dans les plus t o u c h a n t e s effusions d'une reconnaissance sans bornes, la pointe acérée du remords se fait sentir c o m m e l'épine à travers les touffes vermeilles d u rosier. Enfin, rien ne m e frappe dans ces magnifiques p s a u m e s c o m m e les v a s t e s idées du P r o p h è t e en matière de religion ; celle qu'il professait, quoique resserrée sur u n point du globe, se distinguait n é a n m o i n s par un p e n c h a n t marqué vers l'universalité. Le temple de Jérusalem était o u v e r t à t o u t e s les nations, et le disciple de Moïse ne refusait de prier son D i e u a v e c a u c u n h o m m e , ni pour a u c u n h o m m e : plein de ces idées grandes et généreuses, et poussé d'ailleurs par l'esprit prophétique qui lui m o n t r a i t d'avance la célérité de la parole et la puissance évangélique, D a v i d ne cesse d e s'adresser au genre h u m a i n e t de l'appeler t o u t entier à la vérité. Cet appel à la lumière, ce v œ u de son cœur, r e v i e n t à c h a q u e i n s t a n t dans ses sublimes c o m p o s i t i o n s . Pour l'exprimer en mille manières, il épuise la langue sans pouvoir se contenter. Nations de l'univers, louez toutes le Seigneur ; écoutez-moi, vous tous qui habitez le temps. Le Seigneur est bon pour tous les hommes, et sa miséricorde se répand sur tous ses ouvrages. Son royaume embrasse tous les siècles et toutes les générations. Peuples de la terre, poussez vers Dieu LES S O I R É E S D E S A I N T - P É T E R S B O U R G 357 des cris d'allégresse ; chantez des hymnes à la gloire de son nom ; célébrez sa grandeur par vos cantiques ; dites à Dieu : La terre entière vous adorera ; elle célébrera par ses cantiques la sainteté de votre nom. Peuples, bénissez votre Dieu et faites retentir partout ses louanges ; que vos oracles, Seigneur, soient connus de toute la terre, et que le salut que nous tenons de vous parvienne à toutes les nations. Pour moi, je suis F ami, le frère de tous ceux qui vous craignent, de tous ceux qui observent vos commandements. Rois, princes, grands de la terre, peuples qui la couvrez, louez le nom du Seigneur, car il n'y a de grand que ce nom. Que tous les peuples réunis à leurs maîtres ne fassent plus qu'une famille pour adorer le Seigneur ! Nations de la terre, applaudissez, chantez, chantez notre roi ! chantez, car le Seigneur est le roi de l'univers. CHANTEZ A V E C I N T E L L I G E N C E . le Que tOUt esprit loue Seigneur. Dieu n'avait pas dédaigné de contenter ce grand désir. Le regard prophétique du saint Roi, en se plongeant dans le profond avenir, v o y a i t déjà l'immense explosion du cénacle et la face de la terre renouvelée par l'effusion de l'esprit divin. Que ses expressions sont belles et surtout justes ! De tous les points de la terre les hommes se R E S S O U V I E N D R O N T du Seigneur et se convertiront à lui ; il se montrera, et toutes les familles humaines s'inclineront. Sages amis, observez ici en p a s s a n t c o m m e n t l'infinie b o n t é a p u dissimuler quarante siècles : elle a t t e n d a i t le souvenir de l ' h o m m e . J e finirai par v o u s rappeler un autre v œ u du ProphèteRoi : Que ces pages, dit-il, soient écrites pour les générations futures, et les peuples qui n'existent point encore béniront le Seigneur. 358 JOSEPH DE MAISTRE Il est exaucé, parce qu'il n'a c h a n t é que l'Eternel ; ses c h a n t s participent d e l'éternité : les a c c e n t s enflammés, confiés a u x cordes de sa lyre divine, retentissent encore après trente siècles dans t o u t e s les parties de l'univers. La s y n a g o g u e conserva les p s a u m e s ; l'Eglise se hâta de les adopter ; la poésie de t o u t e s les nations chrétiennes s'en est emparée ; et, depuis plus de trois siècles, le soleil ne cesse d'éclairer quelques t e m p l e s dont les v o û t e s retentissent de ces h y m n e s sacrées. On les c h a n t e à R o m e , à Genève, à Madrid, à Londres, à Québec, à Quito, à Moscou, à P é k i n , à B o t a n y - B a y ; o n les murmure au Japon. Le Livre des Soirées Au début du huitième entretien, Maistre en résumant tout ce qui a été dit jusqu'alors, caractérise la méthode des Soirées de Saint-Pétersbourg. LE CHEVALIER. T r o u v e z b o n , messieurs, q u ' a v a n t de poursuivre nos entretiens je v o u s présente le procèsverbal des séances précédentes. LE SÉNATEUR. Qu'est-ce donc q u e v o u s v o u l e z dire, monsieur le chevalier ? LE CHEVALIER. Le plaisir que je prends à nos conversations LES SOIREES DE SAINT-PETERSBOURG 359 m'a fait naître l'idée de les écrire. T o u t ce que nous disons ici se grave p r o f o n d é m e n t dans m a mémoire. Vous s a v e z que c e t t e faculté est très forte chez moi : c'est u n mérite assez léger pour qu'il me soit permis de m'en parer ; d'ailleurs je ne d o n n e point a u x idées le t e m p s de s'échapper. Chaque soir a v a n t de m e coucher, et dans le m o m e n t o ù elles me sont encore très présentes, j'arrête sur le papier les traits principaux, et pour ainsi dire la trame de la conversation ; l e lendemain je m e m e t s a u travail de b o n n e heure et j ' a c h è v e le tissu, m'appliquant surtout à suivre le fil du discours et la filiation des idées. Vous s a v e z d'ailleurs que je ne m a n q u e pas de t e m p s , car il s'en faut que nous puissions nous réunir e x a c t e m e n t t o u s les jours ; je regarde m ê m e c o m m e une chose impossible que trois personnes i n d é p e n dantes puissent, pendant d e u x ou trois semaines seulement, faire c h a q u e jour la m ê m e chose, à la m ê m e heure. Elles auront b e a u s'accorder, se promettre, se donner parole e x p r e s s é m e n t , e t t o u t e affaire cessante, toujours il y aura de t e m p s à autre quelque e m p ê c h e m e n t insurmontable, et s o u v e n t ce n e sera qu'une bagatelle. Les h o m m e s ne p e u v e n t être réunis pour u n b u t quelconque sans u n e loi o u u n e règle qui les prive d e leur v o l o n t é : il faut être religieux ou soldat, J'ai donc eu plus de t e m p s qu'il ne fallait, et j e crois que peu d'idées essentielles m e s o n t échappées. V o u s ne m e refuserez pas d'ailleurs le plaisir d'entendre la lecture de m o n ouvrage : et v o u s comprendrez, à la largeur des marges, q u e j'ai c o m p t é sur de nombreuses corrections. J e m e suis promis une véritable jouissance dans c e travail c o m m u n ; mais je v o u s a v o u e qu'en m ' i m p o s a n t c e t t e t â c h e pénible, j'ai pensé a u x autres plus qu'à moi. J e 360 JOSEPH DE MAISTRE connais b e a u c o u p d ' h o m m e s dans le m o n d e , beaucoup de jeunes gens surtout, e x t r ê m e m e n t dégoûtés des doctrines modernes. D'autres flottent et ne d e m a n d e n t qu'à se fixer. J e voudrais leur c o m m u n i q u e r ces m ê m e s idées qui ont occupé nos soirées, persuadé que je serais utile à quelquesuns et agréable au moins à b e a u c o u p d'autres. Tout h o m m e est une espèce de FOI pour un autre, et rien ne l'enchante, lorsqu'il est pénétré d'une croyance et à mesure qu'il en est pénétré, c o m m e de la trouver chez l ' h o m m e qu'il estime. S'il vous semblait m ê m e que ma plume, aidée par une mémoire heureuse et par une révision sévère, eût rendu fidèlement nos conversations, en vérité je pourrais fort bien faire la folie de les porter chez l'imprimeur. LE COMTE. J e puis me tromper, mais je ne crois pas qu'un tel ouvrage réussît. LE CHEVALIER. Pourquoi donc, je vous en prie ? Vous me disiez cependant, il y a peu de t e m p s , qu'une conversation valait mieux qu'un livre. LE COMTE. Elle v a u t m i e u x sans d o u t e pour s'instruire, puisqu'elle a d m e t l'interruption, l'interrogation et l'explication ; mais il ne s'ensuit pas qu'elle soit faite pour être imprimée. LES SOIRÉES LE DE SAINT-PÉTERSBOURG 361 CHEVALIER. Ne confondons pas les termes : c e u x de couver' sation, de dialogue et d'entretien n e sont pas s y n o n y m e s . La conversation d i v a g u e de sa nature : elle n'a jamais de b u t antérieur ; elle dépend des circonstances ; elle a d m e t un nombre illimité d'interlocuteurs. J e conviendrai donc si v o u s v o u lez qu'elle ne serait pas faite pour être imprimée, quand m ê m e la chose serait possible, à cause d'un certain pêle-mêle de pensées, fruit des transitions les plus bizarres, qui nous m è n e n t s o u v e n t à parler, dans le m ê m e quart d'heure, de l'exist e n c e d e D i e u e t de l'opéra-comique. Mais Y entretien e s t b e a u c o u p plus sage ; il suppose u n sujet, e t , si ce sujet e s t grave, il m e semble q u e l'entretien e s t subordonné a u x règles de l'art dramatique, qui n ' a d m e t t e n t point u n quatrième interlocuteur. Cette règle e s t dans la nature. Si nous avions ici u n quatrième, il nous gênerait fort. Quant a u dialogue, ce m o t ne représente qu'une fiction ; car il suppose u n e conversation qui n'a jamais e x i s t é . C'est u n e œ u v r e p u r e m e n t artificielle : ainsi o n peut en écrire a u t a n t qu'on v o u dra ; c'est u n e c o m p o s i t i o n c o m m e u n e autre, qui part t o u t e formée, c o m m e Minerve, d u cerveau de l'écrivain, e t l e s dialogues des morts, qui o n t illustré plus d'une p l u m e , sont aussi réels, et m ê m e aussi probables, q u e c e u x des v i v a n t s publiés par d'autres auteurs. Ce genre nous e s t donc a b s o l u m e n t étranger. Depuis q u e v o u s m ' a v e z j e t é l'un e t l'autre dans l e s lectures sérieuses, j'ai l u les Tusculanes de Cicéron, traduites e n français par le président Bouhier e t p a r l'abbé d'Olivet. Yoilà encore u n e 362 JOSEPH DE MAISTRE œ u v r e de pure i m a g i n a t i o n , et qui ne d o n n e pas seulement l'idée d'un entretien réel. Cicéron introduit u n auditeur qu'il désigne t o u t s i m p l e m e n t par la lettre A : il se fait faire une question par cet auditeur imaginaire, et lui répond t o u t d'une haleine par une dissertation régulière : ce genre ne peut être le nôtre. N o u s ne s o m m e s point des lettres majuscules ; nous s o m m e s des êtres très réels, très palpables : nous parlons pour nous instruire et pour nous consoler. Il n'y a entre nous a u c u n e subordination ; et, malgré la supériorité d'âge et de lumières, v o u s m'accordez une égalité que je ne d e m a n d e point. J e persiste donc à croire que si nos entretiens étaient publiés fidèlement, c'est-à-dire a v e c t o u t e c e t t e e x a c t i t u d e qui est possible... Vous riez, M. le sénateur ? LE SÉNATEUR. J e ris, en effet, parce qu'il me semble que, sans