La théorie économique des droits de propriété

Transcription

La théorie économique des droits de propriété
Chapitre 1 : La théorie économique des droits de propriété
Support :
Cooter & Ulen, chapitre 4, p.71
Les droits de propriété (DP) définissent des droits d'usage sur les ressources. A ce titre, ils ont
donc des conséquences économiques, que ce soit en termes d'incitations (à exploiter au
mieux, voire excessivement, une ressource) et de distribution des richesses dans la société.
La théorie des DP se structure autour de deux niveaux d’analyse :
™ une analyse positive : elle consiste à expliquer comment les comportements des agents
économiques sont influencés par les différents systèmes de DP et quelles en sont les
conséquences sur le bien-être social et/ou les processus économiques.
Ainsi :
- au niveau du comportement individuel : le fait de mettre en place des droits de propriété
sur des ressources augmente-t-il l'incitation à les exploiter efficacement ?
- au niveau des organisations : la séparation entre les fonctions de propriété et de contrôle
dans l'entreprise accroît-elle leurs performances ?
- au niveau du système économique: quel est l'impact des privatisations ou les
nationalisations ? de la brevetabilité du vivant ?...
™ une analyse normative : elle cherche à déterminer quel est le système de DP permettant
d’atteindre l’optimum social.
Deux approches différentes envisagent cette question :
- La théorie néoclassique standard vise alors à démontrer la supériorité du système de la
propriété privée et la nécessité d’étendre ce système à tous les domaines de l’activité
économique (privatisation du secteur public, brevetabilité de tous les champs de la
connaissance, etc.).
- A l’inverse, la théorie néo-institutionnelle propose de mener des analyses au cas par cas
pour comparer les différents arrangements institutionnels faisables et déterminer celui qui
minimise les coûts de transaction (tant au niveau institutionnel que privé).
Nous présenterons en premier lieu comment la théorie économique des droits de propriété
aborde ces questions. En second lieu, nous illustrons les propositions théoriques à partir de
l'exemple du droit d'auteur.
Section 1 : L'analyse économique des droits de propriété
La théorie économique des DP suppose que les relations économiques ne portent pas sur des
biens matériels mais que toute relation économique est conçue comme un échange de DP
sur des objets (échange de 2 ensembles de droits portant sur chacune des deux ressources
échangées).
Un DP est alors un « droit socialement validé à choisir les usages d’un bien économique ».
Classiquement, on distingue trois catégories d’ « usages » d’une ressource :
- l’usus : les différents droits d’utiliser la ressource, de la consommer, de la détruire ;
- le fructus : le droit de l’exploiter économiquement et d’en tirer une rémunération ;
- l’abusus : le droit de céder définitivement à un tiers la ressource.
1
L’exercice de ces trois types de droits doit respecter le cadre légal et les coutumes
(« socialement validés »).
1.1. Valeur économique, typologie des droits de propriété
La théorie économique des droits de propriété distingue deux types de droits :
- les droits liés à la possession : le droit d’utiliser une ressource dans certaines conditions
spatiales, légales, environnementales, temporelles…
- les droits de transfert : le droit de donner, de louer ou de vendre un droit lié à la possession
à une autre personne. A chaque droits de possession peut être associé un droit de transfert (par
exemple, le droit d'utiliser un appartement et le droit de le transférer à une autre personne : un
locataire)
Par exemple, la propriété d’une terre définit donc un ensemble de droits de possession
(construire sur cette terre, la cultiver, exploiter le sous-sol, faire payer un droit de passage,
chasser sur cette terre, etc…) et les droits de transferts associés à chacun de ces droits de
possession (louer cette terre, la prêter pour un usage précis, la vendre).
Valeur économique et droits de propriété
Outre son utilité absolue (sa capacité à satisfaire les envies d'un individu), la valeur
économique d’une ressource économique dépend, pour son possesseur, de plusieurs facteurs :
(1) du nombre de droits possédés sur la ressource
Une ressource peut être exploitée de différentes manières et un individu peut disposer
seulement de certains droits d'usage et de transfert sur elle.
Par exemple, la possession d'un terrain peut inclure ou non les droits suivants : droit de bâtir,
droit de cultiver, droit d’exploiter le sous-sol, droit d’empêcher la construction d’usines
polluantes à proximité, droit de vendre ou de louer le terrain, droit de couper tous les arbres
présents et de rendre stérile temporairement ou de manière durable le sol. Bien entendu,
chacun de ces droits se heurtent aux possibilités offertes par la loi et aux comportements des
autres agents économiques.
(2) du coût de mise en œuvre et de protection des DP
Nonobstant l’existence d’un cadre légal, les DP dépendent des efforts des individus, de leurs
compétences et de leurs ressources pour protéger ces DP contre les tentatives des autres
individus pour se les accaparer et de l’efficacité du système juridique (exclusion des autres,
identification des partenaires économiques éventuels, information sur les utilisations possibles
et mesure des droits qui en découlent, exercice des droits sans enfreindre la loi…).
Bref, il ne suffit pas d’octroyer des DP pour qu’ils soient effectifs. Les agents économiques
doivent dépenser des ressources pour exploiter et faire appliquer leurs DP. La simple
détention d’une ressource ne confère pas en soi à son possesseur une richesse, une valeur
économique à ajouter à son patrimoine.
2
Exemple : le droit d’exploiter un morceau de musique sur Internet risque de ne pas avoir de
valeur économique pour son bénéficiaire s’il ne peut pas empêcher les internautes de
reproduire librement le morceau de musique.
(3) la partition et le partage des droits
Outre l’étendue des droits de possession et de transfert, une caractéristique essentielle
des DP est leur capacité à être partitionnés (divisibles) et partageables. Les DP portant sur
une même ressource peuvent ainsi être détenus par des personnes différentes (droit de cultiver
une terre louée, droit de passage sur cette terre, droit d’exploitation des ressources
souterraines, etc…).
L’avantage d’une telle « partitionabilité » est de pouvoir atteindre l’efficience si les différents
droits de possession sur une ressource donnée sont répartis entre ceux qui valorisent le mieux
les différents usages possibles de la ressource considérée.
Prenons un exemple facile à comprendre : une œuvre littéraire. Il est plus optimal qu’un
éditeur exploite l’œuvre (imprimer des exemplaires et les commercialiser) sur le territoire où
il exerce son activité et cède les droits d’exploitation sur les autres territoires (traduction,
négociation avec les imprimeurs et les libraires…) aux éditeurs qui exercent leurs activités
dans ces territoires. Une telle division du travail doit normalement maximiser le revenu des
écrivains et permettre une meilleure circulation des œuvres d’un pays à l’autre.
