Un visiteur au pays des mathématiques, A. Bonami

Transcription

Un visiteur au pays des mathématiques, A. Bonami
UNE DÉMONSTRATION POINTILLISTE
105
jamais » (Gert-Martin Grauel, mathématicien). Quand le cours de mathématiques
s’apparente trop souvent à la visite de monuments qu’il ne s’agit pas de ne toucher
que du bout des yeux, Olivier Peyon nous invite à bousculer nos façons de faire,
à enseigner l’irrespect, à retrouver avec nos élèves le chemin de cette jubilation
créatrice dont font preuve tous ces jeunes enfants dont j’ai parlé plus haut.
Un visiteur au pays des mathématiques
Aline Bonami1
Curieux titre, qui est comme un premier obstacle rencontré, avant même de le
voir ! « Why do some people hate maths ? », c’est une question posée sur internet,
qui fait partie d’une série de questions du même genre : pourquoi déteste-t-on les
animaux, les chats noirs, le rap..., et à laquelle répond Edward Frenkel dans une
vidéo. Or ce « comment » plutôt que « pourquoi », suivi de cette première personne
du singulier, nous fait prendre une autre direction, celle de la fable ou du roman
picaresque. Et c’est à une sorte de voyage initiatique au pays des mathématiques
(ou des mathématiciens) que nous convie le cinéaste dès qu’on a passé les premières
images dans lesquelles des adolescents américains pleins de vie, filles et garçons,
hurlent leur haine des maths en faisant les pitres. Interrogé sur le sujet, le cinéaste
se défend de se reconnaı̂tre en eux. Mais l’émotion devant les maths, qu’elle soit
négative ou positive, est omniprésente.
Les images – magnifiques – sautent d’un continent à l’autre. On se retrouve tout
de suite à Paris, puis en Inde, sous la mousson, en marge du dernier congrès international. Puis à nouveau aux États-Unis, dans un immense hall d’université, où un
étudiant explique que « c’est une fatalité d’être nul en maths ». S’ensuit une longue
séquence avec Jean Dhombres, qui parle de la façon dont sont ressenties les maths
par rapport au réel... Nous n’en sommes qu’à quelques minutes de film. Autant
dire qu’il faut se laisser emporter sans essayer de démêler les fils. Les thèmes s’entrecroisent : enseignement, avec une très belle séquence avec la psychopédagogue
Anne Siéty qui s’occupe de ceux auxquels « les maths demandent une énergie
folle » parce qu’elles suscitent trop d’émotions, beauté des mathématiques, rôle
des maths dans le monde actuel...
Mais ce voyage au pays des mathématiques, c’est d’abord l’occasion de rencontrer des personnages fascinants, qui remplissent magnifiquement leur rôle de
mathématiciens. En premier lieu Cédric Villani autour duquel le film est en grande
partie bâti, mais aussi François Sauvageot, qui apparaı̂t comme une sorte de magicien transformant tout en mathématiques. On le découvre cousant à la machine
à coudre, manière de faire des maths puisque tout est maths. On le voit avec ses
élèves, faisant jaillir des maths, tel un prestidigitateur, des objets les plus divers ;
on les suit sur une plage bretonne, ce qui donne lieu à de magnifiques images de
chars à voiles dans la brume.
Le rythme endiablé du film semble être à l’image de l’emploi du temps de
Cédric Villani. On va et vient entre les continents, revenant périodiquement en
1
Université d’Orléans.
SMF – Gazette – 140, avril 2014
106
A. BONAMI
Inde, où l’on assiste à la remise de la médaille Fields, et aussi à Oberwolfach où
l’on arpente la montagne, où l’on vit la vie des mathématiciens qui s’y trouvent,
partant pour New-York, Berkeley... Ces changements rapides de décor alternent
avec des moments de ralenti où les mathématiciens « personnages » prennent le
temps des explications. Cédric Villani explique, justement, la lenteur du travail :
« tant que le chapitre il est pas bien comme il faut... ». La caméra s’attarde sur
tel ou tel détail.
Car le discours est accompagné d’images, comme pour répondre à tous les
mathématiciens interrogés qui disent qu’il faut trouver les images qui permettent
de comprendre ou faire comprendre. Ce sont des entrelacements d’autoroute et des
foules de manifestants qui illustrent les mathématiques modernes et les années
60. Ce sont des salles de marché vociférantes qui accompagnent l’arrivée des
mathématiques dans le monde de la finance. Cette arrivée, on la vit aussi au
travers d’une lente descente en avion sur Manhattan. On peut imaginer « la
mathématique » dire : « À nous deux maintenant », comme Rastignac voyant
Paris à ses pieds.
