Before Present. Et après nous le déluge

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Before Present. Et après nous le déluge
Before Present. Et après nous le déluge
Fabienne Radi, Annemasse, juillet 2010.
La Villa du Parc explore l’écologie dans le champs de l’art contemporain.
Ce n’est pas vraiment le moment de taper sur l’épaule de Brad Pitt en lui
lâchant : alors BP ça gaze ? Bonnie Parker (la reine des bandits encore
rebelles) et Baden Powell (le père des scouts toujours prêts) n’apprécieraient
pas non plus, mais comme tous deux ont disparu avant les premières marées
noires, ça ne doit pas trop les déranger. Hormis le fait d’évoquer en un
centième de seconde une grande entreprise du Royaume-Uni spécialisée
dans l’extraction d’énergie fossile désormais sous les feux hostiles de
l’actualité, les lettres B et P possèdent un sens particulier dans le milieu des
archéologues et des paléontologues : elles signifient Before Present et
représentent une échelle de temps permettant de situer avec précision dans
le quaternaire récent n’importe quelle écaille de sequoia ou rotule de
triceratops grâce au fameux Carbone 14, le Present en question ayant été
fixé scientifiquement à l’année 1950 de notre ère chrétienne.
Before Present c’est aussi le titre d’une exposition inaugurée à la Villa du
Parc le 4 juin dernier, soit quelques semaines après le naufrage de la
plateforme Deepwater au large de la Louisiane, ce qui représente une
coïncidence malheureuse pour le Golfe du Mexique mais plutôt intéressante
pour la région d’Annemasse. On éteint donc la télé et on met ses bottes
direction douane de Moillesulaz et au-delà.
Le BP de la Villa du Parc n’a pas besoin de pompiste, on peut se servir tout
seul, les cartels et la documentation fournis aux visiteurs sont suffisamment
complets et bien fichus pour exposer le propos : interroger l’écologie dans le
champ de l’art contemporain en évitant de s’engluer dans des considérations
moralisatrices souvent inhérentes à ce genre de thématique.
La visite commence frontalement avec les dessins de Dan Perjovschi, poil à
gratter roumain plutôt efficace jeté sur les murs extérieur de la véranda : le
marché de l’art, la globalisation du capital, le secret bancaire comme le
système de climatisation de la Villa en prennent chacun pour leur grade. Au
pied du mur, une pile de posters de Jimmie Durham énonçant Humanity is
not a completed project. Le spectateur habitué à l’art contemporain sait
depuis belle lurette, - la lurette étant les expos de Felix Gonzales Torres qu’il peut se servir et emmener une affiche chez lui, ce qui lui donnera
l’occasion de superposer réflexion sur l’humanité et décoration sur la porte
du frigo, Art is not a project without paradox.
Après cette mise en train très graphique, on pénètre dans ce qui pourrait
être la salle d’attente du cabinet d’un pédiatre chic-bio-zen. Une atmosphère
tout à fait troublante dûe à l’association particulièrement réussie des œuvres
de Dan Peterman et de Liam Gillick. Posés au sol, les Accessories to an Event
(1996-2010) de Peterman sont des éléments de palettes agencés ici comme
des tables de pic-nic pour enfants. En y regardant de plus près, on découvre
que les éléments ne sont pas en bois mais en plastique recyclé, d’où leur
couleur vert-bleu pastel (Perrier-Badoit-Vittel des beaux quartiers ?). Le tout
donne un assemblage qui tient à la fois d’Ikea, de Lego et d’USM. Modularité,
minimalisme, ergonomie et conscience environnementale.
Les salles d’attente des cabinets médicaux sont souvent décorées
d’aquarelles ou de gravures soigneusement encadrées : formes souvent
abstraites et couleurs généralement discrètes pour ne pas heurter la
sensibilité du patient, histoire de lui faire oublier qu’il va bientôt se retrouver
à poil sur la table médicale. Des tableaux de salle d’attente comme il y a de
la musique d’ascenseur. Souvent, les diplômes mis sous verre des médecins
viennent s’ajouter à la collection, apportant une récréation textuelle
bienvenue à ceux qui commencent à se tourner nerveusement les pouces.