Les inconvénients sont toutefois potentiellement importants : les individus peuvent vouloir
exercer leurs droits en même temps générant ainsi des conflits d’usage : des chasseurs et des
promeneurs, un droit de passage provoquant des dégâts sur une récolte, les conflits entre les
éleveurs de bœufs, les bergers et les agriculteurs aux Etats-Unis. Il s'agit d'un problème
classique d’externalité de consommation ou de production conduisant à des congestions et des
conflits d’usages.
Remarque : l’hypothèse de rationalité est ici très forte car elle rend efficiente l’association
entre droits de possession et droits de transfert. Mais dans la réalité, les choses ne sont pas si
simples : la séparation des deux types de droits peut ainsi protéger les intérêts des personnes
en situation d’infériorité : enfants, handicapés… ou bien victimes d’asymétries
informationnelles. Par exemple, dans le cas d'une sous-location, le propriétaire d’un
appartement a évalué le locataire et les risques associés avant de signer le contrat de location,
en revanche, il est impossible pour lui d’évaluer une tierce personne à qui le locataire initiale
sous-louerait l’appartement.
Les types de régimes de propriété
Différents types de régimes de propriété existent dans les faits. Ils découlent en partie des
caractéristiques de « partageabilité » et de « partitionabilité ».
Il existe différentes typologies plus ou moins étendues. La plus classique distingue 4 régimes
de propriété : privée, commune, publique (étatique) et l’absence de propriété (open access).
- la propriété privée (res privataes) correspond à la propriété détenue par les individus
titulaires de droits d’utilisation (admis par la loi), de transfert et d’exclusion des autres de la
ressource.
3
Exemple : un vêtement ou un logement.
- la propriété commune (res communes) est possédée par plusieurs personnes, aucune
d’entre eux ne pouvant exclure les autres mais chacun pouvant exclure les non-propriétaires.
Exemple : les parties communes d'un immeuble privé (escalier, ascenseur, hall d'entrée, local
à poubelles…).
- la propriété publique (étatique) (res publicae) est une forme étendue de propriété collective
(possédée théoriquement par tous les citoyens mais en fait, contrôlés par les élus ou les
bureaucrates qui déterminent librement les conditions d’utilisation et d’exclusion.
- l’absence de propriété (open access) (res nullius) caractérise une situation où personne ne
détient de droits de propriété sur la ressource et ne peut ni la vendre, ni exclure les autre du
bénéfice de cette ressource : tous les individus ont alors le droit de l’utiliser.
Exemple : l'air.
Cette typologie pose toutefois problème car les frontières entre ces 4 catégories ne sont pas
toujours claires et il existe des catégories intermédiaires.
Dales (1968) propose plutôt de caractériser les droits de propriété par ceux qui les détiennent :
individus, groupes (collectif ou entreprise), Etat.
1.2. Quelles justifications aux DP ?
Le questionnement économique consiste à déterminer dans quelles mesures la propriété se
justifie par rapport à l’absence de propriété et en quoi la propriété privée serait un
régime socialement préférable aux autres régimes de propriété.
Comment justifier les DP ? En théorie économique, dans quelles mesures la protection de la
propriété et la possibilité de la transférer concourent-elles au bien-être social ? (Le problème
tient alors aux critères utilisés pour définir le bien-être social…)
1ère justification : les DP créent une incitation au travail et à la production de richesses
Par exemple, les individus ne sèmeraient pas du blé s’ils ne pouvaient pas le récolter ensuite.
De même, les DP incitent à travailler pour maintenir et améliorer les biens durables
(réparer les habitations, fertiliser et irriguer les terres, préserver les stocks de ressources
renouvelables).
Concernant les ressources non renouvelables en libre accès (gisements,…), les DP sont un
instrument pour résoudre la fameuse tragédie des ressources partageables [Gordon (1954),
Hardin (1968), Libecap (1998), Ostrom (1998)]. Nous reviendrons sur ce point plus loin.
Cette première justification oppose toutefois deux approches : l'utilitarisme et le droit naturel.
- La conception utilitariste (ou conséquentialiste) :
Une institution se justifie par ses conséquences positives (Jeremy Bentham). La propriété se
justifie car elle incite au travail : elle crée apparemment plus de valeur qu'elle n'en coûte. En
4
revanche, il peut exister des cas où la propriété privée peut avoir des conséquences négatives
(générer des externalités négatives, par exemple), auquel cas la propriété collective ou
l’absence de propriété peuvent se justifier si de leur côté, elles contribuent à augmenter
davantage et positivement le bien-être social.
Anderson & Hill (1990)
Pour Anderson & Hill (1990), les droits de propriété (DP) agissent comme des incitations sur
le comportement des agents : à différentes structures de DP sont associées différentes formes
de rémunération et donc différents comportements des agents. Pour eux, la propriété privée
est une forme supérieure de propriété : associée à la logique du marché, elle permet une
allocation optimale des ressources économiques entre les agents économiques. Derrière ces
deux propositions, deux types d'hypothèses sont établies : des hypothèses comportementales :
rationalité parfaite, optimisation (maximiser l’utilité ou le profit), préférences révélées par le
comportement des agents sur le marché et des hypothèses environnementales : information
imparfaite, coûts de transactions positifs.
La fonction principale des DP est alors de fournir aux agents des incitations à créer, à
conserver, à valoriser, à utiliser le plus efficacement possible les ressources économiques.
Toutefois, pour cela, il faut que les DP soient correctement spécifiés et garantis.
Alchian (1961)
La justification utilitariste trouve également un prolongement dans les travaux d'Alchian
(1961) : à condition qu'ils soient librement transférables, les DP seront alloués aux agents
qui feront le meilleur usage des ressources sur lesquelles portent ces droits.
Cette transférabilité est elle-même garantie par la protection légale des DP : un acheteur
potentiel n’acquérrait pas un bien qu’il risquerait de se faire voler sitôt après l’achat et un
vendeur hésiterait à révéler l’information portant sur les biens de valeur qu’il souhaiterait
céder (de peur d’attirer les voleurs).
Remarque 1 : la combinaison des droits attachés à la possession et des droits associés au libre
transfert des droits d'usage promeut l'efficience économique : les propriétaires vont ainsi
réaliser des investissements pour améliorer, ou au minimum préserver, la valeur de leurs
droits d'usage (repeindre son appartement, changer les fenêtres) car ils en bénéficieront
également dans le futur s'ils décident de revendre leur propriété. A l'inverse, il existe des
situations où la séparation des deux catégories de droits (possession et transfert) est plus
efficiente : par exemple, une personne mineure pourra bénéficier du droit d'usage mais non du
droit de transfert car la personne sous la tutelle de qui cette personne mineure est placée aura
une meilleure conscience de ses intérêts.
