Abidjan-Paris-Abidjan - Les escales littéraires de Sofitel
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Abidjan-Paris-Abidjan - Les escales littéraires de Sofitel
Abidjan-Paris-Abidjan DENIS LABAYLE Sofitel Abidjan Hotel Ivoire DENIS LABAYLE 2 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN Ce soir-là, Abidjan s’était mis au reggae. Sans l’invitation de Pierre, un journaliste de Radio Côte d’Ivoire, je serais passé à côté de ce festival. Il m’avait convié la veille à son émission On dit tout pour présenter mon roman Noirs en blanc, une saga sur la fuite des cerveaux d’Afrique. Grand, mince, le regard malicieux, les cheveux coupés à ras pour, disait-il, masquer sa chevelure grisonnante auprès des femmes, il m’avait interviewé plus d’une heure, dans une atmosphère mêlant sérieux et plaisanteries. On en était sorti presque amis, et sa proposition d’assister à un concert de reggae m’avait enthousiasmé. Le clou de la soirée était, selon lui, la présence d’un chanteur en vogue. Une gloire récente, encore inconnue l’année précédente. Pierre vint me chercher vers 21 heures à l’hôtel Ivoire où je séjournais. Le plus sélect de la ville, une tour majestueuse de vingt-six étages, située dans le quartier Cocody et dominant la lagune. Dans le noir de la nuit, Abidjan avait perdu un peu de sa spécificité africaine pour devenir l’ombre d’une cité moderne dessinée par ses illuminations. Après avoir franchi le pont Houphouët-boigny et longé le boulevard de Marseille, on atteignit 3 DENIS LABAYLE Treichville, un quartier populaire, célèbre pour son marché coloré, et riche d’animations nocturnes. À cette heure la circulation devenait presque fluide. Pierre ralentit à un large carrefour, mal éclairé et se gara difficilement sur un terre-plein entre des dizaines de voitures. Dès qu’on pénétra dans la salle du concert, je me rendis compte que l’orchestre ne nous avait pas attendus et que nous n’étions pas les premiers arrivés. Les places se faisaient rares. Seules restaient des sièges proches de la scène, juste à coté d’énormes enceintes qui nous crachaient dans les oreilles des tonnes de décibels à la seconde, de quoi nous faire claquer les tympans. Dommage, car ce vacarme étouffait les voix des deux jolies femmes qui chantaient avec douceur, le micro sur les lèvres. L’une blonde, l’autre brune, vêtues à l’identique de minijupes brillantes, elles marquaient la mesure par un déhanchement sensuel. Derrière elles, les musiciens surchauffaient l’ambiance : deux pianos électroniques et une batterie particulièrement efficace pour marteler le rythme. Tout cela me provoquait des vibrations jusque dans le coeur. Je finis par m’habituer à la torture 4 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN acoustique, et par reconnaître deux ou trois célèbres chansons de Bob Marley. Lorsque les deux jumelles saluèrent, la salle les applaudit gentiment, mais explosa lorsqu’on annonça la vedette : Aristide Kakao. Certains même se levèrent pour saluer leur idole. L’homme bondit des coulisses, micro en main, et attaqua immédiatement une chanson dont le public reprit en chœur le refrain. Vêtu d’une tunique et d’un pantalon jaune orangé, coiffé d’un bonnet rasta aux couleurs de la Jamaïque, il arpentait la scène, sautant d’un espace à l’autre, s’adressant à ses fans dans une intimité provocante. Indiscutablement l’homme avait du métier, et se démarquait des jumelles par une voix harmonieuse et assez forte pour dominer l’orchestre. Lorsqu’il s’approcha de nous, j’eus l’étrange impression de le connaître, de l’avoir déjà vu, mais où ? Je n’avais jamais assisté de ma vie à un concert de reggae et son drôle de nom m’était totalement inconnu. Il n’était certainement pas venu à mon café littéraire qui s’était tenu la veille à l’hôtel, et depuis trois jours que j’étais en Côte d’Ivoire, je ne connaissais personne hormis mon ami journaliste. M’étais-je trompé ? L’avais-je confondu avec quelqu’un d’autre ? 