G3/400-D66192-619 à 652

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G3/400-D66192-619 à 652
PROJETS DE VILLE ET GOUVERNANCE URBAINE
Pluralisation des espaces politiques
et recomposition d’une capacité d’action collective
dans les villes européennes
GILLES PINSON
es villes européennes sont devenues des espaces politiques pluralistes. L’image
de dispositifs de gouvernement urbain centrés autour d’institutions politiques et
de grands élus concentrant la majeure partie des ressources nécessaires à la
conduite des politiques urbaines et à l’intégration des sociétés urbaines a la peau dure.
Pourtant, la réalité empirique dans laquelle s’enracine cette vision, elle, a vécu. Les systèmes de gouvernance des villes européennes 1 ont connu dans les vingt dernières années
un processus de pluralisation, autrement dit de multiplication des acteurs et de dispersion
des ressources nécessaires à ces mêmes politiques urbaines. Pour autant, ce phénomène
de pluralisation n’est pas synonyme d’ingouvernabilité 2 ou d’absence de capacité
d’action dans les villes. Au contraire, les phénomènes de multiplication des acteurs et de
dispersion des ressources peuvent engendrer des mécanismes 3 de recomposition des
rapports entre acteurs et des innovations en matière d’instrumentation de l’action
publique qui, dans certaines conditions, peuvent renforcer la capacité 4 des systèmes
L
1. On désignera ici par « systèmes de gouvernance » l’ensemble des institutions, dispositifs
et processus d’action qui permettent d’articuler des ressources et de coordonner l’action d’une
pluralité d’acteurs et de groupes dans le cadre de la mise en œuvre de politiques publiques.
2. Nous nous écarterons ici nettement des conclusions de Douglas Yates selon lequel la
multiplication des intérêts présents dans les villes et la dispersion consécutive des ressources
sont grosses d’un « street fighting pluralism », autrement dit d’une situation de totale ingouvernabilité. Cf. Douglas Yates, The Ungovernable City : The Politics of Urban Problems and
Policy Making, Cambridge, Ma., MIT Press, 1977.
3. Nous nous inspirons de la notion de mécanisme telle qu’elle est définie par Peter Hedström
et Richard Swedberg dans « Social Mechanisms : An Introductory Essay », dans Peter Hedström,
Richard Swedberg (eds), Social Mechanisms, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 131. Cette perspective analytique, que l’on pourrait rapprocher de la théorisation de moyenne portée
de Merton, se situe entre (et comme alternative à) la perspective nomothétique et la perspective descriptive. Cette approche vise à mettre au jour des mécanismes générateurs établissant un lien causal
entre deux phénomènes sociaux. Un mécanisme, c’est un ensemble systématique d’affirmations qui
permet de rendre compte de quelle manière un phénomène A est lié à un phénomène B.
4. Nous reprenons la notion de capacité telle que développée par Clarence Stone dans ses travaux sur les régimes urbains (et telle que Rémi Dormois, par exemple, l’a utilisée dans sa thèse).
Stone propose une définition du pouvoir politique non plus tant comme contrôle social et domination politique assurée par les mandats électoraux, mais comme une capacité d’agir, d’atteindre des
objectifs et, pour ce faire, de mobiliser des ressources qui, dans les villes, sont le plus souvent dispersées. Au travers de la notion de capacité politique, c’est donc à un déplacement des questionnements des sciences sociales sur la ville auquel on assiste : la capacité de production sociale devient
aussi importante que la capacité d’asseoir un contrôle politique et social. Cf. Clarence N. Stone,
Regime Politics. Governing Atlanta 1946-1988, Lawrence, University Press of Kansas, 1989 ;
« Urban Regimes and the Capacity to Govern : A Political Economy Approach », Journal of
Urban Affairs, 15 (1), 1993, p. 1-28 ; Rémi Dormois, « Coalitions d’acteurs et règles d’action collective dans les dynamiques de planification urbaine. Une comparaison entre Nantes et Rennes
(1977-2001) », thèse de doctorat de science politique, Université de Montpellier I, 2004.
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Revue française de science politique, vol. 56, n° 4, août 2006, p. 619-651.
© 2006 Presses de Sciences Po.
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d’action collective urbains. Par ailleurs, ce phénomène de pluralisation n’est pas non
plus incompatible avec la consolidation de structures de pouvoir asymétriques dans les
villes. Il s’agit ici d’écarter la critique classique faite aux travaux pluralistes selon
laquelle ils donneraient à voir des systèmes décisionnels totalement ouverts et une égalisation des conditions faites aux différents groupes impliqués dans la (les) politique(s)
urbaine(s) 1. Si la structure du pouvoir urbain s’est complexifiée et pluralisée dans les
deux dernières décennies, les villes européennes ne sont pas devenues ingouvernables ni
plus « démocratiques » pour autant.
La première des hypothèses que nous tenterons de valider est celle-ci : la pluralisation des systèmes politiques urbains est d’abord le résultat de la complexification
des sociétés urbaines depuis une trentaine d’années. Mais elle est aussi le fruit de
l’ouverture des agendas urbains qui s’en est suivie. On désignera par agenda urbain
l’ensemble des faits sociaux ayant un statut de problèmes publics, faisant l’objet de
controverses et de débats à l’échelle d’une agglomération urbaine et appelant une
intervention publique à cette même échelle 2. À partir du milieu des années 1980, on
assiste dans les villes européennes à l’ouverture des agendas à de nouveaux enjeux et
à une redistribution des ordres de priorité entre enjeux d’action publique urbaine.
Ceux qui sont liés au développement économique et à l’attractivité des territoires
urbains prennent une importance qu’ils n’avaient pas jusque-là, reléguant d’autres
enjeux tels que l’encadrement de l’urbanisation, le logement ou encore les équipements collectifs 3. Ces transformations de la structure des agendas urbains activent des
processus de démonétisation/valorisation de ressources politiques et sociales dont sont
porteurs les acteurs, groupes et institutions impliqués dans les politiques urbaines. Ce
sont ces processus qui sont à l’origine de la pluralisation des systèmes de gouvernance
urbaine.
Notre deuxième hypothèse est que de nouveaux instruments d’action publique
ont été inventés dans les années 1980 et 1990 afin justement de faire prospérer ces
situations pluralistes et d’éviter qu’elles ne débouchent sur des situations d’ingouvernabilité. Parmi ces instruments, il en est un qui occupe une position privilégiée
dans l’arsenal des acteurs urbains et qui fera l’objet ici de notre attention : le projet.
Nous regroupons sous ce terme à la fois les projets urbains et les projets de ville ou
d’agglomération. Les premiers constituent des opérations de régénération urbaine
visant à requalifier des « morceaux » de ville situés souvent dans le centre des agglomérations, à valoriser les qualités particulières des lieux (présence de l’eau, patrimoine architectural, friches industrielles) et à doter la ville d’équipements de prestige lui permettant de se positionner favorablement dans la compétition interurbaine.
Les seconds incarnent le renouveau qu’a connu la planification urbaine à partir des
années 1980. En effet, cette période est marquée par une relance de l’activité prospectiviste et planificatrice dans les villes européennes dans un contexte jugé plus
concurrentiel par les édiles urbains. Les projets de ville témoignent néanmoins de
notables évolutions par rapport à la planification telle qu’elle était pratiquée dans les
1. David Judge, « Pluralism », dans David Judge, Gerry Stoker, Harold Wolman (eds),
Theories of Urban Politics, Londres, Sage, 1995, p. 13-34.
2. Philippe Garraud, « Agenda/émergence », dans Laurie Boussaguet et al. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 51.
3. Thématiques dont l’émergence au cours des années 1960 et 1970 avait elle-même
engendré une redistribution du pouvoir dans les villes françaises : cf. Bruno Jobert, Michèle
Sellier, « Les grandes villes : autonomie locale et innovation politique », Revue française de
science politique, 27 (2), avril 1977, p. 205-227.
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Projets de ville et gouvernance urbaine
années 1960 et 1970. La visée spatialiste – accompagner le développement économique par l’aménagement de l’espace – tend à céder le pas sur une visée stratégique : situer la ville par rapport à son environnement et développer ses avantages
comparatifs. Ces deux types de projet partagent un certain nombre de caractéristiques communes. D’abord, les enjeux spatiaux et tout particulièrement de redistribution des valeurs urbaines et de consommation collective y cèdent le pas aux
enjeux économiques et stratégiques. Ensuite, les projets introduisent un nouvel
enjeu qui était marginal sinon inexistant dans les formes de planification classiques,
celui de la mobilisation sociale : le projet vise autant à mobiliser les acteurs, groupes
et institutions urbains et à constituer la ville en acteur collectif 1 qu’à l’organiser spatialement. Enfin, et ceci est lié à cet objectif de mobilisation sociale, les projets sont
caractérisés par des modes d’action interactionnistes, négociés et incrémentaux, ces
dispositions étant conçues par ceux qui les mettent en œuvre comme le meilleur
moyen de pallier la pluralisation des systèmes d’acteurs urbains, la dispersion des
ressources et d’assurer un niveau de mobilisation constant de l’acteur collectif
urbain face à un environnement changeant.
Contrairement à un certain nombre d’instruments d’action publique territoriale
– le contrat, le partenariat –, le projet n’a suscité que très peu d’intérêt et d’interrogations dans la communauté politiste 2. Pourtant, l’analyse des dynamiques de projet
apporte deux types d’éléments de compréhension et d’explication des dispositifs et
processus de gouvernance des villes. D’une part, et c’est ce que nous verrons dans la
première partie, en tant qu’unités d’analyse, les processus de projet constituent
d’excellentes occasions de comprendre la structure du pouvoir dans les villes et
d’attester du processus de pluralisation mentionné plus haut. En effet, les projets sont
des dispositifs d’action collective trans-sectoriels, partenariaux et mobilisant sur des
temps relativement longs une pluralité d’acteurs, de groupes et d’institutions. Ils
ouvrent la fabrique des politiques urbaines au-delà de la communauté restreinte des
élus et des planificateurs publics et font interagir des élites urbaines autour de la définition du futur des villes. Dès lors, ils offrent des situations d’observation privilégiées
de la structure des rapports de force et de distribution des ressources dans une ville.
D’autre part, et ce sera l’objet de la deuxième partie, le projet est aussi un instrument
1. Patrick Le Galès, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation,
gouvernement, gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
2. À l’exception notable du travail de Demeestere et Padioleau sur les pratiques de planning stratégique, qui constituent un aspect de ce que nous appelons ici les projets de ville : cf.
René Demeestere, Jean-Gustave Padioleau, Politique de développement et démarches stratégiques des villes, Paris, Rapport au Plan Urbain, 1990. Cette indifférence politiste est à mettre
en rapport avec le fort investissement dont a fait l’objet le projet au sein de la communauté
scientifique de l’aménagement et de l’urbanisme. Cf. Olivier Chadoin, Patrice Godier, Guy
Tapie, Du politique à l’œuvre. Bilbao, Bordeaux, Bercy, San Sebastián. Systèmes d’acteurs des
grands projets urbains et architecturaux, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2000 ; Philippe Genestier, « Que vaut la notion de projet urbain ? », L’Architecture d’aujourd’hui, 288,
1993, p. 40-46 ; Bernard Haumont, « Un nouveau champ pour l’architecture et ses recherches.
Le projet urbain », Les Cahiers de la recherche architecturale, 32-33, 1993, p. 103-110 ;
Patrizia Ingallina, Le projet urbain, Paris, PUF, 2001 (Que sais-je ?) ; Alain Motte, Schéma
directeur et projet d’agglomération : l’expérimentation de nouvelles politiques urbaines spatialisées (1981-1993), Paris, Juris-service, 1995 ; Franck Scherrer, « Projet », dans Serge
Wachter (dir.), Repenser le territoire. Un dictionnaire critique, La Tour d’Aigues, DATAR/
Éditions de l’Aube, 2000, p. 63 ; François Tomas, « Projets urbains et projets de ville », Les
Annales de la recherche urbaine, 68-69, 1995, p. 134-143 ; Jean-Yves Toussaint, Monique Zimmermann (dir.), Projet urbain, ménager les gens, aménager la ville, Sprimont, Mardaga, 1998.
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Gilles Pinson
d’action publique 1 qui vise à faire prospérer des situations de pluralisme dans les
villes. Il permet ainsi de comprendre les mécanismes de recomposition d’une capacité
d’action collective dans des univers pluralistes et fragmentés. Enfin, nous verrons
dans une troisième partie que, s’ils sont un facteur de pluralisation de la fabrique des
politiques urbaines et de recomposition d’une capacité d’action collective urbaine, les
projets ne contribuent pas pour autant à une démocratisation des dispositifs de gouvernance urbaine. On peut même faire l’hypothèse qu’ils constituent des vecteurs d’émergence dans les villes de formes de gouvernance tout à la fois collégiales et élitistes.
Les différents constats énoncés ici sont le produit de recherches menées sur divers
projets articulant une dimension de projet de ville et une dimension de projet urbain à
Marseille, Nantes, Venise, Turin et Manchester. Faute de place, il sera difficile d’étayer
ces constats par un recours extensif aux monographies et nous nous contenterons ici
de recourir à nos cas d’étude à titre d’illustration ; nous nous bornerons donc à présenter rapidement les processus de projets qui ont fourni les terrains de notre recherche
et nous nous permettons de renvoyer à notre thèse pour un exposé plus exhaustif de
chacun de ces processus 2.
Le projet Euroméditerranée à Marseille porte sur un périmètre de 311 hectares
comprenant des zones urbaines et des zones arrière-portuaires. L’idée d’un grand
projet de requalification urbaine et de reconversion économique à Marseille germe au
milieu des années 1980, dans un contexte de crise économique et urbaine grave, conséquence du lent délabrement du système industrialo-portuaire qui a fait la fortune de la
ville au 19e siècle et dans la première moitié du 20e. Par la suite, le projet est progressivement endossé par l’État à la demande des acteurs locaux. Un établissement public
est créé en 1995 pour prendre en charge l’élaboration et la mise en œuvre du projet,
l’Établissement public d’aménagement Euroméditerranée (EPAEM). L’opération est
dotée d’un budget de 260 millions d’euros pour la période 1995-2000, puis de
370 millions d’euros pour la période 2000-2006. Dans les premiers temps, cependant,
l’initiative ne prend pas ; la société locale, les élus locaux, notamment, n’embrayent
pas sur l’impulsion initiale de l’État. Aucun signe de mobilisation territoriale décisive
n’apparaît, ce qui peut s’expliquer par les modes de conduite du projet privilégiés par
l’EPAEM. En effet, la mise en place d’un établissement public d’aménagement va
avoir pour effet de réduire le projet à sa dimension aménagement, d’en faire un projetobjet, un plan figé et un programme immobilier, et de le priver de sa dimension de processus de mobilisation sociale. En 1998, le renouvellement de l’équipe de l’EPAEM
permet une évolution des pratiques de l’établissement et de ses relations avec son environnement local. Des formes d’élaboration de projet plus ouvertes et plus interactives,
moins surdéterminées par l’expertise aménageuse des responsables de l’EPAEM ont
permis de tisser des liens avec d’autres types d’acteurs. Ces nouvelles pratiques ont
permis une meilleure intégration de l’institution dans son contexte territorial, même si
le portage politique du projet demeure incertain.
