SLOW Auteur : Franck Stevens « Slow Down est un signal sous
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SLOW Auteur : Franck Stevens « Slow Down est un signal sous
SLOW Auteur : Franck Stevens « Slow Down est un signal sous-marin non-identifié enregistré le 19 mai 1997 en plein cœur de l'océan Pacifique par trois détecteurs de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA) distants de 2000 kilomètres. […] Son origine demeure inconnue. » — Description officielle publiée en 2002 sur NOAA.gov Passé cette mise en bouche énigmatique, le dossier ne contient qu'une série de documents techniques. Les graphes et les spectres se succèdent sous mes yeux fatigués alors que les feuilles glissent entre mes doigts. Les dates des rapports se rapprochent jusqu'à atteindre, sur le dernier document, celle d’aujourd’hui. « Messieurs », finis-je par dire en repoussant le dossier vers le centre de la table, « j'ai peur que vous m'ayez tiré de mon lit et fait venir jusqu'ici en urgence pour rien. Aussi agréables qu’aient pu être ce vol transatlantique et cette promenade en hélicoptère aux frais de vos contribuables, je ne pense pas pouvoir vous aider avec vos... problèmes de sons. Je ne sais même pas comment régler ma sonnerie de portable ! » Mon sourire affable s'efface rapidement devant l'air grave des deux scientifiques assis en face de moi. J'ai l'esprit embrumé par le manque de sommeil, le décalage horaire et un léger mal de mer mais, confronté à ce silence pesant, j'ai le temps de me demander si mon anglais est rouillé au point qu'ils ne m'aient pas compris ou si j'ai affaire à des sclérosés de l'humour. « La NOAA se trompe rarement », répond l’homme qui m’a accueilli sur le pont du navire, à la sortie de l’hélicoptère – un physicien, si j’ai bien compris. « Nous pensons que vous êtes la personne la plus à même de nous aider, étant donnée la nature atypique de vos recherches. » L’autre chercheur hoche la tête, mais j'ai du mal à réprimer une grimace. La nature « atypique » de mes recherches n'a pas échappé aux divers organismes auprès desquels j'ai vainement sollicité un financement ces derniers mois. Mes articles sur la communication avec les dauphins et l'imitation de la voix humaine chez le béluga n’ont pas fait beaucoup de vagues, mais ceux sur les moyens potentiels de communication avec des intelligences nonhumaines ont fait se dresser plus d'un sourcil. Un ami m'a fait remarquer, avec cet humour subtil qui le caractérise, que je devrais peut-être apprendre le langage des comités de financement avant de me demander comment tailler une bavette avec une baleine ou un extraterrestre. 1 « Nous ne vous demandons pas une analyse mathématique des signaux que nous avons enregistrés », enchaîne le physicien. « Nous voudrions plutôt que vous nous aidiez à déterminer s'il s’agit bien d'une forme de communication intelligente. — Slow down », dis-je en lui faisant signe de ralentir (et en me félicitant intérieurement de parvenir à être spirituel même dans une langue étrangère et dans des circonstances si étranges). « Une communication émise par qui ? Quel est le rapport avec mes travaux ? » L’autre chercheur, qui s’est présenté comme un spécialiste en biologie marine, pianote sur son ordinateur portable et annonce : « Voici Slow down, enregistré en 1997 par des détecteurs distants de 2000 kilomètres. Nous l’avons accéléré seize fois pour le rendre audible. » Les haut-parleurs émettent une longue plainte sourde, à la limite entre le bruit d'avion en train d'atterrir et le chant d'une baleine. Dans la grande salle de réunion vide et à moitié plongée dans l'ombre, le son me paraît irréel et presque… angoissant. « Depuis sa fondation en 1970, la NOAA a détecté de nombreux bruits étranges, mais Slow down a été le premier à résister à toute tentative d’identification. Il a été suivi par une série d’autres signaux tout aussi mystérieux. » Pour illustrer son propos, le physicien se lève et fait glisser vers moi une série de dossiers plus petits portant des noms hauts en couleurs comme « Upsweep », « Whistle », « Julia » ou encore le très imaginatif « Bloop ». Malgré la solennité des deux hommes – ou peut-être à cause d’elle –, je dois me retenir pour ne pas éclater de rire. « Nous avons à l’époque révélé l'existence de ces sons au public : nous sommes chercheurs pour une agence publique américaine, après tout. Nous pensions que ces bruits étaient causés par des phénomènes géologiques rares et de grande ampleur, comme des icebergs géants raclant le fond marin, mais… » Le physicien s’interrompt et regarde son collègue, visiblement