Robin Pront, l`oeuvre au noir PAR Alain Lorfèvre

Transcription

Robin Pront, l`oeuvre au noir PAR Alain Lorfèvre
EN
FRANÇAIS
4. PIETER-JAN DE PUE
6. ABOUBAKR BENSAÏHI ET
MARTHA CANGA ANTONIO
8. JAN ET RAF ROOSENS
Robin Pront, l’oeuvre au noir
PAR Alain Lorfèvre
PHOTO FILIP VAN ROE
Deux frères, une femme, Anvers et les Ardennes belges :
pour son premier long métrage, Robin Pront signe
un road-movie dans la veine de ses courts métrages,
haletant, nerveux et délicieusement sombre, que
le Festival International de Toronto a présenté en
première mondiale en septembre dernier.
Robin Pront
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« Aussi loin que je me souvienne,
j’ai toujours voulu être un artiste. »
Robin Pront paraphrase presque
malgré lui Henry Hill, le mafieux
incarné par Ray Liotta dans
Les Affranchis (1990) de Martin
Scorsese. Clin d’oeil inconscient à
un des réalisateurs favoris du jeune
réalisateur flamand. « Mon père
était livreur pour Warner Belgique.
A la maison, nous avions une
vidéothèque gigantesque dans notre
cave. J’y ai pioché très vite des
films de réalisateurs remarquables.
J’ai eu la chance de me construire
une culture cinématographique
éclectique très tôt. Je serai
incapable de dire quand m’est
venue l’envie de devenir réalisateur,
mais vers l’âge de quinze ou seize
ans, je savais que je suivrais
cette voie. » Première étape de son parcours :
des études à l’Académie SintLukas à Bruxelles, où il signe deux
courts métrages remarqués, Plan
B (2008) et Injury Time (2010). Ce
dernier, dont les rôles principaux
étaient tenus par Jeroen Perceval
et Matthias Schoenaerts, est en
quelque sorte une lointaine matrice
de D’Ardennen (Les Ardennes), son
premier long métrage qui ne devrait
pas laisser indifférents la critique
et le public. Injury Time mettait en
scène deux hooligans flamands
lancés dans une cavale vengeresse
contre des supporters wallons interview
jamais si le spectateur ne pouvait
pas s’attacher un minimum à
cette fille », confesse Robin Pront.
Problème : Pront n’avait jamais écrit
de personnage féminin. Pour s’aider,
il a pensé à une actrice qu’il aimerait
diriger. Et il a tout naturellement
pensé à Veerle Baetens (Alabama
Monroe). « Ce qui m’a évidemment
poussé à développer correctement
le personnage de Sylvie : il fallait
que cela devienne un rôle digne
de Veerle, si on souhaitait qu’elle
Schoenaerts tenait le rôle de la bête
furieuse forçant la main de son frère
d’arme joué par Perceval. « Je ne
sais pas pourquoi, mais j’aime les
personnages de mecs pas très futés,
un peu bas du front. Il y a quelque
chose qui résonne en moi. » UNE CAVALE SIDÉRANTE
D’Ardennen, produit par le très
éclectique Bart Van Langendonck et
sa société Savage Film, met cette
fois en scène des frères de sang.
Kenny (Kevin Janssens) sort de
prison où il a purgé une peine suite
à un cambriolage dramatique. Son
jeune frère Dave (Jeroen Perceval),
dont Kenny a tu la participation au
délit, est aussi pondéré que Kenny
est un chien fou. Incontrôlable et
soupçonnant son ex-petite amie
Sylvie (Veerle Baetens) d’avoir un
nouveau fiancé, Kenny va entraîner
Dave dans une nouvelle cavale,
sidérante, aux fin fond des
Ardennes belges.
D’Ardennen a été co-écrit avec
Jeroen Perceval, éclectique
acteur flamand - il jouait l’ami
d’enfance homosexuel de Matthias
Schoenaerts dans Rundskop
(Bullhead en France, 2012) de
Michaël R. Roskam - qui vient luimême de signer un premier court
métrage, August.
« Jeroen et moi nous nous
connaissons depuis longtemps.
