Le conseil de l`expert-comptable ou du conseil fiscal et l`erreur
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Le conseil de l`expert-comptable ou du conseil fiscal et l`erreur
Le conseil de l’expert-comptable ou du conseil fiscal et l’erreur de droit en matière pénale Jan VAN DROOGBROECK L’expert-comptable et le conseil fiscal prodiguent des conseils à l’entreprise qui les occupe ou à leur client, notamment dans les matières fiscales et comptables. Et il arrive parfois qu’un client condamné au pénal allègue qu’il a commis le délit considéré par erreur, parce qu’il a été mal conseillé par le professionnel. Dans le présent document, nous étudierons dans quelle mesure un mauvais conseil peut décharger le client ou l’employeur de sa responsabilité pénale selon le principe de droit de l’« erreur invincible ». 1. Naissance du principe de droit de l’« erreur invincible » Depuis l’instauration en 1867 du Code pénal, le droit pénal a subi une profonde métamorphose. Au 19e siècle, le droit pénal était écrit dans le Code pénal ainsi que dans un nombre restreint de lois pénales spéciales. A l’époque, le droit pénal formait encore un ensemble clair et compréhensible aux yeux du justiciable, compte tenu du volume relativement limité de la législation et du fait que les délits étaient d’une manière générale appréciés à la lumière des conceptions sociales généralement admises de ce qui est répréhensible et de ce qui ne l’est pas. Au 20e siècle, et principalement après la deuxième guerre mondiale, le nombre des dispositions pénales a considérablement augmenté sous l’effet de la volonté du législateur de pénaliser la violation des dispositions d’autres branches du droit (fiscal, économique, financier, social et environnemental). Les dispositions légales de ces branches du droit sont souvent très techniques et complexes. Elles sont, en outre, soumises à d’incessantes modifications, ce qui nuit à la sécurité juridique. Le volume de la législation pénale a dès lors plutôt tendance à augmenter qu’à diminuer. Souvent, la disposition pénale d’une loi n’est rien de plus que la pénalisation de la violation des dispositions prohibitives et impératives de cette loi ou des arrêtés d’exécution encore à prendre de cette loi. Il arrive que le texte de la disposition pénale soit formulé de manière si vague et si ambiguë qu’il en devient incompréhensible pour le justiciable. Le principe de lex certa exige pourtant que la loi pénale soit suffisamment précise que pour permettre au justiciable d’apprécier la portée de ses obligations sanctionnées au pénal1. Selon la Cour d’arbitrage, le principe de légalité (articles 12 et 14 de la Constitution) exige non seulement que tout délit et la peine y applicable soient fixés par ou en vertu d’une disposition légale ou décrétale, mais également que le texte de la disposition pénale soit formulé de manière suffisamment claire et précise. 1 Voir R. VERSTRAETEN, « Focus op de grondbeginselen van het strafrecht en het strafprocesrecht », in « Strafrecht in het bedrijfsleven », Anvers, Kluwer, 1995, 5. Ainsi le texte de l’art. 146, alinéa 3, du décret de la Région flamande du 18 mai 1999 portant organisation de l’aménagement du territoire a-t-il récemment été jugé contraire aux articles 12 et 14 de la Constitution par la Cour d’arbitrage2, parce que cette disposition décrétale ne remplissait pas les exigences particulières de « précision, de clarté et de prévisibilité » auxquelles doivent satisfaire les lois en matière pénale. Le nombre d’acteurs participant aux décisions concernant la législation pénale a lui aussi augmenté sous l’effet de la réforme de l’État et de l’internationalisation du droit pénal. Les Régions et les Communautés peuvent, dans les limites de leurs compétences, punir les manquements à leurs dispositions décrétales3. La Cour d’arbitrage est notamment compétente pour apprécier les dispositions pénales des lois et décrets à la lumière des dispositions constitutionnelles relatives aux droits et libertés du citoyen. La législation pénale belge est de plus en plus le résultat de la transposition des décisions prises aux niveaux européen et international. Eu égard à tout ce qui précède, le vieil adage « nemo jus ignorare censetur » (nul n’est censé ignorer la loi4) n’est plus réalisable dans la pratique. Pourtant, le justiciable est en principe tenu au respect de la loi, dès lors que l’ensemble des conditions d’application légales sont réunies dans la pratique, sans pour autant qu’il soit nécessaire qu’il en ait pris connaissance préalablement5. La loi devient en effet obligatoire pour le justiciable, dès qu’elle a été publiée dans la forme déterminée par la loi6, par exemple du fait de sa publication au Moniteur belge et après que la loi publiée est effectivement entrée en vigueur. 