L`inévitable écart en traduction relais du chinois
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L`inévitable écart en traduction relais du chinois
http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific L’INÉVITABLE ÉCART EN TRADUCTION RELAIS DU CHINOIS UNAVOIDABLE DEVIATIONS IN TRANSLATIONS FROM THE CHINESE LANGUAGE Véronique Alexandre Journeau Centre national de la recherche scientifique Thématique I : Construction des savoirs et des idées Theme I: The Construction of Knowledge and Ideas Atelier I03 : Traduction appliquée au dialogue interculturel France-Asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes Workshop I03: Translation Applied to France-Asia Intercultural Dialogue: Traductology Theory and Translation Practices 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4th Congress of the Asia & Pacific Network 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – Véronique Alexandre Journeau Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). 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Any opinions expressed are those of the authors and do.not involve the responsibility of the Congress' Organization Committee. L’INÉVITABLE ÉCART EN TRADUCTION RELAIS DU CHINOIS Véronique Alexandre Journeau Centre national de la recherche scientifique La communication interculturelle passe par une connaissance conditionnée par l’exercice de traduction. Par rapport aux difficultés rencontrées dans les traductions entre langues occidentales, deux problèmes semblent amplifiés quand il s’agit de traduire du chinois vers une langue occidentale, l’un stimulant et l’autre rebutant : la traduction des métaphores et la traduction relais (via une autre langue). Dans le premier cas, le problème est omniprésent en poésie mais aussi dans les appréciations artistiques et même dans les indications techniques. C’est la matière d’un axe de ma recherche qui doit notamment donner lieu à une publication Métaphores et cultures chez L’Harmattan dans ma collection, L’univers esthétique. Le second cas est une pratique ancienne et courante et s’est plus particulièrement concrétisé pour moi lorsque j’ai eu traduire un article rédigé en français à partir de textes anciens chinois pour une présentation en anglais lors d’une conférence internationale1. Ce fut un sujet de discussion lors d’une séance du séminaire de traductologie dirigé conjointement par JeanYves Masson et Jean-René Ladmiral en juin 2011. Mon propos du jour sera d’expliciter, avec des exemples variés, comment l’écart est inévitable dans les traductions relais, du fait principalement de traditions de pratique traduisante culturellement différentes et de lexiques élaborés à des fins de normalisation, pour attirer l’attention sur le fait que des commentaires sur une culture ou une littérature faits à partir de traductions relais sont potentiellement biaisés. DU CHINOIS VERS UNE LANGUE OCCIDENTALE En prenant conscience qu’existaient deux traditions de traduction du chinois, l’une vers le français et l’autre vers l’anglais, qui colportaient avec elles des validations et des habitudes dont il était impensable de s’émanciper, j’ai compris qu’il était impossible de traduire du français vers l’anglais les citations originales en chinois que j’avais choisies et qu’il me fallait mettre en équivalent de ma traduction des traductions directes du chinois vers l’anglais. Le constat fait alors est celui d’un écart inévitable entre le texte français et le texte anglais à partir d’un même texte original chinois, y compris pour des concepts clés de la pensée chinoise tels que 仁 rén traduit en français par « humanité » ou « sens de l’humain » et en anglais par « benevolence » ou « human-heartedness » (en français : « bienveillance, bonté, bienfaisance » ou « compassion ») ‒ ce qui a des implications différentes par la suite, le premier étant davantage connoté par l’idée de « justice » alors que le second l’est par celle d’ « empathie » ‒ ou « 有者 » / « 无者 » traduits en français par « être » / « non être » et en anglais par « Something » / « Nothing » dans deux traductions de référence du Huainanzi : 有始者, 有未始有有始者, 有未始有夫未始有有始者; 有有者, 有无者, 有未始有有无者, 有未始有夫未始有有无者。 