L`héritière du désert
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L`héritière du désert
1. Gabe Steel sortait de la douche lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Il attrapa une serviette en fronçant les sourcils. Qui cela pouvait-il bien être ? Il n’avait pas du tout envie d’être dérangé. Il avait besoin de tranquillité. C’était en partie pour cela qu’il avait accepté de venir dans cette ville étrange. Il songea au printemps naissant qu’il avait laissé derrière lui, en Angleterre. Cette période de l’année lui serrait toujours le cœur. Même profondément enfoui, le sentiment de culpabilité était toujours prêt à resurgir s’il n’y prenait garde. Mais Gabe Steel était vigilant. Parfois, cependant, ses efforts ne servaient à rien et un détail venait lui rappeler cette date funeste. Tout à l’heure, par exemple, le gérant de l’hôtel lui avait demandé s’il désirait quelque chose de spécial pour son anniversaire. Comment diable était-il au courant ? En fait, il n’y avait rien de très mystérieux. Gabe avait tout simplement donné son passeport en arrivant… On n’entendait plus rien. Il commença à s’essuyer énergiquement les jambes quand on frappa de nouveau, un peu plus fort. 7 En temps normal, il aurait vaqué à ses occupations sans prendre la peine de répondre. Mais les circonstances étaient assez extraordinaires. Il n’avait encore jamais été l’hôte d’une famille royale. Et le sultan qui l’avait engagé régnait sur l’un des pays les plus riches du monde. Son hospitalité fastueuse contribuait sans doute à irriter Gabe Steel, qui ne supportait pas de se sentir redevable envers quiconque. Marmonnant un juron, il enroula la serviette autour de ses reins et traversa le salon, aussi vaste que le hall de l’hôtel. Il avait déjà séjourné dans des endroits somptueux et son loft londonien faisait beaucoup d’envieux, mais la suite de ce palace de Quhrah où le sultan le recevait était d’un luxe sans pareil. Les coups avaient repris, avec une urgence et une insistance impossibles à ignorer. Sans pouvoir réprimer un geste d’impatience, Gabe ouvrit la porte et se retrouva nez à nez avec une jeune femme bizarrement accoutrée. Grande et mince, un porte-documents à la main, elle semblait s’être habillée pour ressembler à un homme. Elle avait enfilé un imperméable sur un jean et tentait de dissimuler ses traits sous un borsalino. Malgré son allure androgyne, Gabe ne s’y trompa pas. En matière de femmes, c’était un connaisseur, même si ses connaissances se limitaient au plan physique. Car il ne s’embarrassait jamais de sentiments et était imperméable à l’émotion. Contrairement à d’autres, il n’avait besoin de personne pour l’aider à se détendre après le stress d’une rude journée. Et il ne se sentait pas du tout disposé à badiner ce jour-là. — Il y a le feu ? gronda-t‑il. 8 — S’il vous plaît, répondit la visiteuse à voix basse, avec un léger accent. Puis-je entrer ? Il eut un sourire dédaigneux. — Vous devez vous tromper de chambre, mademoiselle. Au moment où il allait refermer la porte, elle parla de nouveau. Elle avait l’air effrayée. — Je vous en prie. Je suis poursuivie… Gabe s’immobilisa. Cet appel au secours le ramena soudain loin en arrière, à une époque où la peur et les menaces alourdissaient constamment l’atmosphère. Sous le chapeau, il perçut une lueur de panique dans les yeux de l’inconnue. — S’il vous plaît, répéta-t‑elle. Il hésita encore une fraction de seconde. Puis, un instinct de protection totalement incompréhensible eut raison de lui. — Entrez ! Un parfum épicé le frôla et sembla s’attarder sur sa peau tandis qu’il refermait la porte. — Eh bien, que se passe-t‑il ? Pétrifiée, elle secoua la tête d’un air désespéré. — Pas maintenant. Le temps presse. Je vous expliquerai tout un peu plus tard, quand l’alerte sera passée et que je serai en sécurité. On ne doit pas me trouver ici. A aucun prix. Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. On apercevait le lit défait où Gabe avait fait la sieste avant de prendre sa douche. Vivement, elle détourna les yeux. — Où pouvez-vous me cacher ? demanda-t‑elle. Gabe se raidit. Son attitude et son ton arrogants, presque impérieux, s’accordaient mal avec la manière dont elle avait fait irruption. S’il acceptait de lui rendre service, elle lui devait tout de même un minimum 9 de gratitude. Mais le moment était mal choisi pour une leçon de morale ou de politesse, car elle avait vraiment l’air aux cent coups. Il se rappela l’endroit où il se réfugiait, enfant, quand les huissiers tambourinaient contre sa porte. — Allez dans la salle de bains, suggéra-t‑il avec un geste de la main. Glissez-vous sous la baignoire et restez-y jusqu’à nouvel ordre. Ensuite, j’espère que vos explications seront à la hauteur de la situation. Sans prendre la peine de répondre, elle s’éloigna souplement, avec une ondulation des hanches presque imperceptible mais infiniment gracieuse. Elle avait communiqué son anxiété à Gabe. Le cœur battant, il entendit des pas précipités dans le couloir et, aussitôt, on frappa à sa porte. Deux colosses en costume sombre se tenaient sur le seuil. Sous leurs vestes, on devinait une arme dans un holster. Le plus grand dévisagea Gabe, torse nu, et son regard se posa ensuite sur la serviette nouée autour de ses reins. — Nous sommes désolés de vous déranger, monsieur Steel. Décidément, tout le monde semblait le connaître, dans cet hôtel ! — Aucun problème, répondit‑il aimablement. Que puis-je pour vous ? — Nous sommes à la recherche d’une femme. — Comme tous les hommes, n’est-ce pas ? répliqua Gabe avec un clin d’œil complice. Visiblement peu enclins à la plaisanterie, ils restèrent de marbre. — L’avez-vous vue ? — Comment est-elle ? 10 — Grande, une vingtaine d’années, brune… Très belle. Gabe montra sa tenue avec un air d’excuse. — Comme vous le voyez, je viens de prendre une douche. Je n’avais malheureusement personne pour me tenir compagnie. Il eut un sourire forcé avant de reprendre, avec une pointe d’irritation : — Vous pouvez vérifier par vous-même, si vous le souhaitez. Mais dans ce cas, faites vite. Le sultan m’attend pour dîner et je dois non seulement me raser et m’habiller, mais aussi préparer un dossier avant de me rendre à son invitation. — Bien sûr. Pardonnez notre interruption. Nous ne voulons pas vous retarder davantage, monsieur Steel. Merci de votre aide. — Je vous en prie, dit Gabe poliment avant de refermer la porte. Quand il pénétra dans la salle de bains, la jeune femme sortit de sa cachette. Puis elle se redressa en tirant sur sa veste et il éprouva aussitôt un désir irrépressible. Le borsalino était tombé. Gabe se figea en découvrant son visage. Il avait devant lui la femme la plus belle et la plus admirable qu’il ait jamais vue. Elle semblait sortir tout droit d’un conte des Mille et Une Nuits et incarner le plus merveilleux des fantasmes. Elle possédait une peau mate et pourtant lumineuse, et des yeux bleus magnifiques sous de longs cils noirs recourbés. Sa chevelure brune, lustrée, attachée en queue-de-cheval, lui arrivait presque à la taille. Malgré le trench-coat, on devinait des seins ronds et bien dessinés et des jambes interminables. Elle demeura impassible pendant qu’il la contem11 plait, comme si, naturellement soumise, elle n’avait pas l’habitude de manifester ses réactions. Cependant, une légère rougeur colora peu à peu ses pommettes, trahissant son trouble. — Ils sont partis, déclara Gabe. — Oui, j’ai entendu… Merci. Malgré elle, son regard se posait de temps à autre sur le torse nu de son hôte, qui ne put s’empêcher de sourire. Les femmes le trouvaient toujours irrésistible. — Vous me devez une explication, maintenant. — Absolument. Elle se pencha pour ramasser son porte-documents et se redressa avec une expression gênée. — Mais… Pas ici. Elle commençait visiblement à se sentir embarrassée par la tenue de Gabe. D’ailleurs, lui-même avait de plus en plus de mal à cacher son trouble… et son désir. — Attendez-moi à côté ! lança-t‑il. Pendant que je m’habille. Il enfila à la hâte un jean et un T-shirt avant de la rejoindre dans le salon. Debout devant l’immense baie vitrée, elle contemplait la vue panoramique sur la ville de Simdahab, avec ses minarets innombrables et ses coupoles dorées illuminées par le soleil déclinant. Mais Gabe ne voyait que