v o u s en apercevoir, v o u s a r g u m e n t e z p u i s s a m m e n t contre v o t r e projet. C o m m e n t pourriez-vous c o n v e nir plus clairement des i n c o n v é n i e n t s qu'il entraînerait, qu'en nous entraînant n o u s - m ê m e s dans une conversation sur les conversations ? Ne v o u driez-vous pas aussi l'écrire, par hasard ? LE CHEVALIER. J e n'y manquerais pas, je v o u s assure, si je publiais le livre ; et je suis persuadé que personne ne s'en fâcherait. Quant a u x autres digressions inévitables dans t o u t entretien réel, j ' y vois plus d'avantages que d'inconvénients, p o u r v u qu'elles naissent d u sujet et sans aucune violence. Il me LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 363 semble que t o u t e s les vérités n e p e u v e n t se tenir debout par leurs propres forces : il en est qui ont besoin d'être, pour ainsi dire, flanquées par d'autres vérités, et de là vient c e t t e m a x i m e très vraie que j'ai lue je ne sais où : Que pour savoir bien une chose, il fallait en savoir un peu mille. J e crois donc que c e t t e facilité que d o n n e la conversation, d'assurer sa route en é t a y a n t u n e proposition par d'autres lorsqu'elle en a besoin ; que c e t t e facilité, dis-je, transportée dans un livre, pourrait avoir son prix e t m e t t r e d e l'art dans la négligence. LE SÉNATEUR. É c o u t e z , M. le chevalier, je le m e t s sur v o t r e conscience, e t je crois que notre ami en fait a u t a n t . J e crains peu, a u reste, que la responsabilité puisse j a m a i s v o u s ôter le sommeil, le livre ne p o u v a n t faire b e a u c o u p de m a l , ce m e s e m b l e . T o u t ce que nous v o u s d e m a n d o n s en c o m m u n , c'est de v o u s garder sur t o u t e s choses, q u a n d m ê m e v o u s n e publieriez l'ouvrage qu'après notre mort, de dire dans la préface : J'espère que le lecteur ne regrettera pas son argent ; a u t r e m e n t v o u s nous verriez apparaître c o m m e d e u x ombres furieuses, et malheur à v o u s ! Après cette digression, l'entretien est ramené sur le problème du mal. Maistre vante l'utilité de la souffrance, justifie l'existence du Purgatoire que prouve à elle seule l'idée de Dieu. Dieu est juste : l'existence du désordre ici-bas suffirait à le démontrer. Mais il faut le sens religieux pour comprendre les choses divines. Sénèque et saint Paul en sont les témoignages. 364 JOSEPH 0E MAISTRE Les Origines du Christianisme LE CHEVALIER. Dès que j'aurai rédigé cet entretien, je v e u x le faire lire à cet ami c o m m u n dont v o u s me parliez il y a peu de t e m p s ; je suis persuadé qu'il trouvera v o s raisons bonnes, ce qui v o u s fera grand plaisir, puisque v o u s l'aimez t a n t . Si je ne me trompe, il croira m ê m e que v o u s avez ajouté a u x raisons de Sénèque, qui d e v a i t être c e p e n d a n t un très grand génie, car il est cité de t o u t côté. Je m e rappelle que mes premières versions étaient puisées dans un petit livre intitulé Sénèque chrétien, qui ne contenait que les propres paroles de ce philosophe. Il fallait que cet h o m m e fût d'une belle force pour qu'on lui ait fait cet honneur. J'avais donc une assez grande vénération pour lui, lorsque La Harpe est v e n u déranger t o u t e s m e s idées a v e c un v o l u m e entier de son Lycée, t o u t rempli d'oracles t r a n c h a n t s rendus contre Sénèque. J e v o u s a v o u e c e p e n d a n t que je p e n c h e toujours pour l'avis du v a l e t de la comédie : Ce Sénèque, monsieur, était un bien grand homme ! LE COMTE. Vous faites fort bien, M. le chevalier, de ne point changer d'avis. J e sais par c œ u r t o u t ce qu'on a dit contre Sénèque ; mais il y a bien des choses aussi à dire en sa faveur. Prenez garde seulement que le plus grand défaut qu'on reproche à lui ou à son style tourne au profit de ses lecteurs ; sans d o u t e il est trop recherché, trop sen- LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 365 t e n c i e u x ; sans d o u t e il v i s e t r o p à ne rien dire c o m m e les autres : mais a v e c ses tournures originales, av.ec ses traits i n a t t e n d u s , il pénètre profond é m e n t las esprits, Et de tout ce qu'il dit laisse un long souvenir. J e n e connais pas d'auteur (Tacite peut-être e x c e p t é ) qu'on se rappelle d a v a n t a g e . A n e considérer que le fond des choses, il a des m o r c e a u x inestimables ; ses épîtres sont u n trésor de morale et de b o n n e philosophie. Il y a telle de ces épîtres que Bourdaloue o u Massillon auraient p u réciter en chaire a v e c quelques légers c h a n g e m e n t s : ses questions naturelles sont sans contredit le morceau le plus précieux que l'antiquité nous ait laissé dans ce genre : il a fait u n b e a u traité sur la Providence qui n'avait p o i n t encore de n o m à R o m e du t e m p s de Cicéron. Il n e tiendrait qu'à moi de le citer sur une foule de questions qui n'avaient pas é t é traitées ni m ê m e pressenties par ses devanciers. Cependant, malgré s o n mérite, qui est très grand, il m e serait permis de convenir sans orgueil que j'ai p u ajouter à ses raisons. Car j e n'ai en cela d'autre mérite que d'avoir profité de plus grands secours ; et j e crois aussi, à v o u s parler vrai, qu'il n'est supérieur à c e u x qui l'ont précédé q u e par la m ê m e raison, et que s'il n'avait été r e t e n u par les préjugés de siècle, d e patrie et d ' É t a t , il eût p u nous dire à peu près t o u t ce que j e v o u s ai dit ; car t o u t me porte à juger qu'il a v a i t u n e connaissance assez approfondie de nos d o g m e s . LE Croiriez-vous SÉNATEUR. peut-être au Christianisme de 366 JOSEPH DB MAISTRE Sénèque ou à sa correspondance épistolaire a v e c saint Paul ? LE COMTE. J e suis fort éloigné de soutenir ni l'un ni l'autre de ces d e u x faits ; mais je crois qu'ils o n t une racine vraie, et je m e tiens sûr q u e Sénèque a e n t e n d u saint Paul, c o m m e j e le suis que v o u s m'écoutez dans ce m o m e n t . Nés et v i v a n t s dans la lumière, nous ignorons ses effets sur l ' h o m m e qui n e l'aurait j a m a i s v u e . Lorsque les Portugais portèrent le Christianisme a u x Indes, les Japonais, qui s o n t le peuple le plus intelligent de l'Asie, furent si frappés de cette nouvelle doctrine dont la r e n o m m é e les a v a i t c e p e n d a n t très imparfaitem e n t informés, qu'ils d é p u t è r e n t à Goa d e u x membres d e leurs d e u x principales académies pour s'informer de c e t t e nouvelle religion ; et bientôt des ambassadeurs japonais vinrent demander des prédicateurs chrétiens a u vice-roi des Indes ; de manière que, pour le dire en passant, il n'y e u t j a m a i s rien de plus paisible, de plus égal et de plus libre que l'introduction du Christianisme au J a p o n : ce qui est profondément ignoré par b e a u c o u p de gens qui se m ê l e n t d'en parler. Mais les R o m a i n s et les Grecs du siècle d'Auguste étaient bien d'autres h o m m e s que les J a p o n a i s du X V I . N o u s n e réfléchissons pas assez à l'effet que le Christianisme dut opérer sur u n e foule de bons esprits de c e t t e époque. Le gouverneur r o m a i n de Césarée, qui savait très bien ce que c'était que cette doctrine, disant t o u t effrayé à saint Paul : a C'est assez pour cette heure, retirez-vous, » et les aréopagites qui lui disaient : e « Nous vous entendrons une autre fois sur ces LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 367 choses, » faisaient, sans le savoir, u n bel éloge de sa prédication. Lorsqu'Agrippa, après avoir e n t e n d u saint Paul, lui dit : II s'en faut de peu que vous ne me persuadiez d'être chrétien ; l'Apôtre • lui répondit : « Plût à Dieu qu'il ne s'en fallût de rien du tout, et que vous devinssiez, vous et tous ceux qui m'entendent, semblables à moi, A LA » et il m o n t r a ses chaînes. Après que dix-huit siècles o n t passé sur ces pages saintes : après cent lectures de c e t t e belle réponse, R É S E R V E D E CES L I E N S , je crois la lire encore pour la première fois, t a n t elle me paraît noble, douce, ingénieuse, pénétrante ! J e ne puis v o u s exprimer enfin à quel point j'en suis t o u c h é . Le c œ u r de d'Alembert, quoique raccorni par l'orgueil et par u n e philosophie glaciale, ne tenait pas contre ce discours : jugez de l'effet qu'il dut produire sur les auditeurs. Rappelons-nous que les h o m m e s d'autrefois étaient faits c o m m e nous. Ce roi Agrippa, c e t t e reine Bérénice, ces proconsuls Serge et Gallion (dont le premier se fit chrétien), ces gouverneurs F é l i x et F a u s t u s , ce tribun Lysias et t o u t e leur suite, a v a i e n t des parents, des amis, des correspondants. Ils parlaient, ils écrivaient. Mille bouches répétaient ce que nous lisons aujourd'hui, et ces nouvelles faisaient d'autant plus d'impression qu'elles annonçaient c o m m e preuve de la doctrine des miracles incontestables, m ê m e de nos jours, pour t o u t h o m m e qui juge sans passion. Saint Paul prêcha u n e a n n é e et demie à Corinthe et d e u x ans à E p h è s e ; t o u t ce qui se passait dans ces grandes villes retentissait en u n clin d'œil jusqu'à R o m e . Mais enfin le grand apôtre arriva à R o m e m ê m e où il demeura deux ans entiers, "recevant tous ceux qui venaient le voir, et prêchant en toute liberté sans que personne le gênât. P e n s e z - v o u s qu'une telle 368 JOSEPH DE MAISTRE prédication ait pu échapper à Sénèque qui avait alors s o i x a n t e ans ? et lorsque depuis, traduit au moins d e u x fois d e v a n t les t r i b u n a u x pour la doctrine qu'il enseignait, Paul se défendit publiq u e m e n t et fut absous, pensez-vous que ces événem e n t s n'aient pas rendu sa prédication et plus célèbre et plus puissante ? T o u s c e u x qui o n t la moindre connaissance de l'antiquité s a v e n t que le Christianisme, dans son berceau, était pour les Chrétiens une initiation, et pour les autres un système, u n e secte philosophique o u théurgique. T o u t le m o n d e sait c o m b i e n o n é t a i t alors a v i d e d'opinions nouvelles : il n'est pas m ê m e permis d'imaginer q u e Sénèque n'ait point e u connaissance de l'enseignement de saint Paul ; et la démonstration est a c h e v é e par la lecture de ses ouvrages, o ù il parle, de D i e u et de l ' h o m m e d'une manière t o u t e nouvelle. A c ô t é du passage de ses épîtres o ù il dit que Dieu doit être honoré et A I M É , u n e main i n c o n n u e écrivit jadis sur la marge d e l'exemplaire d o n t je me sers : Deum amari vix alii auctores dixerunt. L'expression est au m o i n s très rare et très remarquable. 