COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT LOCAL A propos de
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COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT LOCAL A propos de
COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT LOCAL A propos de Danses et Légendes de la Chine ancienne Kristofer Schipper I Je voudrais commencer par une description. J'ai choisi, à titre d'exemple, un temple parmi les milliers que compte l'île de Taiwan : le Palais du Secours Bienveillant, Ts'eu-tsi kong $| ?'$• |T à Hiue-kia •^f, bourgade située sur l'ancienne route principale de la côte ouest de l'île. Hiue-kia est avant tout un marché. Au centre du marché se dresse le temple. Celui-ci est dédié au saint patron de la médecine, l'Homme Véritable Wou (Wou tchen-jen^^.^. ), plus couramment connu par son titre canonique de Grand Empereur Protecteur de la Vie, Pao-cheng ta-ti Asfc$.&4fr , ou encore comme Seigneur du Grand Tao, Ta-tao kong Malgré ces titres, octroyés par les administrations impériales d'autrefois, l'Homme Véritable Wou est un simple saint local. Originaire d'un petit village nommé Pai-kiao izi $k dans l'arrière-pays de l'actuelle ville d'Amoy, il aurait vécu, d'après la légende, entre 979 et 1036. Son culte est attesté dès 1151, par l'octroi d'un premier titre, celui de Comte du Secours Bienveillant, Ts'eu-tsi h e o u ^ îy$~4% , titre repris par le temple construit dans son village natal, le premier Ts'eu-tsi kong (1). C'est de là que le culte a essaimé et que d'autres Ts'eu-tsi kong affiliés se sont fondés à travers tout le pays min-nan, puis, plus tard, à Taiwan et en Asie du Sud-Est. Cette affiliation se fait dans le cadre 42 K. SCHIPPER de l'institution de la "division de l'encens" (fen-hiang fr&) : des cendres d'encens sont prélevées dans le grand brûle-parfums du temple-mère et placées dans le brûle-parfum de ceux qui vont fonder un culte affilié. Ce partage crée des liens qui s'expriment de façons multiples : pèlerinages et prestations, défense mutuelle, coopération économique. Le temple de Hiue-kia fut contruit en 1701, une vingtaine d'années seulement après le r a t t a c h e m e n t de l'île à la Chine. La tradition locale attribue à un membre de la famille Lin, majoritaire dans le bourg, l'initiative de l'introduction du culte. La famille Lin vient justement de Pai-kiao, le lieu d'origine de Pao-cheng t a - t i . Ce lien avec leur kou-hiang compte beaucoup plus que la croyance dans les vertus de médecin divin que Wou tchen-jen est réputé posséder. Sa force réside dans le fait qu'il est un saint local, et que la fondation de son temple coïncide avec celle du bourg de Hiue-kia. Son temple définit la communauté. Il en est l'emblème, le point de ralliement, et le relais par lequel s'opèrent les relations avec le pays d'origine, ainsi qu'avec toutes les autres communautés de culte. Il symbolise le pays au sein d'une confédération constituée par le partage de l'encens. Une telle confédération s'appelle couramment un "royaume" (kouo )J^ ). Pao-cheng t a - t i a son royaume, à l'instar d'autres grands saints régionaux tels que Ma-tsou-4.I^]£, Kouo cheng-wang f p ^ J E . , e t c . Malgré ces institutions traditionnelles et malgré la vénération dont le Seigneur du Grand Tao est l'objet, sa souveraineté n'est pas sans partage, même au sein de son propre temple. Au fil des années et des siècles, d'autres cultes sont venus s'ajouter à celui instauré par les fondateurs. Car en principe, un temple est une demeure pour tous les dieux comme pour tous les hommes. Et parmi tous les cultes qui y peuvent coexister, il s'en trouve un qui, obligatoirement, doit ê t r e rendu dans tous les temples, à savoir celui d'un Dieu du Sol, T ' o u - t i ; t * & . Chaque temple est^avant tout un _autel du sol, un lieu saint au sein duquel se concentrent toutes COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 43 les énergies vitales d'un pays. Les sociétés locales font remonter, à juste titre, leur existence à la fondation de leur temple. La date de cette fondation est inscrite sur le brûle-parfum, hiang-lou ittflL (littéralement : le fourneau pour l'encens). Une stèle peut commémorer cette fondation, mais c'est assez rare : la communauté vient de se constituer, et il est encore trop tôt pour inscrire le mérite des grands anciens dans la pierre. A Hiue-kia, la première stèle date de 1744. Elle est entièrement consacrée à la dotation en terres du temple et fixe le montant de leur loyer. Le texte est signé par "les habitants des douze hameaux du Ts'eu-tsi kong" (2). Aujourd'hui, le territoire du temple s'étend bien audelà du bourg et des douze hameaux de 1744. Il comprend toute la région, une soixantaine de villages et de hameaux. Chacun des villages possède, bien entendu, un, parfois même deux petits temples dédiés, en règle générale, au Dieu du Sol. Mais pour la région, le Ts'eutsi kong est le "grand temple" (ta-miaoj^^ ) où, périodiquement, et notamment au jour anniversaire de Paocheng ta-ti (le quinzième jour de la troisième lune), tous se retrouvent dans une vaste fête. Ce jour-là, l'Homme