COLLOQUE « PHILOSOPHIE ECONOMIQUE » LILLE 21

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COLLOQUE « PHILOSOPHIE ECONOMIQUE » LILLE 21
COLLOQUE « PHILOSOPHIE ECONOMIQUE »
LILLE 21-22 JUIN 2012
SESSION COMMUNE :
QUEL AVENIR POUR LE PHILOSOPHIE ECONOMIQUE
La session est animée autour de trois présentations, respectivement d’Arnaud Berthoud (Lille 1CLERSE) sur ce qu’est la philosophie économique, de Patrick Mardellat (Sciences Po LilleCLERSE) dressant un état des lieux de la philosophie économique, et de Claude Gamel
(GREQAM-IDEP-Université Paul Cézanne) mettant en perspective le développement de la
philosophie économique en France. Ces trois présentations sont reprises ci-dessous.
I- QU'EST -CE QUE LA PHILOSOPHIE ECONOMIQUE ? – Arnaud Berthoud
= Il y a des questions qu'on peut légitimement poser et d'autres qu'il ne faut pas poser. Parmi
ces dernières – je cite Aristote - « s'il convient d'honorer les dieux ou d'aimer ses parents, alors à
ceux qui le demandent, il faut dire qu'ils méritent en réponse une bonne correction et à celui qui
demande si la neige est blanche, il faut répondre qu'il n'a qu'à ouvrir les yeux et regarder.» Aristote,
Topiques 105a 5.
Quelles sont les questions bonnes à poser ? Aristote répond qu'il y en a quatre sortes. Je cite :
« des questions sur le fait, sur le pourquoi, si la chose existe et enfin ce qu'elle est. » Les
commentateurs donnent volontiers pour exemple les questions suivantes. L'homme est-il blanc ?
Voilà pour le fait. Pourquoi cet homme est-il blanc ? Voilà pour le pourquoi. Puis on quitte le
prédicat et on interroge le sujet. L'homme existe-t-il ?, quelle est sa nature ? Voilà pour l'existence et
l'essence.
En fait, les exemples d'Aristote sont plus astucieux. Sur l'attribut du prédicat au sujet, il parle
du soleil et d'une éclipse. Le soleil subit-il une éclipse ? Pourquoi y-a-t-il une éclipse ? Pour la suite,
il parle de centaure, de dieu et d'homme. Je cite encore : « Mais il y a des cas où nous nous posons
la question d'une autre façon, dit-il, par exemple, s'il est ou non un centaure ou un dieu … et quand
nous avons connu que la chose est, nous recherchons ce qu'elle est : par exemple qu'est-ce que Dieu
ou qu'est-ce que l'homme ? » (Aristote, Seconds Analytiques, 89b 20ss).
= Qu'est-ce que la philosophie économique ? C'est une question d'essence. Les questions
d'essence se posent de manière particulière à propos de choses qui appartiennent à la même
catégorie de choses que les centaures, les dieux et les hommes et dont les éclipses ne font pas partie.
Quelle est cette catégorie ? Cela aussi est une question d'essence ? Une catégorie, la philosophie
économique, les centaures, les dieux et les hommes : quelle différence avec les choses comme les
éclipses ?
La réponse est la suivante. Le soleil ou une éclipse est du genre de choses qui sont –
purement et simplement – on pourrait dire : des choses dont l'existence et la nature adhèrent à la
causalité. Un centaure, un dieu, un homme, la philosophie économique ou une catégorie ne sont pas
des choses qui sont purement et simplement. Elles sont des choses-dites, des choses coalescentes
aux dires, des choses sujettes à ouï-dire, opinions, mensonges ou illusions, des choses livrées aux
1
jugements de sens et aux jugements insensés – pour tout dire des choses qui s'offrent aux débats.
= On dit parfois que la philosophie s'oppose aux sciences en ce qu'elle est une pensée sans
preuve. On peut dire d'une autre manière que toutes les questions d'essence sont des questions à
propos desquelles le débat ne peut pas être tranché par une preuve.
