La théorie économique des droits de propriété
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La théorie économique des droits de propriété
Chapitre 1 : La théorie économique des droits de propriété Support : Cooter & Ulen, chapitre 4, p.71 Les droits de propriété (DP) définissent des droits d'usage sur les ressources. A ce titre, ils ont donc des conséquences économiques, que ce soit en termes d'incitations (à exploiter au mieux, voire excessivement, une ressource) et de distribution des richesses dans la société. La théorie des DP se structure autour de deux niveaux d’analyse : une analyse positive : elle consiste à expliquer comment les comportements des agents économiques sont influencés par les différents systèmes de DP et quelles en sont les conséquences sur le bien-être social et/ou les processus économiques. Ainsi : - au niveau du comportement individuel : le fait de mettre en place des droits de propriété sur des ressources augmente-t-il l'incitation à les exploiter efficacement ? - au niveau des organisations : la séparation entre les fonctions de propriété et de contrôle dans l'entreprise accroît-elle leurs performances ? - au niveau du système économique: quel est l'impact des privatisations ou les nationalisations ? de la brevetabilité du vivant ?... une analyse normative : elle cherche à déterminer quel est le système de DP permettant d’atteindre l’optimum social. Deux approches différentes envisagent cette question : - La théorie néoclassique standard vise alors à démontrer la supériorité du système de la propriété privée et la nécessité d’étendre ce système à tous les domaines de l’activité économique (privatisation du secteur public, brevetabilité de tous les champs de la connaissance, etc.). - A l’inverse, la théorie néo-institutionnelle propose de mener des analyses au cas par cas pour comparer les différents arrangements institutionnels faisables et déterminer celui qui minimise les coûts de transaction (tant au niveau institutionnel que privé). Nous présenterons en premier lieu comment la théorie économique des droits de propriété aborde ces questions. En second lieu, nous illustrons les propositions théoriques à partir de l'exemple du droit d'auteur. Section 1 : L'analyse économique des droits de propriété La théorie économique des DP suppose que les relations économiques ne portent pas sur des biens matériels mais que toute relation économique est conçue comme un échange de DP sur des objets (échange de 2 ensembles de droits portant sur chacune des deux ressources échangées). Un DP est alors un « droit socialement validé à choisir les usages d’un bien économique ». Classiquement, on distingue trois catégories d’ « usages » d’une ressource : - l’usus : les différents droits d’utiliser la ressource, de la consommer, de la détruire ; - le fructus : le droit de l’exploiter économiquement et d’en tirer une rémunération ; - l’abusus : le droit de céder définitivement à un tiers la ressource. 1 L’exercice de ces trois types de droits doit respecter le cadre légal et les coutumes (« socialement validés »). 1.1. Valeur économique, typologie des droits de propriété La théorie économique des droits de propriété distingue deux types de droits : - les droits liés à la possession : le droit d’utiliser une ressource dans certaines conditions spatiales, légales, environnementales, temporelles… - les droits de transfert : le droit de donner, de louer ou de vendre un droit lié à la possession à une autre personne. A chaque droits de possession peut être associé un droit de transfert (par exemple, le droit d'utiliser un appartement et le droit de le transférer à une autre personne : un locataire) Par exemple, la propriété d’une terre définit donc un ensemble de droits de possession (construire sur cette terre, la cultiver, exploiter le sous-sol, faire payer un droit de passage, chasser sur cette terre, etc…) et les droits de transferts associés à chacun de ces droits de possession (louer cette terre, la prêter pour un usage précis, la vendre). Valeur économique et droits de propriété Outre son utilité absolue (sa capacité à satisfaire les envies d'un individu), la valeur économique d’une ressource économique dépend, pour son possesseur, de plusieurs facteurs : (1) du nombre de droits possédés sur la ressource Une ressource peut être exploitée de différentes manières et un individu peut disposer seulement de certains droits d'usage et de transfert sur elle. Par exemple, la possession d'un terrain peut inclure ou non les droits suivants : droit de bâtir, droit de cultiver, droit d’exploiter le sous-sol, droit d’empêcher la construction d’usines polluantes à proximité, droit de vendre ou de louer le terrain, droit de couper tous les arbres présents et de rendre stérile temporairement ou de manière durable le sol. Bien entendu, chacun de ces droits se heurtent aux possibilités offertes par la loi et aux comportements des autres agents économiques. (2) du coût de mise en œuvre et de protection des DP Nonobstant l’existence d’un cadre légal, les DP dépendent des efforts des individus, de leurs compétences et de leurs ressources pour protéger ces DP contre les tentatives des autres individus pour se les accaparer et de l’efficacité du système juridique (exclusion des autres, identification des partenaires économiques éventuels, information sur les utilisations possibles et mesure des droits qui en découlent, exercice des droits sans enfreindre la loi…). Bref, il ne suffit pas d’octroyer des DP pour qu’ils soient effectifs. Les agents économiques doivent dépenser des ressources pour exploiter et faire appliquer leurs DP. La simple détention d’une ressource ne confère pas en soi à son possesseur une richesse, une valeur économique à ajouter à son patrimoine. 2 Exemple : le droit d’exploiter un morceau de musique sur Internet risque de ne pas avoir de valeur économique pour son bénéficiaire s’il ne peut pas empêcher les internautes de reproduire librement le morceau de musique. (3) la partition et le partage des droits Outre l’étendue des droits de possession et de transfert, une caractéristique essentielle des DP est leur capacité à être partitionnés (divisibles) et partageables. Les DP portant sur une même ressource peuvent ainsi être détenus par des personnes différentes (droit de cultiver une terre louée, droit de passage sur cette terre, droit d’exploitation des ressources souterraines, etc…). L’avantage d’une telle « partitionabilité » est de pouvoir atteindre l’efficience si les différents droits de possession sur une ressource donnée sont répartis entre ceux qui valorisent le mieux les différents usages possibles de la ressource considérée. Prenons un exemple facile à comprendre : une œuvre littéraire. Il est plus optimal qu’un éditeur exploite l’œuvre (imprimer des exemplaires et les commercialiser) sur le territoire où il exerce son activité et cède les droits d’exploitation sur les autres territoires (traduction, négociation avec les imprimeurs et les libraires…) aux éditeurs qui exercent leurs activités dans ces territoires. Une telle division du travail doit normalement maximiser le revenu des écrivains et