Les “Deux Dialogues du nouveau langage François” de H. Estienne
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Les “Deux Dialogues du nouveau langage François” de H. Estienne
Histoire de la linguistique française (Prof. Dr. P. Swiggers) mars 2001 Les “Deux Dialogues du nouveau langage François” de H. Estienne (1578) Une approche sociolinguistique xxxxx x 2 Table des matières 0. Introducti on .............................................................................................................3 1. La naissan ce des Deux Dialogues : un pam p hl et politique .....................4 1.1. Le contexte historique .................................................................................................4 1.1.1. Aspects politiques ...................................................................................................................4 1.1.2. Aspects religieux .....................................................................................................................5 1.1.3. Aspects culturels .....................................................................................................................6 1.2. Une œuvre anonym e ....................................................................................................6 1.3. Le rapport avec les autres œuvres d’Estienne et les œuvres de l’époque .......................................................................................................................................................7 2. Analyse de l'œuvre .................................................................................................8 2.1. Les personnages / la psychologie des personnages ........................................8 2.2. La structure ......................................................................................................................9 2.3. Le style ............................................................................................................................10 2.4. Analyse linguistique .................................................................................................11 2.4.1. Les aspects lexicaux .............................................................................................................11 2.4.2. La prononcia tion ...................................................................................................................12 2.5. La norme .........................................................................................................................14 2.5.1. 2.5.2. 2.5.3. 2.5.4. 2.5.5. La norm ativité puriste .........................................................................................................14 La réfutation de la langue de la cour, la norme de l’usage parisien. ....................15 L’usage de la langue des lettrés et les exemples classiques .....................................16 La forma tion de la langue et le rôle de la raison .........................................................17 A quel point peut - on considérer l' œuvre comme une gramm aire ?......................19 3. Les motifs de la dém ar ch e d’Estienne ........................................................19 3.1. H. Estienne et l’Italie ..................................................................................................19 3.2. H. Estienne et les courtisans ...................................................................................20 3.3. H. Estienne, quels résultats a- t- il obtenus ?....................................................21 3.4. Pourquoi la réaction d’Estienne est - elle si véhém ent e? Une approche “écolinguistique” .................................................................................................................22 3.5. Influence au XVIIe siècle ..........................................................................................23 4. Conclusion ...............................................................................................................23 Bibliogra ph ie ...............................................................................................................23 3 0. Introducti o n Le lecteur des Deux Dialogues 1 n’a pas du tout l’impres sion de consul ter une gram m ai re. Il croit plutôt lire le texte d’une comédie, dans laquelle les trois personn age s échangen t des pro pos vifs, polémiques et pleins d’hum o ur. De quoi s’agit - il exactem en t ? Estienne critique le français fort italianisé, parlé par les courtisa n s à la cour française penda nt la deuxièm e moitié du 16 e siècle. Il stigm atise le déclin du français à cause de la présence des nom bre ux Italiens à la cour. Ce sont les courtisan s qui form ent le cible de ses attaques: les italiens qui parlen t un français fort italianisé et les français qui préfèren t suivre leur exemple. Pour analyser les Deux Dialogues nou s opteron s pour l’approc he sociolinguistique. Elle est doublem en t intéressa nt e: d’une part, elle nous fournit des inform a tion s sur le contexte histo riqu e, la mentalité du XVIe siècle, les courtisa ns et la vie à la cour; d’aut re part, le point de vue sociolinguistique nous per met de compre n d r e l’auteur des Deux Dialogues et les motifs de sa dém arche qui n’était quan d mêm e pas sans risques. Nous ne som m es pas les seuls à croire qu’un auteu r com m e Estienne doit être abor dé de préférence par le biais de son context e historique. “…les discours d’essayistes tels que Bouchet et Henri Estienne ne s’expliquent guère dans leur spécificité par un développ e m e n t intrinsèque, mais par la situati on historique de leurs auteur s.” 2 Nous nous som me s servis de la réédition Genève : Slatkine (1972) et nous nous référons à celle- ci. Dans les citations nous avons préféré la lisibilité pour le lecteur moderne à la fidélité orthograp hique. 