4/ L`institution d`un cinéma garant des valeurs morales
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4/ L`institution d`un cinéma garant des valeurs morales
4/ L'institution d'un cinéma garant des valeurs morales: a) les liens entre l'O.C.F.C. et certains cinéastes subventionnés Le fait que Jean Delannoy ait suscité autant d'engouement de la part des différentes commissions chargées de financer le film français, doublé du fait que le tout premier film aidé dans l’histoire de l'Avance, d’inspiration religieuse, porte comme titre Le dialogue des carmélites, nous a orienté sur la piste d'une influence des groupes de pression moraux sur les commissions alors chargées de sélectionner les films. Effectivement, les données se recoupent avec les grandes tendances énumérées plus haut. Il faut préciser qu’u début des années 60, les groupes de pression moraux ont une grande influence au sein du cinéma français. Dans le décret n° 61-62 publié au J.O. du 19 janvier 1961 (cf. annexes), la commission de censure perd sa parité au profit de ces derniers (Haut Comité de la Jeunesse, Associations Familiales, Ciné-Jeunesse, Ciné-Jeunes, OCFC, et Association des Maires de France) qui, avec les représentants de l’armée et des services de santé de la jeunesse, isolent davantage les professionnels. Nous retiendrons de ces associations l'OCFC (l'Office Catholique du Film Français), dont l'action avait à l'époque une influence reconnue par le biais de la fameuse "côte morale" décernée à chaque film et publiée régulièrement dans la presse cinématographique. Comme s’accordent à le reconnaître la plupart des historiens contemporains, il apparaît que cette « côte morale », et plus généralement toute recommandation émanant des structures de l’épiscopat était, dans les années soixante, un référent important dans la vie des paroisses. Les côtes étaient les suivantes : -3: -3B: -4: -4A: visibles par tous visibles par tous, malgré certains éléments moins indiqués pour les enfants. visibles par les adultes visibles par les adultes, avec des réserves -4B: -5: à déconseiller: films moralement dangereux pour la majorité des adultes à rejeter, s'abstenir par discipline chrétienne et pour donner l'exemple. Entre 1960 et 1965, sur la totalité des films distribués et évalués par l’OCFC, les côtes morales se répartissaient ainsi (en % des films distribués sur les écrans français): 3-3B 4 4A 4B 5 -1960: -1961: -1962: -1963: -1964: -1965: 25 22 19,1 17,6 12,8 9,4 46 44 45,8 48,8 48,3 62,9 16 22 23 22,5 25,3 15,7 9 8 9,3 8 9,1 6,2 4 3 2,9 2,8 4,5 6,4 Nous avons extrait de cet ensemble de côtes, celles attribuées par l’OCFC aux plus importants bénéficiaires de l'Avance sur Recettes entre 1960 et 1965 (cf. tableau chap. précèdent). Les résultats sont singulièrement identiques et corrélatifs, c'est-à-dire que les films obtenant les meilleurs sommes de l’Avances sur recettes obtiennent généralement aussi une bonne côte de l’OCFC. Il apparaît, que le cinéaste le plus apprécié par la Centrale Catholique est Robert Bresson, notamment pour Le Procès de Jeanne d'Arc qui, bien que classé 4 (pour adultes) fait partie de la liste très sélective des films "recommandés" par l'OCFC aux paroisses (voir annexes). Bresson avait obtenu pour ce film 550.000 F de la part de la commission de l’Avance. Jean Delannoy n'ayant jamais caché ses sympathies pour les sujets religieux, ainsi que son attachement personnel à l’Eglise, il est moins surprenant que nous retrouvions, pour La princesse de Clèves (750.000 F d'avance), une attention toute particulière de l'OCFC: Exemple assez rare d'une fidélité conjugale jusqu'au delà de la mort. Etude nuancée de beaux et nobles sentiments et d'une lutte courageuse de la raison contre la passion. Jacques Tati (950.000 F pour Playtime) bénéficie également d'une bonne côte, ce qui le fait entrer dans la liste des films recommandés « pour enfants » : Cette satire illustrée par des images de toute beauté comporte un sens aigu de l'observation de la vie quotidienne. Abel Gance a moins de chance avec Austerlitz (600.000 F d'avance après projection), puisque le film reçoit la côte 4 (pour adultes), pour les raisons suivantes: Film pour adultes, à cause de scènes rappelant avec trop d'insistance la vie sentimentale du héros. Une réplique inutile et fausse qu'il faudrait couper (concernant le mariage religieux). Il faut signaler les décolletés, dont la générosité finit par nuire à l'esthétique et, en tout cas, à la décence. (sic) Il faut ici préciser que l'OCFC avait instauré en ces année-là un système de « lecture des scénarios » dont nous citons le rôle tel que l'OCFC le voit en ces années-là (l'intégralité de ce document de 1962 est visible en annexe). Il s’agit d’inciter les producteurs et cinéastes à soumettre à la centrale catholique du cinéma