Dans ce même esprit et en écho aux pièces de Peterman, la série des posters
Public Information (2008) de Liam Gillick contribue à développer cette
atmosphère toute d’harmonie faux-cul. On y voit des motifs stylisés aux
couleurs pastel qui évoquent les publicités institutionnelles des grands
groupes industriels : une esthétique liftée hyper stéréotypée accompagnée
généralement de slogans creux comme S’ouvrir au Monde ou Creative
Solutions for better return quand ce n’est pas En tout temps, nous sommes à
vos côtés. Sauf qu’ici en s’approchant des images on lit plutôt RECLAMEZ LES
BENEFICES ! Liam Gillick sait parfaitement doser le curseur entre
reconnaissance de codes aseptisés et instillation de petites phrases
assassines pour provoquer un malaise subtil et tenace qui ne se dissout pas
à coups d’Ibuprofène. L’assistante médicale nous appelle. Au suivant.
Il ne faut pas compter sur la projection d’Atomic Park (2004) de Dominique
Gonzales-Foerster pour se remettre d’aplomb. Nimbé d’une mélancolie
somptueusement déprimante, accompagné d’une bande-son qui sécrète tous
les degrés d’angoisse, le film mêle des images du désert de White Sands - où
a explosé la première bombe atomique en 1945 - et les cris désespérés de
Marilyn Monroe à la fin des Misfits. Prise en son milieu et sans en connaître
le propos, la projection évoque aussi l’idée d’un tsunami : on y voit une dune
gigantesque telle une vague immobile qui semble n’attendre qu’un coup de
feu pour s’écraser sur des familles insouciantes jouant au ballon à côté
d’aires de pic-nic au design tout droit sorti d’un film de Jacques Tati. Au bord
de la tétanisation, on prend une grande respiration et l’escalier par la même
occasion.
- A quoi servent ces 30 néons UV bien alignés, Mère-grand ?
- C’est pour mieux te griller, mon enfant !
Au sommet de l’escalier, l’installation Soleil Public (2008) de Edith Dekynot
se déploie sur le mur comme un gigantesque tue-mouche électrique,
grésillement compris. Oui d’accord, Dan Flavin, le minimalisme, la
dématérialisation, la distorsion de la perception et tout ça. Oui mais bon, La
Mouche, Cronenberg, la téléportation, Jeff Goldblum en mutation dans son
caisson, on ne peut pas lutter contre ces images-là. On file entre les fameux
Arbres (2008) de Didier Marcel, certes un peu maigrichons pour nous abriter
des rayons malfaisants mais tout à fait alléchants par leurs troncs qu’on
dirait recouverts de sucre glace. Tiens, il y en a quelques-uns avec des traces
de rose fluo : est-ce la folle ayant embrassé un tableau de Cy Twombly qui
aurait succombé à l’érotisme forestier ambiant (1) ? C’est vrai que tous ces
piquets dressés sur roulettes… A moins qu’elle n’ait emprunté un des 470
vernis à ongle exposés dans la pièce d’à côté par Nicole Hassler (Vie de
vernis, 2010) pour violer l’intégrité artistique de l’installation ? On sait bien
que la couleur a été mise par Marcel lui-même, mais on ne peut s’empêcher
de faire ce lien un peu crétin entre les deux œuvres.
En pivotant de 180 degrés, on se retrouve nez à nez avec la Fontaine pour
deux oiseaux (1997) de Jimmie Durham, esthétique Brico-Loisir associant
arrosoir, jerrycan, morceaux de chenaux, bouteille et cuvette en plastique.