Traduction francophone2 : Il y eut un commencement Il y eut un commencement au commencement Il y eut un commencement au commencement du commencement Il y eut l’être Il y eut le non-être 1 « Musique ancienne versus musique nouvelle dans la Chine des Royaumes combattants » (Sound, Political Space and Political Condition: Exploring Soundscapes of Societies under Change, Berlin, 22-23 June 2011). b2 Philosophes taoïstes II, Huainan zi 淮南子, traduit, présenté et annoté sous la direction de Charles Le Blanc et Rémi Mathieu, Paris, NRF Gallimard, « La Pléiade », 2003, p. 55. Atelier I03 / Traduction appliquée au dialogue interculturel france-asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes L’inévitable écart en traduction relais du chinois Véronique Alexandre Journeau / 2 Il y eut ce qui précéda le non-être Il y eut ce qui précéda ce qui n’était pas encore le non-être3 Traduction anglophone4 : There was a beginning There was not yet beginning to have “There was a beginning” There was not yet beginning to have “There was not yet beginning to have ‘There was a beginning’” There was Something There was Nothing There was not yet beginning to have “There was Nothing” There was not yet beginning to have “There was not yet beginning to have ‘There was Nothing’” Il est vrai que le verbe « 有 » (avoir) donne souvent le verbe « être » en traduction mais la traduction française semble proposer le concept philosophique plutôt que le verbe alors que la traduction anglaise sent aussi qu’il faut un substantif pour ne pas rester littéral mais choisit de façon plus matérialiste le « quelque chose » / « rien ». Dans le cas qui m’occupait personnellement, j’ai choisi de présenter le texte chinois original puis de façon juxtaposée ma traduction en français (qui, il est vrai, ne correspondait pas forcément à la tradition française) et une traduction directe en anglais (celle qui me paraissait être la traduction de référence), mais dans le cas où il n’existait pas de traduction de référence en anglais, j’ai dû traduire à partir de mon texte français parce que je ressentais le manque de connexions réflexes entre termes chinois et termes anglais : il ne m’était pas possible de faire une traduction directe de chinois en anglais bien que j’ai une bonne maîtrise de la langue. Cela a donné, par exemple : 然後 聖人作為 父子君臣 以為紀綱 紀綱既正 天下大定 然後 正六律和五聲 弦歌詩頌 此之謂德音 德音之謂樂 […] 天下大定 Ensuite / After this Les sages établirent en tant que tels / arose the sages, and set forth the duties père et fils, seigneurs et vassaux / between father and son, and between ruler and subject, pour en faire des lignes directrices / for the guidance of society. Ces lignes directrices étant normalisées / When these guiding rules were thus correctly adjusted, le monde était bien ordonnancé / all under heaven, there was a great tranquility; Le monde étant bien ordonnancé Ensuite / After which Ils réglèrent les six lüs étalons / they framed with exactness the six accords (upper and lower), en harmonie avec les cinq sons / and gave harmony to the five notes (of the scale), le chant des cithares et les hymnes poétiques / and the singing to the lutes of the odes and praise-songs; C’est cela qu’on appelle notes vertueuses / constituting what we call ‘Music’. et les notes vertueuses, ce qu’on appelle musique […] L’écart qu’aurait créé une traduction du français vers l’anglais est perceptible : par exemple, comme indiqué pour 仁 ren précédemment, l’approche par la tradition francophone est moins de l’ordre du « bien-être » que celle par la tradition anglophone (« le monde bien ordonnancé » versus « a great tranquility »). Une erreur de traduction (du point de vue organologique, le qin est une cithare et non un luth) se perpétue aussi par tradition à partir de la traduction faite, et en titre de son ouvrage par ailleurs de valeur, par de Robert van Gulik (The lore of the Chinese Lute) : celui-ci a établi une équivalence de contexte pour des raisons de communication interculturelle, en estimant que le lecteur occidental pourrait mieux imaginer ce qu’il décrivait dans une analogie avec l’instrument des poètes musiciens de la Renaissance plutôt qu’avec cette appellation de cithare qui a un autre sens dans la tradition occidentale. La traduction relais est pourtant une pratique courante et elle l’a été dès les premiers temps de la traduction puisque c’est elle qui a permis le déchiffrage d’écritures anciennes quand ils existaient en 3 Il est indiqué en note de ce texte : « Citation du Zhuangzi, II, p. 38-39 (trad. K. H. Liou, modif., p. 98). The Huainanzi. Liu An, King of Huainan. A Guide to the Theory and Practice of Government in Early Han China, translated and edited by John S. Major, Sarah A. Queen, Andrew Seth Meyer and Harold D. Roth, New York, Columbia university press, 2010, p. 84. 