L`héritière du désert

Transcription

L`héritière du désert
1.
Gabe Steel sortait de la douche lorsqu’il entendit
frapper à sa porte.
Il attrapa une serviette en fronçant les sourcils.
Qui cela pouvait-il bien être ? Il n’avait pas du tout
envie d’être dérangé. Il avait besoin de tranquillité.
C’était en partie pour cela qu’il avait accepté de
venir dans cette ville étrange.
Il songea au printemps naissant qu’il avait laissé
derrière lui, en Angleterre. Cette période de l’année
lui serrait toujours le cœur. Même profondément
enfoui, le sentiment de culpabilité était toujours
prêt à resurgir s’il n’y prenait garde. Mais Gabe
Steel était vigilant.
Parfois, cependant, ses efforts ne servaient à rien
et un détail venait lui rappeler cette date funeste.
Tout à l’heure, par exemple, le gérant de l’hôtel lui
avait demandé s’il désirait quelque chose de spécial
pour son anniversaire. Comment diable était-il au
courant ? En fait, il n’y avait rien de très mystérieux.
Gabe avait tout simplement donné son passeport en
arrivant…
On n’entendait plus rien. Il commença à s’essuyer
énergiquement les jambes quand on frappa de
nouveau, un peu plus fort.
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En temps normal, il aurait vaqué à ses occupations sans prendre la peine de répondre. Mais les
circonstances étaient assez extraordinaires. Il n’avait
encore jamais été l’hôte d’une famille royale. Et le
sultan qui l’avait engagé régnait sur l’un des pays
les plus riches du monde. Son hospitalité fastueuse
contribuait sans doute à irriter Gabe Steel, qui ne
supportait pas de se sentir redevable envers quiconque.
Marmonnant un juron, il enroula la serviette autour
de ses reins et traversa le salon, aussi vaste que le hall
de l’hôtel. Il avait déjà séjourné dans des endroits
somptueux et son loft londonien faisait beaucoup
d’envieux, mais la suite de ce palace de Quhrah où
le sultan le recevait était d’un luxe sans pareil.
Les coups avaient repris, avec une urgence et
une insistance impossibles à ignorer. Sans pouvoir
réprimer un geste d’impatience, Gabe ouvrit la
porte et se retrouva nez à nez avec une jeune femme
bizarrement accoutrée.
Grande et mince, un porte-documents à la main,
elle semblait s’être habillée pour ressembler à un
homme. Elle avait enfilé un imperméable sur un jean
et tentait de dissimuler ses traits sous un borsalino.
Malgré son allure androgyne, Gabe ne s’y trompa
pas. En matière de femmes, c’était un connaisseur,
même si ses connaissances se limitaient au plan
physique.
Car il ne s’embarrassait jamais de sentiments
et était imperméable à l’émotion. Contrairement à
d’autres, il n’avait besoin de personne pour l’aider à
se détendre après le stress d’une rude journée. Et il
ne se sentait pas du tout disposé à badiner ce jour-là.
— Il y a le feu ? gronda-t‑il.
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— S’il vous plaît, répondit la visiteuse à voix
basse, avec un léger accent. Puis-je entrer ?
Il eut un sourire dédaigneux.
— Vous devez vous tromper de chambre, mademoiselle.
Au moment où il allait refermer la porte, elle parla
de nouveau. Elle avait l’air effrayée.
— Je vous en prie. Je suis poursuivie…
Gabe s’immobilisa. Cet appel au secours le ramena
soudain loin en arrière, à une époque où la peur et les
menaces alourdissaient constamment l’atmosphère.
Sous le chapeau, il perçut une lueur de panique
dans les yeux de l’inconnue.
— S’il vous plaît, répéta-t‑elle.
Il hésita encore une fraction de seconde. Puis, un
instinct de protection totalement incompréhensible
eut raison de lui.
— Entrez !
Un parfum épicé le frôla et sembla s’attarder sur
sa peau tandis qu’il refermait la porte.