2 La citation vise en fait l’oeuvre narrative d’Henri Estienne, mais nous croyons qu’elle vaut d’autant plus pour son oeuvre gram m a ticale. (WETZEL, Hermann H. 1981. “Eléments socio- historique s d’un genre littéraire: l’histoire de la nouvelle jusqu’à Cervante s” dans: La nouvelle franç aise à la Renaissance (Bibliothèque Franco Simone 2). Etudes réunies par Lionello Sozzi et présentées par V.- L. Saulnier, professeur à la Sorbonne.). 1 4 D’abord nous présent on s le contexte dans lequel l’œuvre est née (1), ensuite nous analysons l’œuvre elle- même (2) et les intenti on s de son d’auteur (3). 1. La nai s sa nc e d e s D eux Di alo g ue s : u n pa mphl et p olitiqu e 1.1. Le contexte historique 1.1.1. Aspects politiques À partir de la fin du XVe siècle, le désir d’expansion de la monarchi e française se concen t r ai t sur l’Italie. Les multiples expédition s de plusieur s rois français, entre autres Charles VIII, Louis XII et François I, n’ont jamais abouti à une présence stable dans la Péninsu le. Pourt ant, l’absence de résultat s perm a ne nt s n’a pas empêché une influence énor me de la culture italienne en France. L’exemple le plus éloquent est François I (1515 - 1547) qui préférait s’entou re r de savant s et d’artistes italiens. Sous le règne d’Henri II (1547 - 1559) et des derniers Valois, c’était une véritable invasion. Catherine de Médicis, épouse d' Henri II, était venue en France en 1533. A partir de 1560, elle exerce, à côté de ses enfant s, le pouvoir réel, jusqu’à sa mort en 1589. La période de la parution des œuvres de H. Estienne, qui critique nt cette invasion, coïncide plus ou moins avec la période du règne de la reine - mère italienne. La première œuvre d’Estienn e, le Traicté de la confor mité du langage françois avec le Grec , avait par u en 1565, suivie par L’apologie pour Hérodote , par ue en 1566. Les Deux Dialogues , que nous analyso ns ici, ont connu trois éditions, en 1578, 1579 et en 1583. La Précellence avait paru en 1579. Henri Estienne n’était pas un cas isolé. Plus l’influence italien ne se faisait sentir, plus les réactions des Français devenaient véhéme nt es. “On serait tenté, en effet, d’attribuer cette explosion anti - italienne aux menées politiques de Catherine de Médicis, de fixer donc la racine de ce 5 violent courant aux années 1560- 1580 environ. C’est sans doute à cette époque que pullulent en France les textes les plus no mb re u x et les plus enveni mé s.” 3 La bourgeoisie française, dont Estien ne faisait partie, voyait les Italiens com m e des intrus, qui leur dispu t aie nt des places convoitées. “Le grief le plus fréquent concer ne le pouvoir exorbitan t que les Italiens ont su habilem ent concent rer dans leur mains grâce aux avant ages et aux fonctions que leur a accordés cette reine venue de Florence, cette reine despoti que et ambitieus e.” 4 1.1.2. Aspects religieux Sur le plan religieux, Estienne vivait dans une période qui se caractérise d’hostilités religieuses sans précédent. Il faisait partie du milieu intellectuel protest an t à Genève, la ville d’où Jean Calvin avait organisé la Réfor me en France. En 1559, les calvinistes français publièrent leur première Confession . Les historiens estimen t que quelques années plus tard un quart de la population se serait déjà converti au prot es t an ti s m e. Ce succès engendr a de nom bre ux conflits. Malgré une tentative de réconciliation par la reine - mère, une véritable guerre civile éclata, dont le paroxysm e était le mas sacre de la Saint - Barthélémy en 1572. Les calvinistes eurent le dessou s, la monarc hie voulant mainteni r les liens avec Rome. Paris était en outre restée catholique et la contre - réfor me était en train de s’organiser. C’est dans ce contexte turbulen t qu’il faut situer Henri Estienne, qui ne s’abst enait pas d’une prise de position. Dans son Apologie pour Hérodote , il fait le procès de la super sti tion et du fanatis m e religieux des Italiens. Le culte des reliques, les faux miracles, l’éloquence ridicule des 3 4 Sozzi (1988: 110). Sozzi (1988: 110 - 11). 6 prêtr es et tant humai nes d’autres qu’offrait le excès nécessit aient protest a nt i s m e. la refont e L’exubérance des valeurs italienne se manifest ait égalemen t dans les dom ai nes de la cultu re et de la langue, ce qui dema nd er a une refont e pareille. 5 1.1.3. Aspects culturels L’attraction exercée par l’Italie avait tout le caractère d’une fascinati on. Les rois français, de passage en Italie, avaient été frappés par le luxe, l’élégance et le confort des Italiens. De retour en France, les rois et les aristocr ate s se sont ento urés d’architect es, de sculpt eu r s et de spécialistes de tous les art s appliqués. Les rois ont accueilli dans leur suite des courtisan s italiens. Ce sero nt bientô t les Italiens qui donnen t le ton à la cour. L’admiration de la mon arch ie pour les artistes italiens n’était certai nem en t pas partagée par tous les intellectuel s français, qui souvent croyaient l’influence italienne plutôt dépravan te qu’enrichiss an t e. Pour Estienne, l’effet le plus néfaste était l’influence sur la langue. Il voulait à tout prix purifier le français, contam i né par l’italien, et reto ur n er au “françois nayf”, com me il l’appelait avec un terme empr u nt é à Meigret, c’est - à- dire le français tradition nel, parlé par les intellectuels conservat eur s hors de la cour. 1.2. Une œu vre anony me Les Deux Dialogues n’ont nulle part été bien accueillis. L’ouvrage a été écrit à Genève où Estienne avait son impri m erie. Les auto rités lui per met t e nt la publication, à condition qu’il y appor te un gran d nom bre de modifications import a nt e s. Estien ne ne respect e pas la volon té du Conseil de Genève et il publie malgré tou t son livre, en augment a n t même le nombre “d’inepties et de détractions”. 5 Sozzi (1988: 150- 51). 7 Il est contraint à s’enfuir de Genève et à reto ur n e r à Paris, où il cherche la protection du roi, qu’il obtient. Estienne fréquent e régulière me n t la Cour qu’il vient de ridiculiser dans sa dernière œuvre, heureus e m e n t publiée sous l’anonym a t. Néanmoi ns, le roi Henri III, connaisse ur des textes d’Estienne, reconnaît en lui l’auteur des Deux Dialogues . Pourtant, il ne lui en garde pas rancun e, sans doute parce que la satire n’incrimine ni le roi même, ni la reine- mère Cathérin e de Médicis. Le roi le som m e d’écrire un nouveau traité qui dém o nt r e l’excellence de la langue française. Ce sera la Precellence . Ce n’est que lors de la troisième édition en 1583 que toute la Cour appre nd l’identité de l’auteur des Deux Dialogues . De nomb r eu se s réactions mépri sant e s et hostiles à l’adresse d’Estienne suivent, surtou t de la part des hom m es savant s italiens, souven t d’anciens amis de l’auteur. 1.3. Le rapport avec les autres œu vres d’Estienne et les œuvre s de l’époque Les Deux Dialogues ne sont pas exceptionn el s dans l’œuvre d’Estienne. La thém atiq ue est déjà annon cée dans la préface de l’Apologie pour Hérodote et certainem e n t dans la Confor mité du langage françois avec le grec . Dans ce livre, Estienne tente de démon t re r la parent é du françai s et du grec et ainsi l’excellence que le premier en reçoit. “Car son raisonne m e n t com plet était le suivant: Le français est la langue la plus voisine du grec; or le grec est la reine de toutes les langues: donc la françai se est la seconde.” Mais le raiso nn e m e nt ne se termi nai t pas ici, “la conclusion dernière qu’Estienne tirait de la paren t é de notre idiome et du grec aboutissait encore à la conda m n at i on de la langue rivale.” 6 Voilà l’aspiration principale des Deux Dialogues . 6 Brunot (1906: 201). 8 Dans son françoise , qui discour s suit quasi apologétiq ue La précellence de la langue immédiate m e n t la publication des Deux Dialogues et l’identification de son auteur, Estien ne s’efforce de mont rer plus directe me n t ce qu’il avait d’abor d fait par le biais du grec et de l’italien: la langue française est supérieure. 2. Anal y s e d e l'œ u vr e 2.1. Les personnage s / la psychologie des personnage s Les Deux Dialogues nous présent e nt trois amis. Il s’agit d’hom m e s savant s qui connaiss ance ont en com m u n des langues la passion classiques. pour les langues En outre, ils ont une et la bonne connaiss ance de l’italien. Au cours de leur conversat ion se prése nte l’évolution cultur elle sous l’influence de l’Italie. Elle a attei nt pend a nt les trente dernières années tous les dom aines de la vie. Celtophile (signifie: “ami des Celtes”) est un défense u r ardent de la bonne langue française. C’est lui qui lance les attaqu es contre les influences italien nes à la Cour et cela non seulem en t au niveau de la langue. Il manifest e son esp rit dans la conversati on et son argume nt at io n devient souvent assez agressive et satiriqu e. Il parle le français pur et “naïf”: tout italianis m e est proscrit de son langage. Celtophile a été à l’étranger duran t trent e ans. Dès qu’il échange quelques mots avec son ami Philauso ne, il s’étonne du changem e nt considér abl e du français. Philauso ne (signifie: “ami des Italiens”) prét en d parler la langue mod ern e de la Cour. Il est décrit com me étant un peu naïf, ingén u et trop indulgen t envers les Italiens. Il abandon n e ses argum en t s en faveur des influences italien nes et fait preuve d’un caractère assez faible. Son françai s est très italianisé et il y est tellement habitué qu’il ne s’en ren d plus compte. Cela fait l’objet de plusieur s reproch es de la part de 9 Celtophile. Com me Philausone n’est pas un cas désespér é, il est prêt à l’examen critique du nouveau langage. Philalète (signifie: “qui aime la vérité”) joue le rôle d’arbitre dans le débat. Il est considér é par les deux amis com me un hom m e sage et impartial. Cepen dan t, il se pronon ce très vite et manifeste m e n t en faveur du françai s pur et cont re l’italien. Philalète prenan t parti pour Celtophile, ça fait donc deux cont re un. En fait, on reconn aît la voix d’Henri Estienne dans les paroles de Celtophile et de Philalète. 2.2. La structure Le livre est introd ui t par • une série d’avis aux lecteur s, pron on cé s par les person nages principa ux; • une “condoléan ce”, adress ée aux cour tisan s amateur s du “nayf langage françois”, suivie par des “rémont r a nce s” (des répri m an de s), adressées aux courtisa ns amateu r s du “françois italianisé et autre m e nt déguisé”; • une “épistre de Monsieur Celtophile aux ausonien s” (les ausoni ens sont les gens qui pensen t et agissent com me Philauso ne; cela réfère à un peuple antiq ue qui habitait la partie méridionale de l’Italie). Tous ces élémen t s de l’introd uc tion annoncent clairem ent la position que l’auteu r pren d r a dans son livre. La partie principale se compo se de 2 dialogues, intitulés “Dialogue” et “Dialogue Second”. • Le premier dialogue est entièrem e n t consacré à une conversa tion entre Celtop hile et Philauso n e. Il com m ence à un momen t donné dan s la journée et finit le soir quand les deux interlocut eu r s se quittent, après avoir fixé un rendez - vous pour le lende m ai n. 10 • Le deuxième dialogue a donc lieu le jour après et consist e en deux parties. ⇒ La première est la conti nua tion de la convers ation de la veille entre Celtophile et Philausone ⇒ La deuxièm e partie se distingue de la première par la participation de Philalète, qui intervient comm e arbitre. 2.3. Le style Dans son introd uc tion déjà, l’auteur adop te le ton satiriqu e qu’il conservera tout au long de son œuvre. Voici l’avis de Celtop hile au lecteur : “Maint courtisan use de mots nouvea ux, Qu’il n’entend point, et si les trouve beaux, Lui bigarré bigarre son langage, Mais pardonnons au perroq uet en cage.” La for me du dialogue donne au livre un aspect de comédie. Le texte ne contient pas d’exposés théoriques élaborés. Les convers at io ns sont naturelles et variées et tenues dans un style courtois. Les jeux de mot s et l’ironie n’y manque nt pas. Voici quelques phrases : CELT. “Pour conclusion j’entends qu’entre les courtisans qui ne sont point courtisans il y a des gens de bien.” (Estienne 1578 = 1972: 225) PHILAUS. “je m’accomode mainten an t et n’use plus de ces écorchements que vous trouviez si goffes et si spurques.” (Estienn e 1578 = 1972: 373) PHILAUS. “Il s’ébahissait qu’on avait oublié la principale langue, et la meilleure de toutes, vu qu’elle était fort comm u ne. Et après avoir donné à penser à plusieurs, dont aucun ne pouvait deviner quelle langue il voulait dire: c’est (dit il) la langue de boeuf, principale me nt quand elle est salée, et accoutrée comm e il faut.” (Estienne 1578 = 1972: 398) 11 2.4. Analyse linguistique 2.4.1. Les aspects lexicaux Estienne signale plus de deux cents néologis me s suspect s. Dans les autres œuvres qui font partie de sa croisade cont re les italianis m es, on ne retrouve qu’une trent ai ne de mots et d’expres sion s, qui ne figurent pas dans les Deux Dialogues . Cette œuvre constit ue donc le noyau de la bataille menée par Estienne. L’analyse des term es italianisés présen t e des difficultés : • Estienne a interpré té certai ns mot s qui s’étaient déjà intégrés au françai s depuis le moyen âge, com me des empr un t s récen ts, tels : salade, embuscade, brigade . Estienne s’était - il vraiment trom pé ? Ou est - ce peut - être la fin qui justifie les moyens… • Plusieur s expres sion s sont si proche s de l’italien qu’il est difficile de croire qu’elles aient jamais été intégrées au français. Par exem ple: de bone voglie (< di buona voglia) - de bonne volonté, in ogni mode (< in ogni modo) - de toute façon. Ces singularités courti sanes q ue s pourr ai ent plutôt être attribuées à la verve satiriqu e de l’auteur. • Estienne a signalé des mot s français qui ont subi une légère modification de la prononci ation sous l’influence de l’italien. Bon nombr e de ces exemples ne peuvent guère être considér és com me des italianis m es. Com me par exem ple monition au lieu de munition . Ce changem e nt s’est produi t en deux étapes : les Italiens ont d’abor d vélarisé le [y] en [u]. Ensuite, ils ont ouvert le [u] en [o]. La plupar t des néologism es se rapp or t en t à la vie de cour et à la guerre. Il est remarq ua ble que les nombr eu x empr u nt s à l’italien de cette époque, appar te na n t au domai ne de l’indus t ri e, des sciences, des arts, des jeux et amuse m e nt s, aient échap pé à son investigation. Ainsi dans le 12 cham p séma ntique relatif à la guerre et à l’armée, les mots escorte, cavalier, cavalerie, infanterie, casemate, sentinelle, riposte, spadassin, escarpe , etc. ont fait leur entrée dan s le lexique italien au XVIe siècle. Dans le cham p séma nti que relatif à la Cour on peut donner com m e exem ples bouffon, nonce, gran dissi me, disgrace, mariol, charlata n, courtisane. Quelques chiffres éclaircissent l’import a nce relative de l’italianisation réelle au XVIe siècle et aujou r d’hui. Un tiers (71) des 200 mots et expressions signalés dans les Deux Dialogues sont réellemen t passés dans la langue du XVIe siècle. Ceci ne constitu e cependa nt que 15 % de tous les empru n t s italiens réels du XVIe siècle. A peine plus de la moitié (38 sur 71) des empr u n t s de l’italien, intégrés dans le français du XVIe siècle, que l’on retrouve dans les Deux Dialogues , sont encore employés aujour d’hui. Ce n’est qu’un cinquièm e des 200 mot s ou expressi ons relevés dans cette œuvre. Des empr u n t s qui font toujou r s partie de la langue sont par exem ple: charlatan, bouffon, leste, risque, bizarre, caleçon, parapet, ... Des 38 mot s qui subsiste n t, il n’y en a que neuf employés avec une fréquence considér abl e. Ce sont : assassin, cavalier, cavalerie, caprice, risque, bizarre, caleçon, infanterie et réussir . La majorit é des empr u nt s signalés ont dispar u entre - tem p s. Par exemple garbe (élégance), gofferie (grossièret é), assassinateur (assas si n). 7 2.4.2. La prononciation Estienne critique avec véhém ence la prono nci ation des courtisan s italiens. Dans la Precellence il invoque les différences de prono nciatio n entre l’italien et le français pou r mont rer à quel point cette dernière langue est plus “grave” et plus “gracieuse” que l’italien. Les critiqu es à propos de la prononci ation constit uen t dan s les Deux Dialogues une partie impor t an t e de l’offensive satirique. 