1 Pascal a fort bien observé qu'aucune autre reli- gion que la nôtre n'a demandé à Dieu de l'aimer ; sur quoi je me rappelle que Voltaire, dans le h o n t e u x c o m m e n t a i r e qu'il a a j o u t é a u x pensées de cet h o m m e f a m e u x , objecte que Marc-Aurèle et Epictète parlent CONTINUELLEMENT S aimer Dieu. Pourquoi ce joli érudit n'a-t-il pas daigné nous citer les passages ? Rien n'était plus aisé, puisque, s u i v a n t lui, ils se t o u c h e n t . Mais r e v e n o n s à Sénèque. Ailleurs il a dit : Mes Dieux, et m ê m e notre Dieu et notre Père ; il a dit formellement : Que la volonté de Dieu soit faite. On passe sur ces expressions ; mais cherchez-en d e semblables chez LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 369* les philosophes qui l'ont précédé, et cherchez-les surtout dans Cicéron qui a traité précisément les m ê m e s sujets. V o u s n'exigez pas, j'espère, de ma mémoire d'autres citations dans ce m o m e n t ; mais lisez les ouvrages de S é n è q u e , e t v o u s sentirez la v é r i t é de ce q u e j'ai l'honneur d e v o u s dire. J e me flatte que, lorsque v o u s t o m b e r e z sur certains passages d o n t je n'ai plus qu'un souvenir v a g u e , o ù il parle de l'incroyable héroïsme d e certains h o m m e s qui o n t b r a v é les t o u r m e n t s les plus horribles a v e c u n e intrépidité qui parait surpasser les forces de l ' h u m a n i t é , v o u s ne douterez guère qu'il n'ait eu les Chrétiens en v u e . D'ailleurs, la tradition sur le Christianisme de* Sénèque et sur ses rapports a v e c saint Paul, sans être décisive, est c e p e n d a n t quelque chose de plus que rien, si on la joint surtout a u x autres présomptions. Enfin le Christianisme à peine n é avait pris racine dans la capitale du m o n d e . Les Apôtres a v a i e n t prêché à R o m e v i n g t - c i n q ans a v a n t le règne de Néron. Saint Pierre s'y entretint a v e c Philon : d e pareilles conférences produisirent nécessairement de grands effets. Lorsque nous e n t e n d o n s parler de J u d a ï s m e à R o m e sous les premiers empereurs, et surtout parmi les R o m a i n s m ê m e s , très s o u v e n t il s'agit de Chrétiens : rien n'est si aisé q u e de s'y tromper. On sait que les Chrétiens, du moins un assez grand n o m b r e d'en* tre e u x , se crurent l o n g t e m p s t e n u s à l'observ a t i o n de certains points de la loi mosaïque ; par e x e m p l e , à celui de l'abstinence du sang. Fort a v a n t dans le quatrième siècle, on v o i t encore des Chrétiens martyrisés en Perse pour avoir refusé de violer les observances légales. Il n'est donc pas é t o n n a n t qu'on les ait s o u v e n t 370 JOSEPH DE MAISTRE confondus, e t v o u s verrez e n effet les Chrétiens e n v e l o p p é s c o m m e Juifs dans la persécution que ces derniers s'attirèrent par leur révolte contre l'empereur Adrien. Il faut avoir la v u e bien fine et le coup d'œil très juste ; il faut de plus regarder de très près, pour discerner les d e u x religions chez l e s auteurs des d e u x premiers siècles. P l u tarque, par e x e m p l e , de qui veut-il parler, lorsque, dans s o n Traité de la Superstition, il s'écrie : O Grecs 1 qu'est-ce donc que les Barbares ont fait de vous ? et q u e t o u t de suite il parle de sabbatismesy d e prosternations, de h o n t e u x accroupiss e m e n t s , e t c . Lisez le passage entier, e t v o u s ne saurez s'il s'agit de d i m a n c h e ou de sabbat, si v o u s c o n t e m p l e z u n deuil j u d a ï q u e ou les premiers r u d i m e n t s de la pénitence canonique. L o n g t e m p s je n ' y ai v u q u e le J u d a ï s m e pur e t simple ; aujourd'hui je penche pour l'opinion contraire. J e v o u s citerais encore à ce propos les vers de R u tilius, si je m'en souvenais, c o m m e d i t m a d a m e de S é v i g n é . J e v o u s renvoie à son v o y a g e : v o u s y lirez l e s plaintes amères qu'il fait de cette supers- tition judaïque qui s'emparait du monde entier. Il e n v e u t à P o m p é e e t à Titus pour avoir conquis c e t t e malheureuse J u d é e qui e m p o i s o n n a i t l e m o n d e : or, qui pourrait croire qu'il s'agit ici de J u d a ï s m e ? N'est-ce p a s , a u contraire, le Christ i a n i s m e qui s'emparait d u m o n d e e t qui repoussait é g a l e m e n t le J u d a ï s m e et le P a g a n i s m e ? Ici l e s faits parlent ; il n'y a p a s m o y e n de disputer. A u reste, messieurs, j e supposerai volontiers que v o u s pourriez bien être de l'avis d e Montaigne, e t qu'un m o y e n sûr de v o u s faire haïr les choses vraisemblables serait de v o u s les planter pour d é m o n t r é e s . Croyez d o n c ce qu'il v o u s plaira sur c e t t e question particulière ; m a i s dites-moi, LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 371 je v o u s prie, pensez-vous que le J u d a ï s m e seul ne fût pas suffisant pour influer sur le s y s t è m e moral e t religieux d'un h o m m e aussi pénétrant que Sénèque, et qui connaissait parfaitement c e t t e religion ? Laissons dire les p o è t e s qui ne v o i e n t que la superficie des choses, et qui croient avoir t o u t dit q u a n d ils ont appelé les Juifs verpos et recutitos, et t o u t ce qui v o u s plaira. Sans d o u t e q u e le grand a n a t h è m e pesait déjà sur e u x . Mais n e p o u v a i t - o n pas alors, c o m m e à présent, admirer les écrits en méprisant les personnes ? Au m o y e n de la version des S e p t a n t e , Sénèque pouvait lire la Bible aussi c o m m o d é m e n t que nous. Que devait-il penser lorsqu'il comparait les théogonies p o é t i q u e s a u premier verset de la Genèse, o u qu'il rapprochait le déluge d'Ovide de celui de Moïse ? Quelle source i m m e n s e de réflexions ! T o u t e la philosophie a n t i q u e pâlit d e v a n t le seul livre d e la Sagesse. Nul h o m m e intelligent e t libre de préjugés n e lira les P s a u m e s sans être frappé d'admiration et transporté dans un n o u v e a u m o n d e . A l'égard des personnes m ê m e s , il y a v a i t de grarfdes distinctions à faire. Philon e t J o s è p h e étaient bien a p p a r e m m e n t des h o m m e s de b o n n e c o m p a g n i e , et l'on p o u v a i t sans d o u t e s'instruire a v e c e u x . E n général, il y avait dans c e t t e nation, m ê m e dans les t e m p s les plus anciens, et l o n g t e m p s a v a n t son m é l a n g e a v e c les Grecs, b e a u c o u p plus d'instruction qu'on ne le croit c o m m u n é m e n t , par des raisons qu'il ne serait pas difficile d'assigner. Où avaient-ils pris, par e x e m p l e , leur calendrier, l'un des plus justes, et peut-être le plus j u s t e de l'antiquité ? N e w t o n , dans sa chronologie, n'a pas dédaigné de lui rendre pleine justice, e t il ne t i e n t qu'à nous de l'admirer encore d e nos jours, puisque 372 JOSEPH DE MAISTRE nous le v o y o n s marcher de front a v e c celui des nations modernes, sans erreurs ni embarras d'aucune espèce. On peut voir, par l'exemple de Daniel, combien les h o m m e s habiles de cette nation étaient considérés à B a b y l o n e , qui renfermait certainem e n t de grandes connaissances. Le f a m e u x rabbin Moïse Maimonide, dont j'ai parcouru quelques ouvrages t r a d i y t s , nous apprend qu'à la fin de la grande captivité, un très grand nombre de Juifs ne voulurent point retourner chez eux : qu'ils se fixèrent à B a b y l o n e ; qu'ils y jouirent de la plus grande liberté, de la plus grande considération, et que la garde des archives les plus secrètes à E c b a t a n e était confiée à des h o m m e s choisis dans cette nation. E n feuilletant l'autre jour mes petits Elzèvirs que v o u s v o y e z là rangés en cercles sur ce plateau tournant, je t o m b a i par hasard sur la république hébraïque de Pierre Cunœus. Il m e rappela cette anecdote si curieuse d'Aristote, qui s'entretint en Asie a v e c un Juif auprès duquel les s a v a n t s les plus distingués de la Grèce lui parurent des espèces de barbares. La t r a d u c t i o n des livres sacrés dans une langue devenue celle de l'univers, la dispersion des Juifs dans les différentes parties du monde, et la curiosité naturelle à l'homme pour t o u t ce qu'il y a de n o u v e a u et d'extraordinaire, a v a i e n t fait connaître de t o u t côté la loi mosaïque, qui devenait ainsi une introduction au Christianisme. Depuis l o n g t e m p s , les Juifs servaient dans les armées de plusieurs princes qui les e m p l o y a i e n t volontiers à cause de leur valeur reconnue et de leur fidélité sans égale. Alexandre surtout en tira grand parti et leur m o n t r a des égards recherchés. Ses successeurs au t r ô n e d ' E g y p t e l'imité- LES SOIRÉES D E SAINT-PÉTERSBOURG 373 rent sur ce point, et donnèrent c o n s t a m m e n t a u x Juifs de très grandes marques de confiance Lagus m i t sous leur garde les plus fortes places de l ' E g y p t e , et, pour conserver les villes qu'il a v a i t conquises dans la Libye, il ne trouva rien de m i e u x que d'y e n v o y e r des colonies juives. L'un des P t o l o m é e s , ses successeurs, v o u l u t se procurer u n e traduction solennelle des livres sacrés. E v e r g è t e s , après avoir conquis la Syrie, vint rendre ses actions de grâces à Jérusalem r il offrit à D I E U u n grand n o m b r e de v i c t i m e s et fit de riches présents au t e m p l e . Philométor et Cléopâtre confièrent à d e u x h o m m e s d e c e t t e nation le g o u v e r n e m e n t du r o y a u m e e t le c o m m a n d e m e n t de l'armée. T o u t en un m o t justifiait le discours de Tohie à ses frères : Dieu vous a dispersés parmi les nations qui ne le connaissent pas, afin que vous leur fassiez connaître ses merveilles ; afin que vous leur appreniez qu'il est le seul Dieu et le seul tout-puissant. S u i v a n t les idées anciennes, qui a d m e t t a i e n t une foule de divinités et surtout de d i e u x nation a u x , le Dieu d'Israël n'était, pour les Grecs, pour les R o m a i n s et m ê m e pour t o u t e s les autres nations, qu'une nouvelle divinité ajoutée a u x autres ; ce qui n'avait rien de c h o q u a n t . Mais c o m m e il y a toujours dans la vérité une action secrète plus forte que tous les préjugés, le n o u v e a u Dieu, partout o ù il se montrait, d e v a i t nécessairement faire u n e grande impression sur u n e foule d'esprits. J e v o u s en ai cité r a p i d e m e n t q u e l q u e s e x e m p l e s , et j e puis encore v o u s en citer