Anne of Green Gables - Mariko Beaupré
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Anne of Green Gables - Mariko Beaupré
Anne et son imagination1 (2012) Anne of Green Gables (1908) Version originale de Lucy Maud Montgomery Traduction de Mariko Beaupré “When I lived with Mrs. Thomas she had a « Lorsque j’habitais chez Mme Thomas, elle avait une bookcase in her sitting room with glass doors. bibliothèque dans son salon. Y’avait pas2 de livres à There weren’t any books in it; Mrs. Thomas kept l’intérieur; Mme Thomas gardait ses meilleures her best china and her preserves there – when porcelaines de Chine3 et ses conserves dedans – quand il she had any preserves to keep. One of the doors y avait des conserves à garder. Une des portes était was broken. Mr. Thomas smashed it one night cassée4. M. Thomas l’avait défoncée5 une nuit alors qu’il 1 Anne et son imagination : J’ai choisi de traduire le titre différemment, car selon moi, la maison n’a qu’une importance secondaire dans l’histoire. On comprend bien évidemment que l’histoire commence alors qu’Anne emménage dans cette maison « des pignons verts », et que le village d’Avonlea change complètement sa vie. Mais avant tout, le personnage d’Anne ne serait pas ce qu’elle est sans son imagination débordante, et c’est ce que la rend si attachante. L’imagination d’Anne est presque un deuxième personnage, car il apporte un point de vue différent sur tous les évènements qu’elle vit. Elle utilise grandement son imagination avant d’emménager à Green Gables, son imagination est en fait née de la solitude et du manque affectif qu’elle ressentait avant son adoption. Voilà pourquoi le titre « Anne et son imagination » me semble plus approprié. 2 Y’avait pas de livres : la forme correcte qui devrait être employé à l’écrit serait « il n’y avait pas de livres ». Cependant, conformément à ma visée de rendre le dialogue plus fluide, j’ai opté pour l’utilisation d’un langage plus propre au langage parlé québécois. C’est donc consciemment que j’ai retiré certaines marques de négation. 3 Porcelaines de Chine : pour traduire le sens, on aurait pu laisser tomber l’information que ses porcelaines étaient fabriquées en Chine. Cependant, cette suppression aurait donné lieu à une sous-traduction car il aurait manqué un élément important de l’imaginaire. La Chine est un pays inconnu des personnages et des lecteurs visés de l’œuvre. La mention de ce pays évoque des images clichées, et peuvent également se référer à une philosophie zen, à une politique communiste et à une dictature sévère où règne l’ordre par la soumission du peuple. Un peu plus tard dans l’œuvre, Anne mentionne que M. et Mme Thomas étaient agressifs et violents envers elle, d’où l’idée de la dictature et la soumission évoquée par le mot « chine ». 4 Cassée : j’ai préféré la sonorité de « cassée » à « brisée » parce qu’elle reprend le son « k » de « broken ». Il y a une analogie entre la sonorité de l’adjectif et l’image acoustique (le son imaginaire) entendu par le lecteur. On croirait presque entendre le « clang! » en anglais et le « cling! » en français. when he was slightly intoxicated. But the other était légèrement ivre6. Mais l’autre porte était entière et was whole and I used to pretend that my je jouais à faire semblant7 que mon reflet dans la vitre reflection in it was another girl who lived in it. I était une autre fille qui vivait dedans. Je l’appelais Katie called her Katie Maurice, and we were very Maurice, et on étaient très proches. Je lui parlais intimate. I used to talk to her by the hour, toujours pendant des heures. Surtout le dimanche, et je especially on Sunday, and tell her everything. lui disais tout. Katie était le confort et la consolation de Katie was the comfort and consolation of my life. ma vie. On prétendaient8 que l’armoire était enchantée We used to pretend that the bookcase was et que si seulement je connaissais la formule magique9 je enchanted and that if I only knew the spell I could pourrais ouvrir la porte et entrer dans la pièce où vivait open the door and step right into the room where Katie Maurice à la place des étagères de conserves et de Katie Maurice lived, instead of into Mrs. Thomas’ porcelaine de Mme Thomas. Et ensuite, Katie Maurice shelves of preserves and china. And then Katie m’aurait prise par la main et m’aurait guidée dans un 5 Défoncée : en anglais, le terme « smashed » a deux significations. C’est un mot slang pour dire « qui s’est défoncé avec de la drogue », et c’est un mot courant qui signifie « brisé ». On sait que M. Thomas a brisé la vitre parce qu’il était ivre. On peut penser qu’il titubait dans son ivresse, ou bien qu’il est violent lorsqu’il boit, (ce qui sera confirmé plus tard dans l’histoire). 