Saïd et les petits ciseaux de Gide
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Saïd et les petits ciseaux de Gide
RILUNE — Revue des littératures européennes Saïd et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur l'orientalisme de L'immoraliste FERNANDO FUNARI (UNIVERSITÉ DE BOLOGNE) Pour citer cet article : Fernando Funari , « Saïd et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur l'orientalisme de L'immoraliste », in RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, « Visions de l’Orient », (Benedetta De Bonis et Fernando Funari éds.), 2015, pp. 100-113 (version online, www.rilune.org). Résumé | Abstract FR A travers un case study portant sur L’immoraliste d’André Gide, cet article se propose de mettre en discussion l’omnivorité du modèle formulé par Edward Saïd dans son Orientalism (1978) : selon Saïd toute représentation européenne de l’Est constitue non tant une méconnaissance à l’égard de l’Autre qu’une violence symbolique légitimant l’entreprise coloniale et impérialiste de l’Occident sur les pays asiatiques. Pour les « saïdiens », dès lors, la relation (néo)pédérastique existant entre Michel, un académicien français en voyage en Algérie, et Moktir, le jeune arabe qu’il rencontre à Biskra, ne peut que se configurer comme une relation de pouvoir entre une culture dominante et une culture subalterne ; une analyse de la complexité symbolique du texte gidien – à partir du voyage karstique d’une paire de petits ciseaux rouillées de Biskra à Paris – permettra de nuancer la thèse de Orientalism et son applicabilité dans la littérature du XXe siècle. Mots-clés Gide, Saïd, Orientalisme, Subaltern studies, Algérie. EN Through a case study on L’immoraliste by André Gide, this article aims to question the omnivore model formulated by Edward Said in his Orientalism (1978): according to Said, any European representation of the Orient is not so much a misunderstanding with regard to the Other as it is a symbolic violence legitimizing the imperialist and colonial enterprise in Asian countries. For the “saidians”, therefore, the (neo)pederastic relationship between Michel, a French scholar travelling in Algeria, and Moktir, the young Arab he meets in Biskra, can exclusively be read as a power relationship; an analysis of the symbolic complexity of this text – starting from the karst trip of a pair of rusty scissors between Biskra and Paris - will nuance the thesis of Orientalism and its applicability in the XXth century literature. Keywords Gide, Said, Orientalism, Subaltern studies, Algeria. n° 9 , 2015, «Visions de l’Orient» www.rilune.org FERNANDO FUNARI Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste L' que l'on oppose à la théorie de l'orientalisme littéraire formulée par Edward Saïd concerne le déséquilibre entre l'étendue de son champ d’application et l'étroitesse de ses présupposés critiques. Son idée – postulée dans Orientalism en 1978 – d'une collaboration de la littérature à la cause de l'impérialisme européen, alors qu’elle ne se fonde que sur l'analyse d’un nombre limité d'écrivains du XIXème siècle (notamment Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert et, dans le monde anglophone, Burton etc.), suffit à Saïd pour tâcher de « colonialisme » toute une série de textes appartenant à des périodes et à des contextes complètement différents entre eux. Il se trouve, dès lors, que la théorie de l'orientalisme, mise à l'épreuve d'un corpus plus récent, pose toute une série de problèmes d'ordre méthodologique : tel est le cas de la « vision de l’Orient » dans L'immoraliste d'André Gide, dont la complexité est réduite, dans Culture and Imperialism, à la mise en scène d'une « “structure of attitude and reference” that entitles the European authorial subject to hold on to an overseas territory, derive benefits from it, depend on it, but ultimately refuse it autonomy or independence1 ». La question de l'Orient dans l'imaginaire gidien a stimulé le travail de Raymond Tahhan (son André Gide et l'Orient date de 19632) et, plus récemment, a été la raison du classement de Gide à l'intérieur du Dictionnaire des orientalistes de langue française qui, outre à L’immoraliste, prend en examen l'œuvre poétique (Les Nourritures terrestres), le Journal, les relations de voyage (Amyntas) et les mémoires (Si le grain ne meurt)3. En général, l'Orient gidien est traditionnellement vu comme le lieu de l'évasion des interdictions (surtout sexuelles) de UNE DES OBJECTIONS LES PLUS FREQUENTES Saïd continue, sur L’immoraliste : « although the instance of a highly individualistic artist, Gide’s relationship to Africa belongs to a larger formation of European attitudes and practices toward the continent », E. W. Saïd, Culture and Imperialism, New York, Alfred A. Knope Inc., 1993, pp. 232-233 2 R. Tahhan, André Gide et l'Orient, Paris, Abécé, 1963 3 E. Marty, « André Gide », dans F. Pouillon, Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, IISMM, Karthala, 2012 p. 170-171. 