Véritable inspecte son fief. Une longue procession se constitue autour de son palanquin, avec les représentants des corps constitués de la région : non seulement les quartiers et les villages, mais encore toutes les autres communautés de culte, les associations pour les arts (musique, théâtre, boxe) et les lettres (poésie, littérature pieuse). La gestion quotidienne du temple est entre les mains d'un conseil d'anciens, ou "Assemblée des Chefs" (tong -che houei % IMT"). L e s membres se cooptent parmi les notables, les commerçants et les paysans aisés du bourg. Ils se rencontrent presque quotidiennement dans le temple pour discuter des affaires courantes de la région. Leur consentement et leur coopération sont indispensables pour toute affaire d'une certaine importance. 44 K. SCHIPPER Pour l'organisation des manifestations importantes, telles que la grande procession du jour anniversaire, le conseil a recours à des responsables subalternes chargés de la coordination sur le plan des quartiers et des villages. Ceux-ci portent le titre de "patron" (t'eou-kia WJ. %&%•)' Chaque patron a la charge d'une partie du terrih'L ' toire divisé en segments orientés : Nord, Sud, Est, Ouest, etc. Les patrons sont investis d'un brûle-parfum rempli de cendres du grand brûle-parfum du temple et d'une statuette réplique de la grande statue de Paocheng ta-ti (3). Le rôle des patrons n'est pas seulement de coordonner les relations entre les corps constitués de la région et le grand temple, mais encore de collecter les contributions que chacun des groupes, et, à travers eux, chaque foyer, doit donner pour la fête. Ces contributions sont, en principe, volontaires. Le conseil des anciens impose cependant une somme minimale, à réunir et chacun des patrons doit fournir sa quéte-part. S'il réussit à la collecter auprès des gens de sa circonscription, tant mieux pour lui ; sinon, il fournira la différence de sa poche. En réalité, les prestations de ce genre constituent une sorte de tribut levéj>ar le grand temple. Les patrons sont d'honnêtes gëhs jouissant d'un certain prestige dans leur circonscription. Les membres du conseil des anciens doivent, en plus, avoir une certaine fortune. Leur position s'acquiert par les largesses dont ils savent faire preuve pour les rénovations eTTës embellissements du temple, pour le culte, pour les fêtes. A chaque occasion, les chefs rivalisent de générosité. Les sommes sont souvent importantes, car le temple est une entreprise de prestige. Construit à l'image de l'univers, avec une" basé carrée comme la Terre et un toit superbe qui représente une montagne céleste (une voûte circulaire, à l'image du Ciel, est souvent aménagée sous le toit, à l'intérieur du temple), ce bâtiment magnifique, plus haut que toutes les maisons du bourg, est aussi une résidence officielle, un palais. De là les colonnes laquées et sculptées qui soutiennent le toit, COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 45 les fresques et peintures sur les murs et les portes, le mobilier précieux, les cloisons sculptées et dorées à l'or fin, les statues en bois de santal ou en bronze, habillées de vêtements somptueusement brodés. Tout cela est fait "à l'ancienne" par des artisans spécialisés, et demande un entretien constant. En règle générale, un temple doit ê t r e entièrement rénové une fois par génération. Tout cela coûte cher. C'est ce qui fait son prix. Les temples sont des Dieux du Sol. Leur architecture rappelle celle des "palais du calendrier", ming-t'ang} les brûle-parfum, "fourneaux pour l'encens", sont des chaudrons sacrés. Le partage (des cendres) de l'encens rappelle l'investiture per glebam de la Chine féodale. Au moment de sa fondation, le temple doit êtçe^consacré. Après chaque restauration, c e t t e consécration' doit ê t r e renouvelée. Ceci demande un sacrifice appelé tsiao%&. Les tsiao d'aujourd'hui sont des rituels taoïstes. Cela ne veut pas dire que les anciens soient taoïstes, ni que la communauté confesse une telle "religion" p r é sumée, mais simplement que, pour ce sacrifice, il est fait appel à ces spécialistes en la matière que sont les Maîtres (che-kong%f'à-), Dignitaires du tao (tao-che jUHr ). Ces descendants spirituels du grand scribe et astrologue que fut Lao-tseu conduisent les cérémonies du sacrement de fondation pour le compte des anciens, les chefs. Les textes des rites sont en langue classique. A quelques différences près, ils sont partout les mêmes. Il se trouve que le Ts'eu-tsi kong de Hiue-kia a renouvelé sa consécration en 1969, et que j'y étais présent. Je donnerai ici, sommairement, le déroulement du rituel. Un an avant le tsiao, le comité des chefs désigne en son sein les sacrifiants : un sacrifiant principal, a s sisté de quatre officiers secondaires. C e t t e sélection débute par un c o m b a t ^ e ^ é n é r q s i t é , un concours de largesses destiné a^réunir la somme considérable nécessaire au sacrifice. Puis l'oracle est interrogé : chaque chef, à tour de rôle, se présente au centre du temple 46 K. SCHIPPER et offre de l'encens. Puis il jette les blocs divinatoires. Celui