La collaboration à l’écriture fut
assez naturelle. A l’origine, le
interview
scénario était essentiellement un
road-movie, centré sur la partie
ardennaise. J’ai apporté à Jeroen
tout un volet portant sur le passé
de Kenny et Dave. De fil en aiguille,
nous en avons conclu qu’il convenait
d’ouvrir le film avec une partie plus
importante précédent le cavale
ardennaise. » En développant cette première
partie du film et les relations entre
les trois protagonistes principaux,
Robin Pront a aussi intégré dans
D’Ardennen un important volet
urbain qui lui est cher. « J’aime
tous les types de cinéma et je ne
souhaite pas, comme réalisateur,
être cantonné à un genre. Mais
j’aime les films noirs et j’ai toujours
aimé les films se déroulant dans
les grandes villes, notamment New
York, que j’aime autant à travers
les oeuvres de Spike Lee, Martin
Scorsese ou Woody Allen… »
Son New York à lui est Anvers - dont
il explorait déjà les bas -fonds
minés par la drogue dans son court
métrage Plan B. Cette peinture de
la métropole portuaire, entre la
petite maison ouvrière de la mère
de Kenny et Dave, les travées
enfiévrées des boîtes de nuit et
l’atmosphère oppressante des
parkings de béton, offre un contraste
saisissant avec la brume et la
bruine des forêts ardennaises de la
deuxième partie. TIERCÉ GAGNANT
Partant, le réalisateur acquit aussi
la conviction qu’il était nécessaire
de développer le personnage de
Sylvie. « Elle est l’enjeu tabou entre
les deux frères. Mais, en gros, elle
ne restait pratiquement qu’un nom,
une silhouette, peu caractérisée.
On buttait tout le temps sur Sylvie.
Je me disais que ça ne marcherait
l’accepte ! » - ce qui n’a pas
manqué d’être le cas.
Pour les deux frères, « il a toujours
été acquis que Jeroen incarnerait
Dave » confirme Robin Pront. Ce
n’est pas trahir un secret que de
rappeler que, dans le prolongement
de Injury Time, Kenny fut écrit en
pensant à Matthias Schoenaerts.
Mais le rôle a finalement échu, en
un remarquable contre-emploi, à
Kevin Janssens (vu notamment dans
Zot van A. de Jan Verheyen ou Le
cochon de Madonna de Frank Van
Passel), ce dont le réalisateur se
réjouit. « Je crois que peu de gens
s’attendent à voir Kevin dans un tel
rôle et j’en suis ravi, parce qu’il livre
une composition remarquable. » Avec Baetens, Perceval et Janssens,
Pront tient en tout cas un tiercé
de comédiens flamands en pleine
maîtrise de leur art. L’équipe
technique agrège aussi d’autres
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« J’aime les films noirs et j’ai toujours aimé les films se
déroulant dans les grandes villes, notamment New York,
que j’aime autant à travers les oeuvres de Spike Lee,
Martin Scorsese ou Woody Allen… »
nouvelles valeurs sûres du cinéma
flamand - outre Pront lui-même.
Le directeur de la photographie
Robrecht Heyvaert a réalisé un début
de carrière remarqué, participant
entre autres au court métrage
Baghdad Messi (2012) de Salim
Omar Kalifa, qui a remporté plus de
cinquante prix internationaux ou aux
deux premiers longs métrages d’Adil
El Arbi et Bilall Fallah, Images (2014)
et Black (2015).
Mais Robin Pront peut s’enorgueillir
de l’avoir découvert : « Lorsque
je préparais mon premier court
métrage, Plan B, j’ai contacté par
mail une cinquantaine d’étudiants
ou jeune directeurs de la photo.
Parmi les deux seuls qui m’ont
répondu, il y avait Robrecht.
Le contact est tout de suite passé,
parce qu’on partage une même
culture cinématographique de
base. » Robrecht Heyvaert, en outre,
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gèrerait bien les interactions avec le
réalisateur, qui confesse lui-même
être « direct », voire « brutal » dans
le feu du tournage.
L’APPORT DE LA MUSIQUE
Un autre apport marquant à
D’Ardennen est la musique
d’Hendrik Willemyns, du groupe
fusion Arsenal. « Je suis étonné que
personne n’aie encore fait appel à
ses compositions. Nous avons la
chance d’avoir en Belgique, et en
Flandre en particulier, une scène
musicale très riche et talentueuse.