permettre une meilleure circulation des œuvres d’un pays à l’autre. Les inconvénients sont toutefois potentiellement importants : les individus peuvent vouloir exercer leurs droits en même temps générant ainsi des conflits d’usage : des chasseurs et des promeneurs, un droit de passage provoquant des dégâts sur une récolte, les conflits entre les éleveurs de bœufs, les bergers et les agriculteurs aux Etats-Unis. Il s'agit d'un problème classique d’externalité de consommation ou de production conduisant à des congestions et des conflits d’usages. Remarque : l’hypothèse de rationalité est ici très forte car elle rend efficiente l’association entre droits de possession et droits de transfert. Mais dans la réalité, les choses ne sont pas si simples : la séparation des deux types de droits peut ainsi protéger les intérêts des personnes en situation d’infériorité : enfants, handicapés… ou bien victimes d’asymétries informationnelles. Par exemple, dans le cas d'une sous-location, le propriétaire d’un appartement a évalué le locataire et les risques associés avant de signer le contrat de location, en revanche, il est impossible pour lui d’évaluer une tierce personne à qui le locataire initiale sous-louerait l’appartement. Les types de régimes de propriété Différents types de régimes de propriété existent dans les faits. Ils découlent en partie des caractéristiques de « partageabilité » et de « partitionabilité ». Il existe différentes typologies plus ou moins étendues. La plus classique distingue 4 régimes de propriété : privée, commune, publique (étatique) et l’absence de propriété (open access). - la propriété privée (res privataes) correspond à la propriété détenue par les individus titulaires de droits d’utilisation (admis par la loi), de transfert et d’exclusion des autres de la ressource. 3 Exemple : un vêtement ou un logement. - la propriété commune (res communes) est possédée par plusieurs personnes, aucune d’entre eux ne pouvant exclure les autres mais chacun pouvant exclure les non-propriétaires. Exemple : les parties communes d'un immeuble privé (escalier, ascenseur, hall d'entrée, local à poubelles…). - la propriété publique (étatique) (res publicae) est une forme étendue de propriété collective (possédée théoriquement par tous les citoyens mais en fait, contrôlés par les élus ou les bureaucrates qui déterminent librement les conditions d’utilisation et d’exclusion. - l’absence de propriété (open access) (res nullius) caractérise une situation où personne ne détient de droits de propriété sur la ressource et ne peut ni la vendre, ni exclure les autre du bénéfice de cette ressource : tous les individus ont alors le droit de l’utiliser. Exemple : l'air. Cette typologie pose toutefois problème car les frontières entre ces 4 catégories ne sont pas toujours claires et il existe des catégories intermédiaires. Dales (1968) propose plutôt de caractériser les droits de propriété par ceux qui les détiennent : individus, groupes (collectif ou entreprise), Etat. 1.2. Quelles justifications aux DP ? Le questionnement économique consiste à déterminer dans quelles mesures la propriété se justifie par rapport à l’absence de propriété et en quoi la propriété privée serait un régime socialement préférable aux autres régimes de propriété. Comment justifier les DP ? En théorie économique, dans quelles mesures la protection de la propriété et la possibilité de la transférer concourent-elles au bien-être social ? (Le problème tient alors aux critères utilisés pour définir le bien-être social…) 1ère justification : les DP créent une incitation au travail et à la production de richesses Par exemple, les individus ne sèmeraient pas du blé s’ils ne pouvaient pas le récolter ensuite. De même, les DP incitent à travailler pour maintenir et améliorer les biens durables (réparer les habitations, fertiliser et irriguer les terres, préserver les stocks de ressources renouvelables). Concernant les ressources non renouvelables en libre accès (gisements,…), les DP sont un instrument pour résoudre la fameuse tragédie des ressources partageables [Gordon (1954), Hardin (1968), Libecap (1998), Ostrom (1998)]. Nous reviendrons sur ce point plus loin. Cette première justification oppose toutefois deux approches : l'utilitarisme et le droit naturel. - La conception utilitariste (ou conséquentialiste) : Une institution se justifie par ses conséquences positives (Jeremy Bentham). La propriété se justifie car elle incite au travail : elle crée apparemment plus de valeur qu'elle n'en coûte. En 4 revanche, il peut exister des cas où la propriété privée peut avoir des conséquences négatives (générer des externalités négatives, par exemple), auquel cas la propriété collective ou l’absence de propriété peuvent se justifier si de leur côté, elles contribuent à augmenter davantage et positivement le bien-être social. Anderson & Hill (1990) Pour Anderson & Hill (1990), les droits de propriété (DP) agissent comme des incitations sur le comportement des agents : à différentes structures de DP sont associées différentes formes de rémunération et donc différents comportements des agents. Pour eux, la propriété privée est une forme supérieure de propriété : associée à la logique du marché, elle permet une allocation optimale des ressources économiques entre les agents économiques. Derrière ces deux propositions, deux types d'hypothèses sont établies : des hypothèses comportementales : rationalité parfaite, optimisation (maximiser l’utilité ou le profit), préférences révélées par le comportement des agents sur le marché et des hypothèses environnementales : information imparfaite, coûts de transactions positifs. La fonction principale des DP est alors de fournir aux agents des incitations à créer, à conserver, à valoriser, à utiliser le plus efficacement possible les ressources économiques. Toutefois, pour cela, il faut que les DP soient correctement spécifiés et garantis. Alchian (1961) La justification utilitariste trouve également un prolongement dans les travaux d'Alchian (1961) : à condition qu'ils soient librement transférables, les DP seront alloués aux agents qui feront le meilleur usage des ressources sur lesquelles portent ces droits. Cette transférabilité est elle-même garantie par la protection légale des DP : un acheteur potentiel n’acquérrait pas un bien qu’il risquerait de se faire voler sitôt après l’achat et un vendeur hésiterait à révéler l’information portant sur les biens de valeur qu’il souhaiterait céder (de peur d’attirer les voleurs). Remarque 1 : la combinaison des droits attachés à la possession et des droits associés au libre transfert des droits d'usage promeut l'efficience économique : les propriétaires vont ainsi réaliser des investissements pour améliorer, ou au minimum préserver, la valeur de leurs droits d'usage (repeindre son appartement, changer les fenêtres) car ils en bénéficieront également dans le futur s'ils décident de revendre leur propriété. A l'inverse, il existe des situations où la séparation des deux catégories de droits (possession et transfert) est plus efficiente : par exemple, une personne mineure pourra bénéficier du droit d'usage mais non du droit de transfert car la personne sous la tutelle de qui cette personne mineure est placée aura une meilleure conscience de ses intérêts. Remarque 2 : Cette justification fondée sur la libre transférabilité des ressources est d'autant importante qu'elle est au cœur même de l'économie de marché elle-même basée sur la division du travail (spécialisation et production de masse) et la possibilité pour chacun d'avoir accès à une diversité de choix de biens et de services et donc de satisfaire un nombre de besoins sans commune mesure avec ce que permettrait une société fondée sur l'autoproduction (les individus produisant alors eux-mêmes tous les biens nécessaires à leur existence et ne s'approvisionnant pas ou peu auprès des autres). 