Paul Ardenne Résister en solitude. L`individu créatif comme élément

Transcription

Paul Ardenne Résister en solitude. L`individu créatif comme élément
 1 Paul Ardenne
Résister en solitude. L’individu
micropolitique complexe 1
créatif
comme
élément
Sous ce titre alambiqué, on s’attachera à interroger une réalité simple,
que tout créateur aura vécu en son for intérieur : comment marier,
comment abouter création personnelle, nourrie de singularité, d’histoire
personnelle, de ressentis parfois incomparables, avec un idéal de
résistance et une forme concrète de résistance, à l’oppression
notamment ? Comment couler la création dans la résistance et
inversement, la résistance dans la création ?
On le sait bien : solitude et résistance ne font pas forcément bon
ménage, la résistance efficace est plutôt du côté du groupe, de la
phalange organisée. L’artiste, sauf à opter pour la création en collectif,
ou de nature participative, est le plus clair du temps un ouvrier isolé ou
qui peut le devenir, emporté dans et par sa propre expérimentation
créatrice, parfois bientôt muré en elle, retranché dès lors de la sphère
de l’activisme social. Dans Jonas, une nouvelle d’Albert Camus
évoquant un artiste peintre à l’ouvrage, ce dernier, Jonas, écrit sur un
mur un mot que l’on a du mal à lire : « solitaire » ou peut-être plutôt
« solidaire ». La nouvelle de Camus, de façon explicite, se termine par
l’énoncé de cette double position présentée comme une interrogation.
Alors quoi, la création : un acte pour soi, égotiste voire égoïste, ou un
acte pour autrui, altruiste, généreux, humaniste ? Et qui sait ?, peut-être
est-on à la fois solitaire et solidaire ? La solidarité est-elle permise par,
excusez ce néologisme plein de sens, la solitarité ?
Les questions à sonder, une fois posées ces prémices, semblent
s’imposer d’elles-mêmes. Les voici. Une résistance solitaire est-elle
possible ? La création vécue comme résistance à l’ordre établi, quel qu’il
soit, est-elle soluble dans les grands mouvements d’opposition
politiques ou éthiques ? Le créateur se veut-il porteur d’une
« micropolitique », celle-ci peut-elle être efficace au-delà du cercle
restreint de sa propre personne ? Ce même créateur a-t-il une chance
sérieuse d’incarner cette action politique de détail dans l’action et ce,
sans la pervertir, en demeurant droit dans son propre engagement,
recte dans son combat personnel ?
1
Conférence donnée lors du séminaire « Créer/Résister » à l’École des Beaux-arts
de Tourcoing, le 28 janvier 2016. Un événement organisé par l’association 50° Nord,
Réseau d’art contemporain.
2 *
Créer d’une part, résister d’autre part – et cette première interrogation :
créer, est-ce résister ? Une interrogation, en guise d’entrée en matière,
qui s’avère de la plus cruciale importance.
Toute création d’essence artistique est une « résistance » si l’on admet
que créer, c’est changer l’ordre du monde. On ne change jamais l’ordre
du monde sans une volonté de le plier peu ou prou à notre propre
volonté. C’est parce que le monde n’est pas celui que nous attendons
que nous y ajoutons une création de notre main. En cela, créer c’est
résister au monde tel qu’il est, en le modifiant par l’apport de l’œuvre
d’art. Il est bien entendu, ici, qu’on désigne une « résistance » qui est
d’abord intime avant d’être sociale. Je, créateur, ne me satisfais pas du
monde tel qu’il est et m’apparaît, et tel que je le vis. L’œuvre d’art
complète, corrige, enrichit ce qui est. Elle signe ma capacité à ne pas
me laisser submerger par la réalité et, de concert, elle témoigne de la
prise que je puis avoir sur cette dernière, dont, dans cette réalité
générale, ma propre réalité.