C’est une ressource géniale pour
un réalisateur. » C’est au montage
que s’est opérée l’alchimie entre
la musique de Willemyns et le film
de Pront. « Alain Dessauvage, mon
monteur, et moi avions une playlist
d’une trentaine de morceaux. On
puisait dedans. Alain connait bien
le travail d’Arsenal. Il a fait des
propositions qui se sont avérées
parfaites. » Récompensé en
2012 du Magritte du cinéma du
meilleur montage pour Rundskop,
Dessauvage complète le générique
bourré de talents du décoiffant
D’Ardennen. Pour Robin Pront, ce premier périple
touche à sa fin. « C’est presque
frustrant » confesse-t-il. « Parce que
tout est fini, on ne peut plus revenir
en arrière. Le film est là et il va
rencontrer le public. On ne maîtrise
plus rien. » Une première expérience
qui s’avère positive pour le jeune
réalisateur. « Bien sûr, on a affronté
pas mal d’écueils. C’est le lot de
tous les films. Il y a des moments
où on se demande ce qu’on est
venu faire dans une telle galère.
On est dans l’incertitude,
l’insécurité. Mais il faut avancer,
faire des choix, trancher, prendre
des décisions. C’est ça qui est
intéressant dans le processus
d’un film. » Robin Pront nourrit déjà plusieurs
autres idées de récit. Même s’il ne
veut pas trop s’avancer sur celui qui
prendra le dessus dans l’immédiat.
Une seule certitude : son désir de
cinéma est encore plus grand après
D’Ardennen qu’avant. D'Ardennen sur flandersimage.com
Jeroen sur flandersimage.com
Jeroen Perceval sur imdb.com
Veerle Baetens sur imdb.com
Photos : D’Ardennen
interview
ENFANTS DE LA GUERRE
PAR
Pieter-Jan De Pue (d)
Le réalisateur Pieter-Jan De Pue a longtemps
oeuvré en solitaire en Afghanistan, où il a
accompagné l’armée américaine et travaillé avec
des ONG. Avec The Land of the Enlightened, il a
trouvé une histoire puissante à conter. Son film
se situe à mi-chemin entre réalité et fiction. Impossible de se tromper de PieterJan De Pue sur Skype : c’est celui
dont l’adresse indique « Kaboul,
Afghanistan ». En réalité, De Pue
n’est plus à Kaboul lorsque nous
nous parlons : il met actuellement
la touche finale à son documentaire, The Land of the
Enlightened. Mais le réalisateur
a passé l’essentiel de la dernière
décennie dans ce pays lointain et
bouleversé, où les invasions se sont
succédées et dont la beauté des
paysages contrastes avec la vie
rude de la majorité des habitants,
notamment les jeunes trafiquants
interview
qui sont au coeur de son film.
« Nous jouons beaucoup de ce
contraste » explique De Pue. « La beauté de l’Afghanistan est
le reflet inversé de la dure réalité
qu’affrontent ces gamins pour
survivre. Nous avons organisé une
projection-test récemment. Tout le
monde nous a dit : « Je ne savais
pas que l’Afghanistan est un pays
aussi beau et extraordinaire. » Mais
la population doit y vivre au jour le
jour. Selon moi, cela apporte une
plus-value au film, un contraste
supplémentaire.»
Les jeunes en question, qui ont entre
Nick Roddick
traduction Alain Lorfèvre
15 et 18 ans, vivent de l’héritage
des guerres du pays, déterrant
des mines datant de l’invasion
soviétique dans les années 1980,
et dont ils retirent les explosifs
pour les vendre aux exploitants
des mines de lapis-lazuli dans le
province du Badahshan, dans le
nord-est de l’Afghanistan. Mais la
piste ne s’arrête pas là : bien que
cette pierre précieuse constitue
l’une des principales exportations
du pays, une grande quantité sont
transférées illégalement vers le
Pakistan et la Chine. Elles y sont
échangées contre des armes, qui
alimentent la dernière métastase
de cette guerre dont sont issues les
mines. Il est difficile de se défaire de
l’idée que l’histoire ne cesse de se
répéter en Afghanistan.
CHANGER LES PLANS
« L’exploitation minière existe depuis
des milliers d’années » précise De
Pue. « On trouve des gèmes en
Egypte, dans les pyramides. C’était
une valeur marchande du temps
de la Route de la Soie. L’armée
rouge essaya de bombarder une
des mines où nous avons tourné.
Mais ce faisant, ils ont mis à jour
d’autres veines de lapis lazuli, ce
qui n’a fait qu’intensifier le trafic! »
L’Afghanistan étant un lieu où il est
extrêmement difficile de tourner,
explique De Pue, « l’histoire a évolué
durant le tournage et nous avons
dû beaucoup adapter. Mais le fil
conducteur est resté le même : la
guerre entre l’armée américaines et
les Talibans, et comment différents
groupes d’enfants ont développé
une activité économique et un
moyen de survie au sein de celle-ci.
