Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes dans une petite

Transcription

Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes dans une petite
La truite de Jerome K. Jerome / traduction de Déodat Serval, 1889
Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes dans
une petite auberge au bord de l’eau, pour nous
reposer, entre autres choses.
Nous allâmes nous asseoir dans le salon. Il y avait
là, fumant une longue pipe en terre, un vieux
bonhomme avec lequel nous liâmes conversation.
Il nous dit que la journée avait été belle et nous lui
répondîmes que la veille aussi il avait fait beau,
puis nous prédîmes en chœur qu’il continuerait de
faire beau le lendemain, et George ajouta que la
moisson promettait d’être belle.
Après quoi, il nous arriva de dire que nous étions
étrangers au pays et que nous repartions le
lendemain matin.
Il s’ensuivit un silence au cours duquel nous
laissâmes nos regards errer dans la pièce. Ils
finirent par se poser sur une vitrine de verre
poussiéreuse accrochée très haut au-dessus de la
cheminée et qui contenait une truite. Cette truite
me fascina tant elle était énorme. Je l’avais
d’abord prise pour une morue.
– Ah ! fit le vieux bonhomme, suivant la direction
de mon regard, c’est une belle bête, pas vrai ?
– Exceptionnelle, murmurai-je ; et George
demanda à notre interlocuteur s’il avait une idée
de son poids.
– Dix-huit livres et demie, répondit notre ami, en
se levant pour prendre son veston à la patère. Oui,
poursuivit-il, cela fera seize ans le 3 du mois
prochain que je l’ai pêchée. Je l’ai prise juste sous
le pont avec un vairon pour appât. On m’avait dit
qu’elle se trouvait par là ; je m’étais promis de
l’avoir, et je l’ai eue. On n’en voit plus beaucoup
de cette taille à présent. Bonne nuit, messieurs,
bonne nuit.
Et il sortit, nous laissant seuls.
Nous ne pûmes dès lors plus détacher nos yeux de
ce poisson. C’était vraiment un beau spécimen.
Nous restions là à le contempler, lorsque le
voiturier des lieux, qui venait de s’arrêter à
l’auberge, apparut à la porte du salon, une pinte de
bière à la main, et se mit lui aussi à regarder le
monstre.
– Sacrée belle truite, commença George, se
tournant vers lui.
– Ah ! vous pouvez le dire, monsieur, répondit
l’homme.
Il avala une gorgée de sa bière, puis ajouta :
– Vous n’étiez sans doute pas ici, messieurs,
quand elle a été prise.
– Non, lui répondit-on. Nous sommes étrangers au
pays.
– Ah ! fit le voiturier, alors vous ne pouvez pas
savoir. Cela fera bientôt cinq ans que je l’ai prise.
– Oh ! c’est donc vous qui l’avez prise ?
demandai-je.
– Oui, monsieur, juste au-dessous de l’écluse – du
moins là où était l’écluse à l’époque – un vendredi
après-midi ; et le plus remarquable, c’est que je
l’ai prise à la mouche. J’étais allé pêcher le
brochet, voyez-vous, et je ne m’attendais pas du
tout à une truite. Quand je vis ce mastodonte au
bout de ma ligne, j’ai failli en tomber à la
renverse. Vous vous rendez compte, une truite de
vingt-six livres ! Bonne nuit, messieurs, bonne
nuit.
Cinq minutes plus tard, un troisième individu
entra et nous raconta comment il l’avait prise au
petit matin, avec un minuscule barbeau pour
appât. Il nous quitta à son tour et un homme d’une
cinquantaine d’années à l’air grave et impassible
fit son apparition dans la pièce et alla s’asseoir
près de la fenêtre.
Nous restâmes silencieux un moment, mais à la
fin George se tourna vers le nouveau venu et lui
dit :
– Veuillez pardonner à deux étrangers du pays, et
j’espère que vous excuserez la liberté que nous
prenons, mon ami et moi, mais nous vous serions
très obligés de nous raconter comment vous avez
pris cette truite.
– Mais qui donc vous a dit que je l’avais prise ?
s’écria-t-il, étonné.
Nous lui répondîmes que personne ne nous l’avait
dit, mais que nous avions l’intuition qu’il était
l’heureux auteur de cet incomparable exploit.
« Ça alors ! vous m’étonnez, jeunes gens, dit-il en
riant, car, voyez-vous, vous avez deviné juste :
c’est bien moi qui l’ai prise. »
Et de nous conter par le menu comment il avait
bataillé pendant une demi-heure pour la ramener
et comment elle avait cassé sa canne ! Il ajouta
qu’en rentrant chez lui, il l’avait pesée avec soin,
et que la balance avait accusé trente-quatre livres.
Après qu’il fut parti, le patron entra. Nous lui
rapportâmes les diverses histoires que nous avions
entendues au sujet de sa truite. Il s’en amusa fort,
et nous rîmes tous trois de bon cœur.
« Quels farceurs, ce Jim Bâtes et ce Joe Muggles,
ce M. Jones et ce vieux Billy Maunders, d’aller
vous raconter qu’ils l’ont prise ! Ah ! ah ! ha ! elle
est bien bonne ! s’écria le brave homme, riant de
plus belle. Non, mais vous les voyez m’en faire
cadeau pour l’exposer dans mon salon, si c’étaient
eux qui l’avaient prise ! Ah! Ah! Ah! »
Et il nous raconta la véritable histoire du poisson.
Il apparaissait qu’il l’avait attrapé il y a fort
longtemps, alors qu’il était encore tout gosse, et
pas du tout par habileté, mais grâce à cette chance
inexplicable qui semble toujours favoriser un
gamin qui fait l’école buissonnière et s’en va
pêcher par un après-midi ensoleillé, avec un bout
de ficelle noué à l’extrémité d’une branche
d’arbre.
Il nous affirma que cette truite lui avait épargné la
fessée en rentrant chez lui, et que son maître
d’école lui-même avait déclaré que ça valait bien
la récitation de la règle de trois et les exercices
réunis.
Sur ce, le patron fut demandé à l’office et il nous
laissa à la contemplation de son trophée.
C’était vraiment une truite extraordinaire. Plus
nous la regardions, plus elle nous émerveillait.
Elle passionnait tellement George qu’il grimpa sur
une chaise pour la voir de plus près.
Mais la chaise bascula, et George se raccrocha
désespérément à vitrine, qui céda et tomba avec
fracas, George et la chaise avec elle.
– Tu n’as pas abîmé le poisson, au moins ?
m’écriai-je en me précipitant.
– J’espère que non, répondit George, se relevant
avec précaution et regardant autour de lui.
Hélas ! La truite gisait en mille morceaux – je dis
mille, mais il n’y en avait peut-être que neuf cents.
Je ne les ai pas comptés.
C’était curieux tout de même qu’une truite
empaillée se brisât de cette façon.
Oui, assurément, c’eût été des plus étranges, s’il se
fût agi d’une truite empaillée, mais ce n’était pas
le cas.
Cette truite était en plâtre de Paris.
Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Trois_Hommes_dans_un_bateau/17