7 Trescase s (1978 : 256- 63). 13 Les cour tisan s prétende n t que leur prononciatio n est plus douce et plus agréable que la prononciati on ordin aire, mais, pour Estien ne, elle est en réalité sim plem e nt plus faible. A l’origine se trouve l’impuis sa nce des Italiens, qui, comm e les fem mes, n’arrivent pas à articuler énergique m e nt et virilement. Ainsi la faiblesse des Italiens les a condui ts à substit u er au “l” original de flam m a , plaga et plum a un “i” et à pro non cer fiam m a , piaga , piuma . Pour Estienne, l’italien, qui dema nd e fort peu d’effort d’articulation, reflète la “dépravation” morale de ses locuteu r s, leur absence de vertu et de force de caractère. Dans le deuxièm e dialogue, où l’arbitre Philalète appar aît, vingt cinq pages consécutives (Estienn e 1578 = 1972: 550- 75) sont consacrées à la prononciation italienne “dépravée”, qu' Estien ne considère com m e une preuve de l’impuis sance et de la paresse des locuteu r s italiens. Il faut noter qu'à certains points, Estienne ne parvient pas à discer ner les évolutions natur elles des pédan ti s m e s. Voici quelqu es - uns de ses const at s: • Philalète reproche à Philausone de réaliser l’assimilation de - ct- et de - pt - en - tt - . Philausone se défend en vain en disant que cette prononci ation est plus douce et la prononciatio n française plus rude. On dit ainsi affettion et accettation au lieu de affection et acceptation . (Estienne 1578 = 1972: 552 - 54) • La dipht ongue - oi- , robust e et virile, n’est pas pro no ncée par les Italiens car elle est trop difficile. Ainsi les femm es qui ado pt ent la prononci ation italienne ne sont - elles plus obligées d’ouvrir tant la bouche. La prononça nt conséque nce le mot fâcheu se harnois com m e en est par exem ple harnès , on ne lui rend qu’en pas l’honneur auquel il a droit. On dit égalem ent courtès au lieu de courtois . Les Italiens arrivent même à dire Mademiselle au lieu de 14 Mademoiselle pour éviter de pron on ce r la diphton gue. (Estienne 1578 = 1972: 555- 57) • C’est l’italien mêm e qui a corrom p u les mot s latins. Les courtisan s emploient le mot piasir au lieu de plaisir . Pourtan t la pronon ciatio n de “l” après une conson ne n’est pas difficile. (Estienne 1578 = 1972: 568) • Les courtisan s réduisent la double conso nn e, née de l’assimilation de consonne s différent es, à une simple conson ne. Ils réduisent le group e - gz - à - z - et le groupe - ks- d’abord à - ss- et souvent même à - s- . Il s’agit donc d’une dégénér ation ultérieu re du français. Les italianisant s prononcen t : esemple et ecellent . (Estienne 1578 = 1972: 573) • Certains courtisans disent Itale ou Itaille au lieu de italie , preuve de leur extrêm e paresse. (Estienne 1578 = 1972: 575) Estienne applique à la prono nciatio n les mêmes règles qu’au vocabulaire. Il est enclin à repo us se r les change me nt récent s. A tort, car beaucou p de ces changem e nt s sont le résult at d’une évolution interne au français, qui a mené à la prononciation du français moder ne. Ainsi, Estienne s’oppo se à la chute du “r” final des verbes et du “f” dans clef , et l’évolution de - oi- [wε ] vers - ai - [e/ ε ] qu’il attribue à l’influence italienne. 2.5. La norme 2.5.1. La normativité puriste Henri Estienne pose, avec le théologien protest a nt Théod ore de Bèze, la base de la norm ativité puriste qui a caractéri sé les gram m ai res de français penda nt plusieur s siècles. Bien que le mot “gram m ai re” ne se trouve pas dans les titres de leurs œuvres et que le mot “norm e” n’y soit pas employé, la notion n’est pas du tou t absent e. Le cadre caractéristiqu e 15 du puris m e “Dites / Ne dites pas”, constitue la forme de plusieur s remar que s. Les fautes indiquées par Estien ne présente nt une gran de diversité et maintes fois, il ne s’agit pas de véritables italianis m es. L’exubérance des exempl es montr e qu’Estienne se divertit en se moqua nt des courtisans, non sans exagérer leurs défaut s. Il impor te de rem ar q u er que les catégories de fautes que nous retro uvo ns ici, sont les mêmes que dans nos “Dictionnaires de Difficultés” actuel s. 8 2.5.2. La réfutation de la langue de la cour, la norme de l’usage parisien. La langue de la cour étant trop influencé par l’italien, pour Estienne, elle ne peut servir de langue de référence pour la nation. Mais, se baser sur l’usage de la langu e par le peuple est également impossible, pour la simple raison que le langage du peuple varie avec le lieu. “PHILAUS. Mais si on ne peut discerner le bon Francés d’avec le mauvais que par l’usage, quel avanta ge pourra avoir celui qui entend le Latin, voire qui a aussi connaissance du Grec? PHILAL. Si l’usage de la langue françoise était pareil en tous lieux (je dis, entre ceux tant seulement qui sont estimés bien parler: car quant aux autres c’est une chose infinie) ce que vous dites aurait quelque apparence: mais vu qu’il y a de la controverse quant à l’usage, il faut avoir recours ailleurs qu’à l’usage. Car de dire que par l’usage qui est un lieu on pourrait juger de l’usage d’un autre lieu serait contre la raison. PHILAUS. Oui, bien si l’usage d’un lieu devait avoir aussi grande autorité que celui d’un autre: mais qui doute que celui de la cour ne doive avoir plus d’autorité sans comp araison? Parmi les erreurs, on trouve: - Confusion entre des mots phonétiquem e nt voisins. Exemple : philosomie au lieu de physionomie . Celtophile a entendu dire les courtisa ns au lieu du terme correct: phlebotomie (= faire saigner une veine), filomie , flomie , felomie , felonie (= infidélité à un suzerain). - Interversion de consonnes. Ex. : trubule nt au lieu de turbulent - Changeme nt de prononciation. Ex. : Françes au lieu de Françoes (passage de [we] à [e]) - Changeme nt du genre du nom. Ex. : un navire au lieu de une navire - Confusion entre les sens de parasynonym es. Ex. : faire service au lieu de faire plaisir - Sens nouveau - par extension. Ex. : supercherie “affront, humiliation” > “tromperie calculée” - par changeme nt de catégorie. Ex. : il est practique de ces choses signifie “il est familier avec ces choses”. 