Entretien avec Ann Hindry

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Entretien avec Ann Hindry
Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
Entretien avec Ann Hindry
Katia Schneller : Quel a été votre parcours avant Artstudio ? Qu’est-ce qui vous a amené à
Artstudio et quelle a été la volonté qui a présidé à la création de cette revue ?
Ann Hindry : Je suis de double culture, britannique et française. Après un premier cycle
d’études aux États-Unis, où j’ai été fascinée par ce que j’y voyais en termes d’art
contemporain, je suis rentrée à Paris en 1972, déterminée à découvrir ce qui se passait ici. J’y
ai repéré deux galeries d’art contemporain : celle d’Yvon Lambert et celle de Daniel
Templon. J’ai travaillé quelques temps avec Daniel Templon qui était en train d’essayer de
comprendre la démarche du groupe Art and Language. Ma connaissance de l’anglais était
bienvenue. Puis je suis repartie aux États-Unis terminer mes études. À mon retour à Paris, je
suis rentrée comme assistante à la galerie Daniel Templon qui préparait, très seul dans
l’aréopage parisien, une exposition des grands abstraits américains, qui comportait Ellsworth
Kelly, Kenneth Noland, Jules Olitski… C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Clement
Greenberg avec qui j’ai noué une relation forte. J’ai dévoré ses écrits, surprise par le ton, la
manière dont il parlait des œuvres. Il m’a moins bouleversé par son écriture militante sur les
artistes américains que sur ce qu’il disait des artistes français modernes – de Manet, Matisse,
Cézanne… Je n’avais jamais lu un ton pareil. J’étais complètement subjuguée. Tout en
travaillant chez Daniel Templon, je cherchais un relai écrit à Paris. Ma connaissance de la
critique anglo-saxonne, et de la langue anglaise m’a amenée à rencontrer les protagonistes de
Macula, une revue qui avait été lancée par un petit groupe d’étudiants d’Hubert Damisch –
Yve-Alain Bois et Christian Bonnefoi – rassemblés par le critique Jean Clay. Que visait en
premier lieu Macula ? Un pont théorique. Combler des lacunes dans les publications
d’histoire de l’art en France. Ils avaient lancé une très ambitieuse politique de traductions de
grands textes. La revue n’a pas duré très longtemps, de 1976 à 1979 mais les Editions Macula
perdurent encore aujourd’hui. Mon rôle consistait surtout à assurer les traductions d’auteurs
anglo-saxons. Les traductions historiques de Macula, ce sont les textes de Warburg, Crow,
Gowing, entre autres. C’était tout à fait important pour la scène artistique française limitée de
l’époque. Parmi les projets de des toutes nouvelles Editions Macula, il y eut très vite la
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traduction des écrits de Greenberg. En 1977-1978, ce n’était pas évident. Greenberg était
inconnu en France, à part de quelques universitaires et spécialistes. C’était difficile de le faire
passer. Il y avait eu tout de même, il faut le mentionner, Peinture, Cahiers théoriques (publié
par les peintres Louis Cane et Marc Devade) qui avait fait une traduction d’un texte séminal
de Greenberg : « Modernist Painting21 ». mais c’était tout. Macula a, pour sa part, commencé
par la traduction d’un texte qui fait aujourd’hui référence tant par son acuité que par son
ethnocentrisme : « American-Type Painting22 ». L’ensemble restait néanmoins difficile à
défendre. Après ce texte et d’autres pour la revue, j’ai en tous cas commencé, avec l’accord et
la collaboration de l’auteur, la traduction du livre-phare de Grenberg : Art and Culture.
Comprenant parfaitement le français, il lisait ce que j’écrivais et donnait son imprimatur. Il
n’a pas retravaillé les textes, il était tout sauf paranoïaque – ce qui est déjà un plus ! On a
travaillé cette traduction pendant des années. C’était dur. Pourquoi ? Parce que –
contrairement à l’image qu’il a maintenant, de repoussoir et de gourou – c’était quelqu’un de
très ouvert, une ouverture d’esprit qui est perceptible dans son style, qui peut paraître
péremptoire mais qui laisse en réalité la porte ouverte à nombre d’interprétations. Il lance et
ne conclut pas. Cela ne rend pas la traduction facile dans une langue comme la nôtre qui
favorise plutôt l’ordonnancement des choses, l’ordre, la catégorisation, la rationalisation.