Le projet Île de Nantes entend faire d’une île de 350 hectares située au cœur de
l’agglomération nantaise et constituant un ensemble dépourvu d’unité associant
1. Gilles Pinson, « Le projet urbain comme instrument d’action publique », dans Pierre
Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences
Po, 2004, p. 199-233.
2. Gilles Pinson, « Projets et pouvoirs dans les villes européennes. Une comparaison de
Marseille, Venise, Nantes et Turin », thèse de science politique sous la direction de Joseph Fontaine et Patrick Le Galès, Université de Rennes I, 2002.
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Projets de ville et gouvernance urbaine
activités et friches industrielles et portuaires, zones résidentielles, équipements collectifs et activités tertiaires, le nouveau centre d’une agglomération en pleine croissance démographique. Allié à des démarches prospectives et de planification stratégique, le projet est ici clairement utilisé comme outil de renforcement de la visibilité
de l’agglomération à l’extérieur et de fédération des acteurs en son sein. Le projet
Île de Nantes est aussi l’occasion d’expérimenter de nouvelles manières de planifier
et d’aménager : intégration de différentes temporalités et gestion des incertitudes ;
utilisation du plan d’urbanisme comme outil de dialogue, d’interactions, d’accumulation de connaissances pour l’action et de construction de normes partagées plutôt
que de règles juridiques ; association des acteurs privés et des dynamiques de
marché à la construction du projet et, au-delà, d’un système d’acteurs urbains
pérenne.
Le projet de requalification de la zone industrialo-portuaire de Porto Marghera à
Venise est emblématique des efforts de la ville de sortir d’une situation d’ingouvernabilité dont elle souffre depuis l’après-guerre. Porto Marghera est une zone de quelques
2000 hectares qui héberge notamment des activités pétrochimiques à l’origine à la fois
de graves déséquilibres environnementaux et de problèmes sociaux liés à la restructuration du secteur des industries lourdes. Jusqu’au début des années 1990, cette zone
échappe au contrôle du gouvernement urbain vénitien et est essentiellement gérée par
les grandes entreprises, souvent publiques, qui l’occupent. Par la suite, la situation
évolue avec sa restitution à la commune de Venise du pouvoir de planification de la
zone. La reprise en main de Porto Marghera par le gouvernement urbain de Venise
correspond, en outre, à l’arrivée d’un maire, Massimo Cacciari, faisant partie de la
première génération de maires italiens élus au suffrage universel direct. Le projet mis
en œuvre à Porto Marghera est emblématique de la stratégie politique de l’équipe
Cacciari. Il s’agit de restaurer une capacité politique locale face aux forces extra-territoriales (tourisme et industries nationales) qui gouvernent la ville par défaut, en
élaborant une vision globale de la ville et en associant les forces économiques et
sociales locales à sa mise en œuvre dans différents secteurs. À Porto Marghera, cette
vision est opérationnalisée par un système de planification souple ouvrant un espace
de négociation entre acteurs publics et privés et visant explicitement à enclencher
une dynamique d’institutionnalisation d’un système d’acteurs. À travers le projet, le
gouvernement urbain entend construire une capacité des acteurs qui composent le
système local à se reconnaître réciproquement, à reconnaître la ville comme espace
politique légitime de régulation des conflits et ambitionne ainsi à mettre fin à une
situation de dépendance du système urbain à l’égard des ressources et des médiations
extérieures.
À Turin, notre enquête a porté sur l’élaboration d’un plan stratégique, Torino
Internazionale, dont la première mouture a été adoptée au début de l’année 2000 et
dont la deuxième version est en cours d’élaboration. L’objectif explicite des promoteurs du plan est l’internationalisation de la ville, autrement dit à la fois de faire
connaître la ville en dehors de ses murs et d’y attirer ou d’y développer des fonctions
internationales dans les domaines économique et culturel. Mais le processus de projet
a aussi un objectif plus implicite : donner à la ville une capacité d’action collective.
Pour l’équipe municipale de Valentino Castellani, maire de centre gauche qui fait aussi
partie de cette génération d’édiles élus directement par le peuple, il s’agit, grâce à un
processus de planification stratégique ouvert aux différents groupes sociaux et institutions qui composent la ville, de sortir de la structure de rapports socio-politiques qu’a
légués la Fiat à Turin. Née à Turin, la plus grande entreprise italienne est considérée
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comme l’acteur dominant des dispositifs de gouvernement de la ville 1. Elle a largement influé sur l’orientation des politiques urbaines de la ville et y a imposé un style
de relations marquées par le poids de la hiérarchie. Au travers du plan stratégique, il
s’agit rien moins que de rompre avec cette organisation sociale et de démultiplier les
rapports entre groupes sociaux et institutions, de les fédérer autour d’une vision commune de la ville et de constituer celle-ci en acteur collectif.
Enfin, à Manchester, nous nous sommes penchés sur les projets de requalification
des quartiers centraux et les candidatures à l’organisation des Jeux olympiques. Bien
que n’ayant pas permis à la ville de décrocher l’organisation des JO, les mobilisations
autour des candidatures et les grands travaux qu’elles ont engendrés n’en ont pas
moins fourni de précieux mécanismes de coalition et ont permis à l’ancienne métropole industrielle de faire figure aujourd’hui de ville dynamique et attractive.
PROJETS DE VILLE ET PLURALISATION
DES ESPACES POLITIQUES URBAINS
À partir de la fin des années 1980, les projets de ville et les projets urbains se multiplient dans les grandes villes européennes. Les villes se lancent dans de grandes opérations d’urbanisme censées les positionner sur le marché des « Eurocités ». La planification urbaine connaît, en outre, un second souffle en étant redéfinie comme activité
visant à activer des processus de mobilisation des élites urbaines autour de la définition
du positionnement stratégique des villes. Ces projets témoignent de l’irruption de nouveaux enjeux au sein des agendas urbains – reconquête des centres-villes, positionnement stratégique, attractivité – qui brouillent les équilibres politiques existants et redéfinissent la valeur des ressources dont sont porteurs les acteurs des politiques urbaines.
NOUVEAUX ENJEUX D’ACTION PUBLIQUE URBAINE
ET RECOMPOSITION DU SYSTÈME DES RESSOURCES POLITIQUES
L’ouverture des agendas urbains
Les années 1980 et 1990 constituent une période de mutations profondes des
agendas urbains. Cette évolution a des origines anciennes, puisque dès les années
1970, sous la pression des mutations économiques, on voit les grandes villes européennes ajouter à leurs anciennes compétences de nouvelles initiatives dans le
domaine de la planification ou du développement économique 2. Cependant, dans les
années 1980, on arrive à un point de maturation de ces évolutions. L’apparition des
projets en constitue un bon témoin.
Ces projets urbains ou projets de ville, qui viennent s’ajouter – plutôt qu’ils ne les
remplacent – aux outils plus classiques de la planification et de l’aménagement, sont
1. Selon la lecture canonique d’Arnaldo Bagnasco, sociologue turinois et « mentor »
intellectuel de Torino Internazionale : cf. Arnaldo Bagnasco, Torino : un profilo sociologico,
Turin, Einaudi, 1986.
2. Patrick Le Galès, Politique urbaine et développement local. Une comparaison francobritannique, Paris, L’Harmattan, 1993.
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Projets de ville et gouvernance urbaine
les vecteurs de l’apparition de nouvelles priorités d’action publique urbaine 1. Ils font
d’abord de l’urbanisme et de la planification des outils d’activation du développement
économique, alors qu’on les concevait jusque-là comme des outils de régulation des
effets spatiaux du développement économique 2. Par ailleurs, alors que l’urbanisme de
plan se caractérisait par une approche très quantitative des politiques urbaines, l’urbanisme de projet marque l’apparition de préoccupations plus qualitatives liées à un
souci nouveau d’attractivité du territoire. Ce qu’une ville doit offrir, ce ne sont plus
uniquement des surfaces constructibles et des infrastructures, mais des espaces
urbains de qualité, des centres anciens reconquis et une certaine qualité architecturale
et environnementale 3.
Avec les projets, les agendas urbains s’ouvrent aussi aux enjeux relatifs à l’identité et l’image de la ville et à son positionnement vis-à-vis du monde extérieur.
Répondre à la question « qui sommes-nous ? » devient un préalable incontournable à
l’action publique urbaine, notamment à l’approche de l’ouverture du marché unique
en 1992 4. Pour s’y mouvoir, nombre d’experts les enjoignent de se doter d’un projet
leur permettant de poursuivre « une ambition globale sous-tendue par l’affirmation
d’une identité forte » 5. Souvent, la mise en exergue d’une stratégie se double du lancement de ce que des auteurs ont appelé les « flagship physical development
projects » 6, grands équipements, morceaux de ville ou infrastructures qui contribuent
à constituer une « adresse internationale ».
Par ailleurs, avec les projets, la question de la capacité organisationnelle des villes
fait son apparition sur les agendas urbains 7. Les démarches de projet n’ont pas qu’une
vocation de communication externe, elles ont aussi une vocation interne à engager les
sociétés urbaines dans des exercices réflexifs visant à actualiser et valoriser leurs ressources propres et à constituer la ville en acteur collectif. L’exercice consiste souvent
à impliquer les groupes et institutions constituant ladite société dans des activités
d’interprétation du territoire et de construction d’un cadre cognitif commun concernant ses ressources propres, ses faiblesses et ses rapports avec son environnement. Ce
diagnostic partagé doit ensuite déboucher sur la construction de programmes d’action
1. René Demeestere, Jean-Gustave Padioleau, op. cit. ; Peter Newman, Andy Thornley,
Urban Planning in Europe : International Competition, National System and Planning Projects, Londres, Routledge, 1996 ; Luigi Mazza, Trasformazioni del piano, Milan, Franco
Angeli, 1997.
2. Susan Fainstein, « Promoting Economic Development : Urban Planning in the US and
GB », Journal of the American Planning Association, 57 (1), 1991, p. 22-33.
3. On assiste, avec l’urbanisme de projet, à la réconciliation des impératifs de développement économique et des impératifs culturalistes de défense du modèle de la ville européenne,
dense et mixant les fonctions. L’urbanisme de projet incarne assez bien le tournant postmoderne des politiques urbaines décrit par David Harvey, The Condition of Post-Modernity,
Oxford, Blackwell, 1989.
4. Il faut noter l’importance de l’impact en France sur les représentations des territoires en
compétition dans une Europe en voie d’intégration de l’étude publiée en 1989 du GIP-Reclus
sur les hiérarchies urbaines européennes. Cf. Roger Brunet et al., Les villes européennes, Paris,
GIP-Reclus, DATAR, La Documentation française, 1989.
5. Jean Bouinot, Bruno Bermills, La gestion stratégique des villes : entre compétition et
coopération, Paris, Armand Colin, 1995, p. 7.
6. Alan Harding, Michael Parkinson et al. (eds), European Cities Towards 2000. Profiles,
Policies and Prospects, Manchester, Manchester University Press, 1994.
7. Leo Van den Berg, Erik Braun, Jan Van der Meer, « The Organising Capacity of Metropolitan Regions », Environment and Planning C : Government and Policy, 15 (3), 1997, p. 253272.
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Gilles Pinson
permettant de valoriser ces ressources. Cette activité d’interprétation a vocation à
générer un alignement cognitif entre les acteurs et les groupes qui composent la ville
et à développer leur capacité d’action collective.
Alors qu’on pourrait, à première vue, les considérer comme des initiatives essentiellement extraverties, vouées à produire une image à destination de l’extérieur,
comme les signes d’un mimétisme institutionnel contraignant les villes à s’aligner sur
des standards en matière de politiques urbaines et de communication externe, les projets apparaissent aussi comme les reflets de dynamiques d’autonomisation et d’hétérogénéisation des agendas urbains. Les processus de projet sont souvent l’occasion
d’une problématisation différente des enjeux urbains d’une ville à l’autre, largement
déterminée par des variables politiques, sociales et économiques locales (rapports
sociaux et politiques, enjeux locaux, structures productives, etc.) et d’une redécouverte de ressources territoriales elles aussi spécifiques. Le cas du projet stratégique de
Turin est assez emblématique de cette refonte de l’agenda local consécutive à la
découverte de problématiques et de ressources propres à la ville. Alors que c’est la
question de l’internationalisation de la ville et sa visibilité à l’extérieur qui motivait
initialement les promoteurs du plan, le processus d’élaboration du projet a fait émerger
d’autres questions et de nouvelles ressources. Les parties prenantes se sont ainsi
convaincues que la présence de la Fiat n’avait pas uniquement légué un système de
rapports socio-économiques verticaux et hiérarchiques, mais qu’en externalisant certaines fonctions, la firme automobile avait laissé s’émanciper des PME excellant dans
des secteurs de pointe tels que le design ou la construction d’usines et capables de
s’affranchir de la dépendance aux donneurs d’ordre. La découverte de cette réalité peu
connue a amené les acteurs mobilisés à s’écarter d’une vision du futur de la ville structuré autour des services et tournant le dos au passé industriel de la ville. Cette découverte a débouché sur des mesures de soutien public aux réseaux de PME locales.
Les processus de projet confirment certaines des hypothèses des tenants du néolocalisme 1 selon lesquelles, face à la globalisation, les élites locales mettent en place
des politiques valorisant les spécificités de chaque territoire. On débouche ainsi sur un
paysage d’agendas urbains et de politiques territoriales contrastées d’une ville à
l’autre. Sellers indique, dans une comparaison de politiques urbaines menées en
France, en Allemagne et aux États-Unis, que le contenu et les effets de ces politiques
peuvent autant varier entre villes d’un même pays qu’entre des villes de pays
différents 2. Pour notre part, sur bien des aspects, nous avons remarqué plus de similitudes entre le projet nantais et les projets italiens qu’entre les deux projets français
observés.
La recomposition du système des ressources politiques
L’apparition des démarches de projet est la concrétisation de l’érosion des
agendas urbains caractéristiques de ce que Andrew et Goldsmith ont appelé les
« class/welfare-based systems of politics and parties » 3, qui ont structuré la vie politique des villes européennes jusqu’aux années 1980. Les gouvernements urbains ne
1. Edward Goetz, Susan Clarke, The New Localism, Londres, Sage, 1993.
2. Jeffrey Sellers, Governing from Below, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
3. Carol Andrew, Michael Goldsmith, « From Local Government to Local Governance –
and Beyond ? », International Political Science Review, 19 (2), 1998, p. 101-117, dont p. 104.