Le film, dont le foisonnement se veut probablement à l’image du fait que les
mathématiques sont partout, s’organise toutefois petit à petit autour d’un problème
qui nous touche tous, mathématiciens ou non : la crise financière. Il s’interroge sur
le rôle que les mathématiques y ont joué. On sort du monde féerique pour se plonger
peu à peu dans la réalité. Et l’émotion, la vraie, celle qui touche tout un chacun
devant les malheurs de ses proches et non celle qu’éprouve le mathématicien à
voyager dans des mondes imaginaires, est brusquement présente, furtivement. Le
mot de la fin du film est confié à un mathématicien indien, après un dernier retour à
Hyderabad. Il paraı̂t imprégné de sagesse asiatique : « Do not believe any authority.
Use your own brain ».
Ce serait bien dommage de bouder son plaisir ! Les prises de vue sont magnifiques
et c’est une sorte de divine surprise que de voir un film sur les mathématiques de
cette qualité, qui est encore à l’affiche à Paris après trois mois, a été vu par des
dizaines de milliers de spectateurs et fait l’objet de nombreuses critiques. Je n’ai que
très partiellement pu rendre compte de sa richesse, il y a bien d’autres intervenants,
bien d’autres thèmes abordés, que ceux que j’ai mentionnés. Il faut aller voir ce
film, qu’on soit mathématicien ou non. Il faut en parler. Il faut en profiter pour
s’interroger plus avant.
Car la menace, pour les mathématiciens, ce serait d’être si contents qu’on parle
d’eux qu’ils en perdraient tout sens critique. Or les questions ne manquent pas,
dont la première, qui est en toile de fond dans le film sans être traitée frontalement,
est la désaffection des étudiants pour les mathématiques. Elle est reprise par les
médias. Ce n’est évidemment pas au film d’y répondre. Bien au contraire, on ne
peut que remercier le cinéaste de lancer la discussion.
Il faut aussi s’interroger sur l’image des mathématiques, et des mathématiciens,
qui est donnée dans ce film. Est-ce bien celle qu’on souhaite ? N’y a-t-il pas un
risque que la recherche en mathématiques apparaisse comme faite pour un petit
nombre d’individus, même si Jean-Pierre Bourguignon y parle de la croissance exponentielle du nombre de mathématiciens dans le monde ? N’est-ce pas en contradiction avec l’accélération de la recherche et le fait que celle-ci est de plus en plus
collaborative ? Cette image de « happy few » que donne le film vient peut-être
SMF – Gazette – 140, avril 2014
UN VISITEUR AU PAYS DES MATHÉMATIQUES
107
du fait qu’on y voit plus le mathématicien comme un personnage habité par la
beauté des mathématiques, avec cette petite lumière dans les yeux qui a séduit
Olivier Peyon, que les mathématiques elles-mêmes. Ceci à une exception près, la
vidéo que montre Eitan Grispun2 , qui convainc probablement plus rapidement que
de longs discours qu’on a besoin de mathématiques et de mathématiciens.
Ma dernière interrogation3 est relative au fait que les mathématiciennes sont
pratiquement absentes du film. Le pays fantasmatique des mathématiques apparaı̂t
comme un pays d’hommes, où seules quelques pédagogues ont droit de cité. Une
image qu’il faudrait dépasser dans les commentaires et débats, sans parler du fait
qu’elle n’est ni conforme à la réalité ni vraiment agréable pour les mathématiciennes
professionnelles. Faute de quoi c’est un message bien négatif qu’on envoie à la
moitié de la population, qui risque de faire en partie boule de neige dans l’autre
moitié, et ceci justement au moment où on essaie d’attirer les jeunes.
2 Si l’on veut aller plus loin, on peut voir sa vidéo « Computing Spaghetti » http://www.
youtube.com/watch?v=cgRq78jrfqU
3 Ce texte reprend, en l’approfondissant beaucoup, un premier texte publié sur le site de Femmes
et Maths. Dans un second texte, écrit en commun avec Valérie Berthé et intitulé « Femmes en
mathématiques – Comment en parler ? », nous donnons quelques éléments de réponse ou de
discussion (http://www.femmes-et-maths.fr/?p=1638).
SMF – Gazette – 140, avril 2014