Donc ce n’était pas facile. Nous y avons travaillé pendant des années, puis le principe de
réalité s’imposant, nous n’avons pas réussi à publier cette traduction dans la foulée. La
publication a finalement eu lieu en 1988. On l’a simplement revue quand, finalement,
l’opportunité s’est présentée, grâce à Jean Clay et aux éditions Macula (le magazine Macula
était devenu depuis 1980 les éditions Macula). Les choses avaient un petit peu évolué – peutêtre grâce à Artstudio.
Mon engagement auprès d’Artstudio est lié à ce même désir qui me taraudait depuis ma
rencontre avec Greenberg et avec la scène américaine, de lancer… une forme de pont vers des
publications comme October, en créer un écho ici. Greenberg, Krauss et tous les autres, toute
la constellation d’October les gens qui m’ont formée. Donc évidemment, October, je l’avais
terriblement en tête, beaucoup plus que Critique, que les Cahiers du Musée national d’art
moderne, ces publications françaises qui étaient intéressantes mais qui ne rendaient pas
forcément compte de ce qui était en train de se passer suer la scène artistique et que j’avais le
désir de faire passer. Il y avait art press dont la formule était toutefois celle d’un mensuel
d’actualité. Les gens d’October, avec toutes leurs valeurs et tout ce qu’ils nous ont apporté,
21
22
Clement Greenberg, « Peinture moderniste », Peinture, cahiers théoriques, n° 8-9, 1974, p. 33-39.
Clement Greenberg, « Peinture à l’américaine », Macula, n° 2, 1977, p. 57-66.
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ont – c’est un mot un peu fort, mais je vais faire un peu bref – instrumentalisé aussi les
œuvres dont ils ont parlé, dans le sens où une œuvre d’art c’est une matière à penser, non pas
un instrument théorique. J’avais le sentiment que dans la défense brillante de certains artistes,
un ghetto intellectuel s’était formé. Je voulais sortir de là et je voulais créer une revue qui soit
pluridisciplinaire, du moins où une pluralité pourrait s’exprimer ; une revue qui ne soit pas
restreint au champ de recherche théorique. Je n’entendais pas la pluralité comme ça, pour moi
il s’agissait de faire appréhender l’histoire de l’art en train de se faire à un public plus large.
C’était un peu l’idée d’Artstudio.
La création d’Artstudio est due au galeriste Daniel Templon. L’art est dépendant depuis
toujours de la réalité économique. Daniel Templon, avec qui j’avais déjà une longue histoire
professionnelle. – et qui avait été à l’origine d’art press avec Catherine Millet – souhaitait
créer une revue dans ce sens. Nous étions très conscients – moi d’un côté plus théorique, et
Daniel d’un côté plus pratique, de ce qui était très important – justement de cette pluralité, de
cette situation postmoderne. L’idée était en cette année 1985, de rendre compte au plus près
de ce qui se passait dans l’art, de trouver comment témoigner d’une situation, comment « faire
un état des lieux » ? C’est comme quand on rend un appartement et qu’on voit ce qui se passe
après, avec le locataire suivant. En utilisant cette métaphore, j’accepte la notion de rupture
que vous avez beaucoup suggérée, et que, par ailleurs, théoriquement, je n’accepte pas trop,
parce que pour moi il n’y a pas de rupture entre postmodernisme et modernisme. Cela
participe d’une dialectique – en cela, je rejoins Lyotard.
Donc on démarre Artstudio, avec l’idée de l’internationaliser, de solliciter des auteurs
américains, allemands, italiens, et surtout de couvrir des champs dans tous les pays. Comment
faire ? Ce n’était pas évident. Finalement, on s’est mis d’accord sur le concept des
thématiques, avec tout ce que ça peut avoir de limité : l’art et les mots, les images du
Nord23… Mais c’était une façon d’éviter justement l’historicisme revisité. Ce choix de
thématiques, si arbitraire soit-il, répondait au chaos postmoderniste (dans lequel nous sommes
toujours, quoiqu’on en dise ; en effet, nos commissaires d’exposition font de plus en plus
d’expositions à thèmes pour tenter d’ordonnancer ce chaos).
On lance Artstudio et on sollicite des auteurs que l’on pense signifiants, qui ont des choses à
dire, mais en essayant de leur proposer quelque chose hors de leurs stratégies habituelles :
c’est-à-dire Jean-François Lyotard sur Karel Appel, qui l’a fait avec grand plaisir et avec une
générosité extraordinaire dans le n° 18 ; il y a aussi la contiguïté de Jean-Louis Schefer et de
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Voir Artstudio, n° 15, « L’Art et les Mots », hiver 1989 ; Artstudio, n° 18, « Images du Nord », automne 1990.
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Georges Didi-Huberman dans le n° 16 sur le monochrome, ce n’était pas évident24… Il y a
pas mal de choses comme cela qu’on a réussies à faire et qui finalement relancent le débat – la
critique dans le champ élargi ! C’était donc l’idée d’Artstudio, lancé à l’été 1986, avec,
comme première rédactrice en chef, Claire Stoullig.
Katia Schneller : Il me semble qu’Artstudio s’organisait de la manière suivante : il y avait au
début un article général présentant la thématique, puis une suite d’articles monographiques.
Était-ce un parti pris : éviter les catégories en s’arrêtant sur des individualités ?
Ann Hindry : Oui, absolument, c’était tout à fait voulu. Il faut dire qu’on parlait beaucoup
avec les auteurs, il y avait quand même un ton, une volonté Artstudio : être clair. On n’était
pas dans le cadre de publications universitaires, on était dans le cadre d’un magazine
trimestriel qui se voulait aussi bien informatif pour les universitaires et les professionnels que
pour les gens qui s’intéressaient à l’art. C’était pour nous absolument primordial et cela nous
a valu en effet un lectorat assez important.
Fabien Danesi : Comment se faisait le choix des artistes parmi la pléthore des artistes des
années 1980 ?
Ann Hindry : C’était difficile. Ce qui nous aidait effectivement, c’était notre petit squelette
de plan, rendre compte, proposer des liens, ou des absences de liens ! Nous avons par exemple
rendu compte de la « Transavantgarde » italienne qui, tout comme le néo-expressionnisme
allemand, était passée sous silence par October par exemple, et évidemment par les
publications universitaires, genre Critique. Ce n’était pas leur propos, or il était important
d’en parler d’une. Cela remuait certaines choses qu’il ne fallait pas négliger… avec le recul,
on constate qu’il y en a toujours les piliers : les Kiefer, Baselitz, Penck… ils sont toujours là.
Donc, je pense que c’était important d’en rendre compte, en s’engageant un petit peu, dans
l’éditorial ou les deux ou trois textes de l’introduction, puis laisser les auteurs se dépatouiller
avec la matière, très complexe, qui ne peut se réduire à un sujet scientifique. Je pense que
vous qui êtes des universitaires pour la plupart, vous avez quand même une approche très
24
Voir Jean-François Lyotard, « Karel Appel », Artstudio, n° 18, « Images du Nord », automne 1990 et Georges
Didi-Huberman, « l’homme qui marchait dans la couleur » et Jean-Louis Schefer, « Quelles sont les choses
rouges ? » Artstudio, n°16, printemps 1990.
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« scientifique » de l’œuvre d’art ; moi qui suis plus dans la pratique, j’ai peut-être un regard
différent à porter. Je voulais ce mélange des deux expertises.
Pour être claire et pour revenir au principe de réalité, mon partenaire c’était Daniel Templon,
c’est un galeriste, c’est quelqu’un qui fait de l’argent avec de l’art. Alors qu’est-ce que ça veut
dire qu’être un magazine de galerie ? Ce n’était quand même pas n’importe quelle galerie,
c’était quelqu’un qui avait un désir d’approcher sa matière, pas seulement d’un point de vue
économique, mais aussi d’un point de vue critique. Il l’avait prouvé avec art press. Cela
rendait les choses un petit peu plus faciles. La revue avait une totale autonomie de contenu.
C’était quand même complexe : nous étions hébergés par la galerie Templon et il y avait toute
une infrastructure dont nous bénéficiions. C’était une ère pré-informatique, pas de PAO, etc.
On travaillait avec les bons vieux ektachromes, tout cela coûtait de l’argent. La galerie nous
offrait une véritable assise logistique. Pour le reste, le financement de la fabrication de la
revue était assuré par des publicités institutionnelles de type mécénat et les abonnements. La
revue, trimestrielle, coûtait chère à faire, très chère à l’époque. Ce serait un équivalent de 60
000 € le numéro. On peut faire beaucoup moins cher aujourd’hui. Donc, c’était cher, il fallait
ramer, la galerie était n soutien essentiel tout en étant très en retrait, il faut lui rendre cet
hommage. Dans les premiers numéros, on voit beaucoup « Courtesy Daniel Templon » pour
les photos, mais ça, c’était des questions d’urgence, de disponibilité des documents, beaucoup
plus que des questions de stratégie.
Hélène Trespeuch : Est-ce que ce sont pour ces raisons financières que la revue cesse en
1992 ?
Ann Hindry : Oui, bien sûr. La revue cesse en 1992 pour des raisons financières.
Absolument. Il y a eu la Guerre du Golfe, la première. Cela a été aussi bête que cela. Toutes
les publicités dont je vous ai parlé, ces publicités institutionnelles des industries de luxe se
sont arrêtées net.
Katia Schneller : Est-ce que cela ne va pas aussi avec le marché de l’art qui décline à la
même période ? Y a-t-il une relation ?
Ann Hindry : Non, il n’y a aucune relation. Il y a eu une crise du marché de l’art, comme
vousle mentionnez. En 1987-1988, on a atteint des prix pharamineux, on s’est dit qu’on ne
ferait jamais mieux. Ah, ah, ah. On ne savait pas ce qu’il se passerait quinze ans après…
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Effectivement, le marché s’est écroulé, mais nous cela ne nous concernait pas. Au contraire,
le besoin se fait toujours sentir, en tant de crise, de se raccrocher à quelque chose que l’on
perçoit comme rationnel, comme organisant. Ainsi Artstudio, dans ce chaos qui a suivi la
crise de 1987-1988, était perçu presque comme une balise, dans ce milieu de l’art dont les
valeurs n’étaient plus ce qu’elles étaient. Donc cela nous a plus servi que desservi. En
revanche, ce qui nous a fort desservi c’est encore une fois le principe de réalité économique.
Au moment de la Guerre du Golfe, nos mécènes de luxe ont écrémé tout de suite ces choseslà. Nous avons survécu encore un an, un an et demi avec beaucoup moins de publicités,
jusqu’à ne plus pouvoir. Nous nous sommes arrêtés exsangues.
Fabien Danesi : Entre 1985 et 1992, est-ce que vous percevez toujours un décalage entre la
situation française et la situation américaine ?
Ann Hindry : C’était très perceptible ; j’y travaillais et à chaque retour des USA, je percevais
vraiment un manque… Certes, au niveau des textes, au niveau de la recherche universitaire,
au niveau de l’historiographie, des échanges fertiles avaient lieu. La recherche française était
bien présente. En revanche, dans un champ plus élargi, essentiel au cours des choses : non. Il
ne se passait rien. Il n’y avait pas de vrai contact, de relation vraiment comprise, surtout. Nous
nous évertuions à Artstudio, à tisser ce le lien, de façon très volontariste.