6 Légèrement ivre : dans l’extrait original, l’expression « slightly intoxicated » relève du langage écrit plutôt qu’oral. J’ai donc choisi de garder ce registre soutenu. Ceci contribue à donner l’impression qu’Anne a beaucoup de vocabulaire pour un enfant de onze ans. 7 Je jouais à faire semblant : bien qu’il n’y a pas le verbe « play » en anglais, j’ai choisi de l’ajouter afin d’accentuer le contraste entre l’enfance et l’âge adulte, qui est selon moi une dichotomie importante ici. 8 On faisait comme si : Ici, le « on » désignant deux personnes (en remplacement du « nous » usité à l’écrit) est tout indiqué pour rendre le caractère oral du langage. J’ai aussi choisi de ne pas traduire par la même expression « on jouait à faire semblant » que j’ai choisie pour la phrase précédente pour des raisons évidentes de style. Dans l’original, seulement deux syllabes sont répétées, ce qui ne choque pas l’oreille, tandis qu’en français, la répétition de six syllabes aurait créé une irritation chez le lecteur. 9 La formule magique : voilà une expression qui est conforme avec l’imagination enfantine qui se développe à partir de contes de fées. L’idée de la formule magique me semble toute indiquée ici puisqu’elle évoque un monde fantastique qui peut correspondre au monde imaginaire se trouvant de l’autre côté du miroir. Maurice would have taken me by the hand and endroit magnifique, avec des tonnes de fleurs, de soleil led me out into a wonderful place, all flowers and et de fées10, et on11 auraient vécu là, heureuses pour sunshine and fairies, and we would have lived toujours. Quand je suis partie pour vivre chez Mme there happy for ever after. When I went to live Hammond, ça m’a brisé le cœur12 de quitter Katie with Mrs. Hammond it just broke my heart to Maurice. Elle se sentait terriblement triste elle aussi, je le leave Katie Maurice. She felt dreadfully, too, I sais parce qu’elle pleurait quand elle m’a soufflé13 un know she did, for she was crying when she kissed baiser d’adieu14 à travers la porte de la bibliothèque. me good-bye through the bookcase door. There Y’avait pas de bibliothèque chez Mme Hammond. Mais was no bookcase at Mrs. Hammond’s. But just up juste en haut de la rivière, pas très loin de la maison, il y the river a little way from the house there was a avait le plus charmant des échos qui y vivait. Ça renvoyait long green little valley, and the loveliest echo en écho chaque mot que tu disais, même si tu ne parlais lived there. It echoed back every word you said, pas fort du tout. Alors, j’ai imaginé qu’il y avait une even if you didn’t talk a bit loud. So I imagined fillette qui s’appelait Violetta et on étaient de bonnes that it was a little girl called Violetta and we were amies, et je l’aimais presque autant que j’aimais Katie great friends and I loved her almost as well as I Maurice – pas tout à fait, mais presque, tu sais. La nuit 10 Des tonnes de fleurs, de soleil et de fées : les substantifs « fleurs, soleil, fées » sont des isotopies sémantiques que l’on retrouve fréquemment dans les contes de fées. Ils évoquent donc l’enfance et l’innocence propre à cet âge. 11 On : ici, j’ai décidé d’utiliser le « on » qui désigne « nous » pour rendre le langage parlé plus naturel et familiarisant. 12 Ça m’a brisé le cœur : bien qu’il ne s’agisse pas d’une expression très usitée dans le discours oral d’un enfant québécois, j’ai choisi cette tournure par fidélité au texte original. Rappelons qu’Anne était une grande lectrice de littérature, et elle a probablement lu plusieurs œuvres romantiques. Notons également la répétition du mot « cœur » qui reviendra plus loin. 13 Elle m’a soufflé un baiser : Anne utilise un vocabulaire très imagé. Le lecteur peut voir une image mentale à la lecture de cette ligne. On comprend qu’Anne imagine que, contrairement à son corps physique, les émotions et le baiser soufflé par son amie peuvent traverser la porte de vitre. 