« JE DEVIENS UN ANIMAL »

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« JE DEVIENS UN ANIMAL »
PORTRAIT Sarah Marquis
Sarah Marquis PORTRAIT
Sarah Marquis : randonneuse de l’extrême
« JE DEVIENS UN ANIMAL »
Elle marche, et marche et marche... lors de son dernier périple elle a marché pendant
trois ans, de la Sibérie jusqu’en Australie. Elle endure des efforts quasi surhumains.
« J’y découvre mon côté animal », dit Sarah Marquis (42 ans) et « je trouve l’harmonie
parfaite avec la nature ». L’histoire d’une femme née aventurière.
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Les douleurs s’estompent au bout de trois mois. Les voix
qui lui inculquent chaque matin au réveil que ça ne vaut
pas la peine de persévérer, que c’est trop épuisant, se
taisent enfin. Que ça ne fait pas de sens de repartir,
de marcher, de lutter. D’un coup, tout devient normal,
le pain quotidien, sa vie. Au bout de six mois le corps
est pur, au bout d’un an elle remarque qu’elle fait par­
tie intégrante de la nature. Qu’elle mute en un animal
toujours attentif, les sens en éveil afin de pouvoir à tout
moment percevoir le danger. Les sens tellement exa­
cerbés qu’elle est capable de sentir des touristes à une
distance d’un kilomètre, même le parfum de leur sham­
poing. Elle explique : « Évidemment, j’essuie quelques
fois des revers, les voix et les douleurs réapparaissent.
C’est pénible, parfois l’enfer. Mais c’est exactement cet­
te harmonie avec la nature que je recherche depuis mon
enfance. »
La philosophe nomade Sarah Marquis, 42 ans, est assise dans un restorou­
te près de Martigny en Valais. Rien ne fait penser à
l’animal aux sens affûtés. Veste sportive, élégante,
longs cheveux châtains soignés, un sourire éclatant –
une belle femme. Dès le début de notre discussion elle
clarifie une chose : elle est née aventurière, c’est plus un
état d’esprit qu’une manière de foncer. Et c’est pourquoi
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PORTRAIT Sarah Marquis
elle n’est pas entièrement satisfaite de l’expression
« aventurière », elle dirait plutôt « philosophe nomade »,
quelqu’un qui souhaite donner une voix à la nature,
qui se considère comme « un pont entre l’homme et la
nature ». Au cours de la discussion elle cite Friedrich
Nietzsche, mentionne que dans ses conférences elle
n’accuse personne, ne donne aucune leçon ni morale.
Dans ce monde de haute technologie on a souvent ten­
dance à oublier le plus important, la base de tout : la
terre. « C’est de ça que je veux parler. De mes impres­
sions non filtrées, celles qui n’ont pas été étiquetées par
le cerveau humain. »
Rien, dans sa maison natale, ne laisse présumer les
aventures extrêmes qu’elle entreprendra plus tard. Elle
Sarah Marquis PORTRAIT
grandit à Montsevelier dans le canton du Jura avec un
frère aîné et un plus jeune. La famille entreprend des ran­
données et va aux champignons, comme le font de nom­
breuses familles suisses. Elle est bonne élève, s’occupe
des nombreux animaux domestiques : moutons, lapins,
chiens. Jusque là tout est « normal ». Mais Sarah est dif­
férente. C’est devenu une évidence quand, à huit ans,
elle entreprend une promenade avec son chien jusque
dans une grotte aux alentours. Fascinée par les chauvessouris elle décide d’y passer la nuit. Comme elle n’a pré­
venu personne, ses parents, éperdus, alertent la police.
Son argent de poche, elle l’utilise à sa manière : tandis
que les autres se payent des sucreries, elle, elle s’achète
des magazines outdoor. C’est ainsi que tout commence.
Aventurière de l’année
Ce fut pour elle « un grand honneur » : Sarah Marquis a
été élue « Aventurière de l’année 2014 en Europe » par
le secteur outdoor européen. Étant en voyage aux ÉtatsUnis, elle a dû se faire remplacer par un ami et sponsor de longue date. Comme neuf autres sportifs, elle a
été nominée par la revue scientifique « National Geographic » pour la distinction « Aventurière de l’année
2014 ». Le choix du public s’est finalement porté sur le
ski-alpiniste, vététiste et coureur Kilian Jornet Burgada.
Seule au monde : sous tente dans le désert de Gobi.