Hélène Trespeuch : Dans ce contexte, comment a été reçue la traduction de Greenberg ?
Ann Hindry : La traduction de Greenberg a été très bien reçue, paradoxalement – comme
quelque chose qui finalement rassurait, je pense. Je parle a posteriori. Artstudio avait fait son
petit travail et Greenberg est apparu comme quelqu’un qui clarifiait des choses, une forme de
caisse de résonance !. Il a, au bout du compte, toujours cette fonction-là, c’est-à-dire qu’on
part du point Greenberg pour tracer toutes sortes de trajectoires, dont la plupart rejettent leur
point d’origine. C’est productif. La référence, si vous lisez les textes sur le modernisme, le
postmodernisme, sur la modernité, sur le formalisme, c’est toujours Greenberg. C’est le point
de référence absolu.Un pôle d’émancipation !. Il l’avait d’ailleurs appris à Pollock qui disait
que pour devenir un grand artiste il fallait avoir quelqu’un contre qui lutter. Pour lui, c’était
Hart Benton. Et bien, pour tout le monde, pour Rosalind Krauss, pour Yve-Alain Bois, pour
Jean Clay, pour moi-même, c’est Greenberg. Je pense que c’est très important d’avoir, encore
une fois, ce cadre. On parlait de cadre tout à l’heure, on disait que le modernisme était voué à
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l’obsolescence parce que pris dans ce cadre formaliste absolu, ce dogme. Mais Rosalind
Krauss et les autres ont réintroduit un autre dogme, un dogme de la structure extérieure. Pour
moi, je l’ai écrit – peut-être pas dans Artstudio –, il n’y a pas d’opposition entre modernisme
et postmodernisme. Il y a une dialectique qui est constamment en action. Et je crois que c’est
important. En tous les cas, dans ce contexte-là, Greenberg est arrivé comme un point de
repère important. La traduction a eu beaucoup de succès. Elle est rééditée et rééditée. Vous la
trouvez encore aujourd’hui dans toutes les librairies, ce qui est quand même extraordinaire.
Hélène Trespeuch : Pourquoi cette traduction n’est-elle pas parue au début des années 1980
si elle était prête à ce moment-là ? Le blocage était-il financier ?
Ann Hindry : Oui. Le blocage était certes financier, je pense aussi psychologique. Je pense
qu’il y a eu une autocensure. Là, ça n’était même plus de mon ressort. Je ne veux pas me
dégager de toute responsabilité, j’aurais pu essayer d’insister. C’était Jean Clay – qui a fait le
travail admirable que l’on sait. Mais il y avait peut-être des choses dont il pensait que c’était
plus urgent pour la survie des éditions Macula de les sortir à ce moment-là. Personne ne lui en
tiendra rigueur, surtout que le moment où est sortie la traduction de Greenberg était
finalement beaucoup plus propice que si elle était sortie juste à la fin de nos travaux.
Fabien Danesi : À la lecture de la revue Artstudio, on se rend compte que le terme
« postmoderne » est souvent affilié à des artistes essentiellement américains. Est-ce que cela
tenait justement au contexte ou était-ce aussi une manière d’affirmer une forme de
postmodernité critique, c’est-à-dire un rapport au pluralisme peut-être un petit peu plus
distancié ?