d'autres. La cour des empereurs romains avait un grand respect pour le t e m p l e de Jérusalem. Caïus Agrippa a y a n t traversé la J u d é e sans y faire ses dévotions, (voulez-vous m e pardonner c e t t e exprès- 374 JOSEPH DE MAISTRE sion ?) son aïeul, l'empereur A u g u s t e , e n fut e x t r ê m e m e n t irrité ; et ce qu'il y a de bien singulier, c'est qu'une disette terrible qui affligea R o m e à c e t t e époque fut regardée par l'opinion publique c o m m e u n c h â t i m e n t de c e t t e faute. Par une espèce de réparation, ou par u n m o u v e m e n t s p o n t a n é encore plus honorable pour lui, A u g u s t e , quoiqu'il fût en général grand et c o n s t a n t ennemi des religions étrangères, ordonna qu'on sacrifierait c h a q u e jour à ses frais sur l'autel d e Jérusalem. Livie, sa f e m m e , y fit présenter des dons considérables. C'était la m o d e à la cour, e t la chose e n était v e n u e a u point que t o u t e s les nations, m ê m e les moins amies de la j u i v e , craignaient de l'offenser, de peur de déplaire au maître ; et que t o u t h o m m e qui aurait osé t o u cher a u livre sacré des Juifs, o u à l'argent qu'ils e n v o y a i e n t à Jérusalem, aurait été considéré et puni c o m m e un sacrilège. Le b o n sens d'Auguste d e v a i t sans d o u t e être frappé de la manière dont les Juifs c o n c e v a i e n t la D i v i n i t é . Tacite, par u n a v e u g l e m e n t singulier, a porté c e t t e doctrine a u x nues en c r o y a n t la blâmer d a n s u n t e x t e célèbre ; mais rien ne m'a fait a u t a n t d'impression que l ' é t o n n a n t e sagacité de Tibère a u sujet des Juifs. Séjan, qui les détestait, a v a i t v o u l u jeter sur e u x le s o u p ç o n d'une conjuration qui d e v a i t les perdre : Tibère n'y fit nulle a t t e n t i o n , cor, disait ce prince pénétrant, cette nation, par principe, ne portera jamais la main sur un souverain. Ces Juifs, qu'on se représente c o m m e u n peuple farouche et i n t o lérant, é t a i e n t cependant, à certains égards, le plus tolérant de t o u s , au point qu'on a peine quelquefois à comprendre c o m m e n t les professeurs exclusifs de la vérité se m o n t r a i e n t si a c c o m m o d a n t s a v e c les religions étrangèies. On connaît LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 375 la manière t o u t à fait libérale d o n t Elisée résolut le cas de conscience proposé par u n capitaine de la garde syrienne. Si le prophète a v a i t é t é jésuite, nul d o u t e q u e Pascal, pour c e t t e décision, ne l'eût mis, quoiqu'à tort, dans ses Lettres p r o v i n ciales. Philon, si je n e m e t r o m p e , observe quelque part que le grand-prêtre des Juifs, seul dans l'univers, priait pour les n a t i o n s e t les puissances étrangères. E n effet, j e ne crois pas qu'il y en ait d'autre e x e m p l e dans l'antiquité. Le t e m p l e de J é r u s a l e m était environné d'un portique destiné a u x étrangers qui v e n a i e n t y prier librement. U n e foule de ces Gentils a v a i e n t confiance e n ce Dieu (quel qu'il fût) qu'on adorait sur le m o n t de Sion. Personne ne les gênait ni n e leur d e m a n dait c o m p t e de leurs c r o y a n c e s nationales, et nous les v o y o n s encore, dans l'Evangile, venir, a u jour solennel de P â q u e , adorer à Jérusalem, sans la moindre m a r q u e de désapprobation ni de surprise de la part de l'historien sacré. L'esprit h u m a i n a y a n t é t é suffisamment préparé o u averti par ce noble culte, le Christianisme parut ; et, presque au m o m e n t de sa naissance, il fut c o n n u e t prêché à R o m e . C'en est assez pour que je sois en droit d'affirmer que la supériorité d e Sénèque sur ses devanciers, par parenthèse j ' e n dirais a u t a n t de Plutarque, dans t o u t e s les questions qui intéressent réellement l ' h o m m e , ne p e u t être attribuée qu'à la connaissance plus o u moins parfaite qu'il a v a i t des dogmes m o s a ï q u e s e t chrétiens. La vérité est faite pour notre intelligence c o m m e la lumière pour notre œ i l ; l'une e t l'autre s'insinuent sans effort de leur part e t sans instruction de la nôtre, t o u t e s les fois qu'elles s o n t à portée d'agir. D u m o m e n t o ù le Christianisme parut dans le m o n d e , 376 JOSEPH D E MAISTRE il se fit u n c h a n g e m e n t sensible dans les écrits des philosophes, e n n e m i s m ê m e ou indifférents. Tous ces écrits o n t , si je puis m'exprimer ainsi, une couleur que n'avaient pas les o u v r a g e s antérieurs à c e t t e grande époque. Si d o n c la raison h u m a i n e v e u t nous montrer ses forces, qu'elle cherche ses preuves a v a n t notre ère ; qu'elle ne v i e n n e p o i n t battre sa nourrice, e t , c o m m e elle l'a fait si s o u v e n t , nous citer ce qu'elle t i e n t de la révélation, pour nous prouver qu'elle n'en a pas besoin. Laissez-moi, de grâce, v o u s rappeler un trait ineffable de ce fou du grand genre (comme l'appelle Buffon), qui a tant influé sur u n siècle bien digne de l'écouter. R o u s s e a u n o u s dit fièrem e n t dans s o n E m i l e : Qu'on lui soutient vaine- ment la nécessité d'une révélation, puisque Dieu a tout dit à nos yeux, à notre conscience et à notre jugement : que Dieu veut être adoré E N E S P R I T E T E N V É R I T É , et que tout le reste n'est qu'une affaire de police. Voilà, messieurs, ce qui s'appelle raisonner ! Adorer Dieu en esprit et en vérité ! C'est une bagatelle sans d o u t e ! il n'a fallu Q U E Dieu pour nous l'enseigner. Lorsqu'une bonne n o u s d e m a n d a i t jadis : Pourquoi Dieu nous a-t-il mis au monde ? N o u s répondions : Pour le connaître, l'aimer, le servir dans cette vie, et mériter ainsi ses récompenses dans l'autre. V o y e z c o m m e n t c e t t e réponse, qui est à la portée de la première enfance, est c e p e n d a n t si admirable, si étourdissante, si incontestablem e n t au-dessus de t o u t ce q u e la science h u m a i n e réunie a jamais pu imaginer, que le sceau divin est aussi visible sur c e t t e ligne du Catéchisme élémentaire que sur le Cantique de Marie, ou sur les oracles les plus p é n é t r a n t s du S E R M O N D E LA MONTAGNE. LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 377 Ne s o y o n s donc n u l l e m e n t surpris si c e t t e doctrine divine, plus ou m o i n s c o n n u e de Sénèque, a produit dans ses écrits u n e foule de traits qu'on ne saurait t r o p remarquer. J'espère que c e t t e petite discussion, que nous a v o n s pour ainsi dire t r o u v é e sur notre route, n e v o u s aura point ennuyés. Quant à La Harpe, que j'avais t o u t à fait perdu de v u e , que v o u l e z - v o u s que je v o u s dise ? E n faveur de ses t a l e n t s , de sa noble résolution, de son repentir sincère, de son invariable persévérance, faisons grâce à t o u t ce qu'il a dit sur des choses qu'il n'entendait pas, ou qui réveillaient dans lui quelque passion mal assoupie. Qu'il repose en paix ! E t n o u s aussi, messieurs, allons reposer en paix ; nous a v o n s fait u n excès aujourd'hui, car il est d e u x heures : c e p e n d a n t il ne faut pas nous en repentir. T o u t e s les soirées de cette grande ville n'auront p a s é t é aussi i n a e centes, ni par conséquent aussi heureuses q u e la nôtre. Reposons donc en paix ! et puisse ce s o m meil tranquille, précédé et produit par des t r a v a u x utiles e t d'innocents plaisirs, être l'image e t le gage de ce repos sans fin qui n'est accordé d e m ê m e qu'à une suite de jours passés c o m m e les heures qui v i e n n e n t de s'écouler pour nous ! Dieu est le lieu des esprits et des cœurs Notre u n i t é mutuelle résulte de notre u n i t é en Dieu t a n t célébrée par la philosophie m ê m e . Le s y s t è m e de Malebranche de la vision en Dieu n'est qu'un superbe c o m m e n t a i r e de ces m o t s si connus de saint Paul ; C'est en lui que nous mtoms 378 JOSEPH D E M AI STB E la vie, le mouvement et Fêtre. Le p a n t h é i s m e des stoïciens et celui de Spinosa sont u n e corruption de cette grande idée, mais c'est toujours le m ê m e principe, c'est toujours c e t t e t e n d a n c e vers l'unité. La première fois que je lus dans le grand ouvrage de cet admirable Malebranche, si négligé par son injuste et a v e u g l e patrie : Que Dieu est le lieu des esprits comme Fespace est le lieu des corps, je fus ébloui par cet éclair de génie et prêt à m e prosterner. Les h o m m e s o n t peu dit de choses aussi belles. J'eus la fantaisie jadis de feuilleter les œ u v r e s de m a d a m e G u y o n , u n i q u e m e n t parce qu'elle m'avait é t é r e c o m m a n d é e par le meilleur de mes amis, François de Cambrai. J e t o m b a i sur un passage du c o m m e n t a i r e sur le Cantique des Cantiques, o ù c e t t e f e m m e célèbre compare les intelligences h u m a i n e s a u x e a u x courantes qui sont t o u t e s parties de l'Océan, et qui n e s'agitent sans cesse que pour y retourner (1). (1) Voici le passage de Mad. Guyon» indiqué dans le dialogue : — « Dieu étant notre dernière fin, l'âme peut sans cesse s'écouler dans lui comme dans son terme et son centre, et y être mêlée et transformée sans en ressortir jamais. Ainsi qu'un fleuve, qui est une eau sortie de la mer et très distincte de la mer, se trouvant hors de son origine, tâche par diverses agitations de se rapprocher de la mer, jusqu'à ce qu'y étant enfin retombé, il se perde et se mélange avec elle, ainsi qu'il y était perdu et mêlé avant que d'en sortir ; et il ne peut plus en être distingué. » (Comment, sur le Cantique des Cantiques; in-12, 1687, chap. I, v. i.) L'illustre ami de madame Guyon exprime encore la même idée dans son Télémaque. La raison, dit-il, est comme un grand océan de lumières : nos esprits sont comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retournent pour s'y perdre. (Liv. IV.) On sent dans ces deux morceaux deux âmes fKeHes. LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 379 Mais t o u t e s ces e a u x n e p e u v e n t se mêler à l'Océan sans se mêler ensemble, d u m o i n s d'une certaine manière q u e je n e c o m p r e n d s p a s d u t o u t . Quelquefois je voudrais m'élancer hors des limites étroites de ce m o n d e ; j e voudrais anticiper sur le jour des révélations e t m e plonger dans l'infini. Lorsque la double loi de l ' h o m m e sera effacée, et que ces d e u x centres seront confondus, il sera U N : car n'y a y a n t plus de c o m b a t dans lui, où prendrait-il l'idée de la dualité ? Mais, si n o u s considérons les h o