5 DENIS LABAYLE Le chanteur-danseur s’éloigna puis revint vers nous, et chacune de ses approches renforça ma conviction. Comme les jumelles, il chanta du Bob Marley, mais aussi d’autres airs que la salle connaissait. Pierre me cria à l’oreille que ces chansons-là faisaient partie de son répertoire personnel et justifiaient son succès actuel. Ses « tubes » m’étaient totalement inconnus, sauf un qui me rappela vaguement un air. Où l’avais-je entendu ? Je n’avais chez moi aucun CD de reggae et encore moins d’Aristide Kakao. Je comprenais de moins en moins d’où venaient mes étranges impressions. Le concert dura longtemps pour le grand plaisir des participants, mais je n’écoutais plus vraiment. Je fouillais mon passé à la recherche de l’indice qui m’aurait permis d’éclaircir mes soupçons. Rien n’est plus agaçant qu’une trahison de la mémoire. Plus je cherchais, plus le visage de cet homme se précisait au point de devenir une certitude, mais il apparaissait isolé dans la brume de mes souvenirs, sans le moindre cadre permettant de préciser le lieu de notre rencontre. 6 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN Et pas question d’interroger Pierre tant le bruit rendait impossible toute discussion. J’attendis patiemment en buvant à petites gorgées mon cocktail, essayant, pour me distraire, d’en découvrir la composition. Du rhum, c’était sûr ! Avec du citron et de l’ananas, c’était évident ! Mais je mis un certain temps avant de repérer le goût du gingembre… Après une heure et demi de scène, le chanteur, exténué, en sueur, manifesta enfin des signes de fatigue. Il répondit à deux ou trois rappels, puis se dirigea vers les coulisses sous un déluge d’applaudissements, laissant place à une chanteuse en boubou vert, une femme mûre, large, au visage épais, à la voix grave. Pierre profita du changement de programme pour me proposer de nous retirer, ce que j’acceptais volontiers pour ne pas perdre définitivement l’ouie. Dehors, je remerciai Pierre de m’avoir fait découvrir cette célébrité de la Côte d’Ivoire, et comme je lui avouais ma curieuse impression de le connaître, il me dit simplement : Viens, on va le féliciter dans sa loge, tu pourras le questionner. 7 DENIS LABAYLE On fit le tour du bâtiment. La porte était gardée par un cerbère musclé qui n’entendait pas nous laisser entrer, mais se laissa amadouer quand Pierre lui mit sous le nez sa carte de journaliste et lui annonça qu’il venait pour une interview. On le suivit jusque dans la loge qui n’en était pas une, mais un recoin où Aristide Kakao partageait un verre de vin avec ses musiciens. Le cerbère lui souffla à l’oreille les raisons de notre visite et la vedette vint immédiatement nous serrer la main. Il connaissait les émissions de Pierre et, tout sourire, nous proposa de trinquer avec ses collaborateurs. Après l’avoir félicité, je lui avouais ma conviction de l’avoir déjà vu quelque part, mais où ? L’homme éclata de rire comme s’il se jouait de mon interrogation. Alors, me dit-il, où aurions-nous pu nous rencontrer ? Il semblait heureux de me voir désorienté. Cherchez bien, insista-t-il. J’exprimai tout haut mes hypothèses qui, chaque fois, déclenchaient son hilarité. Non, pas en Côte d’Ivoire. Alors où ? À Paris ? Cherchez bien. Etait-ce dans une salle de concert ? Pas vraiment... On joua ainsi un bon moment au chat et à la souris. Lui qui ne m’avait jamais vu, prétendait connaître le lieu de notre rencontre, et moi qui était 8 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN certain de l’avoir croisé, j’étais incapable d’en préciser l’endroit. Il mit fin à ma recherche en me posant la question subsidiaire : prenez-vous souvent la ligne B du RER ? Et là, soudain, tout s’illumina. Bien sûr ! Pourquoi n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Me revint très nettement en mémoire le spectacle d’un chanteur noir du métro dont la voix hypnotisait les passagers et attirait toujours un cercle d’admirateurs. Un artiste qui tranchait sur les habituels joueurs d’accordéon et gratteurs de guitare. À la station Chatelet, il s’offrait un franc succès. Comme je lui demandais comment il en était arrivé là, comment il était passé du métro de Paris au festival de reggae d’Abidjan, il refusa de me répondre, trop fatigué par le concert pour raconter son histoire, mais il me proposa de nous revoir le lendemain à mon hôtel. Ainsi, me dit-il, nous pourrons échanger nos souvenirs parisiens, cela me fera vraiment plaisir. J’acceptai volontiers. Pierre, pris par son activité professionnelle, déclina l’offre. Je fixai donc notre rendez-vous au lendemain vers 14 heures, au bar de l’hôtel Ivoire. 