cette captivante et mystérieuse inconnue. Elle avait enlevé son imperméable et plus rien ne masquait désormais ses formes parfaites, avec sa taille de guêpe et ses jolies hanches rondes. En sentant le regard de Gabe, elle se retourna prestement. De face, ses immenses yeux limpides posés sur lui, elle était plus fascinante encore. La tentation incarnée. Lui avait-elle été envoyée par le sultan ? En cadeau 12 de bienvenue, à déguster selon son bon plaisir, comme toutes les autres douceurs dont on le comblait depuis son arrivée ? En dépit de sa jeunesse relative, le sultan était de la vieille école, respectueux des traditions orientales. Qui sait s’il ne cherchait pas à s’attirer ainsi les bonnes grâces de son visiteur ? Avec une créature de rêve qui satisferait le moindre de ses caprices… — Qui êtes-vous ? demanda-t‑il d’un ton froid. Une escort-girl ? Elle ne réagit pas immédiatement. — Non, dit-elle enfin. Je m’appelle Leila. — C’est un très joli prénom, mais qui ne m’en dit pas davantage sur vous. — Monsieur Steel… Gabe secoua la tête avec une expression incrédule. — Comment se fait-il que tout le monde connaisse mon nom ? Un sourire incurva les lèvres roses et pulpeuses de la jeune femme. Même s’il n’avait jamais eu recours de sa vie à une prostituée, Gabe regretta presque de ne pas en avoir une devant lui. Que lui demanderait-il d’abord ? Instantanément, plusieurs fantasmes débridés l’assaillirent… — Vous êtes l’invité d’honneur du sultan, déclarat‑elle. Toute la ville est au courant. Vous êtes un génie de la publicité venu à Quhrah afin d’améliorer notre image de marque. — C’est un résumé très flatteur, répondit Gabe sèchement. Mais je suis insensible à la flatterie et cela ne m’explique pas la raison de votre présence. Pourquoi avez-vous fait irruption dans ma chambre sans y être invitée… Leila ? Pendant un instant, rien ne troubla le silence. 13 Leila sentait son cœur battre à tout rompre. L’esprit confus, elle ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses pensées. Pourtant, puisqu’elle avait décidé de courir le risque, il fallait aller jusqu’au bout, même si cela se révélait plus difficile qu’elle n’avait cru. Tout s’était déroulé comme prévu, mais, tout à coup, elle ne se sentait plus à la hauteur et sa nervosité prenait le dessus. Stupidement, elle n’avait pas imaginé l’imprévu, l’effet foudroyant que Gabe Steel produisait sur elle… Elle croisa ses yeux gris et pénétrants qui semblaient s’insinuer sous sa peau, jusqu’au tréfonds de son âme. Elle chercha désespérément comment plaider sa cause. Hélas, tous les mots qu’elle avait préparés lui échappaient. Elle n’était pas accoutumée à se retrouver seule avec des inconnus, et encore moins dans une chambre d’hôtel. De plus, Gabe Steel n’était pas un homme comme les autres. Il était très séduisant. Incroyablement séduisant. Naturellement, lorsque son frère avait décidé de confier un projet au célèbre publicitaire, elle s’était renseignée sur internet et avait lu toutes les informations disponibles. Le P.-D.G. de Zeitgeist, l’une des plus grosses agences de communication du monde, était déjà millionnaire à vingt-quatre ans et était devenu milliardaire avant la trentaine. Maintenant âgé de trente-cinq ans, il restait farouchement célibataire, malgré une kyrielle d’admiratrices qui rêvaient de l’épouser. C’est du moins ce que racontaient les chroniques mondaines de la presse people. Leila avait vu de nombreuses photos de lui. Avec 14 son regard gris clair, étonnamment cristallin, et ses cheveux châtains, il ressemblait à un dieu nordique. Extrêmement bien bâti, il avait une musculature de sportif et aurait pu sans nul doute rivaliser avec un athlète olympique. Les actualités le montraient en smoking immaculé, en train de recevoir des prix et des récompenses. Sur un cliché, probablement volé par un paparazzi, il portait un jean délavé et une chemise ouverte et s’apprêtait à enfourcher une moto de grosse cylindrée. Leila s’attendait évidemment à un choc le jour où elle le rencontrerait en personne. Mais elle était loin du compte. Jamais elle n’avait imaginé… un tel charisme. Familière avec l’élite et les gens