Ann Hindry : Oui, votre question est formidable, mais elle comprend plusieurs volets et il est
difficile d’y répondre honnêtement ! C’est toujours facile de refaire l’histoire après. Je
pourrais vous dire « oui, oui, oui ! ». Mais non, ça n’était pas pensé comme ça. On s’est
appuyé sur les Américains, car c’étaient eux qui avaient défriché la base. Et les artistes
américains étaient aussi les plus visibles. Nous, on avait fini de pleurer sur la fin de SupportsSurfaces et qu’est-ce qu’on avait ? Le renouveau de la peinture, l’arte povera… Formidable,
mais c’étaient les Américains qui nous donnaient du grain à moudre et matière à penser. Il n’y
a pas à sortir de là. Donc je crois que ce n’était pas du tout une stratégie comme vous me le
suggérez, pluraliste et grandiose. Non, je crois qu’on s’est appuyé sur les Américains pour
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faire passer quelque chose, pour faire passer ce qu’il se passait. Dans la constellation des
auteurs d’Artstudio, il y a un texte de Nicolas Bourriaud – Nicolas qui était, à l’époque, un
tout jeune auteur… Nicolas a écrit des textes très pertinents à ce moment-là, notamment sur
l’héritage de l’indifférence dans le numéro sur l’art minimal, et un texte sur les commodities
que risquaient de devenir les œuvres dans les années 198025. Des textes extrêmement clairs
qui ne relevaient pas de la recherche, mais qui sont tout à fait importants, je pense. Les
historiens d’art et critiques restent parfois sur des œuvres, sur leurs œuvres de prédilection,
qui sont leur champ d’expérimentation, et en tirent des conclusions plus étendues. Je voulais
sortir de cela avec Artstudio, ne pas labourer un seul terrain, ou plus précisément, ouvrir les
terrains contigus ou non. Je voulais aller ailleurs que dans l’osmose théorique d’une œuvre
d’art comme champ d’expérimentation : Rosalind Krauss/Serra, Yve-Alain Bois/Ryman. On
finit par ne plus être audible, ou moins entendu.
Katia Schneller : Justement, les jeunes auteurs de la revue ne constituaient-ils pas une
nouvelle génération ? J’ai retenu Jean-Pierre Criqui, Bernard Blistène, Bernard Marcadé,
Pierre Sterckx… Pouvez-vous nous parler d’eux ? Étaient-ce des gens qui émergeaient à ce
moment-là, qui eux aussi avaient un regard sur l’Amérique, ou pas du tout ? Se démarquaientils à l’époque des autres critiques d’art ?
Ann Hindry : Oui, pour moi ils se démarquaient, pour des raisons différentes. Par exemple,
Bernard Blistène était dans la pratique. Il était conservateur au Musée d’Art moderne.
J’aimais bien quelqu’un qui se colletait comme lui avec les réalités d’une exposition, d’un
organigramme muséal,… C’était quelqu’un dont je n’épousais pas forcément toutes les idées,
mais dont j’aimais justement l’engagement pratique. Bernard Marcadé, c’est encore autre
chose. Chez Bernard Marcadé, c’était le ton, un ton un tout petit peu iconoclaste, un tout petit
peu décalé qui me plaisait. Pierre Sterckx, ce n’est pas une question de génération puisque
Pierre Sterckx a 70 ans aujourd’hui. C’était un autre parcours, il est Belge d’abord : ce n’est
pas loin, mais c’est très loin ! Et c’était très important d’avoir une voix belge, parce qu’il s’est
passé énormément de choses en Belgique par rapport à la pensée française structuraliste et
post-structuraliste qui a informé justement nos chers critiques américains. Et Sterckx avait
vraiment des choses à dire là-dessus. Donc c’était important de l’avoir lui aussi. Je ne sais
plus qui vous avez cité, mais il y avait toujours des raisons dans le choix des auteurs. Le choix
25
Voir Nicolas Bourriaud, « l’héritage de l’indifférence », Artstudio n°6, automne 1987 et « l’art américain dans
les limbes », n° 11, hiver 1988.
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des auteurs était très important, pas plus que le choix des artistes, mais disons que le choix des
auteurs par rapport à ce que l’on leur proposait d’étudier comme artistes était important, et ce
n’était pas forcément ce à quoi ils s’attendaient. Mais évidemment ils l’acceptaient – sinon le
texte n’aurait pas eu lieu.
Fabien Danesi : La plupart des articles d’Artstudio étaient monographiques. Était-ce un choix
éditorial qui renvoyait à la situation de l’art contemporain, la fin des collectifs,
l’individualisation de l’art ?
