La machine à remonter le Juppé

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La machine à remonter le Juppé
La machine à remonter
le Juppé
Par Alain Auffray — 29 septembre 2015 à 20:06
Réunion hebdomadaire et détendue pour Alain Juppé, Dominique Perben, Hervé Gaymard et Fabienne Keller, rue de l'Université à
Paris, mardi. Photo Laurent Troude
Plongée au cœur de la task force d’Alain
Juppé, candidat à la primaire LR qui
réunit les animateurs de ses comités de
soutien samedi.
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La machine à remonter le Juppé
A bas bruit, la maison Juppé s’agrandit. Fondée il y a tout juste un an, la start-up
est désormais à l’étroit dans ses 120 mètres carrés du 98 rue de l’Université
(VII arrondissement de Paris). Tous les mardis matins, le candidat, arrivé la
veille de Bordeaux, y réunit sa garde rapprochée, une dizaine de personnes qui
débattent des questions stratégiques et de l’actualité. L’incontournable Gilles
Boyer, qui dirige la campagne du maire de Bordeaux pour la primaire de
novembre 2016, confirme un déménagement avant la fin de l’année. Il cherche
deux fois plus grand. Pour caser les nouveaux salariés de l’association de
soutien au candidat, «Le Cap AJ pour la France». Il fait le pari qu’il faudra de
plus en plus d’espace pour accueillir les parlementaires juppéistes ou tentés de le
devenir. Dans des locaux plus spacieux, la discrétion pourrait être garantie à
certains visiteurs. Un matin de septembre, Libération a patienté dans la salle
d’attente aux côtés de l’éditorialiste de Valeurs actuelles Denis Tillinac,
initiateur de la pétition «Touche pas à mon église». «Vous savez, je suis de
Bordeaux», a-t-il précisé, comme pour justifier son improbable rendez-vous
avec le promoteur de l’identité heureuse, bête noire de la droite identitaire.
Le 3 octobre, Juppé doit réunir à Paris tous les animateurs des comités de
soutien qui se sont constitués partout en France. Près de 500 personnes sont
attendues pour cette «réunion de travail» consacrée à la préparation politique et
logistique de la primaire. Malgré le huis clos, ce rassemblement juppéiste
devrait donner la mesure du chemin parcouru depuis qu’à la surprise générale, le
maire de Bordeaux a fait savoir sur son blog, le 20 août 2014, qu’il avait «décidé
d’être candidat, le moment venu, aux primaires de l’avenir». Surpris par cette
candidature qu’il ne voyait pas venir si tôt, le clan Sarkozy s’était vite rassuré en
pariant sur le manque de souffle congénital de ce rival solitaire, incapable,
croyait-il, de mobiliser assez d’énergie et de militants pour aller au bout du long
combat qui s’annonce.
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«armée mexicaine»
Ce marathon, Gilles Boyer expliquait alors qu’il n’était pas question de le
commencer trop vite : «Il n’y aura pas de débauchage. Ceux qui nous rejoignent
ne le feront que par conviction. On ne veut pas d’armée mexicaine, remplie de
gens qui vont se bouffer entre eux». Description cruelle, mais assez juste, de la
galaxie sarkozyste.
Un an après, plus personne ne doute de la combativité ni du professionnalisme
de ceux qui entourent le maire de Bordeaux. Ce lancement réussi, Juppé le doit
d’abord à la fidélité de ses anciens collaborateurs, ceux qui n’ont jamais cessé de
voir en lui le futur chef de l’Etat. Ils étaient tous là ce 30 janvier 2004 quand est
tombé le jugement qui chassait brutalement leur mentor de la vie politique : le
député-maire du Havre Edouard Philippe, ancien secrétaire général de l’UMP et
son adjoint Vincent Le Roux, le député Benoist Apparu, ex-secrétaire national à
la jeunesse du RPR et celle qui lui succéda à l’UMP, Marie Guévenoux. Le ciel
leur tombait sur la tête. A l’époque, Libérationracontait qu’au siège de l’UMP,
Le Roux avait inscrit sur une affiche :«Sans Juppé, on est à poil.» Quelques
jours plus tard au congrès de l’UMP - congrès des adieux -, son compère
Edouard Philippe avait fait distribuer des tee-shirts «Juppé !». Et depuis la
tribune, Marie Guévenoux s’était adressée au président démissionnaire du parti
: «Pour nous, l’aventure continue et elle continue avec vous car peu de gens ont
la chance dans leur vie de pouvoir suivre un homme exemplaire. […] Pour les
Jeunes Populaires, pour nous tous, monsieur le président, l’avenir s’écrit
simplement : L’avenir, c’est Juppé !»
Aurore Bergé, jeune élue LR des Yvelines, a rejoint le camp Juppé l’été dernier.
