P… J`en ai de la chance
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P… J`en ai de la chance
À l’aveuglette dans la vie suivante (suite) appel du large P… J’en ai de la chance ! Les Rias en Galice forment un ensemble de plans d’eau protégés avec bon nombre de mouillages abrités. La nature est encore très préservée, mais l’économie espagnole fait malheureusement un peu tache d’huile. On construit un peu n’importe comment, sans cachet couleur locale. Galice rime avec délice Il reste que naviguer en Galice conserve un charme aussi particulier que les greniers à grain que chaque maison traditionnelle se doit de posséder. Hier soir, mouillé dans la Ria de Corme, je me suis mis au chaud, « comme à la maison », sous ma chouette couette douillette pour terminer le livre d’Isabelle Autisser : « Kerguelen, le voyageur du pays de l’ombre » (Grasset). Le chevalier Yves Joseph Marie de Kerguelen de Trémarec (1734-1797), breton comme son nom l’indique, avait été envoyé dans les mers du Sud par Louis XV, pour découvrir les « Terres australes ». Autres temps… Photos © Pierre Lang À l’époque on croyait encore qu’il y avait autant de terres dans les 40e Sud que dans les 40e Nord. Sans elles, la Terre 36 déséquilibrée se serait renversée – c’était évident. C’était la course pour les découvrir et les coloniser. Du côté anglais, c’est Cook qui opérait. Kerguelen découvrit les îles, qui portent désormais son nom, lors d’une première expédition. Dressant un tableau pour le moins enjolivé de sa découverte, il reçut du galon. Il y retournera avec des savants et des colons potentiels, sans oublier sa petite amie, en tenue de camouflage. Les femmes étaient strictement interdites sur les navires de Sa Majesté. À bord, elles portaient autant malheur que prononcer le mot « lapin ». Quoi qu’il en soit, il s’arrangea consciemment ou inconsciemment pour avoir tout faux. On dirait aujourd’hui qu’il « péta les plombs ». Son retour à terre ne fut donc pas du tout glorieux. Pour se faire oublier, sa petite amie fût orientée vers un couvent et lui alla en prison pour oublier. Les conditions de navigation décrites par Isabelle Autissier, de façon à la fois romancées et proches de la réalité de l’époque, sont fidèles à l’image qu’on a en général de la vie à bord des bateaux de cette époque : maladies, épidémies, nourriture pourrie, scorbut, accidents, morts jetés à la mer… Tout y est ! P… J’en ai de la chance ! Honte à moi ! Cela ne m’a pas empêché de m’endormir avant le soleil… et de me réveiller à trois heures du matin. Pas de vent. Pas de houle visible, pas de vagues sur la plage, pas de bruit d’eau, le calme plat de chez plat. De plus, Thoè était aussi bien abrité entre les « viveros » et la plage de sable blanc que moi entre la couette et le matelas. Pourtant, Thoè roulait doucement avec la régularité du métronome que Kerguelen aurait dû avoir pour faire des points plus précis. Je peste contre ce roulis. Je pèse le pour et le contre : m’arracher de mon lit douillet à dose massive de courage, passer un quart d’heure inconfortable sur le pont pour gréer mon « système D » antiroulis et retrouver un calme olympien, ou choisir la facilité de ne rien faire et rester inconfortablement au chaud. Je choisis la première option… On peut comprendre que Kerguelen se soit senti dépassé par la tâche et les responsabilités d’une expédition de trois bateaux. Le « Roland », dont il était le commandant, emmenait plus de 400 hommes, vivant dans des conditions pires que dans un bidonville moyen d’aujourd’hui. Sur les pires mers du monde. Et moi je râle, car Thoè roule un peu dans un mouillage calme en lisant les déboires de Kerguelen ! J’ai honte. Heureusement, un moment de honte est vite passé. Beaucoup c’est pas trop Pour me réjouir de la vie que je mène, en la comparant à celle d’autres humains moins privilégiés, passés, présents ou à venir, je dois faire un effort mental. Alors, je me dis : « putain, j’en ai de la chance ! » La satisfaction facile n’est pas inscrite dans mon ADN. Il doit me manquer un gène. Ou plutôt, j’en ai un de trop. Tout le monde sait, qu’où il y a de la gène en trop, il n’y a pas de plaisir. J’en veux toujours plus, sans être capable de préciser quoi, puisque j’ai infiniment plus que ce dont un être humain a besoin. La « Création » n’a prévu, au départ, que de produire un animal sur deux pattes, dont la seule raison d’être devait être de boire, manger et dormir pour pouvoir se reproduire et perpétuer l’espèce. Les désirs, les rêves, la recherche obsessionnelle du bonheur et d’être aimé sont en réalité des accidents de parcours dans le cours de l’évolution du singe. Heureux, sans doute, celui qui arrive à se satisfaire de la satisfaction de ses quatre besoins fondamentaux. Et je ne parle pas de la matière grise remplissant plus ou moins les boites crâniennes modernes grand modèle. On se demande parfois si elle n’est pas principalement composée de grains de sable perturbant le déroulement harmonieux de l’évolution naturelle de l’espèce. La côte de la Mort La côte du cap Finisterre est surnommée la « Costa da Morte », car jadis, les naufrages étaient nombreux. Les murs de Corme en témoignent ! Autrefois, tous les risques et les difficultés étaient réunis : nombreux cailloux, tempêtes surprises surprenantes, navires à voiles sans moteur auxiliaire. Aucun moyen moderne d’aide à la navigation n’existait (GPS, prévisions météo, contrôle actif de la navigation par des stations terrestres, etc.). En cas d’avarie, il n’y avait qu’à regarder sa fin venir des cailloux. En fait d’organisation de sauvetage en mer, cela se limitait sans doute à récupérer le contenu des épaves. Une légende veut même que des pilleurs d’épaves éteignissent les feux de signalisation côtière pour provoquer les naufrages. La carte des principaux naufrages en atteste. Oui. J’ai de la chance de vivre à l’époque du GPS, de la résine époxy, de l’AIS, des balises satellites et des prévisions météorologiques téléchargeables d’Internet sous forme de fichiers GRIB. • Pierre Lang Mes carnets de bord sur CD-ROM : www.thoe.be