5 Remarque 3 : Est retenue ici l'hypothèse de comportement optimisateur des agents parfaitement rationnels : l’individu ne confère pas à un produit une valeur supérieure ou inférieure au bénéfice (plaisir, somme d'argent) qu’il peut en retirer. La valeur subjective reflète strictement ses préférences. Cette conception est contestable si l'on retient au contraire l'hypothèse de rationalité limitée. En effet, disposant d'informations limitées, les individus essaient de maximiser leurs décisions en essayant d'acquérir les ressources à une valeur correspondant au maximum de l'utilité ou du profit qu'ils peuvent en retirer. Mais ce maximum risque d'être erroné par rapport au maximum calculé en situation d'information parfaite et au niveau collectif, risque de sous-optimum social car ceux qui valoriseraient le mieux la ressource en information parfaite ne l'obtiennent pas étant donné une sous-estimation de leur part et/ou une sur-estimation de la part de ceux qui l'acquièrent. - la conception du droit naturel : Selon cette conception s'opposant à la précédente, la propriété naît du travail et ne doit pas à être soumise à une quelconque évaluation sociale. Pour John Locke (1960), l’individu est l'unique propriétaire de sa personne et de son corps, et à ce titre, il jouit (1) d'un droit de propriété exclusif sur lui-même et (2) d’un droit de propriété sur le produit de son travail : un bien extrait transformé par le travail n’est donc pas une propriété commune. (Remarque : Pour Jeremy Bentham, cette propriété exclusive et indiscutable est justement en elle-même une incitation à travailler pour augmenter sa richesse…) L’économiste libéral français Frédéric Bastiat rejette ainsi le contrat social de Rousseau : la propriété est antérieure à la loi : « l’homme naît propriétaire (…) la loi est le résultat de la propriété et la propriété le résultat de l’organisation humaine ». Toute production appartient alors à celui qui l’a fourni et donc, pour Bastiat, il est inadmissible de faire dépendre cette propriété du bon vouloir des législateurs. 2ème justification : Pallier l'inefficience de l'"état de nature" En l’absence de DP, les individus dépenseraient des ressources (temps, effort...) pour essayer de s’octroyer les ressources des autres et protéger les ressources en leur possession. L’état de nature défini par Thomas Hobbes, dans le Leviathan (1651) est basé sur le principe de désir et l'instinct de conservation qui poussent chacun à entrer en conflit avec les autres pour obtenir ce qui lui semble bon pour lui. Le conflit généralisé en découlant précèderait la fondation des Etats et leur monopolisation de l'utilisation légale de la violence : "during the time men live without a common power to keep them all in awe, they are in that condition which is called war; and such a war as is of every man against every man." Dans un tel état de nature (proprement théorique…), en l'absence de toute loi, chaque individu (et chaque nation) dispose d'un droit naturel lui permettant d'entreprendre n'importe quelle action en vue de préserver sa propre liberté et sécurité. C'est un jeu à somme négative car pour survivre, il faut menacer l'existence des autres. Cette situation de conflits représente donc un coût social et une incertitude. Pour mettre fin aux conditions de vie précaire en découlant (ou les anticipant…), les individus décident de mettre en place un Etat en lui transférant une grande partie de leur liberté (qui était jusqu'alors illimitée et fondée sur la régulation de sa vie selon ses propres règles) et en échange de cette perte d'autonomie, ils obtiennent plus de sécurité. Ce transfert de liberté doit 6 être suffisant pour surmonter le dilemme du prisonnier naissant de l'idée même de contrat entre les individus (si le niveau de pouvoir coercitif conféré à l'Etat n'est pas suffisant, chaque individu aurait intérêt à violer en permanence les termes du contrat social). Le rôle de l’Etat est notamment de garantir les DP : le coût social généré par le conflit en l’absence de DP est réduit sensiblement par la mise en vigueur (enforcement) des DP par l’Etat (police, justice, défense nationale). Pour autant, cette conception n'est pas assimilable à celle proposée par John Locke pour qui la nature humaine est fondée sur la raison. Pour Locke, même dans l'état de nature, les individus coopèrent par intérêt réciproque s'ils en ont besoin. L'humain est bon par nature et donc ne cherche pas à nuire à autrui systématiquement. Toutefois, dans l'état de nature, un problème se pose avec la rareté des ressources : s'il n'y a pas de loi, chacun va être tenté de s'accaparer les ressources rares pour lui et sa famille et, par le principe d'exclusion inhérent à l'idée de propriété privée, en priver les autres. Evidemment, toutes les ressources rares ne peuvent être accumulées (périssables, coûteuses à stocker…) et justifieraient alors une redistribution entre les individus. Cependant, l'argent permet de stocker matériellement et durablement l'équivalent des ressources périssables ou difficilement stockables et, à ce titre, l'argent alimente les conflits liés à l'appropriation des ressources. De ce comportement généralisé vont naître des conflits d'intérêts pouvant conduire la société à un état de guerre préjudiciable à tous ses membres qui consacrent alors énormément de leurs ressources soit à se protéger eux et leurs biens, soit à renouveler les ressources détruites ou volés par les autres. L'Etat est alors justifié pour faire respecter la propriété privée et son usage paisible par les propriétaires légitimes (ceux dont le travail produit la richesse sur laquelle ils acquièrent de ce fait naturellement des droits de propriété). Attention : Ne pas confondre les justifications pour la propriété privée (qui peuvent être invoquée dans une économie planifiée) et les justifications pour l’économie de marché (fourniture de meilleurs signaux sur les préférences des agents, élimination des coûts de la bureaucratie lié à un système d’économie planifiée…). 