1 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 100 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste chez nous et donc comme l’espace de la renaissance et de la revitalisation4. Une contribution récente de Przemysław Szczur, en particulier, combine la théorie de l'orientalisme saïdien aux perspectives des Gender Studies pour démontrer comment dans L'immoraliste le modèle (néo)pédérastique qui informe la relation entre Michel, le protagoniste, et les jeunes Arabes de Biskra, se fonde sur l'opposition hiérarchique entre le peuple occidental, dominateur, et le peuple oriental, sexuellement et politiquement dominé5. L'image d'un tel « paradis pédérastique » se situe de manière très pertinente dans la logique d'un orientalisme littéraire qui se veut rigidement structuré : 1. l'espace est toujours temporalisé, de manière à ce que le déplacement géographique se présente comme un transfert dans le temps ; 2. le rapport entre l'occidental venu du dehors et le peuple oriental se configure toujours comme un rapport de force entre un être cultivé, civilisé etc. et un être animalesque, barbare et donc désireux de la tutelle occidentale ; 3. la revitalisation dont l'Européen profite lors de sa permanence à l'Est s’avère toujours une forme d’exploitation ou de diminution de l'Orient. Pourtant, à notre avis, cette vision encadrant Gide parmi les écrivains colonialistes ne fait qu'aplatir l'histoire littéraire du XXème siècle à des questions de « rectitude politique », tout en déprimant la spécificité de l'imaginaire oriental de L'immoraliste, difficilement réductible à des instances historiques et politiques déterminées. Dans un ouvrage récent, Jean-Claude Vatin fait le constat suivant : « Nous sommes, en principe, au-delà de l’orientalisme, mais nous n’en finissons pas de payer le passif de sa succession […]. Depuis deux décennies, on a l’impression de piétiner dans l’après-saïdisme6 » : par conséquent, notre lecture de L'immoraliste vise à donner une nouvelle définition des limites du modèle orientaliste d’Edward Saïd, en restituant son rôle et sa spécificité à l'Orient gidien. A. Jayed, « André Gide, écrivain ''orientaliste'' ? », Bulletin des Amis d'André Gide, 1998, vol. 26, n. 117, pp. 73-82. 5 P. Szczur, « Gide avec Saïd. Sur un cas d'orientalisme (néo)pédérastique », dans Studia Litteraria Universitatis Iagellonicae Cracoviensis, n. 6, Krakow, 2011, pp. 169-175 ; cf. aussi les conclusions de J. A. Boone, « Vacation Cruises or the Homoerotics of Orientalism », PMLA, vol. 110, n° 1, 1995, pp. 89-107, ainsi que son récent Homoerotics of Orientalism, New York, Columbia UP, 2014. 6 F. Pouillon, J.-Cl. Vatin (éds), Après l’orientalisme. L’Orient créé par l’Orient, Paris, IISMM, Karthala, 2011. 4 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 101 Fernando Funari L'espace oriental dans L'immoraliste Ce n’est pas ici le lieu pour interroger de manière exhaustive la complexe structure spatiale sous-tendant les déplacements du protagoniste au cours du roman : de l’Afrique du Nord, à l’Italie, à la Normandie, à Paris et à rebours. Cela a fait l’objet de différents travaux qui n’ont pourtant pas suffisamment questionné les liens avec l’imaginaire orientaliste européen et les implications de ce dernier dans l’économie du texte gidien7. La ville de Biskra, en Tunisie, que Michel atteint peu après son mariage lors d’un voyage d’étude et où il tombe malade de tuberculose, est construite selon une juxtaposition de lieux entretenant entre eux des relations précises et ponctuellement hiérarchisées. Le premier de ces lieux est la chambre où le protagoniste loge avec sa femme pendant les jours de sa maladie : Je fus complètement séduit par notre home. Ce n'était presque qu'une terrasse. Quelle terrasse ! Ma chambre et celle de Marceline y donnaient ; elle se prolongeait sur des toits. L'on voyait, lorsqu'on en avait atteint la partie la plus haute, par-dessus des maisons, des palmiers, par-dessus les palmiers, le désert. L'autre côté de la terrasse touchait aux jardins de la ville ; les branches des dernières cassies l'ombrageaient ; enfin elle longeait la cour, une petite cour régulière, plantée de six palmiers réguliers, et finissait à l'escalier qui la reliait à la cour. Ma chambre était vaste, aérée ; murs blanchis à la chaux, rien aux murs ; une petite porte menait à la chambre de Marceline ; une grande porte vitrée ouvrait sur la terrasse8. Toute une série d'éléments contribuent à faire du motif de la vue un élément central de ce passage : d'un côté, la liberté du regard est décrite selon une sorte de mouvement centrifuge prolongeant l'étendue de la chambre à la terrasse, aux toits, aux maisons, aux palmiers et Les relations entre les démarches textuelles de L’Immoraliste et les voyages de Gide au Maghreb (1893-1894 ; 1895 ; 1896 ; 1899 ; 1900-1901 ; 1903) ont fait l’objet de nombreuses études qui ont souligné la récurrence de toute une série de thématique entre biographie et fiction (la maladie, le désir de renaissance, le paradis de la sensualité, etc.). À propos de l’Afrique du Nord dans l’œuvre d’André Gide, Masson se limite à constater que : « l’importance de cette découverte est à considérer en raison inverse de la place qui lui revient dans la fiction gidienne. […] Le bonheur qu’elle lui a révélé, c’est ailleurs qu’il doit s’efforcer de le retrouver s’il ne veut pas que son homosexualité demeure le fait d’un retour maniaque aux mêmes endroits, d’une fuite clandestine toujours recommencée. », P. Masson, André Gide : voyage et écriture, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, p. 338 ; cf. aussi P. Masson, « Afrique du Nord », dans P. Masson et J.