Débat : Jésus était juif, le Christ aussi ?

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Débat : Jésus était juif, le Christ aussi ?
Débat : Jésus était juif, le Christ aussi ?
Par Sébastien Lapaque sur www.lavie.fr le 20/09/2013
Dans le Christ juif, l'historien américain Daniel Boyarin soutient qu'il fallut attendre le IVe siècle pour que
judaïsme et christianisme se distinguent clairement.
Que l’on soit juif ou chrétien, que l’on croie au Ciel ou que l’on n’y croie pas, la lecture des livres
de Daniel Boyarin est toujours une expérience singulière. L’idée centrale des travaux de cet historien et
philosophe, né dans le New Jersey en 1946, est que la « partition » du christianisme et du judaïsme se fit
beaucoup plus tard que l’on continue de le croire et de l’enseigner. Contestant ce qu’il appelle la « légende
talmudique » d’un grand concile juif qui se serait tenu dans les années 90 pour jeter les bases d’un judaïsme
rabbinique bien distinct du christianisme apostolique (par exemple sur la question d’un Messie souffrant,
mourant et ressuscitant), ce professeur de culture talmudique à l’université californienne de Berkeley,
spécialiste des premiers siècles de notre ère et qui se définit lui-même comme un juif orthodoxe, soutient de
manière éloquente qu’il fallut attendre le IVe siècle, peut-être même le Ve siècle, après les conciles de Nicée
(325) et de Constantinople (381), pour que les choses soient parfaitement claires : juifs d’un côté, chrétiens de
l’autre. Auparavant, ce que Daniel Boyarin appelle avec une grande audace le « judaïsme chrétien » n’était pas
clairement distinct du « judaïsme rabbinique ». Selon lui, leur partition tardive fut la conséquence d’un
durcissement des positions mutuelles sur quelques questions disputées (l’idée d’une seconde hypostase divine,
la croyance en l’éternité de l’âme, le shabbat, la date de Pâques, etc.), les uns et les autres inventant une
orthodoxie inexistante jusque-là.
« Les groupes, juge-t-il, se sont graduellement figés en judaïsme et christianisme non via une
séparation, via une bifurcation, mais par la formation d’agglomérats dialectaux : des indices d’identité (tels que
circoncision ou non-circoncision) furent choisis, se diffusèrent et formèrent des agglomérats. Mais ce fut
seulement avec la mobilisation du pouvoir temporel (par le biais des appareils d’État idéologiques et des
appareils d’État répressifs) au IVe siècle que le processus a abouti à la formation de “religions”. […] On
pourrait dire que le judaïsme et le christianisme ont été inventés pour expliquer le fait qu’il y avait des juifs et
des chrétiens. »
Ainsi, deux orthodoxies ayant engendré deux religions auraient-elles inventé chacune leurs
mythes fondateurs déroulés comme des barbelés entre deux camps auparavant indécis : telle était la
démonstration effrontée de la Partition du judaïsme et du christianisme, magistrale somme traduite en français
par les éditions du Cerf en 2011. Une thèse suffisamment révolutionnaire pour être lue et commentée avec le
plus grand sérieux, ainsi que le firent quelques professeurs d’exégèse biblique et de sciences religieuses lors
d’un débat organisé à Paris autour de Daniel Boyarin pour saluer la parution de son livre. Savant mondialement
reconnu, cet homme, qui revendique l’influence de Michel Foucault, a enseigné à la fois dans des universités
américaines, des universités israéliennes et à l’université grégorienne de Rome : ses thèses hardies ont
beaucoup été discutées par la communauté scientifique internationale ces dernières années, les uns se disant
fascinés par la radicalité de ses conclusions, les autres se montrant sceptiques.
Il serait cependant regrettable que les travaux si puissants et si féconds de Daniel Boyarin soient
lus uniquement dans le monde universitaire pour alimenter de rugueux débats sur la préhistoire du
christianisme. Car ils éclairent à la fois l’espérance d’Israël et le contenu de la Révélation chrétienne. Acceptés
et validés, les résultats de ses travaux peuvent être à l’origine d’un tremblement de terre.
Tout le monde doit en entendre parler, jusqu’aux enfants des écoles et du catéchisme. Ainsi,
lorsque Daniel Boyarin, relisant le septième chapitre du livre de Daniel, démontre, dans le Christ juif qui paraît
ces jours-ci, qu’il est faux de dire que la Synagogue antique ne pouvait pas accepter une théophanie inédite,
« sous la forme d’un second Dieu, un jeune Dieu, ou d’une part de Dieu, ou d’une personne divine au sein de
Dieu ». À la fois ancien et moderne, amoureux des textes antiques et doué d’esprit critique, Boyarin pousse les
choses loin, éclairant avec des hardiesses de Père de l’Église une humanité du Christ à laquelle il ne croit
cependant pas : « Un Dieu qui est très éloigné engendre – presque inévitablement – le besoin d’un Dieu qui soit
plus proche ; un Dieu qui juge appelle, presque inévitablement, un Dieu qui combat pour nous et nous défend
(aussi longtemps que le second Dieu est complètement subordonné au premier, le principe du monothéisme
n’est pas violé). » Ainsi, la nature du Père appelle-t-elle celle du Fils dans la foi chrétienne. Il fallait un juif
selon la chair et l’esprit pour le rappeler.