qui obtient le maximum de réponses favorables est désigné comme sacrifiant principal, avec le titre de Chef de l'Assemblée (tchou-houei Se. & ). Les quatre suivants sont ses assistants. Puis le comité va^quérir le Maître. Celui-ci, ayant accepté l'invitation, se charge des préparatifs. Cent jours avant le tsiao proprement dit, les cinq sacrifiants commencent une retraite purificatrice ( t c h a i ^ ) . Ils sont alors soumis â~Hés interdits "âTimëritaires, sexuels, sociaux. Les cérémonies mêmes dureront cinq jours et cinq nuits. La veille du premier jour, les sacrifiants, purifiés, baignés et habillés d'une robe longue, entrent dans le temple. Dans la salle centrale, le Maître et ses acolytes ont aménagé une aire sacrée quadrangulaire. Ils ont, pour ce faire, enlevé la statue de Paocheng ta-ti ainsi que celles des autres dieux de leurs niches et les ont posées à l'extérieur de l'aire sacrée, côté Sud, où elles se trouvent en position d'infériorité par rapport aux dieux conviés à l'intérieur de l'aire par le Maître taoïste. Ces dieux-là sont des représentants de l'administration céleste, les grands souffles du Tao, les esprits universaux. Les cultes locaux diffèrent, mais l'aire sacrée est toujours la même. Les sacrifiants se placent sur la limite Sud de l'aire sacrée, devant les statues de leurs dieux. Le sacrifiant principal tient le brûle-parfum rituel. Le Maître présente de l'encens, au nom et à la place du sacrifiant et de toute la communauté. L'aire sacrée et la grande salle centrale du temple où elle se trouve sont fermées. Les portes sont gardées. Seuls les tao-che et les sacrifiants ont le droit d'entrer. Ils resteront enfermés ensemble pendant cinq jours et cinq nuits. En dehors de ce petit groupe, aucun membre de la communauté n'assistera au mystère de la consécration. Pendant toute la durée du service, les différents rituels se succèdent, avec seulement quelques heures de repos la nuit. Ils sont exécutés entièrement par le COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 47 Maître et ses acolytes. Les sacrifiants suivent leurs actes de loin. Lorsque le Maître s'agenouille, ils font de même. Sinon, ils se tiennent debout, immobiles, des heures et des journées entières, à la limite Sud de l'autel, avec un brûle-parfum allumé dans les mains. Le Maître est le Chef de l'Autel {tchou-t'an £$%). Ce titre revient aussi au sacrifiant principal, ou parfois à un de ses assistants. Le__Maître est le substitut des sacrifiants. De temps à autre il doit consacrer le brûleIparfum que tient le sacrifiant. Ce dernier le lui transmet alors, et il le porte au centre de l'aire sacrée. Seul le Maître, ce "vénérable du milieu" (tchong-tsouen ^jf.) peut se tenir à cette place. A une seule occasion, lors de la consécration de l'autel (tch'e-t'an$)*%), les sacrifiants entrent et font le tour de l'aire sacrée. Le tch'e-t'an est un rituel solennel et spectaculaire. Pour les chefs et les sacrifiants, il constitue le moment le plus important de tout le sacrifice. Tch'e-t'an, consacrer l'autel, se dit encore kin-t'an^iSL , interdire l'autel, ou ming-mo fy~j%,, commander (mais aussi : investir) le démon. Ce rituel se place à un moment crucial, au début du tsiao, juste avant la première Audience (cérémonie solennelle au cours de laquelle le Maître présente une requête à l'administration céleste). La consécration de l'autel se situe au moment de l'achèvement de la création rituelle de l'aire sacrée (4). Le Maître et ses acolytes font leur entrée, chantent un introït en offrant de l'encens, puis entonnent ensemble une formule de purification, psalmodiée en vers alternés. Le plus jeune des acolytes, appelé le "meneur" ou le "héraut" (yin-pan %)$$•), exécute alors une danse de l'épée rapide, en tenant dans la main gauche un bol d'eau lustrale. Par cette danse, il ouvre la voie pour le Maître. Puis le Maître prend l'épée et le bol, et lui aussi se met à danser. Mais aux pas rapides de son jeune héraut, il substitue sa propre chorégraphie. il boite : avançant le pied gauche, il ramène le pied droit à la hauteur de celui-ci, et vice-versa ; c'est le "Pas de Yu" (Yu-pou) $$• (5). Ayant ainsi fait le tour 48 K. SCHIPPER de l'aire sacrée, il s'arrête au centre et déclame : L'épée que je tiens à la main s'appelle Source de Dragon. Lorsque je la sors de son fourreau son éclat illumine les Neuf Ci eux. En rugissant elle s'élance tout droit dans les airs, Son corps vole directement au-devant de la Grande Vacuité ! (...) (6). , vC'épéeJdu Maître est un dragon (et parfois même dèior dragons, puisque cet instrument rituel consiste souvent en une paire d'épées juxtaposées, qui peuvent être détachées pour exécuter certaines danses martiales) (7). Le Maître récite ensuite une formule consacrant l'eau lustrale : Mon eau ici n'est pas une eau ordinaire Mais l'eau du Souffle Réel crachée par les cinq dragons [des cinq orients]. Les grands ancêtres l'ont absorbée durant des millions d'années. Je vais m'en servir pour laver et purifier (...) (8). Prenant des gorgées d'eau lustrale dans la bouche, il les vaporise en soufflant fort, d'abord