8 16 PHILAL. Mais au contraire, qui est celui qui ne mette cela en doute? ou plutôt, qui ne le vous nie tout à plat? j’entends s’il est du nombre de ceux qui savent que c’est aujourd’h ui d’une cour de France. Car (laissant les autres choses en quoi elle est différente de celle qui a été il y a vingt ou trente ans) s’il n’y avait non plus d’étrangers, et nom m é m e nt d’Italiens, qu’auparav a n t, il semblerait que son autorité ne devrait diminuer quant à l’usage de la langue française: mais vous savez que pour quarante ou cinquante italiens qu’on y voyait autrefois, maintenant on y voit une petite Italie” (Estienne 1578 = 1972: 540) Estienne reconnaît r a l’usage de la langue parisienne com m e la nor m e. En cela, il suit conscie m m en t les Grecs, qu’il admire énor m é m e n t. Eux aussi ont accepté com m e nor me le parler de la capitale du pays, avec cette différence que il s' agissait là plutôt d'un amalgam e des différent s parler s, réuni s par la langue de référen ce. 2.5.3. L’usage de la langue des lettrés et les exemple s classiqu es S’il cherche le “bon et nayf” parler français à Paris, il ne le trouver a pas dans la rue ou sur le marché, ni dans les milieux des courti sa n s, mais dans la bouche de respect ables hom m e s politiqu es, jurist es et savant s. Le langage des illettrés ne peu t jamais servir d’exem ple. Estienn e prône ainsi l’installation d’une sur nor m e, basée sur la langue d’une élite linguistique, à la fois libre de la basses se du peuple et du pédantis m e court ois. “Quant à ceux qui n’ont point de lettres, pardonne z - moi, si je les récuse tout à plat pour des juges” (Estienne 1578 = 1972: 539- 40). Se fier à la “lie du peuple” en matière de langage, ce serait com m e dema nde r l’avis d’un malade au sujet du “goût de quelque viande”. Il ne tient par conséque n t pas com pte de l’usage popul ai re, ni de la fréquence d’em ploi d’un mot, pour établir sa nor m e. La bonne langue est l’apanage exclusif d’une minorité de savant s, car un jugem ent raisonna bl e ne peut être fondé que sur l’étymologie et l’analogie. Ceux qui ne connaisse nt pas l’origine de c’est un fin à dorer , 17 corrom pe nt l’expression en disant c’est un fin adoré . Voilà les mo dèles de l’hum ani st e Estienne : l’ancien français et les langues classique s. Bien que l’expression ceans dedans soit un pléo nas m e, elle ne reçoit pas les critiques d’Estienne parce qu’elle s’autorise d’un rappr oc he m e n t identique de deux adverbes grecs. Estienne regrett e qu’on ait banni un beau mot com m e heau me . Il ne conn aît pas la notio n d’archaïs me. 9 Pourtant, la position d’Estienne n’est pas aussi intran sigea nt e et conservat rice qu’elle ne le paraît à première vue. Selon Weber (1939: 37 38) Henri Estienne est un des premiers à rompr e avec la tradition de considér er le centre du pouvoir com me le cent re linguistique. En outre, il est convaincu qu’aucune autorité ne peut changer la struct ur e et les règles fonda m e nt ale s de la langue. 2.5.4. La formation de la langue et le rôle de la raison Selon Estienne, le principe qui est à la base du concept “langue” est la raison. Le “com m u n parler” ou le “comm u n usage” en est la form e concréti sée. Les locuteur s sont liés par l’usage, même si, à un certai n mom en t, il n’est plus l’expression pure de la raison. L’usage fonctio nne de façon autono m e et le travail du gram m airien n’en fait qu’un double. Il ne peut influencer la langue que quand l’usage n’est pas encore stable ou quand elle est enrichie / e nvahie par des néologism es ou des empr u n t s. En ce cas, il faut recourir à l’étymon pour retrou ver la form e originale et l’incarnation de la raison, et c’est cette form e qui doit être fixée. Le parler moder ne devrait se constituer de mots de l’ancien françai s, des dialectes et des langues classiques et néologism es. Les poètes de la Pléiade partagent le même point de vue, mais leur perspective est tout à fait différent e. La Pléiade s’intéres se surtou t aux possibilités de se faire un style poétique person nel, tandis que les gram m ai rien s visent l’élaboration d’un com m u n parler, qui peut être utilisé partou t et par tout le monde. 9 Nous emprunt on s les exem ples à Glatigny (1989, 25- 28). 