De quel progrès la ville intelligente se réclame-t-elle
Transcription
De quel progrès la ville intelligente se réclame-t-elle
PÔLE DE RECHERCHE URBAINE DES PAYS DE LA LOIRE « De quel progrès la ville intelligente se réclame-t-elle ? Rôle et impact des technologies dans la ville de demain » Synthèse de la rencontre du Pôle de Recherche Urbaine des Pays de la Loire du 15 décembre 2014 Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 Ville intelligente : de l’émergence du concept aux enjeux pour la ville de demain Jean Danielou philosophe, chercheur associé au PUCA Jean Danielou débute son intervention en s’interrogeant sur la signification de l’expression « ville intelligente ». Il précise que dans une première acception, la ville intelligente renvoie à l’intégration des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la ville : il s’agit alors là d’une question technique. Mais, l’expression ville intelligente s’insère également dans de nombreux discours portés par les industriels, des think-tank... Que disent ces discours et ces récits ? Généralement, ces récits font le constat que les villes actuelles sont sous pression, ne serait-ce que parce qu’elles accueillent une proportion croissante de la population mondiale (de l’ordre de 70 % en 2060). De ce fait, les villes concentrent une part importante des problèmes et dysfonctionnements de la planète, au premier rang desquels figurent les problèmes écologiques ; elles constituent aussi des endroits où l’on est condamné à trouver des solutions. Dans ce contexte, les « villes intelligentes » sont présentées comme permettant de répondre – au moins en partie – aux défis écologiques, économiques, démographiques ou encore démocratiques (dans la mesure où elles permettent une meilleure relation entre gouvernants et gouvernés) : elles offrent en effet un ensemble de solutions techniques à des problèmes désastreux et permettant d’engager les villes vers un futur plus souhaitable (c’est une perspective fonctionnaliste). Jean Danielou cite alors l’exemple du programme IBM « Intelligent water » consacré à la problématique de l’eau et de sa gestion. IBM propose ainsi d’adjoindre une couche numérique aux réseaux d’eau existants, afin d’en faciliter la gestion en temps réel, mais aussi de détecter et traiter les dysfonctionnements éventuels. L’offre d’IBM se propose alors de traiter différents aspects, liés à la sécurité, au transport, à la santé... Jean Danielou poursuit en soulignant que la ville intelligente renvoie souvent à des formes rêvées de la ville de demain. Il cite l’exemple de Masdar City, ville créée ex-nihilo, et disposant de dispositifs intelligents d’optimisation et de gestion. D’autres exemples peuvent être évoqués, comme le quartier Songo en Corée du Sud, ou le projet PlanIT Valley au Portugal. Dans tous ces exemples, la ville intelligente se présente comme la ville du futur, qui, par intégration des TIC sera une ville durable. La ville intelligente se présente donc comme la solution « naturelle » aux problèmes urbains, et les conditions techniques de sa réalisation apparaissent comme autant d’outils mis librement à la disposition des décideurs. Pour Jean Danielou, il convient toutefois de s’interroger sur les acteurs qui promeuvent la ville intelligente ainsi que sur la nature des outils proposés. Concernant les acteurs, Jean Danielou précise que le concept de ville intelligente provient du monde des industriels des TIC qui, jusqu’à peu, n’avaient aucune expérience de l’action ni de la gestion urbaine (Siemens, Cisco...). Au-delà de l’informatisation complète des systèmes urbains proposée, l’arrivée de ces industriels des TIC dans la fabrique de la ville constitue selon lui une évolution importante. Il est à noter par ailleurs que ces acteurs issus du monde des TIC ne se limitent pas à investir les seuls champs de l’énergie ou de la communication : ils se positionnent en effet plutôt en tant qu’intégrateurs des différentes solutions proposées par les industriels classiques de la gestion urbaine. