Les “Deux Dialogues du nouveau langage François” de H. Estienne

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Les “Deux Dialogues du nouveau langage François” de H. Estienne
Histoire de la linguistique française (Prof. Dr. P. Swiggers)
mars 2001
Les “Deux Dialogues du nouveau langage François”
de H. Estienne (1578)
Une approche sociolinguistique
xxxxx x
2
Table des matières
0. Introducti on .............................................................................................................3
1. La naissan ce des Deux Dialogues : un pam p hl et politique .....................4
1.1. Le contexte historique .................................................................................................4
1.1.1. Aspects politiques ...................................................................................................................4
1.1.2. Aspects religieux .....................................................................................................................5
1.1.3. Aspects culturels .....................................................................................................................6
1.2. Une œuvre anonym e ....................................................................................................6
1.3. Le rapport avec les autres œuvres d’Estienne et les œuvres de l’époque
.......................................................................................................................................................7
2. Analyse de l'œuvre .................................................................................................8
2.1. Les personnages / la psychologie des personnages ........................................8
2.2. La structure ......................................................................................................................9
2.3. Le style ............................................................................................................................10
2.4. Analyse linguistique .................................................................................................11
2.4.1. Les aspects lexicaux .............................................................................................................11
2.4.2. La prononcia tion ...................................................................................................................12
2.5. La norme .........................................................................................................................14
2.5.1.
2.5.2.
2.5.3.
2.5.4.
2.5.5.
La norm ativité puriste .........................................................................................................14
La réfutation de la langue de la cour, la norme de l’usage parisien. ....................15
L’usage de la langue des lettrés et les exemples classiques .....................................16
La forma tion de la langue et le rôle de la raison .........................................................17
A quel point peut - on considérer l'
œuvre comme une gramm aire ?......................19
3. Les motifs de la dém ar ch e d’Estienne ........................................................19
3.1. H. Estienne et l’Italie ..................................................................................................19
3.2. H. Estienne et les courtisans ...................................................................................20
3.3. H. Estienne, quels résultats a- t- il obtenus ?....................................................21
3.4. Pourquoi la réaction d’Estienne est - elle si véhém ent e? Une approche
“écolinguistique” .................................................................................................................22
3.5. Influence au XVIIe siècle ..........................................................................................23
4. Conclusion ...............................................................................................................23
Bibliogra ph ie ...............................................................................................................23
3
0. Introducti o n
Le lecteur des Deux Dialogues 1 n’a pas du tout l’impres sion de
consul ter une gram m ai re. Il croit plutôt lire le texte d’une comédie, dans
laquelle les trois personn age s échangen t des pro pos vifs, polémiques et
pleins d’hum o ur.
De quoi s’agit - il exactem en t ? Estienne critique le français fort
italianisé, parlé par les courtisa n s
à la cour
française
penda nt
la
deuxièm e moitié du 16 e siècle. Il stigm atise le déclin du français à cause
de la présence des nom bre ux Italiens à la cour. Ce sont les courtisan s qui
form ent le cible de ses attaques: les italiens qui parlen t un français fort
italianisé et les français qui préfèren t suivre leur exemple.
Pour analyser les Deux Dialogues nou s opteron s pour l’approc he
sociolinguistique. Elle est doublem en t intéressa nt e: d’une part, elle nous
fournit des inform a tion s sur le contexte histo riqu e, la mentalité du XVIe
siècle, les courtisa ns et la vie à la cour; d’aut re part, le point de vue
sociolinguistique
nous
per met
de
compre n d r e
l’auteur
des
Deux
Dialogues et les motifs de sa dém arche qui n’était quan d mêm e pas sans
risques.
Nous ne som m es
pas les seuls à croire qu’un auteu r com m e
Estienne doit être abor dé de préférence par le biais de son context e
historique. “…les discours d’essayistes tels que Bouchet et Henri Estienne
ne s’expliquent
guère
dans
leur
spécificité
par
un
développ e m e n t
intrinsèque, mais par la situati on historique de leurs auteur s.” 2
Nous nous som me s servis de la réédition Genève : Slatkine (1972) et nous nous référons
à celle- ci. Dans les citations nous avons préféré la lisibilité pour le lecteur moderne à la
fidélité orthograp hique.
2
La citation vise en fait l’oeuvre narrative d’Henri Estienne, mais nous croyons qu’elle
vaut d’autant plus pour son oeuvre gram m a ticale. (WETZEL, Hermann H. 1981. “Eléments
socio- historique s d’un genre littéraire: l’histoire de la nouvelle jusqu’à Cervante s” dans:
La nouvelle franç aise à la Renaissance (Bibliothèque Franco Simone 2). Etudes réunies
par Lionello Sozzi et présentées par V.- L. Saulnier, professeur à la Sorbonne.).
1
4
D’abord nous présent on s le contexte dans lequel l’œuvre est née
(1), ensuite nous analysons l’œuvre elle- même (2) et les intenti on s de son
d’auteur (3).
1. La nai s sa nc e d e s D eux Di alo g ue s : u n pa mphl et p olitiqu e
1.1. Le contexte historique
1.1.1. Aspects politiques
À partir de la fin du XVe siècle, le désir d’expansion
de la
monarchi e française se concen t r ai t sur l’Italie. Les multiples expédition s
de plusieur s rois français, entre autres Charles VIII, Louis XII et François
I, n’ont jamais abouti à une présence stable dans la Péninsu le. Pourt ant,
l’absence de résultat s perm a ne nt s n’a pas empêché une influence énor me
de la culture italienne en France. L’exemple le plus éloquent est François I
(1515 - 1547) qui préférait s’entou re r de savant s et d’artistes italiens.
Sous le règne d’Henri II (1547 - 1559) et des derniers Valois, c’était
une véritable invasion. Catherine de Médicis, épouse d'
Henri II, était
venue en France en 1533. A partir de 1560, elle exerce, à côté de ses
enfant s, le pouvoir réel, jusqu’à sa mort en 1589. La période de la
parution
des œuvres
de H. Estienne, qui critique nt
cette invasion,
coïncide plus ou moins avec la période du règne de la reine - mère
italienne. La première œuvre d’Estienn e, le Traicté de la confor mité du
langage françois avec le Grec , avait par u en 1565, suivie par L’apologie
pour Hérodote , par ue en 1566. Les Deux Dialogues , que nous analyso ns
ici, ont connu trois éditions, en 1578, 1579 et en 1583. La Précellence
avait paru en 1579.
Henri Estienne n’était pas un cas isolé. Plus l’influence italien ne se
faisait sentir, plus les réactions des Français devenaient véhéme nt es. “On
serait
tenté, en effet, d’attribuer
cette explosion
anti - italienne
aux
menées politiques de Catherine de Médicis, de fixer donc la racine de ce
5
violent courant aux années 1560- 1580 environ. C’est sans doute à cette
époque que pullulent en France les textes les plus no mb re u x et les plus
enveni mé s.” 3
La bourgeoisie française, dont Estien ne faisait partie, voyait les
Italiens com m e des intrus, qui leur dispu t aie nt des places convoitées. “Le
grief le plus fréquent concer ne le pouvoir exorbitan t que les Italiens ont
su habilem ent concent rer dans leur mains grâce aux avant ages et aux
fonctions que leur a accordés cette reine venue de Florence, cette reine
despoti que et ambitieus e.” 4
1.1.2. Aspects religieux
Sur le plan religieux, Estienne vivait dans une période qui se
caractérise d’hostilités religieuses sans précédent. Il faisait partie du
milieu intellectuel protest an t à Genève, la ville d’où Jean Calvin avait
organisé la Réfor me en France.
En
1559,
les
calvinistes
français
publièrent
leur
première
Confession . Les historiens estimen t que quelques années plus tard un
quart de la population se serait déjà converti au prot es t an ti s m e. Ce
succès
engendr a
de
nom bre ux
conflits.
Malgré
une
tentative
de
réconciliation par la reine - mère, une véritable guerre civile éclata, dont le
paroxysm e
était
le mas sacre
de la Saint - Barthélémy
en 1572. Les
calvinistes eurent le dessou s, la monarc hie voulant mainteni r les liens
avec Rome. Paris était en outre restée catholique et la contre - réfor me
était en train de s’organiser.
C’est dans ce contexte turbulen t qu’il faut situer Henri Estienne,
qui ne s’abst enait pas d’une prise de position. Dans son Apologie pour
Hérodote , il fait le procès de la super sti tion et du fanatis m e religieux des
Italiens. Le culte des reliques, les faux miracles, l’éloquence ridicule des
3
4
Sozzi (1988: 110).
Sozzi (1988: 110 - 11).
6
prêtr es
et tant
humai nes
d’autres
qu’offrait
le
excès
nécessit aient
protest a nt i s m e.
la refont e
L’exubérance
des valeurs
italienne
se
manifest ait égalemen t dans les dom ai nes de la cultu re et de la langue, ce
qui dema nd er a une refont e pareille. 5
1.1.3. Aspects culturels
L’attraction
exercée
par
l’Italie avait
tout
le caractère
d’une
fascinati on. Les rois français, de passage en Italie, avaient été frappés par
le luxe, l’élégance et le confort des Italiens. De retour en France, les rois
et les aristocr ate s se sont ento urés d’architect es, de sculpt eu r s et de
spécialistes de tous les art s appliqués. Les rois ont accueilli dans leur
suite des courtisan s italiens. Ce sero nt bientô t les Italiens qui donnen t le
ton à la cour.
L’admiration de la mon arch ie pour les artistes italiens n’était
certai nem en t pas partagée par tous les intellectuel s français, qui souvent
croyaient l’influence italienne plutôt dépravan te qu’enrichiss an t e. Pour
Estienne, l’effet le plus néfaste était l’influence sur la langue. Il voulait à
tout prix purifier le français, contam i né par l’italien, et reto ur n er au
“françois nayf”, com me il l’appelait avec un terme empr u nt é à Meigret,
c’est - à- dire
le
français
tradition nel,
parlé
par
les
intellectuels
conservat eur s hors de la cour.
1.2. Une œu vre anony me
Les Deux Dialogues n’ont nulle part été bien accueillis. L’ouvrage a
été écrit à Genève où Estienne avait son impri m erie. Les auto rités lui
per met t e nt la publication, à condition qu’il y appor te un gran d nom bre
de modifications import a nt e s. Estien ne ne respect e pas la volon té du
Conseil de Genève et il publie malgré tou t son livre, en augment a n t même
le nombre “d’inepties et de détractions”.
5
Sozzi (1988: 150- 51).
7
Il est contraint à s’enfuir de Genève et à reto ur n e r à Paris, où il
cherche
la
protection
du
roi,
qu’il
obtient.
Estienne
fréquent e
régulière me n t la Cour qu’il vient de ridiculiser dans sa dernière œuvre,
heureus e m e n t
publiée sous l’anonym a t. Néanmoi ns, le roi Henri III,
connaisse ur des textes d’Estienne, reconnaît en lui l’auteur des Deux
Dialogues . Pourtant, il ne lui en garde pas rancun e, sans doute parce que
la satire n’incrimine ni le roi même, ni la reine- mère Cathérin e de
Médicis. Le roi le som m e
d’écrire un nouveau
traité qui dém o nt r e
l’excellence de la langue française. Ce sera la Precellence .
Ce n’est que lors de la troisième édition en 1583 que toute la Cour
appre nd
l’identité
de l’auteur
des
Deux Dialogues . De nomb r eu se s
réactions mépri sant e s et hostiles à l’adresse d’Estienne suivent, surtou t
de la part des hom m es savant s italiens, souven t d’anciens amis de
l’auteur.
1.3. Le rapport avec les autres œu vres d’Estienne et les œuvre s
de l’époque
Les Deux Dialogues
ne sont
pas
exceptionn el s
dans
l’œuvre
d’Estienne. La thém atiq ue est déjà annon cée dans la préface de l’Apologie
pour Hérodote et certainem e n t dans la Confor mité du langage françois
avec le grec . Dans ce livre, Estienne tente de démon t re r la parent é du
françai s et du grec et ainsi l’excellence que le premier en reçoit. “Car son
raisonne m e n t com plet était le suivant: Le français est la langue la plus
voisine du grec; or le grec est la reine de toutes les langues: donc la
françai se est la seconde.” Mais le raiso nn e m e nt ne se termi nai t pas ici, “la
conclusion dernière qu’Estienne tirait de la paren t é de notre idiome et du
grec aboutissait encore à la conda m n at i on de la langue rivale.” 6 Voilà
l’aspiration principale des Deux Dialogues .
6
Brunot (1906: 201).
8
Dans
son
françoise , qui
discour s
suit
quasi
apologétiq ue
La précellence de la langue
immédiate m e n t
la publication
des
Deux
Dialogues et l’identification de son auteur, Estien ne s’efforce de mont rer
plus directe me n t ce qu’il avait d’abor d fait par le biais du grec et de
l’italien: la langue française est supérieure.
2. Anal y s e d e l'œ u vr e
2.1. Les personnage s / la psychologie des personnage s
Les Deux Dialogues nous présent e nt trois amis. Il s’agit d’hom m e s
savant s
qui
connaiss ance
ont
en
com m u n
des
langues
la passion
classiques.
pour
les
langues
En outre, ils ont
une
et
la
bonne
connaiss ance de l’italien. Au cours de leur conversat ion se prése nte
l’évolution cultur elle sous l’influence de l’Italie. Elle a attei nt pend a nt les
trente dernières années tous les dom aines de la vie.
Celtophile (signifie: “ami des Celtes”) est un défense u r ardent de la bonne
langue française. C’est lui qui lance les attaqu es contre les influences
italien nes à la Cour et cela non seulem en t au niveau de la langue. Il
manifest e son esp rit dans la conversati on et son argume nt at io n devient
souvent assez agressive et satiriqu e. Il parle le français pur et “naïf”: tout
italianis m e est proscrit de son langage. Celtophile a été à l’étranger
duran t
trent e
ans. Dès qu’il échange quelques
mots
avec son ami
Philauso ne, il s’étonne du changem e nt considér abl e du français.
Philauso ne (signifie: “ami des Italiens”) prét en d parler la langue mod ern e
de la Cour. Il est décrit com me étant un peu naïf, ingén u et trop
indulgen t envers les Italiens. Il abandon n e ses argum en t s en faveur des
influences italien nes et fait preuve d’un caractère assez faible. Son
françai s est très italianisé et il y est tellement habitué qu’il ne s’en ren d
plus compte. Cela fait l’objet de plusieur s reproch es de la part de
9
Celtophile. Com me Philausone n’est pas un cas désespér é, il est prêt à
l’examen critique du nouveau langage.
Philalète (signifie: “qui aime la vérité”) joue le rôle d’arbitre dans le débat.
Il est considér é par les deux amis com me un hom m e sage et impartial.
Cepen dan t, il se pronon ce très vite et manifeste m e n t
en faveur du
françai s pur et cont re l’italien. Philalète prenan t parti pour Celtophile, ça
fait donc deux cont re un. En fait, on reconn aît la voix d’Henri Estienne
dans les paroles de Celtophile et de Philalète.
2.2. La structure
Le livre est introd ui t par
•
une
série
d’avis
aux
lecteur s,
pron on cé s
par
les
person nages
principa ux;
•
une
“condoléan ce”,
adress ée
aux
cour tisan s
amateur s
du
“nayf
langage françois”, suivie par des “rémont r a nce s” (des répri m an de s),
adressées
aux
courtisa ns
amateu r s
du
“françois
italianisé
et
autre m e nt déguisé”;
•
une “épistre de Monsieur Celtophile aux ausonien s” (les ausoni ens
sont les gens qui pensen t et agissent com me Philauso ne; cela réfère à
un peuple antiq ue qui habitait la partie méridionale de l’Italie).
Tous
ces élémen t s
de l’introd uc tion
annoncent
clairem ent
la
position que l’auteu r pren d r a dans son livre.
La partie principale se compo se de 2 dialogues, intitulés “Dialogue”
et “Dialogue Second”.
•
Le premier dialogue est entièrem e n t consacré à une conversa tion
entre Celtop hile et Philauso n e. Il com m ence à un momen t donné dan s
la journée et finit le soir quand les deux interlocut eu r s se quittent,
après avoir fixé un rendez - vous pour le lende m ai n.
10
•
Le deuxième dialogue a donc lieu le jour après et consist e en deux
parties.
⇒ La première est la conti nua tion de la convers ation de la veille entre
Celtophile et Philausone
⇒ La deuxièm e partie se distingue de la première par la participation de
Philalète, qui intervient comm e arbitre.
2.3. Le style
Dans son introd uc tion déjà, l’auteur adop te le ton satiriqu e qu’il
conservera tout au long
de son œuvre. Voici l’avis de Celtop hile au
lecteur :
“Maint courtisan use de mots nouvea ux,
Qu’il n’entend point, et si les trouve beaux,
Lui bigarré bigarre son langage,
Mais pardonnons au perroq uet en cage.”
La for me du dialogue donne au livre un aspect de comédie. Le texte
ne contient pas d’exposés théoriques élaborés. Les convers at io ns sont
naturelles et variées et tenues dans un style courtois. Les jeux de mot s et
l’ironie n’y manque nt pas. Voici quelques phrases :
CELT. “Pour conclusion j’entends qu’entre les courtisans qui ne sont
point courtisans il y a des gens de bien.” (Estienne 1578 = 1972: 225)
PHILAUS. “je m’accomode mainten an t et n’use plus de ces
écorchements que vous trouviez si goffes et si spurques.” (Estienn e
1578 = 1972: 373)
PHILAUS. “Il s’ébahissait qu’on avait oublié la principale langue, et la
meilleure de toutes, vu qu’elle était fort comm u ne. Et après avoir
donné à penser à plusieurs, dont aucun ne pouvait deviner quelle
langue il voulait dire: c’est (dit il) la langue de boeuf, principale me nt
quand elle est salée, et accoutrée comm e il faut.” (Estienne 1578 =
1972: 398)
11
2.4. Analyse linguistique
2.4.1. Les aspects lexicaux
Estienne signale plus de deux cents néologis me s suspect s. Dans les
autres œuvres qui font partie de sa croisade cont re les italianis m es, on
ne retrouve qu’une trent ai ne de mots et d’expres sion s, qui ne figurent
pas dans les Deux Dialogues . Cette œuvre constit ue donc le noyau de la
bataille menée par Estienne.
L’analyse des term es italianisés présen t e des difficultés :
•
Estienne a interpré té certai ns mot s qui s’étaient déjà intégrés au
françai s depuis le moyen âge, com me des empr un t s récen ts, tels :
salade, embuscade, brigade . Estienne s’était - il vraiment trom pé ? Ou
est - ce peut - être la fin qui justifie les moyens…
•
Plusieur s expres sion s sont si proche s de l’italien qu’il est difficile de
croire qu’elles aient jamais été intégrées au français. Par exem ple: de
bone voglie (< di buona voglia) - de bonne volonté, in ogni mode (< in
ogni
modo)
-
de toute
façon.
Ces singularités
courti sanes q ue s
pourr ai ent plutôt être attribuées à la verve satiriqu e de l’auteur.
•
Estienne
a signalé
des
mot s
français
qui
ont
subi
une
légère
modification de la prononci ation sous l’influence de l’italien. Bon
nombr e de ces exemples ne peuvent guère être considér és com me des
italianis m es. Com me par exem ple monition au lieu de munition . Ce
changem e nt s’est produi t en deux étapes : les Italiens ont d’abor d
vélarisé le [y] en [u]. Ensuite, ils ont ouvert le [u] en [o].
La plupar t des néologism es se rapp or t en t à la vie de cour et à la
guerre. Il est remarq ua ble que les nombr eu x empr u nt s à l’italien de cette
époque, appar te na n t au domai ne de l’indus t ri e, des sciences, des arts,
des jeux et amuse m e nt s, aient échap pé à son investigation. Ainsi dans le
12
cham p séma ntique relatif à la guerre et à l’armée, les mots escorte,
cavalier, cavalerie, infanterie, casemate, sentinelle, riposte, spadassin,
escarpe , etc. ont fait leur entrée dan s le lexique italien au XVIe siècle.
Dans le cham p séma nti que relatif à la Cour on peut donner com m e
exem ples
bouffon,
nonce,
gran dissi me,
disgrace,
mariol,
charlata n,
courtisane.
Quelques
chiffres
éclaircissent
l’import a nce
relative
de
l’italianisation réelle au XVIe siècle et aujou r d’hui. Un tiers (71) des 200
mots et expressions signalés dans les Deux Dialogues sont réellemen t
passés dans la langue du XVIe siècle. Ceci ne constitu e cependa nt que 15
% de tous les empru n t s italiens réels du XVIe siècle. A peine plus de la
moitié (38 sur 71) des empr u n t s de l’italien, intégrés dans le français du
XVIe siècle, que l’on retrouve dans les Deux Dialogues , sont encore
employés
aujour d’hui. Ce n’est qu’un cinquièm e
des 200 mot s
ou
expressi ons relevés dans cette œuvre. Des empr u n t s qui font toujou r s
partie de la langue sont par exem ple: charlatan, bouffon, leste, risque,
bizarre, caleçon, parapet, ... Des 38 mot s qui subsiste n t, il n’y en a que
neuf employés avec une fréquence considér abl e. Ce sont : assassin,
cavalier, cavalerie, caprice, risque, bizarre, caleçon, infanterie et réussir .
La majorit é des empr u nt s signalés ont dispar u entre - tem p s. Par exemple
garbe (élégance), gofferie (grossièret é), assassinateur (assas si n). 7
2.4.2. La prononciation
Estienne critique avec véhém ence la prono nci ation des courtisan s
italiens. Dans la Precellence il invoque les différences de prono nciatio n
entre l’italien et le français pou r mont rer à quel point cette dernière
langue est plus “grave” et plus “gracieuse” que l’italien. Les critiqu es à
propos de la prononci ation constit uen t dan s les Deux Dialogues une
partie impor t an t e de l’offensive satirique.
7
Trescase s (1978 : 256- 63).
13
Les cour tisan s prétende n t que leur prononciatio n est plus douce et
plus agréable que la prononciati on ordin aire, mais, pour Estien ne, elle est
en réalité sim plem e nt plus faible. A l’origine se trouve l’impuis sa nce des
Italiens, qui, comm e les fem mes, n’arrivent pas à articuler énergique m e nt
et virilement. Ainsi la faiblesse des Italiens les a condui ts à substit u er au
“l” original de flam m a , plaga et plum a un “i” et à pro non cer fiam m a ,
piaga , piuma . Pour Estienne, l’italien, qui dema nd e fort peu d’effort
d’articulation, reflète la “dépravation” morale de
ses locuteu r s, leur
absence de vertu et de force de caractère.
Dans le deuxièm e dialogue, où l’arbitre Philalète appar aît, vingt cinq pages consécutives (Estienn e 1578 = 1972: 550- 75) sont consacrées
à la prononciation italienne “dépravée”, qu'
Estien ne considère com m e
une preuve de l’impuis sance et de la paresse des locuteu r s italiens. Il faut
noter qu'à certains points, Estienne ne parvient pas à discer ner les
évolutions
natur elles
des
pédan ti s m e s.
Voici quelqu es - uns
de
ses
const at s:
•
Philalète reproche à Philausone de réaliser l’assimilation de - ct- et de
- pt -
en - tt - . Philausone se défend
en vain en disant que cette
prononci ation est plus douce et la prononciatio n française plus rude.
On dit ainsi affettion et accettation au lieu de affection et acceptation .
(Estienne 1578 = 1972: 552 - 54)
•
La dipht ongue - oi- , robust e et virile, n’est pas pro no ncée par les
Italiens car elle est trop difficile. Ainsi les femm es qui ado pt ent la
prononci ation italienne ne sont - elles plus obligées d’ouvrir tant la
bouche.
La
prononça nt
conséque nce
le mot
fâcheu se
harnois com m e
en
est
par
exem ple
harnès , on ne lui rend
qu’en
pas
l’honneur auquel il a droit. On dit égalem ent courtès au lieu de
courtois . Les Italiens arrivent même à dire Mademiselle au lieu de
14
Mademoiselle pour éviter de pron on ce r la diphton gue. (Estienne 1578
= 1972: 555- 57)
•
C’est l’italien mêm e qui a corrom p u les mot s latins. Les courtisan s
emploient le mot piasir au lieu de plaisir . Pourtan t la pronon ciatio n de
“l” après une conson ne n’est pas difficile. (Estienne 1578 = 1972: 568)
•
Les courtisan s réduisent la double conso nn e, née de l’assimilation de
consonne s différent es, à une simple conson ne. Ils réduisent le group e
- gz - à - z - et le groupe - ks- d’abord à - ss- et souvent même à - s- . Il
s’agit donc d’une dégénér ation ultérieu re du français. Les italianisant s
prononcen t : esemple et ecellent . (Estienne 1578 = 1972: 573)
•
Certains courtisans disent Itale ou Itaille au lieu de italie , preuve de
leur extrêm e paresse. (Estienne 1578 = 1972: 575)
Estienne
applique
à
la
prono nciatio n
les
mêmes
règles
qu’au
vocabulaire. Il est enclin à repo us se r les change me nt récent s. A tort,
car beaucou p de ces changem e nt s sont le résult at d’une évolution
interne
au français, qui a mené à la prononciation
du français
moder ne. Ainsi, Estienne s’oppo se à la chute du “r” final des verbes et
du “f” dans clef , et l’évolution de - oi- [wε ] vers - ai - [e/ ε ] qu’il attribue
à l’influence italienne.
2.5. La norme
2.5.1. La normativité puriste
Henri Estienne pose, avec le théologien protest a nt Théod ore de
Bèze, la base de la norm ativité puriste qui a caractéri sé les gram m ai res
de français penda nt plusieur s siècles. Bien que le mot “gram m ai re” ne se
trouve pas dans les titres de leurs œuvres et que le mot “norm e” n’y soit
pas employé, la notion n’est pas du tou t absent e. Le cadre caractéristiqu e
15
du puris m e “Dites / Ne dites pas”, constitue la forme de plusieur s
remar que s.
Les fautes indiquées par Estien ne présente nt une gran de diversité
et maintes fois, il ne s’agit pas de véritables italianis m es. L’exubérance
des
exempl es
montr e
qu’Estienne
se
divertit
en
se
moqua nt
des
courtisans, non sans exagérer leurs défaut s. Il impor te de rem ar q u er que
les catégories de fautes que nous retro uvo ns ici, sont les mêmes que
dans nos “Dictionnaires de Difficultés” actuel s. 8
2.5.2. La réfutation de la langue de la cour, la norme de l’usage
parisien.
La langue de la cour étant
trop influencé
par l’italien, pour
Estienne, elle ne peut servir de langue de référence pour la nation. Mais,
se baser sur l’usage de la langu e par le peuple est également impossible,
pour la simple raison que le langage du peuple varie avec le lieu.
“PHILAUS. Mais si on ne peut discerner le bon Francés d’avec le
mauvais que par l’usage, quel avanta ge pourra avoir celui qui
entend le Latin, voire qui a aussi connaissance du Grec?
PHILAL. Si l’usage de la langue françoise était pareil en tous lieux (je
dis, entre ceux tant seulement qui sont estimés bien parler: car quant
aux autres c’est une chose infinie) ce que vous dites aurait quelque
apparence: mais vu qu’il y a de la controverse quant à l’usage, il faut
avoir recours ailleurs qu’à l’usage. Car de dire que par l’usage qui est
un lieu on pourrait juger de l’usage d’un autre lieu serait contre la
raison.
PHILAUS. Oui, bien si l’usage d’un lieu devait avoir aussi grande
autorité que celui d’un autre: mais qui doute que celui de la cour ne
doive avoir plus d’autorité sans comp araison?
Parmi les erreurs, on trouve:
- Confusion entre des mots phonétiquem e nt voisins. Exemple : philosomie au lieu de
physionomie . Celtophile a entendu dire les courtisa ns au lieu du terme correct:
phlebotomie (= faire saigner une veine), filomie , flomie , felomie , felonie (= infidélité à un
suzerain).
- Interversion de consonnes. Ex. : trubule nt au lieu de turbulent
- Changeme nt de prononciation. Ex. : Françes au lieu de Françoes (passage de [we] à [e])
- Changeme nt du genre du nom. Ex. : un navire au lieu de une navire
- Confusion entre les sens de parasynonym es. Ex. : faire service au lieu de faire plaisir
- Sens nouveau
- par extension. Ex. : supercherie
“affront, humiliation” >
“tromperie calculée”
- par changeme nt de catégorie. Ex. : il est practique de ces choses signifie
“il est familier avec ces choses”.
8
16
PHILAL. Mais au contraire, qui est celui qui ne mette cela en doute?
ou plutôt, qui ne le vous nie tout à plat? j’entends s’il est du nombre
de ceux qui savent que c’est aujourd’h ui d’une cour de France. Car
(laissant les autres choses en quoi elle est différente de celle qui a été il
y a vingt ou trente ans) s’il n’y avait non plus d’étrangers, et
nom m é m e nt d’Italiens, qu’auparav a n t, il semblerait que son autorité
ne devrait diminuer quant à l’usage de la langue française: mais vous
savez que pour quarante ou cinquante italiens qu’on y voyait
autrefois, maintenant on y voit une petite Italie” (Estienne 1578 =
1972: 540)
Estienne reconnaît r a l’usage de la langue parisienne com m e la
nor m e. En cela, il suit conscie m m en t les Grecs, qu’il admire énor m é m e n t.
Eux aussi ont accepté com m e nor me le parler de la capitale du pays, avec
cette différence que il s'
agissait là plutôt d'un amalgam e des différent s
parler s, réuni s par la langue de référen ce.
2.5.3. L’usage de la langue des lettrés et les exemple s classiqu es
S’il cherche le “bon et nayf” parler français à Paris, il ne le trouver a
pas dans la rue ou sur le marché, ni dans les milieux des courti sa n s, mais
dans la bouche de respect ables hom m e s politiqu es, jurist es et savant s. Le
langage des illettrés ne peu t jamais servir d’exem ple. Estienn e prône
ainsi l’installation
d’une sur nor m e, basée sur la langue d’une élite
linguistique, à la fois libre de la basses se du peuple et du pédantis m e
court ois.
“Quant à ceux qui n’ont point de lettres, pardonne z - moi, si je les
récuse tout à plat pour des juges” (Estienne 1578 = 1972: 539- 40).
Se fier à la “lie du peuple” en matière de langage, ce serait com m e
dema nde r l’avis d’un malade au sujet du “goût de quelque viande”. Il ne
tient par conséque n t pas com pte de l’usage popul ai re, ni de la fréquence
d’em ploi d’un mot, pour établir sa nor m e.
La bonne langue est l’apanage exclusif d’une minorité de savant s,
car un jugem ent raisonna bl e ne peut être fondé que sur l’étymologie et
l’analogie. Ceux qui ne connaisse nt pas l’origine de c’est un fin à dorer ,
17
corrom pe nt l’expression en disant c’est un fin adoré . Voilà les mo dèles de
l’hum ani st e Estienne : l’ancien français et les langues classique s.
Bien
que l’expression ceans dedans soit un pléo nas m e, elle ne reçoit pas les
critiques
d’Estienne
parce
qu’elle
s’autorise
d’un
rappr oc he m e n t
identique de deux adverbes grecs. Estienne regrett e qu’on ait banni un
beau mot com m e heau me . Il ne conn aît pas la notio n d’archaïs me. 9
Pourtant, la position d’Estienne n’est pas aussi intran sigea nt e et
conservat rice qu’elle ne le paraît à première vue. Selon Weber (1939: 37 38) Henri Estienne est un des premiers à rompr e avec la tradition de
considér er le centre du pouvoir com me le cent re linguistique. En outre, il
est convaincu qu’aucune autorité ne peut changer la struct ur e et les
règles fonda m e nt ale s de la langue.
2.5.4. La formation de la langue et le rôle de la raison
Selon Estienne, le principe qui est à la base du concept “langue” est
la raison. Le “com m u n parler” ou le “comm u n usage” en est la form e
concréti sée. Les locuteur s sont liés par l’usage, même si, à un certai n
mom en t, il n’est plus l’expression pure de la raison. L’usage fonctio nne
de façon autono m e et le travail du gram m airien n’en fait qu’un double. Il
ne peut influencer la langue que quand l’usage n’est pas encore stable ou
quand elle est enrichie / e nvahie par des néologism es ou des empr u n t s. En
ce cas, il faut recourir à l’étymon pour retrou ver la form e originale et
l’incarnation de la raison, et c’est cette form e qui doit être fixée.
Le parler moder ne
devrait se constituer
de mots
de l’ancien
françai s, des dialectes et des langues classiques et néologism es. Les
poètes
de la Pléiade
partagent
le même
point
de vue, mais
leur
perspective est tout à fait différent e. La Pléiade s’intéres se surtou t aux
possibilités de se faire un style poétique person nel, tandis que les
gram m ai rien s visent l’élaboration d’un com m u n parler, qui peut être
utilisé partou t et par tout le monde.
9
Nous emprunt on s les exem ples à Glatigny (1989, 25- 28).
18
Estienne n’accept e pas les changem e nt s qui se produi sen t malgré
l’existence
d’excellent es
variantes
françaises
et
qui
dès
lors
sont
employées avec affectation, pour se disting uer du com m u n usage. Il ne
s’arrête pas aux catégories pure me nt linguistiques
10
: il déplore en outre
que certains genres poétiques français sont menacés par des genres
italiens.
CEL … Dites- moi donc, ne parle- t- on plus aucu ne me n t de Rondeau
ni de Balade, mais seulement de Sonnet? PHIL. Les mots de Rondea u
et de Balade sont du tout décriés, car puisqu’il est question de
pétrarquiser quant au reste, il faut bien qu’on pétrarquise aussi
quant à ce mot ” (Estienne 1578 = 1972: 452).
Une langue n’a besoin d’un nouveau mot qu’à condition que celui ci serve à nom m er un nouvel objet ou une nouvelle pensée et qu’il
n’existe pas de mot qui rende ce sens. L’empru n t est justifié si le mot
candi dat désigne une réalité qui est la même dans la langue source.