-M. Wittmann, Dictionnaire Gide, Paris, Classiques Garnier, 2011, pp. 21-22. 8 A. Gide, L'immoraliste [1902], Paris, Mercure de France, 2003, pp. 31-32. Dorénavant les renvois aux pages de L'immoraliste se référent à cette édition. 7 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 102 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste finalement au désert ; en accompagnant ce mouvement, l'itération de l'expression « par-dessus » témoigne du lien existant entre le motif du voir (« L'on voyait ») et la représentation de cet espace sur un axe vertical dont il occupe le pôle haut. De l'autre côté, le thème du voir est renforcé à travers une mise en relief de l'élément aérien comme élément de transparence : la chambre est en effet « vaste, aérée » et les murs, « blanchis à la chaux », s’avèrent totalement nus ; en outre, l'image explicite de la fenêtre béante et transparente donnant sur l'extérieur s'oppose à la petitesse de la porte intérieure, communiquant avec la chambre de Marceline. Il ne s’agit pas, de toute évidence, de la « chambre avec vue » célébrée par le naissant tourisme de masse. Au contraire, un tel endroit dominant le paysage de toute sa hauteur, avec son ouverture à 360 degrés ou presque et connoté par le motif du voir, s'avère une sorte de « panopticon oriental » visant, en tant que tel, à s’imposer comme la métaphore du pouvoir invisible et omnivoyant de l’Européen en Orient. D’ailleurs, le portrait de Michel est façonné selon le stéréotype du savant orientaliste9 censé appréhender l'Orient comme objet d'une étude antiquaire et donc, en le reléguant dans l'immobilité intellectuelle et politique du passé, comme l’objet d’un exercice de pouvoir. Selon ces observations, il est aisé de constater comment la structuration de l'espace oriental chez Gide se configure selon une dépendance hiérarchique – et donc verticale – entre une cellule occidentale (le panopticon de Michel), se positionnant sur le pôle le plus haut de l'axe, et un espace oriental (le jardin, l'oasis et, au fond, le désert), destiné au pôle le plus bas. Cette distinction haut et bas est aussi exprimée, nous l'avons vu, à travers un gradient de luminosité : si la chambre de Michel est lumineuse et aérée, le jardin est ombragé par les « branches de dernières cassies ». En ce sens, l’image d’un « escalier » (p. 32) reliant la terrasse à la cour (et non vice-versa) annonce un mouvement du personnage dans l’espace oriental comme « descente ». L'Orient gidien se connote donc comme un espace de l'obscurité : Jardin public... Une très large allée le coupait, ombragée par deux rangs de cette espèce de mimosas très hauts qu'on appelle là-bas des cassies. Des bancs, à l'ombre de ces arbres. Une rivière canalisée, je veux dire plus profonde que large, à peu près droite, longeant l'allée ; puis d'autres canaux plus petits, divisant l'eau de la rivière, la menant, à travers le jardin, vers les plantes ; l'eau lourde est couleur de la terre, Il connaît en effet, outre au latin et au grec, « l'hébreu, le sanscrit, et enfin le persan et l'arabe ». De plus, il est spécialiste des religions anciennes de la Turquie : « L'Essai sur les cultes phrygiens, qui parut sous son nom, fut mon œuvre », A. Gide, L'immoraliste, op. cit., p. 19. 9 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 103 Fernando Funari couleur d'argile rose ou grise. Presque pas d'étrangers, quelques Arabes ; ils circulent, et, dès qu'ils ont quitté le soleil, leur manteau blanc prend la couleur de l'ombre. Un singulier frisson me saisit quand j'entrai dans cette ombre étrange ; je m'enveloppai de mon châle ; pourtant aucun malaise ; au contraire... (p. 42) Dans la mesure où elle s'oppose à la clarté méridienne de l'espace occidental que le protagoniste vient de quitter, l'ombre connotant le jardin est à plus forte raison perçue comme « étrange ». Cette ombre, censée changer la couleur des vêtements des hommes qui y pénètrent, saisit totalement le protagoniste qui en reçoit une sorte de jouissance encore inexprimée (des points de suspension remplacent la véritable verbalisation d'un sentiment qui reste à définir : « au contraire… »). Nonobstant sa connotation infernale – la clôture et l'obscurité, la position hypogée (« je veux dire plus profonde que large ») et la présence patente de l'élément chtonien (l'eau, omniprésente dans cet endroit, est pourtant « couleur de la terre, couleur d'argile rose et grise ») – ce royaume des ombres a, sur le protagoniste, des influences bénéfiques, ou