vers l'Est, puis vers. l'Ouest, etc. Ce faisant, il pointe son épée dans la direction à purifier et appelle les dieux, ses aides spirituels, les armées célestes, à venir l'assister : Je purifie maintenant toutes les forces Une goutte de mon eau pure, Et tout est lustré. Terre et Ciel sont glorifiés, Soleil et lune brillent avec éclat. Dragon Vert, à ma gauche ! Tigre Blanc, à ma droite ! (wan- COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 49 Oiseau Rouge, devant ! Guerrier Noir, derrière ! Duc du Tonnerre, Mère de l'Eclair, Comte du Vent, Maître de la Pluie, Emissaires des nuages, dieux des douze rivières, Je vous envoie, [pour purifier]... (9). Le Maître parcourt ensuite toute l'aire sacrée, dansant le Pas de Yu, invoquant ses dieux subalternes. Parvenu, en fin de parcours, à la limite Sud de l'aire, il fait s'agenouiller les sacrifiants afin de les purifier et de les consacrer à leur tour. Il dit alors : Je vous consacre, Officiers du sacrifice : les trois parties et les huit sphères de votre corps, ses vingtquatre esprits, cinq viscères et six réceptacles, sept directeurs et neuf palais, peau et veines, muscles, os, moelle et cerveau... (etc.) (10). Un brûle-parfum a été préalablement placé devant les sacrifiants. Les acolytes apportent à présent un bol rempli de vinaigre dans lequel ils trempent un morceau de fer chauffé à blanc. Des nuées de vapeur acre se dégagent. Le Maître invite les participants à respirer fort afin d'inhaler ces émanations purifiantes. Puis il leur demande de se lever. Ils se mettent alors en rang et entrent dans l'aire sacrée en enjambant le bol de vinaigre et le brûle-parfum placés devant eux. Le Maître les conduit en une brève procession à travers l'aire, puis ils regagnent leur place. Soudain des pétards explosent, emplissant de fumée de poudre l'air déjà chargé. Les sacrifiants aperçoivent un personnage masqué qui fait irruption dans l'aire sacrée en faisant un saut périlleux formidable. Les hautbois se mettent à jouer une musique militaire très vive, tandis que les percussionistes font autant de bruit que possible : le personnage, qui n'est autre que le héraut, le jeune acolyte, tourne son masque hideux vers les 50 K. SCHIPPER sacrifiants et émet un long sifflement terrifiant. C'est le démon de l'aire sacrée (t'an-kouei)^%). Il se livre d'abord à une danse acrobatique effrénée, puis fait semblant de chercher quelque chose, dans tous les coins, sous l'autel, jusqu'à ce qu'il découvre le brûle-parfum placé par terre devant les sacrifiants. Il s'en empare et s'apprête à s'enfuir avec. Mais voici que le Maître entre en scène, armé de son épée et de son bol d'eau lustrale. Il asperge le démon par une gorgée d'eau vaporisée de sa bouche et tente de le transpercer. Mais le démon s'esquive et cherche de nouveau à s'enfuir. Une chasse s'ensuit, avec des attaques et des feintes, des combats presque corps à corps, jusqu'au moment où le démon, blessé et épuisé, lâche le brûle-parfum. C'est alors que le Maître lui barre le chemin, le tue et le décapite (en lui enlevant son masque). La scène suivante est la danse de triomphe du Maître. /Celui-ci, toujours en effectuant la Pas de Yu, parcourt I d'abord toute l'aire sacrée, fermant tous les accès par ) des gestes et des formules rituels. Il fait ainsi deux / fois le tour de l'aire. Lorsque ce rite de clôture est terminé, il retourne au centre et entonne le chant de la victoire : Ayant achevé la clôture des<fronti Je fais une dernière fois le tour d^l'auteljmpérial/ Je suis le Vénérable Céleste dïTGrand-Un, au eéntfè^de la grotte, "~~~ CoiffTHès Trois Terrasses, Foulant aux pieds les Quatre Animaux merveilleux, Dans ma main l'épée précieuse se dresse comme la foudre, Empêchant les impuretés démoniaques de se manifester, partout où elles se trouvent (...) (11). Dansant le Pas de Yu, il suit les confins de l'aire jusqu'au coin Nord-Est, appelle la Porte du Démon (Jcouei- COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 51 Tnen%y*{). C'est là où a été placé le masque du démon (c'est-à-dire sa tête décapitée), et c'est là que le corps sera enterré dans une prison que le Maître s'apprête à construire (12). Cette construction et cet enterrement exigent des actes rituels qui sont hautement secrets et que le Maître accomplit seul, à l'abri de tous les regards. Même les acolytes n'ont pas le droit de regarder. La fin de ces rites est signalée par le fait que le Maître enfonce son épée dans le sol, à l'endroit où le démon est emprisonné, afin de le fixer et de le maintenir là à tout jamais. A cet instant les acolytes apportent des liasses de monnaies sacrificielles et des offrandes. Us les^IâcerTF devanT" l'endroit ou se trouve la rarison"r< tandis que le Maître, plein de révérence, présente" trois bâtonnets d'encens qu'il plante devant son épée. Les monnaies sont d'or : elles sont de celles destinées non point aux démons, mais aux dieux... Le diable que l'on vient de mettre à mort a donc changé d'identité et de qualité ! y\ •>•• A partir de ce moment en effet, ce n'est plus un mauvais rebelle, mais le divin gardien, le Dieu du Sol de l'aire sacrée et du temple tout entier. Le rituel de la consécration de l'autel est ancien. Son texte figure à plusieurs reprises dans le Taotsang. Une version, le Tcheng-yi tch'e-t'an yi jk.~ $)§LJjfc , remonte au moins au début des T'ang. Mais ce ne sont là que des textes, c'est-à-dire des formules et des chants. Il n'y a point de description des danses ni de l'investiture du démon. Plusieurs textes, cependant, mentionnent l'épée qui tue (chakien$J$ )» et un texte décrit en détail la prison de la Porte du Démon. Dans la tradition vivante des tao-che, les textes sont manuscrits (les Maîtres ignoraient, jusqu'à une date récente, le Canon taoïste). Ils sont transmis, en même temps que la tradition orale, de génération en génération. Les manuscrits rituels sont, en règle générale, présents durant les cérémonies et placés ouverts sur la table centrale. Mais la consécration de l'autel constitue une exception. Son texte est consigné uniquement 52 K. SCHIPPER dans un petit fascicule que seul le Maître possède et qu'il garde jalousement par-devers lui. C'est le recueil des "formules secrètes" (pi-Mue #£!&), que nul autre que lui-même n'est autorisé à pratiquer. En d'autres termes, la consécration de l'autel est un rituel très sacré, sinon le plus sacré de tous. Quel est donc ce mystérieux-démon qui vole le brûle^parfum - c'est-à-dire Jj^rtrésor)- de la communauté" et qui est mis à mort, décapité, emprisonné dans la terre à tout jamais afin de devenir le dieu gardien du lieu saint ? Aucun texte ne donne son identité précise. Quant aux Maîtres d'aujourd'hui, ils répondent à la question par l'hypothèse qu'il pourrait s'agir de l'esprit du tigre qui fut vaincu par le Premier Maître céleste, et dont ce dernier fit, par la suite, sa monture. En effet, dans l'iconographie populaire, Tchang Tao-ling ^ÛtlP^. chevauche un tigre. Et dans les cultes du pays minnan, le tigre est vénéré en tant qu'esprit chthonien, gardien des sanctuaires. Certains Maîtres vont si loin dans leur assimilation qu'ils déguisent leur héraut en lui faisant porter un vêtement avec des rayures, une fausse peau de tigre (tandis que la coutume ancienne veut que le héraut porte le masque, mais garde sa robe d'acolyte). Mais si le "démon" est un tigre, pourquoi ne porte-t-il pas de masque de tigre ? Il ne ressemble nullement à un fauve, mais montre un visage humain hideux, surmonté de deux cornes, avec une bouche à crocs de sanglier. Il est de couleur verdâtre. Quand le texte du rituel mentionne les démons et esprits diaboliques, il le fait "à la taoïste", c'est-à-dire par catégories cosmologiques et par paquets. Le taoïsme se veut universel. Dans les formules où figurent tous ces noms, la distinction entre persécutants et persécutés n'est d'ailleurs pas toujours très claire. Le célèbre T'ien-peng tcheou fc^JL, qui fait partie de ce qu'Isabelle Robinet a fort justement appelé le patrimoine Chang-ts'ing (fin du quatrième siècle) et qui est encore récité aujourd'hui, énumère : COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 53 Les Neuf Garçons noirs meurtriers, Les Cinq Inspecteurs géants, Le Seigneur du Nord hautement pervers, (...) La Le Le Le Le Calamité Blanche du Très-Haut, Monstre animal au crâne allongé, Hibou blanc, Dragon à un pied, Vieillard à Quatre Yeux, à la langue émeraude et aux dents vertes... (...) (13). Certains noms dans cette formule imprécatoire ne nous disent rien. D'autres par contre nous sont familiers. Le hibou (hiao^fc ), les êtres à un pied (k'ouei $ ) et le vieillard aux quatre yeux (ce dernier n'étant autre que le célèbre fang-siang che •frfêli^, démon et exorciste de l'antiquité) ont été étudiés par Granet dans ses Danses et légendes de la Chine ancienne (14). II Les lecteurs de ce grand "Essai", en effet, n'auront certainement pas manqué de relever les étonnants parallèles entre les éléments distillés par Granet dans la "poussière de centons" des textes classiques et le rituel taoïste que je viens de décrire. Lorsque Granet étudie Comment est créé un Lieu-Saint royal, il mentionne que "le seul fait historique que Sseu-ma Ts'ien rapporte au règne de Yu le Grand, fondateur de la première lignée royale, est une inspection de fiefs. Elle se termina par l'assemblée de Kouei-ki. Un seigneur, Fang-fong, arriva en retard à la réunion. Yu l'immola. Le mont Kouei-ki est devenu la montagne sainte de Yu" (p. 149). Plus loin, Granet étudie la mythologie et les danses en relation avec ce "fait historique", et remarque : "Fang-fong, l'un des chen ty convoqués à Kouei-ki, y fut exécuté. (...) Fang-fong conserva un temple à Kouei-ki. La montagne devint le centre du 54 K. SCHIPPER culte du Yu le Grand. L'assemblée, comme le combat qui en est l'épilogue, a eu pour résultat l'inféodation d'un peuple et d'un culte. (...) Yu le Grand est en rapport étroit avec le Tonnerre. Il existe des dieux du vent qui ont un œil unique ou qui ressemblent à des taureaux [on notera que les mugissements et les oreilles de bœuf indiquent nettement la nature de Fang-fong, bœuf ou taureau plutôt que dragon]. Les mugissements imités pendant la danse