4 Atelier I03 / Traduction appliquée au dialogue interculturel france-asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes L’inévitable écart en traduction relais du chinois Véronique Alexandre Journeau / 3 version bilingue dont l’une des langues était méconnue mais l’autre connue. Dans le cas du chinois, la traduction relais, à partir du latin, a permis la diffusion des mémoires sur les Chinois et autres récits de voyage dans nombre de langues vulgaires dès le XVIe siècle5. Dans le cas du chinois, les jésuites sont les premiers traducteurs du chinois, le plus souvent en latin, qui était non seulement leur langue de travail mais aussi langue commune en Europe pour plusieurs langues occidentales. A la même époque (fin du XVIe siècle), la diffusion de textes en langue vulgaire se généralise et la traduction de récits d’une langue occidentale à l’autre suit rapidement, par exemple du portugais vers le français. Le premier lexique chinois-français date de cette époque. Par la suite, les lexiques se succèdent au fil des publications et à travers eux apparaît une tradition de traduction qui s’avère différente entre le monde anglophone et le monde francophone. A l’origine, un premier facteur séparateur est celui de la transcription du chinois selon la façon dont on l’entend dans un monde ou dans l’autre : de ce fait et en raison de la réticence des imprimeurs à faire figurer dans les publications des caractères chinois dont ils ne maîtrisent pas la composition, ceux-ci sont remplacées en Occident par une écriture romanisée plus ou moins phonétique qui, par accumulation au fil du temps, va constituer des corpus différents, au point que les Chinois ont décidé eux-mêmes, relativement récemment de proposer au reste du monde une transcription unifiée de leurs caractères (le pinyin). Ce qui donne par exemple : Confucius (孔子) a été transcrit « Khoung-Fou-tseu » ou « k’ung fu tzu » avant d’être « kongzi » en pinyin, Les Quatre livres (四書) par « Sse Chou » ou « Szu shu » ce qui s’écrit à présent « sì shu », et le titre d’une de ses œuvres, La grande étude (大學), a été transcrit « Tá Hio » ou « Ta hsüeh » pour « dà xué » en pinyin. J’ai ajouté les caractères chinois entre parenthèses parce que la langue originale est là et non dans la transcription alors que la confusion est venue de leur absence dans les publications occidentales comme si les caractères chinois étaient les intrus et la transcription la norme (imaginez qu’on publie le français en phonétique dans les publications en langues étrangères). Si l’on considère les textes majeurs de la pensée chinoise qui nous sont transmis par traduction, par exemple, Les Entretiens de (ou The Analects of en anglais) Confucius ( 論語 Lún yǔ), dans des publications francophones ou anglophones, les différences sont manifestes comme le montrent quelques extraits d’un de mes articles publié récemment6 où j’attirais récemment l’attention sur le fait de clarifier le contexte de traduction ‒ par exemple le sens en philosophie de l’art que je propose pour 志 (zhì) avec « volition » n’est pas usité dans les traductions à partir du chinois où la motivation présidant au choix des termes, dans le champ philosophique, n’apparaît pas toujours7. Je reprends quelques exemples de l’article et j’y ajoute, pour avoir le point de vue d’une version moderne, la traduction de la séquence dans une publication récente bilingue (chinois-anglais)8 : 《吾十有五而志于學》(論語 Lùnyǔ II-4) En français : « je résolus » (A. Cheng, p. 33) et « volonté » (Couvreur) En anglais : « mind » (Legge) et « desire » (Lau) Séquence : « At fifteen I set my heart on learning » 《亦各言其志也》 (論語 Lùnyǔ XI-26) En français : « intention » (A. Cheng, p. 93 et Couvreur) En anglais : « wishes » (Legge) et « what about you » (Lau) 5 Voir notamment ma communication, « Les Premières Traductions du chinois vers le français sous Louis XIV : le cas de l’inscription nestorienne de Si-Ngan-Fou », au colloque Les relations internationales à travers les traductions françaises à l'époque de Louis XIV organisé par Septet (Société d’études des pratiques et théories en traduction) et HTLF (Histoire des traductions en langue française) les 4 et 5 décembre 2009 à Versailles (textes en ligne : revue e-septet). 