Remarque 2 : Cette justification fondée sur la libre transférabilité des ressources est d'autant
importante qu'elle est au cœur même de l'économie de marché elle-même basée sur la division
du travail (spécialisation et production de masse) et la possibilité pour chacun d'avoir accès à
une diversité de choix de biens et de services et donc de satisfaire un nombre de besoins sans
commune mesure avec ce que permettrait une société fondée sur l'autoproduction (les
individus produisant alors eux-mêmes tous les biens nécessaires à leur existence et ne
s'approvisionnant pas ou peu auprès des autres).
5
Remarque 3 : Est retenue ici l'hypothèse de comportement optimisateur des agents
parfaitement rationnels : l’individu ne confère pas à un produit une valeur supérieure ou
inférieure au bénéfice (plaisir, somme d'argent) qu’il peut en retirer. La valeur subjective
reflète strictement ses préférences. Cette conception est contestable si l'on retient au contraire
l'hypothèse de rationalité limitée. En effet, disposant d'informations limitées, les individus
essaient de maximiser leurs décisions en essayant d'acquérir les ressources à une valeur
correspondant au maximum de l'utilité ou du profit qu'ils peuvent en retirer. Mais ce
maximum risque d'être erroné par rapport au maximum calculé en situation d'information
parfaite et au niveau collectif, risque de sous-optimum social car ceux qui valoriseraient le
mieux la ressource en information parfaite ne l'obtiennent pas étant donné une sous-estimation
de leur part et/ou une sur-estimation de la part de ceux qui l'acquièrent.
- la conception du droit naturel :
Selon cette conception s'opposant à la précédente, la propriété naît du travail et ne doit pas à
être soumise à une quelconque évaluation sociale. Pour John Locke (1960), l’individu est
l'unique propriétaire de sa personne et de son corps, et à ce titre, il jouit (1) d'un droit de
propriété exclusif sur lui-même et (2) d’un droit de propriété sur le produit de son travail : un
bien extrait transformé par le travail n’est donc pas une propriété commune.
(Remarque : Pour Jeremy Bentham, cette propriété exclusive et indiscutable est justement en
elle-même une incitation à travailler pour augmenter sa richesse…)
L’économiste libéral français Frédéric Bastiat rejette ainsi le contrat social de Rousseau : la
propriété est antérieure à la loi : « l’homme naît propriétaire (…) la loi est le résultat de la
propriété et la propriété le résultat de l’organisation humaine ». Toute production appartient
alors à celui qui l’a fourni et donc, pour Bastiat, il est inadmissible de faire dépendre cette
propriété du bon vouloir des législateurs.
2ème justification : Pallier l'inefficience de l'"état de nature"
En l’absence de DP, les individus dépenseraient des ressources (temps, effort...) pour essayer
de s’octroyer les ressources des autres et protéger les ressources en leur possession.
L’état de nature défini par Thomas Hobbes, dans le Leviathan (1651) est basé sur le principe
de désir et l'instinct de conservation qui poussent chacun à entrer en conflit avec les autres
pour obtenir ce qui lui semble bon pour lui. Le conflit généralisé en découlant précèderait la
fondation des Etats et leur monopolisation de l'utilisation légale de la violence : "during the
time men live without a common power to keep them all in awe, they are in that condition
which is called war; and such a war as is of every man against every man." Dans un tel état de
nature (proprement théorique…), en l'absence de toute loi, chaque individu (et chaque nation)
dispose d'un droit naturel lui permettant d'entreprendre n'importe quelle action en vue de
préserver sa propre liberté et sécurité. C'est un jeu à somme négative car pour survivre, il faut
menacer l'existence des autres. Cette situation de conflits représente donc un coût social et
une incertitude.
Pour mettre fin aux conditions de vie précaire en découlant (ou les anticipant…), les individus
décident de mettre en place un Etat en lui transférant une grande partie de leur liberté (qui
était jusqu'alors illimitée et fondée sur la régulation de sa vie selon ses propres règles) et en
échange de cette perte d'autonomie, ils obtiennent plus de sécurité. Ce transfert de liberté doit
6
être suffisant pour surmonter le dilemme du prisonnier naissant de l'idée même de contrat
entre les individus (si le niveau de pouvoir coercitif conféré à l'Etat n'est pas suffisant, chaque
individu aurait intérêt à violer en permanence les termes du contrat social). Le rôle de l’Etat
est notamment de garantir les DP : le coût social généré par le conflit en l’absence de DP est
réduit sensiblement par la mise en vigueur (enforcement) des DP par l’Etat (police, justice,
défense nationale).
Pour autant, cette conception n'est pas assimilable à celle proposée par John Locke pour qui
la nature humaine est fondée sur la raison. Pour Locke, même dans l'état de nature, les
individus coopèrent par intérêt réciproque s'ils en ont besoin. L'humain est bon par nature et
donc ne cherche pas à nuire à autrui systématiquement. Toutefois, dans l'état de nature, un
problème se pose avec la rareté des ressources : s'il n'y a pas de loi, chacun va être tenté de
s'accaparer les ressources rares pour lui et sa famille et, par le principe d'exclusion inhérent à
l'idée de propriété privée, en priver les autres. Evidemment, toutes les ressources rares ne
peuvent être accumulées (périssables, coûteuses à stocker…) et justifieraient alors une
redistribution entre les individus. Cependant, l'argent permet de stocker matériellement et
durablement l'équivalent des ressources périssables ou difficilement stockables et, à ce titre,
l'argent alimente les conflits liés à l'appropriation des ressources. De ce comportement
généralisé vont naître des conflits d'intérêts pouvant conduire la société à un état de guerre
préjudiciable à tous ses membres qui consacrent alors énormément de leurs ressources soit à
se protéger eux et leurs biens, soit à renouveler les ressources détruites ou volés par les autres.
L'Etat est alors justifié pour faire respecter la propriété privée et son usage paisible par les
propriétaires légitimes (ceux dont le travail produit la richesse sur laquelle ils acquièrent de ce
fait naturellement des droits de propriété).
Attention : Ne pas confondre les justifications pour la propriété privée (qui peuvent être
invoquée dans une économie planifiée) et les justifications pour l’économie de marché
(fourniture de meilleurs signaux sur les préférences des agents, élimination des coûts de la
bureaucratie lié à un système d’économie planifiée…).
1.3. L'émergence des droits de propriété
Le problème posé :
La théorie néoclassique veut montrer :
(1) qu’il existe un mouvement d’une situation de départ où la propriété n’existe pas ou est
collectivement détenue vers une situation où la propriété devient privée « privatisation de la
propriété »
(2) que cette évolution (mise en place de DP exclusifs et extension historique) répond à un
principe d’efficience.
A cette thèse s’oppose la théorie néo-institutionnelle.
L'objectif est d'expliquer l’émergence et l'intérêt des droits de propriété.
Si l'on fait l’hypothèse de départ est qu'il n’existe pas de propriété sur les ressources :
situation d’open access (absence de droits de propriété), comment expliquer qu'ils
apparaissent ensuite ?