1.3. L'émergence des droits de propriété Le problème posé : La théorie néoclassique veut montrer : (1) qu’il existe un mouvement d’une situation de départ où la propriété n’existe pas ou est collectivement détenue vers une situation où la propriété devient privée « privatisation de la propriété » (2) que cette évolution (mise en place de DP exclusifs et extension historique) répond à un principe d’efficience. A cette thèse s’oppose la théorie néo-institutionnelle. L'objectif est d'expliquer l’émergence et l'intérêt des droits de propriété. Si l'on fait l’hypothèse de départ est qu'il n’existe pas de propriété sur les ressources : situation d’open access (absence de droits de propriété), comment expliquer qu'ils apparaissent ensuite ? Rappel : en économie, on distingue théoriquement quatre types de biens selon deux critères : la rivalité (la quantité consommée du bien diminue la quantité disponible pour les autres) et l'excluabilité (il est possible de réserver l'usage de la ressource à ceux qui ont contribuer à son 7 financement). Dans le tableau ci-dessous, les biens communs sont ceux dont il est impossible d'exclure les non-payeurs (par exemple, droits de propriété inexistants ou non effectifs) et pour lesquels il existe une rivalité d'usage. excluabilité non-excluabilité rivalité biens privés biens communs non-rivalité biens club biens collectifs La tragédie des biens communs (Hardin, 1968) Partant de l’idée d’Aristote selon qui «ce qui est commun au plus grand nombre fait l'objet des soins les moins attentifs» et de la fameuse « loi » de la population de Malthus (la population et donc les besoins en moyens de subsistance augmentent plus rapidement que la production agricole), Garrett J. Hardin ("The tragedy of the commons", paru dans Science en 1968) traite des ressources partageables (rivalité en usage, mais pas d’exclusion) disponibles en quantité limitée (ressources naturelles, air pur…). Il montre comment l’accès libre à de tels biens peut conduire à leur sur-exploitation et à leur disparition (quantitative) ou dégradation (qualitative). La rationalité individuelle conduit chaque individu à exploiter la ressource de manière à maximiser son intérêt personnel, sachant que le coût social de l’exploitation de cette ressource est supporté par tous ceux qui ont potentiellement accès à la ressource. Pour illustrer son propos, Hardin prend l’exemple d’une terre détenue collectivement par des éleveurs et servant au pâturage. Chacun des éleveurs bénéficie du gain associé à l’élevage de chaque unité de bétail supplémentaire. Toutefois, la terre est dégradée en proportion et cette dégradation est supportée par tout le monde. La surexploitation découle alors du calcul individuel de chaque éleveur qui compare l’utilité retirée au coût partagé par toute la collectivité : chaque éleveur a intérêt à mettre au pâturage un animal supplémentaire tant que le terrain est exploitable, générant ainsi une externalité négative de production (ou de consommation productive du terrain). A l’issue du processus, le terrain devient inexploitable, d’où la tragédie. Hardin estime ainsi démontrer une défaillance du marché remettant en cause le laissez-faire (le célèbre principe de la « main invisible » formulé par Adam Smith selon qui la poursuite de fins égoïstes concourt au bien commun) dans le cas des ressources partagées. Il est donc nécessaire de mettre en place des solutions institutionnelles pour limiter cette tragédie (baptisée ailleurs par l’auteur : "The Tragedy of the Unregulated Commons"). L’établissement de droits de propriété (l’enclosure) sur les ressources communes doit permettre d’empêcher la surexploitation et finalement la destruction de ces ressources en accès libre en réduisant les externalités et les coûts de transaction. Toutefois, la privatisation de la ressource n’implique pas forcément une détention individuelle de la ressource : ainsi un syndicat professionnel peut détenir la ressource et fixer des règles mutuelles (coercitives) auxquelles adhèrent les individus (ce qui pose alors des coûts de définition de ces règles, de contrôle du respect de ces règles et de sanctions en cas de violation de ces règles). 8 [exemple 1 = la zone de pêcherie : soit détenue collectivement par un groupement de pêcheurs visant à établir des quotas individuels de pêche et à sanctionner les dépassements afin d'assurer le renouvellement de la ressource (par rapport à une situation d'open access, d'absence de propriété) ; pb = coûts de la surveillance et crédibilité des sanctions à l'encontre des membres du groupement dont certains peuvent être tentés de quitter le groupement ou bien être plus importants que les autres ; dans ce cas, la propriété publique (droits de propriété détenus par l'Etat) peut être plus efficace ou moins inefficace, notamment l'Etat a plus de moyens de surveillance et est plus crédible au niveau des sanctions : interdiction d'exercer l'activité professionnelle, amende, etc.] [exemple 2 = les gisements pétroliers : actuellement détenus par les membres d'un cartel, l'OPEP, pb = instabilité de ce cartel, car les Etats vont certes avoir intérêt à limiter les quantités produites afin de faire augmenter les prix, mais dès que les prix augmentent, chacun a intérêt à adopter un comportement de déviation pour augmenter sa part dans le profit collusif, le profit total dégagé par l'action du cartel ; donc à terme, sur-exploitation de la ressource d'autant plus préjudiciable que (1) non-renouvelable et (2) que ce mécanisme ne pousse pas les pays consommateurs à développer des solutions alternatives, puisque la baisse des prix revient régulièrement, désincitant tout effort à développer des énergies renouvelables à grande échelle… ; solution alternative : une propriété publique mondiale visant à fixer des prix élevés, à contrôler efficacement les quotas de production et à investir les surprofits dans le développement de ressources alternatives au pétrole] La privatisation conduit alors à une internalisation des coûts liés à l’accroissement de l’activité d’exploitation (mettre en pâtures un animal supplémentaire) : le propriétaire supporte seul ce coût et si le système est généralisé, il ne peut exploiter les terres des autres propriétaires sans leur accord en cas de destruction de sa propre terre. Enfin, une autre solution envisagée par Hardin est la régulation publique et la mise en place de règles (conditions d’accès et d’usage) assorties de sanction à l’égard des utilisateurs de la ressource commune. Hardin propose donc un régime de propriété qu’elle soit privée, collective ou publique. Pour autant, il n’émet aucun jugement de valeur, ni comparaison normative entre ces 3 formes de propriété. Il plaide juste pour l’institution de droits de propriété pour les ressources initialement « libres ». Dans un autre travail, à mettre en relation avec la logique de l’action collective (Olson, 1967), Hardin préfère la propriété privée ou publique à la propriété collective (coût de l’action collective et risque de collusion). L’efficience du régime de propriété privée : Demsetz (1967) Harold Demsetz (1967, "Toward a theory of property rights", American Economic Review) franchit allègrement le pas en montrant pour sa part que la propriété privée émerge (et doit s'imposer à terme) car elle représente le régime de propriété le plus efficient. L’apparition de nouveaux DP est due aux désirs des agents en interaction (dont les fonctions d’utilité, de production… sont interdépendantes) de s’adapter à de nouvelles