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Sarah Marquis PORTRAIT
Survivre avec Sarah
En cas d’urgence, lors de son expédition « exploreAsia »
Sarah Marquis avait la possibilité de lancer un signal de
tracking à New York ou à une personne de contact en
Suisse. Elle emporte également en expédition un téléphone satellite. Pour survivre, dit-elle, il faut développer
de nouvelles stratégies chaque jour, prendre toujours de
nouvelles décisions. Vouloir fixer une certaine distance de
marche par jour n’a aucun sens. Elle respecte néanmoins
certains règles de survie. Un extrait :
Petite halte : 14 000 kilomètres à travers l’Australie.
Porte bagage : une charrette peut être utile utile dans le désert et dans la steppe.
À la chasse avec un lance-pierre
Ses parents la laissent faire. « Ils m’ont toujours soutenus,
ne m’ont jamais mis la pression quand j’étais enfant et ils
m’ont toujours laissé le choix », se rappelle-t-elle. Au dé­
but, Sarah Marquis prend un chemin classique, suit une
formation de gestionnaire des ventes pour l’exportation.
Elle travaille ensuite pendant quatre ans comme agent
d’accompagnement des trains aux CFF. Les voyages en
train à travers la Suisse ne peuvent que difficilement com­
bler son désir de pays lointains. Elle veut partir, marcher,
« toucher la terre avec son âme. » Dans un premier temps
elle traverse l’Anatolie centrale à cheval, ensuite elle par­
court les États-Unis à pied, de la frontière cana­d ienne à
la frontière mexicaine. Sa première grande expédition a
lieu en 2002 et 2003 : en 17 mois elle fait le tour du désert
australien, parcourt 14'000 kilomètres. Elle a tellement
souffert qu’elle affirme encore aujourd’hui : « Cette ex­
périence m’a marquée pour la vie ».
Son objectif est de voir si elle est capable de survivre
dans ces conditions extrêmes. Elle chasse des oiseaux,
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des scorpions et des serpents avec un lance-pierre et une
sarbacane. La chasse est pénible, après de longues jour­
nées de marche elle se met à l’affût pendant des heures,
souvent sans succès. Elle a constamment faim, ce qui la
poursuit encore aujourd’hui : « Si je n’ai pas assez man­
gé un jour et que le sentiment de faim se manifeste, des
souvenirs désagréables resurgissent. Je suis proche de la
panique », dit-elle. Néanmoins, pour rien au monde elle
n’aurait voulu manquer cette expérience : « La faim te
coupe tous les sens. C’est une expérience fascinante que
vouloir maîtriser son corps dans ces conditions. »
Sarah Marquis poursuit son chemin, ses aventures
deviennent son gagne-pain. Au début, elle peine à trou­
ver des sponsors. En tant que femme, elle n’est pas prise
au sérieux. Elle envoie des hommes pour les négocia­
tions et voilà que ça fonctionne. Le succès auprès des
sponsors est aussi dû au fait que ses voyages deviennent
de plus en plus spectaculaires. En 2006 elle marche
7'000 kilomètres et pendant huit mois sur les sentiers
des Incas dans les Andes, par des températures frisant
parfois moins 20 degrés.
Dix jeunes hommes avec
des mitrailleuses
Puis suit l’apogée (jusqu’à présent) : « explorAsia »,
de 2010 à 2013. Le 20 juin 2010, jour de son 38e an­
niversaire, elle quitte la ville sibérienne de Irkutsk.
1000 jours et 1000 nuits plus tard elle se pose sous un
arbre dans la plaine de Nullarbor en Australie, le plus
grand désert karstique du monde – « écrasée par les
émotions et les souvenirs magiques ». Elle s’est préparée
pendant deux ans pour cette expédition, a discuté avec
des personnes de contact sur place, étudié des cartes, lu
des livres et des récits de voyage. Elle a préparé huit dif­
férents sacs de voyage et les a déposés à huit endroits,
chaque contenu était adapté aux conditions spécifiques
de chacune des régions de l’Asie et de l’Australie par où
passait son itinéraire. Sa nourriture principale, c’est le
riz. Une paire de chaussures doit suffire pour 2'000 ki­
lomètres. Dans le désert et dans la steppe, une charrette
l’aide à transporter le matériel, le sac à dos pèse jusqu’à
30 kilos. Pendant les six premiers mois dans le désert de
• « Je ne monte jamais ma tente à proximité de l’eau douce. Ce serait en soi un bon endroit, mais il est aussi prisé par d’autres personnes ou animaux. Afin d’avoir une
bonne vue d’ensemble de la situation je monte ma tente
toujours avant le crépuscule. Je peux ainsi vérifier méticuleusement le sol pour éviter que des animaux qui s’y
seraient enfouis durant la journée n’apparaissent tout
à coup dans ma tente. Je commence par m’asseoir et
j’écoute mon intuition. Dans un canyon étroit en Chine
j’avais déjà monté ma tente lorsqu’un sentiment désagréable s’empara de moi. J’ai immédiatement changé
d’endroit. Lorsque je me suis réveillée le lendemain matin, il y avait un énorme bloc de rocher en plein milieu de
mon premier emplacement. Je n’aurais pas survécu. »
• Dans la jungle, je porte toujours un chapeau avec une
large visière et une protection en tissu. Je ferme également toutes les ouvertures aux bras et aux jambes.