plutôt, en raison de l'expression « aucun malaise », non-maléfiques. La dernière étape de la descente de Michel dans l’espace oriental est représentée par l'accès à l’oasis, liée aux jardins par un cours d'eau (« m'apprit d'où venait la rivière, et qu'après le jardin public elle fuyait dans l'oasis et la traversait en entier », p. 45). Une brèche au mur ; nous entrâmes. C'était un lieu plein d'ombre et de lumière ; tranquille, et qui semblait comme à l'abri du temps ; plein de silences et de frémissements, bruit léger de l'eau qui s'écoule, abreuve les palmiers, et d'arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flûte dont un enfant jouait. Il gardait un troupeau de chèvres ; il était assis, presque nu, sur le tronc d'un palmier abattu ; il ne se troubla pas à notre approche ne s'enfuit pas, ne cessa qu'un instant de jouer. […] Je fermai les yeux ; je sentis se poser sur mon front la main fraiche de Marceline ; je sentais le soleil ardent doucement tamisé par les palmes ; je ne pensais à rien ; qu'importait la pensée ? Je sentais extraordinairement... Et par instants, un bruit nouveau ; j'ouvrais les yeux ; c'était le vent léger dans les palmes ; il ne descendait pas jusqu'à nous, n'agitait que les palmes hautes... (pp. 50-51) L'accès à l'oasis se fait à travers l'une des « portes étroites » qui signalent, un peu partout dans l'œuvre gidienne, l'entrée dans un espace sacré. La valeur initiatique du passage à travers la « brèche au mur » nous autorise également à considérer l'omniprésence de l’élément liquide comme opératoire à l’allusion à un véritable rite de revitalisation10. Un 10 « Demeure humide, enveloppante, la maison finit par s'identifier à cette porte étroite dont RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 104 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste des chevriers apprend en effet à Michel les qualités bénéfiques du système de canalisation de l’eau : [Il] me dit que les canaux s'appellent séghias ; toutes ne coulent pas tous les jours, m'apprit-il ; l'eau, sagement et parcimonieusement répartie, satisfait à la soif des plantes, puis leur est aussitôt retirée. Au pied de chacun des palmiers un étroit bassin est creusé qui tient l'eau pour abreuver l'arbre ; un ingénieux système d'écluses que l'enfant, en les faisant jouer, m'expliqua, maîtrise l'eau, l'amène où la soif est trop grande. (pp. 51-52) A l'intérieur de l’espace oriental, l’élément aquatique s’avère le contraire des éléments aérien et lumineux qui caractérisaient l’espace occidental à Biskra (la chambre de Michel) : dans l’oasis, la lumière du « soleil ardent » s’avère « tamisé[e] par les palmes » (et par conséquent le motif du voir est renié par le geste de Michel de fermer les yeux) tandis que le « vent léger » n’arrive point à atteindre le sol où le protagoniste trouve finalement la paix. L’Orient où a lieu la descente de Michel se configure donc comme un espace euphorique : d’une part, nous avons relevé les qualités non-maléfiques du jardin, connoté par l’élément chtonien ; de l’autre, l’oasis s’avère connotée par l’élément aquatique et apparaît comme un lieu ouvertement bénéfique. Au contraire, le feu (sous l’aspect d’un « soleil ardent ») s’avère l’élément négatif qui provoque « la soif des plantes » et auquel s’oppose le système de canalisation de l’eau. Si l’effet du soleil sur la végétation de l’oasis est manifestement mortel, l’air n’arrive jamais à atteindre le sol (« il ne descendait pas jusqu'à nous, n'agitait que les palmes hautes », p. 51) et l’« agitation » qu’il est censé produire ne s’actualise jamais. Dès lors, les relations entre les éléments cosmologiques évoqués s’organisent selon des rapports de contrariété (l’eau, élément de la vie, est le contraire du feu, élément de la mort) et de sub-contrariété (la terre, élément contradictoire par rapport à la mort, est le contraire de l’air, élément contradictoire par rapport à la vie). Finalement, on est en mesure de considérer la structure figurative sous-jacente au texte gidien : nous pouvons ainsi essayer de formaliser les relations entre les éléments cosmologiques à l'aide du carré sémiotique greimassien11, qui nous permet de les visualiser par rapport au modèle axiologique élémentaire : nous avons précédemment défini la nécessité sur le chemin de l'initiation », P. Masson, André Gide : voyage et écriture, op. cit., p. 317. 