possibilités en termes de coûts/bénéfices. L’objectif des DP est d’internaliser les externalités. Ils apparaissent lorsque les gains de l’internalisation sont supérieurs à ses coûts (exclusion et protection des droits) : cette internalisation accrue résulte de variations dans les valeurs économiques 9 provenant du développement de nouvelles technologies ou de nouveaux marchés (changement des prix relatifs) pour lesquels les anciens DP ne sont plus adaptés. En d’autres termes, les DP apparaissent lorsqu’il devient « rentable » pour ceux qui sont affectés par les externalités, d’internaliser les bénéfices et les coûts. Ils sont établis lorsqu’en l’absence initiale de DP, les bénéfices des DP l’emportent significativement sur leurs coûts d’établissement et de maintien. Le principe de base (supposé universel pour Demsetz) est celui de l’optimisation. Si les individus rationnels reçoivent les bénéfices mais doivent pour cela payer les coûts associés à ce comportement (production, consommation), alors ils n’adopteront que les comportements pour lesquels les bénéfices sont supérieurs aux coûts. Il s’agit d’un principe d’efficience qui est respecté dans les conditions idéales de la concurrence pure et parfaite : agents preneurs de prix, information parfaite, mobilité parfaite. Exemples : - la ruée vers l’or en Californie (Umbeck, 1981 : mise en place des DP pour rationaliser l’appareil de production et éviter des conflits permanents autour de l’appropriation du bien d’autrui) ; - l’établissement de DP par les Indiens de la Péninsule du Labrador (Demsetz, 1967 : sans DP sur les terres, la chasse intensive des castors pour leur fourrure aurait réduit à néant la population des castors) ; - la pêche dans les océans, le spectre hertzien… Quelle justification pour la propriété publique ? La propriété publique (étatique) peut être justifiée d'un point de vue de l'analyse économique du droit pour deux raisons : - un défaut de production privée : On retrouve déjà cette justification chez Adam Smith, pour qui l'Etat doit intervenir en dehors de ses fonctions régaliennes (défense des droits de propriété) lorsque la "main invisible" (le marché placé sous le régime du laissez-faire) est défaillante, l'intérêt individuel des producteurs les conduisant à ne pas produire une ressource jugée non rentable, malgré ses bénéfices pour la société (musée, construire des édifices publics où sont logés les services de l'Etat : police, armée, justice…). - la propriété publique est la solution la plus efficace pour corriger les défaillances générées par la propriété privée : Le fait que la production privée de biens collectifs soit sous-optimale ou que la tarification par des entreprises privées en situation de monopole naturel aboutisse à une perte sociale sèche (deadweight loss) ne suffit pas à justifier la mise en place d'un régime de propriété publique. Il faut montrer que les différentes alternatives qui pourraient préserver la propriété privée comme la réglementation (éviter une tarification monopolistique), la subvention publique (le financement public vise alors à assurer un niveau optimal de production), la mise aux enchères de la concession, ou d'autres formes de partenariats privé/public aboutissent à des résultats moindres en terme de bien-être social que la propriété publique. Ces arguments ont plutôt joué en faveur de la privatisation des activités dont les Etats étaient auparavant propriétaires. 10 Pour approfondir : Le processus d'acquisition d'une ressource par l'Etat L'Etat a deux moyens pour acquérir une ressource pour la placer sous le régime de la propriété publique : l'achat des droits de propriété et l'expropriation avec compensation. Dans le premier cas, le montant reçu par les propriétaires privés est déterminé par une négociation, tandis que dans le second cas, la compensation est décidée unilatéralement par l'Etat. Parmi les inconvénients liés à la compensation figurent : - une sous-évaluation très probable du montant versé aux ex-propriétaires dans le cas de l'expropriation étant donné les nécessités d'économies budgétaire ou le risque d'erreurs d'appréciation de la part d'agents publics éloignés du marché (ne disposant pas forcément des connaissances des données du marché). - le risque d'un aléa moral : les propriétaires de ressources susceptibles d'être nationalisées vont surinvestir dans ces ressources (construire une maison sur un terrain par lequel est susceptible d'être construite une voie ferrée) pour pouvoir exiger ou obtenir une compensation supérieure à la valeur économique du terrain avec la maison). Toutefois, le bénéfice d'une expropriation avec compensation est d'éliminer tout risque de stratégie préemptives de la part des propriétaires, dans le cas de propriété commune d'une ressource (plusieurs gros actionnaires) ou de ressources strictement complémentaires (des terrains contigus nécessaires à acquérir pour construire une route) : chaque propriétaire a intérêt alors à ralentir le processus de négociation en cas d'acquisition par achat pour exercer une pression à la hausse sur les prix. Pour approfondir : la théorie du 'public choice' et la propriété publique William Niskanen (Bureaucracy and Representative Government, 1971) développe une théorie des droits de propriété dont certains points reprennent des éléments de l'analyse de la bureaucratie par l'école autrichienne. L'hypothèse de base est que les droits sur une ressource sont altérés dès lors que l'Etat en est propriétaire : la production publique est donc moins efficace que la production privée en terme de productivité. L'explication donnée est que le contrôle sur la production publique et donc le niveau de productivité sont insuffisants dès lors que ce sont des bureaucrates et non des propriétaires privés qui l'exercent et qu'en l'absence de concurrence, la sanction par le marché (les décisions des consommateurs) n'exerce aucune pression sur les bureaucrates. La bureaucratie est un terme synonyme d'administration, comprenant l'ensemble des agents chargés de la mise en œuvre des politiques publiques. Les fonctionnaires apparaissent comme des mandataires des politiciens avec lesquels ils sont liés par des relations de type principalagent. La bureaucratie fonctionne sur un principe de délégation en cascade : elle est constituée d'une succession de relations d'agence entre bureaucrates de niveau x et bureaucrates de niveau x – 1. Comme toute relation d'agence, cette relation est caractérisée par une asymétrie d'information : le bureaucrate a une meilleure connaissance des conditions de production du bien ou service qu'il est chargé de fournir que la tutelle. Il est ainsi potentiellement à même d'exploiter cette asymétrie d'information pour poursuivre ses objectifs. Cette idée est le fondement même de l'analyse économique de la bureaucratie. Elle s'attache à mettre en évidence ce que l'on peut supposer être des comportements bureaucratiques rationnels, dans différents environnements institutionnels, et à rendre ainsi compte des biais qu'ils sont susceptibles d'induire dans la mise en œuvre des politiques publiques. Elle conduit alors à étudier les dispositifs