m m e s les uns à l'égard des autres, qu'en sera-t-il d ' e u x lorsque, le mal étant anéanti, il n'y aura plus d e passion ni d'intérêt personnel ? Que deviendra le MOI, lorsque t o u t e s les pensées seront c o m m u n e s c o m m e les désirs, lorsque t o u s les esprits se verront c o m m e ils sont v u s ? Qui p e u t comprendre, qui p e u t se représenter c e t t e Jérusalem céleste où t o u s les h a b i t a n t s , pénétrés par le m ê m e esprit, se pénétreront m u t u e l l e m e n t et se réfléchiront le bonheur ? U n e infinité de spectres l u m i n e u x de m ê m e dimension, s'ils v i e n n e n t à coïncider e x a c t e m e n t dans le m ê m e lieu, n e sont plus u n e infinité de spectres l u m i n e u x ; c'est u n seul spectre infinim e n t l u m i n e u x . J e m e garde bien c e p e n d a n t de vouloir toucher à la personnalité, sans laquelle l'immortalité n'est rien ; mais je n e puis m'empêcher d'être frappé en v o y a n t c o m m e n t t o u t l'univers n o u s r a m è n e à c e t t e m y s t é r i e u s e unité. Saint P a u l a i n v e n t é u n m o t qui a passé dans t o u t e s les langues chrétiennes ; c'est celui d'édifier, qui est fort é t o n n a n t a u premier coup d'œil : car q u ' y a-t-il d o n c de c o m m u n entre la construction d'un édifice e t le b o n e x e m p l e qu'on d o n n e à s o n prochain ? Mais on découvre b i e n t ô t la racine de c e t t e 20 380 JOSEPH DE MAISTRE expression. Le v i c e écarte les h o m m e s , c o m m e la v e r t u les unit. Il n'y a pas un a c t e contre l'ordre qui n'enfante u n intérêt particulier contraire à l'ordre général ; il n'y a p a s u n a c t e pur qui ne sacrifie u n intérêt particulier à l'intérêt général, c'est-à-dire qui ne t e n d e à créer une v o l o n t é une et régulière à la place de ces myriades de v o l o n t é s divergentes et coupables. Saint Paul partait donc de c e t t e idée f o n d a m e n t a l e , que n o u s s o m m e s tous F édifice de Dieu ; et que cet édifice que nous devons élever est le corps du Sauveur. Il tourne c e t t e idée de plusieurs manières. 11 v e u t qu'on %*édifie les u n s les autres ; c'est-à-dire que chaque h o m m e prenne place v o l o n t a i r e m e n t c o m m e une pierre de cet édifice spirituel, et qu'il t â c h e de t o u t e s ses forces d'y appeler les autres, afin que t o u t h o m m e édifie et soit édifié. 11 prononce surt o u t ce m o t célèbre : La science enfle, mais la charité édifie : m o t admirable, et d'une vérité frappante : car la science réduite à elle-même divise a u lieu d'unir, e t t o u t e s ses constructions n e s o n t que des apparences : au lieu que la v e r t u édifie réellement, et ne p e u t m ê m e agir sans édifier. Saint Paul a v a i t lu dans le sublime t e s t a m e n t de son maître que les h o m m e s sont un et plusieurs c o m m e D i e u ; de manière que tous sont terminés et consommés dans V unité, car jusque-là l'œuvre n'est pas finie. E t c o m m e n t n'y aurait-il point entre nous u n e certaine unité (elle sera ce qu'on v o u d r a : on l'appellera c o m m e on v o u d r a ) , p u i s q u ' u n seul homme nous a perdus par un seul acte ? J e n e fais point ici ce qu'on appelle un cercle e n p i o u v a n t l'unité par l'origine du mal, e t l'origine d u mal par l'unité : point du t o u t ; le mal n'est que trop p r o u v é par l u i - m ê m e ; il est p a r t o u t e t s u r t o u t dans nous. Or, d e t o u t e s LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG 381 les suppositions qu'on p e u t i m a g i n e r pour en expliquer l'origine, a u c u n e n e satisfait l e b o n sens ennemi d e l'ergotage a u t a n t q u e c e t t e croyance, qui le présente c o m m e le résultat héréditaire d'une prévarication f o n d a m e n t a l e , et qui a pour elle le torrent de t o u t e s les traditions h u m a i n e s . La dégradation de l ' h o m m e peut d o n c être mise a u n o m b r e des preuves de l'unité h u m a i n e , et n o u s aider à comprendre c o m m e n t par la loi d'analogie, qui régît t o u t e s les choses divines, le salut de même est venu par u n seul. V o u s disiez l'autre jour, M. le c o m t e , qu'il n'y a v a i t pas de d o g m e chrétien qui n e fût a p p u y é sur quelque tradition universelle et aussi ancienne que l ' h o m m e , o u sur quelque s e n t i m e n t i n n é qui nous appartient c o m m e notre propre e x i s t e n c e . Rien n'est plus vrai. N ' a v e z - v o u s jamais réfléchi à l'importance que les h o m m e s o n t toujours a t t a chée a u x repas pris en c o m m u n ? La table, dit u n ancien proverbe grec, est F entremetteuse de Vamitié. P o i n t d e traités, p o i n t d'accords, p o i n t de fêtes, p o i n t de cérémonies d'aucune espèce, m ê m e lugubres, sans repas. Pourquoi l'invitation adressée à u n h o m m e qui dînera t o u t aussi bien chez lui, est-elle u n e politesse ? pourquoi est-il plus honorable d'être assis à la t a b l e d'un prince que d'être assis ailleurs à ses côtés ? D e s c e n d e z depuis le palais du m o n a r q u e européen jusqu'à la h u t t e du cacique ; passez d e la plus h a u t e civilisation a u x r u d i m e n t s d e la société ; e x a m i n e z tous les rangs, t o u t e s les c o n d i t i o n s , tous les caractères, partout v o u s trouverez les repas placés c o m m e u n e espèce de religion, c o m m e u n e théorie d'égards, de bienveillance, d'étiquette, s o u v e n t de politique ; théorie qui a ses lois, ses observances, ses délicatesses très remarquables. Les h o m m e s 382 J O S E P H DÉ MAISTRE n'ont pas t r o u v é de signe d'union plus expressif que celui de se rassembler pour prendre, ainsi rapprochés, u n e nourriture c o m m u n e . Ce signe a paru exalter l'union jusqu'à l'unité. Ce sentim e n t é t a n t d o n c universel, la religion l'a choisi pour e n faire la b a s e d e son principal m y s t è r e ; e t c o m m e t o u t repas, s u i v a n t l'instinct universel, était u n e communion à la m ê m e c o u p e , elle a v o u l u à s o n t o u r q u e sa communion fût u n repas. Pour la v i e spirituelle c o m m e pour la v i e corporelle, u n e nourriture est nécessaire. Le m ê m e organe matériel sert à l'une et à l'autre. A ce b a n q u e t , t o u s les h o m m e s d e v i e n n e n t U N e n se rassasiant d'une nourriture qui est une, e t qui est t o u t e dans t o u s . Les anciens Pères, pour rendre sensible jusqu'à u n certain point c e t t e transformation dans l'unité, tirent volontiers leurs comparaisons de Vèpi et de la grappe, qui sont les m a t é r i a u x d u m y s t è r e . Car t o u t ainsi que plusieurs grains de blé o u de raisin n e font qu'un pain e t u n e boisson, d e m ê m e ce pain et c e v i n m y s t i q u e s , qui nous s o n t présentés à la t a b l e sainte, brisent le MOI, e t n o u s absorbent dans leur i n c o n c e v a b l e u n i t é . Il y a u n e foule d'exemples d e c e s e n t i m e n t naturel, légitimé et consacré par la religion, et qu'on pourrait regarder c o m m e des traces presque effacées d'un é t a t primitif. E n s u i v a n t c e t t e route, croyez-vous, M. le c o m t e , qu'il fût absol u m e n t impossible d e se former u n e certaine i d é e de c e t t e solidarité qui e x i s t e entre les h o m m e s ( v o u s m e permettrez bien ce t e r m e d e jurisprudence), d'où résulte la réversibilité des mérites qui e x p l i q u e t o u t ? Examen de la philosophie de Bacon (Posthume) Joseph de Maistre, examinant la philosophie de Bacon l'un des créateurs de la méthode expérimentale, l'un des philosophes qui luttèrent davantage contre les méthodes de la scolastique, y découvre la plupart des principes du XVIII siècle contre lesquels il avait entrepris une lutte acharnée. Après avoir exposé et réfuté, parfois avec violence, les idées de Bacon sur Dieu, sur l'intelligence, l'âme, le mouvement, les sens, la matière, combattant le matérialisme! il en vient à développer l'argument des causes finales qui sont, selon lui, « le fléau du matérialisme ». e Les Causes finales Il n'y a qu'ordre, proportion, rapport et s y m é trie d a n s l'univers. Si je laisse errer m e s regards dans l'espace, j ' y découvre u n e infinité d e corps différemment l u m i n e u x . Ce s o n t des soleils, des planètes o u des satellites, e t t o u s se m e u v e n t , m ê m e c e u x qui n o u s paraissent immobiles. L ' h o m m e a reçu le triangle pour mesurer t o u t : s'il fait tourner sur elle-même c e t t e figure féconde, elle engendre le solide m e r v e i l l e u x qui recèle t o u t e s les merveilles d e la science. Là se t r o u v e surtout la courbe planétaire ; c o m m e t o u t e s les 384 JOSEPH DE MAISTRE autres courbes régulières, elle est représentée et reproduite par le calcul. U n h o m m e i m m o r t e l a d é c o u v e r t les lois des m o u v e m e n t s célestes ; il a c o m p a r é les t e m p s , les espaces parcourus et les distances. Le n o m b r e enchaîne t o u s ces m o u v e m e n t s ; la lune m ê m e , l o n g t e m p s rebelle, v i e n t aussi se ranger sous la loi c o m m u n e , e t la c o m è t e v a g a b o n d e est surprise d e se voir a t t e i n t e et r a m e n é e par le calcul des e x t r é m i t é s d e son orbite sur son périgée. L ' h o m m e v o l a n t dans l'espace sur ce grain de matière qui l'emporte a p u saisir t o u s ces m o u v e m e n t s , il en fait des tables ; il sait l'heure et la m i n u t e de l'éclipsé d o n t il est séparé par v i n g t générations passées ou futures ; il pourra sur une feuille légère tracer e x a c t e m e n t le s y s t è m e de l'univers, et ces figures imperceptibles seront à l'immense réalité ce que l'intelligence représentatrice est à la créature, semblables par la forme, incommensurables par les dimensions. Si l ' h o m m e regarde autour de lui, il v o i t sa demeure partagée en trois règnes parfaitement distingués, quoique les limites se confondent. D a n s la matière morte il aperçoit c e p e n d a n t l'ordre, l'invariable division, la permanence des genres, et m ê m e une certaine organisation c o m m e n c é e . La cristallisation seule, par l'invariabilité de ses angles jusque dans ses derniers éléments, est pour lui u n e source intarissable d'admiration. Il croit connaître ce règne plus q u e les autres ; mais il se t r o m p e , car il n e c o n n a î t les choses qu'à mesure qu'elles lui ressemblent. Déjà il se reconnaît dans la plante ; mais c'est à l'animal qu'il se compare plus particulièrement, il y arrive par la sensitive, et de l'huître il s'élève jusqu'à l'éléphant, où l'instinct semble faire un effort pour s'approcher E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON 385 d e la raison qu'il ne peut toucher. E n t r e ces d e u x e x t r ê m e s , quelle profusion de richesses 1 quelle délicatesse dans les nuances ! quelle infinie diversité de fins et d e m o y e n s ! Contemplez c e t t e division ternaire de l ' h o m m e , c e t t e t ê t e o ù s'élabore la p e n s é e ; c e t t e poitrine, règne du s e n t i m e n t e t des passions ; c e t t e région inférieure, réceptable des opérations grossières ! Trois organes principaux sont présents dans t o u t e s les parties d u corps par des p r o l o n g e m e n t s de leur propre substance. L'homme est t o u t foie par les v e i n e s qui en partent; il est t o u t c œ u r par les artères ; il est t o u t cerveau par les nerfs. Cette division ternaire, qui est frappante dans l'homme, se répète plus ou moins dans t o u t e l'espèce animale à mesure qu'elle est parfaite ; mais la nature s'est jouée dans l'insecte en coupant les principes pour les distinguer ; et c'est encore cette h u m b l e espèce qu'elle a choisie pour montrer à l ' h o m m e dans les é t o n n a n t e s m é t a m o r p h o s e s de l'insecte u n e allégorie frapp a n t e ; car, lui-même, n'est-il pas s u c c e s s i v e m e n t ver, L A R V E et papillon ? Que l ' h o m m e rassemble t o u t e s les forces de son â m e pour admirer la merveille seule de la reproduction des êtres v i v a n t s . O profondeur ! 