de pouvoir, elle vivait pourtant entourée d’hommes puissants et autoritaires, qui commandaient en maîtres absolus. Elle obéissait à leurs ordres avec le respect qui leur était dû, même s’ils étaient parfois insensibles et cruels. Certains traitaient les femmes comme quantités négligeables, et ne se souciaient nullement de leur opinion. Pour cette raison, dans son for intérieur, Leila n’aimait pas vraiment les représentants du sexe opposé. Oh ! elle leur manifestait néanmoins beaucoup de déférence, comme on le lui avait enseigné. Telle était la conduite que le destin lui assignait. Elle n’avait pas le choix. Dans une société dominée par le genre masculin, les femmes devaient faire preuve de soumission. Son rang de princesse ne l’avait pas épargnée. Toutes les décisions importantes de son existence avaient été prises sans qu’on la consulte. On avait aussi soigneusement choisi ses amis. Et elle acceptait tout avec le sourire, parce que résister 15 n’aurait servi à rien. Elle n’avait d’autre alternative qu’obtempérer. Au plan matériel, bien sûr, elle avait été gâtée. C’était inévitable, quand on était l’unique sœur de l’un des hommes les plus riches du monde. Son coffret à bijoux débordait de rubis et d’émeraudes, de perles et de diamants. Quand l’occasion se présentait, elle pouvait choisir parmi les diadèmes de sa mère défunte celui qui convenait le mieux à son humeur et à la couleur de sa toilette. Cependant, toutes les richesses du monde ne suffisent pas à faire le bonheur. Les plus beaux joyaux ne sauraient compenser le manque de liberté et dissiper la crainte d’un avenir incertain. Dans l’enceinte du palais, Leila s’habillait toujours en costume traditionnel, avec le voile. Mais ce jourlà, par défi, elle s’était vêtue à l’occidentale, avec un jean si serré qu’elle n’aurait jamais osé sortir de ses appartements sans le dissimuler sous un imperméable. Même si elle se sentait tellement à l’étroit qu’elle avait du mal à respirer, elle éprouvait une incroyable sensation de liberté. C’était à la fois très agréable mais aussi un peu effrayant, car Gabe Steel la regardait d’une manière… terriblement gênante. Il ne fallait surtout pas perdre pied. Elle avait choisi ces vêtements pour mieux se cacher, et pour nulle autre raison. Cet homme possédait la clé qui lui ouvrirait un avenir différent et elle la lui prendrait, qu’il le veuille ou non. Maîtrisant une nouvelle poussée d’anxiété, elle ouvrit son porte-documents et en sortit un dossier au contenu bien trié. — J’aimerais que vous jetiez un coup d’œil à ceci, dit-elle. 16 Il haussa les sourcils. — Qu’est-ce que c’est ? Elle se dirigea vers une magnifique table en marqueterie et disposa les documents dessus. — Jugez vous-même. Il la rejoignit, apportant un parfum de citron vert qui se mêlait à son odeur virile et musquée. Aussitôt, l’image de son corps nu, revêtu d’une simple serviette, se présenta à l’esprit de Leila. La bouche sèche, elle se gratta la gorge. — Des photos, dit-il. Leila s’humecta les lèvres. — En effet. Elle guetta ses réactions et pria le ciel en silence. Pourvu qu’elles lui plaisent… La photographie était pour elle depuis toujours à la fois une passion et une échappatoire. Dès son plus jeune âge, elle avait manifesté un sens artistique très affirmé et on lui avait offert très tôt son premier appareil. Elle avait commencé par mitrailler les jardins du palais, puis les magnifiques chevaux des écuries de son frère. Ensuite, elle s’était essayée au portrait avec les domestiques et leurs enfants. Mais la plupart des clichés qu’elle avait sélectionnés pour Gabe Steel représentaient le désert, un paysage plein de rudesse qu’il n’avait probablement jamais vu ailleurs, ainsi que des sites sacrés, uniques au monde, où seuls de très rares privilégiés étaient autorisés à pénétrer. Gabe Steel serait probablement sensible à cette faveur. Il fronça les sourcils avec intérêt en examinant un détail. — Qui a pris ces photos ? Redressant la tête, il l’enveloppa de son regard gris. 17 — Vous ? Elle opina. — Oui. Il marqua une pause. — Vous avez du talent. Beaucoup. Son compliment toucha Leila qui rosit de plaisir, tandis qu’une