institutionnels permettant de limiter ces biais bureaucratiques. La nécessité d’une analyse en terme d’efficacité comparée 11 Des auteurs néo-institutionnalistes comme Noll (1989), Komesar (1994), Eggertsson (1996) montrent qu’il n’existe pas de régime de propriété systématiquement supérieur à tout autre, mais qu’il convient de mener dans chaque circonstances une évaluation comparative des coûts de production, d’exclusion et de mise en œuvre des DP. Trois cas de figure sont envisagés : - Le régime de propriété privée peut s’avérer plus efficace dans les cas où la gouvernance et la coordination sont relativement coûteuses mais les coûts d’exclusion relativement bas. - La propriété collective (commune ou publique) peut être socialement préférable si les coûts d’exclusion sont élevés et les coûts d’administration/gouvernance relativement faibles. - Enfin, l’open access peut être le plus efficace lorsque les coûts d’exclusion et de gouvernance sont particulièrement élevés (par exemple, en cas d’exclusion technique non praticable) ou la ressource est surabondante, (Coase, 1960, Libecap, 1989). Le principe d’efficience est alors étendu : un régime de propriété est le plus efficace lorsqu’il permet d’atteindre des objectifs collectifs au plus bas coût. En particulier, pour un auteur comme Libecap (1989), les droits de propriété sont des institutions sociales définissant et délimitant l’étendue des privilèges accordés aux individus sur des actifs spécifiques. La valeur économique de ces actifs a donc un rôle prépondérant sur la manière dont sont définis et mis en œuvre les DP. Les DP sont établis, mesurés, attribués et modifiés à travers des contrats qui définissent donc des transactions par lesquelles les DP sont transférés entre les individus sous respect du cadre légal. Donc les contrats sont régis à deux niveaux : - un niveau micro : des agents privés ou des groupes négocient les droits (les arrangements institutionnels = les structures de gouvernance des transactions, Williamson, 1993) - un niveau macro : les agents, les groupes, les politiciens, les administrations, les juges négocient le cadre juridique de base à partir duquel s’établit la structure institutionnelle (l’environnement institutionnel = l’ensemble des règles politiques, sociales et juridiques qui établissent le cadre dans lequel ont lieu la production, l’échange et la répartition des ressources, Davis & North, 1971) A chacun de ces niveaux apparaissent des coûts de transaction, associés à la création, au maintien et à la modification des institutions (les DP) : - au niveau micro, ce sont les coûts liés au processus de contractualisation (identification des partenaires, mesure des droits, coût de négociation et définition du contrat, surveillance ex post de l’exécution du contrat et du respect des clauses contractuelles), - au niveau macro, il s’agit des coûts (politiques, institutionnels) liés au processus de marchandage/négociations institutionnels à travers lequel l’environnement institutionnel évolue (Eggertson, 1990). 1.4. Les conflits liés à l’exercice des DP : l'existence d'externalités Lorsque les individus utilisent leur propriété (exercent les DP qu’ils détiennent sur une ressource), ils peuvent générer des externalités, à savoir des coûts ou des bénéfices sur les autres agents sans que ces variations d’utilité ou de profit ne donnent lieu à des échanges marchands (cf. chapitre introductif). 12 Les externalités constituent une forme majeure de défaillance de marché car l’intérêt des individus agissant librement ne coïncide pas alors avec l’intérêt de la collectivité. Les externalités représentent une défaillance du marché du fait de l’existence d’un écart entre l’utilité individuelle et l’utilité collective et donc, l’internalisation permet d’avoir un marché efficace en faisant supporter l’ensemble des coûts aux agents économiques. Tout le problème est alors de déterminer qui doit supporter ces coûts. Une modification de l'allocation des DP constituent une des solutions permettant d’internaliser une externalité et de favoriser l’allocation optimale des ressources. Dans le cas de la pollution, les pollués peuvent ainsi se voir octroyer le droit de ne pas être pollués et un marché peut alors s’organiser pour négocier et échanger ce droit. Pour autant, cette solution fondée sur les droits de propriété suppose que les coûts de transaction (les coûts liés à la négociation et à l’échange de ces droits) sont négligeables. Ronald Coase (1960, "The problem of social cost") montre alors que si ces droits de propriété sont transférables à un coût négligeable, alors l’attribution initiale de ces DP (doit de polluer ou droit de ne pas être pollué) n’a pas d’impact sur l’efficience. Mais, comme l’envisage Coase dans le même article, l’existence de coûts de transaction significatifs empêche un tel résultat et par conséquent, il n’existe pas d’arrangement institutionnel qui soit systématiquement supérieur à toute autre solution. Il devient alors nécessaire de mener des analyses d’efficacité comparative. Le théorème de Coase et ses différentes interprétations Le débat sur la pollution permet de bien comprendre l’idée de Coase. En effet, plusieurs solutions institutionnelles existent pour faire prendre en compte aux agents le coût social des activités à l’origine de la pollution. Face à Pigou qui suggère de taxer les pollueurs (les forcer à supporter le coût total/social de leur activité, donc à internaliser les externalités qu’ils font subir aux autres, Coase (1960) montre que la préconisation de Pigou ne va pas de soi : il faut prendre en compte non seulement le comportement de l’émetteur de l’externalité mais également celui du récepteur de l’externalité. Ainsi, s’il est moins coûteux pour le récepteur de réduire le montant du dommage créé par le pollueur (déménager vers un autre logement plutôt que de déplacer un aéroport) que pour ce dernier. Le cas d’une rivière polluée est tout à fait illustratif : faut-il que l’usine polluante cesse son activité ou investisse dans un procédé moins polluant ? Ou faut-il que les riverains financent l’usine polluante pour qu’elle cesse son activité ou qu’elle investissement dans un procédé moins polluant ? En fait, il faut non seulement comparer le gain de bien-être des pollués à ne plus l’être au coût lié à la dépollution (augmentation des prix de l’entreprise, perte de compétitivité, licenciements pour préserver ces prix et cette compétitivité…), mais également intégrer les coûts associés à telle ou telle solution institutionnel (coût de négociation et d’arbitrage en cas de solution purement marchande, coût de contrôle et bureaucratiques en cas de réglementation, coût d’organisation du marché en cas de marché de droits à polluer, etc…). La version de George J. Stigler (1966, The Theory of Price) 13 Le problème posé par les externalités est que le fonctionnement naturel du marché n'incite pas les agents à les intégrer dans leur calcul économique. Cela ne signifie pas pour autant que les agents ne puissent pas négocier entre eux pour s'entendre à travers un marchandage sur un certain niveau d'effet externe. L'objectif du travail