Rappel : en économie, on distingue théoriquement quatre types de biens selon deux critères :
la rivalité (la quantité consommée du bien diminue la quantité disponible pour les autres) et
l'excluabilité (il est possible de réserver l'usage de la ressource à ceux qui ont contribuer à son
7
financement). Dans le tableau ci-dessous, les biens communs sont ceux dont il est impossible
d'exclure les non-payeurs (par exemple, droits de propriété inexistants ou non effectifs) et
pour lesquels il existe une rivalité d'usage.
excluabilité
non-excluabilité
rivalité
biens privés
biens communs
non-rivalité
biens club
biens collectifs
La tragédie des biens communs (Hardin, 1968)
Partant de l’idée d’Aristote selon qui «ce qui est commun au plus grand nombre fait
l'objet des soins les moins attentifs» et de la fameuse « loi » de la population de Malthus (la
population et donc les besoins en moyens de subsistance augmentent plus rapidement que la
production agricole), Garrett J. Hardin ("The tragedy of the commons", paru dans Science en
1968) traite des ressources partageables (rivalité en usage, mais pas d’exclusion) disponibles
en quantité limitée (ressources naturelles, air pur…).
Il montre comment l’accès libre à de tels biens peut conduire à leur sur-exploitation et à leur
disparition (quantitative) ou dégradation (qualitative). La rationalité individuelle conduit
chaque individu à exploiter la ressource de manière à maximiser son intérêt personnel,
sachant que le coût social de l’exploitation de cette ressource est supporté par tous ceux qui
ont potentiellement accès à la ressource.
Pour illustrer son propos, Hardin prend l’exemple d’une terre détenue collectivement par des
éleveurs et servant au pâturage. Chacun des éleveurs bénéficie du gain associé à l’élevage de
chaque unité de bétail supplémentaire. Toutefois, la terre est dégradée en proportion et cette
dégradation est supportée par tout le monde. La surexploitation découle alors du calcul
individuel de chaque éleveur qui compare l’utilité retirée au coût partagé par toute la
collectivité : chaque éleveur a intérêt à mettre au pâturage un animal supplémentaire tant que
le terrain est exploitable, générant ainsi une externalité négative de production (ou de
consommation productive du terrain). A l’issue du processus, le terrain devient inexploitable,
d’où la tragédie.
Hardin estime ainsi démontrer une défaillance du marché remettant en cause le laissez-faire
(le célèbre principe de la « main invisible » formulé par Adam Smith selon qui la poursuite de
fins égoïstes concourt au bien commun) dans le cas des ressources partagées.
Il est donc nécessaire de mettre en place des solutions institutionnelles pour limiter cette
tragédie (baptisée ailleurs par l’auteur : "The Tragedy of the Unregulated Commons").
L’établissement de droits de propriété (l’enclosure) sur les ressources communes doit
permettre d’empêcher la surexploitation et finalement la destruction de ces ressources en
accès libre en réduisant les externalités et les coûts de transaction.
Toutefois, la privatisation de la ressource n’implique pas forcément une détention individuelle
de la ressource : ainsi un syndicat professionnel peut détenir la ressource et fixer des règles
mutuelles (coercitives) auxquelles adhèrent les individus (ce qui pose alors des coûts de
définition de ces règles, de contrôle du respect de ces règles et de sanctions en cas de violation
de ces règles).
8
[exemple 1 = la zone de pêcherie : soit détenue collectivement par un groupement de
pêcheurs visant à établir des quotas individuels de pêche et à sanctionner les dépassements
afin d'assurer le renouvellement de la ressource (par rapport à une situation d'open access,
d'absence de propriété) ; pb = coûts de la surveillance et crédibilité des sanctions à l'encontre
des membres du groupement dont certains peuvent être tentés de quitter le groupement ou
bien être plus importants que les autres ; dans ce cas, la propriété publique (droits de propriété
détenus par l'Etat) peut être plus efficace ou moins inefficace, notamment l'Etat a plus de
moyens de surveillance et est plus crédible au niveau des sanctions : interdiction d'exercer
l'activité professionnelle, amende, etc.]
[exemple 2 = les gisements pétroliers : actuellement détenus par les membres d'un cartel,
l'OPEP, pb = instabilité de ce cartel, car les Etats vont certes avoir intérêt à limiter les
quantités produites afin de faire augmenter les prix, mais dès que les prix augmentent, chacun
a intérêt à adopter un comportement de déviation pour augmenter sa part dans le profit
collusif, le profit total dégagé par l'action du cartel ; donc à terme, sur-exploitation de la
ressource d'autant plus préjudiciable que (1) non-renouvelable et (2) que ce mécanisme ne
pousse pas les pays consommateurs à développer des solutions alternatives, puisque la baisse
des prix revient régulièrement, désincitant tout effort à développer des énergies renouvelables
à grande échelle… ; solution alternative : une propriété publique mondiale visant à fixer des
prix élevés, à contrôler efficacement les quotas de production et à investir les surprofits dans
le développement de ressources alternatives au pétrole]
La privatisation conduit alors à une internalisation des coûts liés à l’accroissement de
l’activité d’exploitation (mettre en pâtures un animal supplémentaire) : le propriétaire
supporte seul ce coût et si le système est généralisé, il ne peut exploiter les terres des autres
propriétaires sans leur accord en cas de destruction de sa propre terre.
Enfin, une autre solution envisagée par Hardin est la régulation publique et la mise en place
de règles (conditions d’accès et d’usage) assorties de sanction à l’égard des utilisateurs de la
ressource commune.
Hardin propose donc un régime de propriété qu’elle soit privée, collective ou publique. Pour
autant, il n’émet aucun jugement de valeur, ni comparaison normative entre ces 3 formes
de propriété. Il plaide juste pour l’institution de droits de propriété pour les ressources
initialement « libres ». Dans un autre travail, à mettre en relation avec la logique de l’action
collective (Olson, 1967), Hardin préfère la propriété privée ou publique à la propriété
collective (coût de l’action collective et risque de collusion).
L’efficience du régime de propriété privée : Demsetz (1967)
Harold Demsetz (1967, "Toward a theory of property rights", American Economic Review)
franchit allègrement le pas en montrant pour sa part que la propriété privée émerge (et doit
s'imposer à terme) car elle représente le régime de propriété le plus efficient.
L’apparition de nouveaux DP est due aux désirs des agents en interaction (dont les fonctions
d’utilité, de production… sont interdépendantes) de s’adapter à de nouvelles possibilités en
termes de coûts/bénéfices. L’objectif des DP est d’internaliser les externalités. Ils apparaissent
lorsque les gains de l’internalisation sont supérieurs à ses coûts (exclusion et protection des
droits) : cette internalisation accrue résulte de variations dans les valeurs économiques
9
provenant du développement de nouvelles technologies ou de nouveaux marchés (changement
des prix relatifs) pour lesquels les anciens DP ne sont plus adaptés.
En d’autres termes, les DP apparaissent lorsqu’il devient « rentable » pour ceux qui sont
affectés par les externalités, d’internaliser les bénéfices et les coûts. Ils sont établis lorsqu’en
l’absence initiale de DP, les bénéfices des DP l’emportent significativement sur leurs coûts
d’établissement et de maintien.
Le principe de base (supposé universel pour Demsetz) est celui de l’optimisation. Si les
individus rationnels reçoivent les bénéfices mais doivent pour cela payer les coûts associés à
ce comportement (production, consommation), alors ils n’adopteront que les comportements
pour lesquels les bénéfices sont supérieurs aux coûts. Il s’agit d’un principe d’efficience qui
est respecté dans les conditions idéales de la concurrence pure et parfaite : agents preneurs de
prix, information parfaite, mobilité parfaite.
Exemples :
- la ruée vers l’or en Californie (Umbeck, 1981 : mise en place des DP pour rationaliser
l’appareil de production et éviter des conflits permanents autour de l’appropriation du bien
d’autrui) ;
- l’établissement de DP par les Indiens de la Péninsule du Labrador (Demsetz, 1967 : sans DP
sur les terres, la chasse intensive des castors pour leur fourrure aurait réduit à néant la
population des castors) ;
- la pêche dans les océans, le spectre hertzien…
Quelle justification pour la propriété publique ?
La propriété publique (étatique) peut être justifiée d'un point de vue de l'analyse économique
du droit pour deux raisons :
- un défaut de production privée :
On retrouve déjà cette justification chez Adam Smith, pour qui l'Etat doit intervenir en dehors
de ses fonctions régaliennes (défense des droits de propriété) lorsque la "main invisible" (le
marché placé sous le régime du laissez-faire) est défaillante, l'intérêt individuel des
producteurs les conduisant à ne pas produire une ressource jugée non rentable, malgré ses
bénéfices pour la société (musée, construire des édifices publics où sont logés les services de
l'Etat : police, armée, justice…).
- la propriété publique est la solution la plus efficace pour corriger les défaillances
générées par la propriété privée :
Le fait que la production privée de biens collectifs soit sous-optimale ou que la tarification par
des entreprises privées en situation de monopole naturel aboutisse à une perte sociale sèche
(deadweight loss) ne suffit pas à justifier la mise en place d'un régime de propriété publique.
Il faut montrer que les différentes alternatives qui pourraient préserver la propriété privée
comme la réglementation (éviter une tarification monopolistique), la subvention publique (le
financement public vise alors à assurer un niveau optimal de production), la mise aux
enchères de la concession, ou d'autres formes de partenariats privé/public aboutissent à des
résultats moindres en terme de bien-être social que la propriété publique. Ces arguments ont
plutôt joué en faveur de la privatisation des activités dont les Etats étaient auparavant
propriétaires.
10
Pour approfondir : Le processus d'acquisition d'une ressource par l'Etat
L'Etat a deux moyens pour acquérir une ressource pour la placer sous le régime de la propriété
publique : l'achat des droits de propriété et l'expropriation avec compensation. Dans le premier cas, le
montant reçu par les propriétaires privés est déterminé par une négociation, tandis que dans le second
cas, la compensation est décidée unilatéralement par l'Etat.
Parmi les inconvénients liés à la compensation figurent :
- une sous-évaluation très probable du montant versé aux ex-propriétaires dans le cas de
l'expropriation étant donné les nécessités d'économies budgétaire ou le risque d'erreurs d'appréciation
de la part d'agents publics éloignés du marché (ne disposant pas forcément des connaissances des
données du marché).
- le risque d'un aléa moral : les propriétaires de ressources susceptibles d'être nationalisées vont
surinvestir dans ces ressources (construire une maison sur un terrain par lequel est susceptible d'être
construite une voie ferrée) pour pouvoir exiger ou obtenir une compensation supérieure à la valeur
économique du terrain avec la maison).
Toutefois, le bénéfice d'une expropriation avec compensation est d'éliminer tout risque de stratégie
préemptives de la part des propriétaires, dans le cas de propriété commune d'une ressource (plusieurs
gros actionnaires) ou de ressources strictement complémentaires (des terrains contigus nécessaires à
acquérir pour construire une route) : chaque propriétaire a intérêt alors à ralentir le processus de
négociation en cas d'acquisition par achat pour exercer une pression à la hausse sur les prix.
Pour approfondir : la théorie du 'public choice' et la propriété publique
William Niskanen (Bureaucracy and Representative Government, 1971) développe une
théorie des droits de propriété dont certains points reprennent des éléments de l'analyse de la
bureaucratie par l'école autrichienne. L'hypothèse de base est que les droits sur une ressource
sont altérés dès lors que l'Etat en est propriétaire : la production publique est donc moins
efficace que la production privée en terme de productivité. L'explication donnée est que le
contrôle sur la production publique et donc le niveau de productivité sont insuffisants dès lors
que ce sont des bureaucrates et non des propriétaires privés qui l'exercent et qu'en l'absence de
concurrence, la sanction par le marché (les décisions des consommateurs) n'exerce aucune
pression sur les bureaucrates.
La bureaucratie est un terme synonyme d'administration, comprenant l'ensemble des agents
chargés de la mise en œuvre des politiques publiques. Les fonctionnaires apparaissent comme
des mandataires des politiciens avec lesquels ils sont liés par des relations de type principalagent. La bureaucratie fonctionne sur un principe de délégation en cascade : elle est constituée
d'une succession de relations d'agence entre bureaucrates de niveau x et bureaucrates de
niveau x – 1.
Comme toute relation d'agence, cette relation est caractérisée par une asymétrie
d'information : le bureaucrate a une meilleure connaissance des conditions de production du
bien ou service qu'il est chargé de fournir que la tutelle. Il est ainsi potentiellement à même
d'exploiter cette asymétrie d'information pour poursuivre ses objectifs. Cette idée est le
fondement même de l'analyse économique de la bureaucratie. Elle s'attache à mettre en
évidence ce que l'on peut supposer être des comportements bureaucratiques rationnels, dans
différents environnements institutionnels, et à rendre ainsi compte des biais qu'ils sont
susceptibles d'induire dans la mise en œuvre des politiques publiques. Elle conduit alors à
étudier les dispositifs institutionnels permettant de limiter ces biais bureaucratiques.
La nécessité d’une analyse en terme d’efficacité comparée
11
Des auteurs néo-institutionnalistes comme Noll (1989), Komesar (1994), Eggertsson (1996) montrent
qu’il n’existe pas de régime de propriété systématiquement supérieur à tout autre, mais qu’il convient
de mener dans chaque circonstances une évaluation comparative des coûts de production, d’exclusion
et de mise en œuvre des DP.