— Eh bien, que se passe-t‑il ?
Pétrifiée, elle secoua la tête d’un air désespéré.
— Pas maintenant. Le temps presse. Je vous
expliquerai tout un peu plus tard, quand l’alerte sera
passée et que je serai en sécurité. On ne doit pas me
trouver ici. A aucun prix.
Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. On apercevait le lit défait où Gabe avait fait la sieste avant de
prendre sa douche. Vivement, elle détourna les yeux.
— Où pouvez-vous me cacher ? demanda-t‑elle.
Gabe se raidit. Son attitude et son ton arrogants,
presque impérieux, s’accordaient mal avec la manière
dont elle avait fait irruption. S’il acceptait de lui rendre
service, elle lui devait tout de même un minimum
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de gratitude. Mais le moment était mal choisi pour
une leçon de morale ou de politesse, car elle avait
vraiment l’air aux cent coups.
Il se rappela l’endroit où il se réfugiait, enfant,
quand les huissiers tambourinaient contre sa porte.
— Allez dans la salle de bains, suggéra-t‑il avec
un geste de la main. Glissez-vous sous la baignoire
et restez-y jusqu’à nouvel ordre. Ensuite, j’espère que
vos explications seront à la hauteur de la situation.
Sans prendre la peine de répondre, elle s’éloigna
souplement, avec une ondulation des hanches presque
imperceptible mais infiniment gracieuse.
Elle avait communiqué son anxiété à Gabe. Le cœur
battant, il entendit des pas précipités dans le couloir
et, aussitôt, on frappa à sa porte. Deux colosses en
costume sombre se tenaient sur le seuil. Sous leurs
vestes, on devinait une arme dans un holster.
Le plus grand dévisagea Gabe, torse nu, et son
regard se posa ensuite sur la serviette nouée autour
de ses reins.
— Nous sommes désolés de vous déranger,
monsieur Steel.
Décidément, tout le monde semblait le connaître,
dans cet hôtel !
— Aucun problème, répondit‑il aimablement.
Que puis-je pour vous ?
— Nous sommes à la recherche d’une femme.
— Comme tous les hommes, n’est-ce pas ? répliqua
Gabe avec un clin d’œil complice.
Visiblement peu enclins à la plaisanterie, ils
restèrent de marbre.
— L’avez-vous vue ?
— Comment est-elle ?
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— Grande, une vingtaine d’années, brune…
Très belle.
Gabe montra sa tenue avec un air d’excuse.
— Comme vous le voyez, je viens de prendre
une douche. Je n’avais malheureusement personne
pour me tenir compagnie.
Il eut un sourire forcé avant de reprendre, avec
une pointe d’irritation :
— Vous pouvez vérifier par vous-même, si vous
le souhaitez. Mais dans ce cas, faites vite. Le sultan
m’attend pour dîner et je dois non seulement me
raser et m’habiller, mais aussi préparer un dossier
avant de me rendre à son invitation.
— Bien sûr. Pardonnez notre interruption. Nous
ne voulons pas vous retarder davantage, monsieur
Steel. Merci de votre aide.
— Je vous en prie, dit Gabe poliment avant de
refermer la porte.
Quand il pénétra dans la salle de bains, la jeune
femme sortit de sa cachette. Puis elle se redressa
en tirant sur sa veste et il éprouva aussitôt un désir
irrépressible.
Le borsalino était tombé. Gabe se figea en découvrant son visage. Il avait devant lui la femme la plus
belle et la plus admirable qu’il ait jamais vue. Elle
semblait sortir tout droit d’un conte des Mille et Une
Nuits et incarner le plus merveilleux des fantasmes.
Elle possédait une peau mate et pourtant lumineuse, et des yeux bleus magnifiques sous de longs
cils noirs recourbés. Sa chevelure brune, lustrée,
attachée en queue-de-cheval, lui arrivait presque à
la taille. Malgré le trench-coat, on devinait des seins
ronds et bien dessinés et des jambes interminables.