Qu'est-ce donc que l'essence de la philosophie économique ? Quels sont les caractères à
retenir et quels sont ceux qu'il faut écarter ? Quel est le contour d'une bonne définition ? C'est donc
au débat de l'établir et sans le recours de la preuve.
= Mais comment s'exerce un débat ou une discussion ? Ici encore laissons-nous inspirer par
Aristote. Un débat oppose des points de vue et des exemples. C'est ce que nous avons fait dans
l’appel à communication qui a servi d'introduction à notre colloque.
Est-ce que les notions communes à toutes les théories économiques – comme la monnaie, le
prix, le travail ou la décision de l'agent – constituent la matière de la philosophie économique parce
qu'elles relèvent d'abord de la théorie pure ? Est-ce que la réflexion épistémologique sur les
méthodes de la science économique fait le cœur de la philosophie économique ? Est-ce que les
théories particulières du bien-être, du choix social ou de la justice relèvent de la philosophie
économique ? Est-ce que la philosophie économique est présente lorsque que l’œuvre d'un
économiste est rapportée à un grand philosophe ?
Autant de perspectives et d'exemples – autant de choses coalescentes au langage – autant de
choses que l'inquiétude du ouï-dire, de l’illusion ou du non-sens peut atteindre – autant de choses
livrées aux conventions hasardeuses et inventives d'un débat. Nous souhaiter un bon débat, c'est
donc nous souhaiter un hasard heureux et des esprits inventifs.
En cours de débat, une allusion est faite sur l'exercice de la philosophie économique en
France.
La philosophie économique n'est pas le nom d'un nouveau programme de recherche ou d'une
perspective nouvelle sur l'économie ou la philosophie. Il s'agit plutôt d'une appellation désignant ce
qui a toujours été mis en œuvre à travers les siècles dans les études consacrées à l'économie – une
investigation sur leurs méthodes, une analyse de leurs concepts fondamentaux, une réflexion sur le
sens et la portée de leurs conclusions en rapport avec l'histoire et la vie des communautés humaines
concernées. Il est vrai que cette philosophie économique a été plus ou moins reconnue, marginalisée
ou refoulée par les tenants d'un positivisme dur en matière de sciences économiques. Mais elle
affleure à tout moment et en tous lieux sous d'autres noms ou sous d'autres formes : aspects
épistémologiques – induction, déduction, validité des propositions, place des mathématiques … ;
moments de théorie pure – définitions fondamentales du travail, de la monnaie, du prix ou de la
rationalité économique … ; incursions dans le domaine de la morale et de la politique – justice,
bien-être, rôle de l’État...
Or il se trouve aussi que ces recherches et ces travaux en philosophie économique sont
autant le fait des économistes néo-classiques que des économistes relevant d'autres courants ou
d'autres écoles et que la référence en matière philosophique est autant de style anglo-saxon ou
analytique que de tradition plus européenne axée sur l'histoire des grands philosophes. En ce sens,
le lien entre la philosophie économique – avec les trois directions qu'on a dites – et l'histoire de la
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pensée économique est plus ou moins étroit. Il n'y a donc aucune nécessité à ce qu'un réseau ou une
association de philosophie économique fasse alliance avec les historiens de la pensée économique.
Mais inversement l'ignorance mutuelle entre philosophes économistes et historiens de la pensée
économique aurait à l'évidence des conséquences très dommageables.
II- ETAT DES LIEUX DE LA RECHERCHE EN PHILOSOPHIE ECONOMIQUEPatrick Mardellat
Ci-dessous est reproduite la présentation « power-point » ayant servi de base à la discussion :
I.
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Les revues
Revue de philosophie économique/
Review of Economic Philosophy:
La Revue de Philosophie Economique/Review of Economic Philosophy est une
revue semestrielle publiée par Vrin avec le soutien du CEPERC et de l'Institut des
Sciences Humaines et Sociales du CNRS. Les deux éditeurs de la Revue sont Alain
Marciano (Université de Montpellier 1 et LAMETA) et Emmanuel Picavet
(Université de Franche-Comté).