gêné. Le biologiste prend le relais : « Plus le temps passe, moins cette explication tient la route. Ce type de bruit sousmarin inexpliqué est de plus en plus fréquent, ce qui ne pourrait s’expliquer par la fonte des glaces polaires seule. En 1997, Slow down était un phénomène nouveau et isolé, mais il s’est répété environ une fois par an depuis lors. Depuis le début de l’année dernière, il s’est même fait entendre pas moins de onze fois, dont deux au cours des vingt derniers jours. — Votre Slow Down... s'accélère ? » C’est décidément plus fort que moi. Les deux hommes ne relèvent pas ma boutade et je commence à mieux comprendre qu’ils n’aient pas envie de rire. L’ivresse causée par la fatigue et l’excitation du voyage sont en train de se dissiper, je commence à me sentir un peu honteux de la légèreté avec laquelle j’ai parlé jusqu’ici. Ils doivent me prendre pour un idiot et 2 regretter de m’avoir fait parcourir la moitié du globe dans l’urgence. Pour une fois que quelqu’un me prenait au sérieux ! « Il ne s’agit pas simplement d’occurrences plus fréquentes », reprend le biologiste en rouvrant le dossier Slow down et en tournant ses pages, plus lentement que moi. « Bien que ces changements soient très progressifs, les signaux ont une tendance marquée à croître en longueur et en complexité. Je viens de vous faire écouter la première occurrence de Slow Down. En voici la vingt-sixième, accélérée seize fois. Elle date de ce matin même. » Pendant quelques instants, le cliquetis des touches de son portable est le seul bruit audible dans la salle de réunion. Puis, lentement, une plainte s’élève dans la pénombre. Elle semble au départ devenir de plus en plus grave, comme dans l’enregistrement précédent, mais un frisson inexplicable me parcourt l’échine tandis qu’elle redevient soudain plus aiguë, puis se met à osciller entre deux notes dans un lent hululement. Grave, aigu, grave, aigu… le chant, hypnotisant, semble interminable. J’ai l’impression étrange d’observer la scène depuis l’extérieur de mon corps, de flotter quelques centimètres au-dessus de mon crâne. Je m’aperçois soudain que l’enregistrement est terminé. Le chant s’est tu sans que je m’en aperçoive, en se confondant doucement avec le bourdonnement de mes oreilles. « J’ai étudié les cris des mammifères marins », m’entends-je dire. « Aucun ne ressemble à cela et même le chant des baleines ne se propage que sur quelques centaines de kilomètres, pas des milliers. » Le biologiste soupire. « Nous en sommes conscients. Aussi difficile à admettre qu’elle soit, notre hypothèse de travail actuelle est que ces bruits sont pourtant bien causés par une espèce vivante de très grande taille. La basse fréquence de ces sons et leur intensité exceptionnelle suggère une espèce qui ferait, au bas mot, quarante fois la taille d’une baleine bleue. » Anticipant mon objection, il lève la main et poursuit : « Croyez-moi, nous sommes bien placés pour savoir à quel point une telle hypothèse est peu vraisemblable — mais pas totalement impossible. On estime ne connaître qu’un tiers à peine des millions d’espèces marines existantes et nous ignorons presque tout de la faune dite “hadale”, qui peuple le fond des fosses océaniques les plus profondes. N’oubliez pas non plus que l’on a récemment filmé pour la première fois un calamar géant, pourtant longtemps considéré comme une légende. De combien d’autres espèces de grande taille ignorons-nous encore l’existence ? » Mais ces calamars géants ne mesurent qu’une vingtaine de mètres et il est question ici d’un animal qui en ferait des centaines, ne puis-je m’empêcher de noter. Je jette un regard nerveux 3 vers les deux hommes pour m’assurer que je n’ai pas pensé à voix haute. Le bourdonnement de mes oreilles s’est fait plus insistant et je dois faire un effort pour rester concentré. « Si c’est ce que vous pensez, pourquoi le cacher ? Vous l'avez dit vous-même, vous êtes chercheurs pour un organisme public. » — J’ai une anecdote qui vous amusera peut-être », répond le physicien. « En 1967, des astronomes britanniques ont détecté un signal étrange : toutes les secondes environ, un point précis de l’espace émettait une brève impulsion radio. Après avoir écarté la possibilité d’une erreur, ils ont baptisé le signal LGM, pour Little Green Men : “petits hommes verts”. » Il s’interrompt quelques instants et me fixe, comme s’il me défiait de faire remarquer que les noms donnés aux signaux inexpliqués ne se sont guère améliorés depuis lors. Je m’abstiens cette fois de faire un commentaire. Toute envie de rire m’a quitté. « Pour eux, un