Elle demeura impassible pendant qu’il la contem11
plait, comme si, naturellement soumise, elle n’avait
pas l’habitude de manifester ses réactions. Cependant,
une légère rougeur colora peu à peu ses pommettes,
trahissant son trouble.
— Ils sont partis, déclara Gabe.
— Oui, j’ai entendu… Merci.
Malgré elle, son regard se posait de temps à autre
sur le torse nu de son hôte, qui ne put s’empêcher de
sourire. Les femmes le trouvaient toujours irrésistible.
— Vous me devez une explication, maintenant.
— Absolument.
Elle se pencha pour ramasser son porte-documents
et se redressa avec une expression gênée.
— Mais… Pas ici.
Elle commençait visiblement à se sentir embarrassée par la tenue de Gabe. D’ailleurs, lui-même
avait de plus en plus de mal à cacher son trouble…
et son désir.
— Attendez-moi à côté ! lança-t‑il. Pendant que
je m’habille.
Il enfila à la hâte un jean et un T-shirt avant de la
rejoindre dans le salon. Debout devant l’immense
baie vitrée, elle contemplait la vue panoramique
sur la ville de Simdahab, avec ses minarets innombrables et ses coupoles dorées illuminées par le soleil
déclinant. Mais Gabe ne voyait que cette captivante
et mystérieuse inconnue.
Elle avait enlevé son imperméable et plus rien ne
masquait désormais ses formes parfaites, avec sa taille
de guêpe et ses jolies hanches rondes. En sentant
le regard de Gabe, elle se retourna prestement. De
face, ses immenses yeux limpides posés sur lui, elle
était plus fascinante encore. La tentation incarnée.
Lui avait-elle été envoyée par le sultan ? En cadeau
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de bienvenue, à déguster selon son bon plaisir,
comme toutes les autres douceurs dont on le comblait
depuis son arrivée ? En dépit de sa jeunesse relative,
le sultan était de la vieille école, respectueux des
traditions orientales. Qui sait s’il ne cherchait pas
à s’attirer ainsi les bonnes grâces de son visiteur ?
Avec une créature de rêve qui satisferait le moindre
de ses caprices…
— Qui êtes-vous ? demanda-t‑il d’un ton froid.
Une escort-girl ?
Elle ne réagit pas immédiatement.
— Non, dit-elle enfin. Je m’appelle Leila.
— C’est un très joli prénom, mais qui ne m’en
dit pas davantage sur vous.
— Monsieur Steel…
Gabe secoua la tête avec une expression incrédule.
— Comment se fait-il que tout le monde connaisse
mon nom ?
Un sourire incurva les lèvres roses et pulpeuses
de la jeune femme. Même s’il n’avait jamais eu
recours de sa vie à une prostituée, Gabe regretta
presque de ne pas en avoir une devant lui. Que lui
demanderait-il d’abord ? Instantanément, plusieurs
fantasmes débridés l’assaillirent…
— Vous êtes l’invité d’honneur du sultan, déclarat‑elle. Toute la ville est au courant. Vous êtes un
génie de la publicité venu à Quhrah afin d’améliorer
notre image de marque.
— C’est un résumé très flatteur, répondit Gabe
sèchement. Mais je suis insensible à la flatterie et
cela ne m’explique pas la raison de votre présence.
Pourquoi avez-vous fait irruption dans ma chambre
sans y être invitée… Leila ?
Pendant un instant, rien ne troubla le silence.
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Leila sentait son cœur battre à tout rompre.
L’esprit confus, elle ne parvenait pas à mettre de
l’ordre dans ses pensées. Pourtant, puisqu’elle avait
décidé de courir le risque, il fallait aller jusqu’au
bout, même si cela se révélait plus difficile qu’elle
n’avait cru. Tout s’était déroulé comme prévu, mais,
tout à coup, elle ne se sentait plus à la hauteur et sa
nervosité prenait le dessus. Stupidement, elle n’avait
pas imaginé l’imprévu, l’effet foudroyant que Gabe
Steel produisait sur elle…
Elle croisa ses yeux gris et pénétrants qui semblaient
s’insinuer sous sa peau, jusqu’au tréfonds de son
âme. Elle chercha désespérément comment plaider
sa cause. Hélas, tous les mots qu’elle avait préparés
lui échappaient.