figurent sans doute le bruit du vent. Fong veut dire "vent" (...). Le combat, dragons contre chen, vent contre tonnerre, est l'épilogue, transplanté en pays mythique, de l'assemblée de Kouei-ki. 11 semble bien que Fang-fong fut exécuté après un combat rituel ou un concours de danses" (pp. 348-349). Le masque du démon de l'autel a des cornes. Il siffle et mugit comme le vent. Son exécution vient en épilogue à une assemblée de chefs et une inspection du fief. \Elle a pour résultat te^j^tipjiLjdJujnJLteusacré. Les temples jojTj^d^sjiTojitagnes^ Même scénario, avec d'autres personnages, pour l'exécution et la danse de Tch'e-yeou. Granet rappelle que le fondateur des Han sacrifia en même temps à Houangti et à Tch'e-yeou, donc aux deux rivaux (pp. 351-352). Houang-ti est le fondateur de la civilisation chinoise. Il est aussi le fondateur du taoïsme. Houang-ti, à l'instar de nos tao-che, avait une corne qui, lorsqu'on soufflait à l'intérieur, faisait le cri du dragon. C'est ainsi qu'il repoussa le rebelle Tch'e-yeou. Ce dernier conduisit à la bataille des démons tch'e-mei, esprits des vieilles choses. Houang-ti tua Tch'e-yeou, puis il régna (p. 353). Dans l'antiquité, la lutte entre Houang-ti et Tch'eyeou était un jeu, une pantomime et une danse. Granet remarque : "Il y a peu d'apparences que les concours de lutte aient été une invention récente. Il paraît au contraire qu'ils servaient anciennement à classer les mérites et à fixer les rangs" (p. 356). "Tch'e-yeou, monstre cornu, jouta contre Houang-ti. Le Comte du Vent et le Maître de la Pluie le secondaient. Son adver- COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 55 saire était aidé par la Sécheresse et le Dragon Ying (Dragon pluvieux). Le vaincu de ce combat... devint un dieu local. Son culte comportait une musique et une danse caractéristiques. (...) Il semble clair qu'une fondation de pouvoir et une inféodation sont imaginées comme résultant d'un combat rituel et qu'elles sont commémorées par des danses représentant une joute mythique" (p. 357). "Les combats mythiques ont pour dénouement une mise à mort. La mort, loin d'être une fin, ouvre une carrière divine" (p. 388). "La danse sanctifie le lieu où elle est dansée" (p. 577). Le vainqueur et le vaincu forment un couple indivi- \ sible (p. 416). L'un est le ministre de l'autre. Pour accé- / der à la souveraineté, le roi a besoin d'un substitut, d'un héraut. Le sacrifice du substitut est un rite indispensable au moment de la fondation d'un royaume. Granet rappelle, dans le paragraphe consacré au thème : "Comment naît le héraut" (pp. 428-434), le riche éventail des représentations du substitut en Chine ancienne : non seulement les ministres, mais encore les danseurs. Non seulement les danseurs, mais les chamanes (wou), sorcières, couples dansants, ainsi que les figurines d'êtres humains, de dragons, et les masques. Tout cela est encore bien vivant aujourd'hui (15). Tant de thèmes se retrouvent qu'il serait impossible de les énumérer tous. Au-delà des thèmes, il y a le ! même schéma, le même scénario, toujours identique : ) la légende montre le triomphe du fondateur sur son rival. Le rival est mis à mort, écartelé (décapité) et enterré. Le tombeau du vaincu est le nouveau lieu saint dynastique. Le vaincu, génie du lieu, est l'esprit gardien du lieu saint. La légende montre le vainqueur comme un modèle de vertu, le vaincu comme un rebelle, un monstre, un démon. Mais cette opposition cache une complémentarité et même une identité profondes. Le vaincu est le héraut du vainqueur. Il est Valter ego du chef (16). Les légendes ou les "faits historiques" diffèrent un peu selon qu'il s'agit de Houang-ti et Tch'e-yeou de 56 K. SCHIPPER Yu et Fang-fong, des Hégémons de l'époque des Tcheou. Mais le schéma reste le même. C'est exactement ce même scénario que nous retrouvons pour le rituel du tch'e-t'an, lors de la création d'un lieu saint local. Posons donc une première question. Dans quelle mesure les tao-che imitent-ils consciemment les danses de la Chine ancienne ? Se sont-ils servis des textes classiques pour fabriquer des rites archaïsants, afin de prétendre ainsi à une tradition millénaire ? Cette hypothèse, dans le contexte du terrain, paraît si invraisemblable qu'elle peut être d'emblée écartée. La liturgie taoïste, telle qu'elle survit encore çà et là, en dépit de persécutions sévères et continuelles qui durent maintenant depuis près d'un siècle, n'a rien pu inventer de semblable. En remontant plus haut, à l'époque où le taoïsme gardait une certaine vitalité créatrice, nous pouvons constater que l'esprit des tao-che les mène inéluctablement vers la systématisation et la théorisation des traditions orales. Les textes du Tao-tsang et les manuscrits des Maîtres témoignent à chaque page de ce travail savant. Mais les danses, et surtout, comme nous l'avons vu plus haut, les danses et mimes du tch'et'an, ne sont pas touchées par cette tendance cosmologisante. Elles sont restées de tous temps dans la tradition orale. Les textes taoïstes ne les décrivent pas ; ils ne les mentionnent même pas. Le travail