Les formes à retenir sont les plus anciennes, les plus primitives,
peu impor te de quelle langue elles provienne n t. Pour Estienne, le mot est
l’image de l’Idée qui se form e dans la raiso n (cette conception est proch e
de
celle
présent ée
par
Platon
dans
son
dialogue
Cratylus ). Par
conséque nt, la langue représ ent e l’esprit et les conception s du pays où
elle est parlée - du moins dans le passé, car l’usage qui évolue perd
souvent certai ns liens avec les Idées de la raison. 11
entre autres:
- mot simple au lieu de mot composé
- change me nts de construc tions verbales et nominales
- emploi exagéré de méta phore s, sans d’ailleurs les refuser; leur emploi est un progrès, à
condition qu’elles soient employées avec modération
- genres de mots: “Je l’ai dit selon la mode qui trotte. Car à propos de changeme nt s qui
sont venus depuis votre parte me nt, celui- ci en est un, qu’on a changé les genres d’aucuns
mots.”(Estienne 1578 = 1972:311)
11
Pour les paragra phe s précédent s nous nous som me s basés en grandes lignes sur Weber
(1939: 32- 41).
10
19
2.5.5. A quel point peut - on consid érer l'œu vre comm e une
grammaire ?
“Prononciation, orthogr ap h e, étym ologie, vocabulaire, morph ol ogie,
syntaxe, il a touché à tout, et malgré la hâte avec laquelle il
composait, il a marqué à plusieur s endr oit s la finesse de son esprit
et l’étendue de son savoir. On peu t même dire que, si la passion
d’hellénis m e qui le hantait a égaré l’étymologiste, en revanch e elle a
quelquefois servi le gram m ai rien, en appela nt son attention sur des
particularit és de langue que person ne jusqu e - là n’avait étu diées.” 12
Il faut regretter qu’Estienne n’en soit jamais venu à rasse m bl er ses
pensées et intuitions dans une descri ption gram m a ti cale cohérent e et
suivie.
3. Les m o tifs d e la d é march e d’Esti e nn e
3.1. H. Estienne et l’Italie
Quand Estienne fait le procès de l’influence italienne, on peut
difficilement prétendr e qu’il ne sait pas de quoi il parle. Il connaît l’Italie
à fond. Dans ses œuvres, Estienne expose tout son savoir sur le pays, sur
sa langue, sa cult ure, ses principau x auteur s et leurs œuvres. Un savoir
qu’il a acquis lors de ses lecture s et de sa forma ti on hu ma ni s te, mais
également sur place. Estienne a longuem e n t séjou r n é en Italie, visité les
villes et les cours les plus import a nt e s. Il reconnaît la grandeu r de la
culture italienne et ne nie nullem ent l’utilité d’un voyage en Italie, qui, à
l’époque, pour un intellect uel, était presque obligatoire.
“Mais il trouve que ce voyage est effectué d’habit ude non pas
‘pour estudier’, mais ‘pour esveiller l’esprit’ : on va dans la pénins ul e
pour ‘s’entraguiser l’esprit’, pou r deveni r ‘plus fins et affettez’, et on
finit par prend re ‘la première trem pe de meschancet é, que les uns
couvrent du nom de gaillardise, les autres du titre de gentillesse, ou
galant erie, ou joyeuset é, ou bon esprit, ou honnes t et é’” 13
12
13
Brunot (1907:158).
Sozzi (1988:109).
20
Outre certains aspects religieux, politiques et économ ique s que
nous avons traités en relation avec le contexte histo riq ue (cfr. 1.1.),
Estienne s’exaspèr e au plus haut point de quelques caractéri stiques qu’il
croit typiquem e n t italiennes, nota m m e n t le péda n tis m e, la pares se et
l’affectation et qu’il croit néfastes pour la cult ure de sa patrie.
3.2. H. Estienne et les courtisans
C’est la langue, véhicule des pensées et du savoir, qu’il faut
protéger
en
premier
lieu.
“La
cible
des
attaque s
d’Estienne
est
expressé m e n t désignée: le ‘langage courtisan’. Le début du traité est très
explicite à ce sujet”. 14 Estienne
courtisans,
dont
le
témoin
fait le procès
par
du
excellence
maniéri sm e
des
est
l’italianisation
toute
la conception
déraison na bl e qui a atteint le “bon et nayf” français.
L’idéal
culturelle
du
courtisan
de notre
auteur,
va à l’encont re
qui
est
en
de
quelque
sorte
typiquem e n t
françai se. “Estienne trouve surtout que l’hom me de lettres italien s’est
dégradé dans la mesur e où il a aban do n né ses premièr es convictio ns
pour devenir ‘courtisan’, pour avoir voulu ‘tempo ri zer et s’accom m od e r
aux hum eu r s de la cour’ (…) cette culture erro née s’est transfor m ée en
com port e m en t , en règle de vie: l’hum ani st e, le pédan t ont laissé place à
l’hom m e de cour.” 15
Weber (1939: 34) dit à ce sujet: “Die ‘affectation’ ist im Grun de
nichts
anderes
als
die
hum anis tische
Veracht u ng
des
‘vulgus’ ins
Höfische übert ragen.”
Il serait hasar de ux d’attribuer le rejet de la culture des courtisa n s
aux idées politiques et religieuses d’Estienne. Nous croyo ns que tan t sa
pensée
14
15
politique
et religieuse
Trescase s (1978: 257).
Sozzi (1988:106).
que ses idées
linguistiques
sont
les
21
manifest ati ons d’un (res)sentim e n t plus profon d. La grande ur de notre
auteur
réside
précisém en t
dan s
la noble
préoccupa tion
de vouloir
conserver tout ce qui est aut hen ti q ue et naturel et de le protéger contre
toute forme d’hypocrisie.
3.3. H. Estienne, quels résultats a- t- il obtenu s ?
La majorité des expressi ons relevées (170 sur 200) se retrouven t
dans les auteur s du tem ps et les 3/4 ont subsisté dans la langue.