Elle n’était pas accoutumée à se retrouver seule
avec des inconnus, et encore moins dans une chambre
d’hôtel.
De plus, Gabe Steel n’était pas un homme comme
les autres.
Il était très séduisant.
Incroyablement séduisant.
Naturellement, lorsque son frère avait décidé de
confier un projet au célèbre publicitaire, elle s’était
renseignée sur internet et avait lu toutes les informations
disponibles. Le P.-D.G. de Zeitgeist, l’une des plus
grosses agences de communication du monde, était
déjà millionnaire à vingt-quatre ans et était devenu
milliardaire avant la trentaine. Maintenant âgé de
trente-cinq ans, il restait farouchement célibataire,
malgré une kyrielle d’admiratrices qui rêvaient de
l’épouser. C’est du moins ce que racontaient les
chroniques mondaines de la presse people.
Leila avait vu de nombreuses photos de lui. Avec
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son regard gris clair, étonnamment cristallin, et ses
cheveux châtains, il ressemblait à un dieu nordique.
Extrêmement bien bâti, il avait une musculature de
sportif et aurait pu sans nul doute rivaliser avec un
athlète olympique.
Les actualités le montraient en smoking immaculé,
en train de recevoir des prix et des récompenses.
Sur un cliché, probablement volé par un paparazzi,
il portait un jean délavé et une chemise ouverte et
s’apprêtait à enfourcher une moto de grosse cylindrée.
Leila s’attendait évidemment à un choc le jour où
elle le rencontrerait en personne.
Mais elle était loin du compte. Jamais elle n’avait
imaginé… un tel charisme.
Familière avec l’élite et les gens de pouvoir, elle
vivait pourtant entourée d’hommes puissants et autoritaires, qui commandaient en maîtres absolus. Elle
obéissait à leurs ordres avec le respect qui leur était
dû, même s’ils étaient parfois insensibles et cruels.
Certains traitaient les femmes comme quantités
négligeables, et ne se souciaient nullement de leur
opinion. Pour cette raison, dans son for intérieur,
Leila n’aimait pas vraiment les représentants du
sexe opposé.
Oh ! elle leur manifestait néanmoins beaucoup
de déférence, comme on le lui avait enseigné. Telle
était la conduite que le destin lui assignait. Elle
n’avait pas le choix. Dans une société dominée par
le genre masculin, les femmes devaient faire preuve
de soumission. Son rang de princesse ne l’avait pas
épargnée. Toutes les décisions importantes de son
existence avaient été prises sans qu’on la consulte.
On avait aussi soigneusement choisi ses amis. Et
elle acceptait tout avec le sourire, parce que résister
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n’aurait servi à rien. Elle n’avait d’autre alternative
qu’obtempérer.
Au plan matériel, bien sûr, elle avait été gâtée.
C’était inévitable, quand on était l’unique sœur de
l’un des hommes les plus riches du monde. Son
coffret à bijoux débordait de rubis et d’émeraudes, de
perles et de diamants. Quand l’occasion se présentait,
elle pouvait choisir parmi les diadèmes de sa mère
défunte celui qui convenait le mieux à son humeur
et à la couleur de sa toilette.
Cependant, toutes les richesses du monde ne
suffisent pas à faire le bonheur. Les plus beaux
joyaux ne sauraient compenser le manque de liberté
et dissiper la crainte d’un avenir incertain.