6 Voir « Problématique de traduction et connotation en philosophie de l’art : alternance entre univocité et pluralité de sens pour 志 zhì et 神 shén », Journal of Translation Studies, Vol.12, Numbers 1&2, The Chinese University of Hong-Kong, 2009. 7 Les traductions utilisées sont accessibles sur le site de l’AFPC (Association française des professeurs de chinois), http://www.afpc.asso.fr/ dans la rubrique « classiques wengu », pour Couvreur, Legge et Lau, et dans Entretiens de Confucius aux éditions du Seuil (1981) pour Anne Cheng. Les pages sont indiquées uniquement pour la publication papier ; sur le site, les pages sont directement lisibles par chapitres et sections. 8 論語今譯 The Analects of Confucius, Modern Chinese Translation by Yang Bojun & Wu Shuping, English Translation by Pan Fuen & Wen Shaoxia, Qilu Press, 2008 (1st ed. 1993). Atelier I03 / Traduction appliquée au dialogue interculturel france-asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes L’inévitable écart en traduction relais du chinois Véronique Alexandre Journeau / 4 Séquence : « Each but speak his mind » 《 隱居以求其志》 (論語 Lùnyǔ XVI-11) En français : « idéal » (A. Cheng, p. 132, et Couvreur) En anglais : « aims » (Legge) et « purpose » (Lau) Séquence : « By dwelling in seclusion they seek the fulfilment of their aims » 《不降其志》 et《降志辱身矣》 (論語 Lùnyǔ XVIII-8) En français : « conviction » (A. Cheng, p. 143) et « résolution » (Couvreur) En anglais : « wills » (Legge) et « purpose » (Lau) Séquence : « Those who would not bend their will […] they bend their wills and bring humiliation open themselves » Le travail de la pensée n’est pas le même quand il s’agit de lire pour la compréhension globale du texte ou de traduire terme à terme, mais dans le cas du chinois plus que pour une langue occidentale, la phase de traduction terme à terme vers la langue pratiquée est plus nécessaire. C’est en comparant la traduction directe d’un anglophone sinologue et celle que je ferais à partir du français que j’ai vraiment compris qu’il y avait là une problématique en soi, celle de la traduction relais. Il est probable que le phénomène observé de lexicographies parallèles a été amplifié par la pratique de présenter le chinois en transcriptions et non en caractères chinois originaux car c’est un frein à la lecture de la littérature en langue étrangère sur les sujets que nous traitons dans notre langue : il y a une culture sinologique francophone et une culture anglophone. Cependant, avec l’unification de la transcription par le pinyin et une présence accrue des caractères chinois dans les publications, il devrait être possible de mieux croiser les interprétations de part et d’autre même si la tradition est prégnante et si changer le sens d’un terme n’est pas une mince affaire9. DES LANGUES OCCIDENTALES VERS LES LANGUES ASIATIQUES L’inverse s’est également produit, par exemple quand les concepts philosophiques occidentaux ont été introduits en Asie via le Japon. Le professeur coréen Kang a ainsi produit un lexique terminologique pour la philosophie de façon comparatiste pour expliquer son insatisfaction sur les traductions pratiquées pendant un siècle et en a retracé le processus historique10. Il montre qu’il s’agit en général de faire se rencontrer deux pratiques de dénomination, de créer en quelque sorte une passerelle entre un terme dans une langue et un terme équivalent dans l’autre langue ou de créer un nouveau terme si nécessaire mais que nombre de biais ont été créés par le cheminement via des langues tierces comme c’est le cas pour la plupart des termes philosophiques occidentaux, traduits par les Japonais puis en chinois en se fondant sur l’écriture en japonais qui utilise des caractères chinois et finalement en coréen soit directement à partir du japonais soit indirectement à partir de ce chinois dont les Chinois eux-mêmes n’étaient pas satisfaits11. Cette recherche a été menée notamment, indique Kang YoungAnh, pour le coréen par un philosophe coréen, Hahn Chi Chin (1901- ), qui : s’est évertué à trouver le terme adéquat et propose de multiples traductions à plusieurs reprises, par exemple, ŭ et tanja (單子) pour la monade leibnizienne, hamnijuui (合理 主義), hamniron (合理論), et ijiron (理智論) pour rationalisme, chongnyŏngron (精靈論), chŏngsinron (精神論) et chŏngsin chuŭi (精神 主義 ) pour spiritualisme, yusimnon ( 唯心論 ), kwal nyŏmnon ( 觀念論 ) et isangchuŭi ( 理想主義 ) pour idéalisme, chaadokjonchuŭi (自我獨存主義) et tokjon-chuŭi (獨存主義) pour solipsisme, insikron (認識論) 9 Cependant, pour reprendre l’exemple du début de cette présentation, les traductions anglophones les plus récentes ont adopté « humaneness » pour 仁 ren, reprenant donc la traduction traditionnelle en français. 