Appare m m e n t, les mot s qu’Estienn e a visés le plus directe m en t ont le
mieux résisté. Il n’a donc point atteint le but qu’il s’est posé, à savoir
rayer une série de mots italiens de la langue française. D’ailleur s, des
études, port ant sur tous les empr un t s italiens des quatre dernier s siècles,
démont re n t que rien, et certai nem e n t pas l'œuvre d’Estienne, ne semble
avoir infléchi le rythm e régulier des mots empr u n t é s.
“Quant à son influence, même à court ter me, sur le compo r te m e nt
linguistique de ses conte m po r ai ns à l’égard des italianis m es de
langage, le moins qu’on puisse dire est qu’elle est négligeable.” 16
Pourquoi son influence a- t - elle été si modest e ? D’abor d, Estienn e
a bien entravé le progrès de l’influence italienne et son oeuvre a attein t
une popul arit é import a nt e, mais seulem en t dans certai ns milieux. Le
nombr e de lecteur s et de locuteur s influencés est resté réduit à cause de
la spécificité des milieux dans lesquel s on connai ssai t Estienne. Ensuite,
son point de départ n’était pas purem e n t linguistique. Il a en premier lieu
voulu faire oeuvre de patriot e, ce qui a nui à son argum e nt a t ion.
Finalement, selon Wind (1928 : 34- 35), les mot s qu’il a visés le plus
directe m en t, ont le plus résisté parce que ces mots étaien t déjà répan du s
ou parce que, à force de s’y opposer, on les a rend us familiers.
16
Tresca ses (1978: 263).
22
L’influence
de
l’italien
est
d’ailleur s
presqu e
un
phén om è n e
naturel, ne fût - ce que par le voisinage géographiq ue et la volont é des
Italiens d’exporter leur culture.
3.4. Pourquoi la réaction d’Estienne est - elle si véhé ment e? Une
approche “écolinguistique”
Estienne n’a pas eu tort de prétendr e que l’invasio n des mots
italianisan t s n’est pas un phéno m è ne “natur el”. Ce reproche à l’égard des
courtisans est dû au fait qu’ils em pr u nt e n t des mots et des const r uction s
et
abandon ne n t
d’excellent es
variant es
françaises.
Normalem e nt
l’empr un t est un phéno m è n e périphéri qu e de la langue, mais de cette
manière - ci, le parler est dést abilisé et il n’est plus “pur et simple”.
Estienne s’est rendu com pt e de l’instabilité de l’idiome français au
seiziè me siècle. Le français est une langue en pleine transfor m at i on et il
se caractéri se par une certaine liberté linguistique qui est à la base de
son instabilité. Estienne est conscient que pour pouvoir codifier et pour
ensuite élaborer la langue, elle a besoin de stabilité, d’une forme fixe.
L’invasion forcée d’une quantit é énorm e de nouveaux mot s agit contre
l’effort de stabilisation et freine l’élaboration d’une langue de référence,
ce qui pourr ai t compr o m e t t re sa positio n dans son milieu linguistique.
Le souci d’Estienne n’était donc pas sans fondem e n t. Tant sur le
plan linguistique, que sur le plan sociologique, l’influence italienne avait
bien atteint le centre. D’une part, on rem plaçait des mots appar t en an t au
noyau de la langue, et de l’autre, cela se faisait dan s l’ento ur age du
pouvoir central. Théoriquem e n t, il n’était pas exclu qu’à la fin les formes
aberrant e s soient accept ées. Si les classes moyen nes avaient flairé la
mode italianisant e à la cour et qu’ils avaient à leur tour imité cette
tendance, tout en l’alourdi ss an t de fautes et d’hyperco rr ectis m es, les
conséque nces auraient peut - être été beaucoup plus graves.
23
Cela pour rait expliquer pourquoi Estienne a consacré toute la force
de son esprit à polémiser contre les influences étrangères et pourq u oi il
n’en est jamai s venu à écrire une véritable œuvre gram m at icale.
3.5. Influence au XVIIe siècle
Après Catheri ne de Médicis, l’influence italienn e était en déclin. Elle
réappa r aî t sous une form e beaucoup plus attén uée, dans l’entourage de
Marie de Médicis, épouse d’Henri IV. Elle devra bientôt céder la place à
l’influence espagnole, qui exercera sa force pend ant la plus grande partie
du XVIIe siècle.
“Les circonst a nces politiques ayant changé, la mode italienne fut
abando n née, pour repren dr e seulem ent plus tard, et sous une form e
qui devait beaucoup moins attein dre la langue. Celle- ci était sortie,
comm e dit H. Estienne, du mauvais passage.” 17
4. Conclu si o n
Tant sur le plan linguistique que du point de vue de l’histoire des
ment alités, nous croyons que les Deux Dialogues d’Henri Estienne sont
une œuvre impor ta nt e. Certes, en tant que linguiste, il a suresti m é
l’influence de l’italianisation déraiso n na bl e des courtisa ns, mais son
amour du “nayf langage françois” et l’instabilité de celui - ci, l’ont pous sé
à être
vigilant.
La conviction
religieuse,
le patriotis m e
et le zèle
huma nis t e ont été autant de motifs pour la dém ar ch e d’Henri Estienne.
Sa lutte cont re le snobis m e et l’hypocrisie nou s a valu un docum e n t très
précieux au sujet de la société et la langue françaises et les influences
qu’elles ont subies au cours du XVIe siècle.
Biblio graphi e
BRUNOT, Fernand. 1907. Histoire de la langue française des origines à
1900. Tome II: Le seizième siècle. 157- 159. 199- 206. Paris: Colin.
17
Brunot (1907: 205 - 206).
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1987, par le Centre V.- L.
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de l’idéal linguistique d’Henri
Cahiers V.- L. Saulnier 5: Henri
l’Université de Paris- Sorbonne le
Saulnier . 63- 75. Paris: École
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Estienne:
12 mars,
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italianizé, & autre ment desguizé, principalemen t entre le courtisans de
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de langage: De quelques courtisanismes modernes, & De quelques
singularitez courtisanesques . Genève : Henri Estienne. [Réédition
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