Sauf qu’ici pas d’oiseaux, pas d’eau, pour reprendre le schème d’une blague
à 2 balles. Tout le reste en revanche a été méticuleusement choisi au niveau
des couleurs comme des formes et parfaitement agencé sur le mur pour
donner une pièce impeccable.Thirst is not a completed project ? La gorge
donc sèche, on pénètre dans une grande pièce jonchée de rallonges
électriques disposées symétriquement dans un dispositif un poil trop
esthétique (Sans titre. Prolongateurs électriques et multiprises, 2010,
Véronique Joumard). Au mur des images de réseaux de neurones en noir et
blanc de la même artiste. L’ensemble est un peu téléphoné, mais c’est pour
mieux te passer la communication mon enfant souffle Mère-Grand (celle qui
grille devant les néons de l’escalier). On s’attend à voir surgir des hommes
en blanc pour nous envelopper dans un grand drap immaculé muni de
sangles sur les côtés. Du coup, on s’engouffre un peu inquiet dans la
dernière salle,
Le sol de celle-ci est recouvert d’un immense tapis constitué de dalles de
caoutchouc issu de pneus recyclés, sur lequel on peut lire Before Present
(2010, Renaud Layrac). Une sorte de paillasson géant destiné aux 84 fillette
d’un Gulliver échappé dans les temps géologiques. Va-t-on être propulsé
dans le Pliocène moyen si on pose les pieds sur cette pièce qui donne son
titre et clôt en même temps l’exposition? Pas le moindre saut de puce
temporel, rien ne se passe, si ce n’est qu’on se trouve soudain à distance
idéale pour découvrir la série des Gowanus (2009, Edith Dekyndt) sur le mur
d’en face. Les myopes y verront une collection de photographies d’OVNI :
toutes ces taches blanches laiteuses évoquent sans mal des rencontres du
3ème type chères à Spielberg. On a tout faux, l’artiste a photographié le canal
le plus pollué de Manhattan (le Gowanus) et les taches sont des bulles de
pétrole éclatant à la surface de l’eau. La grâce dans le caniveau.
On redescend un peu plombé, au bas de l’escalier on se trompe de sortie
pour se trouver face à deux cerbères casqués qui répondent aux doux noms
de Start & Finish (BP, 2007) et gardent des paysages statistiques (BP, 2008)
peints à l’huile de vidange. Juste à côté Katharina Hohmann tente de nous
dire qu’un autre monde est possible (2010), mais comme elle a décampé sans
prendre le temps de ranger son bordel - pochoir, peinture et échelle-, on a
un peu de peine à la croire.
Une fois dehors, l’effet BP semble contaminer la nature environnante. On
regarde alors la pelouse du parc d’un œil paranoïaque, des fois qu’elle se
vengerait comme chez Brautigan ou cacherait de vieilles oreilles sales comme
chez Lynch (2).
Avant de monter dans un véhicule consommant honteusement 10 litres
même pas diesel au cent pour retourner à Genève, on se dit que l’exposition
de la Villa du Parc a plutôt bien réussi son coup : ne pas nous assommer avec
un discours pédagogique planqué sous une couche esthétique, mais nous
faire glisser plutôt vers d’autres dimensions en créant un cheminement
formel singulier et propice à une prolifération narrative entre des œuvres de
factures, de qualités et de registres différents.
Pour résumer la sensation dans une formule prosaïque, disons qu’on n’est
pas sûr de fermer désormais l’eau du robinet en se lavant les dents (ça, ce
serait l’effet pédagogique) mais qu’on a des chances de suspecter
dorénavant les poils de sa brosse à dents d’être empreints d’une inquiétante
étrangeté.
Before Present. Exposition à la Villa du Parc à Annemasse jusqu’au 22 septembre 2010. Avec des
œuvres de Edith Dekyndt, Jimmie Durham, Liam Gillick, Dominique Gonzalez-Foerster, Nicole
Hassler, Katharina Hohmann, Véronique Joumard, Renaud Layrac, Didier Marcel, Dan Perjovschi, Dan
Peterman
http://www.villaduparc.com/
(1)
(2)
Subjuguée par l’œuvre de Cy Twombly, une jeune femme a embrassé en 2007 un de ses
tableaux exposés à la Collection Yvon Lambert d’Avignon, laissant la trace de son rouge à lèvre
sur la toile et revendiquant un geste à la fois amoureux et artistique. Cy et Yvon n’ont pas du
tout été sensibles à cet argument.
La vengeance de la pelouse, Richard Brautigan, 1962-1970/ Blue Velvet, David Lynch, 1986.