La première de Cénie du point de vue de son auteur

Transcription

La première de Cénie du point de vue de son auteur
Extrait d’une lettre de Mme de Graffigny à Devaux
25–27 juin 1750 1
Il est, Monsieur, cinq heures et demie. Et plus même. Je suis donc aux prises avec le
public, mon ami, et je me sauve avec toi. Je me suis éveillée ce matin, après avoir très
peu dormi, en chantant et en dansant, et j’ai dansé, en effet. Tu crois que je suis folle.
Point du tout. C’est d’aise de me bien porter et de penser que je serais décidée
aujourd’hui. J’ai fait mes paquets de billets de parterre qui ne sont pas billets d’auteur,
car ce sont tous gens de théâtre qui m’en ont demandé. Il m’en coûte un beau louis. Je
les ai envoyés. J’ai écrit des billets et puis j’ai voulu me rendormir car j’étais écœurée.
Mais, loin de là, je n’ai fait que répéter ma pièce que je sais mieux que je ne croyais, et
je disais : « On trouvera cela bon, on trouvera ceci mauvais. » Je me suis levée pour finir
cette représentation dont le dénouement n’aurait peut-être pas été bon pour moi. A
onze heures, le petit Riocour est venu avec son carrosse de remise. Je m’en suis allée au
Cours par un vent horrible, mais qui m’a fait grand bien. Eh bien, le croirais-tu ? Le
plaisir de l’air, des arbres, de la verdure, m’a fait oublier Cénie. Je n’ai joui que de ce que
je voyais. J’ai oublié que j’étais la femme du jour, la fable de l’armée. J’étais dans le
désert avec moi-même et un désert charmant. Je suis revenue à une heure. J’ai passé
devant mon tribunal. Le mur était déjà bordé de valets de chambre pour les places. Le
Lévrier 2 est venu dîner, l’abbé de Raynal, le tout s’est bien passé. Mais à trois heures,
au sortir de table, j’ai pensé qu’il n’y en avait plus que deux, et me voilà à enfler non pas
comme la grenouille, mais de belles et bonnes vapeurs. J’en ai été et j’en suis quitte pour
dénouer mon corset et pour faire des bâillements qui ont redoublé avec les minutes et la
montre à la main. Les dîneurs m’ont accablée de plaisanteries et de folies pour me
distraire. Je leur ai déclamé avec véhémence la première scène du cinquième acte de La
Métromanie 3. Ils sont sortis avant cinq heures, et Doudou a voulu lire cette Métromanie
mais elle me rendait encore plus sotte par la comparaison. Je l’ai chassé et me voilà avec
toi, et Minette à la fenêtre pour voir arriver mon laquais que j’ai ceinturé d’une épée et
1
Correspondance de Mme de Graffigny, éd. J. A. Dainard, English Showalter (Oxford, 1985-
2016), t.10, lettre 1566.
2
Surnom de Dromgoole.
3
Comédie de Piron qui passe pour un chef-d’œuvre.
que j’ai envoyé au parterre afin de venir à la fin du second acte me dire des nouvelles.
C’est pour les deux premiers que je crains le plus. Je crois que le tableau de mon âme
dans ce grand jour te fait plaisir.
Voilà mon laquais revenu. Il est resté jusqu’après le trois. Il dit que les
applaudissements laissaient à peine le temps de jouer, qu’ils ont été à chaque mot, à
chaque moment, que dans le parterre on disait : « Ah, que c’est beau ! De qui est-ce ? –
C’est de Mme de G... – Ah, cela ne m’étonne pas » répondit-on. Voilà Doudou qui se
trouve mal de joie. Minette étouffe, elle est hors d’elle et moi, je continue tranquillement
à t’écrire. Il me semble encore que ce n’est pas vrai. Je suis stupéfaite et rien de plus. Il
faut que je te quitte car mes satellites me font un train horrible de ma froideur. Ils me
chantent pouille. Il faut finir, mais je te reprendrai à mon aise, va, mon ami, et nous
causerons.
Vendredi après-midi 26 juin 1750
Toutes mes connaissances et amis coururent hier en foule ici, mon ami. Ils étaient si
transportés qu’ils me refroidirent. Ils étaient fous, il n’y avait pas de quoi s’asseoir. On se
poussait, on se baisait, on criait, ah quel chaos ! Tu comprends par là que le succès est
complet. On a battu des mains sans discontinuation entre le quatre et le cinq, et à
l’annonce, cela a duré un quart d’heure. Te voilà en repos. Venons aux détails. Il y avait
une cabale au parterre contre laquelle on s’est fâché tout de bon jusqu’aux injures, et il a
fallu qu’elle se taise. A la fin une voix dit tout haut : « Qui sont les coquins qui peuvent
cabaler contre une femme ? » Un autre dit : « Y a-t-il ici des femmes habillées en
homme ? » Il y a eu quelques petits murmures contre les mots de « sages-femmes » et
« vos insolents refus ». Tout le monde s’est rapporté à me faire faire cinq ou six petites
corrections que j’ai faites ce matin. Les lettres trop longues, des mots par-ci par-là. Tout
cela a été corrigé ce matin. Je suis accablée de lettres, de billets et de vers. J’en viens de
recevoir de M. Bret 4, que je ne connais point du tout. Je t’envoie tout cela. [...]
4
Jeune écrivain à ses débuts qui deviendra un des amis préférés de Mme de Graffigny;
elle sera même tentée de devenir sa maîtresse.
27 juin 1750
Je ne pus aller plus loin hier, mon ami, et me voici ce matin ayant oublié mille choses
car de monde et de chaos j’ai la tête troublée. L’abbé de La Porte 5 vint hier tout nuit et
me chanta les mêmes choses. Il venait de la part de l’abbé de Lattaignant me demander
la permission de m’envoyer son livre. C’est un recueil de ses vers et chansons. Je ne te
l’ai pas envoyé parce qu’il coûte six francs. Si tu le veux, tu n’as qu’à dire.
T’ai-je dit que la Gaussin vint jeudi après la comédie ? Elle sautait, elle dansait,
elle était comme la plus jolie petite folle qu’on puisse voir. Je la baisai mille fois.
Je vais ce soir entendre les mains. J’ai un peu peur et si Nicole ne m’avait pas
huée hier de ma poltronnerie, je n’y aurais pas été. Minette a quitté son sang-froid. Elle
enrage d’y aller et veut traverser les foyers pour se faire voir parce qu’on dit qu’elle est
Cénie comme on disait qu’elle était Zilia. Au reste, il est prouvé, démontré, que la
cabale est de ton Idole. Heu, qu’en dis-tu ? Il est parti jeudi matin pour la Prusse, cela
est certain.
5
Journaliste et homme de lettres. Lattaignant est aussi un écrivain.