2. La création de l’erreur invincible en tant que cause absolutoire La doctrine fait la distinction entre l’erreur de droit et l’erreur de fait. L’erreur de droit ou ignorance fait référence à la connaissance qu’a l’auteur du délit du caractère illégal de ses faits et gestes. L’auteur du délit ne sait pas que son geste ou manquement est punissable, car il n’a aucune notion (ignorance) ou a une mauvaise notion (erreur de droit) de la loi pénale7. 2 3 4 5 6 7 Cour d’arbitrage n° 136/2004 du 22 juillet 2004, www.arbitrage.be. Voir également Cour d’arbitrage n° 69/2003 du 14 mai 2003, R.W. 2003-2004, 1098-1099, note P. VANDEN HENDE et Cass. P.04.0358.N., 15 juin 2004, www.cass.be. Art. 11 Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980. La notion de « loi » est, en l’occurrence, utilisée au sens large et englobe, outre les lois du parlement fédéral, également la législation pénale des Régions, Communautés, Provinces et Communes. L. CORNELIS, Algemene theorie van de verbintenis, Anvers, Intersentia, 2000, 48-49. Art. 190 Constitution coordonnée du 17 février 1994. L. DUPONT et R. VERSTRAETEN, Handboek Belgisch strafrecht, Louvain, Acco, 1990, n° 491-492. Dans le cas de l’erreur de fait, l’auteur du délit commet une erreur dans l’appréciation du fait que son comportement relève du champ d’application de la loi pénale. Il a connaissance de l’existence du délit, mais prétend à tort que la loi pénale n’est pas applicable à son comportement8. La Cour de cassation a admis depuis 19469 que l’auteur du délit ne peut, sous certaines conditions, être accusé d’avoir violé la loi pénale, s’il a exclusivement commis le délit sous l’influence d’une « erreur de droit »10. Il se peut qu’une entreprise, après avoir été mal conseillée par un expert, ait mal interprété la loi pénale et, par conséquent, commis un délit. Il n’est pas exclu que, dans le cadre de la procédure pénale, elle invoque que cet avis l’a amenée à commettre une erreur de droit. L’auteur d’un délit ne peut, selon la jurisprudence et la doctrine, être acquitté pour cause d’erreur que s’il est satisfait aux deux conditions cumulatives suivantes : – l’erreur doit être « invincible ». Cette condition implique que l’auteur du délit se trouve dans l’impossibilité réelle de connaître la loi pénale. C’est le cas lorsque l’erreur résulte d’une cause extérieure à l’auteur du délit et qui ne peut lui être imputée11. Il est également requis que l’auteur du délit ait agi comme toute personne raisonnable et prudente aurait agi dans les mêmes circonstances. 8 9 10 11 Chr. VAN DEN WYNGAERT, Strafrecht, Strafprocesrecht & Internationaal Strafrecht in hoofdlijnen, Anvers, Maklu, 2003, 287. Cass. 15 janvier 1946, Pas. 1946, I, 25 et Cass. 10 juillet 1946, Pas. 1946, I, 293. L’erreur de fait était déjà acceptée par la doctrine lors de l’instauration du Code pénal en 1867 (cf. Chr. VAN DEN WYNGAERT, Strafrecht, Strafprocesrecht & Internationaal Strafrecht in hoofdlijnen, Anvers, Maklu, 2003, 287). L. DUPONT et R. VERSTRAETEN, Handboek Belgisch strafrecht, Louvain, Acco, 1990, n° 494. Le fait que l’auteur du délit ait sollicité le conseil d’un expert ne suffit toutefois pas à rendre l’erreur « invincible »12. Pour que l’erreur de droit puisse être qualifiée d’« invincible, il faut, selon la doctrine et la jurisprudence, que le conseil remplisse certaines conditions13 : – le conseil doit avoir été prodigué par une personne qui possède l’expertise requise; – le conseil doit avoir été sollicité préalablement au délit; – toute personne raisonnable considérerait, dans les mêmes circonstances, que le conseil préalablement sollicité traduit correctement ses obligations légales; – le conseil doit être complet; en d’autres termes, il doit avoir été prodigué sur la base d’informations complètes; – l’auteur du délit reste tenu de s’informer de ses obligations légales auprès d’un expert après avoir pris connaissance du conseil; – le conseil doit s’adresser à la personne de l’auteur du délit. La bonne foi dans le chef de l’auteur du délit, c’est-à-dire la conviction de l’auteur du délit que son comportement est légitime14, ne suffit pas à qualifier l’erreur d’« invincible »15. Dans la jurisprudence, les délits qui requièrent un dol