lueur de fierté brillait dans ses yeux. — Merci. — Où se trouve cet endroit ? — Près du palais d’été du sultan. C’est une région sauvage, connue sous le nom de Mekathasinie. C’était elle que Gabe Steel regardait, à présent. Il était si proche qu’elle eut envie de toucher, de passer les doigts dans l’épaisseur de ses cheveux châtains, de caresser son corps musclé… Quelle idée folle, totalement saugrenue ! Elle fit un effort pour se ressaisir et concentrer son attention sur la photo, au lieu de la parfaite symétrie de son visage sculptural. — J’ai eu la chance de me trouver là après une averse, ce qui ne s’était pas produit depuis un quart de siècle. On appelle ce phénomène le miracle du désert. Des graines qui sommeillent dans le sol pendant plusieurs décennies germent brusquement pour donner des fleurs extraordinaires. Cette végétation forme un tapis multicolore, magique, qui dure l’espace de quelques jours, avant de disparaître de nouveau dans le néant. — C’est magnifique. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Il paraissait sincèrement émerveillé et elle ressentit une bouffée d’orgueil. En même temps, un trouble délicieux l’envahit. Seule dans la chambre d’hôtel de Gabe Steel, sa proximité physique aurait 18 dû l’intimider. Au lieu de cela, elle éprouvait une excitation croissante. Au prix d’un gros effort, elle concentra son attention sur la photo. — En regardant bien, on aperçoit le palais à l’horizon. — Où ? — Juste là. L’envie de le toucher devint irrépressible. Incapable de résister à la force de la pulsion, Leila se pencha et effleura le bras de Gabe Steel pour désigner un reflet doré. Aussitôt, il se raidit à son contact. Son cœur battait-il aussi fort que le sien ? Etait-il aux prises avec la même émotion incontrôlable ? En tout cas, il s’écarta. — Pourquoi m’avez-vous apporté ces photos, Leila ? Et que vous veulent ces hommes lancés à votre recherche ? Elle hésita. La vérité était au bord de ses lèvres, mais elle n’osait rien dire. Car, dès qu’il saurait, il ne serait plus le même. Immanquablement, son comportement se modifierait. Il en allait toujours ainsi. Il cesserait de la traiter comme une femme ordinaire et commencerait à la considérer comme une créature étrange. Elle se contenterait donc d’une vérité partielle. — Je veux travailler pour vous, déclara-t‑elle avec hardiesse. Je veux apporter ma contribution à votre futur projet. Il haussa un sourcil arrogant. — Je ne recrute personne en ce moment. — Je sais. Malgré tout, mon aide vous serait précieuse. Et Leila dévoila avec passion ses arguments. 19 — Je connais Quhrah comme personne, parce que j’ai grandi ici. J’ai le désert dans le sang. Je vous ferai découvrir des lieux paradisiaques, dont vous ne soupçonnez même pas l’existence. J’ai déjà beaucoup réfléchi à cette campagne de publicité. Je vous serai très utile. Elle leva sur lui des yeux pleins d’espoir. Après un silence, Gabe Steel émit un petit rire. — Pourquoi engagerais-je une inconnue, au risque de me fourvoyer, juste sur la foi d’un joli minois ? Leila reçut cette réplique avec un profond sentiment d’injustice. — Vous n’êtes pas convaincu par la qualité de mon travail ? Il lui lança un regard sardonique. — Désolé de vous décevoir, ma belle, mais si je n’avais pas été conquis par votre beauté, je vous aurais jetée dehors aussitôt après le départ de ces horribles sbires. Cela ne pouvait pas se passer ainsi… Leila déploya toute sa force de persuasion. — Vous ne voulez même pas réfléchir ? demandat‑elle avec toute la sévérité dont elle était capable. — Cessez d’éluder mes questions et dites-moi d’abord qui étaient ces hommes. — Mes gardes du corps, répondit-elle à contrecœur. — Vos gardes du corps ? Elle avait au moins réussi à le surprendre. Comment réagirait-il si elle lui disait toute la vérité ? Qu’elle était constamment sous haute surveillance, sans aucune marge de liberté. Qu’elle étouffait… — Je suis riche, déclara-t‑elle en guise d’explication. Très riche, même. Il la scruta longuement. 