Ils participent au trafic, ramassent
les débris - munitions usagées ou
non - et les revendent. C’est un
réseau tentaculaire de trafics et de
commerce - une véritable économie
de guerre. »
Dans une telle économie, la prise de
risque et l’ingéniosité font partie du
quotidien. « De jour, les enfants des
villageois observent les équipes de
déminage, essayant de déterminer
le plan de disposition des mines.
Ensuite, quand les démineurs sont
partis, ils commencent à déterrer les
mines et d’autres types d’explosifs
et les vendent aux exploitations
minières qui les utilisent pour mettre
à jour les minerais. Nous avons
poursuivi notre récit en montrant
comment les pierres traversent la
frontière et sont vendues contre
des armes, qui reviennent en
Afghanistan pour équiper les
Talibans. » Tout cela se passe, dit-il,
sous les yeux du gouvernement
afghan, qui soutient tacitement le
trafic. « Tout est corrompu et chacun
fait ce qu’il veut. Dès qu’il y a une
opportunité de réaliser un bénéfice,
chacun coopère avec les autres…
même le gouvernement : les
seigneurs de guerre sont soutenus
par les autorités, afin de maintenir
leur pouvoir grâce à l’influence
qu’ils ont dans leur région. C’est
totalement illégal, mais comme cela
se passe partout, tout le monde
l’accepte… » LA DIGNITÉ DE LA POPULATION
De Pue est fasciné par l’Afghanistan
depuis ses études de cinéma, en
Belgique. « C’’était en 2001-2002,
après l’intervention américaine »
se souvient-il. « Je suivais les infos
et je parlais beaucoup avec les
journalistes belges qui travaillaient
avec la [chaîne flamande] VRT, en
particulier Jef Lambrecht, qui a écrit
un livre sur le sujet. J’ai commencé
à lire beaucoup sur ce pays.
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J’ai été séduit par la culture, par
le mode de vie des gens, leur
dignité. J’ai alors décidé qu’après
mes études, je partirai là-bas afin
de découvrir moi-même à qui
ressemblait l’Afghanistan. »
« Mais c’est évidemment un pays
où on ne voyage pas comme un
touriste. Alors j’ai contacté plusieurs
organisations internationales pour
proposer mes services bénévoles
afin de couvrir comme photographe
leurs projets. En échange, je
demandais de pouvoir utiliser leurs
véhicules et leurs guides locaux.
Ensuite, l’année suivante, j’ai
beaucoup voyagé par mes propres
moyens, en moto, à cheval, à
pieds... Ce fut aussi à ce momentlà que j’ai suivi comme journaliste
« embedded » avec l’armée
américaine. J’ai pu voir en première
ligne à quoi ressemblait la guerre
en Afghanistan. C’est devenu un
élément central du scénario que
j’ai commencé à écrire à ce
moment-là. »
Les choses ont progressé
doucement, voire très lentement,
jusqu’à devenir The Land of the
Enlightened. « J’ai reçu une aide à
l’écriture du VAF et j’ai achevé le
scénario en 2009-2010, je crois.
Bart Van Langendonck fut associé
à partir de 2008, juste après avoir
créé Savage Film.
Le Fonds audiovisuel flamand est
rapidement monté à bord, de même
que Creative Europe. Mais il a fallut
ensuite se lancer dans la recherche
de longue haleine de subsides
supplémentaires. Petit à petit,
alors le budget gonflait à mesure
que nous prenions conscience
des conséquences d’un tournage
en Afghanistan, nous avons reçu le
soutien de l’Irish Film Board » - le
mixage son et la post-production
ont eu lieu à Dublin début 2015 « ainsi que du Fonds audiovisuel
néerlandais et de la chaîne télé
IKON. ZDF-Arte est venu nous
soutenir depuis l’Allemagne, et
encore la Belgique via des aides du
ministère des Affaires étrangères
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et du tax-shelter. Nous avons
finalement entamé le tournage en
2010, pour la première partie avec
l’armée américaine. In fine, nous
sommes parvenus à réunir près
d’un million d’euros - une somme
considérable pour un documentaire
de nos jours.
LA CHANCE TOURNE COURT
La première phase du tournage
a aussi impliqué une préparation
méticuleuse des scènes de trafics.
De Pue a toujours su qu’elles
devraient être recrées, étant
donné qu’il aurait été impossible
de suivre une réelle opération
de trafic. « La partie avec l’armée
est cent pour cent documentaire »
explique le réalisateur, mais
présente un autre des contrastes
autour desquels le film est structuré.