11 Cf.: A. J. Greimas, Maupassant. La sémiotique du texte, exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976. Pour un intéressant plaidoyer du carré, voir : A. J. Greimas, « Contre-note », dans Actes sémiotiques, Bulletin, 17, Paris, EHESS et CNRS, 1981. RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 105 1. /vie / « eau » 2. /mort/ « feu » 3. /non-mort/ « terre » 4. /non-vie/ « air » Deixis négative Deixis positive Fernando Funari Le schéma nous permet de constater rapidement l'axiologisation des termes figuratifs accédant ainsi à la dignité de symboles. La structure axiologique-figurative qui en découle nous permet de déterminer la valeur des espaces englobé et englobant : étant donné que les éléments de ce dernier (le feu et l'air) correspondent à la deixis négative du carré, l'espace occidental ne peut que se déterminer comme espace dysphorique ; par contre, l'espace oriental – dont les éléments (eau et terre) – constituent la deixis positive, s'avère euphoriquement connoté. L’entrée dans cet espace de la revitalisation, « à l’abri du temps » (p. 50) et à l’intérieur d’un vrai décor arcadien, se configure comme un transfert dans le temps. Une telle image euphorique de l'espace oriental, s'accompagnant au sens de « retour au paradis perdu » propre à l'image du jardin ou de l'oasis (de l'étymologie grecque paradàisos, jardin), ne fait que confirmer notre avis initial : l'Orient gidien est ainsi appelé pour ses capacités purificatrices, revitalisantes et renouvelantes, comme d'ailleurs nous le suggèrent les nombreuses références au rite initiatique présentes dans le texte. S'il est vrai que la construction de l'espace oriental chez Gide est susceptible d’être interprétée selon le modèle proposé par Saïd, à cette configuration de l'espace devrait correspondre un rapport de déséquilibre dans la relation du protagoniste avec les habitants d'un tel espace. L'Orient enfantin de Gide L'Orient gidien n'est peuplé que d'enfants : les gamins que Marceline amène dans la chambre de Michel pour l'amuser, les petits Arabes rencontrés pendant les sorties de ce dernier dans le jardin public ou les jeunes chevriers jouant de la flûte dans l'oasis. Voila la première rencontre du protagoniste avec l'un d'entre eux : « Je t'amène un ami, dit-elle ; et je vois entrer derrière elle un petit Arabe au teint brun. Il s'appelle Bachir, a de grands yeux silencieux qui RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 106 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste me regardent. Je suis plutôt un peu gêné, et cette gêne déjà me fatigue ; je ne dis rien, parais fâché. L'enfant, devant la froideur de mon accueil, se déconcerte, se retourne vers Marceline, et, avec un mouvement de grâce animale et câline, se blottît contre elle, lui prend la main, l'embrasse avec un geste qui découvre ses bras nus. Je remarque qu'il est tout nu sous sa mince gandourah blanche et sous son burnous rapiécé. (pp. 32-33) La description de Bachir semble se réduire à deux connotations principales : d'une part, une incapacité patente de communiquer verbalement (il a de « grands yeux silencieux » et il n'exprime son déconcertement qu'à travers une série de gestes) ; de l'autre, une nudité que la mention d'un vêtement « mince » et « rapiécé » ne fait que dramatiser. Or, si le mutisme et la nudité sont des caractéristiques traditionnelles dans la représentation de l'homme à l'état de nature12, la connotation ouvertement animalière du petit Arabe (affichant de la « grâce animale et câline») se charge ensuite d'un jugement de valeur dans le passage où le protagoniste se promène dans le jardin : « Bachir suivait, bavard ; fidèle et souple comme un chien » (p. 43). Le constat que l'on peut aisément tirer de ce passage – toute animalité se configure comme subalternité – confirme la thèse de Orientalism où l'on dénonce la représentation de l'homme oriental en être non autosuffisant culturellement et politiquement. L'équation Orient=enfant et, par conséquent, enfant=animal, qui semble ouvertement acceptée chez André Gide (« j'avais vécu sans examen, sans loi, m'appliquant simplement à vivre, comme fait l'animal ou l'enfant », p. 60), aboutit à une idée de docilité, de soumission et d’abandon complet censée autoriser et rendre possible l’exploitation de la part de l'Européen. Il y a en effet quelque chose que les petits Arabes possèdent et dont Michel voudrait s’emparer : dans le contexte du voyage initiatique et de revitalisation, la santé du petit Bachir fait l'objet du désir de renaissance du protagoniste. Le lendemain Bachir revint. Il s'assit comme l'avant-veille, sortit son couteau, voulut tailler un bois trop dur et fit si bien qu'il s'enfonça la lame dans le pouce. J'eus un frisson d'horreur ; il en rit, montra la coupure brillante et s'amusa de voir couler son sang. Quand il riait, il L'image du corps nu connote depuis toujours la représentation du bon sauvage qui « se caractérise par cinq traits : pas de vêtements ; pas de propriété privée ; pas de hiérarchie ni de subordination ; pas d'interdits sexuels ; pas de religion ; le tout se trouvant résumé dans cette formule : ''vivre selon la nature''. » dans T. Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Editions du Seuil, 1992, p. 359. La connotation euphorique d’une telle nudité est évoquée dans la célèbre ode de Jodelle : « Ces barbares marchent tous nuds : / Et nous, nous marchions incogneus, / Fardés, masquez », dans É. Jodelle, Œuvres complètes, Tome I, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 1965, pp. 123-125. 