spécial16 constituent une exception à cette règle. Pour cette catégorie de délits, la bonne foi exclut l’intention et il n’y a par conséquent pas de délit17. Pour les délits requérant un dol général18, la bonne foi ne suffit donc pas. 12 13 14 15 16 17 18 Cass. 19 mai 1987, R.W. 1987-1988, 675, note R. VERSTRAETEN; Cass. 17 mai 1989, R.W. 1990-1991, 473; Cass. 29 avril 1998, Arr. Cass. 1998, n° 219; Cass. P.01.1202.F, 29 mai 2002, Cass. P.01.1006.N, 1er octobre 2002, www.cass.be et Anvers 17 mai 1989, R.W. 1990-1991, 473. Voir également P. ARNOU, « Verkeerd advies als grond voor onoverwinnelijke dwaling », (note sous Corr. Veurne 3 juin 1983), R.W. 1983-1984, k. 2783-2785, P. ARNOU, « Wetenschappelijke expertise en ononverwinnelijke dwaling », (note sous Corr. Bruges 8 novembre 1984), R.W. 19851986, k. 1230-1231 et R. VERSTRAETEN, « De beoordeling van onoverkomelijke dwaling door de rechter », (note sous Cass. 19 mai 1987), R.W. 1987-1988, 676. Voir B. DE SMET, « De onoverkomelijke rechtsdwaling als wapen tegen overregulering en artificiële incriminaties », R.W. 1992-1993, 1293-1294 et W. VAN EECKHOUTTE, « Strafbepalingen in de sociale wetgeving », in Strafrecht in het bedrijfsleven, Anvers, Kluwer, 1995, 193. L. DUPONT et R. VERSTRAETEN, Handboek Belgisch strafrecht, Louvain, Acco, 1990, n° 503. Cass. 6 février 1987, Arr. Cass. 1986-1987, 753. Pour les délits requérant un dol spécial, le comportement punissable est commis par l’auteur du délit avec une motivation clairement définie par le législateur. Voir par exemple la fraude fiscale (art. 449 CIR) et le faux en écritures (art. 450 CIR) : dessein de nuire ou intention frauduleuse. Voir L. DUPONT et R. VERSTRAETEN, Handboek Belgisch strafrecht, Louvain, Acco, 1990, 286 et Chr. VAN DEN WYNGAERT, Strafrecht, Strafprocesrecht & Internationaal Strafrecht in hoofdlijnen, Anvers, Maklu, 2003, 289. Pour les délits requérant un dol général, l’auteur du délit est punissable dès lors qu’il a commis le comportement punissable volontairement et sciemment, indépendamment de ses motivations personnelles. – l’erreur doit porter sur les éléments constitutifs du délit19 L’auteur du délit s’est fourvoyé sur la forme du délit (intention ou négligence) ou sur l’élément matériel, à savoir l’acte ou la négligence punissable par la loi. La cause d'exemption de culpabilité qu’est l’« erreur » revêt une importance toute particulière en droit pénal spécial, notamment dans le cadre de délits fiscaux, sociaux et économiques. Le législateur a le plus souvent omis, dans la description du délit, de décrire l’élément moral (intention ou négligence) de ce délit. Si, dans la description du délit, le législateur n’a pas précisé la forme du délit (intention ou négligence), la Cour de cassation admet que le juge peut inférer la culpabilité (dol général ou négligence) du prévenu de la preuve de la violation de la disposition légale, sauf si l’auteur du délit parvient à établir ou à crédibiliser l’existence des causes d'exemption de culpabilité de force majeure ou d’erreur20. 3. Conclusion Le droit pénal fiscal, le droit pénal économique, le droit pénal financier et le droit pénal environnemental s’avèrent souvent être des législations très complexes et techniques, qui sont en outre soumises à d’incessantes modifications, sans compter que les dispositions continuent de se multiplier. Le texte des différentes dispositions pénales n’est, en outre, pas toujours aussi clair et explicite. Il n’est dès lors pas exclu que le justiciable interprète mal la loi pénale voire ne soit pas au courant de l’existence de la disposition pénale prohibitive ou impérative qu’il a violée. Les entreprises sont dès lors souvent amenées à solliciter les conseils professionnels de certains experts, notamment de l’expertcomptable et du conseil fiscal, afin d’éviter d’enfreindre la loi pénale. Il ressort toutefois de la jurisprudence de la Cour de cassation qu’il est rare qu’un mauvais conseil d’un expert soit accepté comme étant la cause d’une erreur (de droit) parce qu’il n’est pas « invincible ». La condition que toute personne raisonnable et prudente aurait agi de la même façon dans les mêmes circonstances constitue souvent un obstacle « insurmontable » pour l’erreur « invincible ». 19 20 Chr. VAN DEN WYNGAERT, Strafrecht, Strafprocesrecht & Internationaal Strafrecht in hoofdlijnen, Anvers, Maklu, 2003, 291. Cass. P.01.1149.N, 8 octobre 2002, www.cass.be, Cass. P.01.1502.N, 19 novembre 2002, www.cass.be et Cass. P.02.1461.N, 29 avril 2003.