« Il y a d’une part cette guerre
high-tech, avec des hélicoptères et
des systèmes de vision nocturne
et, d’autre part, ces caravanes qui
arpentent les routes de montagnes,
de la même manière depuis des
millénaires, avant même la route
de la soie. »
Mais lorsque le groupe - une équipe
de quatre Européens et de douze
Afghans - a commencé à tourner
les scènes autour de la mine, sa
chance a tourné court. « Nous avons
commis l’erreur d’être trop visible »
raconte De Pue. « Tout le monde
savait où nous voulions aller. À la
fin du tournage, nous avons été
attaqués et toute l’équipe a dû être
rapatriée en Belgique. »
Lorsqu’il est retourné en Afghanistan
en 2013, De Pue a adopté une
approche plus prudente - et plus
efficace - bien qu’engendrant plus
de difficultés et d’inconfort. « Je suis
resté sur place de janvier à juillet,
avec seulement un ingénieur du
son et une équipe afghane locale »
précise-t-il. « Nous avons pris la
décision que, pour chaque lieu que
nous voulions filmer, nous aurions
une équipe différente. C’étaient
des gens qui connaissent très bien
chaque région, des directeurs de
productions locaux, des facilitateurs
- pas des Afghans de Kaboul qui ne
connaissaient rien. Cela signifiait
que nous pouvions faire tout ce qui
était écrit dans le scénario, mais
d’une manière plus flexible, comme
tourner dans un champ d’opium
pendant quelques heures plutôt
qu’en deux jours. »
C’EST ÇA L’AFGHANISTAN
Tout semblait aller pour le mieux,
surtout dès lors que le tournage
dû marcher sept jours sur une
rivière gelée pour atteindre le décor
que nous souhaitions filmer, et nous
avons dû renvoyer la caravane à
deux reprises rechercher plus de
nourriture, de carburant, de matériel
de tournage - même de la nourriture
pour les animaux, parce qu’il n’y
avait même pas d’herbe. Ensuite la
glace est devenue plus mince. Les
animaux ont commencé à passer
au travers et nous avons dû monter
en altitude... » « Ouais » conclut-il
Photos : The Land of the Enlightened
« A la fin du tournage, nous avons été
attaqué et toute l’équipe a dû être
rapatriée en Belgique. »
commençait durant l’hiver, alors que
les combats diminuaient à cause du
froid et des risques d’avalanches.
« C’était un tournage rude,
cependant, parce que l’Afghanistan,
c’est un peu le Moyen-Age,
spécialement dans les régions
montagneuses : il n’y a ni électricité,
ni eau, ni carburant. Vous devez
apporter vos propres générateurs,
votre propre nourriture. Lorsque
nous avons filmé les caravanes,
nous tournions à 5000 mètres
d’altitude, dans la neige, en plein
hiver, avec plus de trente chameaux,
des yaks, des chevaux. Nous avons
à regret “nous avons rencontré
beaucoup de difficultés. Mais c’est
ça l’Afghanistan! »
De Pue tente également de trouver
un moyen de montrer le film à ceux
qui en sont le sujet. « C’est un des
grands défis » dit-il. « Durant son
occupation, l’armée soviétique
projetait des films de propagande
dans les montagnes. Je pense que
je serait le premier à montrer un
film sur l’armée rouge et sur les
conséquences de la guerre pour les
enfants qui y furent impliqués. » Land of the Enlightened
sur flandersimage.com
interview
A MATONGE
SOUS DES ETOILES CONTRAIRES
PAR
NICK RODDICK
TRADUCTION RUD VANDEN NEST PHOTOs
JO VOETS
Aboubakr Bensaïhi (g) et Martha Canga Antonio
Matonge est un quartier de Bruxelles où les gangs urbains font la loi. Mais Black, dans lequel Aboubakr Bensaïhi
et Martha Canga Antonio font leurs premiers pas au cinéma, est d’abord et surtout une histoire d'amour.
Martha Canga Antonio, 19 ans,
étudie à l’université de Gand.
Grâce à ses parents d’origine
angolaise, elle parle le portugais,
le français, le néerlandais,
ainsi qu’un anglais impeccable.
Aboubakr Bensaïhi, lui aussi 19 ans,
étudie à l’Institut Imelda, une école
secondaire de Bruxelles. Il parle
l’arabe avec sa mère, le français
avec son père, le néerlandais à
l’école et un anglais bien meilleur
qu’il ne l’admet par modestie.