12 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 107 Fernando Funari découvrait des dents très blanches ; il lécha plaisamment sa blessure ; sa langue était rose comme celle d'un chat. Ah ! qu'il se portait bien. C'était là ce dont je m'éprenais en lui : la santé. La santé de ce petit corps était belle. (p. 34) Si la connotation animalière de l'enfance était opératoire à la mise en scène d'une soumission culturelle de l'Orient à l'Occident, il est vrai aussi qu'elle représente un heureux état de nature que l'Européen a irrémédiablement perdu. En particulier, l'image du sang de Bachir, dont la clarté symbolique relève de l'élément aquatique, s'oppose à la maladie du protagoniste et finit pour en constituer l'alternative utopique : « Quelques heures après j'eus un crachement de sang. […] Mais ce n'était plus du sang clair, comme lors des premiers crachements ; c'était un gros affreux caillot que je crachais par terre avec dégoût. […] C'était un vilain sang presque noir, quelque chose de gluant, d'épouvantable... Je songeai au beau sang rutilant de Bachir... », p. 35). Un fort érotisme informe la représentation du désir de renaissance de Michel (« C'était là ce dont je m'éprenais en lui : la santé »), à plus forte raison si l'aspect purement médical est élevé au rang de véritable esthétique (« La santé de ce petit corps était belle »). Cela autoriserait à supposer une relation d’exploitation dans les termes d'une soumission sexuelle – ou néo-pédérastique, selon la définition de Szczur13. Une véritable diminution ou privation de l'Orient de la part de l'exploiteur européen (condition de l'interprétation postcoloniale du texte) ne semble pourtant jamais s'actualiser dans le roman. Dans un passage célèbre, un autre enfant, Moktir, est introduit dans la chambre de Michel : Un matin, j'eus une curieuse révélation sur moi-même : Moktir, le seul des protégés de ma femme qui ne m'irritât point (peut-être parce qu'il était beau), était seul avec moi dans ma chambre ; jusqu'alors je l'aimais médiocrement, mais son regard brillant et sombre m'intriguait. Une curiosité que je ne m'expliquais pas bien me faisait surveiller ses gestes. J'étais debout auprès du feu, les deux coudes sur la cheminée, devant un livre, et je paraissais absorbé, mais pouvais voir se refléter dans la glace les mouvements de l'enfant à qui je tournais le dos. Moktir ne se savait pas observé et me croyait plongé dans la lecture. Je le vis s'approcher sans bruit d'une table où Marceline avait posé, près d'un ouvrage, une paire de petits ciseaux, s'en emparer furtivement, et d'un coup les engouffrer dans son burnous. Mon cœur battit avec force un 13 Szczur évoque le rapport érotique unilatéral de la pédérastie dans la culture grecque ancienne, où l’ ἐραστής (amant) était en position de supériorité politique et intellectuelle par rapport à l’ἐρώμενος (aimé). P. Szczur, « Gide avec Saïd. Sur un cas d'orientalisme (néo)pédérastique », op. cit., pp. 169-175. RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 108 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste instant, mais les plus sages raisonnements ne purent aboutir en moi le moindre sentiment de révolte. Bien plus ! Je ne parvins pas à me prouver que le sentiment qui m'emplit alors fut autre chose que de la joie. Quand j'eus laissé à Moktir tout le temps de me bien voler, je me tournai de nouveau vers lui et lui parlai comme si rien ne s'était passé. Marceline aimait beaucoup cet enfant ; pourtant ce ne fut pas, je crois, la peur de le peiner qui me fit, quand je la revis, plutôt que dénoncer Moktir, imaginer je ne sais pas quelle fable pour expliquer la perte des ciseaux. A partir de ce jour, Moktir devint mon préféré. (pp. 54-55) Comme il est aisé de voir, la relation entre érastès et érôménos est ouvertement admise (Michel dit : « Moktir devint mon préféré »), mais la correspondance entre ce type de relation et la relation entre exploiteur / exploité cesse d'exister. C'est en effet le protagoniste, qui subit le vol, à faire l'objet d'une exploitation ou diminution au profit du monde oriental. L'Orient gidien, que jusque-là avait suivi le modèle de Saïd, nie finalement son rôle succube et invertit le rapport traditionnel d'exploitation coloniale : le désir de Michel de se revitaliser en parasitant la force animalière des enfants de Biskra est tôt insatisfait et le protagoniste devra attendre son passage à Sorrento, en Italie, pour entreprendre le chemin de sa guérison. Ce bouleversement du modèle saïdien pose des problèmes herméneutiques patents et demande une mise à jour des instruments critiques traditionnellement voués à l'analyse de l'esthétique orientaliste. Tracer dans le texte la parabole de l’objet du vol – les petits ciseaux – nous donnera peut-être des réponses en ce sens et nous aidera à formuler l'objection à Saïd dont nous avons fait l’hypothèse au début de ce travail. La parabole des petits ciseaux Tout d'abord, l'analyse de cet élément figuratif pose des problèmes à l’égard de la complexe structuration spatiale du roman. En principe, on l'a vu, les « petits ciseaux » appartiennent à un espace occidental englobant (la chambre de Michel) se définissant par rapport à un espace oriental