On se félicite que le cardinal Philippe Barbarin salue les travaux de Daniel Boyarin dans une
préface rédigée pour l’édition française du Christ juif. Car ce livre est une pièce essentielle d’un dialogue entre
juifs et chrétiens qui a besoin de trouver un souffle nouveau depuis les avancées décisives du concile Vatican II.
« La lecture de ces pages fut une découverte et une source de grand étonnement, qui m’a amené à voir
autrement de nombreux textes que je croyais connaître », avoue le cardinal. Étonnement, le mot est faible, ainsi
que le découvriront ceux qui se jetteront à leur tour dans la passionnante aventure intellectuelle et spirituelle
qu’est la lecture d’un ouvrage de Daniel Boyarin. Le cardinal Barbarin a ainsi trouvé des lumières chrétiennes
dans les travaux de ce savant juif : « Ce n’est pas parce que l’auteur montre l’enracinement profond du
christianisme dans la tradition spirituelle juive qu’il nie son originalité. Selon lui, la grande nouveauté des
Évangiles, c’est de déclarer que le Fils de l’Homme est déjà là, qu’il marche parmi nous. D’où cette formule qui
peut donner bien des pistes de travail : “Toutes les idées sur le Christ sont anciennes : la nouveauté, c’est
Jésus.” » Poursuivons le passage cité : « Il n’y a rien de nouveau dans la doctrine du Christ, excepté
l’affirmation que cet homme-là est le Fils de l’Homme. Il s’agit évidemment d’une affirmation énorme, une
immense innovation en soi qui a eu des conséquences historiques décisives. »
On ne saurait trop recommander le Christ juif comme une porte d’entrée aux travaux de Daniel
Boyarin proposée au plus grand nombre. Si ce livre ne se contente pas de résumer les hypothèses précédentes
de l’historien américain et apporte des éclairages nouveaux, il a l’avantage d’être plus simple d’accès que la
monumentale et ardue Partition du judaïsme et du christianisme. Une main sur la Bible hébraïque, une autre sur
le Nouveau Testament, chacun pourra jouer les exégètes en reprenant les textes que Daniel Boyarin commente
dans son livre avec la certitude – toute talmudique – qu’ils ne nous ont pas encore tout dit (ou bien que nous ne
les avons pas correctement entendus) : Daniel 7 ; Mathieu 5, 17 ; Jean 1, 41 ; Actes 15, 28-29.
« Juifs et chrétiens vont devoir à l’avenir changer ce qu’ils racontent les uns sur les autres, jure
Boyarin. D’un côté, les chrétiens ne seront plus en mesure de prétendre que les juifs en tant que groupe ont
consciemment rejeté Jésus comme Dieu. De telles croyances sur les juifs ont conduit à une histoire profonde,
sanglante et douloureuse d’antijudaïsme et d’antisémitisme. […] De l’autre côté, les juifs vont devoir arrêter de
railler les idées chrétiennes sur Dieu comme une simple collection d’idées fantaisistes “non juives”, peut-être
païennes, et en tous les cas bizarres. » Ainsi, pour Daniel Boyarin, non seulement Jésus ne fut pas un rabbin
marginal, comme on l’a souvent dit, mais les fondements du christianisme – « la notion d’une divinité duelle
(Père et Fils), la notion d’un Rédempteur qui serait lui-même à la fois homme et Dieu et la notion que ce
Rédempteur souffrirait et mourrait dans le cadre de sa mission salvifique » – ne sauraient en aucun cas être
présentés comme les bases d’une hérésie juive née d’une contamination par l’hellénisme.
Très logiquement, Boyarin, ce christologue d’un genre inédit, conteste la tradition exégétique à
la mode consistant à opposer un « bon Jésus » à un « mauvais Christ », dont l’idée et l’image auraient été
forgées par des disciples après la mort du fils de Joseph de Nazareth, « promu au statut de divinité sous
l’influence de notions grecques étrangères, avec un prétendu message originel déformé et perdu ».
Il faudrait aller plus loin encore. Rappeler que, pour Daniel Boyarin, la théologie du Logos n’a
rien d’incompatible avec les conceptions du judaïsme antique : il pousse l’intrépidité intellectuelle jusqu’à voir
dans le prologue de Jean un midrash caractéristique de la culture spirituelle juive. Ceux qui veulent savoir le
liront. Avec ses travaux, Daniel Boyarin fait faire un bond en avant au dialogue entre juifs et chrétiens. Cet
esprit libre a la force de l’amour et la puissance d’un concile.
Daniel Boyarin
Philosophe et spécialiste d’histoire des religions, Daniel Boyarin, qui se définit lui-même comme un juif
orthodoxe, est né en 1946 dans le New Jersey. Il a une double nationalité américaine et israélienne. Depuis
1990, il enseigne la culture du Talmud au département d’études proche-orientales de l’université de Californie,
à Berkeley. Parmi ses ouvrages traduits en français : Pouvoirs de diaspora. Essai sur la pertinence de la culture
juive (Cerf, 2007) ; la Partition du judaïsme et du christianisme
(Cerf, 2011) ; le Christ juif. À la recherche des origines (Cerf, 2013).
À lire
Le Christ juif. À la recherche des origines, de Daniel Boyarin.
Traduit de l’américain par Marc Rastoin.
Préface du cardinal Philippe Barbarin.
Cerf, 19 €.