0 m y s t è r e i n c o n c e v a b l e qui fatigue l'admiration sans pouvoir l'assouvir ! Qu'est-ce donc que c e t t e c o m m u n i c a t i o n de la v i e ? Le germinaliste, après avoir t r o u v é t a n t de raisons de se moquer de l'épigénésiste, s'arrête l u i - m ê m e t o u t pensif d e v a n t l'oreille d u m u l e t , et d o u t e de tout ce qu'il croyait. Imprégnation, gestation, naissance, accroissement, nutrition, reproduction, dissolution, équilibre des s e x e s , b a l a n c e m e n t des forces, lois de la mort, a b î m e de combinaisons, de rapports, d'affinités et d'intentions manifestes, qui en p r o u v e n t d'autres sans n o m b r e ! U n ancien 386 JOSEPH DE MAISTRE m é d e c i n observait que, parmi les os qui forment, au nombre de deux cents, la charpente du corps humain, il rien est pas un qui riait plus de quarante fins. Le soleil est en rapport a v e c l'œil d u ciron : les r a y o n s du grand astre d o i v e n t pénétrer c e t œil, se courber dans le cristallin e t se réunir sur la rétine c o m m e sur celle d u naturaliste qui cherche l'animalcule à l'aide du microscope ; e t c o m m e rien dans la nature n e p e u t attirer sans être attiré (je dis dans la proportion des masses), c o m m e le v a i s s e a u d e cent pièces qui attire à lui u n canot s'en approche l u i - m ê m e nécessairement, quoique dans une proportion insensible, de m ê m e dans le grand e n s e m b l e t o u t e r les fins s o n t réciproques en proportion de l'importance comparée des êtres ; et il est impossible q u e l'œil d u ciron a i t é t é mis en rapport a v e c le soleil sans q u e le soleil, à son tour, ait été proportionnellement fait pour le ciron ; il y a m ê m e u n e contradiction logique dans la supposition d'une fin, d'une d é p e n d a n c e , d'une proportion, d'un rapport q u e l c o n q u e non réciproque. La d é m o n s t r a t i o n de l'ouvrier par l'ouvrage est vulgaire ; elle se présente à t o u s les esprits, et s'adapte à tous les degrés d'intelligence. Si elle appartient en particulier à quelqu'un, c'est à Cicéron, car il n'y a point, à proprement parler, de pensées n e u v e s : t o u t e s sont c o m m u n e s jusqu'à ce qu'elles soient saisies par u n h o m m e qui sache les revêtir d'une de ces formes qui n'appartiennent qu'au génie. Alors elles s o n t tirées de la foule, et d e v i e n n e n t la propriété de celui qui a su les distinguer ainsi. C'est d o n c Cicéron qui a dit : Quoi 1 la sphère d!Archimède prouve Vexistence d'un ouvrier intelligent qui Fa fabriquée, et le E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON 387 système réel de Vunivers, dont cette machine n'est que F imitation, n'aurait pas la même force ! Il serait difficile de présenter le grand a r g u m e n t manière plus heureuse. e d'une e Science et Religion au XVII et an XVIII siècle Poursuivant l'étude de la philosophie de Bacon, Joseph de Maistre en vient à parler de l'union de la religion et de la science dont Bacon, et beaucoup de philosophes modernes après lui, s'ingénient à découvrir le conflit et l'opposition. Rien ne déplaisait t a n t à B a c o n q u e l'union de la théologie e t de la philosophie. Il appelle c e t t e union un mauvais mariage, plus nuisible qu'une guerre o u v e r t e entre les d e u x puissances. La théologie s'oppose, si l'on v e u t l'en croire, à t o u t e nouvelle d é c o u v e r t e dans les sciences, la chimie a é t é souillée par les affinités t h é o l o g i q u e s . II se plaint de « Fhiver moral e t des c œ u r s glacés d e son siècle, e n qui la religion a v a i t d é v o r é l e génie. » Enfin il n e se c o n t e n t e pas d'insulter P l a t o n e t P y t h a g o r e , c o m m e n o u s l'avons v u , il en v i e n t à se plaindre à p e u près o u v e r t e m e n t du tort que l e Christianisme a v a i t fait a u x sciences, n observe que, depuis l'époque chrétienne, l'imm e n s e majorité des esprits s'était t o u r n é e vers la théologie, et que tous les secours, c o m m e t o u t e s les récompenses, é t a i e n t pour elle. Il se plaint m ê m e que, dans l'antiquité, les é t u d e s des' philosophes s'étaient tournées en grande partie vers la morale, qui é t a i t c o m m e u n e théologie païenne. On croit entendre u n encyclopédiste, e t personne ne p e u t méconnaître dans les différentes citations 21 388 JOSEPH DE MAISTRE qu'on v i e n t de lire, et dans u n e foule d'autres que présente cet ouvrage, c e t t e haine concentrée, cette rancune incurable contre la religion et ses ministres, qui a distingué particulièrement la plupart des s a v a n t s et des b e a u x esprits de notre siècle. Il est c e p e n d a n t peu de m a x i m e s à la fois plus fausses et plus dangereuses que celle qui tend à séparer la religion de la science. « L'esprit, a dit Malebranche, devient plus pur, plus lumineux, plus fort e t plus é t e n d u à proportion que s'augm e n t e l'union qu'il a a v e c Dieu, parce que c'est elle qui fait t o u t e sa perfection. » J e n e suis point é t o n n é que c e t t e m a x i m e et t a n t d'autres du m ê m e genre aient fait tort à Malebranche dans le dernier siècle, et que sa patrie m ê m e , saisie d'un accès de délire dont l'histoire de l'esprit h u m a i n ne présente pas d'autre e x e m p l e , l'ait mis au-dessous de Locke. Malebranche n'a pas moins parfaitement raison, et il n'y a pas m ê m e de l'exagération dans ce qu'il ajoute : « Que les h o m m e s p e u v e n t regarder l'astronomie,la chimie et presque t o u t e s les sciences c o m m e les divertissements d'un h o n n ê t e h o m m e , mais qu'ils ne d o i v e n t pas se laisser surprendre à leur éclat, ni les préférer à la science de l'homme. » B a c o n est t o u t à fait i n e x c u s a b l e d'avoir contredit cette grande vérité, après l'avoir très heureusement exprimée en prononçant ce m o t si c o n n u , que la religion est Varomate qui empêche la science de se corrompre. Il a donc parlé non s e u l e m e n t contre la vérité, mais encore contre sa conscience, en accordant a u x sciences naturelles une suprématie qui ne leur appartient nullement. La prodigieuse E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N 389 dégradation des caractères dans le d i x - h u i t i è m e siècle (publiée m ê m e p h y s i q u e m e n t , surtout en France, par celle des physionomies) n'a pas d'autre cause q u e l ' e x t i n c t i o n des sciences morales sous le règne exclusif de la p h y s i q u e et de la desséc h a n t e algèbre. La science a son prix sans d o u t e , mais elle doit être limitée de plus d'une manière ; car d'abord il est b o n qu'elle soit restreinte dans un certain cercle d o n t le diamètre n e saurait être tracé a v e c précision, m a i s qu'en général il est d a n g e r e u x d'étendre sans mesure. Quelqu'un a fort bien dit, en France, q u e la science ressemble au feu : concentré dans les différents foyers destinés à le recevoir, il est le plus utile e t le plus puissant agent de l ' h o m m e ; éparpillé au hasard, c'est un fléau é p o u v a n t a b l e . L'antiquité nous d o n n e encore sur ce point u n e leçon frappante, car ce n'est pas sans u n e grande raison que, dans les t e m p s primitifs, nous v o y o n s la science renfermée d a n s les t e m p l e s et couverte des voiles de l'allégorie. C'est qu'en effet le feu n e doit p o i n t être remis a u x enfants. Que si les enfants o n t grandi, o u q u e les h o m m e s faits aient oublié certains usages d u feu, ou q u e la science e l l e - m ê m e soit d e v e n u e moins brûlante, la règle originelle sera modifiée sans d o u t e ; cependant, toujours elle se montrera dans l'alliance naturelle et f o n d a m e n t a l e de la religion et d e la science et dans les m o t s m ê m e s qui a c c o m p a g n e ront c o n s t a m m e n t leur séparation. 0 lois catholiques, p r o f o n d é m e n t ignorées par l'aveugle écriv a i n d o n t j ' e x p o s e les erreurs ! m a i s qui sait si de nos jours encore on v o u d r a les reconnaître ? 