Dans Black, Martha et Aboubakr
interprètent les rôles principaux.
Ils n’avaient quasiment aucune
expérience de jeu si ce n’est un tout
petit rôle à l’école pour Martha, « et
encore, dans une comédie musicale,
lors d’une apparition de maximum
10 secondes. » Aboubakr abonde
dans le même sens, même s’il
ajoute: « j’ai toujours rêvé de faire
du cinéma. »
Ce rêve est devenu réalité l’été
dernier quand les deux jeunes gens
ont été retenus pour incarner les
amants maudits dans le nouveau
film du prolifique duo de metteurs
en scène, Adil El Arbi et Bilall Fallah.
Il s’agit d’une nouvelle variation
sur le thème classique de Roméo
& Juliette : tout comme dans West
Side Story, les deux amants ne sont
pas issus de familles ennemies,
mais de gangs rivaux. Martha
joue Mavela, membre des « Black
Bronx ». Aboubakr incarne Marwan,
membre on ne peut plus loyal du
gang rival, les « 1080 », dont le nom
renvoie à la commune bruxelloise
de Molenbeek. Pour le reste: place
à l’amour…
Black est basé sur un roman très
populaire en Flandre de Dirk Bracke.
« J’avais lu le livre en décembre
2013 et je l’avais beaucoup aimé, »
nous dit Martha. « Après, en janvier,
quelqu’un m’a signalé qu’il allait
être adapté au cinéma et qu’un
Photos : Black
interview
.6
casting était en cours. J’ai passé
une audition – et j’ai été prise ! »
CASTING SAUVAGE
Pour trouver leurs jeunes acteurs,
les réalisateurs ont mis en place
des ateliers et des sessions
d’improvisation auxquels ont
participé près de 450 personnes
sur trois mois. « Il y a eu trois
rounds dont deux entièrement axés
sur l’improvisation, » se souvient
Martha. « Il fallait s’imaginer qu’on
attendait le bus et que quelqu’un
vous abordait en devenant agressif.
Ensuite on devait jouer quelqu’un
qui avait peur et n’osait pas réagir.
Enfin, quelqu’un était le roi de son
quartier et n’a peur de personne. »
Le personnage qu’elle a fini par
interpréter, ajoute-t-elle, ne lui
ressemble pas vraiment, même
si elle peut « se retrouver dans
certains de ses traits. » Et selon
elle, d’autres jeunes filles pourront
facilement s’identifier aussi, « c’est
ce qui fait la force du livre, parce
que c’est l’une des premières fois,
en Belgique, que des jeunes filles
noires ont pu se reconnaître dans
certaines choses, même si elles
ne se reconnaissent pas dans tout.
Mavela est très jeune et à son âge
on pense qu’on sait plein de choses
–mais c’est loin d’être le cas. Elle
est aussi un peu frustrée, en colère
et naïve. C’est très compliqué de la
décrire; je crois qu’il faut aller voir
le film. »
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Les choses ne se sont pas passées
de la même manière pour Aboubakr.
Les réalisateurs ont organisé un
grand casting dans son école. Les
improvisations, par contre, ont
été plus ou moins pareilles pour
les deux acteurs, puisqu’ils ont
été invités à sortir de leur zone
de confort pour se glisser dans
le monde de la loyauté au gang.
« Pour Marwan, » dit-il, « il importe
d’être toujours là pour les amis et
de ne jamais les abandonner à leur
sort. C’est un gars de la rue – ce
qui n’est pas mon cas: je ne suis
pas de la rue. Il sent qu’il a plein
de problèmes avec la police mais,
quand on le connaît, on voit bien
qu’il a bon cœur. » Et d’ajouter, en
grimaçant: « avec les filles, c’est un
monstre. »
« Black c’est la deuxième histoire
d’amour la plus forte au monde,
après Titanic ! » Aboubakr
UN ENDROIT OÙ IL FAIT BON VIVRE
Si, pour les deux acteurs, tourner
dans les rues de Bruxelles a
constitué un défi, ce dernier a
cependant été éminemment
gratifiant. Loyal à son biotope,
Aboubakr n’est pas d’accord avec
l’image violente de Bruxelles.
« Je suis de Bruxelles et, pour
moi, Bruxelles n’est pas une
ville dangereuse, c’est une ville
agréable, » affirme-t-il. Pour Martha,
cependant, le tournage du film a
révélé des choses qu’elle n’avait
jamais remarquées auparavant.