Cette donnée première admise, notre problématique se corse sitôt que
l’on affecte au terme « résistance » une signification plus large, en
particulier au regard du combat social, de l’amélioration ou de la
destruction du bien commun. S’agissant du concept de résistance, on
désigne cette fois la résistance non plus d’abord personnelle, voire
intime, mais partagée avec des tiers, solidaire et non plus solitaire – une
résistance non plus de solitarité mais de solidarité.
Ce type de résistance solidaire, en substance, s’inscrit dans ce qu’on
l’on a pris l’habitude d’appeler, depuis Sartre et son essai Qu’est-ce que
la littérature (1948), l’art « engagé » ou bien encore l’art « politique ».
Cette forme de création, que les Anglo-Saxons disent concerned,
« concernée », existe depuis longtemps, depuis l’époque moderne au
moins. Songeons, pour les écrivains, à Montesquieu (Les Lettres
persanes), à La Fontaine (Les Fables) ou plus encore Voltaire (Candide)
ou, pour les graphistes ou les peintres, à Callot, qui dénonce en son
temps la violence de la guerre comme plus tard à Goya, qui fustige dans
ses Désastres de la guerre la violence avec laquelle les militaires
napoléoniens mènent leurs opérations de maintien de l’ordre en
Espagne, en 1808.
La première caractéristique de la résistance solidaire est ne pas être
indifférente au cours des choses et à leur distribution. Dans son cas,
créer en s’engageant vise clairement et de façon publiquement affirmée
à résister à un état de fait qui concerne l’artiste lui-même mais aussi,
3 avec lui, autour de lui et dans son prolongement, en plus de lui, la chose
commune, la res publica. La création artistique, ici, s’assimile à un acte
politique – du grec « politikos », ce qui se rapporte au gouvernement, à
la conduite des affaires de la cité.
Une création artistique engagée, en particulier quand elle exprime et
génère, aurait dit un George Grosz, un « grand non », le refus de l’ordre
établi, « résiste »-t-elle ? De prime apparence oui, dans la mesure où
l’expression du négatif élabore le principe de la confrontation (« je
refuse ») en plus, en termes hégéliens, de faire commencer le travail
dialectique (« je refuse parce que je veux établir un autre monde contre
le montre existant »). Dans les faits, en revanche, pas toujours. Car la
création engagée, « concerned », politique et versée à la macropolitique
(la politique générale, si l’on préfère) peut de la sorte ne pas être une
résistance.
Il s’agit à ce stade de faire pièce aux slogans, seraient-ils exprimés par
des penseurs respectables, à commencer par Gilles Deleuze ou JeanPaul Sartre, peu suspects d’avoir toujours prodigué une pensée
soumise à l’ordre établi. Que dit ou assume le premier de ces
philosophes ? « Créer c’est résister » Que prétend le second, tout en
assumant là encore ce à quoi tend cette formule ? « On a raison de se
révolter ». Ces formules, certes, ne sont pas de pures idioties, elles ne
sauraient en particulier être sorties de leur contexte, une réflexion, en
simplifiant, sur la dignité humaine et le libre droit à disposer de sa
volonté critique. Elles sonnent toutefois comme des déclarations de
combat, assurément pas comme une vérité une fois pour toutes
acceptée, incontestable et plus solide que les dogmes. Créer comme
une forme de non-résistance ? Lorsque Otto Dix, dans les années 1930,
se réfugie dans les montagnes allemandes et y peint des paysages
agrestes, on a quelque mal à retrouver en lui l’artiste dressé de toute sa
force créatrice contre les horreurs de la Première Guerre mondiale ou
contre les injustices de la République de Weimar. Dix, pour autant que
l’on sache, ne résiste pas ce faisant au nazisme qui s’est emparé de son
pays, et dont il ne partage pas l’idéologie, loin s’en faut. Cesse-t-il de
créer pour autant ? Non. Il crée, dira-t-on, dans la distance, par peur
peut-être, ou par fatigue, parce que las des combats.