C’est le seul moyen de m’assurer que des serpents ou
des araignées ne pénètrent pas dans mes vêtements. »
• « Je prépare et je mange mes repas très rapidement et
ne dors jamais au même endroit. Je m’habille comme un
homme, chaque personne que je rencontre je la scrute
avec mes yeux à la recherche d’armes. Si possible, je marche sur un sol dur afin de ne pas laisser de traces. Il est
souvent judicieux de marcher la nuit et de dormir la journée. Et du feu je n’en fais que dans les grandes grottes. »
• « Dans la jungle du Laos je gisais dans ma tente avec la
dengue (grippe tropicale), non loin d’une rivière à fort
courant. Comme je craignais que mes délires de fièvre
ne me poussent à aller au bord de la rivière, je me suis
attaché un pied à un arbre. Pendant trois jours. »
Gobi elle récolte les gouttes de condensation afin de ne
pas périr de soif. À son grand étonnement, son plus gros
obstacle n’est ni le climat, ni la faim, ni les animaux
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PORTRAIT Sarah Marquis
ou les montagnes, mais les hommes. En partie du fait
qu’elle est une femme. « En Chine par exemple, les
femmes qui se baladent seules sont considérées comme
des prostituées », remarque-t-elle. Cela ne facilite guère
la randonnée solitaire d’une femme.
Mais ailleurs aussi elle vit des situations très dé­
licates. Par exemple en Mongolie : de nulle part, des
hommes surgissent sur des chevaux la nuit, ils veulent
lui faire peur en passant à un doigt de sa tente et en
tentant de toucher la pointe de la tente avec leurs mains.
Vraisemblablement stimulés par l’alcool et intrigués par
cette jeune femme blanche qui a osé pénétrer dans leur
territoire. Ils n’abdiquent pas, reviennent chaque soir à
la tombée de la nuit. Sarah Marquis ne fait plus de feu,
ne marche plus que sur du sol dur afin de ne pas laisser
de traces, se cache derrière des rochers la nuit venue.
Ce n’est qu’en découvrant des tuyaux qui lui serviront
d’abri, en contrebas de routes poussiéreuses, qu’elle se
sent à nouveau en sécurité. « Je vivais comme un rat,
mais je me sentais comme dans un palais. »
Une nuit, dans la jungle à la frontière entre le Laos,
la Thaïlande et le Myanmar, c’est encore plus dange­
reux. Dix jeunes contrebandiers –, eux-mêmes sous
l’influence de l’héroïne dont ils font trafic – assiègent sa
Sarah Marquis PORTRAIT
tente, pointent des mitrailleuses sur elle. Ils lui prennent
tout. Après de nombreuses heures dans une ambiance
très tendue, un des hommes s’adresse à elle dans un
anglais parfait : « Nous sommes désolés de vous avoir
causé des problèmes. » Ils disparaissent ensuite comme
ils étaient apparus. Le lendemain, Sarah Marquis re­
trouve ses affaires dispersées dans la jungle. « C’est le
seul moment de mon voyage où j’ai pensé que tout allait
s’arrêter », se rappelle-t-elle.
Un reproche et ses traces
Difficile de lui soutirer quelque chose sur Sarah dans le
privé. Elle préserve sa vie privée de manière farouche.
Son manager affirme qu’avant de partir dans la nature
sauvage elle est nerveuse et difficile à supporter. Elle
ne souhaite pas dévoiler si elle a un compagnon. À la
place, elle dit qu’elle a peu, mais de bons amis, ce qui
est assez logique, vu ses longues absences à répétition :
« Ceux qui attendent mon retour, sont mes véritables
amis. » Compte tenu de sa profession et de sa passion,
elle ne peut pas avoir d’enfants, a-t-elle mentionné une
fois, « mais si j’en avais souhaité un, je l’aurais eu. »
« J’aime le silence absolu »
Sarah Marquis sur ses talents de chant, son rapport ambigu avec la Suisse et sa dernière dispute.