les scénarios et découpages techniques des films afin de recueillir avant le tournage les conseils moraux de l’OCFC et éviter ainsi, à la sortie, un classement « 4 » (pour adultes), ce qui représente un manque à gagner et accroît l’incertitude économique lié à la sortie du film. En 1962, l’argument est avancé de la sorte : "Trop souvent, le comité de cotation déplore de ne pouvoir donner une côte meilleure à une oeuvre […] Les regrets sont accrus lorsque ce ou ces éléments (mauvais) font exclure le film des circuits familiaux. Certes, si l'auteur a voulu son film ainsi, l'OCFC ne peut que s'incliner devant sa volonté, tirant simplement les conclusions qui s'imposent sur le plan moral. Mais, la plupart du temps, le Comité a l'impression très nette que l'erreur commise par l'auteur provient d'une négligence, voire d'une simple ignorance des exigences chrétiennes […] Il est alors particulièrement navrant d'être obligé de marquer des réserves, alors qu'une collaboration loyale aurait pu éviter une telle sévérité. C'est pourquoi, l'OCFC propose à tous ceux qui le désirent d'étudier tous découpages techniques qui lui seraient soumis et de fournir toutes indications susceptibles de renseigner les Professionnels sur l'éventuelle côte de leurs oeuvres. Ici encore, l'OCFC félicite et remercie tous ceux qui ont déjà accepté cette formule. Ces remarques ont pour seul but de prouver que les Professionnels ont le plus grand intérêt à être informés le plus tôt possible." Ce système de pré-censure (déjà officialisé par la loi du 18 janvier 1961), recueille le consentement implicite d’une frange de la profession. Jean-Michel Frodon note, au sujet des débats qui entourent la réforme de la commission de censure, les discours divergents des professionnels : Si l'on en croit l'enquête du Film Français menée aussitôt après l'annonce des nouvelles dispositions: M. Trichet, représentant des exploitants, est « en faveur du système actuel » et souhaite « que la commission se montre plus énergique, procède à des interdictions totales et définitives car des exemples sont absolument nécessaires afin de faire réfléchir les producteurs ». Parmi les producteurs, Alain Poiré, responsable de ce secteur chez Gaumont, trouve que « la censure actuelle ne va pas si mal que ça » […], Cayatte (membre de la Commission de l'Avance depuis sa mise en place en 60, nda) réclame une censure professionnelle, tandis que le « jeune » Edouard Molinaro estime que « trop de gens font n'importe quoi et il faut les freiner dans certaines de leurs audaces ». Autant de réactions qui traduisent à la fois un acquiescement de principe et la peur qu'en l'absence d'une réglementation nationale, d'autres autorités moins identifiées ne s'opposent à la réalisation et à la diffusion des films -ce qui, pourtant, ne manquera pas de se produire...en plus de la censure d'Etat. 1 1 op.cit. p.146 b) une surprenante mansuétude de la critique catholique Les cas d'Albert Lamorisse et de Pierre Etaix sont symptomatiques de ce soutien du pouvoir doublé de celui de l'OCFC: deux Prix leur sont décernés par l'organisme. Lamorisse avait jusque là réalisé des courts-métrages pour enfants, notamment Le ballon rouge, qui obtient plusieurs prix internationaux, mais surtout les éloges dithyrambiques du Délégué Général d'Unifrance: "En 1956, au Festival de Cannes, le film Si tous les gars du monde était accompagné, comme il était alors d'usage, par un court-métrage, mais quel! Tout simplement Le ballon rouge d'Albert Lamorisse, ce chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre du court-métrage, Palme d'Or au Festival de Cannes cette même année 1956 2." Pour le premier long-métrage de Lamorisse, Voyage en Ballon, les productions Filmsonor, Films Montsouris et Cinédis ont été associées. Le film, échec public, est néanmoins soutenu par l'OCFC, qui lui décerne le Prix de l'Office Catholique International du Cinéma au Festival de Venise 1960. La côte de l'OCFC (pour tous) se révèle être extrêmement positive: Grâce à l'emploi original d'une technique nouvelle, le Voyage en ballon a fait découvrir au spectateur une vision poétique de la terre et des hommes, et élevé l'esprit vers les beautés de la Création, continuant ainsi une oeuvre inspirée par un amour pur de l'enfance et de la nature. En 1965, pour son second film, Fifi la plume (prod. films Montsouris), Lamorisse jouit d'une faveur identique de la part de ceux qui voient en lui, depuis longtemps, l’un des rares et bénéfiques faiseurs de « films pour enfants ». La côte 3, « visible par tous », est argumentée ainsi : Ce film plein de poésie s'adresse à un large public d'adultes et d'adolescents qui saura en apprécier la grâce et l'humour discret Le cas de Pierre Etaix est assez semblable. Le cinéaste, issu du monde du cirque, jouit régulièrement