Cahiers d’Economie Politique/Papers in Political Economy:
Largement ouverts à l’ensemble des sensibilités qui traversent la science économique,
considérant que l’étude des auteurs passés et les débats actuels en analyse
économique peuvent mutuellement s’enrichir, ils publient des articles qui relèvent de
l’histoire de la pensée économique, de la philosophie économique, ou qui se situent à
l’intersection de l’histoire de la pensée et de la théorie économique contemporaine
ou de l’histoire.
Economies et Sociétés – Histoire de la pensée économique (Série PE)
Directeur Ramon Tortajada. La revue publie depuis 1984 et est ouverte à la
philosophie économique avec des n° qui ont été consacrés à Popper, à l’utilitarisme
ou encore Hannah Arendt.
OEconomia – Histoire de la pensée économique:
Œconomia est une revue trimestrielle bilingue (français/anglais) à comité de lecture.
Œconomia publie des articles en histoire de la pensée économique, en méthodologie
économique et en philosophie économique.
Economics and Philosophy (Cambridge)
Editors: Martin van Hees, University of Groningen, Netherlands
James Konow, Loyola Marymount University, USA
Christian List, London School of Economics, UK
Francois Maniquet, CORE (Universite Catholique de Louvain), Belgium
Economics and Philosophy seeks to promote the mutual enrichment of the two
disciplines by publishing high-quality original research in all contemporary areas
linking them. Topics include, but are not limited to, the foundations of rational or
behavioral decision theory and game theory, the nature of rationality in general,
ethical and other analytic-philosophical issues in economics, the use of economic
techniques in ethical theory, and experimental research on economics and philosophy.
The Journal of Philosophical Economics (Brown University):
• Journal of Philosophical Economics is an inter-disciplinary journal that publishes
high quality and theoretically innovative articles on economics and its social
ramifications. The journal is committed to deepening the theoretical understanding
conceptual, methodological and substantive debates on economics and its social
ramifications. We therefore invite submissions from economists, economic historians,
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sociologists, political scientists, political economists, economic anthropologists and
development studies scholars. The journal eschews monolithic perspectives and
seeks innovative work that is intellectually pluralist. The Editorial Board takes a
liberal stance in leaving a fair chance for contributors to provide the readers with a
systematic, honest, and thoroughly researched account of an idea deemed
fundamental for the advancement of the method of economic inquiry.
•
Erasmus Journal for Philosophy and Economics
The Erasmus Journal for Philosophy and Economics (EJPE) is a peer-reviewed biannual academic journal supported by the Erasmus Institute for Philosophy and
Economics at the Philosophy Faculty of Erasmus University Rotterdam. EJPE
publishes research on the methodology, history, ethics, and interdisciplinary relations
of economics, and welcomes contributions from all scholars with an interest in any
of its research domains. EJPE is an Open Access Journal: all the content is
permanently available online without subscription or payment. Every article has a
unique and permanent URL.
• The Journal of Economic Methodology:
Methodological analysis of the theory and practice of contemporary economics
Analysis of the methodological implications of new developments in economic
theory and practice
The methodological writings and practice of earlier economic theorists (mainstream
or heterodox)
Research in the philosophical foundations of economics. Studies in the rhetoric,
sociology, or philosophy of economics
Autres revues plus généralistes:
• Philosophy and Public Affairs
• Kyklos – International Review for Social Sciences
• The Transatlantic – Journal of Economics and Philosophy
• Etc.
II.
Les centres de recherche
• En France
•
GREQAM UMR 6579 – Aix Marseille: axe philosophie économique, dir. André Lapied
La philosophie économique se situe traditionnellement dans un repère formé de trois
grandes interfaces entre économie et philosophie : économie politique et philosophie sociale,
économie normative et philosophie morale,science économique et philosophie des sciences.
Elle cherche, non pas à fondre ces disciplines, mais à mutualiser les savoirs et les approches
qui sont susceptibles d’enrichir chacune d’entre-elles.