14 Un baiser d’adieu : voilà une autre expression correspondant avec les œuvres littéraires romantiques qu’Anne a probablement lu en Europe. loved Katie Maurice –not quite, but almost, you avant de me rendre à l’orphelinat, j’ai dit au revoir à know. The night before I went to the asylum I said Violetta, et oh, son au revoir m’est revenu dans un ton good-bye to Violetta, and oh, her good-bye came triste, vraiment triste15. J’étais devenue tellement back to me in such sad, sad tones. I had become attachée à elle que je n’ai pas eu le cœur16 de m’imaginer so attached to her that I hadn’t the heart to une autre amie de cœur17 à l’orphelinat, mais de toute imagine a bosom friend at the asylum, even if façon, il n’y avait là aucune place pour l’imagination.» there had been any scope for imagination there.” « Je pense que c’est bien mieux ainsi », dit Marilla “I think it’s just as well there wasn’t,” said Marilla sèchement. « Je n’approuve pas de tels émois18. Tu19 as drily. “I don’t approve such goings-on. You seem l’air de croire à moitié à tes rêveries20. Ça te fera du bien to half believe your own imaginations. It will be d’avoir une vraie amie pour te faire sortir ces stupidités21 15 Dans un ton triste, vraiment triste : ici, le ton mélancolique est mis en évidence avec une tonalité pathétique dont souligne la répétition de « triste ». 16 Je n’ai pas eu le cœur : cette solution est très fidèle à l’original, elle est idiomatique, elle correspond au langage écrit et au ton dramatique employé par la voix du récit. 17 Une amie de cœur : remarquons ici la répétition du mot « cœur » qui n’est pas présente dans l’original, mais qui met l’accent sur l’émotivité du personnage. 18 De tels émois : le personnage de Marilla, qui est l’adulte dans cet extrait, n’approuve pas du tout les élans émotifs et dramatiques d’Anne. Selon elle, Anne parle beaucoup trop, elle passe beaucoup trop de temps à rêver, et elle se fait une mission personnelle de lui apprendre à devenir une adulte « raisonnable ». Marilla n’approuve pas le langage poétique d’Anne, et de même elle ne l’encourage pas à exprimer ses émotions. 19 Tu : Si Marilla appelle Anne par son prénom, l’utilisation du vouvoiement serait ici illogique. J’ai donc traduis « you » par « tu ». Comme je l’ai déjà indiqué, cela rend le langage plus familiarisant aux jeunes de la génération z. 20 Rêveries : il me semble que le mot « imagination » en français soit plus relié à la créativité, et la connotation en est généralement méliorative. Cependant, le mot « rêverie » me paraît plus péjoratif car il est associé à un état lunatique, il s’emploie pour parler des gens qui manquent de concentration au travail. Comme Marilla n’approuve pas ces moments où Anne perd le contact avec le monde réel pour entrer dans ses histoires imaginaires, j’ai choisi d’employer le mot péjoratif. 21 Stupidités : mot familier utilisé abondamment dans le discours oral des jeunes québécois. well for you to have a real live friend to out such de la cervelle22. Mais ne laisse pas Mme Barry t’entendre nonsense out of your head. But don’t let Mrs. parler de ta Katie Maurice et de ta Violette, ou elle va Barry hear you talking about your Katie Maurices croire que tu racontes des mensonges23. and your Violettas or she’ll think you tell stories.” 22 Cervelle : j’ai cru intéressant d’introduire ici un régionalisme qui met en évidence que l’origine d’Anne est différente de celle de Marilla. Anne, avec ses lectures de romans d’écrivains européens, et son origine européenne, n’utilise pas de québécisme, contrairement à Marilla, qui a habité au Canada toute sa vie. En plus, le mot « cervelle » évoque l’expression idiomatique « ne rien avoir dans la cervelle », une expression de registre très familier qui amplifie la désapprobation de Marilla pour les amies imaginaires d’Anne. 23 Elle va croire que tu racontes des mensonges : l’expression anglaise « she’ll think you tell stories » se comprend très aisément, il est sous-entendu que les histoires sont fausses, des mensonges. Or, Anne ne raconte pas des mensonges, mais bien des histoires fictives, qui viennent de son imagination, et le lecteur comprend cette nuance. Pourtant, selon Marilla, Mme Barry ne fera pas la différence, pour elle la littérature (les histoires d’Anne sont inspirées de la littérature qu’elle a lue) n’est que mensonge.