Dans l’enceinte du palais, Leila s’habillait toujours
en costume traditionnel, avec le voile. Mais ce jourlà, par défi, elle s’était vêtue à l’occidentale, avec
un jean si serré qu’elle n’aurait jamais osé sortir de
ses appartements sans le dissimuler sous un imperméable. Même si elle se sentait tellement à l’étroit
qu’elle avait du mal à respirer, elle éprouvait une
incroyable sensation de liberté. C’était à la fois très
agréable mais aussi un peu effrayant, car Gabe Steel
la regardait d’une manière… terriblement gênante.
Il ne fallait surtout pas perdre pied. Elle avait
choisi ces vêtements pour mieux se cacher, et pour
nulle autre raison. Cet homme possédait la clé qui lui
ouvrirait un avenir différent et elle la lui prendrait,
qu’il le veuille ou non.
Maîtrisant une nouvelle poussée d’anxiété, elle
ouvrit son porte-documents et en sortit un dossier
au contenu bien trié.
— J’aimerais que vous jetiez un coup d’œil à
ceci, dit-elle.
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Il haussa les sourcils.
— Qu’est-ce que c’est ?
Elle se dirigea vers une magnifique table en
marqueterie et disposa les documents dessus.
— Jugez vous-même.
Il la rejoignit, apportant un parfum de citron vert
qui se mêlait à son odeur virile et musquée. Aussitôt,
l’image de son corps nu, revêtu d’une simple serviette,
se présenta à l’esprit de Leila. La bouche sèche, elle
se gratta la gorge.
— Des photos, dit-il.
Leila s’humecta les lèvres.
— En effet.
Elle guetta ses réactions et pria le ciel en silence.
Pourvu qu’elles lui plaisent… La photographie était
pour elle depuis toujours à la fois une passion et
une échappatoire. Dès son plus jeune âge, elle avait
manifesté un sens artistique très affirmé et on lui
avait offert très tôt son premier appareil. Elle avait
commencé par mitrailler les jardins du palais, puis
les magnifiques chevaux des écuries de son frère.
Ensuite, elle s’était essayée au portrait avec les
domestiques et leurs enfants.
Mais la plupart des clichés qu’elle avait sélectionnés pour Gabe Steel représentaient le désert, un
paysage plein de rudesse qu’il n’avait probablement
jamais vu ailleurs, ainsi que des sites sacrés, uniques
au monde, où seuls de très rares privilégiés étaient
autorisés à pénétrer. Gabe Steel serait probablement
sensible à cette faveur.
Il fronça les sourcils avec intérêt en examinant
un détail.
— Qui a pris ces photos ?
Redressant la tête, il l’enveloppa de son regard gris.
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— Vous ?
Elle opina.
— Oui.
Il marqua une pause.
— Vous avez du talent. Beaucoup.
Son compliment toucha Leila qui rosit de plaisir,
tandis qu’une lueur de fierté brillait dans ses yeux.
— Merci.
— Où se trouve cet endroit ?
— Près du palais d’été du sultan. C’est une région
sauvage, connue sous le nom de Mekathasinie.
C’était elle que Gabe Steel regardait, à présent. Il
était si proche qu’elle eut envie de toucher, de passer
les doigts dans l’épaisseur de ses cheveux châtains,
de caresser son corps musclé… Quelle idée folle,
totalement saugrenue !
Elle fit un effort pour se ressaisir et concentrer son
attention sur la photo, au lieu de la parfaite symétrie
de son visage sculptural.
— J’ai eu la chance de me trouver là après une
averse, ce qui ne s’était pas produit depuis un quart
de siècle. On appelle ce phénomène le miracle du
désert. Des graines qui sommeillent dans le sol
pendant plusieurs décennies germent brusquement
pour donner des fleurs extraordinaires. Cette végétation forme un tapis multicolore, magique, qui dure
l’espace de quelques jours, avant de disparaître de
nouveau dans le néant.
— C’est magnifique. Je n’ai jamais rien vu de
semblable.
Il paraissait sincèrement émerveillé et elle
ressentit une bouffée d’orgueil. En même temps, un
trouble délicieux l’envahit. Seule dans la chambre
d’hôtel de Gabe Steel, sa proximité physique aurait
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dû l’intimider. Au lieu de cela, elle éprouvait une
excitation croissante.