10 Voir Kang Young Anh, « Conférence sur l’évolution des termes philosophiques en Corée », dans La Modernité philosophique en Asie, Perros-Guirec, Anagrammes, coll. Journées d’études du Réseau Asie, 2009, p. 49-77. 11 Voir mon article dans cet ouvrage (« Les Principes constants de la calligraphie chinoise sont d’ordre philosophique », p. 126-148) qui mentionne que « Gao Jianping propose de remplacer le terme 美學 měixué (étude du beau) ‒ introduit par Wang Guowei (1877-1927) à partir de la traduction faite par les Japonais (bigaku) ‒ par le terme 感性學 gǎnxìngxué, qu’il traduit en anglais par "science of sensory cognition" et que nous devrions traduire en français par "étude de la perception sensible" ». Atelier I03 / Traduction appliquée au dialogue interculturel france-asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes L’inévitable écart en traduction relais du chinois Véronique Alexandre Journeau / 5 et chi sikron (智識論) pour épistémologie, chŏngsin (精神) et ryŏng (靈) pour esprit, yesul (藝術) et mihak (美學) pour esthétique12.13 Kang Young Anh, dans la suite de son étude, précise que Pendant longtemps, la langue coréenne a adopté les mots chinois dans leurs formes nominale ou verbale avec des suffixes indigènes. Cette habitude facilite l’intégration de nouveaux mots, créés et introduits en Corée par le Japon, la plupart en “mots de deux caractères chinois” – par exemple 哲學 (ch’olhak, tetsugaku, philosophie), 自 由 (chayu, jiyuu, liberté), 權 利 (kwŏlli, kenri, droit), 意 識 (ŭisik, ishiki, conscience), 時間 (temps) – dans une structure syntaxique existante de la langue coréenne. L’expansion du vocabulaire coréen au moyen de l’introduction nouvelle de "kŭndaeŏ" ( 近 代 語 , kindaigo, mots modernes) fut énorme.14 Dans ces deux exemples, les caractères chinois sont utilisés et compris mais dans un transfert du japonais au coréen. D’ailleurs, la transcription du chinois n’est pas donnée alors que les transcriptions du coréen, dans la première citation, et à la fois du japonais et du coréen, dans la seconde citation, le sont. Dans ce dernier cas, on devrait avoir, en pinyin, le sens restant le même : – par exemple 哲學 (ch’olhak, tetsugaku, zhéxué, philosophie), 自由 (chayu, jiyuu, zìyóu, liberté), 權利 (kwŏlli, kenri, quánlì, droit), 意識 (ŭisik, ishiki, yìshí, conscience), 時間 (shíjian, temps) – Et pour revenir brièvement sur mon commentaire initial relatif aux multiples transcriptions du chinois ‒ par appréhensions culturellement différentes des sons de la langue ‒ (par exemple, le souffle 氣 était transcrit « ts’i » ou « k’i », unifié en qì par le pinyin), le même caractère peut être compris en écriture chinoise d’un pays à l’autre de l’Asie de l’est mais pas en transcriptions. Nous ne pouvons lire nos écrits respectifs entre sinologues, japonologues et coréanologues que si nous mentionnons en caractères chinois plutôt que dans nos transcriptions respectives les termes dont nous parlons. La communication culturelle entre chercheurs francophones sur l’Asie n’est possible qu’à partir de ce moment où nous pouvons nous apercevoir que ce dont parle l’autre est ce qu’il lit sous ce caractère que nous même comprenons aussi, à l’identique ou différemment. Quand il aborde la coréanisation des termes philosophiques japonais de An Hosang, il dit : En vérifiant les mots, An a essayé de remplacer les mots ‒ et je ne peux m’empêcher de penser qu’il [An] n’avait pas tenté de réaliser son travail en pensant le sens original des concepts philosophiques occidentaux dans leurs langues et usages d’origine ‒ à partir des caractères chinois [du japonais] par des mots coréens en pensant le sens des caractères chinois plutôt qu’en considérant si oui ou non les mots créés par les Japonais étaient adaptés à leurs sens dans les langues européennes d’origine. […D’ailleurs,] les mots et termes alternatifs de An ne furent généralement pas acceptés dans le milieu philosophique coréen.15 Et il montre que cet effort est continu à notre époque, qu’il