18 Estienne n’accept e pas les changem e nt s qui se produi sen t malgré l’existence d’excellent es variantes françaises et qui dès lors sont employées avec affectation, pour se disting uer du com m u n usage. Il ne s’arrête pas aux catégories pure me nt linguistiques 10 : il déplore en outre que certains genres poétiques français sont menacés par des genres italiens. CEL … Dites- moi donc, ne parle- t- on plus aucu ne me n t de Rondeau ni de Balade, mais seulement de Sonnet? PHIL. Les mots de Rondea u et de Balade sont du tout décriés, car puisqu’il est question de pétrarquiser quant au reste, il faut bien qu’on pétrarquise aussi quant à ce mot ” (Estienne 1578 = 1972: 452). Une langue n’a besoin d’un nouveau mot qu’à condition que celui ci serve à nom m er un nouvel objet ou une nouvelle pensée et qu’il n’existe pas de mot qui rende ce sens. L’empru n t est justifié si le mot candi dat désigne une réalité qui est la même dans la langue source. Les formes à retenir sont les plus anciennes, les plus primitives, peu impor te de quelle langue elles provienne n t. Pour Estienne, le mot est l’image de l’Idée qui se form e dans la raiso n (cette conception est proch e de celle présent ée par Platon dans son dialogue Cratylus ). Par conséque nt, la langue représ ent e l’esprit et les conception s du pays où elle est parlée - du moins dans le passé, car l’usage qui évolue perd souvent certai ns liens avec les Idées de la raison. 11 entre autres: - mot simple au lieu de mot composé - change me nts de construc tions verbales et nominales - emploi exagéré de méta phore s, sans d’ailleurs les refuser; leur emploi est un progrès, à condition qu’elles soient employées avec modération - genres de mots: “Je l’ai dit selon la mode qui trotte. Car à propos de changeme nt s qui sont venus depuis votre parte me nt, celui- ci en est un, qu’on a changé les genres d’aucuns mots.”(Estienne 1578 = 1972:311) 11 Pour les paragra phe s précédent s nous nous som me s basés en grandes lignes sur Weber (1939: 32- 41). 10 19 2.5.5. A quel point peut - on consid érer l'œu vre comm e une grammaire ? “Prononciation, orthogr ap h e, étym ologie, vocabulaire, morph ol ogie, syntaxe, il a touché à tout, et malgré la hâte avec laquelle il composait, il a marqué à plusieur s endr oit s la finesse de son esprit et l’étendue de son savoir. On peu t même dire que, si la passion d’hellénis m e qui le hantait a égaré l’étymologiste, en revanch e elle a quelquefois servi le gram m ai rien, en appela nt son attention sur des particularit és de langue que person ne jusqu e - là n’avait étu diées.” 12 Il faut regretter qu’Estienne n’en soit jamais venu à rasse m bl er ses pensées et intuitions dans une descri ption gram m a ti cale cohérent e et suivie. 3. Les m o tifs d e la d é march e d’Esti e nn e 3.1. H. Estienne et l’Italie Quand Estienne fait le procès de l’influence italienne, on peut difficilement prétendr e qu’il ne sait pas de quoi il parle. Il connaît l’Italie à fond. Dans ses œuvres, Estienne expose tout son savoir sur le pays, sur sa langue, sa cult ure, ses principau x auteur s et leurs œuvres. Un savoir qu’il a acquis lors de ses lecture s et de sa forma ti on hu ma ni s te, mais également sur place. Estienne a longuem e n t séjou r n é en Italie, visité les villes et les cours les plus import a nt e s. Il reconnaît la grandeu r de la culture italienne et ne nie nullem ent l’utilité d’un voyage en Italie, qui, à l’époque, pour un intellect uel, était presque obligatoire. “Mais il trouve que ce voyage est effectué d’habit ude non pas ‘pour estudier’, mais ‘pour esveiller l’esprit’ : on va dans la pénins ul e pour ‘s’entraguiser l’esprit’, pou r deveni r ‘plus fins et affettez’, et on finit par prend re ‘la première trem pe de meschancet é, que les uns couvrent du nom de gaillardise, les autres du titre de gentillesse, ou galant erie, ou joyeuset é, ou bon esprit, ou honnes t et é’” 13 12 13 Brunot (1907:158). Sozzi (1988:109). 20 Outre certains aspects religieux, politiques et économ ique s que nous avons traités en relation avec le contexte histo riq ue (cfr. 1.1.), Estienne s’exaspèr e au plus haut point de quelques caractéri stiques qu’il croit typiquem e n t italiennes, nota m m e n t le péda n tis m e, la pares se et l’affectation et qu’il croit néfastes pour la cult ure de sa patrie. 3.2. H. Estienne et les courtisans C’est la langue, véhicule des pensées et du savoir, qu’il faut protéger en premier lieu. “La cible des attaque s d’Estienne est expressé m e n t désignée: le ‘langage courtisan’. Le début du traité est très explicite à ce sujet”. 14 Estienne courtisans, dont le témoin fait le procès par du excellence maniéri sm e des est l’italianisation toute la conception déraison na bl e qui a atteint le “bon et nayf” français. L’idéal culturelle du courtisan de notre auteur, va à l’encont re qui est en de quelque sorte typiquem e n t françai se. “Estienne trouve surtout que l’hom me de lettres italien s’est dégradé dans la mesur e où il a aban do n né ses premièr es convictio ns pour devenir ‘courtisan’, pour avoir voulu ‘tempo ri zer et s’accom m od e r aux hum eu r s de la cour’ (…) cette culture erro née s’est transfor m ée en com port e m en t , en règle de vie: l’hum ani st e, le pédan t ont laissé place à l’hom m e de cour.” 15 Weber (1939: 34) dit à ce sujet: “Die ‘affectation’ ist im Grun de nichts anderes als die hum anis tische Veracht u ng des ‘vulgus’ ins Höfische übert ragen.” Il serait hasar de ux d’attribuer le rejet de la culture des courtisa n s aux idées politiques et religieuses d’Estienne. Nous croyo ns que tan t sa pensée 14 15 politique et religieuse Trescase s (1978: 257). Sozzi (1988:106). que ses idées linguistiques sont les 21 manifest ati ons d’un (res)sentim e n t plus profon d. La grande ur de notre auteur réside précisém en t dan s la noble préoccupa tion de vouloir conserver tout ce qui est aut hen ti q ue et naturel et de le protéger contre toute forme d’hypocrisie. 