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Projets de ville et gouvernance urbaine
sont plus cantonnés dans des compétences de redistribution et de consommation collective, mais élargissent leur champ d’action au développement économique et à la
promotion du territoire. Les agendas locaux ne constituent plus les succursales standardisées de l’agenda national, ni l’intérêt général local, une déclinaison de l’intérêt
général national 1. Dès lors, la recomposition des agendas bouleverse la hiérarchie des
ressources politiques valorisables dans les processus de gouvernement des villes et les
rapports entre les acteurs impliqués dans ces processus. Michael Keating indique que
la globalisation et la compétition croissante entre les territoires ont engendré ce qui
peut apparaître à première vue comme un paradoxe : les options politiques des gouvernements urbains sont de plus en plus contraintes par l’enjeu de la compétition territoriale, mais, parallèlement, l’irruption de ces enjeux a accru le caractère pluraliste
des systèmes politiques urbains 2. Les dispositifs de clôture de l’agenda urbain que
certains groupes avaient mis en place et qui leur permettaient de valoriser leurs propres
ressources politiques ont été partiellement mis à bas par l’apparition de nouvelles
questions qui exigent la mise en œuvre d’autres ressources. L’étude des projets urbains
confirme cette évolution du poids relatif des différentes ressources politiques.
Les ressources « classiques » sur lesquelles se fondait le pouvoir des élus et de
certains fonctionnaires locaux sont dévaluées dans ce nouveau contexte. La démonétisation frappe les ressources permettant de contrôler les suffrages de certains groupes
sociaux urbains et de les clientéliser, d’une part, et les ressources permettant d’exercer
une influence politique auprès des représentants de l’État. Jusqu’aux années 1970, les
ouvriers, les petits employés et la petite bourgeoisie liée au commerce et à l’industrie
constituent le gros de la population des grandes villes européennes. Les enjeux politiques liés aux conditions d’existence des catégories populaires (logement, emploi
industriel, accès à l’emploi public, etc.) occupent une place centrale sur les agendas
urbains. Par ailleurs, les clivages socio-politiques qui structurent la vie politique locale
et les logiques d’affiliation entre groupes sociaux urbains, d’une part, et formations et
leaders politiques, d’autre part, sont assez clairs. Dans cette situation, les ressources
valorisées sont celles qui permettent à des élus de contrôler politiquement et de clientéliser les groupes sociaux : proximité sociale avec ces groupes, contrôle des structures
partisanes et syndicales locales, ancrage dans certains réseaux de sociabilité, contrôle
des systèmes d’attribution des logements et des emplois publics 3. La satisfaction de
ces demandes est quasi entièrement liée à la capacité d’établir des liens de coopération
1. Olivier Borraz évoque le jacobinisme des maires bâtisseurs qui gouvernent les grandes
villes françaises durant les Trente Glorieuses. Leur conception de l’intérêt général recoupe
celle des représentants de l’État. L’intérêt général de leur ville n’est qu’une déclinaison de
l’intérêt national, parce que la ville est une composante fonctionnelle d’un ensemble économique et social dont l’organisation ne peut se concevoir qu’à l’échelle nationale. Le maire
bâtisseur de l’époque « appréhende les problèmes locaux à travers les grands thèmes inscrits
sur l’agenda national » : Olivier Borraz, Gouverner une ville, Besançon 1959-1989, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 92.
2. « Cities are becoming internally more pluralist while at the same time, the policy
options of governing regimes are curtailed by the needs of competition » [« Les villes deviennent plus pluralistes en interne, tandis qu’en même temps, les options politiques des équipes
gouvernantes sont limitées par les contraintes de la concurrence »] : Michael Keating, Comparative Urban Politics. Power and the City in the US, Canada, Britain and France, Aldershot,
Edward Edgar, 1991, p. 10.
3. Cesare Mattina, La régulation clientélaire. Relations de clientèle et gouvernement
urbain à Naples et à Marseille (1970-1980), thèse de doctorat de science politique, Université
Pierre Mendès France/Institut d’études politiques de Grenoble, 9 décembre 2003.
627
Gilles Pinson
stable avec les services centraux et extérieurs de l’État, détenteurs presque exclusifs
des ressources financières, techniques et juridiques propres à satisfaire ces demandes.
Concrètement, dans ce contexte, les ressources politiques valorisées sont la capacité
d’accéder au centre pour obtenir des financements et d’obtenir une coopération des
services déconcentrés de l’État à la mise en œuvre d’objectifs politiques en termes de
logement, d’équipement et de redistribution.
Le mécanisme de pluralisation du gouvernement des villes dans les années 19801990 est le résultat d’une recomposition des agendas qui est elle-même le produit,
entre autres, des mutations sociales qui affectent les villes européennes. Dans cette
période, la stratification sociale des villes se complexifie. Le développement des
classes moyennes et de la petite bourgeoisie liée au secteur public, l’affaiblissement
du poids relatif des classes populaires, l’hétérogénéisation des conditions d’existence
complexifient à leur tour les modalités d’organisation, d’expression et de représentation des sociétés urbaines 1. La montée de l’abstention et de la volatilité électorale
témoigne du fait que les logiques d’affiliation politique des groupes sociaux ne sont
plus aussi évidentes 2. Le travail politique de proximité visant à s’assurer de la fidélité
électorale de groupes sociaux ou de réseaux tend à produire un résultat de plus en plus
incertain 3. Ces évolutions, associées au poids croissant de la compétition territoriale
et aux transformations des rapports entre villes et États, constituent une incitation à
l’émergence sur l’agenda des villes de politiques moins directement liées à la satisfaction des demandes de groupes sociaux bien identifiées, mais au contraire de politiques
urbaines aux effets politiques « attrape-tout », des politiques de l’offre 4 : politiques de
développement économique et d’attractivité, plans stratégiques, reconquête des
centres, etc. Ces politiques nécessitent la mobilisation de ressources qui n’ont pas la
même structure de distribution.
Ces ressources, ce sont par exemple la capacité politique à mobiliser des groupes
porteurs de ressources pour l’élaboration et la mise en œuvre de politiques urbaines, à
les organiser en réseau et à mettre en cohérence leur action au travers de la production
de représentations du territoire 5. Ainsi, alors que, dans la situation précédente, les
relations avec les groupes sociaux et intérêts organisés étaient utiles essentiellement
1. Ce point est développé par Hoffmann-Martinot pour qui les villes sont « caractérisées
par une forte différentiation sociale de leur population, une hétérogénéisation des préférences
des groupes multiples qui la composent, et un électorat apparaissant par conséquent sensiblement plus volatil et de moins en moins loyal à l’égard d’un leader et de son organisation partisane et personnelle » : Vincent Hoffmann-Martinot, « Les grandes villes françaises : une démocratie en souffrance », dans Oskar Gabriel, Vincent Hoffmann-Martinot (dir.), Démocraties
urbaines, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 77-121, dont p. 102. On retrouve cette idée d’affiliations
politiques instables chez les pluralistes. Pour Nelson Polsby, cette instabilité donne aux
groupes sociaux restreints en nombre un pouvoir d’influence potentiellement aussi important
qu’aux groupes nombreux : cf. Nelson Polsby, Community Power and Political Theory : A Further Look at Problems of Evidence and Inference, New Haven, Yale University Press, 1980.
2. Olivier Borraz, Emmanuel Négrier, « The End of French Mayors ? », dans John Garrard (ed.), Heads of the Local State in Past and Present, Londres, Palgrave, 2006.
3. C’est ce qu’admettent Julien Fretel et Jacques Lagroye dans leur travail sur Rouen :
« Faire avec ce qu’on a. Les élections municipales à Rouen », dans Jacques Lagroye, Patrick
Lehingue, Frédéric Sawicki (dir.), Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales
de 2001, Paris, PUF, 2005, p. 15-36.
4. Nick Jewson, Susanne Mc Gregor (eds), Transforming Cities, Londres, Routledge,
1997.
5. Gilles Pinson, « Gouverner une grande ville européenne. Les registres d’action et de
légitimation des élus à Venise et Manchester », Sciences de la société, à paraître en mai 2007.
628
Projets de ville et gouvernance urbaine
dans la perspective de consolider l’assise du leader politique et de faciliter l’accès à
des ressources situées au centre, dans la nouvelle configuration, ces relations servent
à mobiliser et articuler des ressources – politiques, financières, cognitives – pour élaborer et mettre en œuvre des stratégies territoriales dont la définition est moins
déterminée au centre, mais déléguée aux acteurs territoriaux 1. Précédemment, la
concentration des ressources au centre débouchait sur un système de relations entre
acteurs, groupes et institutions locaux marqué par les stratégies d’évitement. Les relations cruciales pour les élus et la mise en œuvre des politiques urbaines étaient les relations verticales établies avec les représentants de l’État. Désormais, ces stratégies
d’évitement ne sont plus viables. La raréfaction des ressources fournies par le centre,
la recomposition des agendas et la montée en puissance d’enjeux plus qualitatifs, tels
que le positionnement stratégique des villes, rend nécessaire de mobiliser et d’articuler des ressources dont les agents de l’État ne sont plus les détenteurs principaux :
connaissance de l’économie locale, connaissance des systèmes de relations entre
acteurs et groupes dans les différents secteurs d’activité locaux, etc. Au milieu des
années 1980, ces ressources sont rares et dispersées. Les processus de projet, qui font
largement appel à ce type de ressources, vont donc participer à la montée en puissance
de certains acteurs et au déclin d’autres.
GAGNANTS ET PERDANTS DES DYNAMIQUES DE PROJET
Des acteurs et groupes en repli
On compte tout d’abord parmi les acteurs, groupes ou institutions en retrait ceux
qui agissaient comme agents de la « soumission » des agendas et des fonctionnements
politiques locaux au cadre national et qui souffrent désormais de l’hétérogénéisation
des agendas et des mécanismes de coalition locaux 2.
Ainsi, les services extérieurs de l’État ont perdu de leur capacité à peser sur les
projets en particulier et sur les politiques urbaines en général. La territorialisation de
certaines logiques et interactions économiques a fait perdre à l’État sa prépondérance
en matière d’organisation du développement économique local. En France comme en
Italie, en dehors du cas particulier des territoires fortement touchés par la désindustrialisation, l’État ne dispose au plan local ni des compétences ni de l’expertise lui permettant d’imposer ses choix et sa médiation en matière économique. En France, l’État
maintient son influence en matière de politique urbaine soit à travers la fourniture de
cadres d’action et de procédures (chartes d’objectifs, directives territoriales d’aménagement), soit à travers des technostructures décentralisées, mais qui opèrent comme
des acteurs locaux (les établissements publics comme Euroméditerranée à Marseille).
1. Daniel Béhar, Philippe Estèbe, « L’État peut-il avoir un projet pour le territoire ? », Les
Annales de la recherche urbaine, 82, 1999, p. 80-91.
2. Peter John indique que la structuration des systèmes de gouvernement local en Europe
occidentale a été largement tributaire du processus de consolidation des systèmes politiques
nationaux, dans lesquels les partis politiques et les administrations centrales étaient les acteurs
dominants. Depuis deux décennies, les systèmes locaux de gouvernance s’émancipent de cette
domination et inventent des formes plus variées de représentation politique et de construction
de l’action publique qui tendent à affaiblir les acteurs qui dominaient dans « l’ancien » système. Cf. Peter John, Local Governance in Western Europe, Londres, Sage, 2001.
629
Gilles Pinson
Si l’État est présent au niveau local, c’est davantage en tant qu’acteur local inscrit dans
des dispositifs locaux de négociation inter-institutionnelle qu’en tant que médiateur
externe, porteur d’une vision substantielle de l’avenir du territoire 1.
Les partis politiques peuvent aussi être classés parmi les acteurs en retrait dans
les processus de projet 2. Si leur poids est toujours considérable en matière d’investitures et de contrôle des postes, leur pouvoir d’influence reste mineur en périodes de
« basses eaux électorales » du fait d’une faiblesse en matière de production d’une
expertise territoriale qui tend à les marginaliser dans les processus de projet et, au-delà,
dans la structuration des débats locaux. Cette situation résulte d’une difficulté générale des partis politiques à se positionner dans le cadre d’agendas urbains spécifiques,
en décalage partiel par rapport à des agendas nationaux qui continuent à structurer
leurs fonctionnements. On peut également y voir la conséquence de la dévalorisation
des ressources proprement politiques, comme la capacité à mobiliser en masse des
clientèles électorales homogènes 3 et les positions au sein des hiérarchies partisanes
qui – notamment en Italie – donnaient un accès privilégié aux ressources étatiques.
Les partis politiques pâtissent également de la crise qui affecte les enceintes d’expression des partis que sont les conseils municipaux. Privés d’une bonne partie de leur
capacité d’initiative et de contrôle du fait du présidentialisme municipal en France et
du renforcement récent des exécutifs urbains au Royaume-Uni et en Italie, les
conseils municipaux sont en outre de plus en plus concurrencés par certaines arènes
délibératives mises en place dans certaines villes, françaises et italiennes notamment,
composées de personnalités cooptées dans les milieux économiques, syndicaux,
associatifs, universitaires. Ces arènes – dont les Conseils de développement des villes
françaises sont un peu l’archétype – peuvent devenir des lieux essentiels de construction, de suivi et d’amendement des projets de ville. Ils présentent pour les porteurs
des projets l’avantage de permettre de mobiliser des ressources en termes d’expertise
qui ne se trouvent pas nécessairement dans les conseils municipaux. Par ailleurs, ces
institutions ont l’avantage pour les élus de légitimer leurs décisions en leur donnant
le lustre de décisions consensuelles et de neutraliser les oppositions représentées au
sein des conseils municipaux. Néanmoins, ce serait une erreur de ne considérer les
rapports entre les exécutifs urbains et ces institutions que sous l’angle exclusif d’une
instrumentalisation unilatérale au profit des leaders politiques et de leur équipe 4.
1. Patrice Duran, Jean-Claude Thoenig, « L’État et la gestion publique territoriale »,
Revue française de science politique, 46 (4), août 1996, p. 580-623.
2. Vincent Hoffmann-Martinot, « Rôle et transformation des partis dans la politique
urbaine », dans Vincent Hoffmann-Martinot, Francisco Kjellberg (dir.), Décentraliser en
France et en Norvège, Paris, Pédone, 1996, p. 141-174.
3. Pour Luigi Bobbio, on a clairement assisté tout au long de l’après-guerre à l’affaiblissement des ressources politiques liées à la capacité de contrôler de très larges segments de l’opinion, ressources détenues notamment par les partis de masse. Cf. Luigi Bobbio, La democrazia
non abita a Gordio. Studio sui processi decisionali politico-amministrativi, Milan, Franco
Angeli, 1996, p. 71.