• CEPERC UMR 7304 – Aix Marseille: axe philosophie économique, resp. Gilles
Campagnolo
Ce que nous avons nommé avec Alain Leroux « Philosophie économique », c’est la
conjugaison d’une analyse épistémologique de l’économie et d’une mise en relief des problèmes
philosophiques qui sont soulevés par l’extension par les économistes de leurs théories à la quasitotalité des activités sociales. L’axe de philosophie des sciences sociales et économiques fonctionne
sur la base d’une coopération interdisciplinaire (avec le GREQAM, UMR 6579 d’économie en
particulier) et internationale (avec des institutions savantes européennes, des centres d’archives au
Japon et des séminaires « PPE » Philosophy Politics Economics en Amérique du Nord).
•
PHARE: les Après-midis de philosophie économique, resp. Elodie Bertrand, Jean
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Dellemotte, Shirine Sabéran
trois axes : la philosophie morale et politique, la théorie de la décision et l'épistémologie
économique.
L’analyse économique ne peut évaluer la portée de ses résultats uniquement en termes
économiques, alors que les questions portant sur les relations entre justice et efficacité, croissance et
démocratie, rationalité individuelle et institutions, ou mathématiques et sciences économiques
relèvent aussi d’une réflexion philosophique.
• CLERSE UMR 8019 – Uni Lille 1: Histoire de la pensée économique et sociologique, resp.
Franck Van De Velde
Le programme Histoire de la Pensée Economique et Sociologique (HPES) est organisé
autour de quatre thématiques de recherche : Philosophie économique, Institutionnalisme, Macro
économie post keynésienne et Histoire de l’analyse économique.
• TRIANGLE UMR 5206 – Lyon: pôle « Philosophie de la politique et de l’économie »,
resp. M. Sennelart, L. Frobert
• Centre de Recherche en Philosophie Economique (CREPHE) ESCP Europe – dir.
Philippe Nemo
La philosophie économique entend élargir les perspectives de l’économie. En effet, les
problèmes économiques sont presque toujours mêlés à des réalités sociologiques, psychologiques,
politiques, géopolitiques, juridiques, administratives, culturelles, épistémologiques, et même
historiques, philosophiques ou religieuses, que les paradigmes fondateurs de l’économie « pure »
arrivent difficilement à appréhender. La philosophie économique se propose d’aborder ces
problèmes en adoptant une perspective plus large, transdisciplinaire, affranchie des frontières
parfois artificielles qui séparent les sciences sociales traditionnelles.
• La philosophie économique n’est pas toujours affichée, mais est présente sans être
revendiquée comme telle : ex.
 BETA-Strasbourg,
 GREDEG-Nice,
 TRIANGLE-UMR 5206 (évoque la philosophie de la politique et de l’économie)
 CES Paris 1 (Cercle d’Epistémologie de l’Eonomie)
 Etc.
• Europe
•
•
Centre Walras Pareto – Université de Lausanne: axe de philosophie économique
Erasmus Institute for Philosophy and Economics – Université de Rotterdam:
EIPE is the world's leading research institute in philosophy and economics and host to a
highly acclaimed graduate programme. The research topics covered at EIPE span all branches of
philosophy and economics, including foundations of economic theory, rationality, economic
methodology and ethical aspects of economics.
• Chaire Hoover d’éthique économique et sociale – Université Catholique de Louvain
• Institut für Wirtschaftsgestaltung, Dir. Wolf D. Enkelmann - Munich
III.
Les cursus universitaires
Rmq: à l’exclusion de toutes les formations en Business Ethics et autres
• France
• Masters de recherche en philosophie économique. Il y en a deux:
 Master en philosophie économique – Comportements et interactions – GREQAM Université
Paul Cézanne AM III – resp. André Lapied
 Master Recherche Epistémologie et philosophie économiques – Paris 1 Panthéon Sorbonne
– resp. Anne L. Cot
 Formations doctorales: idem
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• Europe
• Masters de recherche en philosophie économique:
 Master Political and Economic Philosophy (Pr. Suzanne Boshammer) – Universität Bern,
Institut für Philosophie
 Master in Philosophy and Economics (Prof. Dr. Matthew Braham, Prof. Dr. Hartmut Egger)
– Universität Bayreuth
 Master Politics, Economics and Philosophy – Universität Hamburg
 Research Master in Philosophy and Economics – Erasmus Universiteit Rotterdam
 Master of Sc. Economics and Philosophy – London School of Economics
• Formations doctorales:
 PhD Programme in Philosophy and Economics – Erasmus Institute for Philosophy and
Economics
Dans le cours de la discussion avec la salle, Patrick Mardellat défend l’idée que la philosophie
économique est présente, quelle que soit la dénomination qu’on veut bien lui donner, dans
l’économie politique, la théorie économique ou la science économique. La théorie économique est
de la philosophie au plus haut point, que l’habillage mathématique masque mais ne supprime pas.