9 DENIS LABAYLE De retour dans ma chambre, j’eus quelques difficultés à m’endormir. Aristide Kakao m’occupait l’esprit. Maintenant, je me souvenais parfaitement l’avoir écouté à plusieurs reprises à la station Chatelet, toujours avec la même admiration et le même plaisir. La première fois, je m’étais assis sur un banc, attendant la rame, lorsqu’il vint s’installer face à moi avec sa machine à musique montée sur des roulettes. Il avait à peine commencé à entonner No woman no cry que les admirateurs affluaient. Et moi, je m’étais laissé bercer par sa magie au point d’en oublier le train. Peu à peu, le cercle s’était élargi, densifié, et la petite foule applaudissait l’artiste à chaque morceau. Par moment, celui-ci attendait la fin du tumulte, jetait un coup d’œil sur les écrans horaires, calculait le moment où la rame en direction de Boissy-Saint-Léger s’éloignerait, et que celle de Massy Palaiseau ne serait pas encore à l’approche, pour lancer sa nouvelle chanson… Plus je l’écoutais, plus je saisissais combien sa voix donnait d’éclat à ses rengaines. Chez lui, pas de pots pourris agaçants, d’airs répétitifs, racoleurs, mal joués. 10 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN Ses chansons, on les écoutait dans l’intégralité, avec une interprétation originale et une voix qui vous prenait aux tripes. Les autres chanteurs de métro faisaient la manche en chantonnant, lui, c’était un artiste. Non seulement il offrait un vrai spectacle, mais sa joie était communicative et je me souvins avoir remarqué sur les visages fatigués une joyeuse métamorphose. Le public ne s’y rompait pas : les pièces tombaient régulièrement dans la bouteille en plastique qui se trouvait à ses pieds. Lui remerciait d’un geste de la tête et d’un sourire personnel sans, pour autant, cesser de chanter. Chaque fois que je l’écoutais, je me demandais comment il pouvait chanter dans un tel vacarme métallique, entre les arrivées et les départs des rames ? Me revint également en mémoire un épisode qui m’avait beaucoup amusé. Un jour, juste au moment de partir, j’avais vu surgir du bout du quai trois uniformes de la RATP. A cet instant j’avais craint le pire : le heurt avec un public qui ne se laisserait pas facilement voler son plaisir. Je revis les hommes s'avancer avec leurs guêtres, leur bâton sur le côté, et leurs casquettes de pseudo-parachutiste. Ils étaient trois, deux jeunes, grands, et un petit, plus âgé, moustachu. 11 DENIS LABAYLE Et là, j’avais assisté à un phénomène étonnant : plus ils approchaient du chanteur, plus les deux jeunes acolytes en uniformes qui suivaient leur chef marquaient le rythme. Ils ne marchaient plus, mais avançaient en dansant, avec un hochement de tête. Seul le chef fendait la foule d’un pas autoritaire. Quand la petite troupe se planta devant l’artiste, celui-ci arrêta sa musique et leur sourit avec une certaine insolence. Le petit moustachu lui ordonna de déguerpir : il était interdit de chanter sur les quais de la station Chatelet, article 48 du règlement métropolitain... Mais pendant qu’il rappelait la loi, ses deux jeunes subordonnés lui répétaient : Chef… chef… c’est Aristide. Il chante super bien. Il faut le laisser tranquille, chef… Ils avaient raison, il était préférable de trouver une solution à l'amiable car le foule commençait à gronder : Foutez-lui la paix, laissez-le chanter... il gêne personne. Si vous n’aimez pas la musique, allez voir ailleurs, n'en dégoutez pas les autres… Les deux jeunes agents tiraient leur supérieur par la manche : Allez, chef, on s'en va. Après bien des hésitations, le gradé leva un doigt de procureur en direction du chanteur pour le prévenir que cette fois-ci, 12 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN il ne lui mettait pas de contravention, mais que, la prochaine fois, il ne serait pas si clément. Les trois hommes en uniformes s’éloignèrent, sous les quolibets, et dès qu’ils disparurent en haut de l’escalier mécanique, tout le monde oublia l’intermède sécuritaire, le cercle se reforma et le chanteur noir entonna Don't let me be misunderstood... C’était la première fois que je voyais un chanteur de métro capable de faire danser la maréchaussée. Le lendemain, au bar de l’hôtel, je l’attendis avec impatience, j’avais hâte de comprendre le parcours de celui qui, un an auparavant, faisait la manche à Pais et qui, aujourd’hui, était