Wawrinka ou Federer ?
Les deux. J’ai rencontré Stan personnellement, il est très
sympathique. J’étais très enthousiaste lorsqu’ils ont remporté l’or olympique en double.
Reinhold Messner ou Felix Baumgartner ?
Baumgartner. 99 personnes sur 100 pensent qu’il est fou.
Moi non. Il s’est préparé pendant sept ans à son saut en
parachute. J’appelle cela de la passion. Il a voulu réaliser
un rêve. J’aime bien ça.
Désert ou montagnes ?
Désert.
Thé ou café ?
Thé en expédition, café à la maison.
Vin ou bière ?
Ni l’un, ni l’autre, ni aucune autre drogue. Mon corps est mon
« outil de travail », j’en ai encore besoin pendant longtemps.
Concentrée : Sarah filme des Mouflons dans le désert de Gobi.
Beatles ou Stones ?
Ni l’un, ni l’autre. J’écoute très peu de musique, parfois
dans la voiture. J’aime le silence, quand je suis en route
il est absolu !
Ce que je voudrais savoir faire ?
Chanter ! (en riant) Oui, vraiment. J’en suis totalement incapable.
Mon vêtement le plus cher ?
Un sac de couchage à 1000 francs.
Mon dernier gros investissement ?
Un ordinateur.
Personnage le plus impressionnant de l’histoire ?
Pour moi, c’est la genevoise Ella Maillart. En tant que
journaliste et photographe elle a parcouru les régions les
plus reculées d’Asie dans la première moitié du dernier
siècle. Elle m’a prouvé que ce genre de projets extrêmes
sont aussi possibles pour les femmes.
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Ma dernière dispute ?
Ce matin au téléphone avec ma mère. Je l’appelle plu­
sieurs fois par jour, et je la vois régulièrement. Il s’agissait
de savoir si la nourriture bio est plus saine ou pas.
Si j’aime la Suisse ?
J’ai un rapport ambigu avec mon pays. Je n’y reviendrais
probablement pas toujours si je n’y étais pas née. Tout y
est trop lisse, trop propre. D’un autre côté les hommes y
sont libres, ont beaucoup de droits. Ce n’est de loin pas le
cas de tous les pays que j’ai visités.
Quel titre un portrait de vous devrait-il avoir ?
« Wild by Nature », sauvage par nature. C’est aussi le titre
de mon nouveau livre.
WWW sarahmarquis.ch
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« Écrasée par les émotions et des souvenirs magiques » : Sarah Marquis après trois ans de
marche dans la plaine australienne de Nullarbor.
Cette retenue envers les médias et le grand public est
probablement aussi une conséquence du reproche que
la Radio Télévision Suisse lui avait fait dans un repor­
tage il y a trois ans. On lui avait reproché d’avoir triché
pendant son expédition aux Andes. Elle aurait fait 400
et 200 kilomètres en voiture et en vélo, mais n’en parle
pas dans son livre. Elle a été confrontée à ces reproches
lors d’une intervention en direct depuis Tokyo où elle
a dû se faire soigner pour un problème dentaire lors de
son périple « exploreAsia ». Sa justification : « J’ai acheté
le vélo parce que ma charrette était cassée. Et j’ai dû
faire un bout en voiture puisque le tronçon en question
était interdit aux touristes. » Cet épisode n’a pas terni
son image, ses sponsors lui sont restés fidèles. Mais elle
a tout de même été touchée personnellement, il sem­
blerait qu’elle soit devenue encore plus méfiante depuis.
Elle décrit par contre volontiers et de manière détail­
lée ses expéditions – aussi devant un public. Pas seule­
e xl opn gle r o r e
ment pour gagner une partie de son argent. Être en rou­
te, voilà ce qu’elle préfère de loin. D’où sa déclaration :
« Même si c’est parfois très pénible et que j’ai envie de
rentrer – dès que je suis de retour, je veux à nouveau
repartir. » C’est un aborigène, un autochtone australien,
qui lui a fait le plus beau des compliments sur une de
ses expéditions : « Ce sont des personnes apparemment
folles comme toi qui font que la terre reste en équilibre
et qu’elle continue de tourner. »
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Peter Bader
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