La théorie ou la science n’a pas constitué une autonomisation de l’économie par rapport à la
philosophie, la philosophie est restée présente, sous d’autres formes, refoulée. La présence de la
philosophie dans les discours de l’économie a subi les métamorphoses tant de la philosophie
(positivisme, positivisme logique, rationalisme critique, pragmatisme, etc.) que de l’évolution des
méthodes du discours de l’économie. La science économique ne s’élève pas contre la philosophie
qu’elle cherche à évacuer de son discours, elle l’héberge en son sein même. La tâche de la
philosophie économique est l’explicitation et la déconstruction des formes et contenus de
philosophie que les théories et les économistes ne veulent pas s’avouer.
Mais il y a aussi de l’économie dans certaines philosophies et chez certains philosophes. Même
si cette économie ne prend pas la forme de la théorie que pratiquent les économistes professionnels.
La philosophie étant nécessairement une activité intellectuelle critique, ce que les philosophes ont à
dire de l’économie ne s’accorde pas nécessairement avec ce que les économistes en disent. La
philosophie économique doit aussi s’interroger sur l’économie de telles philosophies : que peuvent
en apprendre les économistes pour leurs propres représentations théoriques de l’économie ?
Pour résumer, les deux tâches essentielles de la philosophie économique sont :
- Dé-couvrir la philosophie implicite, cachée des économistes et des théories économiques,
parce que les économistes sont souvent dominés par les représentations philosophiques ou
des métaphysiques ou éthiques cachées, comme Keynes disaient des hommes d’action qu’ils
étaient dominés par des idées ou doctrines économiques. Idée que Heilbroner présente bien
avec sa notion de « worldly philosophers », philosophes de la mondanité, les théories
économiques présentant des « visions » du monde ;
- Interroger la théorisation des économistes du point de vue de l’économie des philosophes,
qui doit elle-même être en retour interrogée depuis le regard des économistes. Pourquoi les
philosophes, lorsqu’ils s’intéressent à l’économie n’empruntent-ils pas les voies
constructivistes ou théoricistes des économistes ?
Sous ces deux tâches, l’économiste est au plus haut point intéressé par la philosophie
économique.
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III-
LE DEVELOPPEMENT DE LA PHILOSOPHIE ECONOMIQUE EN
FRANCE MIS EN PERSPECTIVE – Claude Gamel
En complément des exposés d’Arnaud Berthoud et de Patrick Mardellat, Claude Gamel
cherche à mettre en perspective le développement de la philosophie économique en France. A partir
du cas pionnier d’Aix-Marseille où le thème est apparu dans les années 1990, il s’agit alors de
mieux situer ce que pourrait être l’avenir de la philosophie économique dans les prochaines années.
1/ L’exemple pionnier d’Aix-Marseille
Dans le contexte des années 1980/90, l’émergence de la philosophie économique résulte
sans doute de la convergence de plusieurs évènements d’importance inégale, parmi lesquels on
retiendra, sans souci d’exhaustivité, la publication d’un petit ouvrage de Serge-Christophe Kolm
« Philosophie de l’économie » (1987), la traduction en français la même année de l’ouvrage de John
Rawls A Theory of Justice par Catherine Audard sous la supervision de Jean-Pierre Dupuy, ou
encore la fondation de la chaire Hoover d’éthique économique et sociale de Philippe Van Parijs en
1991.