Ann Hindry : Vous appelez ça « l’individualisation », moi je ne l’appellerais pas comme ça,
parce que je pense que justement, même si je vilipende le parti-pris des auteurs d’October qui
sont restés sur leurs artistes, je pense que c’est important de prendre un artiste, de prendre une
œuvre et de produire de la pensée sur cette œuvre. Je pense qu’on le fait mieux que si l’on fait
une espèce de panorama qui finalement se dissout dans quelque chose qui est d’ordre
tellement général qu’il ne nous en reste rien. Donc le choix des monographies c’était ça : se
colleter à une œuvre et en sortir quelque chose de l’ordre de la pensée de l’auteur de l’article.
Hélène Trespeuch : Il s’agissait certes d’articles monographiques, mais ils étaient remis dans
un contexte puisque chaque numéro d’Artstudio était thématique.
Ann Hindry : Bien sûr.
Hélène Trespeuch : Nous avons malheureusement encore peu de temps. Y a-t-il des
questions dans le public ?
Pierre Wat : Vous avez bien montré le rapport entre la façon dont vous avez conçu la revue
et le contexte, à la fois les contraintes qu’imposent le contexte et les réponses qu’on voudrait
donner à ces contraintes. Si vous deviez créer une revue aujourd’hui, comment la concevriezvous ?
Ann Hidnry : Je pense que je me dirais d’abord : « est-ce que je la mets sur le net ou pas ? »
C’est difficile. Je regarde des revues qui sortent. Rien ne me satisfait. Je pense effectivement
que ce serait une revue net. Je ne le vois pas autrement. Il faut qu’elle ait cette souplesse, et en
même temps une structure, donc je ne pense pas que ce serait une revue sur papier. Pas pour
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des raisons physiques, mais pour des raisons de structure interne – pour être très
postmoderne !
Personne du public (anglophone) : Merci beaucoup pour cette histoire de la réception de
Greenberg en France. C’était fascinant pour nous. Il y a toujours une chose qui est pour moi
étonnante à propos de Greenberg : c’est qu’initialement, c’est une langue de la critique d’art,
et non une langue académique, de l’histoire de l’art. Je me demande comment ça se passe en
français. Est-ce une langue de critique ou d’historien de l’art ?
Ann Hindry : C’est une très bonne question, et c’est très juste : la langue de Greenberg est
une langue de critique d’art. Et la langue de Greenberg en français, j’espère, est aussi une
langue de critique d’art. Et je pense que l’héritage de Greenberg se situe peut-être là plus
qu’ailleurs : il a donné ses lettres de noblesse à la critique d’art. Je pense que la critique avant
Greenberg était un genre, et que depuis Greenberg, elle est peut-être devenue une discipline.
Personne du public : Y a-t-il une figure équivalente à celle Greenberg au niveau de la
pensée en France à la même époque ?
Ann Hindry : Non, je ne pense pas. C’est peut-être aussi ce qui a contribué au très bon
accueil de Greenberg finalement traduit, c’est qu’il n’y avait pas en même temps de voix aussi
assertive et si ouverte, quoi qu’on en dise après, pour le reste. Et puis c’est un livre qui traite
aussi énormément d’art français, donc ça n’était pas du tout perçu comme hégémonique,
américain. Toute la première partie du livre est consacrée aux grands modernes français. Je ne
pense pas qu’il y avait de figure équivalente… Il y avait bien sûr Chastel, il y avait des tas de
grands bonhommes comme ça, mais c’était dans une rubrique différente : c’étaient des grands
historiens d’art, c’étaient des grands théoriciens. Je pense que la spécificité de Greenberg,
c’est peut-être la critique d’art, comme vous l’avez très bien pointé.
Personne du public : Et Jean Clair par exemple, vous ne le mettez pas dans la même
catégorie ?