devenu une vedette dans son pays. Aristide Kakao arriva à l’hôtel vers 14 heures, très décontracté. Il avait troqué sa tenue jaune et son bonnet rasta pour une tenue plus urbaine : un jean, un tee shirt noir et des lunettes de soleil. Je lui proposai de s’installer devant la piscine, et commandai deux bières Castel bien fraîches. Il avait l’air content de me revoir. On se congratula comme deux vieux amis. Comme j’évoquais l’épisode des policiers, il se mit à rire. Il s’en souvenait parfaitement. Il évoqua alors avec une certaine nostalgie son séjour parisien qui avait duré plus de quatre ans. 13 DENIS LABAYLE J’appris comment le métro avait bouleversé ses projets. Il était parti cinq ans auparavant faire des études d’économies à Paris, à la faculté Tolbiac, et, comme beaucoup d’étudiants africains, il n’avait pour vivre que le modeste pécule offert par sa famille. À lui de se débrouiller pour payer la suite. Il avait dû faire toutes sortes de petits boulots fort peu rémunérés, jusqu’au jour où un cousin lui avait proposé de chanter avec lui dans le métro. Faire la manche, lui, un étudiant en économie ? Jamais. Mais le cousin avait insisté et il avait fini par accepter l’expérience. Elle fut financièrement si convaincante qu’il la renouvela de plus ne plus souvent, et finit par en faire son unique source de revenus. Il m’expliqua comment il avait pris goût au contact avec le public, même un public aussi distant et mouvant que celui du métro. À chaque chanson, c’était un nouveau pari. Bref, il s’était découvert une vocation d’artiste et, grâce à ses concerts métropolitains, il avait pu poursuivre ses études D’accord, lui-dis-je, mais cela n’explique pas ton succès au pays. La gloire, il ne l’avait ni prévue ni recherchée. Elle l’avait précédé. Grace aux CD vendus par dizaine dans le métro parisien, 14 ABIDJAN-PARIS-ABIDJAN il avait pu faire connaître ses propres chansons à des compatriotes de passage qui, de retour au pays en avaient assuré la promotion. Certains de ses airs, recopiés, piratés, avaient fini par passer sur les radios sans que l’auteur le sache, et sans toucher la moindre royaltie. Tout le monde chantait les tubes d’un certain Aristide Kakao que personne n’avait jamais vu. Le premier qui lui révéla sa renommée fut le douanier qui trouvant son stock de CD dans sa valise l’accusa de trafic, avant de réaliser qu’il avait devant lui l’auteur des chansons. Alors, c’est toi, Aristide Kakao, m’a-t-il dit, stupéfait, et il m’a demandé un autographe. D’autres douaniers lui achetèrent un disque dédicacé l’un pour sa femme, l’autre pour ses enfants ou sa petite amie. Ce jour-là, il apprit que ses chansons composées et enregistrées en France sur des CD artisanaux et destinées aux clients du métro étaient sur toutes les lèvres en Côte d’Ivoire. Il était une vedette dans son pays et le seul à l’ignorer. Voilà comment je suis passé du métro parisien aux salles de concert, voilà comment l’étudiant en économie est devenue chanteur professionnel. On trinqua à son succès, il m’offrit son CD dédicacé en échange de mon roman. 15 DENIS LABAYLE Et maintenant, lui dis-je, si le métro est fini, reviendras-tu en France ? Bien des salles de concert seraient heureuses de t’accueillir. Cette hypothèse le fit sourire, mais il se leva et m’incita à le suivre : je vais te montrer ma véritable ambition. Pendant qu’on sortait de l’hôtel, il m’expliqua que le secteur où nous nous trouvions faisait partie d’un ensemble appelé « le village Ivoire ». Un espace qui regroupait, outre les deux grands hôtels qui voisinaient, un immense bassin-piscine, des salles de réunion et une salle de concert. Un projet né sous la présidence d’Houphouët-boigny, qui avait voulu en faire une vitrine touristique pour Abidjan. Il me mena devant le palais des congrès, un bâtiment blanc que l’architecte avait dessiné comme une carapace de tortue. Il abritait une salle de 1600 places au plafond décoré en écailles. Une vraie merveille ! C’est là que je vais chanter bientôt, la plus belle salle de Côte d’Ivoire. Puis il se tourna vers moi, l’air grave : tu sais, ce pays a beaucoup souffert avec la guerre civile. Depuis trois ans, c’est la paix, et il se redresse, même plus vite que prévu. Je suis content de lui apporter un peu de joie et de participer à ma façon à sa résurrection. 16