4. Le cas de la Conférence consultative d’agglomération de Nantes, préfiguration locale
des conseils de développement mis en place par la loi Voynet, illustre la capacité de ce type
d’institutions à s’affranchir de cette tutelle politique et à prendre des positions sur le contenu
des projets qui peuvent aller à l’encontre des orientations fixées par les élus et infléchir les processus d’élaboration. Sur ce point, cf. Gilles Pinson, « Nantes and Pays de la Loire Regional
Governance : Problem and Project Driven Cooperation in the French Context », dans Frank
Hendriks, Vincent van Stipdonk, Peter Tops (eds), Urban-Regional Governance in the European Union : Practices and Prospects, Londres, Frank Cass, 2005, p. 119-141.
630
Projets de ville et gouvernance urbaine
Les catégories populaires urbaines souffrent également de la recomposition des
agendas urbains et de leur structuration autour des projets. La recomposition des clivages socio-politiques, la conversion des partis de centre gauche aux objectifs de développement économique et à des stratégies d’attraction des classes moyennes solvables
laissent les classes populaires urbaines dans un certain isolement politique. Leur
hétérogénéisation croissante, parfois renforcée par des clivages ethniques, n’en font
plus une source de soutien décisif pour les partis de gauche 1. Alors que dans les
années 1960 et 1970, la majeure partie des ressources consacrées aux politiques
urbaines était destinée au logement de masse et aux équipements de consommation
collective et bénéficiait donc pour partie aux classes populaires, la prégnance des
enjeux relatifs à la compétition territoriale et au développement économique n’a fait
des politiques de redistribution qu’une annexe « solidarité » de politiques urbaines
essentiellement orientées vers l’offre 2.
Le cas des bureaucraties municipales est plus délicat et sans doute extrêmement
différencié d’une ville à l’autre. Au cours des années 1960 et 1970, la faible implication des élus dans la définition du contenu des politiques urbaines 3 et les liens établis
avec les services de l’État avaient transformé les services techniques en véritables
« baronnies » affranchies du contrôle politique des élus. Par la suite, les bureaucraties
municipales ont souffert de l’apparition des enjeux liés à l’attractivité des territoires
qu’elles peinent à prendre en charge faute des compétences techniques idoines. Les
projets urbains sont donc l’occasion, à Nantes, Venise, Turin et Manchester notamment, d’une reprise en main des bureaucraties urbaines par les élus. En France, cellesci ont aussi souffert de la montée en puissance, dans certains cas, des structures intercommunales. En Italie, incapables de sortir d’une culture du respect de la règle, les
bureaucraties municipales sont de plus en plus contournées par des structures externalisées – agences, missions de projets, etc. – mises en place par les édiles pour mener à
bien des projets et assurer des temps de réalisation décents. Au Royaume-Uni, leurs
compétences et crédibilité ont été rognées par la mise en place, sur l’initiative des gouvernements centraux conservateurs, d’agences les privant d’une partie de leurs préro1. Sur ce point, nous nous écartons des conclusions de Robert Dahl qui voyait dans le vote
une ressource décisive permettant à des groupes sociaux fragiles de compenser par une
influence politique une marginalisation économique et/ou ethnique. Nous reprenons à notre
compte l’idée opposée par Stein Rokkan à Dahl selon laquelle « votes count but resources
decide » [« Les votes comptent, mais les ressources sont décisives »]. Dans une perspective
dans laquelle l’enjeu de production de politiques publiques concurrence celui du contrôle politique, la capacité à associer aux politiques urbaines des groupes sociaux porteurs de ressources
tend à devenir plus importante que la capacité à stabiliser une relation de fidélité électorale avec
des groupes dont la seule ressource est le nombre. Cf. Stein Rokkan, « Norway : Numerical
Democracy and Corporate Pluralism », dans Robert A. Dahl (ed.), Political Oppositions in
Western Democracies, New Haven, Yale University Press, 1966, p. 70-115, dont p. 105.
2. Susan Fainstein, « The Changing World Economy and Urban Restructuring », Urban
Affairs Review, 37, 1991, p. 31-47 ; Francesco Indovina (dir.), La città occasionale, Milan,
Franco Angeli, 1993 ; Bob Jessop, « Globalization, Entrepreneurial Cities, and the Social
Economy », ronéo, non daté ; Margit Mayer, « Politics in the Post-Fordist City », Socialist
Review, janvier-mars 1991, p. 105-124.
3. Pour la France, B. Jobert et M. Sellier parlent pour cette période d’une politisation « à
usage externe » (cf. Bruno Jobert, Michèle Sellier, art. cité, p. 211). Le contenu des politiques
urbaines est défini par le binôme associant services techniques municipaux et services déconcentrés de l’État. Les élus s’appuient sur ce binôme et les outputs qu’il génère pour constituer
des clientèles par la redistribution d’un certain nombre de biens, mais sans réellement intervenir pour donner une orientation générale à son action.
631
Gilles Pinson
gatives. Cependant, il faut distinguer deux types d’acteurs au sein de ces bureaucraties.
Les acteurs qui jouaient jusque dans les années 1980 sur l’alliance avec les services
techniques de l’État, sur le désinvestissement des élus de l’action publique urbaine
perdent de leur pouvoir. C’est le cas notamment des directeurs généraux des services
techniques. À l’inverse, on voit monter en puissance – même si leur capacité à
s’imposer dans les services n’est pas toujours évidente – au sein des administrations
municipales, et intercommunales en France, des figures de fonctionnaires assez techniciens pour s’imposer aux directions sectorielles et assez politiques pour savoir
décliner dans des politiques sectorielles le projet porté par les élus 1.
Des acteurs et groupes gagnants
Outre les « technocrates politiques », on peut également classer parmi les groupes
qui bénéficient de la recomposition des agendas urbains et des dynamiques de projets,
les acteurs et intérêts économiques. Il faut cependant préciser que les acteurs économiques ne sont pas tant favorisés par une entrée massive dans les dispositifs de projet
ou par leur présence dans des coalitions de type « growth machines » 2 que par la valorisation des intérêts, logiques d’action, ressources et représentations dont ils sont porteurs. Ainsi, si seul un nombre restreint d’entrepreneurs sont des « assidus » des processus de projet, s’ils peuvent parfois briller par leur absence dans ces dispositifs, leurs
contraintes et intérêts – au moins tels que les technocrates et élus se les représentent –
sont largement pris en compte dans ces processus 3, qui se montrent ainsi particulièrement attentifs aux externalités positives que les firmes attendent des territoires. Les
maîtres d’œuvre publics des projets urbains sont également sensibles aux temporalités
1. On voit ainsi apparaître des carrières de techniciens territoriaux très liées aux élus et
même un marché du travail national de ces fonctionnaires capables de mener à bien une politisation « à usage interne » des administrations. C’est la thèse d’Olivier Roubieu en ce qui
concerne les secrétaires généraux : Olivier Roubieu, « Des “managers” très politiques. Les
secrétaires généraux des villes », dans Vincent Dubois, Delphine Dulong (dir.), La question
technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, p. 217-231. On peut citer ici des figures
comme Laurent Théry, successivement secrétaire général de la mairie de Nantes, directeur
général des services du District de l’agglomération, puis directeur de la SAMOA, SEM d’aménagement chargée de l’élaboration et de la mise en œuvre du projet Île de Nantes, dont la carrière est très liée à l’enracinement de Jean-Marc Ayrault ; ou Howard Bernstein, indéboulonnable city manager de Manchester qui a commencé sa carrière sous Howard Stringer et la
poursuit sous Richard Leese, les deux leaders travaillistes du conseil qui se sont succédé
depuis 1984. En Italie, ces figures peuvent occuper aussi bien des positions de city manager
que d’assesseur. En effet, depuis la loi 81/1993, la fonction d’assesseur – équivalent de
l’adjoint français – est incompatible avec le mandat de conseiller municipal, ce qui permet aux
maires italiens de recruter des assesseurs ayant un profil autant technique que politique : cf.
Maurizio Gamberucci, Annick Magnier, « Italian Local Democracy in Search of a New Administrative Leadership », dans Kurt K. Klausen, Annick Magnier (dir.), The Anonymous Leader :
Appointed CEO’s in Western Local Government, Odense, University Press of Southern Denmark, 1998, p. 204-219.
2. John Logan, Harvey Molotch, Urban Fortunes : The Political Economy of Place, Berkeley, University of California Press, 1987.
3. On converge ici avec le constat établi par Claus Offe et Helmut Wiesenthal selon lequel,
dans les économies capitalistes, les intérêts privés n’ont pas nécessairement besoin de s’organiser pour influencer les politiques. Cf. Claus Offe, Helmut Wiesenthal, « Two Logics of Collective Action : Theoretical Note on Social Class and Organizational Form », Political Power
and Social Theory, 1, 1980, p. 67-115.
632
Projets de ville et gouvernance urbaine
des investisseurs et promoteurs privés. Ils veillent à caler le rythme des urbanisations
et des investissements publics sur celui des investissements privés. Ainsi, le plan
public est-il dans les projets urbains largement déterminé dans son rythme de mise en
œuvre, mais également dans son contenu par les contraintes et logiques du marché
foncier et immobilier. De manière générale, les acteurs économiques se voient reconnaître une qualité de dépositaires d’intérêts légitimes à s’exprimer dans l’espace
public local. En prise directe avec la compétition économique, ils sont censés pouvoir
insuffler aux politiques urbaines cette sensibilité à un environnement devenu instable.
Au Royaume-Uni, ce sont souvent des figures d’entrepreneurs isolés qui sont valorisées dans ces projets, davantage que les institutions classiques de représentation des
intérêts économiques. Les réformes thatchériennes des pouvoirs locaux ont été marquées par une volonté de promouvoir des figures néo-victoriennes d’entrepreneurs
agressifs comme acteurs essentiels des politiques urbaines et de marginaliser des institutions trop marquées par leur inscription dans les structures du corporatisme local
(chambres de commerce, CBI). À Manchester, ces acteurs économiques, venus des
secteurs de la promotion immobilière ou des médias, ont été parmi les fers de lance
des projets de régénération des quartiers centraux et des candidatures à l’organisation
des Jeux olympiques 1. Dans les villes françaises, la situation est plus complexe. Si
certaines chambres de commerce, et notamment leurs technostructures, ont pu, au
début des années 1980, être en pointe des réflexions prospectives et des premières
esquisses des projets urbains, comme à Nantes ou à Marseille, par la suite, leur position s’est affaiblie avec l’accumulation d’expertise en matière de positionnement stratégique et de développement économique au sein des agences et des bureaucraties
intercommunales. À Marseille, cet affaiblissement progressif s’est traduit par l’implication directe de grands patrons locaux dans Euroméditerranée dans le but avoué de
contourner le conservatisme des intérêts représentés à la Chambre. À Nantes, en
revanche, la Chambre demeure un producteur de prospective et d’expertise assez
influent.
La réorganisation des agendas locaux a permis, en outre, la montée en puissance
des acteurs et institutions qui, de par leur activité, peuvent faire valoir une expertise
sur les systèmes des ressources et de relations – sociales, économiques – proprement
locaux. Ainsi, dans les villes observées, les agences et institutions publiques et parapubliques territorialisées, ayant un lien organique avec le territoire, comme les universités, les ports, les technopoles, les fondations, les agences d’urbanisme, de promotion
du territoire ou de développement économique, sortent gagnantes de la recomposition
des agendas urbains et des processus de projet. C’est notamment le cas des universités,
mais aussi des ports en Italie, des agences de développement économique ou celles
chargées de gérer les technopoles en France, des agences en charge de la mise en
œuvre de projets de régénération urbaine au Royaume-Uni. Ces organisations ont
généralement obtenu une certaine autonomie de gestion par rapport notamment à leurs
tutelles étatiques ou municipales dans les dix dernières années. Elles ont développé en
conséquence des rapports plus étroits avec leur environnement territorial et ont pu
devenir des parties prenantes essentielles des projets. Cette implication ne s’est pas
faite sous le signe d’une mise sous tutelle par les autorités locales, mais davantage au
travers d’une inscription dans les réseaux de projets, dans des systèmes de relations
1. Jamie Peck, « Moving and Shaking : Business Elites, State Localism and Urban
Privatism », Progress in Human Geography, 19, 1995, p. 16-46.
633
Gilles Pinson
relevant davantage de la coopération que de la hiérarchie et dans lesquelles les élites
secrétées par ces institutions occupent une place essentielle.
Les institutions et acteurs politiques
Les institutions et acteurs politiques urbains méritent un traitement à part tant les
multiples ressources dont ils sont traditionnellement dotés connaissent des fortunes
diverses. De manière générale, la recomposition des agendas urbains et les processus de
projet ont induit un décentrement des acteurs et des institutions politiques, décentrement
qui ne vaut pas affaiblissement. Pour reprendre les termes de C. Hood 1, acteurs et institutions politiques sont devenus moins centraux et davantage nodaux dans les processus
d’élaboration et de mise en œuvre des projets, en particulier, et, on peut en faire l’hypothèse, dans les politiques urbaines, en général. Moins centraux car ils ne disposent plus
des ressources leur permettant de contrôler entièrement l’élaboration du contenu et la
conduite opérationnelle des projets, de monopoliser les médiations afin de maîtriser
toute la chaîne de fabrication de la ville ; plus nodaux car ils possèdent encore des ressources leur donnant la capacité de lier ce qui est disjoint, de produire de l’intersectorialité et de la cohérence dans l’action publique, de construire des systèmes d’acteurs, de
générer les conditions d’une coopération entre ces acteurs et d’une convergence de leurs
interventions et ce, notamment par le biais de l’association à la construction et à l’actualisation d’un projet partagé. Si maîtrise politique des projets urbains il y a, elle se situe
moins au niveau de la définition de la substance des projets qu’au niveau de la maîtrise
du cadre général dans lequel opèrent les acteurs impliqués.
D’une part, les acteurs et institutions politiques sont de moins en moins en mesure
de mobiliser seuls les ressources financières permettant de construire la ville.
L’époque d’une urbanisation effectuée sur la base de financements essentiellement
publics est révolue. La nécessité croissante d’articuler ressources publiques et privées
dans les politiques urbaines a pour effet de modifier la position des acteurs politiques
dans ces politiques. D’autre part, certaines des ressources traditionnelles de ces
acteurs tendent à se déprécier. C’est le cas tout d’abord de l’expertise publique en
matière de planification urbaine et de production des espaces urbains que les élus pouvaient mobiliser au sein des services techniques municipaux ou de l’État. Cette expertise sur laquelle se fondèrent les politiques urbaines des Trente Glorieuses a montré
ses limites et est de plus en plus contestée au sein même des milieux experts. Dans un
contexte où les enjeux du développement, de l’attractivité et de la compétitivité ont
supplanté l’enjeu de l’aménagement, ces ressources sont de plus en plus difficile à
valoriser. Les outils de régulation juridique des processus de fabrication de la ville
constituent également une ressource partiellement dévalorisée. D’abord, dans un
contexte où l’enjeu de la régulation des effets territoriaux de la croissance économique
cède le pas sur l’enjeu de l’activation de cette même croissance, la régulation juridique
perd son statut d’outil central des politiques urbaines. Les documents d’urbanisme et
de planification sont, par exemple, de plus en plus conçus comme des instruments de
mobilisation sociale 2, des supports de dialogue autant, sinon plus, que comme des
1. Christopher Hood, The Tools of Government, Chatham, Chatham House Publishers,
1983.