« On a raison de se révolter », énonce Sartre ? Non, pas forcément.
Ainsi, a-t-on « raison » – le droit, la légitimité, l’obligation morale – de se
révolter contre la démocratie, la civilisation, les Droits de l’Homme, le
respect du prochain, la protection des faibles ? Chacun formera en la
matière son point de vue, sachant toutefois qu’il est des résistances et
des révoltes qui, loin d’aller dans le sens du seul progrès qui vaille – le
4 progrès de la liberté et de l’équité – s’avèrent à l’évidence à contrecourant. Le droit que John Locke, qui inspirera la Glorieuse Révolution
anglaise, entend bien voir reconnu au citoyen de se révolter contre
l’oppression est un droit conditionnel. Il n’institue en rien le principe de la
libre révolte, de la révolte d’office légitimée, de la contestation comme
forme continue d’expression. Pareillement pour Henry David Thoreau,
propagandiste du la « désobéissance civile », de la « Civil
Disobedience » (1849). 2 La révolte, l’acte de résistance ne sauraient
être que contextuels, lorsque les contextes se font défavorables à la
liberté et à l’équité. Dans le cas contraire, celui d’un contexte de vie
favorable à la liberté et à l’équité, c’est le principe de satisfaction qui
prévaut, un état satisfait que le citoyen vit dans la paix politique. Créer,
dans ce cas-là, à l’inverse de résister, ce peut être tout au contraire
célébrer, aller dans le sens de l’ordre établi lorsque l’ordre repose sur
des fondements humains vivables, honorables, respectueux de tout un
chacun et de tous les membres du corps social. Les constructivistes
russes, qui ont accueilli la Révolution bolchévique d’octobre 1917 avec
enthousiasme, élaborent au tournant des années 1920 des œuvres qui
valorisent celle-ci, dans l’euphorie. Le ferment de leur création est
l’acceptation, non le refus.
Créer, ainsi, ce peut être ne pas résister. Ce peut être aussi bien
célébrer l’étant-donné des choses et, pour le créateur artistique, signifier
au moyen de sa propre création son assentiment – accepter. Ce peut
être encore, ainsi qu’en apporte la preuve la situation présente de notre
pays, la France, pays culturellement très actif et providentialiste, laisser
faire le « système », ne trouver au fond rien à redire au contexte et ce,
sans forcément vendre son âme au pouvoir, à l’État. L’essentiel de la
création artistique en France est en effet subventionné,
considérablement dans le domaine de la musique, du théâtre et du
2
Notice Wikipedia, « Désobéissance civile », sd : « La Désobéissance civile (titre
original : Civil Disobedience) est un essai de Henry David Thoreau publié en 1849.
Thoreau écrit sur le thème de la désobéissance civile en se fondant sur son
expérience personnelle. En juillet 1846, il est emprisonné car il a volontairement
refusé de payer un impôt à l'État américain. Par ce geste, il entendait protester contre
l'esclavage qui régnait alors dans le Sud et la guerre contre le Mexique. Il ne passe
qu'une nuit en prison, car son entourage paie la caution, ce qui le rend furieux. Ce
livre était originellement intitulé Resistance to Civil Governement (Résistance au
gouvernement civil) ; c'est l'éditeur qui l'aurait renommé en Civil Disobedience – selon
l'expression inventée par Thoreau dans une correspondance – lors de sa réédition
posthume (1866). Avec le Discours de la servitude volontaire d'Étienne de La Boétie,
La Désobéissance civile est un ouvrage fondateur du concept de désobéissance
civile. »
5 cinéma, un peu moins dans celui de la littérature, de la poésie (à travers
l’aide à l’édition) et des arts plastiques (via les achats officiels et la
commande publique). Ce système n’interdit pas la création, même s’il
est clair qu’il peut en limiter l’expression. Le créateur, dans ce type de
système, est en général un champion d’autocensure, si tant est qu’il
cherche la subvention. L’État français, pour généreux qu’il soit avec
toute forme de création, ne finance pas ou pas longtemps les créations
séditieuses de nature à ébranler son pouvoir.