Chacun à sa manière, ces évènements ont souligné l’intérêt que pouvait présenter un
dialogue entre économistes et philosophes sur le thème de l’économie normative et de la
philosophie morale. Les autres branches de la philosophie économique étaient beaucoup moins
avancées, car économistes et philosophes travaillaient séparément : par exemple, chez les
philosophes, on vivait encore à cette époque sous l’ombre porté de l’ouvrage « Méthodologie
économique » (1955) de Gilles-Gaston Granger (élu en 1986 au collège de France sur une chaire
d’épistémologie comparative), tandis que, chez les économistes, la publication en 1985 (sous le
même titre « Méthodologie économique ») de l’ouvrage d’Alain Mingat, Pierre Salmon et Alain
Wolfelsperger eut un certain écho.
C’est dans ce contexte que, sous l’impulsion de Louis-André Gérard-Varet directeur du
Greqam et surtout économiste théoricien à la grande curiosité intellectuelle, Pierre Livet, philosophe,
et Alain Leroux, économiste, vont faire aboutir en quelqeus années plusieurs initiatives à
l’université d’Aix-Marseille; on ne retiendra ici que les plus saillantes : habilitation d’un D.E.A. de
« philosophie économique » dès 1995, lancement de la « Revue de philosophie économique » en
2000, organisation à Aix-en-Provence d’une série d’écoles thématiques du CNRS « Economie
politique et philosophie sociale » (2001), « Economie normative et philosophie morale » (2002),
« Sciences économiques et philosophie des sciences » (2003) , l’ensemble ayant donné lieu à la
publication en trois tomes de « Leçons de philosophie économique » chez Economica.
Le principe de ces écoles thématiques était de fonctionner sur invitation des conférenciers,
les autres participants se contentant d’écouter et de participer aux débats. C’est tout l’intérêt du
présent colloque (Lille, juin 2012) que d’avoir franchi une nouvelle étape en procédant par appel à
communications, ce qui donne une bonne idée de l’audience réelle du thème de la philosophie
économique : plus d’une centaine de propositions de communications, près de 70 participants. La
tenue de ce colloque était la bonne idée au bon moment, car il permet de clore l’étape des
« pionniers » de la philosophie économique et il peut être l’occasion d’aborder une nouvelle étape
de son développement et de penser à son avenir
2 / Quel avenir pour la philosophie économique ?
Il existe au moins deux bonnes raisons pour se poser une telle question : la philosophie
économique reste un thème marginal et son développement reste fragile.
En ce qui concerne la marginalité, chez les économistes, ce sont surtout les historiens de la
pensée économique qui ont perçu l’intérêt de ce champ de recherche, comme l’attestent l’ouverture
récente à la philosophie économique des principales revues d’HPE. Or ce thème devrait pouvoir
intéresser l’ensemble des économistes et toutes les branches de l’économie (macroéconomie,
microéconomie, finance, économie publique,..), tant le recul philosophique est utile pour penser les
problématiques économiques pertinentes et nécessaire pour évaluer les hypothèses, méthodes et
résultats de l’économie. Chez les philosophes, la situation de la philosophie économique ne semble
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guère plus solide, la marginalité semblant à première vue la règle ; toutefois des indices intéressants
sont à noter dans les derniers mois (par exemple, promotion au CNRS de Gilles Campagnolo,
philosophe spécialiste de Menger, comme directeur de recherches, ou mutation à l’université de
Paris I d’Emmanuel Picavet, rédacteur en chef de la revue de philosophie économique.
Pour ce qui est de la fragilité du thème, le cas de la philosophie économique à Aix-Marseille
est à nouveau emblématique : depuis quelques années, la philosophie économique est au creux de la
vague, avec le départ à la retraite des pionniers (P. Livet, A. Leroux), sans que de nouveaux
recrutements en philosophie comme en économie ne soient à ce jour garantis. Le maintien de la
philosophie économique en tant que département du Greqam est actuellement discuté, alors que le
thème y est né il y a moins de vingt ans.
Face à cette marginalité et à cette fragilité, il convient sans doute de réagir et c’est pourquoi
la tenue de ce colloque est importante (merci encore aux organisateurs d’en avoir pris l’initiative).