2. Patsy Healey, Abdul Khakee, Alain Motte, Barry Needham (eds), Making Strategic
Spatial Plans. Innovations in Europe, Londres, UCL, 1997.
634
Projets de ville et gouvernance urbaine
outils de réglementation de l’usage des sols et d’allocation des droits à construire. La
profession des urbanistes n’a pas peu contribué, notamment en France et en Italie, à
cette dévalorisation de la place du droit dans la pratique urbanistique en désignant la
codification juridique comme un obstacle à l’affirmation d’un objectif politique pour
la ville et à son opérationnalisation concrète 1. Le souci de la sécurité juridique des
processus d’urbanisation ne disparaît pas, mais la codification juridique ne doit
entraver ni la définition de partis urbanistiques, ni leur communication, ni leur capacité
à évoluer dans le temps.
Ainsi, la dispersion croissante des ressources financières et la démonétisation des
ressources, comme l’expertise publique et la régulation juridique, modifient la position des acteurs politiques dans les politiques urbaines et la manière dont celles-ci sont
élaborées et mises en œuvre. D’abord, les acteurs politiques n’interviennent pas unilatéralement dans la définition des objectifs des projets urbains. Les projets se présentent comme des processus d’action interactionnistes, incrémentaux et ouverts, dans
lesquels les choix effectués doivent être partiellement réversibles afin de « coller » à
l’évolution du contexte et du stock des ressources disponibles, mais également afin
d’actualiser régulièrement le consensus pour maintenir la mobilisation des acteurs et
des ressources. Dans ces processus, les acteurs politiques agissent comme des
« garants » de ces processus de construction de choix incrémentaux et ouverts, comme
des acteurs offrant le cadre des interactions et soutenant ces interactions 2, prenant acte
et diffusant les accords obtenus entre les acteurs 3, plutôt que comme des « décideurs »
au sens strict du terme. La position des acteurs politiques est au total moins centrale
dans les phases de construction des choix opérationnels et de mise en œuvre, mais plus
nodale au niveau de l’encadrement de la formation des choix stratégiques et du rappel
de ces choix aux acteurs à travers la production et l’énonciation de ce que Balducci
appelle un « policy discourse » 4, un discours qui rappelle les grandes orientations, les
accords déjà actés, afin de structurer le jeu des interactions. Nous y reviendrons dans
la deuxième partie.
LE PROJET, INSTRUMENT DE RECOMPOSITION
L’analyse des réseaux d’acteurs et d’institutions mobilisés par les projets urbains
et les projets de villes dans les années 1990 laisse donc apparaître une forte pluralisa1. Les écrits de Christian Devillers, architecte urbaniste, illustrent cette charge de la profession contre la régulation juridique. Cf. Christian Devillers, Le projet urbain, Paris, Éditions
du Pavillon de l’Arsenal, 1996. Devillers fait partie des urbanistes réunis autour d’Ariella Masboungi, urbaniste de l’État qui, à partir du début des années 1990, organise dans le cadre de
l’atelier Projet urbain et du ministère de l’Équipement des réflexions autour de la démarche du
projet urbain. Les réflexions de ces ateliers, nourries par des expériences locales, en France et à
l’étranger, inspireront largement la refonte des documents d’urbanisme et de planification
engagée par la loi Solidarité et renouvellement urbain.
2. Erik-Hans Klijn, « Policy Networks : An Overview », dans Walter Kickert, Erik-Hans
Klijn, Johannes Koppenjan, Managing Complex Networks. Strategies for the Public Sector,
Londres, Sage, 1997, p. 14-34.
3. Pierre Lascoumes, Jean-Pierre Le Bourhis, « Le bien commun comme construit territorial. Identités d’action et procédures », Politix, 42, 1998, p. 37-66.
4. Alessandro Balducci, « Governing Fragmentation in Contemporary Urban Societies :
Strengths and Weaknesses of Participatory Approaches », communication au colloque de
l’European Urban Research Association, Copenhague, mai 2001.
635
Gilles Pinson
tion des systèmes politiques urbains. Pour autant, cette pluralisation ne débouche pas
nécessairement sur l’ingouvernabilité ou l’impossibilité pour les élites urbaines de
constituer une capacité d’action. En effet, les démarches de projet sont aussi l’occasion d’inventer de nouveaux instruments de mobilisation et d’action collective permettant non seulement de dépasser, mais de faire prospérer ces situations pluralistes.
CONSTITUER LA VILLE EN SYSTÈME D’ACTEURS COHÉSIF
Le projet relève très clairement d’une vision systémique de l’action publique
urbaine. Dans un contexte incertain et pluraliste, la capacité d’action d’une ville ne
relève pas uniquement de la capacité de mobilisation des élus et des technostructures
urbaines, mais de celle des élites urbaines dans leur ensemble. Face à un environnement changeant, il faut constituer une capacité de la ville à réagir comme un système
face aux menaces et aux opportunités qu’offre son environnement.
Un contexte d’action incertain
Les projets étudiés mettent en scène des acteurs agissant dans des environnements
marqués par de fortes incertitudes 1 : incertitudes quant aux contextes dans lesquels
prennent place les projets, incertitudes quant aux ressources disponibles pour ces projets
et, finalement, incertitudes quant aux fins mêmes de ces projets. Ces incertitudes contraignent l’action des acteurs et transforment, nous le verrons, les objectifs mêmes des procédures d’urbanisme et de planification. Cependant, elles ne débouchent pas pour autant
nécessairement sur des situations de paralysie. Les processus de projet servent justement
à faire prospérer ces incertitudes par une activité collective de construction des problèmes, d’élaboration des solutions collectives et d’articulation des ressources.
Le premier type d’incertitudes auxquelles les acteurs des projets font face est
constitué des incertitudes contextuelles, notamment d’ordre économique et environnemental. À Marseille, Venise et Nantes, les projets entendent réinscrire des portions du
territoire urbain dans les mécanismes du marché immobilier et industriel dont les évolutions sont peu prévisibles. Ces projets interviennent sur des morceaux de villes,
quartiers urbains ou zones industrielles, déjà construits et dont la puissance publique
n’est pas propriétaire unique. Sur ces espaces, les anticipations foncières sont difficiles
et rendent donc les temporalités du projet peu maîtrisables.
Une autre source d’incertitude est celle relative au stock des ressources disponibles
pour la mise en œuvre des projets. Les systèmes de gouvernance des villes étudiées présentent une situation de grande dispersion des ressources, financières, politiques,
1. Nous reprendrons ici la définition de l’incertitude fournie par Michel Callon, Pierre
Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001, p. 37 et suiv. La
notion d’incertitude est distinguée de celle de risque : « Le risque désigne un danger bien
identifié » (p. 37), il est une potentialité associée à un enchaînement d’événements bien connus
face auxquels il est possible de se prémunir par des dispositifs ou des décisions élaborées a
priori. Face à des « incertitudes », ce type d’anticipations est beaucoup plus problématique.
« Les conditions requises pour que l’on puisse parler de risque et qu’on en tienne compte dans
les décisions ne sont pas réunies. On sait qu’on ne sait pas, mais c’est à peu près tout ce que
l’on sait : il n’y a pas de meilleures définitions de l’incertitude » (p. 40). Ces incertitudes ne
peuvent être levées que par l’expérimentation, a posteriori.
636
Projets de ville et gouvernance urbaine
d’expertise, etc. L’État n’est plus en situation de monopole des ressources d’expertise,
financières et de légitimité politique. De nouveaux acteurs, groupes et institutions sont
apparus qui peuvent faire valoir ce type de ressources. Par ailleurs, les processus de
transformation que les projets entendent activer s’inscrivent dans des temporalités de
moyen ou long terme. Ces temporalités dilatées impliquent forcément une évolution du
stock des ressources. Cette dilatation temporelle peut impliquer la déperdition de ressources (retrait de crédits non consommés), mais peut aussi en générer (un projet peut
bénéficier de nouvelles opportunités qui apparaissent en cours de route : délocalisations,
financements nouveaux, dynamiques de marché favorables). Le processus de projet se
présente donc comme une dynamique d’action inscrite dans le temps qui fait en permanence dialoguer, d’une part, des choix et, d’autre part, un stock de ressources en constante évolution. Il ne s’agit plus de décider au moment t, en fonction d’un stock certain
de ressources réunies à ce moment t, mais de démultiplier les moments de décision et de
les faire correspondre à des moments de vérification des ressources 1.
Le troisième ordre d’incertitudes découle des deux premiers, il concerne les fins
du projet. Comment bien décider dès lors que l’on n’a pas, dès le départ, toutes les
cartes en main ? Comment fixer des orientations capables de donner une cohérence à
l’action d’une pluralité d’acteurs tout en sachant que ces orientations peuvent être
remises en cause par l’évolution du contexte et du stock des ressources disponibles ?
L’ambiguïté fondatrice du projet est qu’il enjoint les acteurs à se fixer des buts, mais
des buts qu’ils doivent constamment et régulièrement amender et réviser. Comme
l’indique Jean-Pierre Boutinet, « tout projet, à travers l’identification d’un futur souhaité et des moyens propres à le faire advenir, se fixe un certain horizon temporel à
l’intérieur duquel il évolue ». C’est pourquoi, poursuit-il, le projet ne peut être que
« partiellement déterminé », « jamais totalement réalisé, toujours à reprendre » 2. Les
choix collectifs effectués sont conçus comme évolutifs et amendables.
Un déplacement de l’objectif de la planification :
maintenir la mobilisation, articuler les ressources
Ce contexte d’incertitudes et de labilité des choix tend à modifier l’objectif des
dispositifs de planification. Dès lors que le contexte dans lequel les acteurs des politiques urbaines agissent est changeant, qu’il implique que les objectifs soient constamment révisés, le but des projets est de maintenir un haut degré de mobilisation des parties prenantes et de reconsidérer à intervalles réguliers les choix et la manière dont
s’articulent les ressources.
Ainsi, la planification et les politiques d’urbanisme se redéfinissent-elles comme
des activités sociales continues 3. Les incertitudes auxquelles les acteurs font face ne
1. On peut rapprocher la démarche de projet de la « branch method » que Lindblom
oppose à la « root method ». La première méthode d’action procède par une comparaison
continue entre les valeurs et les buts, d’une part, et les ressources disponibles et voies d’action
possibles que fait apparaître l’analyse empirique du contexte de mise en œuvre, d’autre part. La
seconde donne la priorité temporelle à la définition des buts et ne procède que dans un second
temps à l’analyse du contexte et des ressources. Cf. Charles Lindblom, « The Science of “Muddling Through” », Public Administration Review, 19 (2), 1959, p. 79-88.
2. Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, PUF, 1993, p. 77.
3. Pierluigi Crosta, Politiche : quale conoscenza per l’azione territoriale, Milan, Franco
Angeli, 1998.
637
Gilles Pinson
sont pas réduites par une mise en ordre des acteurs des politiques urbaines et une
mise en cohérence de leurs actions par la définition d’objectifs inflexibles par le pouvoir politique. L’incertitude est réduite car, en même temps que le consensus de
projet est construit de manière progressive, un collectif d’action est institué. Les
interactions multiples qui émaillent le projet sont le vecteur d’une institutionnalisation d’une coalition d’acteurs et d’une capacité d’action collective qui pourra être
ultérieurement mobilisée. Le projet vise à constituer ou entretenir la réactivité des
réseaux d’action, la capacité de leurs composantes à « faire système », à interpréter
des stimuli environnementaux comme des enjeux collectifs et à activer des dispositifs d’action collective. Le maintien du système sur un temps long, l’entretien de
relations réticulaires durables et denses deviennent des objectifs aussi importants
que la substance même des projets. Dans le cas de Marseille, la volonté de refonder
la ville comme « système socio-économique intégré » et comme matrice de rapports
sociaux capable de réagir de manière cohésive aux stimuli externes, est très présente
dans les premiers temps du projet Euroméditerranée. À Venise, l’idée selon laquelle
l’élaboration du plan doit s’accompagner de la constitution d’un système d’acteurs
est explicitement affichée par les promoteurs du plan à travers leur discours sur la
nécessaire recomposition d’une « classe dirigeante ». À Turin, la municipalité
entend, à travers le plan stratégique Torino Internazionale, conforter le processus de
pluralisation de la société locale et d’autonomisation des acteurs en le secondant par
une activité de mise en réseaux de ces acteurs et groupes. Il s’agit de développer la
cohésion entre acteurs, de développer une capacité à penser ensemble, de faire système, de donner une concrétisation institutionnelle à cette pluralisation en reconnaissant les différents intérêts et groupes autonomes qui composent la ville et en les
amenant à se reconnaître mutuellement.
Les processus de projet se présentent également comme des dispositifs ouverts
d’articulation et de réarticulation des ressources. Il ne s’agit plus dans les documents
d’urbanisme et de planification de sceller des consensus définitifs autour de la
manière d’utiliser les ressources (financières, expertise, etc.). Les projets se présentent au contraire comme des dispositifs ouverts, des cadres dans lesquels on peut
constamment amender des choix correspondant à des nouvelles manières d’assembler les ressources. Les promoteurs des projets que nous avons observés conçoivent
les projets comme des dispositifs de décision ouverts à l’imprévisible, permettant
d’intégrer chemin faisant de nouvelles ressources, notamment en termes d’investissements privés. Les projets marseillais (Euroméditerranée) et nantais (Île de Nantes)
sont conçus comme des cadres souples pouvant accueillir des investissements
immobiliers privés. Il ne s’agit pas de construire un plan qui boucle l’évolution d’un
territoire sur 30 ans et reste sourd aux nouvelles opportunités, mais de mettre en
place un dispositif permettant d’adapter le schéma d’ensemble à l’apparition de nouvelles ressources.
Les démarches de projet correspondent assez bien à la définition que Bobbio
donne des nouvelles politiques territoriales comme des « processus d’assemblage » de
deux types de composantes : les acteurs et les ressources. Ces processus sont, par
essence, inscrits dans des temporalités longues, ce qui les expose à l’évolution des
réseaux d’acteurs impliqués, du stock des ressources disponibles et à la transformation
des conditions économiques, toutes choses qui nécessitent un amendement permanent
des choix opérés. Pour Bobbio, dans ce contexte nécessairement incertain marqué par
la variété et la dispersion des ressources nécessaires au projet, « progettare » ce n’est
pas seulement, comme on l’entend trop souvent, préfigurer un état futur des choses,
638
Projets de ville et gouvernance urbaine
puis recenser et rassembler les ressources nécessaires à la réalisation de cet état souhaitable dans le cadre d’un cheminement linéaire. C’est aussi et surtout « ouvrir un
processus » 1 dont les dynamiques et le résultat ne sont que partiellement prévisibles
et contrôlables, parce que les dispositifs de projet sont essentiellement des processus
d’échange et d’articulation de ressources entre une pluralité d’acteurs. Cet assemblage
de ressources se fait dans le cadre de processus interactifs toujours partiellement indéterminés.