Mais là n’est pas, au plus juste, le point central de la question. Il
convient bien, à présent, d’intégrer deux notions relatives à la création
artistique : la solitude et la plénitude. Sachant, nommément, que
l’articulation de ces deux notions reporte le sens que la création entend
se donner en direction de l’artiste, selon une dynamique non plus
centrifuge (le rayonnement de l’art engagé, qui se tourne et irradie en
direction d’autrui) mais centripètre (le resserrement sur le sujet que la
création artistique opère). La création, en effet, c’est avant tout mon
corps, c’est moi, une « micropolitique » du corps qui est mon corps, un
agencement de l’action dont je suis le centre, le pôle premier, de façon
tyrannique. Dans le cercle que représente la création, le créateur
artistique est la pointe du compas. Je ne tourne pas dans le monde
comme une planète autour d’un astre mais je suis cet astre – parfois
lumineux, parfois sombre, parfois éteint – autour duquel tournent des
planètes en grand nombre, le monde même, le millefeuilles du réel. Si le
sujet qu’est l’artiste, dirait un structuraliste intégriste, est sans nul doute
« parlé », « construit », « élaboré » par son milieu et par son habitus, s’il
ne connaît pas l’indépendance, il n’en reste pas moins une figure
identitaire, c’est-à-dire dont l’être est régi en premier lieu par son propre
désir, sa propre pulsion, sa propre manière de se saisir de son milieu et
de son habitus. Le conditionnement par l’action artistique déconditionné,
au moins en partie.
Solitude, plénitude. On ne saurait le nier : la création solitaire, c’est-àdire voyant l’artiste développer en lui-même son projet artistique, est un
facteur garant de plénitude, prodigue d’un état de bienfait ou de bonheur
que les créateurs connaissent bien. Créer est difficile, épuisant souvent.
La dynamique créative et la pulsion à la plénitude, cependant, motivent
l’existence, satisfont le désir, épanouissent le vouloir-vivre, transportent
le corps à la manière de la passion amoureuse, avec le même élan
positif. Cette dynamique créative, non moins et surtout, est un projet,
elle tend à cette réalisation et à cette concrétisation de l’œuvre d’art qui
est pour le créateur un témoignage de sa potentielle réalisation
personnelle, de son potentiel accomplissement vital, l’espérance ou la
promesse d’une victoire sur soi, pour le dire autrement.
6 Résister, en fait, se vit d’abord en solitude, dans le rapport à soi
qu’entretient le créateur artistique saisi dans son projet, que ce projet ait
pour objet le créateur lui-même, dans le cadre d’une entreprise
personnelle, ou autrui, dans le cadre d’un engagement au bénéfice du
collectif. La micropolitique du corps de qui crée, en termes hiérarchiques
et chronologiques, domine et anticipe la macropolitique dans laquelle
baigne ce même corps, un corps qui vit et qui ne vit pas seul. Créer,
pour le sujet créateur, c’est d’abord prendre à bras le corps la politique
de soi, c’est accepter, en passant à l’acte, la micropolitique dont on est
fait, intimement comme socialement. C’est non pas d’abord résister à
quoi que ce soit mais au contraire se donner à soi, à ses inflexions, à
ses tensions, dans un élan de désir. Avant de résister à quoi que ce soit,
en fait, le créateur artistique doit se donner sans résistance à son projet.
Si désir de résistance il a, ce désir ne saurait s’exaucer et se satisfaire
sans le préalable du don de soi à soi. De la micropolitique vers la
macropolitique, en somme, et pas le contraire.
L’individu créatif comme élément micropolitique complexe ? Pas tant
que ça, peut-être, tous comptes faits.
Je vous remercie.
*