Au prix d’un gros effort, elle concentra son
attention sur la photo.
— En regardant bien, on aperçoit le palais à
l’horizon.
— Où ?
— Juste là.
L’envie de le toucher devint irrépressible. Incapable
de résister à la force de la pulsion, Leila se pencha
et effleura le bras de Gabe Steel pour désigner un
reflet doré. Aussitôt, il se raidit à son contact. Son
cœur battait-il aussi fort que le sien ? Etait-il aux
prises avec la même émotion incontrôlable ?
En tout cas, il s’écarta.
— Pourquoi m’avez-vous apporté ces photos,
Leila ? Et que vous veulent ces hommes lancés à
votre recherche ?
Elle hésita. La vérité était au bord de ses lèvres,
mais elle n’osait rien dire. Car, dès qu’il saurait,
il ne serait plus le même. Immanquablement, son
comportement se modifierait. Il en allait toujours
ainsi. Il cesserait de la traiter comme une femme
ordinaire et commencerait à la considérer comme
une créature étrange.
Elle se contenterait donc d’une vérité partielle.
— Je veux travailler pour vous, déclara-t‑elle
avec hardiesse. Je veux apporter ma contribution à
votre futur projet.
Il haussa un sourcil arrogant.
— Je ne recrute personne en ce moment.
— Je sais. Malgré tout, mon aide vous serait
précieuse.
Et Leila dévoila avec passion ses arguments.
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— Je connais Quhrah comme personne, parce
que j’ai grandi ici. J’ai le désert dans le sang. Je
vous ferai découvrir des lieux paradisiaques, dont
vous ne soupçonnez même pas l’existence. J’ai déjà
beaucoup réfléchi à cette campagne de publicité. Je
vous serai très utile.
Elle leva sur lui des yeux pleins d’espoir. Après
un silence, Gabe Steel émit un petit rire.
— Pourquoi engagerais-je une inconnue, au risque
de me fourvoyer, juste sur la foi d’un joli minois ?
Leila reçut cette réplique avec un profond sentiment d’injustice.
— Vous n’êtes pas convaincu par la qualité de
mon travail ?
Il lui lança un regard sardonique.
— Désolé de vous décevoir, ma belle, mais si
je n’avais pas été conquis par votre beauté, je vous
aurais jetée dehors aussitôt après le départ de ces
horribles sbires.
Cela ne pouvait pas se passer ainsi… Leila déploya
toute sa force de persuasion.
— Vous ne voulez même pas réfléchir ? demandat‑elle avec toute la sévérité dont elle était capable.
— Cessez d’éluder mes questions et dites-moi
d’abord qui étaient ces hommes.
— Mes gardes du corps, répondit-elle à contrecœur.
— Vos gardes du corps ?
Elle avait au moins réussi à le surprendre. Comment
réagirait-il si elle lui disait toute la vérité ? Qu’elle
était constamment sous haute surveillance, sans
aucune marge de liberté. Qu’elle étouffait…
— Je suis riche, déclara-t‑elle en guise d’explication. Très riche, même.
Il la scruta longuement.
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— Vous n’avez donc pas besoin de travailler ?
— Quelle question ridicule ! s’écria-t‑elle. J’ai
envie de travailler, ce qui n’est pas du tout la même
chose. Un homme comme vous devrait le comprendre.
Gabe saisissait bien la différence, même s’il avait,
lui, toujours été obligé de gagner sa vie. Aucune fortune
familiale ne lui était échue en héritage. Il avait dû
se sortir de la misère à la force du poignet. Il avait
connu la faim et la peur des lendemains incertains.
Pour survivre, il s’était lancé à corps perdu dans le
travail, afin de conquérir une tranquillité d’esprit
qui n’était malheureusement jamais acquise et lui
faisait encore défaut.
— Je le comprends tout à fait, déclara-t‑il.
— Vous acceptez donc au moins de réfléchir à
ma candidature ?