en ces années-là d'une faveur de la part de la Commission de l'Avance qui l'aide pour pas moins de trois films (ce qui le place parmi les 3 premiers des 192 bénéficiaires, devant Verneuil, Bresson, Gance, Cayatte, Lautner et Melville... et en 5ème position, en cumul des sommes allouées de 1960 à 1965 avec pas moins d' 1,05 million de francs obtenus de la part de la Commission de l’Avance). Cette clémence est partagée par l'OCFC, qui lui décerne en 1963 pour Le soupirant (3b) son Grand Prix du Film Comique: 2 Robert Cravenne, op. cit. p.211 On peut féliciter les auteurs de nous donner une comédie pleine de finesse, d'humour et de poésie […] dans un climat satirique des moeurs modernes. Pour Yoyo (3b), sorti en février 1965: D'un comique plein de poésie, ce film sain et humain démontre que le bonheur n'est pas dans la richesse. Spectacle à recommander à un très large public familial Pour Tant qu'on a la santé (sorti en février 66), les éloges ne tarissent toujours pas: Faite d'humour, de poésie et de bon sens, cette comédie saine et sympathique constitue un spectacle de choix pour un large public D'un autre côté, les films de la Nouvelle Vague n'avaient pas bonne presse à l'OCFC. En 1959 Godard recueille l’interdiction 4b (films moralement dangereux pour la majorité des adultes) avec A bout de souffle : Etalage de dérèglements, sans compensation d'éléments bons. Aucun souci de morale sexuelle. Nihilisme et désespérance. Bourré d'idées fausses, de platitudes intellectuelles. A déconseiller... Enfin, il nous a semblé intéressant de reproduire la côte d’un film tourné dans l’esprit que beaucoup de jeunes cinéastes se faisaient alors de la "Nouvelle Vague", mettant notamment en scène la revendication d’une liberté sexuelle plus assumée. Jean-Pierre Mocky, avec Les dragueurs obtient la côte 5 (à rejeter par morale chrétienne) pour les raisons suivantes : Quelque prétexte de quête de l'absolu que donne l'un des héros, cette chasse à l'aventure féminine ne sert qu'au défilé de visages amoraux ou immoraux et est de ce fait pleinement condamnable. La séquence de l'orgie (sic) suffirait à elle seule à justifier ce jugement. Deux points nous permettent d'établir un parallèle avec le cinéma de la décennie précédente. D'une part, la continuité générationnelle des différents acteurs, que nous avons à plusieurs reprises évoqué dans les chapitres précédents, trouve ancrage parmi les bénéficiaires de l'Avance du célèbre via certains cinéastes « conservateurs » comme Maurice Cloche, connu pour la mission de « redressement moral » dont il se sentait, selon ses propres dires, investi à l’époque. D’autre part cette continuité générationnelle, qui se retrouve parmi les collèges d’experts, sort des membres de la Commission de l'Avance pour gagner la Commission de Censure, si bien qu’il n’est pas rare de rencontrer des experts possédant alors sans opprobre deux « casquettes » : soutenir (avance sur recettes) et censurer (commission de censure) : c'est le cas notamment du producteur Francis Cosne et du député conservateur Roger Ribadeau-Dumas (le seul à cumuler un poste d’expert au sein des trois importantes commissions de décision : Avances, Censure, Propagande). Enfin Roger Richebé, producteur de Maurice Cloche, siège simultanément aux différentes commissions d'aide du CNC. Richebé s'était également illustré comme spécialité de films « moraux » dans les années cinquante, en réalisant ou produisant des films que l’on peut qualifier de « contre-exemples » (notamment Le salaire du Péché de Denys de la Patellière, en 1956, qui sort au moment de l'explosion de l’image sexuelle incarnée par Bardot). Pour René Prédal, au-delà des jeux pour éviter les « côtes morales » de l’OCFC, ces débats renvoient aux même causes : il s'agit d'une bataille morale que connaît alors la société française, sur fond de découverte du corps féminin à l'écran et d’une sexualité plus épanouie de la femme3 : A côté de ce beau portrait de femme […], un certain cinéma moralisateur n'arrête pas de donner des leçons aux pécheresses ou seulement aux imprudentes sans jugeotte qui payent for cher de s'écarter du chemin de la vertu. Léoni de Moguy (Les longs trottoirs, 1956 ou Pièges à filles, 1957), Ralph Habib (Les compagnes de la nuit, 1953 et Escapade, 1957), Maurice Cloche (Bal de nuit, 1959) […] et Roger Richebé ( La fille Elisa, 1956), sont les spécialistes de ces mélodrames sordides où mannequins et starlettes se dirigent tout droit vers le trottoir […]. Chaque sein dévoilé doit casser le plaisir du spectateur par une bouffée de culpabilité. 4 * * * 3 cf Frédéric Gimello-Mesplomb : Sexe et images de femmes dans le cinéma de la Nouvelle Vague : un contreexemple de domination ? ContreBande, revue de l’UFR esthétique de l’Université Paris I, janvier 2000. 4 op.cit. p.103