savant, écrit, n'est qu'un aspect du taoïsme. Cet aspect nous est transmis dans les textes. Les rituels taoïstes ne sont rien sans la tradition orale. Le taoïsme, pris dans son ensemble, écrit et oral, est bien ce que Granet en a dit : "le grand courant de la pensée chinoise dont se détacha avec peine la doctrine orthodoxe" (p. 611). Les Maîtres d'aujourd'hui n'ont rien inventé. Au contraire, nous trouvons dans leur rituel la preuve éclatante d'une des conclusions de Granet : "Quand - réussissant à refaire en sens inverse les étapes que je viens de décrire - on touche à la tradition vivante, on touche à des faits immémoriaux" (pp. 600-601). Les étapes décrites par Granet dans ses Danses et COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 57 légendes sont celles de la naissance de la Chine féodale. Granet a maintenu que cette Chine était en quelque sorte celle de toujours. Les deux grands ouvrages de synthèse que sont La Pensée chinoise et La Civilisation chinoise ne vont guère au-delà du début des Han. On sait que les sources, notamment en ce qui concerne la mythologie et les rites de l'époque archaïque et classique - Granet ne cesse pas de le souligner - sont des plus fragmentaires : une "poussière de centons". Or, des similitudes entre ses analyses des faits archaïques et les pratiques de la tradition vivante, pourrait naître le soupçon que le grand sociologue se serait inspiré de ces dernières pour reconstituer les premiers. Granet, comme l'a écrit Louis Gernet, était avant tout un sinologue. Il travaillait sur les textes et n'était absolument pas un homme de terrain. Aucune source chinoise ne décrit la danse du tch'e-t'an, même pas, on vient de le voir, les textes taoïstes. Granet avait lu les travaux de de Groot. Ce dernier avait enquêté, pendant un an, à Amoy, c'est-à-dire dans la même aire culturelle et ethnique que Taiwan. Mais de Groot n'a pas observé de grand tsiao. Il semble même en ignorer l'existence. Et s'il les avait connus, il est hautement improbable qu'il aurait pu, à Amoy en 1881, être admis au sein d'une confrérie de chefs, entrer dans le temple au moment d'un grand tsiao, et observer ainsi ces "cérémonies masculines et fermées" (Danses et légendes, p. 589, c'est moi qui souligne). L'hypothèse d'une reconstitution d'après les données de terrain d'aujourd'hui est donc à exclure. Ce que nous pouvons affirmer, par contre, c'est que ces données confirment de façon éclatante les conclusions obtenues par Granet à partir d'une lecture critique des fragments anciens, ces miettes dispersées à travers la littérature scolastique du confucianisme classique, traquées et soigneusement récoltées. "J'ai procédé uniquement en juxtaposant des couleurs franches. Dans l'arrangement de ces touches indépendantes, je me suis laissé conduire par ces larges canevas que sont 58 K. SCHIPPER les schèmes directeurs, les principes de coordination, propres à la pensée chinoise. Je ne suis guère intervenu que, de temps à autre, par quelques rappels de ton" (p. 591). Voilà la "manière" de Granet. Mais par quelle démarche a - t - i l pu découvrir ces "schèmes directeurs", dont la justesse s'avère, par les découvertes récentes, si éclatante ? (Et ceci, ajoutons-le, non seulement dans le cas qui nous occupe ici, mais également dans beaucoup d'autres domaines). C e t t e "manière" n'était-elle - certains, et non des moindres, l'ont prétendu-qu'une intuition géniale de sociologue ? Je ne le pense pas. Les Danses et légendes n'apportent pas seulement une contribution capitale à notre connaissance de la civilisation chinoise ancienne. L'ouvrage nous renseigne aussi sur la méthode de Granet. Il comparait les textes. Afin d'analyser la légende de l'entrevue de Kiakou pendant laquelle Confucius aurait tiré son patron, le Duc de Lou, d'un guet-apens, Granet met côte à côte huit versions du récit (voir le tableau dépliant inséré entre les pages 216 et 217). C e t t e confrontation lui permet tout d'abord de reconstituer la filiation des textes et d'évaluer les relations qu'entretiennent, à différents niveaux, l'histoire et l'hagiographie. Ensuite, les rapports d'homologie et d'opposition qui existent entre les différents éléments du récit (les "thèmes") lui donnent la structure de la légende. C e t t e méthode, dont Granet nous fournit en 1926 une démonstration si rigoureuse et si convaincante, est celle-là même à laquelle a recouru l'anthropologie culturelle de ces dernières décennies pour l'analyse des mythes. LéviStrauss a souvent rappelé tout ce qu'il devait à Granet. Pour Granet, l'intérêt des légendes ne s'arrête cependant pas à leur structure. Celle-ci ne débouche point, pour lui, sur quelque chose d'irréductible, comme un triangle culinaire ou une mentalité. Il va plus loin, puisqu'il reconnaît dans le schéma mis a nu un paradigme rituel. Les huit versions de l'entretien de Kia-kou sont autant de manières de raconter le déroulement d'une COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 59 séquence de rites, et de lui conférer une interprétation. De même pour les danses dynastiques. Les versions - trois en gros : celles de Houang-ti, de Yu et des Hégémons - diffèrent. Le paradigme est partout le même, et ce même paradigme se retrouve encore dans le rituel taoïste du tch'e-t'an. Tout le reste, c'est-à-dire les légendes, représente autant d'investissements du schéma rituel. Granet dit : "Il suffit de soumettre ces légendes déformées à une analyse sociologique. On entrevoit qu'elles dérivent de l'affabulation de drames rituels et de danses religieuses. Cette valeur originelle estelle reconnue ? On peut deviner les conditions sociales, techniques, ethnographiques qui présidèrent à la fondation des Seigneuries" (p. 1 ; c'est moi qui souligne). Le j;ite précède le mythe. L'analyse structurale des mythes nous livre un schéma : le paradigme rituel. Granet le dit de manière explicite, mais il n'a guère été entendu. Il le démontre pourtant tout au long de son Essai : "Le;s thèmes existent indépendamment des rédactions où on lés trouve" (pr593). " Et c'est là que nous trouvons la réponse aux questions posées plus haut quant à la similitude entre les danses de la Chine ancienne et les rites taoïstes d'aujourd'hui. Un jriêrruîjDanîdlgjTie rituel lessous-tend. Le taoïsme - Granet l'avalTlï'aïïIëTjirir compris - se révèle de plus en plus, dans nos recherches actuelles, comme le grand transmetteur de la culture chinoise classique. La structure rituelle est investie de signifiants multiples. Ceux-ci s'incrustent dans les paroles, dans les décors et dans les costumes au point où ceux-ci sont ritualisés à leur tour. Ainsi s'opère, d'époque en époque, la sédimentation des "affabulations" dans le moule du rituel. Et c'est ainsi que, dans le masque du démon de l'autel, nous retrouvons des éléments ayant appartenu, il y a quelques millénaires, à Tch'e-yeou. Ces sédiments appartiennent à l'histoire. Il sont à lire comme une stratigraphie de la civilisation chinoise. Si nous cherchons ce que les Chinois de l'antiquité ont investi dans leurs danses, nous trouverons que, "en Chi- 60 K. SCHIPPER ne, l'organisation de la société (...) a reposé (...) sur une division en groupes orientés (clans ou confréries). Ces groupes (...) rivalisaient de prestige tout en t r a vaillant de concert pour l'ordre du monde" (p. 390). Le prestige se mesurait jadis dans les joutes de tir à l'arc et de conduite des chars. Le tir qui précédait le sacrifice servait à choisir ceux qui pouvaient y assister. Entre les jeux des nobles de l'époque féodale et les enchères des notables de Hiue-kia, les manières ont changé. La société aussi. Les rites solennels des dynasties royales se perpétuent aujourd'hui afin de légitimer le pouvoir local. Ils définissent la société face à l'Etat, et témoignent de la continuité de la tradition au sein d'un pays bouleversé par les influences étrangères. C'est dans ce contexte qu'une phrase de la conclusion de Granet prend tout son sens: "Les transformations de la société chinoise ne peuvent ê t r e aperçues qu'à l'aide de la tradition vivante retrouvée". Kristofer Schipper est Directeur d'Etudes à l'Ecole P r a tique des Hautes Etudes, Ve Section. NOTES 1. Cf. "Ts'eu-tsi kone pei" & $ # £ * £ , par Yang Tche # & ( 1 2 0 9 ) , dans Tchang-tcheou fou tche ï$mM& (éd. 1877), 43/21b-24b. ^ .* ^ ,*\.„J, 2. "Ts'eu-tsi kong yuan-ye pei-ki" H"/f \-M-%*\ %t . "Taiwan nan-pou pei-wen tsi-tch'eng$î*%%ï%f>*%X. 4jr$(, , Taipei, Taiwan yin-hang, 1966, pp. 39-40^ 3. Pour tout ce paragraphe, comparer "Le rple des catégories", dans Marcel Granet, Danses et légendes de la Chine ancienne, Paris, Alcan, 1926, pp. 229-235. 4. Sur l'aire sacrée et son appellation d "autel", voir K. Schipper, Le corps taoïste, Paris, Fayard, 1982, pp. 125-135. 5. Sur le Pas de Yu, voir Danses et légendes, pp. 549 et suiv., ainsi que Granet, "Remarques sur le taoïsme ancien", paru dans Asia major en 1925 et repris dans Etudes sociologiques sur la Chine, Paris, PUF, 1953, pp. 243-250. 6. Formule de consécration de l'épée : cf. Hiuan-k'o miao-kiue £ ty •*? ifc (Recueil manuscrit de formules rituelles secrètes), Tainan, XIXe siècle. L'épée est t o t a - COMMENT ON CREE UN LIEU-SAINT 61 lement assimilée au dragon, au point où elle sait rugir. 7. Comparer le combat de Yu, à l'aide de deux dragons, dans Danses et leqendes de la Chine ancienne, pp. 343-344. „ ^ A 8. Cf. Ofuchi Ninji, Chu.goku.-iin no shukyo girei, Tokyo, 1983, p. 284. 9. Wid.,v. 285. 10. Voir Le corps taoïste, p. 52. 11. Ofuchi, p . 286. Comparer ce triomphe avec la danse du Fang-siang che : "Tous faisaient, en poussant de grands cris, trois fois le tour de la salle..." (Danses et légendes, p . 301). 12. Sur l'exposition des t ê t e s décapitées et des c a davres des ennemis sur les portes, voir Danses et légendes, pp. 167 et suiv. et passim. 13. La version la plus ancienne figure dans le Tchenkao$LÏÏ, lOb-lla. 14. Sur le hibou, Danses et légendes, pp. 515-549, et surtout pp. 527 et suiv. ; sur le k'ouei, le monstre à un pied, pp. 505 et suiv. 15. Voir mon "Chiens de paille et tigre^ en papier - une pratique rituelle et ses gloses", Extrême OrientExtrême Occident, 6 (1985). 16. Danses et légendes, pp. 212 et suiv.