En plongeant le regard dans ses beaux yeux pleins
d’espoir, couleur d’azur, il éprouva un mélange de
regret et d’amertume. Il y avait tant de promesses
écrites sur ces belles lèvres sensuelles… Que se
passerait-il s’il embrassait la jolie petite fille riche
qui s’était présentée à lui avec tant d’assurance ?
Serait-il déçu, ou comblé ? Un instant la tentation
fut presque trop forte.
Pourtant, il se ressaisit, comme à regret.
— Je suis désolé. Je ne fonctionne pas du tout
ainsi. Je gère mon personnel et ma société selon
des règles formelles et bien établies. Si vous voulez
postuler, adressez-vous à mon directeur des ressources
humaines. Malheureusement, vos chances sont d’ores
et déjà compromises.
Avec un regard moqueur, il ajouta :
— Voyez-vous, j’ai depuis très longtemps décidé
de ne pas mélanger les affaires et le plaisir.
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Perplexe, elle plissa le nez.
— Je ne saisis pas.
— Vraiment ? lança-t‑il avec un sourire narquois.
Vous n’avez pas remarqué la subtile alchimie qui
nous pousse l’un vers l’autre ?
— Je…
— Ecoutez, reprenez vos photos et allez-vous-en,
l’interrompit-il brusquement. Avant que je ne fasse
quelque chose que je risque de regretter ensuite.
Un instinct solidement enraciné commandait à
Leila de suivre son conseil. Il valait mieux retourner
au palais pendant qu’il était encore temps, et oublier
ses folles envies de rébellion. Elle devait dire adieu
à son rêve. Elle ne décrocherait pas le job qu’elle
ambitionnait dans l’agence du magnat britannique. Il
fallait abandonner le scénario qu’elle avait imaginé
pour revenir à la réalité. Sa vie ne changerait pas.
Elle devait se soumettre à son destin sans espérer
y échapper.
Mais son corps lui envoyait des signaux qui brouillaient ses pensées. Un picotement courait en haut
de ses cuisses, là où la couture du pantalon frottait
contre l’endroit le plus secret de sa féminité. Elle
eut envie de croiser les bras sur ses seins tendus,
mais se retint de peur d’attirer l’attention de Gabe
Steel sur sa poitrine.
Leila avait beaucoup lu, et vu tous les films qui
avaient franchi la censure sévère de ses précepteurs.
Pour avoir été élevée dans un cocon, elle n’en
était pas pour autant naïve. Elle avait conscience
d’éprouver pour la première fois de sa vie une forte
attirance sexuelle. Elle n’avait évidemment pas le
droit d’y céder, et il valait mieux partir au plus vite
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avant de se ridiculiser. Cependant, la révolte sourde
qui l’animait se réveilla.
Elle songea à son frère et à son père, au comportement des hommes de sa famille. Des rumeurs
circulaient sur leurs innombrables conquêtes féminines. Ils obéissaient souvent à leurs impulsions sans
se poser de questions et personne ne leur en tenait
rigueur. Ce n’était tout de même pas un crime !
— Que risqueriez-vous de regretter ? demandat‑elle soudain.
Le visage de Gabe Steel s’assombrit et il la fixa
d’un regard ardent qui lui ôta toutes ses forces.
— Votre mère sait où vous êtes ? questionna-t‑il
durement.
Elle secoua la tête.
— Je n’ai ni père, ni mère, répondit-elle avec
une légèreté étudiée, acquise au fil des ans. Je suis
orpheline.
Il tressaillit, touché.
— Je suis désolé…
Il passa le pouce sur ses lèvres tremblantes. Et,
tout à coup, ce fut exactement comme dans les films.
Il l’attira dans ses bras et elle sentit la chaleur de
son corps contre le sien. Ensuite, il prit son visage
entre ses mains et se pencha vers sa bouche. Tout
se passait comme au ralenti. Leila retint son souffle.
Pour la première fois de son existence, un homme
allait l’embrasser.
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