« Je croyais connaître Bruxelles, »
dit-elle, « mais ce n’était pas le
cas. Le quartier de Matonge, je l’ai
découvert. Or, j’avais l’habitude
d’y aller chez le coiffeur parce
que les Africains y sont nombreux.
J’y faisais des allers-retours avec
ma mère. Mais depuis, je m’y
suis arrêtée, j’ai regardé, fait la
connaissance de gens du coin et
écouté leurs histoires. Ça a été une
expérience très enrichissante. »
Pour Aboubakr, le tournage du
film et tout ce que cela implique,
a complètement correspondu à
ses attentes. « J’ai vraiment bien
aimé l’atmosphère sur le plateau »,
dit-il. « On était comme une grande
famille. Tout le monde respectait tout
le monde, même s’il y avait des tas
de personnes de cultures différentes
qui travaillaient ensemble. C’était
super. »
Tous les deux disent avoir une
prédilection pour le cinéma et les
acteurs de films plutôt violents :
Martha a un faible pour City of
God, film de gangs brésilien, tandis
que Aboubakr est fan de l’acteur
Jason Statham. Malgré toute la
violence présente dans Black, ce
sont cependant les aspects les plus
tendres du film – et son histoire
d’amour en particulier – qui les ont
le plus marqués. Pour Aboubakr,
« Black c’est la deuxième histoire
d’amour la plus forte au monde,
après Titanic ! ». Quand on a fait le
film, ajoute Martha, la puissance
émotionnelle de l’histoire était « la
chose la plus importante de nos vies
et la seule à laquelle nous pouvions
nous fier. »
Sans avoir vu la moindre séquence
du film (au moment de l’interview),
les deux interprètes sont convaincus
que le résultat sera plein de
moments émotionnels forts,
aussi bien pour eux que pour les
spectateurs.
« Oh ! » s’exclame Aboubakr, « moi,
je vais chialer… »
« Et moi donc ! » intervient Martha.
« … parce que c’est un rêve devenu
réalité. »
« On a eu l’impression que c’était
bien plus qu’un film, » conclut
Martha. « C’était un projet réalisé en
commun. Même lorsqu’on était dans
la rue et qu’il y avait des badauds…
si on avait besoin de quelque chose,
tout le monde donnait un coup de
main. »
Black sur flandersimage.com
interview
DOUBLE JE
Jan (g) et Raf Roosens
Après la première
cannoise de leur court
métrage Copain, les
frères Roosens se
préparent leur premier
long métrage.
En mai, une nouvelle paire de
frères belges a emboîté le pas aux
Dardenne sur les marches du Palais
des Festivals à Cannes. Jan et Raf
Roosens ont réalisé la fameuse
« montée des marches » grâce à
leur court métrage Copain. Celuici a décroché une très convoitée
sélection en Compétition dans le
programme courts métrages. Et ils
sont fermement décidés à fouler à
nouveau le même tapis rouge.
« C'est une expérience unique »,
reconnaît Jan, l'aîné (il a 32 ans,
Raf a fêté ses 30 ans cet été).
« Lorsqu'on nous a dit que nous
étions sélectionnés, nous avons
interview
PAR
Nick Roddick
TRADUCTION ALAIN LORFÈVRE
PHOTO BART DEWAELE
sauté au plafond. Nous nous
sommes retrouvés invités à
tout un tas d'événements et de
dîners exceptionnels, où nous
avons rencontré des personnes
passionnantes. » Sans compter
celles à même de doper une carrière
de réalisateurs.
Certes, concède Raf, un prix aurait
été bienvenu. « Pendant les dix
jours que nous avons passé là-bas,
dit-il, nous avons eu notre chance
de décrocher la Palme d'or. Lorsque
plein de gens vous disent combien
ils ont apprécié votre film, vous
commencez à vous dire : « OK,
la nomination, c'est génial, mais
maintenant ce serait encore mieux
d'avoir un prix ». « On en veut
toujours plus : c'est normal.
Au final, Copain n'a pas décroché
la timbale, donc on se dit qu'on
doit y retourner ! »
En d'autres termes, Copain n'est
qu'un début. C'est l'histoire d'un ado
aisé, Fré, issu de la classe moyenne.
Il vit en banlieue, mais passe ses
journées avec une bande de copains
d'une cité. Un jour, inévitablement,
la frontière entre ces deux univers
saute, et Fré doit faire un choix entre
le confort de la vie bourgeoise - « Je
crois qu'il faudrait qu'on en finisse
avec les produits bio » sont les
premiers mots de son père dans le
film - et la street attitude.