390 JOSEPH DE MAISTRE Les sciences doivent, en outre, être considérées dans leur rapport a v e c les différents ordres de la société. L ' h o m m e d ' E t a t , par e x e m p l e , ne se plongera jamais dans les recherches p u r e m e n t p h y s i q u e s qui e x c l u e n t son caractère et son t a l e n t . Elles paraissent convenir t o u t aussi peu a u x prêtres, qui auront toujours, au contraire, un talent particulier et m ê m e u n e certaine v o c a t i o n pour l'astronomie. Il n'est pas é t o n n a n t que, dans l'antiquité, c e t t e science se présente c o m m e une propriété du sacerdoce, que, dans les siècles m o y e n s , l'astronomie soit demeurée de n o u v e a u cachée dans les temples, et qu'enfin, au jour du réveil des sciences, le véritable s y s t è m e d u m o n d e ait été t r o u v é par un prêtre. Si les devoirs sévères et les occupations i m m e n s e s du sacerdoce légitime lui p e r m e t t a i e n t de se livrer à la chimie et, m i e u x encore, à la médecine, il obtiendrait c e r t a i n e m e n t des succès prodigieux. Sur la h a u t e question du lien caché qui unit les sciences divines et humaines, la sagesse consiste à prendre e x a c t e m e n t le contrepied de t o u t ce qu'a dit B a c o n , c'est-à-dire à tâcher d'unir par tous les moyens possibles ce qu'il a t â c h é de diviser par tous les moyens possibles, la science et la religion. Il faut de plus que les sciences naturelles soient tenues à leur place, qui est la seconde, la préséance appartenant de droit à la théologie, à la morale et à la politique. T o u t e nation où cet ordre n'est pas observé est dans un état de dégradation. D'où v i e n t la prééminence marquée du dixs e p t i è m e siècle, surtout en France ? D e l'heureux accord des trois éléments de la supériorité moderne, l a religion, la science et la chevalerie, et de la suprématie accordée au premier. On a s o u v e n t E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N 391 comparé ce siècle a u s u i v a n t , e t , c o m m e il n'y avait pas trop m o y e n de contester la supériorité du premier dans la littérature, o n s'en consolait par la supériorité incontestable du second d a n s la philosophie, tandis que c'est précisément le contraire qu'il fallait dire, car notre siècle fut surpassé par la philosophie bien plus q u e par la littérature du précédent. Qu'est-ce d o n c que la philosophie ? Si je n e m e t r o m p e , c'est la science qui nous apprend la raison des choses, et qui est plus profonde à mesure que n o u s connaissons plus de choses. La philosophie d u d i x - h u i t i è m e siècle est donc parfaitement nulle (du moins pour le bien) puisqu'elle est p u r e m e n t n é g a t i v e , et qu'au lieu de nous apprendre quelque chose, elle n'est dirigée, de son propre a v e u , qu'à détromper l ' h o m m e , à ce qu'elle dit, de t o u t ce qu'il croyait savoir, en ne lui laissant que la p h y s i q u e . Descartes, qui ouvre le d i x - s e p t i è m e siècle, et Malebranche, qui le ferme, n'ont point e u d'égaux parmi leurs successeurs. Y a-t-il dans le siècle s u i v a n t u n e meilleure a n a t o m i e , u n plus terrible e x a m e n du cœur h u m a i n que le livre de La Rochefoucauld ? un cours de morale plus c o m p l e t , plus approfondi, plus satisfaisant que celui de Nicole ? Y a-t-il dans notre siècle b e a u c o u p de livres à comparer à celui d'Abbadie, de la Connaissance de soi-même et des sources de la morale ? Pascal, c o m m e philosophe, a-t-il é t é égalé dans le siècle s u i v a n t ? Quels h o m m e s q u e B o s s u e t e t F é n e l o n dans la partie philosophique de leurs écrits ! La théologie a y a n t d'ailleurs plusieurs points de c o n t a c t a v e c la m é t a p h y s i q u e , il faut bien se garder d e passer les théologiens sous silence, q u a n d il s'agit d e la supériorité philosophique. Lisez, par e x e m p l e , c e q u e P é t a u a écrit sur la liberté de l ' h o m m e 392 JOSEPH DE MAISTRE en elle-même et dans son rapport avec la prévision et l'action divine ; suivez-le dans la s a v a n t e histoire de t o u t ce que l'esprit h u m a i n a p e n s é sur ces profondes questions, et lisez ensuite ce que Locke a balbutié sur le m ê m e sujet : v o u s pâmerez de rire, et v o u s saurez au moins ce que v a u t une grande réputation moderne en v o y a n t ce qu'elle a coûté. Il est encore très i m p o r t a n t de remarquer q u ' i n d é p e n d a m m e n t de la supériorité du dixseptième siècle dans les ouvrages philosophiques proprement dits, sa littérature entière, prise dans le sens le plus général du m o t , respire je ne sais quelle philosophie sage, je ne sais quelle raison calme, qui circule, pour ainsi dire, dans t o u t e s les veines de ce grand corps, et qui, s'adressant const a m m e n t au bon sens universel, ne surprend, ne c h o q u e et ne trouble personne. Ce t a c t exquis, cette mesure parfaite fut n o m m é e timidité par le siècle suivant, qui n'estima que la contradiction, l'audace et l'exagération. U n e autre considération générale, qui n'est qu'une suite de la précédente, et qui assure une supériorité décidée à la philosophie du d i x - s e p t i è m e siècle sur la s u i v a n t e , c'est que la première est dirigée t o u t entière au perfectionnement de l'homme, a u lieu que la seconde est une puissance délétère qui ne tend, en détruisant les dogmes c o m m u n s , qu'à isoler l ' h o m m e , à le rendre orgueilleux, égoïste, pernicieux à lui-même et a u x autres ; car l ' h o m m e , qui ne v a u t que parce qu'il croit, ne v a u t rien s'il ne croit rien. E t c e t t e considération de l'utilité déciderait seule la question de vérité ; car jamais l'erreur ne peut manquer de nuire, ni la vérité d'être utile. E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E B A C O N 393 Si l'on a cru quelquefois le contraire, c'est qu'on n'y avait pas regardé d'assez près. Mais ce qui doit être observé par-dessus t o u t , c'est que "l'infériorité du dix-huitième siècle est due u n i q u e m e n t à l'esprit d'irréligion qui l'a distingué. Les talents ne lui ont pas manqué, mais seulement ce principe qui les e x a l t e et les dirige. Dans les livres de certains m y s t i q u e s de l'Asie appelés suphis, il est écrit « que Dieu, au c o m m e n cement des choses, a y a n t rassemblé tous les esprits, leur demanda s'ils ne se reconnaissaient pas obligés d'exécuter toutes ses volontés » et que tous répondirent : Oui. C'est une grande et évidente vérité présentée sous une forme dramatique qui L'anime. Qu'y a-t-il de plus certain que la noble destination de tous les êtres spirituels de concourir librement dans leurs sphères respectives, à l'accomplissement des décrets éternels ? La sanction de cette loi n'est pas moins évidente. T o u t e action de l'intelligence créée, contraire a u x v u e s de l'intelligence créatrice, a m è n e nécessairement une dégradation de cette m ê m e lumière qui lui a v a i t été donnée pour concourir à l'ordre, et si cette action désordonnée est de plus volontaire et délibérée, c'est une véritable révolte dont l'effet doit être particulièrement funeste. Or, c o m m e jamais la sublime destination de l'esprit ne fut contredite d'une manière plus générale et plus directe que dans le dix-huitième siècle, il ne faut pas être surpris que tous les talents y soient demeurés, pour ainsi dire, au-dessous d'eux-mêmes. D o n n e z à Buffon la foi de Linnée ; imaginez J e a n - J a c q u e s Rousseau t o n n a n t dans une chaire chrétienne sous le surplis de Bourdaloue, Montesquieu écrivant a v e c la p l u m e qui traça Télémaque 394 JOSEPH DE MAISTRE et la Politique sacrée, M a d a m e du Deffant allant tous les jours à la messe, n'aimant que Dieu et sa fille, s'échauffant sur la Providence, sur la grâce, sur saint A u g u s t i n , et peignant une société qui lui ressemble, etc., etc. ; qui sait si, dans des genres si différents, le grand siècle ne se trouverait pas a v a n t a g e u s e m e n t balancé ? Galilée L'un des exemples fameux qu'on a beaucoup exploité pour montrer l'opposition entre la science et la religion, est la condamnation de Galilée. Avec sa verve et sa franchise ordinaires, Joseph de Maistre réfute l'objection célèbre. Quant à l'affaire de Galilée, il est i n c o n c e v a b l e qu'on ose en parler encore après les éclaircissem e n t s qui ont été donnés sur ce sujet. Tiraboschi a démontré, dans trois dissertations intéressantes, que les Souverains Pontifes, loin de retarder la connaissance du véritable s y s t è m e du monde, l'avaient, au contraire, g r a n d e m e n t a v a n c é e , et que, p e n d a n t d e u x siècles entiers, trois Papes et trois Cardinaux a v a i e n t s u c c e s s i v e m e n t s o u t e n u , encouragé, récompensé, et Copernic lui-même et les différents astronomes précurseurs plus ou moins h e u r e u x de ce grand h o m m e ; en sorte que c'est en grande partie à l'Eglise romaine que l'on doit la véritable connaissance du s y s t è m e du m o n d e . On se plaint de la persécution que souffrit Galilée pour avoir s o u t e n u le m o u v e m e n t de la terre, et l'on ne v e u t pas se rappeler que Copernic dédia son f a m e u x livre des Révolutions célestes au grand p a p e Paul I I I , protecteur éclairé de E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON 395 t o u t e s les sciences, e t que, dans l'année m ê m e qui v i t la c o n d a m n a t i o n de Galilée, la cour de R o m e n'oublia rien pour a m e n e r dans l'université de Bologne ce f a m e u x Kepler, qui n o n seulement avait embrassé l'opinion de Galilée sur le m o u v e m e n t de la terre, mais qui prêtait de plus u n poids i m m e n s e à c e t t e opinion par l'autorité de ses immortelles découvertes, c o m p l é m e n t à jamais f a m e u x de la d é m o n s t r a t i o n d u s y s t è m e copern ici en. U n s a v a n t astronome, de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, s'étonne de la hardiesse a v e c laquelle Copernic, en parlant à un Pape, s'exprime dans s o n épître dédicatoire sur les hommes qui s'avisent de raisonner sur le système du monde sans être mathématiciens. Il part de la supposition q u e les Papes a v a i e n t proscrit ce s y s t è m e , tandis que le contraire de c e t t e supposition e s t i n c o n t e s t a b l e . J a m a i s l'Eglise réunie, jamais les P a p e s , en leur qualité d e chefs de l'Eglise n'ont prononcé u n m o t ni contre ce s y s t è m e eh général, ni contre Galilée e n particulier. Galilée fut c o n d a m n é par l'inquisition, c'est-à-dire par un tribunal qui p o u v a i t se tromper c o m m e u n autre, e t qui se t r o m p a , en effet, sur l e fond d e la question ; mais Galilée se donna t o u s les torts envers le tribunal, et il d u t enfin à ses imprudences multipliées u n e mortification qu'il aurait p u éviter a v e c la plus grande aisance, e t sans se compromettre a u c u n e m e n t . Il n'y a phis de d o u t e sur ces faits. N o u s a v o n s les dépêches de l'ambassadeur d u grand-duc à R o m e , qui déplore les torts de Galilée. S'il s'était a b s t e n u d'écrire, c o m m e il e n a v a i t d o n n é sa parole ; s'il ne s'était p a s obstiné à vouloir prouver l e s y s t è m e d e Copernic par l'Ecriture sainte ; s'il a v a i t s e u l e m e n t écrit en 396 JOSEPH DE MAISTRE langue latine, au lieu d'échauffer les esprits en langue vulgaire, il ne lui serait rien arrivé. Mais supposons le contraire de ces faits, et donnons tous les torts à