Elle se dit frappée par les liens très forts qui unissent le noyau dur des
juppéistes. Ils ont presque tous repris du service. D’abord les députés Edouard
Philippe et Benoist Apparu, qui n’ont jamais cessé, depuis leur élection en 2007,
d’être les porte-parole de Juppé. Il leur revient de répondre aux attaques
sarkozystes. Boxeur amateur, le maire du Havre a, en la matière, de solides états
de service : en 2004, pendant la période tendue précédant la démission de Juppé,
il n’a pas été loin d’en venir aux mains avec l’impétueux maire de Neuilly.
cap AJ pour la france
Avec une poignée d’autres, Apparu et Philippe sont de ceux qui font «de la
politique» rue de l’Université, les mercredis matins. C’est avec eux que se
prépare la visite aux jeunes militants au Touquet le 12 septembre. Tenu secret
jusqu’au dernier moment - ce qui a mis en rage Sarkozy - ce déplacement visait
à rappeler que «le fondateur de l’UMP est chez lui dans le parti», explique
Apparu. Le très discret Vincent Le Roux joue un rôle clé dans la préparation de
la campagne. Agé de 54 ans, il est dans le sillage de Juppé depuis près de trente
ans, au RPR, à Bordeaux, à l’UMP. Il pilote le développement des comités de
soutien afin de garantir un maillage territorial aussi dense que possible. Aux
deux tours de la primaire, fin novembre 2016, Juppé doit être représenté dans
chacun des 10 000 bureaux de vote par au moins deux sympathisants. Formés au
contrôle des opérations électorales.
Le microparti «Cap AJ pour la France» doit se donner les moyens de financer
cette entreprise. Chargée de la collecte, Marie Guévenoux a dû, dans l’urgence,
constituer une trésorerie. Gros ou modestes, les donateurs sont activement
recherchés parmi les chefs d’entreprises, les comités locaux ou, sur Internet,
parmi les abonnés à la newsletter de Juppé. Autant de fonds qui ne vont pas
à LR et à son président. Marie Guévenoux confirme qu’une «partie non
négligeable» des gros donateurs de Juppé avaient soutenu Sarkozy
jusqu’en 2012. Elle ne donne pas de nom mais, à l’image d’Alain Minc, exvisiteur du soir à l’Elysée lors du dernier quinquennat, de nombreux hommes
d’affaires se détournent de l’ex-chef d’Etat. Le microparti de Juppé a collecté
environ un million d’euros au cours des douze derniers mois. Guévenoux en
espère le double d’ici l’an prochain.
«boîte à idées»
Dans la construction du projet, Apparu joue le rôle du directeur de la
publication. D’ici septembre 2016, quatre livres de Juppé rythmeront la
campagne. Paru le mois dernier, le premier, sur l’éducation, s’est déjà vendu à
près de 30 000 exemplaires. Le deuxième, sur les questions régaliennes, est
annoncé pour janvier, et le troisième, au printemps, traitera des questions
économiques. Le dernier synthétisera l’ensemble en y ajoutant la politique
étrangère. «S’imposer un tel programme, c’est s’obliger à aller beaucoup plus
loin dans la réflexion. Mieux qu’un programme pour gagner, nous fabriquons
un programme pour changer», explique Apparu.
Ce travail de réflexion est supervisé par le député Gaymard, gaulliste lettré à qui
Chirac avait déjà confié, en 1995, la synthèse de son programme présidentiel.
L’ex-ministre note pudiquement cette différence de taille : «Juppé travaille tout
le temps, Chirac était… plus séquentiel». Quand il a fait savoir, en octobre 2014,
qu’il se lançait dans la constitution de groupes de travail autour de Juppé,
Gaymard a été, dit-il, «submergé» de propositions. Universitaires, hauts
fonctionnaires, chefs d’entreprises ou anciens conseillers ministériels ont rejoint
des groupes qui planchent sur les domaines traditionnellement couverts par les
grands ministères ou sur des sujets plus transversaux. La machine
programmatique de Juppé a reçu le renfort de Maël de Calan et d’Enguerrand
Delannoy, jeunes élus LR et cofondateurs de Boite à idées, think-tank fondé
après la défaite de 2012 qui s’était tenu à distance des écuries de l’ex-UMP. Au
total, près de 300 experts sont mobilisés. La plupart ont par ailleurs des
responsabilités et souhaitent donc préserver leur anonymat.
Pour rejoindre la ruche de la rue de l’Université, plusieurs ex-ministres sont
sortis de leur retraite politique. Dominique Perben, aujourd’hui avocat,
coordonne le travail sur les sujets régaliens. Juppé à l’Elysée ? Son camarade de
promotion à l’ENA en 1970 en rêve : «Il est le seul capable d’assumer le
pouvoir sans clivage inutile, en prenant ses distances avec le théâtre
hypermédiatisé de la politique.» Autre chiraquienne historique, Christine
Albanel se fera un plaisir de porter la parole de Juppé, sans renoncer à son job
de directrice exécutive d’Orange. Il sera, dit-elle, «l’homme de la
situation», parce qu’après avoir «beaucoup donné dans le genre
bonimenteur», le pays est mûr pour entendre «la vérité». Sa définition de Juppé
? L’homme pour qui la fameuse fanfaronnade de Chirac - «Je vous étonnerai
par ma démagogie» - est «absolument imprononçable». Encore une rupture.
Alain Auffray