Trois cas de figure sont envisagés :
- Le régime de propriété privée peut s’avérer plus efficace dans les cas où la gouvernance et la
coordination sont relativement coûteuses mais les coûts d’exclusion relativement bas.
- La propriété collective (commune ou publique) peut être socialement préférable si les coûts
d’exclusion sont élevés et les coûts d’administration/gouvernance relativement faibles.
- Enfin, l’open access peut être le plus efficace lorsque les coûts d’exclusion et de gouvernance sont
particulièrement élevés (par exemple, en cas d’exclusion technique non praticable) ou la ressource est
surabondante, (Coase, 1960, Libecap, 1989).
Le principe d’efficience est alors étendu : un régime de propriété est le plus efficace lorsqu’il permet
d’atteindre des objectifs collectifs au plus bas coût.
En particulier, pour un auteur comme Libecap (1989), les droits de propriété sont des
institutions sociales définissant et délimitant l’étendue des privilèges accordés aux individus
sur des actifs spécifiques. La valeur économique de ces actifs a donc un rôle prépondérant sur
la manière dont sont définis et mis en œuvre les DP. Les DP sont établis, mesurés, attribués et
modifiés à travers des contrats qui définissent donc des transactions par lesquelles les DP sont
transférés entre les individus sous respect du cadre légal.
Donc les contrats sont régis à deux niveaux :
- un niveau micro : des agents privés ou des groupes négocient les droits (les arrangements
institutionnels = les structures de gouvernance des transactions, Williamson, 1993)
- un niveau macro : les agents, les groupes, les politiciens, les administrations, les juges
négocient le cadre juridique de base à partir duquel s’établit la structure institutionnelle
(l’environnement institutionnel = l’ensemble des règles politiques, sociales et juridiques
qui établissent le cadre dans lequel ont lieu la production, l’échange et la répartition des
ressources, Davis & North, 1971)
A chacun de ces niveaux apparaissent des coûts de transaction, associés à la création, au
maintien et à la modification des institutions (les DP) :
- au niveau micro, ce sont les coûts liés au processus de contractualisation (identification des
partenaires, mesure des droits, coût de négociation et définition du contrat, surveillance ex
post de l’exécution du contrat et du respect des clauses contractuelles),
- au niveau macro, il s’agit des coûts (politiques, institutionnels) liés au processus de
marchandage/négociations institutionnels à travers lequel l’environnement institutionnel
évolue (Eggertson, 1990).
1.4. Les conflits liés à l’exercice des DP : l'existence d'externalités
Lorsque les individus utilisent leur propriété (exercent les DP qu’ils détiennent sur une
ressource), ils peuvent générer des externalités, à savoir des coûts ou des bénéfices sur les
autres agents sans que ces variations d’utilité ou de profit ne donnent lieu à des échanges
marchands (cf. chapitre introductif).
12
Les externalités constituent une forme majeure de défaillance de marché car l’intérêt des
individus agissant librement ne coïncide pas alors avec l’intérêt de la collectivité. Les
externalités représentent une défaillance du marché du fait de l’existence d’un écart entre
l’utilité individuelle et l’utilité collective et donc, l’internalisation permet d’avoir un marché
efficace en faisant supporter l’ensemble des coûts aux agents économiques. Tout le problème
est alors de déterminer qui doit supporter ces coûts.
Une modification de l'allocation des DP constituent une des solutions permettant
d’internaliser une externalité et de favoriser l’allocation optimale des ressources. Dans le cas
de la pollution, les pollués peuvent ainsi se voir octroyer le droit de ne pas être pollués et un
marché peut alors s’organiser pour négocier et échanger ce droit.
Pour autant, cette solution fondée sur les droits de propriété suppose que les coûts de
transaction (les coûts liés à la négociation et à l’échange de ces droits) sont négligeables.
Ronald Coase (1960, "The problem of social cost") montre alors que si ces droits de propriété
sont transférables à un coût négligeable, alors l’attribution initiale de ces DP (doit de polluer
ou droit de ne pas être pollué) n’a pas d’impact sur l’efficience. Mais, comme l’envisage
Coase dans le même article, l’existence de coûts de transaction significatifs empêche un tel
résultat et par conséquent, il n’existe pas d’arrangement institutionnel qui soit
systématiquement supérieur à toute autre solution. Il devient alors nécessaire de mener des
analyses d’efficacité comparative.
Le théorème de Coase et ses différentes interprétations
Le débat sur la pollution permet de bien comprendre l’idée de Coase. En effet, plusieurs
solutions institutionnelles existent pour faire prendre en compte aux agents le coût social des
activités à l’origine de la pollution.
Face à Pigou qui suggère de taxer les pollueurs (les forcer à supporter le coût total/social de
leur activité, donc à internaliser les externalités qu’ils font subir aux autres, Coase
(1960) montre que la préconisation de Pigou ne va pas de soi : il faut prendre en compte non
seulement le comportement de l’émetteur de l’externalité mais également celui du récepteur
de l’externalité.
Ainsi, s’il est moins coûteux pour le récepteur de réduire le montant du dommage créé par le
pollueur (déménager vers un autre logement plutôt que de déplacer un aéroport) que pour ce
dernier. Le cas d’une rivière polluée est tout à fait illustratif : faut-il que l’usine polluante
cesse son activité ou investisse dans un procédé moins polluant ? Ou faut-il que les riverains
financent l’usine polluante pour qu’elle cesse son activité ou qu’elle investissement dans un
procédé moins polluant ? En fait, il faut non seulement comparer le gain de bien-être des
pollués à ne plus l’être au coût lié à la dépollution (augmentation des prix de l’entreprise,
perte de compétitivité, licenciements pour préserver ces prix et cette compétitivité…), mais
également intégrer les coûts associés à telle ou telle solution institutionnel (coût de
négociation et d’arbitrage en cas de solution purement marchande, coût de contrôle et
bureaucratiques en cas de réglementation, coût d’organisation du marché en cas de marché de
droits à polluer, etc…).
La version de George J. Stigler (1966, The Theory of Price)
13
Le problème posé par les externalités est que le fonctionnement naturel du marché n'incite pas
les agents à les intégrer dans leur calcul économique. Cela ne signifie pas pour autant que les
agents ne puissent pas négocier entre eux pour s'entendre à travers un marchandage sur un
certain niveau d'effet externe. L'objectif du travail de Ronald Coase ("The problem of social
cost", Journal of Law and Economics, 1960) est de démontrer l'existence d'une solution
alternative à la réglementation ou à la taxation. Ces solutions furent préconisée par Arthur
Cecil Pigou durant l'Entre-Deux-Guerres dans son ouvrage The Economics of Welfare, 1920)
pour corriger les externalités. Sous certaines conditions, l'intervention publique doit se
contenter d'attribuer des droits d'usage (droit de polluer ou d'interdire la pollution) et de
laisser les agents économiques établir entre eux des arrangements privés organisant l'échange
de droits à exercer certaines actions.