de Ronald Coase ("The problem of social cost", Journal of Law and Economics, 1960) est de démontrer l'existence d'une solution alternative à la réglementation ou à la taxation. Ces solutions furent préconisée par Arthur Cecil Pigou durant l'Entre-Deux-Guerres dans son ouvrage The Economics of Welfare, 1920) pour corriger les externalités. Sous certaines conditions, l'intervention publique doit se contenter d'attribuer des droits d'usage (droit de polluer ou d'interdire la pollution) et de laisser les agents économiques établir entre eux des arrangements privés organisant l'échange de droits à exercer certaines actions. Pour que ces marchandages puissent avoir lieu, plusieurs conditions doivent être remplies. En premier lieu, il est nécessaire que les droits des agents soient clairement définis. Dans le cas de l'usine qui pollue l'eau d'une rivière, il s'agit de savoir qui détient les droits sur l'eau de la rivière. Appartiennent-ils aux usagers de la rivière, qui ont alors droit à une rivière propre ? Ou appartiennent-ils à l'entreprise, qui dispose alors d'un droit à polluer la rivière ? Si les droits de propriété sont bien définis, alors une situation Pareto-optimale peut résulter de la libre négociation entre les agents concernés par l'effet externe. D'autres conditions doivent être remplies pour obtenir un tel résultat : - la nullité des coûts de transaction : si ces coûts sont positifs (sans être prohibitifs), les agents pourront toujours parvenir à un accord mais, en raison des dépenses faites pour parvenir à cet accord, l'équilibre négocié ne sera pas Pareto-optimal ; - l'information parfaite de chaque agent sur les préférences des autres : chaque agent peut mentir sur ses préférences, chacun ayant intérêt à ne pas révéler ses véritables préférences, et il est alors très improbable que la négociation conduise à l'optimum parétien. Si toutes ces conditions sont remplies, le marchandage entre les agents concernés permet l'internalisation de l'effet externe. Dès lors, l'intervention de l'État n'est plus requise. George Stigler (1966) a pu ainsi énoncer le "théorème de Coase" de la manière suivante : Si les droits de propriété sont complètement définis, si les coûts de transaction sont nuls et si l'information des agents concernés est parfaite, la négociation entre ces agents leur permet d'atteindre une situation Pareto-optimale. En outre, si la distribution des droits de propriété ne génère pas d'effet-revenu, la situation optimale obtenue sera la même, quelle que soit la structure des droits de propriété. Par conséquent, tout conflit d'intérêts portant sur des droits d'usage peut être efficacement résolu à travers une négociation directe entre les agents impliqués et cette possibilité rend alors toute intervention publique inutile. La nullité de l'effet-revenu lié à l'attribution des droits de propriété : supposons que la papeterie possède initialement la rivière. Si ce droit lui est retiré pour être attribué à l'usine de traitement d'eau, cette dernière voit sa situation économique s'améliorer (hausse de son “revenu”, au sens large). Dire que l'effet-revenu est nul, c'est dire que cette modification n'a pas d'effet sur sa disposition marginale à payer pour une pollution moins importante. Dans ces conditions, le marchandage entre les deux firmes aboutira au même résultat (Pareto-optimal) que la papeterie ait le droit de polluer la rivière ou que l'usine de traitement ait droit à une rivière propre. La solution "coasienne" au problème des externalités est une procédure “de 14 marché” d'internalisation des effets externes, ce qui revient à ce qu'un marché de droits à externalité soit créé. Cette procédure dispense l'État d'intervenir, si ce n'est pour veiller au respect des droits de propriété. Une conséquence essentielle de cette version du "théorème de Coase" est que le droit est économiquement neutre. Selon Stigler (La théorie des prix, trad. française, 1972), "Les lois font souvent la preuve de leur peu d'importance (…) L'attribution de la responsabilité pour dommage peut être passée sous silence". Ainsi l'attribution initiale de la responsabilité pour dommage n'affecte pas l'optimum sous les conditions restrictives énumérées plus haut. Nous allons illustrer cette idée à travers un exemple chiffrée, puis nous montrerons que cette interprétation proposé par Stigler présente certaines limites importantes : d'une part, une limite de la possibilité d'une internalisation des externalités sans intervention publique et, d'autre part, des limites liées aux conditions de validité du théorème de Coase (information parfaite des agents sur les préférences des autres et nullité des coûts de transaction). Un exemple chiffré : le droit de faire du bruit Paul et Jacques sont voisins et évaluent chacun leur maison à 1200 et 1000 euros par mois. Supposons que Jacques loue son garage le week-end à un groupe de rock pour un bénéfice de 500 euros par mois. Or, Paul ne supporte pas cette musique et le bruit généré. Il estime le préjudice subi à 200 euros par mois. On peut représenter cette situation avec le tableau suivant. sans musique avec musique Paul 1200 1000 Jacques 1000 1500 bien-être total 2200 2500 externalité négative : impose un coût de 200 Jacques Paul externalité négative : supprime un bénéfice de 500 euros si impose le silence Paul porte plainte. Par conséquent, le juge doit décider : - si Jacques a le droit d'imposer des nuisances à Paul - si Paul a le droit d'empêcher Jacques de louer son garage afin de faire cesser la nuisance Le "théorème de Coase" version Stigler nous dit que si les coûts de transaction sont nuls, alors la définition des droits et leur attribution n'importent pas sur le résultat final. 15 On le montre facilement en envisageant les 2 cas de figure : 1er cas : Jacques gagne le procès Paul ne peut acheter l'abstention de Jacques car le prix maximum que Paul est prêt à débourser pour que Jacques cesse de louer son garage à un groupe rock est équivalent au coût de la nuisance (200 euros). Or, cette compensation est insuffisante pour Jacques car ce dernier en acceptant perdrait 500 - 200, soit 300 euros par mois. Il faudrait que Paul lui verse au moins 500 euros. Conséquence : le garage est loué et la nuisance supportée par Paul se poursuit. Le bilan est le suivant : Paul bénéficie de 1200 - 200 = 1000 euros liés à l'usage de sa maison Jacques bénéficie pour sa part de 1000 + 500 euros = 1500 euros Soit une valeur totale de 2500 euros, qui augmente de 300 (500-200) par rapport à la situation initiale. 