signal parfaitement régulier venant de l’espace ne pouvait en effet être qu’artificiel et avoir été produit par des êtres intelligents. Ils ont choisi de garder cette découverte secrète pendant un temps, par peur du ridicule et de la réaction du public face à une preuve de l’existence d’extraterrestres. Ce n’est que lorsqu’ils ont détecté un second signal similaire dans une région de l’espace différente qu’ils ont écarté cette explication et qu’ils ont osé révéler LGM au reste de la communauté scientifique. Ils venaient en réalité de découvrir les pulsars, des astres parfaitement naturels mais inconnus à l’époque. Leur décision initiale de taire leur découverte est toutefois intéressante. » Peut-être est-ce parce que j’ai l’esprit embrumé, mais l’anecdote ne me paraît pas si pertinente : « Il s'agissait là d'un phénomène naturel inconnu, mais vous semblez vraiment croire que votre Slow Down est réellement le fruit d’une intelligence… » Les savants s’entre-regardent, visiblement mal à l'aise. Nous y voilà enfin. « Afin d’éclaircir le mystère de Slow Down, nous avons fait descendre un robot équipé d’un sonar infrason sur les lieux approximatifs de sa dernière occurrence », répond le biologiste. « Nous utilisons habituellement ce type d'équipement pour cartographier le fond des océans : nous espérions qu’il nous révélerait une éventuelle bizarrerie topographique ou, mieux encore, que nous pourrions observer en direct l'hypothétique phénomène géologique à l’origine de Slow Down, s’il se reproduisait au même endroit. Le sonar n’a rien détecté d’anormal, mais quelques secondes à peine après que nous l’ayons enclenché, Slow Down a à nouveau retenti. Vous venez d’entendre l’enregistrement : cela a eu lieu ce matin même. » Tout en parlant, le chercheur pianote sur son ordinateur et lance un troisième fichier sonore. Il s’agit cette fois d’un simple son oscillant, de toute évidence artificiel. Il y a quelques 4 minutes, il m’aurait évoqué une innocente sirène d’ambulance, mais il me glace désormais le sang : j’y reconnais, simplifiée, la mélodie du dernier chant en date de Slow down. « Il s’agit du sonar de notre robot, accéléré seize fois. » précise le biologiste. J’accuse le coup. « Le fait que Slow Down imite notre robot nous a conduits à écarter l’hypothèse d’un phénomène physique et à nous adresser à vous », poursuit-il. « Vos travaux sur l’imitation des bruits de moteurs de bateau chez le béluga nous ont particulièrement… » Il continue à parler, mais je ne l’entends plus. Le sol se dérobe sous mes pieds alors qu’une question cruciale, que je n’avais jusque-là pas osé me poser, s’impose soudain à moi : « Où ? », dis-je d’une voix pressante que je reconnais à peine. « D'où venait ce bruit ? » Percevant ma panique, les savants hésitent à répondre, mais le regard nerveux que le physicien jette vers ses pieds confirme mes craintes : voilà pourquoi ils m’ont fait venir en catastrophe sur un navire perdu en plein océan Pacifique. Mes yeux sont à leur tour irrésistiblement attirés vers le sol tanguant du navire et j’ai soudain une conscience aiguë de la présence de l’océan à quelques mètres sous mes pieds, sombre et hostile. Sous ces kilomètres d’eau glaciale et obscure gît une chose immense et inconnue, avide de se faire connaître. C’en est assez pour moi. Pris de vertiges, je m’excuse en bafouillant et je me lève maladroitement de ma chaise, manquant de la renverser. Le physicien me guide hors de la salle et vers une cabine, mais je demande à sortir un instant pour prendre un bol d’air frais. La nuit est tombée pendant que nous parlions. Le vent marin me mord le visage sans pour autant me revivifier. Voir le mouvement des vagues me rend malade et je m’agrippe de toutes mes forces au bastingage, seul élément fixe de mon monde vacillant. Tout me paraît irréel, je m’attends à me réveiller d'un instant à l'autre dans mon lit, à l’autre bout de la planète. Mais ce songe absurde persiste et le bourdonnement de mes oreilles se fait plus intense. Dans l’état second dans lequel je me trouve, il me semble émerger de l’océan lui-même et je crois y deviner les échos des hululements étranges de Slow down. Mes yeux fatigués se lèvent vers le ciel étoilé et je me sens infiniment petit comme jamais auparavant, à la dérive dans un univers démesuré dont je ne sais presque rien. Le chant de l’océan se fait plus insistant et je suis prêt à jurer que, là-haut dans le ciel, une étoile lui répond. Quinze ans après sa détection, « Slow Down » n’a toujours pas été expliqué. Le lecteur curieux pourra se faire une opinion en l’écoutant. 5