Pour que ces marchandages puissent avoir lieu, plusieurs conditions doivent être
remplies.
En premier lieu, il est nécessaire que les droits des agents soient clairement définis. Dans
le cas de l'usine qui pollue l'eau d'une rivière, il s'agit de savoir qui détient les droits sur l'eau
de la rivière. Appartiennent-ils aux usagers de la rivière, qui ont alors droit à une rivière
propre ? Ou appartiennent-ils à l'entreprise, qui dispose alors d'un droit à polluer la rivière ? Si
les droits de propriété sont bien définis, alors une situation Pareto-optimale peut résulter de la
libre négociation entre les agents concernés par l'effet externe.
D'autres conditions doivent être remplies pour obtenir un tel résultat :
- la nullité des coûts de transaction : si ces coûts sont positifs (sans être prohibitifs), les
agents pourront toujours parvenir à un accord mais, en raison des dépenses faites pour
parvenir à cet accord, l'équilibre négocié ne sera pas Pareto-optimal ;
- l'information parfaite de chaque agent sur les préférences des autres : chaque agent peut
mentir sur ses préférences, chacun ayant intérêt à ne pas révéler ses véritables préférences, et
il est alors très improbable que la négociation conduise à l'optimum parétien.
Si toutes ces conditions sont remplies, le marchandage entre les agents concernés permet
l'internalisation de l'effet externe. Dès lors, l'intervention de l'État n'est plus requise.
George Stigler (1966) a pu ainsi énoncer le "théorème de Coase" de la manière suivante :
Si les droits de propriété sont complètement définis, si les coûts de transaction sont nuls et si
l'information des agents concernés est parfaite, la négociation entre ces agents leur permet
d'atteindre une situation Pareto-optimale. En outre, si la distribution des droits de propriété
ne génère pas d'effet-revenu, la situation optimale obtenue sera la même, quelle que soit la
structure des droits de propriété. Par conséquent, tout conflit d'intérêts portant sur des droits
d'usage peut être efficacement résolu à travers une négociation directe entre les agents
impliqués et cette possibilité rend alors toute intervention publique inutile.
La nullité de l'effet-revenu lié à l'attribution des droits de propriété : supposons que la
papeterie possède initialement la rivière. Si ce droit lui est retiré pour être attribué à l'usine de
traitement d'eau, cette dernière voit sa situation économique s'améliorer (hausse de son
“revenu”, au sens large). Dire que l'effet-revenu est nul, c'est dire que cette modification n'a
pas d'effet sur sa disposition marginale à payer pour une pollution moins importante. Dans ces
conditions, le marchandage entre les deux firmes aboutira au même résultat (Pareto-optimal)
que la papeterie ait le droit de polluer la rivière ou que l'usine de traitement ait droit à une
rivière propre. La solution "coasienne" au problème des externalités est une procédure “de
14
marché” d'internalisation des effets externes, ce qui revient à ce qu'un marché de droits à
externalité soit créé. Cette procédure dispense l'État d'intervenir, si ce n'est pour veiller au
respect des droits de propriété.
Une conséquence essentielle de cette version du "théorème de Coase" est que le droit est
économiquement neutre. Selon Stigler (La théorie des prix, trad. française, 1972), "Les lois
font souvent la preuve de leur peu d'importance (…) L'attribution de la responsabilité pour
dommage peut être passée sous silence".
Ainsi l'attribution initiale de la responsabilité pour dommage n'affecte pas l'optimum sous les
conditions restrictives énumérées plus haut. Nous allons illustrer cette idée à travers un
exemple chiffrée, puis nous montrerons que cette interprétation proposé par Stigler présente
certaines limites importantes : d'une part, une limite de la possibilité d'une internalisation des
externalités sans intervention publique et, d'autre part, des limites liées aux conditions de
validité du théorème de Coase (information parfaite des agents sur les préférences des autres
et nullité des coûts de transaction).
Un exemple chiffré : le droit de faire du bruit
Paul et Jacques sont voisins et évaluent chacun leur maison à 1200 et 1000 euros par mois.
Supposons que Jacques loue son garage le week-end à un groupe de rock pour un bénéfice de
500 euros par mois. Or, Paul ne supporte pas cette musique et le bruit généré. Il estime le
préjudice subi à 200 euros par mois. On peut représenter cette situation avec le tableau
suivant.
sans musique
avec musique
Paul
1200
1000
Jacques
1000
1500
bien-être total
2200
2500
externalité négative :
impose un coût de 200
Jacques
Paul
externalité négative : supprime un bénéfice
de 500 euros si impose le silence
Paul porte plainte. Par conséquent, le juge doit décider :
- si Jacques a le droit d'imposer des nuisances à Paul
- si Paul a le droit d'empêcher Jacques de louer son garage afin de faire cesser la nuisance
Le "théorème de Coase" version Stigler nous dit que si les coûts de transaction sont nuls, alors
la définition des droits et leur attribution n'importent pas sur le résultat final.
15
On le montre facilement en envisageant les 2 cas de figure :
1er cas : Jacques gagne le procès
Paul ne peut acheter l'abstention de Jacques car le prix maximum que Paul est prêt à
débourser pour que Jacques cesse de louer son garage à un groupe rock est équivalent au coût
de la nuisance (200 euros). Or, cette compensation est insuffisante pour Jacques car ce dernier
en acceptant perdrait 500 - 200, soit 300 euros par mois. Il faudrait que Paul lui verse au
moins 500 euros.
Conséquence : le garage est loué et la nuisance supportée par Paul se poursuit.
Le bilan est le suivant :
Paul bénéficie de 1200 - 200 = 1000 euros liés à l'usage de sa maison
Jacques bénéficie pour sa part de 1000 + 500 euros = 1500 euros
Soit une valeur totale de 2500 euros, qui augmente de 300 (500-200) par rapport à la situation
initiale.
2ème cas : le juge donne raison à Paul
- Jacques doit alors acheter le consentement de Paul pour pouvoir louer son garage au groupe
de rock. Il lui faut payer au minimum 200 euros pour compenser Paul. La fourchette de la
compensation est alors comprise entre 200 et 500 euros.
Bilan :
- la musique est jouée
- selon la négociation on obtient les résultats suivants :
Jacques paie à Paul bénéfice de
Jacques
200
1500-200=1300
300
1500-300=1200
400
1500-400=1100
500
1500-500=1000
bénéfice de Paul
Valeur totale
1000+200=1200
1000+300=1300
1000+400=1400
1000+500=1500
2500
2500
2500
2500
Quel que soit la compensation versée par Jacques à Paul, la situation des deux individus
s'améliore (+300 euros par mois).