englobé (la ville de Biskra avec ses jardins et son oasis). Plus précisément, cet objet fait partie des outils quotidiennement employés par la femme du protagoniste (« Marceline avait posé, près d'un ouvrage, une paire de petits ciseaux », p. 55) ; c'est-à-dire qu’ils appartiennent à celle qui est la vraie responsable de la renaissance de Michel (« Marceline, ma femme, ma vie […] Je sais que ses soins passionnés, que son amour seul, me sauvèrent », p. 31). L'image des ciseaux, relevant d'un imaginaire figuratif très connoté, celui des symboles RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 109 Fernando Funari diaïrétiques, acquiert donc une connotation très particulière par rapport au rôle de cette femme dans la guérison de Michel. En tant que symbole diaïrétique, les petits ciseaux (de son étymologie de la voix latine scindo14) affichent leur parenté avec tout symbole de séparation, de distinction, de classification et de purification15. Ils constituent dès lors l'instrument par excellence dans l'attirail d'un moraliste. Marceline, qui est supposée représenter la moralité et la tradition, peut bien posséder un tel instrument. Par le moyen du vol, ils passent de l'espace occidental à l'espace oriental : dans ce passage une diminution de l'Occidental est mise en scène, afin d’invertir le vecteur de l'exploitation tel que la logique orientaliste le prétendait. À travers un véritable voyage karstique dans le texte, les ciseaux réapparaissent lorsque le protagoniste se trouve chez son mentor Ménalque : « Ces ciseaux étaient-ils à vous ? Dit-il en me tendant quelque chose d'informe, de rouillé, d'épointé, de faussé ; je n'eus pas grand-peine pourtant à reconnaitre là les petits ciseaux qu'avait escamoté Moktir. – Oui ; ce sont ceux, c'étaient ceux de ma femme. – Il prétend vous les avoir pris pendant que vous tourniez la tête, un jour que vous étiez seul avec lui dans une chambre ; mais l'intéressant n'est pas là ; il prétend qu'à l'instant qu'il les cachait dans son burnous, il a compris que vous le surveilliez dans une glace et surpris le reflet de votre regard l'épier. Vous avez vu le vol et vous n'avez rien dit ! Moktir c'est montré fort surpris de ce silence... moi aussi. (p. 111) Le personnage de Ménalque, sur lequel Gide commence à travailler vers la fin du 1895, avait été emprunté aux Nourritures terrestres par l’ami Eugène Rouart qui l’employa dans son La Villa sans maître : dans ce roman de 1898 il apparaît en aventurier qui apporte au protagoniste un couteau avec lequel ce dernier tuera un ami16. Ravi du développement inattendu de ce personnage, Gide le reprend pour « D'un lat. vulg. *cisellum altération d'apr. les dér. en -cido de caedere « trancher, couper » (tels que incisus, occisus, v. Ern.-Meillet, s.v. caedo) de *caesellum, dér. du rad. caes- de caedere ce rad. étant soit celui du part. passé, soit celui d'un fréquentatif *caesare (hyp. convenant mieux au sens de « instrument coupant) », http://www.cnrtl.fr/etymologie/ciseaux, consulté le 1 Janvier 2015. 15 A ce propos, Gilbert Durand a parlé d'une différence non négligeable entre arme tranchante, contondante et perçante. Le pouvoir diaïrétique propre aux armes tranchantes, selon Durand, relève de toute une série de rituels de coupure, d'excision et de circoncision liés à la mission de séparer et de purifier. Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l'imaginaire : introduction à l'archétypologie générale, Paris, Dunod, 1992. 16 Cf. D. H. Walker (éd.), Correspondances, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2006 et D. H. Walker, « Préface » dans E. Rouart, La Villa sans maître, Paris, Mercure de France, 2007. 14 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 110 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste L’immoraliste ; ici, sa complexe relation à un objet diaïrétique qui passe du couteau originalement conçu par Rouart aux « petits ciseaux » gidiens, montre à quel point l’interprétation saïdienne de ce personnage comme simple « fonctionnaire colonial17 » déprime la profondeur du texte. Dans le passage cité, la circonstance apparemment invraisemblable et paradoxale de la restitution des ciseaux, à plusieurs mois et à des milliers de kilomètres de distance du lieu du vol, trouve une explication possible à l'intérieur de la symétrie parfaite qui régit l'agencement des espaces dans le roman. L'objet avait été volé dans un espace occidental (la chambre d'hôtel de Michel à Biskra) pour passer à un espace oriental ; la chambre d'hôtel de Ménalque à Paris, où a lieu la restitution, est, par rapport à l'espace englobant urbain ouvertement occidental, un espace oriental englobé (« [il] avait étendu sur les murs, sur les meubles dont la banale laideur l'offusquait, quelques étoffes de haut prix qu'il avait rapportées du Népal », p. 108). Tout cela contribue à rendre cette scène le double de la scène du vol. Ménalque prétend les avoir reçus de Moktir lui-même pendant son séjour à Biskra où il a voulu se mettre sur les traces de Michel. Ce qui est