Du «Rock`n`roll» à «Lucy in the sky»
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Du «Rock`n`roll» à «Lucy in the sky»
Du «Rock’n’roll» à «Lucy in the sky» V DANSE CONTEMPORAINE Quand le chorégraphe suisse Philippe Saire revisite sa jeunesse, les danseurs voguent dans une multiplicité d’états physiques. Vrai succès public, «Utopia Mia» est un voyage débordant de vitalité. A voir bientôt à Delémont, à l’enseigne d’Evidanse, au Forum Saint-Georges S ur la scène d’Utopia Mia, le spectacle de danse contemporaine de la compagnie lausannoise de Philippe Saire, que les Jurassiens pourront bientôt voir à Delémont, tout commence par un tableau humain immobile composé de trois danseurs et deux danseuses. Puis d’infimes mouvements des hanches s’accordent doucement aux vaguelettes noires et blanches d’une image liquide mouvante projetée au fond de la scène. Nous serions donc en Utopie, ce «pays imaginaire idéal où règne», selon le dictionnaire, «un peuple heureux». De leur plan penché et silencieux – glissant comme une rampe de lancement et offert aux spectateurs, tel une corbeille emplie de fruits humains – les artistes naissants s’échappent, solitaires ou ensemble, afin de vivre et danser plein pot. A droite, par terre, un tas d’habits est à disposition, que chacun et chacune enfilent ou désenfilent, avant de se lancer dans la danse et d’en sortir, selon un rythme incessant. L’ère de «White Rabbit» Lorsqu’elle entre réellement en mouvement, l’écriture gestuelle vive, haletante, des danseurs en sueur, débute par une étourdissante et solitaire ronde rock, doigt pointé. Dès lors, on comprendra que les ères successives s’écriront avec un trait de lumière affichiste sur le précité plan incliné, qui semble faire figure de portée musicale où les individus de la troupe se plaquent et s’agitent, tels les notes et les Dans l’ère de «Lucy in the Sky», le groupe ne parvient pas à retenir la danseuse qui s’échappe vers d’autres mondes. clés essentielles d’un pot-pourri sonore et révolutionnant. A l’ère du ROCK, succédera celle du WHITE RABBIT, cette célèbre chanson du groupe de rock psychédélique Jefferson Airplane sur leur album Surrealistic Pillow. Puis ce sera celles des HEROES, où mots et tribunes à discours tremblent et s’époumonent sur la rampe concrète du rêve militant. Jimmy, Iggy, Che, Mao… Le spectacle de Philippe Saire s’inspire de son propre passage à l’âge adulte. S’inscrira ensuite… N’ROLL sur fond de fumées envoûtantes, de hippies amoureux, libres et emmêlés, de multiplication de robes à fleurs et de bébés sur l’herbe, dans un boxon insouciant avec petits effets ludiques et comiques… Jusqu’à la vague fatale de LUCY IN THE SKY (celle des Beatles) où une danseuse, envoûtée par le chant de la sirène noire, se dé- fera du groupe pour s’abîmer dans les fonds irréversibles… JIMMY, IGGY, CHE, MAO, KARL… Tous s’inscrivent en lettres de lumière, dans le flot intrépide et précipité des temps idéaux, musicaux, contestataires, entre autres mouvances qui consument les êtres vivants. Au final, flottant au vent, noirs et blancs tels de la soie de cendre, les corps nus des danseurs – comme photographiés sur une fresque où l’ombre de leurs courbes et de leurs creux s’impriment en clair-obscur – ramènent les spectateurs à la seule vision du mystérieux ressac qui emporte les humains dans la passion et le néant, avec la même formidable énergie. Philippe Saire: «Revisiter mes élans…» A propos de son spectacle, Philippe Saire raconte en substance: «Mon passage à l’âge adulte a baigné dans ces années 1970 qui ont prolongé mai 1968, Woodstock, le Flower Power. J’étais non-violent, contre la société de consommation, je croyais qu’on pouvait changer le monde en s’y mettant tous ensemble, je croyais sérieusement à tout ça. Le récent mouvement des Indignados m’a donné envie de questionner nos utopies, de revisiter mes élans et aspirations (…) et de chercher comment un spectacle de danse pouvait traduire tout cela.» Il résulte de cette recherche un travail très personnel du chorégraphe, qui cite aussi par ailleurs cette Utopie de Thomas Moore, retranchée sur une île: «J’ai choisi de faire baigner la nôtre de flots et de flux musicaux, comme les années 1970 l’ont été par la musique contestataire. Une musique qui nous emporte, nous soulève, PHOTOS © PHILIPPE WEISSBRODT et nous redépose. Qui à la fois réveille et autorise l’oubli.» PASCALE STOCKER