répond à « l’insatisfaction profonde relativement aux traductions existantes » et développe un exemple exemplaire sur « ontologie » (traduit par 本體論 ou 存在論 en Japon, en Chine et en Corée, ces deux termes étant inadéquats pour, dit-il, exprimer ce que "ontologie" implique) qu’il serait trop long de reprendre ici16. Les annexes de son article donnent les exemples de traductions pour les principaux termes de la philosophie. Un autre aspect de cette problématique peut être envisagé à partir d’un exercice fait lorsqu’un texte existait naturellement en deux langues (soit parce que l’auteur est plus ou moins bilingue soit parce que la langue support s’y prête comme c’est le cas pour le chinois, fond commun des langues asiatiques17) : par exemple, dans l’exercice de comparaison en traduction poétique vers le français de 12 Prolongeant la note ci-dessus, je remarque, puisque l’écriture chinoise est utilisée, que les termes proposés pour « esthétique » sont « art » (藝術 yìshù) ou « étude du beau » (美學 měixué). 13 « Conférence sur l’évolution des termes philosophiques en Corée », op. cit., p. 56. 14 Ibid., p. 63. 15 Ibid., p. 66-67. 16 Ibid., p. 67-69. 17 Voir Comparatisme en traduction poétique, Véronique Alexandre Journeau éd. (atelier Poésie de Julie Brock), PerrosGuirec, Anagrammes, coll. Journée d’études du Réseau Asie, 2007. Atelier I03 / Traduction appliquée au dialogue interculturel france-asie : théories traductologiques et pratiques traduisantes L’inévitable écart en traduction relais du chinois Véronique Alexandre Journeau / 6 trois poèmes écrits par leur auteur à la fois en chinois et en coréen ‒ avec la traduction du coréen par une traductrice coréenne (Ok-sung Ann Baron) et du chinois par une traductrice sinologue (moimême, Véronique Alexandre Journeau)18, les différences portent essentiellement sur des traditions de traductions de certaines expressions. Ainsi, l’expression « 知音 » (zhiyin) est-elle connotée en chinois : elle fait référence à une légende de l’antiquité chinoise (Boya et Zhong Ziqi), ce qui lui donne le double sens d’« ami intime » et de « connaisseur ». Le deuxième sens disparaît dès lors que la légende est moins connue : il s’avère que la traduction à partir du coréen donne le sens courant alors que la traduction à partir du chinois en tenant compte du contexte donne l’autre sens. De même, l’expression « 虛空骨 » (xu kong gǔ), littéralement « vide/espace/os » évoque naturellement, en Chine, la tradition de la flûte en os faite à partir des ailes de grue dont la pratique remonte au néolithique, ce qui ne semble pas être le cas en Corée, le vers en question étant traduit respectivement par la sinologue et le traductrice coréenne : « Son puissant d’un mode ancien dans la flûte en os » et « Antique mélodie des premiers temps –os dans le vide » 19 . Le constat est de même nature pour les autres exercices de traduction présentés dans cet ouvrage (à partir de textes en japonais et chinois ou en vietnamien et chinois). CONCLUSION Ayant abordé la problématique sous un angle qui peut paraître plus traductologique que de communication interculturelle, je tiens à conclure avec cette certitude : les inévitables écarts de traduction résultant de traductions relais ont des conséquences importantes sur le discours qui est tenu dans une culture à propos d’une autre culture. Nombre de commentaires sont rédigés et diffusés par des auteurs qui n’ont pas accès à la culture dont ils parlent par sa langue mais se servent d’écrits dans leur langue (ou une langue plus proche que celle considérée et qu’ils comprennent) pour prétendre la connaître. Une qualité de la recherche en traductologie, qui n’est pas des moindres, est cette tentative d’objectivité ‒ de relativisme ‒ relativement aux subjectivités ‒ inhérentes au fait d’appartenir soimême à une culture donnée ‒ en jeu dans l’acte de traduire. Cela joue aussi ‒ et c’est un sujet de discussion entre Jean-René Ladmiral et moi ‒ en faveur d’une étape au plus près du texte original et du travail des sourciers plutôt que des ciblistes, sauf à être conscient des implications de sa position : connaître, c’est aller vers l’autre plus que faire venir vers soi ; cela n’empêche pas la réciproque, ce qui explique le choix, dans cette présentation, d’un plan en miroir. 18 19 Ibid., p. 21-32. Ibid., p. 28 et 30. 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