intéressant, c'est l'état présent des ciseaux : ils apparaissent comme « quelque chose d'informe, de rouillé, d'épointé, de faussé » (p. 111) : la permanence dans l'espace oriental a rendu inutilisable l'instrument du moraliste. Lorsque Ménalque questionne Michel sur la raison de sa condescendance face au vol des petits ciseaux, celui-ci accuse son manque de « sens moral » mais le premier le contredit : II y a là, reprit-il, un “sens”, comme disent les autres, un “sens” qui semble vous manquer, cher Michel. – Le “sens moral”, peut-être, dis-je en m'efforçant de sourire – Oh ! Simplement celui de la propriété ». (p. 111) Telle équipollence d'éthique et propriété privée est vraie dans la mesure où l'immoralité du protagoniste se façonne au fur et à mesure que sa capacité de se défaire des outils de discernement du bien et du mal – notamment le petit instrument diaïrétique que nous avons retracé dans le texte. Comme il se produit dans un espace déterminé, tel abandon du sens moral est donc étroitement connecté avec la problématique spatiale du roman. « Menalque, is straightforwardly described as a colonial officer […] Menalque (more than Michel) derives knowledge and also pleasure from his life of “obscure expeditions”, sensual indulgence and anti-domestic freedom », E. W. Said, Culture and Imperialism, op. cit., p. 231. 17 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 111 Fernando Funari Soit dit en passant, l'image d'un Orient « corrupteur des petits ciseaux » semble appartenir intimement à l’esprit du temps des premières décennies du XXème, et il réapparait dans le corpus des Erzählungen kafkaïens : lorsque le protagoniste de « Schakale und Araber » – un Européen explorant une localité égyptienne imprécisée – est kidnappé par des chacals qui le déclarent le messie de leur révolte contre les Arabes, le plus vieux d'entre eux lui donne une paire de ciseaux rouillés (« eine kleine, mit altem Rost bedeckte Nähschere »), arme tragicomique d'une révolte qui n'aura jamais lieu (bientôt les bêtes oublient leur mission pour se jeter sur la carcasse d'un chameau) et dérision du pouvoir diaïrétique des messies de toute époque18. Nous sommes maintenant en mesure de donner une réponse à la question que Michel se pose lorsque les ciseaux réapparaissent une troisième fois dans la poche de son gilet (chose au moins surprenante, à distance de trois semaines de la rencontre avec Ménalque) : « J'allais regarder l'heure à ma montre quand je sentis dans la poche de mon gilet les petits ciseaux de Moktir. - Et pourquoi les avait-il volés, celui-là, si c'était aussitôt pour les abîmer, les détruire ? » (p. 115). Cela se passe lorsqu'il considère avec horreur l'usure des meubles et des objets touchés par ses amis durant une réception chez lui : « J'aurais voulu tout protéger, mettre tout sous clef pour moi seul. […] Moi, c'est parce que je veux conserver que je souffre. Que m'importe au fond tout cela ? » (p. 115). L'apparition des ciseaux (le premier objet qu'il avait aliéné en acceptant le vol) est donc décisive et accompagne le choix de Michel d'opter de manière définitive pour le désaveu de son « sens de la propriété ». Le roman se termine ainsi avec la vente de sa ferme en Normandie, La Morinière, et avec la mort de Marceline pendant un voyage à rebours qui le conduit en Italie et finalement à Biskra. En conclusion Comme notre analyse a voulu le souligner, l'Orient gidien ne représente qu'en apparence l'ailleurs utopique de la renaissance, mais plutôt le contraire, puisque essentiellement évoqué comme corrupteur de toute arme de purification et de revitalisation. L'imaginaire néo-pédérastique, bien qu'attesté, est pourtant subordonné à une manière plus ou moins traditionnelle de représenter « Darum, o Herr, darum, o teuerer Herr, mit Hilfe deiner alles vermögenden Hände, mit Hilfe deiner alles vermögenden Hände schneide ihnen mit dieser Schere die Hälse durch ! « Und einem Ruck seines Kopfes folgend kam ein Schakal herbei, der an einem Eckzahn eine kleine, mit altem Rost bedeckte Nähschere trug », F. Kafka « Schakale und Araber » [1917], dans Erzählungen, S. Fischer Verlag, Berlin, 1965, p. 163. 18 RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 112 Saïd, l'orientalisme et les petits ciseaux de Gide : quelques notes sur L'immoraliste l'Orient et s'avère intéressant seulement là où il contredit l'équilibre classique entre érastès-exploiteur et érôménos-exploité. Dès lors, le modèle de Orientalism, bien qu'intéressant d'un point de vue historique-littéraire, devra renoncer à ses prétentions omnivores : l'esthétique orientaliste du XXème siècle – comme dans le cas de l'immoraliste de Gide – s'avère d'une complexité inattendue et révèle des liens patents avec les instances profondes de l'œuvre. Cela empêche – en conclusion – l'application débridée d'un modèle critique réductionniste qui fait de tout orientalisme un instrument de la politique coloniale européenne. Fernando Funari (Université de Bologne) RILUNE — Revue des littératures européennes, n° 9, 2015 (version online) 113