LES MÉCANISMES DE LA RECOMPOSITION
Les dynamiques de recomposition d’une capacité d’action collective qu’enclenchent les processus de projet dans les villes empruntent à trois ressorts : la construction
d’identités et d’intérêts communs ; la démultiplication des interactions sociales dans
le cadre de l’élaboration et la mise en œuvre des projets – interactions qui permettent
de sécréter des normes d’action et de comportements communes – ; et enfin, l’affirmation d’un leadership politique de nature particulière.
Le jeu sur les identités et les intérêts
Avec les démarches de projet, la question de l’identité fait irruption dans l’action
publique urbaine. Le projet sert à signifier l’existence ou le processus de constitution
d’un groupe, d’un territoire, et d’une identité collective à ses propres membres et à
l’extérieur 2. La prolifération des recours au projet correspond à un contexte pluraliste
dans lequel le passage à l’action collective n’est plus garanti ni par un système de
tutelle et de commandement hiérarchique liant les différents protagonistes, ni par une
concordance naturelle des intérêts et des identités. Les conditions de la coopération et
de la convergence des interventions des acteurs sont à produire. Les dispositifs de
projet sont donc conçus comme des moyens de jouer sur l’identité des acteurs et sur
la définition de leurs intérêts afin de susciter des dispositions à se mobiliser dans des
dispositifs d’action collective et à coopérer. La confrontation à l’environnement, le
retour incessant sur les objectifs, le réagencement permanent des ressources mobilisées constituent autant de moyens de travailler les identités et les intérêts des acteurs
pour les inciter à coopérer.
L’action sur l’identité et les intérêts des acteurs passe dans les projets d’abord par
la différenciation symbolique du système urbain par rapport à son environnement. Les
acteurs sont systématiquement impliqués dans des exercices de confrontation de la
ville et des groupes qui la composent à son environnement. L’exercice a pour objectif
de les amener à développer des représentations, des identités et des intérêts communs
et de « faire système ». Gouverner les identités et les intérêts, c’est organiser ce pro1. Luigi Bobbio, La democrazia non abita a Gordio…, op. cit., p. 67.
2. Cette dimension ressort explicitement de la démarche des projets d’entreprise, dont les
projets de ville et projets urbains s’inspirent directement. Selon les promoteurs de ces outils
apparus au milieu des années 1980, le projet entend « renforcer la cohérence organique entre
les membres de l’entreprise », notamment en faisant émerger le socle de valeurs, de croyances
et l’identité qui la constituent : cf. Vincent Dégot, « Projets d’entreprise : évaluation d’un instrument de changement », Revue française de gestion, mars-avril-mai 1988, p. 74-84, dont
p. 74.
639
Gilles Pinson
cessus de différenciation, c’est « modeler l’histoire » 1, accompagner un processus par
lequel les acteurs des réseaux de projet construiront des significations historiques
communes et une vision commune de l’histoire de la ville dans laquelle ils opèrent.
L’action sur les identités et les intérêts passe aussi par l’implication constante des
acteurs et des groupes urbains dans des activités de description et d’interprétation des
territoires 2.
Jusqu’aux années 1980, ces exercices constituent l’exception dans les villes. La
planification a pour but d’organiser une ville conçue comme continuité territoriale et
non à mobiliser la ville conçue comme acteur collectif. À Venise, on assiste, avec
l’arrivée de la junte Cacciari en 1993, au développement d’une pratique politique de
réinterprétation de l’histoire de la ville, sur l’initiative de la junte, mais aussi d’associations de débat citoyen comme l’Officina Veneziana ou Venezia Europa. La réinterprétation de l’histoire de la République sérénissime permet de valoriser l’enjeu de la
constitution de classes dirigeantes, moins liées à la partitocratie nationale et davantage
responsabilisées sur le traitement politique des problèmes environnementaux, démographiques et économiques qui touchent la ville et sa lagune. À Nantes, cette activité
est répartie entre plusieurs institutions : la ville et la communauté urbaine, mais aussi
la CCI, l’Association communautaire de l’estuaire de la Loire, puis la Conférence
consultative d’agglomération, qui, à elles toutes, organisent un processus quasi
continu de prospective territoriale permettant de confronter en permanence la ville à
son environnement, de faire émerger des controverses, mais aussi des représentations
partagées et de consolider des relations d’interdépendance. Ce processus de différenciation du système ville de son environnement est au cœur de la stratégie des promoteurs de Torino Internazionale. L’exercice collectif d’interprétation du territoire que
constitue le processus de planification stratégique doit permettre de confronter la ville
à son environnement afin d’actualiser une identité, de faire prendre conscience aux
acteurs des interdépendances qui les lient les uns aux autres.
Jouer sur les identités et les intérêts est une manière, pour les promoteurs politiques des projets, de mobiliser des acteurs et de mettre en cohérence leurs interventions dans un contexte pluraliste qui rend plus délicat le recours à l’imposition hiérarchique. Ce jeu sur les identités et les intérêts correspond assez bien à la définition de
la gouvernance que donnent March et Olsen, comme activité de cadrage des échanges
par la construction de significations politiques, historiques et identitaires 3. Les acteurs
politiques ne génèrent pas les conditions d’une action collective cohérente en imposant des objectifs aux acteurs impliqués, mais en mettant en place un cadre social au
sein duquel vont se sédimenter des représentations, des identités et des intérêts com1. J.-P. Boutinet insiste sur l’importance du travail de mise à jour des événements vécus
par l’individu ou une collectivité dans le cadre de démarches de projet afin de constituer une
identité : « Ce sentiment d’identité va s’établir sur la double prise de conscience d’une certaine
permanence dans le temps et d’une différenciation progressive par rapport aux autres individus,
aux autres groupes dans l’environnement » (Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet,
op. cit., p. 63).
2. Certains théoriciens de la planification, notamment italiens, ont tenté de redéfinir la planification comme activité d’observation et de description du territoire permettant d’activer des
connexions entre acteurs et groupes, de constituer une identité et une capacité d’action, par la
différenciation de la ville de son environnement. Cf. Luigi Mazza, « Descrizione e
previsione », dans Silvana Lombardo, Giorgio Preto (dir.), Innovazione e trasformazioni della
città : teorie, metodi e programmi per il mutamento, Milan, Franco Angeli, 1993.
3. James G. Marsch, Johan P. Olsen, Democratic Governance, New York, The Free Press,
1995.
640
Projets de ville et gouvernance urbaine
muns qui vont déterminer la manière dont les acteurs définissent leurs intérêts et stratégies. Les représentations et les identités des acteurs impliqués ne constituent pas des
données exogènes, de simples intrants injectés dans les processus de projet. Ils sont au
contraire reformulés par ces processus et d’autant plus que ces processus sont ouverts,
incrémentaux, partiellement déterminés et que les acteurs et institutions politiques n’y
exercent pas une domination trop écrasante.
Une recomposition par les interactions
La démarche de projet procède d’une « théorie interactionniste de l’action
collective » 1 et des théories de la rationalité limitée. La recomposition d’une capacité
d’action collective urbaine est moins attendue de la capacité d’un acteur placé au
centre du dispositif à mettre en ordre les autres acteurs que d’une densification des
relations entre acteurs par la multiplication des interactions et de la sécrétion par ces
interactions de représentations et de normes d’action communes.
Cette multiplication des interactions intervient à travers les modalités résolument
incrémentales de construction des choix qui caractérisent les processus de projet.
L’enjeu n’y est plus tant de découvrir les bons choix, de produire et de mettre en œuvre
des visions scientifiquement fondées de la ville souhaitable 2. Il est de maintenir la
mobilisation d’une pluralité d’acteurs et d’institutions et d’articuler de la manière la
plus optimale des ressources éparses. Dès lors, le but des démarches de projet est de
parvenir, au fil d’ajustements mutuels réciproques, à une vision de la ville au futur qui
soit le plus largement partagée par les acteurs et qui permettra dès lors d’articuler le
plus grand nombre de ressources. On peut rapprocher les démarches de projet des dispositifs délibératifs et dire, en paraphrasant J. Elster, que le but des projets « est
d’arriver à une approximation qui marche plutôt qu’à la vérité » 3. Les bons choix ne
sont pas ceux qui procèdent d’une activité de déduction scientifique, mais ceux sur lesquels une pluralité d’acteurs s’est accordée au fil d’ajustements mutuels successifs.
Cette démarche incrémentale est conçue comme le meilleur moyen de valoriser
et d’articuler des ressources rares et dispersées. Les ressources en termes de connaissances et d’expertise sont mieux valorisées dans le cadre de dispositifs incrémentaux,
car elles ne sont plus uniquement mobilisées avant l’action, mais construites dans
l’action. Alors que la démarche du plan classique consistait à examiner avant de planifier et d’agir, la démarche de projet permet de planifier et d’agir tout en continuant
à examiner et donc d’intégrer à chaque étape de nouvelles connaissances. La ressource
du consensus est aussi mieux préservée, car la démarche incrémentale permet de
s’assurer de l’accord des différents acteurs à chaque décision partielle, le consensus
est vérifié régulièrement en procédant au réexamen des objectifs. Au total, la démarche
de projet n’est pas, contrairement à ce que l’on imagine généralement, une démarche
consistant à fixer des objectifs de moyen et long terme et à les protéger des aléas de la
mise en œuvre. La démarche des projets urbains consiste bien davantage à faire dialo1. Jean-Yves Toussaint, Monique Zimmermann, « Fragment d’un discours technique.
L’ingénieur face aux usagers et réciproquement », dans Jean-Yves Toussaint, Monique Zimmermann (dir.), Projet urbain…, op. cit., p. 141-150, dont p. 146.
2. Yves Chalas, « L’urbanisme comme pensée pratique. Pensée faible et débat public »,
Les Annales de la recherche urbaine, 80-81, 1998, p. 205-214.
3. Jon Elster, « Introduction », dans Jon Elster (ed.), Deliberative Democracy, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 9.
641
Gilles Pinson
guer de manière itérative les choix et les ressources conçues au sens large (connaissances, consensus, ressources financières, etc.).
Plusieurs indices permettent de parler d’incrémentalisme à propos des dispositifs
de projet. D’abord, les objectifs des projets sont générés graduellement, à mesure que
les confrontations entre acteurs permettent de stabiliser des accords partiels. Ensuite,
ces objectifs sont toujours présentés comme amendables en fonction de l’évolution de
l’environnement, des opportunités, du stock des ressources, etc. Ainsi, les promoteurs
du projet Euroméditerranée à Marseille considèrent ce projet comme un processus servant à « forger des finalités ». Ces finalités sont élaborées, retravaillées, amendées
dans le cadre de structures ou des dispositifs durables offrant un cadre aux interactions
entre les parties prenantes : l’atelier Île de Nantes, l’association Torino Internazionale
et le Forum pour le développement à Turin.
L’intérêt du caractère interactif et incrémental des démarches de projet n’est pas
uniquement de permettre une mobilisation quasi constante des acteurs, une meilleure
articulation des ressources et une vérification régulière des consensus. Il est aussi de
permettre la cristallisation graduelle, au fil des interactions, de représentations communes, de rapports de confiance et de réciprocité, de normes de comportement et des
dispositions à coopérer, tout un ensemble d’éléments qui vont permettre d’intégrer
l’intervention des différents protagonistes dans un cadre d’action collective cohérent,
sans qu’il soit nécessaire d’exercer un contrôle trop strict sur ces différents acteurs. La
démarche de projet se présente ainsi comme un processus instituant, qui sécrète des
normes, des règles, consolide ce faisant des réseaux d’acteurs et constitue peu à peu
un cadre d’action stable et une capacité d’action collective.
Dans les dynamiques de projets urbains observées, il est clairement ressorti que
plus les démarches sont incrémentales, plus les formes d’action et de coordination privilégiées sont des structures d’interaction souples et peu formalisées et n’empruntant
que marginalement au commandement hiérarchique, plus elles génèrent de la mobilisation, plus elles activent des interactions et permettent au final de générer de la capacité d’action collective. Pour rendre possible la mobilisation des acteurs et l’articulation des ressources, les processus de projet doivent se présenter comme des processus
partiellement indéterminés, échappant toujours en partie, comme tous les dispositifs
d’action interactionnistes, au contrôle total d’un type d’acteurs particuliers 1 et notamment des acteurs politiques.
L’évolution du projet Euroméditerranée est exemplaire à cet égard. Entre 1995
et 1998, le projet est conduit de manière très technocratique par l’Établissement public
Euroméditerranée. Un plan, le Schéma de référence d’urbanisme d’Euroméditerranée,
est produit à la manière d’un document figé, un produit fini donnant à voir l’état final
du périmètre après travaux, imposant une substance, mais n’indiquant pas les modalités opérationnelles, les ressources mobilisables, les types de processus à mettre en
branle pour arriver à cet état final. La gestion du projet est ainsi réduite à la gestion
technicienne de deux Zones d’aménagement concerté. Avec l’arrivée d’une nouvelle
direction à la tête de l’EPAEM en 1998, la démarche change. Le projet est réouvert à
la négociation, on passe à une conduite de projet-processus. On distingue plus nettement les grandes lignes du projet, d’une part, des opérations qui leur donneront une
consistance, d’autre part. On tente de mieux prendre en compte les aléas et la conjoncture. Surtout, des efforts sont redéployés pour ouvrir le projet sur la société locale,
pour mieux associer les segments de l’administration municipale, les acteurs écono1. Jan Kooiman, Governing as governance, Londres, Sage, 2002.
642
Projets de ville et gouvernance urbaine
miques, associatifs et les habitants. Le résultat ne se fait pas attendre, puisqu’on assiste
à une relance à la fois de la réflexion sur le projet et des chantiers.
Ainsi, dans un contexte incertain et pluraliste, les processus de projet constituent
et entretiennent à travers les interactions un tissu relationnel cohésif qui maintient un
niveau optimal de mobilisation des acteurs et des ressources et sécrète des normes
d’action, des règles de comportement, des routines qui permettent de donner une cohérence à l’ensemble des interventions des différents acteurs, groupes et institutions
impliqués. C’est de ces normes, règles et routines que l’on attend une mise en cohérence de l’action collective urbaine, plutôt que du respect strict d’un dessin ou d’un
ensemble de règlements préalablement établis. Ainsi, à travers les projets, une capacité
d’action collective se recompose-t-elle au niveau des villes, mais à travers une dynamique de densification des relations horizontales entre des acteurs de diverses natures.
Une recomposition par la direction politique
Si les logiques interactionnistes semblent dominer dans les démarches de projet,
elles ne sont pas pour autant incompatibles avec des logiques de direction politique.