l'inquisition, en résultera-t-il que les catholiques persécutèrent Galilée ? Quel délire ! il y a deux cents millions de catholiques sur la terre, v i v a n t sous u n e foule de souverainetés différentes : c o m m e n t se trouvèrent-ils gênés t o u s à la fois et pour toujours par le décret d'un tribunal séant dans les murs de R o m e ? Quelle corporation, et m ê m e quel individu catholique, en sa qualité de catholique, a j a m a i s persécuté Galilée ? S'il était défendu d'enseigner le s y s t è m e de Copernic dans c e t t e capitale, qui e m p ê c h a i t de l'enseigner à quelques milles de R o m e , dans t o u t le reste de l'Italie, en France, en E s p a g n e , en Allemagne, dans t o u t le m o n d e enfin, R o m e e x c e p t é e ? Le m ê m e écrivain que je citais t o u t à l'heure s'étonne que le livre de Copernic ait paru sous l'égide d'un Pape dont les successeurs devaient un jour lancer les foudres du Vatican, et même appeler à leur aide le bras séculier, pour étouffer la vérité nouvelle, et ramener sur le globe la nuit du préjugé à peine dissipée. J e n e v e u x faire a u c u n e comparaison, mais voilà c e p e n d a n t encore u n e x e m p l e remarquable de la force des préjugés sur les plus excellents esprits. E n effet, jamais les Papes n'ont lancé ce qu'on appelle les foudres du Vatican sur les partisans de Copernic, et moins encore ont-ils appelé à leur secours la puissance temporelle pour étouffer la nouvelle doctrine, car cette puissance leur appartient chez e u x , c o m m e à tous les autres princes, et hors de l'état ecclésiastique ils l'auraient i n v o q u é e en vain. On ne citera pas un seul monument, un seul rescrit, u n seul j u g e m e n t des Papes E X A M E N D E LA P H I L O S O P H I E D E BACON 397 qui t e n d e à étouffer o u s e u l e m e n t à décréditer a u c u n e vérité p h y s i q u e o u astronomique : t o u t se réduit à ce décret d e l'inquisition contre Galilée, décret qui ne signifie rien, qui est isolé dans l'his toire, qui n'a produit d'ailleurs et ne p o u v a i t produire a u c u n effet. TABLE ANALYTIQUE La Providence La Providence fait bien ce qu'elle fait. ' La Providence mène la Révolution Les Causes finales Dieu est le lieu des esprits et des cœurs . . . . . . . Le Christ vainqueur des dieux Le Christianisme est la seule religion d'amour . . . . Le Christianisme est immortel Les origines du Christianisme L'Eglise catholique est toujours jeune Le miracle de l'Église immortelle. . . . . . . . . . Le Christ règne L'Eglise et les missions La France apôtre du Catholicisme 200, La Papauté La vertu hors de l'Eglise L'Eglise gallicane 239, L'Eglise gallicane et l'Eglise catholique Louis XIV et le gallicanisme. . Le jansénisme Port-Royal Réquisitoire contre le jansénisme. . . . . . . . . . Bossuet et Fénelon La Révolution a sauvé la France La Révolution a épuré le sacerdoce Le clergé français La Prière Les Psaumes de David 349, LeTeDeum 45 45 154 388 377 336 368 178 364 206 231 177 213 202 230 255 267 136 264 241 244 258 268 158 160 275 347 356 345 400 TABLE ANALYTIQUE Apologétique La vérité de la Bible Le Déluge et la science La Science et la religion La dégradation prouve le péché origine) Les limites de la science La superstition, religion de ceux qui n'en ont pas . . Le vice heureux et la vertu malheureuse L'innocence paie pour le crime La religion est la base de la société Le christianisme a vaincu le monde Le Christianisme a fait l'Europe L'Eglise a détruit l'esclavage Ce que l'Eglise a fait pour la femme La guerre est l'instrument de Dieu La Révolution est l'agent de Dieu Les Prêtres sous la Révolution Défense de l'Inquisition 192, Galilée Les Jésuites Défense du latin, langue de l'Eglise 57 60 387 290 387 196 39 172 173 179 175 217 219 168 154 160 197 394 141 211 Morale La lutte du bien et du mal La réversibilité des mérites Nul n'est innocent L'expiation par la souffrance La vie humaine Les forces morales mènent le monde C'est le moral qui gagne les batailles Le pouvoir de la volonté Il faut être soi Les dangers de l'obstination Le châtiment de l'impie Le sauvage est un dégradé La guerre La guerre est partout dans le monde La guerre est l'état habituel de l'humanité Le soldat 106, 108, 294, * • • 150 172 298 303 149 134 340 69 33 119 185 322 313 332 163 315 TABLE ANALYTIQUE 401 Le soldat et le bourreau Le bourreau vengeur de la société La paix universelle Les qualités morales des Grecs Qu'est-ce que la patrie ? 316 286 323 226 91 L'Ame de Maistre La foi de Maistre Le dévouement aux jésuites L'amour de la patrie L'amour de la France Le dévouement au roi Maistre et Napoléon L'esprit de famille Les souffrances de la séparation Les angoisses du père L'amour paternel Conseils paternels Conseils à une pensionnaire L'esprit Le cœur La modération Le caractère Pauvre et fier La gaîté dans la pauvreté La pitié Lettres de condoléances Le livre du Pape Le projet des Soirées 86, 124, 134, 141, 100, 5, 95, 86, 17, 26, 45, 14, 50, 53, 55, 64, 14, 47, 80, 96, 13, 18, 19, 24, 31, 73, 6, 7, 86, . 21, 68, 5, 149 142 140 9 87 38 131 97 129 132 20 16 90 140 4 33 144 22 126 139 152 40 Histoire L'histoire et la guerre Louis XIV et le jansénisme Louis XIV et la Papauté Le droit d'asile et Louis XIV L'assemblée du clergé de 1682 Le Jansénisme et la Révolution La Révolution Mirabeau 163 258 263 265 266 261 154 157 402 TABLE ANALYTIQUE Le Clergé français pendant la Révolution 275 La France et l'Autriche en 1794 10 Le caractère de Napoléon 119, 38 Napoléon et la Russie en 1805 36 L'empereur Alexandre 37 La bataille d'Eylau 51 La bataille de Friedland 54 La bataille de la Moskowa 101 La bataille de la Bérésina 117 La Retraite de Russie 108, 111, 118, 123 L'entrée à Moscou 121 L'incendie de Moscou 111 Le caractère des Français 8, 10 Art et Littérature David et Pindare Homère Les Grecs La philosophie des Grecs L'éloquence en Grèce La dignité de la langue latine Le latin Sénèque et Saint-Paul Saint Augustin Le Tasse Alfîéri Bossuet Fénelon Pascal La littérature de Port-Royal Port-Royal et la langue française Voltaire M^e de Staël Le génie français La langue française, vraie langue universelle La conversation, le dialogue et l'entretien La méthode des Soirées La science et la femme Les femmes savantes La femme doit rester femme La peinture 349 25 220 222 226 209 70, 89 366 83 25 46 269 270 245 245 254 307 146 311 296 361 358 70, 77 27, 70 74 82 TABLE ANALYTIQUE 403 Récits et Anecdotes Une restauration La condamnation d'un Juif à St-Pétersbourg Un soir d'été sur la Neva Le carnaval de Chambéry L'invention de Harrisson Le dîner du savant Haller Une fête à Péterhof La bénédiction de la Neva La découverte d'un mammouth Une malade Le supplice du knout Le Kremlin L'incendie de Moscou Le pope de Moscou Le vétéran de Napoléon 182 41 279 2 70 72 80 65 59 303 42 114 112 115 110 Anthologie Le matin de l'Epiphanie La jeune malade Un soir d'été sur la Neva Le bourreau Le sauvage Le Knout La conjugaison du verbe chérir Pindare n'a rien de commun avec David Dans le vaste domaine de la nature Un courrier arrive à Bordeaux Il n'y a point de juste sur la terre La guerre est divine O Sainte Eglise Romaine 66 303 279 286 294 42 11 349 332 182 303 335 234 TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION. I. IL III. IV. — — — — xi xxn xxix xivu La vie. L'homme Le Catholique Le Penseur L'Ecrivain CONCLUSION > . . . LU C o r r e s p o n d a n c e ( 1792-1820) m e A M de Constantin, sa Sœur A M. le Baron Vignet des Etoles A M. le Comte Henri Costa de Beauregard A M. le Baron Vignet des Etoles A M Adèle de Maistre A la Même A M Constance de Maistre A M Adèle de Maistre A la Même A M de Constantin, sa Sœur A M Adèle de Maistre A la Même A M la Comtesse Trissino, née Ghillino A M la Baronne de Pont, à Vienne Au Roi de Sardaigne A Monseigneur de la Fare A M de Saint-Réal A M Adèle de Maistre A M. le Marquis de la Pierre, à Londres A M Adèle de Maistre A M de Saint-Réal l l e l l e l l e m e l l e m e m e m e l l e 1Ie m e 1 3 5 8 11 12 14 16 18 20 23 27 29 32 36 38 40 44 48 52 54 TABLE DES MATIÈRES 405 A M. le Comte de Vargas, à Cagliari 56 A M"« Adèle de Maistre 64 Au Chevalier de Maistre 65 A M Constance de Maistre 69 A la Même 74 A la Même 76 A M « Adèle de Maistre 81 A M. l'Amiral Tchitchagof 84 Au Même 91 A M Constance de Maistre 96 Au Comte Rodolphe 99 Au Comte de Front (?) 101 Au Roi de Sardaigne 107 Au Même 112 Au Même 117 A M"° Constance de Maistre 129 A M Nicolas de Maistre 132 A M. le Vicomte de Bonald, à Paris 133 A M. l'Amiral Tchitchagof, à Londres 138 A M. le Chevalier de Saint-Réal, son beau-frère, à Gênes 141 A M Constance de Maistre 144 Au Prince Kolowsky 146 A M. le Chevalier d'Orly 149 A M * Constance de Maistre 151 119 u 114 m e l l e 11 Considérations sur la France (17%) La Providence et les Révolutions La Révolution a sauvé la France La Révolution irréligieuse a été l'instrument de Providence . De la destruction violente de l'espèce humaine. Les idées religieuses sont la base de toute société. Le Christ règne Une Restauration 154 158 la . 160 . 163 . 173 177 182 Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1809) Le Châtiment de l'impiété 185 406 TABLE DES MATIERES Lettres à un gentilhomme russe sur l'Inquisition espagnole (1815) Défense de l'Inquisition La superstition et la religion Contradictions des adversaires de l'Inquisition . . . 190 195 196 Du Pape (1819) La France et l'Eglise Catholique L'éternelle jeunesse de l'Église Catholique La langue latine L'Église catholique et les Missions L'Église catholique et l'esclavage Les Grecs La Papauté O Sainte Église romaine 200 206 208 213 217 220 230 231 De l'Eglise gallicane (1821, posthume) L'Église Gallicane Le Jansénisme Port-Royal De la Vertu hors de l'Église Réquisitoire contre le jansénisme Louis XIV et la Papauté L'Assemblée de 1682 Bossuet et Fénelon Au Clergé de France 239 241 244 255 258 263 266 268 275 Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821. posthume) Un soir d'été sur la Neva Le bourreau Le péché originel et l'homme Le Sauvage Langue française. — Langue universelle Nul n'est innocent Portrait de Voltaire Le génie français La Guerre La Prière 279 286 290 294 296 298 306 311 313 346 TABLE DES MATIERES 407 Le livre des Soirées Les origines du Christianisme Dieu est le lieu des esprits et des coeurs 358 364 377 Examen de la philosophie de Bacon (posthume) Les causes finales Science et Religion au X V I I et au XVIII siècle. Galilée Table Analytique e e Imp. J. Duvivier, Editeur, Tourcoing COMPOSITION MONOTYPE. 383 387 394 399