SUIVRE LA MÊME VOIE
Copain n'a pas commencé comme
un court métrage. L'idée du
film est venue lorsque les frères
développaient un projet de long
métrage, sous le titre de travail
Franco. « Ce court métrage est
centré sur un garçon qui est coincé
entre ces deux mondes - ou pense
qu'il l'est - et qui doit trancher »
explique Raf. « Pour nous, l'histoire
s'arrête lorsqu'il a fait son choix.
C'est comme un chapitre du long
métrage : on y retrouve les mêmes
personnages, les mêmes décors. En
fait, c'est lors d’une de nos séances
de réflexion durant l'écriture du
long métrage que l'idée du court
métrage a émergé. Le long a pour
protagonistes deux frères, dont l'un
a toujours veillé sur l'autre, qui se
demande s'il doit absolument suivre
la même voie que son frère. »
Il apparaît que les frères Roosens
eux-mêmes n'avaient pas non plus
envisagé de suivre la même voie.
Raf est entré dans une école de
cinéma alors que Jan avait opté pour
des études économiques. « Après
mon diplôme, explique-t-il, je suis
parti à Paris pendant un an et,
lorsque je suis revenu, Raf réalisait
son film de fin d'études. Comme
j'étais en vacances et que j'avais
du temps, je l'ai aidé à produire
son film. Ensuite, j'ai commencé
à travailler comme courtier en
obligations dans la finance. »
« Mais nous sommes frères après
tout et il parlait tout le temps ce
qu'il était en train de faire. Une
nuit, on a décidé de lancer notre
propre compagnie de production.
J'ai démissionné le lendemain et
notre société est née. Au départ,
j'étais celui qui tenait les cordons de
la bourse, mais la collaboration est
devenue plus étroite. »
STYLE ROCOCO
Leur compagnie, Rococo, a une
palette de clients impressionnante.
Son website fourmille de vidéos.
On y trouve la bande annonce du
premier court métrage des Roosens,
Rotkop (Skunk), où l'on retrouve
aussi des gamins qui partent en
ville dans le parc d'une cité. Le
protagoniste principal doit faire un
choix, mais à l'opposé : Olli prend
la parti de sa mère, atteinte d'un
cancer, au lieu de celui de ses
soi-disant amis.
Par chance, les frères Roosens n’ont
jamais été confronté à de tels choix
cornéliens durant leur parcours.
« Quand nous nous sommes lancés,
explique Raf, j’était le réalisateur et
Jan répondait « OK, mais voici ce
que je pense ». Et ses jugements
étaient pertinents. Nous avons donc
collaboré étroitement. Pour l’équipe
et les comédiens, nous apparaissons
comme une seule personne, avec
une seule opinion. »
DEUX RÉALISATEURS,
UNE SEUL VOIX
« Le truc », glisse Jan « c'est
que nous essayons réellement
d'agir comme deux réalisateurs
sur le plateau. L'équipe comme
les comédiens sentent que nous
réalisons main dans la main. Les
seuls discussions que nous avons
se font derrière le combo. C'est
comme cela que ça se passe sur le
tournage : on tourne une scène, on
regarde la prise, on en parle et puis
l'un de nous deux va s'adresser à
l'équipe : « OK, la prise n'est pas
terrible... peut-être qu'on pourrait
essayer un autre angle », ou alors
il se tourne vers les comédiens :
« Essayez plutôt ceci ». Nous n'avons
qu'une seule règle : il ne peut jamais
y avoir de veto. »
Raf confirme : « Ce qui est capital,
c'est que nous essayons d'agir
comme un seul réalisateur sur
le plateau. » Ce qui, affirme-t-il,
se passe naturellement. « Nous
aimons vraiment les mêmes choses
- le même type d'image, la même
manière de raconter une histoire.
Nous sommes vraiment comme une
caisse de résonance l'un vis-à-vis
de l'autre, et c'est le point de positif
dans le fait de travailler ensemble. »
Cette collaboration se poursuivra
évidemment sur le long métrage,
pour lequel ils ont déjà trouvé un
producteur potentiel. « En ce sens,
Cannes fut vraiment une expérience
positive » explique Jan. « Nous avons
rencontré de nombreux producteurs,
de France et d'ailleurs, mais ce fut
également une bonne chose de
rencontrer des professionnels de
l'industrie du cinéma flamand. »
Copain sur flandersimage.com
Paradise
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