Si une capacité d’action collective se reconstitue dans les villes à travers les dynamiques de projet, on la doit à une alliance entre des logiques échangistes-agrégatives
et des logiques institutionnelles-intégratives 1. La perspective échangiste-agrégative
considère la construction des politiques publiques et l’institutionnalisation d’un ordre
politique comme des processus à haut degré d’interaction entre acteurs, groupes et institutions. Dans cette configuration, le gouvernement assume une activité d’agrégation
des préférences collectives à travers la disposition de moments et d’espaces de négociation et de médiation entre groupes et intérêts. Dans la perspective institutionnelleintégrative, le gouvernement est légitime, parce qu’il est dépositaire de buts et de
valeurs, à imposer – ou socialiser les acteurs à – des visions d’un futur désirable et les
comportements et normes idoines. L’intérêt de l’objet « projet » est justement de voir
comment se réarticulent ces deux dimensions dans les processus de gouvernement des
villes.
Dans le cadre des projets, la direction politique tend à prendre la forme d’une activité de soutien et de cadrage des interactions. Cette forme de direction politique ne se
traduit pas par une domination unilatérale des acteurs politiques dans la définition des
contenus des projets, mais par un accompagnement des processus de sédimentation
des choix au fil des interactions. Elle consiste davantage à garantir les conditions de la
formation d’un « méta-projet », constitué par l’ensemble des grands principes
d’action sur lesquels les acteurs se sont accordés au fil de leurs interactions, et à diffuser ces principes à travers la réitération d’un policy discourse. Le méta-projet permet
de cadrer ces interactions, de délimiter le cadre cognitif et normatif dans lequel les
1. Ces deux pôles sont librement constitués à partir, d’une part, de la distinction établie
par Jean Leca entre types de gouvernement et de leadership politique « agrégatif » et
« intégratif » et, d’autre part, de celle établie par March et Olsen entre perspectives d’analyse
des formes de gouvernement « institutionnelle » et « échangiste ». Cf. Jean Leca, « La “gouvernance” de la France sous la Cinquième République : une perspective de sociologie
comparative », dans François D’Arcy, Luc Rouban (dir.), De la Cinquième République à
l’Europe. Hommage à Jean-Louis Quermonne, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 329365 ; James G. March, Johan P. Olsen, Rediscovering Institution. The Organizational Basis of
Politics, New York, The Free Press, 1989.
643
Gilles Pinson
acteurs urbains agissent et construisent des objectifs intermédiaires. Ce méta-projet est
tout sauf un document figé, il est à l’inverse constamment amendé par les retours qui
s’organisent à partir de l’expérience des opérateurs de la mise en œuvre. Il permet la
cristallisation d’identités et de normes autour de grands principes et de slogans. Il est
suffisamment vague pour être mobilisateur, il fournit des images et des principes
d’action mobilisateurs, mais il ne fige pas la dynamique des interactions autour
d’objectifs trop rigides. Ce méta-projet est consigné dans des documents évolutifs,
non opposables, qui servent plutôt de base de travail et de discussion que d’outils
réglementaires. Il est constamment rappelé aux acteurs impliqués dans les opérations
concrètes par un policy discourse produit par les acteurs politiques, à travers lequel
ceux-ci visent à structurer les interactions. Le processus relativement indéterminé du
projet sécrète peu à peu une path dependence 1, produit un cadre des possibles qui va
en se rétrécissant.
On peut, à la suite de Bernard Haumont, définir la gestion politique du projet
comme l’organisation d’une dialectique entre les « horizons d’attente », autrement dit
le méta-projet, les perspectives lointaines, d’une part, et les « espaces d’expériences »,
les opérations ponctuelles, la dimension opérationnelle, d’autre part. Le politique
aurait ainsi cette fonction d’organiser les aller-retour entre ces deux dimensions afin,
d’une part, d’« empêcher les horizons d’attente de “fuir” », autrement dit d’éviter que
le méta-projet ne soit trop lointain pour ne pas être traduisible en opérations concrètes,
et, d’autre part, de « résister au “rétrécissement” des espaces d’expérience », autrement dit de conjurer le risque que le projet se noie dans des considérations procédurières et techniques 2. L’intervention publique inscrit le projet dans la durée en délimitant un périmètre, en mettant en place un cadre institutionnel et procédural durable.
Au total, le recours à la démarche de projet n’est pas synonyme d’affaiblissement
du politique dans les villes. Certes, les institutions publiques du gouvernement urbain
délèguent une part croissante de l’aspect opérationnel des projets, mais pour mieux se
concentrer sur l’élaboration des grands principes stratégiques et le contrôle de leur respect. Ouverture et évolutivité du projet ne sont pas nécessairement synonymes d’une
conversion de la puissance publique à un pragmatisme intégral ou bien carrément d’un
abandon de l’ambition d’une maîtrise publique de l’évolution de la ville. En revanche,
la réorientation de l’intervention politique vers un rôle de cadrage des interactions et
de la valorisation des accords obtenus concourt très directement à l’évolution du
métier d’élu local et, plus généralement, des formes d’exercice du pouvoir politique
dans les villes. Ces évolutions dont les projets sont à la fois les vecteurs et les témoins
peuvent être décryptées par un détour par la littérature sur le leadership politique
urbain.
Cette littérature insiste sur le fait que la pluralisation des systèmes de gouvernement urbain génère de nouvelles formes d’action publique qui, elles-mêmes, renouvellent les formes d’intervention du pouvoir politique dans l’action publique. Grosso
modo, on passerait de la figure idéal-typique du notable ou de l’homme d’appareil fondant son pouvoir sur la neutralisation des menaces et la redistribution de trophées politiques, sur sa capacité à gérer des coalitions politiques au sein des institutions municipales, à la figure du leader capable de manager des systèmes d’action horizontaux
1. Paul Pierson, « When Effect Becomes Cause. Policy Feedback and Political Change »,
World Politics, 45, 1993, p. 595-628.
2. Bernard Haumont, « Un nouveau champ pour l’architecture et ses recherches. Le projet
urbain », Les Cahiers de la recherche architecturale, 32-33, 1993, p. 103-110, dont p. 106.
644
Projets de ville et gouvernance urbaine
dépassant les frontières des institutions municipales, de mobiliser et d’articuler des
ressources d’origines très diverses et de gérer des coalitions et des réseaux d’acteurs
plus vastes 1. Le premier dominait dans une période marquée par la stabilité des enjeux
de politique urbaine, par la concentration des ressources aux mains de quelques
acteurs, notamment publics, par la force des idéologies, des grands récits politicotechniques et des clivages partisans, dans un contexte où les ressources politiques les
plus valorisées étaient celles permettant de construire le consensus au sein des
enceintes politiques. Le second domine dans un contexte marqué par l’essoufflement
des grands récits et par des incertitudes multiples, dans des sociétés urbaines pluralistes dans lesquelles les ressources sont dispersées et la capacité d’agir se construit
davantage en dehors des institutions politiques qu’en leur sein 2. Stone indique que ces
situations pluralistes valorisent les leaders politiques capables de recruter leur
« followers » davantage parmi les acteurs, groupes et institutions élitaires porteurs de
ressources pour les politiques urbaines que parmi les leaders d’opinion leur assurant
un relais au sein des institutions politiques ou auprès des différentes couches de la
population et leur permettant d’assurer la pérennité de leur contrôle politique ; des leaders capables de recruter ces « followers » en dehors des rangs de leurs alliés
« naturels » notamment en entretenant la mobilisation autour d’un projet 3. La notion
de « leadership institutionnel » proposée par Borraz permet de préciser le rôle des
acteurs politiques dans les dispositifs de projet. Dans un contexte d’action pluraliste,
le leader est l’acteur dont la « fonction est de susciter des formes de coopération entre
des individus ou des groupes en les aidant à se forger des conceptions stables de leur
rôle et de leur identité » 4. Le leader donne du sens, incarne et garantit le respect de
valeurs et de principes d’action dans les processus d’action et c’est ce qui lui permet
de mettre en place les conditions de la coopération entre des acteurs divers. Pour ce
faire, le leader procède par « élaboration » et « maniement » de « cadres » (frames)
qui donnent du sens à une situation ou à un problème. Borraz définit bien ce travail de
construction du sens par le leader comme travail « d’absorption, de traduction,
d’incarnation de valeurs de la société environnante et des intérêts qui la composent » 5
et non de production de sens ex nihilo.
Autour des dynamiques de projets apparaissent des figures de leaders urbains
articulant une activité « classique » d’entretien du fief et de contrôle des positions institutionnelles avec une activité de production de représentations du territoire, de
valeurs et d’identités, bref de production de policy discourses. Ces leaders sont
capables à la fois de maintenir des positions dominantes au sein des arcanes partisans
et institutionnels et de susciter des mobilisations sociales larges qu’ils entendent ne
pas totalement dominer. On aurait affaire à des figures de leaders charismatiques et
visionnaires, mais en même temps pragmatiques et acceptant le pluralisme croissant
1. Peter John, Local Governance in Western Europe, op. cit., cf. notamment le chapitre 7
« Leadership and the Local Executive », p. 134 et suiv.
2. Steve Leach, David Wilson, Local Political Leadership, Bristol, The Policy Press, 2000.
3. Clarence N. Stone, « Political Leadership in Urban Politics », dans David Judge, Gerry
Stoker, Harold Wolman (eds), op. cit., p. 96-116.
4. Olivier Borraz, « Le leadership institutionnel », dans Andy Smith, Claude Sorbets
(dir.), Le leadership politique et les territoires. Les cadres d’analyse en débat, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2003, p. 125-143, dont p. 134. L’auteur s’inspire de la définition du
leadership proposée par Philip Selznick, Leadership in Administration. A Sociological Interpretation, Berkeley, University of California Press, 1984.
5. Philip Selznick, ibid., p. 133.
645
Gilles Pinson
de la structure du pouvoir dans les grandes villes. Jean-Marc Ayrault à Nantes (maire
depuis 1989), mais aussi Massimo Cacciari à Venise (maire de 1993 à 2001 et de nouveau depuis avril 2005) incarnent cette dualité. Le premier, par exemple, a su mobiliser autour du projet pour l’Île de Nantes un réseau de structures techniques qui ont
gagné en autonomie ces dernières années et qui constituent autant de pôles de ressources (le port autonome, la chambre de commerce, les agences d’urbanisme et de
développement économique). Il a recruté certains de ses followers parmi ses « ennemis politiques » en nommant, par exemple, Jean-Joseph Régent, ancien candidat
potentiel du centre droit à la mairie de Nantes, à la tête de la Conférence consultative
d’agglomération devenue Conseil de développement, structure qui a joué un rôle
essentiel dans la définition du contenu du projet pour l’Île de Nantes. Il a validé la
démarche d’urbanisme incrémental proposée par l’urbaniste Alexandre Chemetoff,
qui laisse peu de place aux grands gestes architecturaux dont sont généralement
friands les maires bâtisseurs 1 et qui mise plutôt sur une réhabilitation des espaces
publics respectueuse des traces héritées du site. Ce mode opératoire inscrit en outre le
projet dans des temporalités longues – d’une vingtaine d’années – peu compatibles
avec les temporalités électorales du maire. L’intervention de J.-M. Ayrault dans le
projet consiste essentiellement dans le rappel de la démarche et des grands objectifs
du projet – du méta-projet – que dans la définition du contenu des opérations qui composent ce projet.
PROJETS ET DOMINATION POLITIQUE
DANS LES VILLES EUROPÉENNES
DES ESPACES POLITIQUES URBAINS SEGMENTÉS
Si l’on voit émerger, autour des projets, des systèmes politiques urbains pluralistes et des modes d’action interactionnistes, il ne faut pas confondre cette logique de
pluralisation avec une évolution vers une répartition égalitaire des ressources et un rééquilibrage des rapports de domination politique entre les groupes sociaux dans les
villes. Certes, dans la théorie pluraliste, le pouvoir est fragmenté, les ressources sont
dispersées, les inégalités ne sont pas systématiquement cumulatives et la distribution
du pouvoir dans un secteur ne se reproduit pas nécessairement à l’identique dans un
autre. La sectorisation de l’action publique permet de valoriser une grande variété de
ressources (l’argent, la notoriété, mais aussi le nombre et les votes) et offre par conséquent un accès au pouvoir politique à une pluralité de groupes. Pour autant, les pluralistes ne nient pas plus le caractère inégal de la distribution de ces ressources qu’ils
n’invoquent l’égalité entre groupes sociaux. Par ailleurs, pour Dahl, la structure du
pouvoir qu’il analyse à New Haven 2 relève du pluralisme stratifié au sens où seul un
nombre restreint d’acteurs est profondément impliqué dans l’action politique. Dahl ne
remet donc pas en cause l’existence d’élites du pouvoir, mais il insiste sur la pluralité
1. Alors que le ministère de la Justice avait émis le souhait de construire un nouveau palais
de justice signé Jean Nouvel à la pointe de l’Île de Nantes, lieu particulièrement emblématique,
Jean-Marc Ayrault a préféré positionner la réalisation sur une autre zone, en attendant que
mûrisse la réflexion sur les usages possibles des lieux les plus stratégiques de l’Île.
2. Robert A. Dahl, Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1971.
646
Projets de ville et gouvernance urbaine
et l’interdépendance de ces élites, sur le fait qu’elles font valoir une pluralité de ressources et avec plus ou moins d’intensité selon les secteurs d’action publique. Il y a
bien domination d’une élite, mais cette élite est plurielle et la domination d’une de ses
composantes dans un secteur a peu de chance de se reproduire dans d’autres secteurs.
Nous voudrions insister sur ce point, car l’analyse des projets a permis de mettre en
avant la diversité des groupes mobilisés et des ressources valorisées par ces groupes,
les interdépendances entre ces différents groupes et la complémentarité de leurs ressources.
À ce constat du caractère stratifié du pluralisme urbain que révèle l’analyse des
projets, on voudrait ajouter celui d’une segmentation progressive des espaces publics
urbains. En effet, si on assiste bien à un enrichissement du système des acteurs urbains
et à un renouvellement de la structure de distribution des ressources stratégiques,
parallèlement, de nouveaux dispositifs de clôture de l’agenda et des dispositifs décisionnels apparaissent. En effet, la consolidation progressive des représentations, des
choix et des stratégies portés par les projets s’accompagne d’une clôture progressive
du cercle des acteurs participant à la mise en œuvre de ces projets. Cette évolution ne
remet pas en cause le constat de pluralisation, car les acteurs présents au sein de ces
coalitions resserrées conservent des relations marquées par l’interdépendance et la
réciprocité. Cependant, on a affaire à un pluralisme segmenté qui voit l’autonomisation progressive des coalitions de projet par rapport à leur environnement urbain.