Dans tous les cas de figure, la musique est jouée et la valeur totale est maximisée (2500 au
lieu de 2200 initialement).
Toutefois, dans le deuxième cas, il est supposé que la négociation entre Paul et Jean se fait à
coût nul.
Cette interprétation proposé par Stigler présente néanmoins certaines limites : d'une part, une
limite de la possibilité d'une internalisation des externalités sans intervention publique et,
d'autre part, des limites liées aux conditions de validité du théorème de Coase (information
parfaite des agents sur les préférences des autres et nullité des coûts de transaction).
Que se passe-t-il si les coûts de transaction sont positifs ?
Supposons par exemple qu'il est nécessaire de faire appel à un avocat. Un arrangement
purement privé devient difficile et la décision du juge devient importante :
- s'il attribue le droit à Paul, la négociation n'a pas lieu et la valeur totale est de 2200 euros
(elle n'est pas maximisée).
16
- s'il attribue le droit à Jacques, l'attribution es efficiente car la valeur totale est maximisée (le
droit revient à celui qui le valorise le plus) : 1500 (Jean) + 1000 (Paul) = 2500
Une interprétation alternative : celle de Ronald Coase !
Une interprétation alternative suppose l'existence de coûts de transaction positifs.
Certes, les agents peuvent avoir un gain à la négociation directe. Toutefois, cette négociation
peut elle-même représenter des coûts liés à l'identification du partenaire, l'établissement d'un
contrat, son suivi et le cas échéant sa renégociation. Bref, ce que l'on appelle communément
en économie des coûts de transaction.
Le droit cesse alors d'être neutre et vise à minimiser ces coûts de transaction en mettant en
place un ensemble de dispositions légales générales comme la force obligatoire du contrat, la
mise en place de médiateurs, etc.
Pour approfondir :
Kirat : pp.58-69
Medema & Zerbe, "The Coase Theorem", in Encyclopedia of L&E
La question des "property rights"
Revenons un instant sur la théorie des droits de propriété et l'approche "à la Stigler"
(affirmation de la neutralité du droit en matière économique). La citation de Stigler donnée
plus haut montre une confusion entre droits de propriété et responsabilité pour dommage. Les
agents négocient directement entre eux ces droits de propriété et nul n'est besoin d'une
intervention publique ou juridique. Or, la définition des "property rights" soulève un problème
important. Les "droits de propriété" peuvent être définis comme des droits subjectifs,
socialement reconnus, portant sur la jouissance d'une ressource, et non comme l'appropriation
privée (privative) de cette ressource (renvoyant alors à la notion d'ownership). Les individus
peuvent disposer d'un droit à bénéficier d'une rivière propre ou d'un air pur, mais ne sont pas
propriétaire de ces ressources.
La traduction de ces deux notions "property" et "ownership" par la même expression "droits
de propriété" peut alors être source de confusion. Ainsi la théorie traditionnelle des droits de
propriété considère que des droits de propriété clairement définis, exclusifs et librement
transférables sont garants d'une allocation efficace des ressources et permet de se passer de
l'intervention publique ou du juge en lui substituant des procédures de négociations purement
marchandes.
Or, une telle conception est problématique à double titre :
- Il semble difficile de faire abstraction d'une autorité (institution publique ou privée) qui
intervienne dans la définition et l'attribution de ces droits à exercer une action, ne serait-ce
que pour vérifier leur conformité à l'ordre public, aux bonnes mœurs, etc… ou pour
sanctionner ultimement un agent qui manquerait par la suite à ces engagements en abusant de
son pouvoir économique par exemple
- Plus fondamentalement, les solutions coasiennes mettent en œuvre des règles relevant de la
responsabilité civile et non de la propriété : les actions en matière de responsabilité se
17
résolvent par la réparation d'un préjudice, tandis que les actions en matière de propriété se
règlent selon le mode de l'injonction : la victime peut bénéficier de l'octroi par un tribunal
compétent d'une injonction adressée à l'auteur du préjudice à cesser son activités responsable
du dommage causé à la victime. Ici, rien n'oblige ce dernier à céder son titre injonctif à
l'auteur du préjudice.
Aller plus loin : La protection des droits de propriété
Comment rendre effectif un droit de propriété ? En effet, posséder un droit d'usage exclusif
sur une voiture ne représentera que peu de valeur à son détenteur si n'importe quelle autre
personne peut se l'approprier au moindre coût. Une partie de l'activité économique consiste
alors à produire des solutions privées ou publiques pour protéger les biens (non libres) contre
les tentatives de vol.
A premier niveau, l'individu va mettre en place des dispositifs visant à protéger ses ressources
contre les tentatives d'appropriation des autres : serrures, coffres, enceintes, alarmes, recours à
des sociétés de gardiennage et de télésurveillance, détention d'armes, mise en place de
services collectifs de protection tels que les condominiums, etc. Le propriétaire sera
néanmoins confronté à un dilemme : d'une part, il sera incité à consacrer d'autant plus d'effort
et de ressources dans la protection de ses biens que ces derniers représenteront une valeur
marchande (ou non marchande) pour lui. D'autre part, plus il se consacre de ressource à la
protection de ses biens - en supposant que les moyens de protection utilisés soient visibles ou
que les voleurs puissent en être facilement informés -, plus le propriétaire risque d'inciter
d'autres individus à tenter de voler ses biens. En effet, ces derniers feront le même
raisonnement et le degré de protection jouera comme un signal permettant de déduire la
valeur des droits de propriété protégés.
A un second niveau, l'individu recourt aux services de l'Etat (qui, rappelons-le monopolise
l'usage de la violence) : sanctions et administrations (police, tribunaux, prisons) en charge de
la surveillance, l'arrestation, de la définition et de l'application des sanctions à l'encontre des
individus violant des droits de propriété. La loi prévoit ainsi des sanctions contraignant le
contrevenant à restituer les ressources au propriétaire légitime (celui qui peut prouver
l'authenticité de ses droits de propriété) et lui infligeant une punition combinant des amendes
à des peines d'emprisonnement. Deux objectifs sous-jacents à ces sanctions : compenser la
victime (réparation du préjudice causé par le vol) et punir le coupable (voire dissuader les
actes illégaux similaires).
Nous reviendrons sur les objectifs et l'efficacité des sanctions dans le chapitre portant sur
l'économie du crime.
Section 2 : Le renforcement du droit d'auteur face au numérique
(étude de cas)
(partie du cours supprimée pour l'année 2008-2009)
L'étudiant(e) intéressé(e) par ces questions pourra consulter mes travaux et mes tribunes sur
ce thème figurant sur ma page de chercheur à l'adresse : fabrice.rochelandet.free.fr
18