2ème cas : le juge donne raison à Paul - Jacques doit alors acheter le consentement de Paul pour pouvoir louer son garage au groupe de rock. Il lui faut payer au minimum 200 euros pour compenser Paul. La fourchette de la compensation est alors comprise entre 200 et 500 euros. Bilan : - la musique est jouée - selon la négociation on obtient les résultats suivants : Jacques paie à Paul bénéfice de Jacques 200 1500-200=1300 300 1500-300=1200 400 1500-400=1100 500 1500-500=1000 bénéfice de Paul Valeur totale 1000+200=1200 1000+300=1300 1000+400=1400 1000+500=1500 2500 2500 2500 2500 Quel que soit la compensation versée par Jacques à Paul, la situation des deux individus s'améliore (+300 euros par mois). Dans tous les cas de figure, la musique est jouée et la valeur totale est maximisée (2500 au lieu de 2200 initialement). Toutefois, dans le deuxième cas, il est supposé que la négociation entre Paul et Jean se fait à coût nul. Cette interprétation proposé par Stigler présente néanmoins certaines limites : d'une part, une limite de la possibilité d'une internalisation des externalités sans intervention publique et, d'autre part, des limites liées aux conditions de validité du théorème de Coase (information parfaite des agents sur les préférences des autres et nullité des coûts de transaction). Que se passe-t-il si les coûts de transaction sont positifs ? Supposons par exemple qu'il est nécessaire de faire appel à un avocat. Un arrangement purement privé devient difficile et la décision du juge devient importante : - s'il attribue le droit à Paul, la négociation n'a pas lieu et la valeur totale est de 2200 euros (elle n'est pas maximisée). 16 - s'il attribue le droit à Jacques, l'attribution es efficiente car la valeur totale est maximisée (le droit revient à celui qui le valorise le plus) : 1500 (Jean) + 1000 (Paul) = 2500 Une interprétation alternative : celle de Ronald Coase ! Une interprétation alternative suppose l'existence de coûts de transaction positifs. Certes, les agents peuvent avoir un gain à la négociation directe. Toutefois, cette négociation peut elle-même représenter des coûts liés à l'identification du partenaire, l'établissement d'un contrat, son suivi et le cas échéant sa renégociation. Bref, ce que l'on appelle communément en économie des coûts de transaction. Le droit cesse alors d'être neutre et vise à minimiser ces coûts de transaction en mettant en place un ensemble de dispositions légales générales comme la force obligatoire du contrat, la mise en place de médiateurs, etc. Pour approfondir : Kirat : pp.58-69 Medema & Zerbe, "The Coase Theorem", in Encyclopedia of L&E La question des "property rights" Revenons un instant sur la théorie des droits de propriété et l'approche "à la Stigler" (affirmation de la neutralité du droit en matière économique). La citation de Stigler donnée plus haut montre une confusion entre droits de propriété et responsabilité pour dommage. Les agents négocient directement entre eux ces droits de propriété et nul n'est besoin d'une intervention publique ou juridique. Or, la définition des "property rights" soulève un problème important. Les "droits de propriété" peuvent être définis comme des droits subjectifs, socialement reconnus, portant sur la jouissance d'une ressource, et non comme l'appropriation privée (privative) de cette ressource (renvoyant alors à la notion d'ownership). Les individus peuvent disposer d'un droit à bénéficier d'une rivière propre ou d'un air pur, mais ne sont pas propriétaire de ces ressources. La traduction de ces deux notions "property" et "ownership" par la même expression "droits de propriété" peut alors être source de confusion. Ainsi la théorie traditionnelle des droits de propriété considère que des droits de propriété clairement définis, exclusifs et librement transférables sont garants d'une allocation efficace des ressources et permet de se passer de l'intervention publique ou du juge en lui substituant des procédures de négociations purement marchandes. Or, une telle conception est problématique à double titre : - Il semble difficile de faire abstraction d'une autorité (institution publique ou privée) qui intervienne dans la définition et l'attribution de ces droits à exercer une action, ne serait-ce que pour vérifier leur conformité à l'ordre public, aux bonnes mœurs, etc… ou pour sanctionner ultimement un agent qui manquerait par la suite à ces engagements en abusant de son pouvoir économique par exemple - Plus fondamentalement, les solutions coasiennes mettent en œuvre des règles relevant de la responsabilité civile et non de la propriété : les actions en matière de responsabilité se 17 résolvent par la réparation d'un préjudice, tandis que les actions en matière de propriété se règlent selon le mode de l'injonction : la victime peut bénéficier de l'octroi par un tribunal compétent d'une injonction adressée à l'auteur du préjudice à cesser son activités responsable du dommage causé à la victime. Ici, rien n'oblige ce dernier à céder son titre injonctif à l'auteur du préjudice. Aller plus loin : La protection des droits de propriété Comment rendre effectif un droit de propriété ? En effet, posséder un droit d'usage exclusif sur une voiture ne représentera que peu de valeur à son détenteur si n'importe quelle autre personne peut se l'approprier au moindre coût. Une partie de l'activité économique consiste alors à produire des solutions privées ou publiques pour protéger les biens (non libres) contre les tentatives de vol. A premier niveau, l'individu va mettre en place des dispositifs visant à protéger ses ressources contre les tentatives d'appropriation des autres : serrures, coffres, enceintes, alarmes, recours à des sociétés de gardiennage et de télésurveillance, détention d'armes, mise en place de services collectifs de protection tels que les condominiums, etc. Le propriétaire sera néanmoins confronté à un dilemme : d'une part, il sera incité à consacrer d'autant plus d'effort et de ressources dans la protection de ses biens que ces derniers représenteront une valeur marchande (ou non marchande) pour lui. D'autre part, plus il se consacre de ressource à la protection de ses biens - en supposant que les moyens de protection utilisés soient visibles ou que les voleurs puissent en être facilement informés -, plus le propriétaire risque d'inciter d'autres individus à tenter de voler ses biens. En effet, ces derniers feront le même raisonnement et le degré de protection jouera comme un signal permettant de déduire la valeur des droits de propriété protégés. A un second niveau, l'individu recourt aux services de l'Etat (qui, rappelons-le monopolise l'usage de la violence) : sanctions et administrations (police, tribunaux, prisons) en charge de la surveillance, l'arrestation, de la définition et de l'application des sanctions à l'encontre des individus violant des droits de propriété. La loi prévoit ainsi des sanctions contraignant le contrevenant à restituer les ressources au propriétaire légitime (celui qui peut prouver l'authenticité de ses droits de propriété) et lui infligeant une punition combinant des amendes à des peines d'emprisonnement. Deux objectifs sous-jacents à ces sanctions : compenser la victime (réparation du préjudice causé par le vol) et punir le coupable (voire dissuader les actes illégaux similaires). Nous reviendrons sur les objectifs et l'efficacité des sanctions dans le chapitre portant sur l'économie du crime. Section 2 : Le renforcement du droit d'auteur face au numérique (étude de cas) (partie du cours supprimée pour l'année 2008-2009) L'étudiant(e) intéressé(e) par ces questions pourra consulter mes travaux et mes tribunes sur ce thème figurant sur ma page de chercheur à l'adresse : fabrice.rochelandet.free.fr 18