Ce constat de la segmentation des agendas et des réseaux d’action collective dans
les villes pose également le problème de l’incomplétude ou de la fragmentation des
espaces publics urbains que les dispositifs de projet n’ont pas réellement réussi à
dépasser. Les projets sont, en effet, conduits dans une relative indifférence de l’opinion
publique urbaine. Cette opacité de la conduite des projets a plusieurs explications.
D’abord, il faut noter l’incapacité de la presse locale à rendre compte des conflits politiques et sociaux et des controverses qui entourent les projets, incapacité qui renvoie
plus généralement à l’inexistence du journalisme politique local. Une deuxième explication réside dans « l’évasion institutionnelle » 1 dont se nourrissent bien souvent les
projets et qui les rend de ce fait invisibles à une grande partie de la population. Tout se
passe comme si les processus de mobilisation, de construction d’intérêts communs et
les logiques incrémentales qui jalonnent les projets ne pouvaient s’épanouir qu’à l’abri
d’une inscription dans les structures de conflit qu’offrent les institutions de la démocratie représentative et qu’incarnent localement les conseils municipaux. En effet, les
interactions de projet que nous avons pu observer se nichent généralement dans des
cénacles techniques (Établissement public Euroméditerranée) ou délibératifs (Forum
pour le développement à Turin, Conférence consultative d’agglomération) qui échappent aux logiques de la dramatisation des oppositions et permettent aux logiques délibératives de s’épanouir. Dès lors, s’il y bien pluralisation des systèmes politiques
locaux autour des projets, cette pluralisation s’accompagne d’une segmentation et
d’une évasion institutionnelle qui les rend peu présents finalement dans un espace
public local élargi.
Ce problème de la segmentation des espaces publics urbains renvoie à la question
du décalage entre l’espace des politics et celui des policies. Les projets urbains constituent un signe supplémentaire de l’accroissement de ce décalage. On y voit des
acteurs politiques chercher à collecter des ressources et obtenir une légitimation
1. Jean-Marc Offner, « La ville, acteur collectif », Le courrier du CNRS-Villes, 82,
juin 1996, p. 45-47.
647
Gilles Pinson
auprès des différentes élites qui composent la société urbaine, activité relativement
déconnectée de la sphère de la politique électorale. On pourrait même se demander
si les dynamiques de projet ne marquent pas un approfondissement de la crise des
démocraties urbaines. Pour Dahl, les ressources en termes de vote sont essentielles
pour peser dans les mécanismes de production des politiques publiques. Les acteurs
politiques liés à des groupes sociaux et contrôlant les réseaux de sociabilité de ces
groupes pèsent d’un poids non négligeable dans les politiques urbaines. Aujourd’hui, avec la déstructuration de ces liens privilégiés entre certains partis et certains
groupes sociaux, avec l’affaiblissement des lieux de sociabilité contrôlés par les
partis et les élus, ces ressources électorales semblent plus difficiles à faire valoir
dans les mécanismes de production des politiques urbaines. Dès lors que les ressources liées au contrôle des votes de certaines franges de la population deviennent
difficiles à contrôler, on peut se demander si les élites politiques urbaines ne sont pas
tentées d’investir davantage dans la captation des ressources injectables dans les
politiques urbaines dont sont porteurs les groupes sociaux les plus privilégiés. C’est
ce que pense C. Stone pour lequel, du fait que l’essentiel pour les élites politiques
urbaines est bien de générer une capacité à agir, il est plus important pour elles de
rassembler dans la société urbaine, notamment auprès des intérêts privés, les ressources nécessaires à la mise en œuvre des politiques urbaines que de recueillir le
consensus lors des élections. Sans aller aussi loin, on est obligé de faire le constat
d’une segmentation croissante entre deux sphères de l’espace public local : une première sphère où les ressources et le consensus autour de la production des politiques
urbaines sont recueillies – ce sont les réseaux de projet – et une autre sphère où le
consensus électoral est recueilli. L’investissement de plus en plus grand des élus
urbains dans la première sphère les inscrit dans des réseaux de sociabilité et de travail commun avec les autres fractions des élites locales 1. Ils y trouvent non seulement des ressources pour la mise en œuvre des projets, mais aussi une légitimation
par des « pairs ». On peut se demander si ce type de légitimation ne tend à pas à
concurrencer de plus en plus la légitimation par les votes.
UNE FORME DE GOUVERNANCE PLURALISTE ET SEMI-ÉLITISTE
On peut alors faire l’hypothèse de l’émergence d’un pouvoir urbain à la fois quasi
collégial et élitiste. En effet, les deux phénomènes contradictoires que l’on peut
observer dans les villes européennes permettent de formuler cette hypothèse : la pluralisation et le règne de dispositifs d’action négociés et interactionnistes au sein des
dispositifs et réseaux de production de l’action publique, d’une part ; la segmentation
et l’autonomisation de ces dispositifs et réseaux vis-à-vis de leur environnement
urbain, d’autre part. Les coalitions de projet s’ouvrent à de nouveaux acteurs et intérêts, privilégient des modes de production des choix basés sur l’ajustement réciproque
et le compromis, évoquant, par certains aspects, la démocratie délibérative. S’y développent des modes de relations basés sur l’inter-reconnaissance et l’auto-limitation.
Mais, parallèlement, ces dispositifs de décision et de production de l’action excluent
1. C’est ce qui ressort très nettement, par exemple, des travaux sur l’évolution des pratiques des élus travaillistes de Manchester. Cf. Jamie Peck, Kevin Ward (eds), City of
Revolution : Restructuring Manchester, Manchester, Manchester University Press, 2002.
648
Projets de ville et gouvernance urbaine
bon nombre d’acteurs et de groupes et semblent tirer leur efficience de l’opacité dans
laquelle leurs participants opèrent 1.
Ainsi, les processus de projet et, de manière générale, les nouvelles conditions de
production de l’action publique urbaine permettent bien l’institution d’espaces politiques pluralistes associant différents types d’acteurs, de groupes, d’élites et d’institutions liés entre eux par des relations d’interdépendance. Les réseaux d’interactions
entre les composantes de ces espaces politiques se densifient et génèrent une capacité
collective d’action au niveau des villes. Mais l’institutionnalisation de la ville comme
espace politique, espace de mobilisation, de repérage collectif des enjeux et de constitution d’une capacité collective d’action n’a pas pour corollaire systématique, loin
s’en faut, l’institutionnalisation d’un espace public urbain, si on définit celui-ci comme
« un espace d’échange fondamentalement unitaire », lieu d’expression publique des
positions, des intérêts et des conflits accessible à tous les membres du corps social 2.
C’est pourquoi on fait l’hypothèse ici que se développe dans les villes une structure du
pouvoir dominée par une certaine « élite du talent » 3, dont les composantes, sortes de
pairs urbains modernes, se légitimeraient réciproquement au sein d’espaces politiques
restreints. Le pouvoir urbain qui se dessine serait alors à la fois semi-collégial et
élitiste.
**
L’étude des projets de ville et des projets urbains donne à voir des villes qui ne
sont ni des espaces neutres gouvernés par les flux débridés de l’économie globalisée,
ni des fiefs où la volonté des leaders et institutions politiques a libre cours. Ces villes
ont été confrontées dans les années 1980 à des problèmes de fragmentation institutionnelle, à des phénomènes de désalignement entre société urbaine et pouvoir politique.
Durant ces mêmes années 1980, élus urbains et représentants des services de l’État et
des technocraties urbaines semblaient en quête d’outils permettant à la fois d’intégrer
la société locale, de mobiliser ses composantes et de coordonner les interventions des
acteurs des politiques urbaines. Avec les projets, on assiste à la fois à la maturation de
cette phase de pluralisation du gouvernement des villes et à la mise en place de mécanismes permettant de faire prospérer ces situations urbaines pluralistes, de mobiliser
et d’articuler des intérêts interdépendants et des ressources éparses et de reconstituer
une capacité d’action.
Les projets permettent aussi de redéfinir la place – moins centrale et plus nodale –
des acteurs et institutions politiques dans les politiques urbaines et les dispositifs de
gouvernance urbaine. Cette redéfinition passe notamment par l’euphémisation du
contrôle politique externe et de l’imposition hiérarchique. Tout se passe comme si la
construction de systèmes d’acteurs urbains pérennes et la recomposition d’une capacité d’action collective ne pouvait se faire qu’à la condition d’escamoter la présence
1. On rejoint en ce sens les intuitions de Jon Elster, qui voit dans le huis clos un moyen de
« huiler » les processus de la délibération. Cf. John Elster, « Argumenter et négocier dans deux
assemblées constituantes », Revue française de science politique, 44 (2), avril 1994, p. 187256.
2. Bastien François, Erik Neveu, « Pour une sociologie des espaces publics contemporains », dans Bastien François, Erik Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 1999, p. 13-58, dont p. 48.
3. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995,
p. 249.
649
Gilles Pinson
d’un tiers institutionnel drapé dans sa légitimité politique – ce que les auteurs anglosaxons appellent le « third party enforcement », en référence au Léviathan hobbesien.
Cependant, cette euphémisation du contrôle politique externe n’empêche pas les leaders urbains d’être des pièces essentielles de cette recomposition. Ce qui apparaît clairement à l’analyse, c’est aussi que si les élus retissent des liens forts avec la société
urbaine – liens dont O. Borraz dit qu’ils s’étaient distendus à mesure que se renforçaient les rapports entre élus et les technostructures municipales et intercommunales 1 –, c’est avant tout avec des groupes ou des institutions qui sont porteurs
de ressources pour les politiques publiques. Les liens avec les groupes sociaux qui ne
sont porteurs que de ressources électorales, eux, se distendent. C’est ainsi une forme
de gouvernement urbain réticulaire et à la fois fortement élitiste qui s’ébauche sous
nos yeux.
Cette étude a mis en évidence que l’on pouvait, avec les outils d’analyse de la
gouvernance, articuler une analyse des logiques de fragmentation et de pluralisation
des scènes d’action publique urbaine, d’une part, et une analyse des logiques de
recomposition d’une capacité d’action collective et d’une capacité d’intégration par la
politique, d’autre part. La perspective de gouvernance, bien qu’elle s’intéresse aux
logiques de recomposition d’une capacité d’action collective autour de dynamiques
échangistes et interactionnistes, n’en est pas moins attentive à la manière dont les leaders et les institutions du gouvernement urbain interviennent pour faire de ces
logiques échangistes des logiques instituantes et intégratives. Une perspective de
sociologie politique des dispositifs de gouvernance appliquée aux projets urbains et
projets de ville est à même d’appréhender la recomposition et la force des régulations
politiques, justement parce qu’elle ne se focalise pas sur ces régulations, parce qu’elle
ne les réifie pas, parce qu’elle ne prête pas a priori une substance immuable à l’exercice de l’autorité politique. C’est précisément en s’intéressant à d’autres formes de
régulation et à l’importance qu’elles peuvent prendre dans l’organisation de l’action
collective que l’on peut le mieux rendre compte de la place et de l’évolution des régulations politiques. Cette sensibilité à l’historicité des formes de la régulation politique
fait même du chantier de recherche de la gouvernance un outil pour comprendre certains des ressorts de la crise de la démocratie représentative ou de ce que certains
auteurs préfèrent appeler la « démobilisation politique » 2. En permettant de mieux
comprendre les logiques de mobilisation des ressources dans le domaine des policies,
elle permet aussi peut-être de mieux appréhender les transformations des logiques et
des contraintes de mobilisation des soutiens dans le domaine des politics.
Gilles Pinson est maître de conférences de science politique à l’Université Jean
Monnet de Saint-Étienne et chercheur au Centre de recherches sur l’administration
publique de Saint-Étienne. Il a récemment publié : « Intercomunalità in Francia : tra
innovazione deliberativa e “cul-de-sac” democratico », dans Francesca Gelli (dir.), La
democrazia locale tra rappresentanza e partecipazione, Milan, Franco Angeli, 2005,
p. 137-157 ; « Le projet urbain comme instrument d’action publique », dans Pierre
Lascoumes, Patrick Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de
1. Olivier Borraz, « Le gouvernement municipal en France. Un modèle d’intégration en
recomposition », Pôle Sud, 13, novembre 2000, p. 11-26.
2. Frédérique Matonti (dir.), La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005.
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Projets de ville et gouvernance urbaine
Sciences Po, 2004, p. 199-233 ; (avec Romain Pasquier) « Politique européenne de la
ville et gouvernement local en Espagne et en Italie », Politique européenne, 12, hiver
2004, p. 42-65 ; « Le chantier de recherche de la gouvernance urbaine et la question
de la production des savoirs dans et pour l’action », Lien social et politiques, 50,
automne 2003, p. 39-56 ; « Political Government and Governance. Strategic Planning
and the Reshaping of a Political Capacity in Turin », International Journal of Urban
and Regional Research, 26 (3), septembre 2002, p. 477-493. Ses travaux portent sur
la gouvernance urbaine et métropolitaine, la planification et les politiques urbaines
dans une perspective comparée (Faculté de Droit, Université Jean Monnet, 2 rue Tréfilerie, 42023 Saint-Etienne cedex 2 <[email protected]>).
RÉSUMÉ/ABSTRACT
PROJETS DE VILLE ET GOUVERNANCE URBAINE. PLURALISATION DES ESPACES POLITIQUES ET
RECOMPOSITION D’UNE CAPACITÉ D’ACTION COLLECTIVE DANS LES VILLES EUROPÉENNES
Les projets de ville – processus de mobilisation territoriale visant à transformer la forme physique, l’économie et l’image des villes dans un contexte de compétition interurbaine – constituent des objets particulièrement riches pour comprendre les changements récents de la gouvernance des villes européennes. D’une part, en tant qu’unités d’analyse, ils permettent de
prendre la mesure de la pluralisation des espaces politiques urbains, caractérisée par l’ouverture des agendas urbains, la multiplication des acteurs impliqués dans les politiques urbaines
et la dispersion des ressources. D’autre part, en tant qu’instruments d’action, ils permettent de
comprendre comment les acteurs des politiques urbaines font prospérer ces situations pluralistes et comment, sur la base de modes d’action interactionnistes et incrémentaux, une capacité
d’action collective se reconstitue à l’échelle des villes.
URBAN PROJECTS AND GOVERNANCE. PLURALISATION OF POLITICAL SPACES AND THE
RECOMBINING OF A COLLECTIVE ACTION’S CAPACITY IN EUROPEAN CITIES
The large urban projects, which can be defined as territorial mobilisation processes that aim at
activating transformations of the physical shape, the economy and the image of cities in a context of inter-urban competition, are decisive phenomena to look at in order to understand the
recent changes in the governance of European cities. First, as analysis units, urban projects
reveal a process of pluralisation of the urban political spaces, characterised by the opening of
urban agendas, the multiplication of the number of actors involved in urban policymaking and
the dispersion of resources. Second, as policy instruments, they consent to understand how the
actors involved in urban policies take benefit of these pluralist situations and how they can
reconstitute a collective political capacity with interactionist and incremental policy tools.
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