3.3. H. Estienne, quels résultats a- t- il obtenu s ? La majorité des expressi ons relevées (170 sur 200) se retrouven t dans les auteur s du tem ps et les 3/4 ont subsisté dans la langue. Appare m m e n t, les mot s qu’Estienn e a visés le plus directe m en t ont le mieux résisté. Il n’a donc point atteint le but qu’il s’est posé, à savoir rayer une série de mots italiens de la langue française. D’ailleur s, des études, port ant sur tous les empr un t s italiens des quatre dernier s siècles, démont re n t que rien, et certai nem e n t pas l'œuvre d’Estienne, ne semble avoir infléchi le rythm e régulier des mots empr u n t é s. “Quant à son influence, même à court ter me, sur le compo r te m e nt linguistique de ses conte m po r ai ns à l’égard des italianis m es de langage, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est négligeable.” 16 Pourquoi son influence a- t - elle été si modest e ? D’abor d, Estienn e a bien entravé le progrès de l’influence italienne et son oeuvre a attein t une popul arit é import a nt e, mais seulem en t dans certai ns milieux. Le nombr e de lecteur s et de locuteur s influencés est resté réduit à cause de la spécificité des milieux dans lesquel s on connai ssai t Estienne. Ensuite, son point de départ n’était pas purem e n t linguistique. Il a en premier lieu voulu faire oeuvre de patriot e, ce qui a nui à son argum e nt a t ion. Finalement, selon Wind (1928 : 34- 35), les mot s qu’il a visés le plus directe m en t, ont le plus résisté parce que ces mots étaien t déjà répan du s ou parce que, à force de s’y opposer, on les a rend us familiers. 16 Tresca ses (1978: 263). 22 L’influence de l’italien est d’ailleur s presqu e un phén om è n e naturel, ne fût - ce que par le voisinage géographiq ue et la volont é des Italiens d’exporter leur culture. 3.4. Pourquoi la réaction d’Estienne est - elle si véhé ment e? Une approche “écolinguistique” Estienne n’a pas eu tort de prétendr e que l’invasio n des mots italianisan t s n’est pas un phéno m è ne “natur el”. Ce reproche à l’égard des courtisans est dû au fait qu’ils em pr u nt e n t des mots et des const r uction s et abandon ne n t d’excellent es variant es françaises. Normalem e nt l’empr un t est un phéno m è n e périphéri qu e de la langue, mais de cette manière - ci, le parler est dést abilisé et il n’est plus “pur et simple”. Estienne s’est rendu com pt e de l’instabilité de l’idiome français au seiziè me siècle. Le français est une langue en pleine transfor m at i on et il se caractéri se par une certaine liberté linguistique qui est à la base de son instabilité. Estienne est conscient que pour pouvoir codifier et pour ensuite élaborer la langue, elle a besoin de stabilité, d’une forme fixe. L’invasion forcée d’une quantit é énorm e de nouveaux mot s agit contre l’effort de stabilisation et freine l’élaboration d’une langue de référence, ce qui pourr ai t compr o m e t t re sa positio n dans son milieu linguistique. Le souci d’Estienne n’était donc pas sans fondem e n t. Tant sur le plan linguistique, que sur le plan sociologique, l’influence italienne avait bien atteint le centre. D’une part, on rem plaçait des mots appar t en an t au noyau de la langue, et de l’autre, cela se faisait dan s l’ento ur age du pouvoir central. Théoriquem e n t, il n’était pas exclu qu’à la fin les formes aberrant e s soient accept ées. Si les classes moyen nes avaient flairé la mode italianisant e à la cour et qu’ils avaient à leur tour imité cette tendance, tout en l’alourdi ss an t de fautes et d’hyperco rr ectis m es, les conséque nces auraient peut - être été beaucoup plus graves. 23 Cela pour rait expliquer pourquoi Estienne a consacré toute la force de son esprit à polémiser contre les influences étrangères et pourq u oi il n’en est jamai s venu à écrire une véritable œuvre gram m at icale. 3.5. Influence au XVIIe siècle Après Catheri ne de Médicis, l’influence italienn e était en déclin. Elle réappa r aî t sous une form e beaucoup plus attén uée, dans l’entourage de Marie de Médicis, épouse d’Henri IV. Elle devra bientôt céder la place à l’influence espagnole, qui exercera sa force pend ant la plus grande partie du XVIIe siècle. “Les circonst a nces politiques ayant changé, la mode italienne fut abando n née, pour repren dr e seulem ent plus tard, et sous une form e qui devait beaucoup moins attein dre la langue. Celle- ci était sortie, comm e dit H. Estienne, du mauvais passage.” 17 4. Conclu si o n Tant sur le plan linguistique que du point de vue de l’histoire des ment alités, nous croyons que les Deux Dialogues d’Henri Estienne sont une œuvre impor ta nt e. Certes, en tant que linguiste, il a suresti m é l’influence de l’italianisation déraiso n na bl e des courtisa ns, mais son amour du “nayf langage françois” et l’instabilité de celui - ci, l’ont pous sé à être vigilant. La conviction religieuse, le patriotis m e et le zèle huma nis t e ont été autant de motifs pour la dém ar ch e d’Henri Estienne. Sa lutte cont re le snobis m e et l’hypocrisie nou s a valu un docum e n t très précieux au sujet de la société et la langue françaises et les influences qu’elles ont subies au cours du XVIe siècle. Biblio graphi e BRUNOT, Fernand. 1907. Histoire de la langue française des origines à 1900. Tome II: Le seizième siècle. 157- 159. 199- 206. Paris: Colin. 17 Brunot (1907: 205 - 206). 24 CATTELAENS, M. 1988. “Henri Estien ne, historien de la langue française”. Cahiers V.- L. Saulnier 5: Henri Estienne: Actes du Colloque organisé à l’Université de Paris- Sorbon ne le 12 mars, 1987, par le Centre V.- L. Saulnier . 77- 84. Paris: École norm al e supérieure de Jeunes Filles. CLÉMENT, Louis. 1967 (1899 1 ). Henri Estienne et son œuvre française (Etude d’histoire littéraire et de philologie) . Genève: Slatkine Reprint s. 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