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Ann Hindry : Avec Jean Clair, il y a eu L’art vivant qui a été quelque chose de très important
en France26. Ceci étant dit, Jean Clair, c’est surtout un écrivain, un essayiste. Si on peut lire
ses livres en se libérant des polémiques, on y pioche toujours quelque chose d’absolument
formidable. Je pense à une métaphore : Jean Clair comme fondue bourguignonne, il faut
prendre les gros morceaux sans se brûler. Mais il n’a jamais été une figure fédératrice, non
pas que Greenberg ait été fédérateur… Greenberg, c’est une présence, c’est-à-dire qu’il fallait
débattre. Soit on épousait, soit on luttait, mais il fallait débattre. Il posait de nouvelles
questions. Il posait un nouveau genre.
Michel Verjux : Il y a également Pierre Restany. Lorsque j’étais à l’École des Beaux-Arts de
Dijon, il était très important.
Ann Hindry : Bien sûr, il y avait des gens qui étaient très actifs. Pierre Restany était l’un
d’eux. Il y a eu Germano Celant en Italie. Il y a eu des gens qui avaient tout à fait leur
importance. Il y a eu Bob Cobbing en Angleterre. Mais disons que Greenberg, malgré son
discours moderniste hégémonique nous est aujourd’hui insupportable est surtout quelqu’un
qui a inventé quelque chose, qui a inventé une façon de parler de l’art. Restany n’était pas
loin, mais il est peut-être né du mauvais côté de l’Atlantique ! On peut en discuter aussi.
C’est-à-dire que Restany, malgré tout, est moins différent de Diderot que Greenberg, peut-être
que c’est ça qui a fait la nouveauté.
C’est vrai qu’aujourd’hui on est dans le post-Greenberg : le postmodernisme et le
post-Greenberg, quoi qu’on en dise, de par les artistes qu’il a soutenus, un petit peu comme
les artistes soutenus par October – ce contre quoi je m’insurge un tout petit peu. Mais pour le
moment, c’est encore la référence. Nos Chastel et autres, on les lit avec beaucoup d’intérêt,
puis on les oublie. Enfin, on ne les oublie pas : on les assimile et on passe à autre chose !
Restany, c’était une bonne suggestion, mais c’est peut-être justement un cran au-dessous…
Personne du public : question inaudible.
Ann Hindry : Est-ce que New York nous a volé l’idée de l’art moderne ? Bien sûr qu’il y a
de cela. On ne peut pas parler d’Américains sans parler d’impérialisme, ce n’est pas possible !
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L’art vivant ou Chroniques de l’art vivant (1968-1975) est une revue dirigée de 1970
à 1975 par Jean Clair.
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Le Postmoderne : un paradigme pertinent dans le champ artistique ?, INHA & Grand Palais, Paris, 30-31 mai 2008
Mais au moment où sont parus les écrits de Greenberg en français, il n’était plus tellement
question de ça, les choses avaient été digérées, de ce côté là en tous les cas. Bien sûr, les
États-Unis tenaient le haut du pavé et le tiennent toujours d’ailleurs. De toute façon
maintenant, si on parle d’art, on parle d’économie. C’est extraordinaire d’ailleurs. Je me
permets un petit aparté : je vous entendais ce matin parler du caractère unique et de
l’originalité de l’œuvre d’art, et à quel point le postmodernisme signifiait justement une
remise en cause totale de ce caractère unique de l’œuvre d’art. Je pensais à une autre réalité
économique : ces œuvres qui font des prix obscènes, astronomiques, inintelligibles ! Un
morceau de toile de Rothko, avec de la couleur. J’adore Rothko, le problème n’est pas là…
mais il fait 17 millions de dollars. C’est n’importe quoi ! Mais c’est cette œuvre-là et pas une
autre. Donc, ça aussi il faut le prendre en compte. C’est quand même des paramètres qui sont
nouveaux, et qui changent pratiquement tous les quinze jours, et il faut s’adapter. S’il y a du
postmodernisme, je pense que c’est peut-être cette capacité d’adaptation à des paramètres
finalement assez inattendus. On les croit attendus, on croit les avoir analysés, et puis il nous
dépasse. On court toujours derrière. On a toujours un temps de retard !
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