20 — Vous n’avez donc pas besoin de travailler ? — Quelle question ridicule ! s’écria-t‑elle. J’ai envie de travailler, ce qui n’est pas du tout la même chose. Un homme comme vous devrait le comprendre. Gabe saisissait bien la différence, même s’il avait, lui, toujours été obligé de gagner sa vie. Aucune fortune familiale ne lui était échue en héritage. Il avait dû se sortir de la misère à la force du poignet. Il avait connu la faim et la peur des lendemains incertains. Pour survivre, il s’était lancé à corps perdu dans le travail, afin de conquérir une tranquillité d’esprit qui n’était malheureusement jamais acquise et lui faisait encore défaut. — Je le comprends tout à fait, déclara-t‑il. — Vous acceptez donc au moins de réfléchir à ma candidature ? En plongeant le regard dans ses beaux yeux pleins d’espoir, couleur d’azur, il éprouva un mélange de regret et d’amertume. Il y avait tant de promesses écrites sur ces belles lèvres sensuelles… Que se passerait-il s’il embrassait la jolie petite fille riche qui s’était présentée à lui avec tant d’assurance ? Serait-il déçu, ou comblé ? Un instant la tentation fut presque trop forte. Pourtant, il se ressaisit, comme à regret. — Je suis désolé. Je ne fonctionne pas du tout ainsi. Je gère mon personnel et ma société selon des règles formelles et bien établies. Si vous voulez postuler, adressez-vous à mon directeur des ressources humaines. Malheureusement, vos chances sont d’ores et déjà compromises. Avec un regard moqueur, il ajouta : — Voyez-vous, j’ai depuis très longtemps décidé de ne pas mélanger les affaires et le plaisir. 21 Perplexe, elle plissa le nez. — Je ne saisis pas. — Vraiment ? lança-t‑il avec un sourire narquois. Vous n’avez pas remarqué la subtile alchimie qui nous pousse l’un vers l’autre ? — Je… — Ecoutez, reprenez vos photos et allez-vous-en, l’interrompit-il brusquement. Avant que je ne fasse quelque chose que je risque de regretter ensuite. Un instinct solidement enraciné commandait à Leila de suivre son conseil. Il valait mieux retourner au palais pendant qu’il était encore temps, et oublier ses folles envies de rébellion. Elle devait dire adieu à son rêve. Elle ne décrocherait pas le job qu’elle ambitionnait dans l’agence du magnat britannique. Il fallait abandonner le scénario qu’elle avait imaginé pour revenir à la réalité. Sa vie ne changerait pas. Elle devait se soumettre à son destin sans espérer y échapper. Mais son corps lui envoyait des signaux qui brouillaient ses pensées. Un picotement courait en haut de ses cuisses, là où la couture du pantalon frottait contre l’endroit le plus secret de sa féminité. Elle eut envie de croiser les bras sur ses seins tendus, mais se retint de peur d’attirer l’attention de Gabe Steel sur sa poitrine. Leila avait beaucoup lu, et vu tous les films qui avaient franchi la censure sévère de ses précepteurs. Pour avoir été élevée dans un cocon, elle n’en était pas pour autant naïve. Elle avait conscience d’éprouver pour la première fois de sa vie une forte attirance sexuelle. Elle n’avait évidemment pas le droit d’y céder, et il valait mieux partir au plus vite 22 avant de se ridiculiser. Cependant, la révolte sourde qui l’animait se réveilla. Elle songea à son frère et à son père, au comportement des hommes de sa famille. Des rumeurs circulaient sur leurs innombrables conquêtes féminines. Ils obéissaient souvent à leurs impulsions sans se poser de questions et personne ne leur en tenait rigueur. Ce n’était tout de même pas un crime ! — Que risqueriez-vous de regretter ? demandat‑elle soudain. Le visage de Gabe Steel s’assombrit et il la fixa d’un regard ardent qui lui ôta toutes ses forces. — Votre mère sait où vous êtes ? questionna-t‑il durement. Elle secoua la tête. — Je n’ai ni père, ni mère, répondit-elle avec une légèreté étudiée, acquise au fil des ans. Je suis orpheline. Il tressaillit, touché. — Je suis désolé… Il passa le pouce sur ses lèvres tremblantes. Et, tout à coup, ce fut exactement comme dans les films. Il l’attira dans ses bras et elle sentit la chaleur de son corps contre le sien. Ensuite, il prit son visage entre ses mains et se pencha vers sa bouche. Tout se passait comme au ralenti. Leila retint son souffle. Pour la première fois de son existence, un homme allait l’embrasser. 23