L’unité de lieu qui en réunit les participants aujourd’hui à Lille fournit l’occasion de débattre de la
création d’un réseau national, voire européen de philosophie économique. L’existence d’un réseau
permettrait de rendre plus visible l’importance qu’a prise le thème, alors que de nombreuses
personnes travaillent de manière isolée dans leur centre de recherches, que ce soit en philosophie ou
en économie.
L’objectif serait donc de réunir philosophes et économistes dans ce réseau qui serait
constitué d’abord des individus chercheurs qui accepteraient d’en être membres, mais on peut
imaginer, à côté des adhésions individuelles, des adhésions institutionnelles (les centres de
recherches en philosophie et en économie qui accepteraient de reconnaître ce thème comme
pertinent).
Quel serait le rôle de ce réseau ? Par prudence et par souci de réalisme, les ambitions doivent
au départ être modestes, mais on peut distinguer au moins trois fonctions essentielles :
- D’abord une fonction purement statistique d’évaluation des forces en présence, ce qui peut être
utile localement, lorsqu’il s’agit de justifier la création ou la conversion de postes d’enseignants
chercheurs en philosophie économique ; l’existence d’un tel réseau attesterait de l’écho que
rencontre désormais la problématique de la philosophie économique.
- Ensuite une fonction évidemment informative sur les activités des membres du réseau (articles
publiés dans les revues, ouvrages édités, annonces de séminaires ou de journées d’études, …) Ces
informations pourraient circuler par une lettre électronique trimestrielle ou semestrielle, voire
justifier ultérieurement la création d’un site internet du réseau.
- Enfin la meilleure façon de rendre visible la philosophie économique c’est encore de créer
l’évènement autour d’elle, par la tenue tous les deux ou trois ans d’un colloque de philosophie
économique organisé au sein du réseau. Si l’on considère que le colloque de Lille sert de référence
et de point de départ, pourquoi pas un prochain colloque à organiser en 2014, par exemple en un
lieu choisi selon une procédure interne à définir ?
En l’état actuel des choses, il s’agit de débattre de l’opportunité de principe de la
constitution d’un tel réseau, dont le lancement ne devrait impliquer que des coûts financiers et
d’organisation limités. Si ultérieurement ce réseau devait prendre de l’ampleur, des modalités
pérennes de fonctionnement devraient être mises en place (financements dédiés, statut juridique,
ouverture à l’international, bilinguisme français/anglais, etc…) ;
A l’issue des trois présentations, le débat s’engage entre les participants à cette session
commune. De multiples questions sont abordées, parmi lesquelles on retiendra celles de la
dénomination du réseau envisagé et du rôle de l’association Charles Gide dans le soutien à la
philosophie économique.
- Dans le prolongement de la conférence inaugurale du colloque (Jean-Pierre Dupuy), la
dénomination « philosophie économique » pourrait poser problème si, au lieu de désigner le lien
que peut entretenir la philosophie avec l’économie, cette dénomination pouvait laisser croire que
c’est toute la philosophie qui devrait devenir « économique ». Peut-être l’appellation « philosophie
et économie » serait mieux à même de souligner l’objectif du réseau qui est de susciter et de
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renforcer le dialogue entre économistes et philosophes.
- La question est posée de savoir si cet éventuel réseau ne pourrait pas être organisé au sein de
l’association Charles Gide pour étude de la pensée économique (ACGEPE), qui a pris dans les
dernières années de multiples initiatives (colloques, journées d’études) sur des thèmes (utilitarisme,
justice sociale) relevant de la philosophie économique. L’activité de cette association étant orientée
vers l’histoire de la pensée économique, il serait toutefois très difficile d’y attirer philosophes et
même économistes qui pourraient ne pas se sentir concernés, dès lors qu’ils ne s’intéressent pas ou
peu à l’histoire de la pensée économique. Dès lors l’ACGEPE pourrait jouer un rôle très utile en
soutenant le réseau envisagé, mais celui-ci devrait rester autonome pour mieux remplir sa vocation
propre.
Le débat se termine en laissant aux organisateurs du colloque l’initiative de tirer les
enseignements de cette session. La diffusion du présent compte rendu auprès des participants au
colloque et des membres du conseil scientifique du colloque en est la première manifestation.
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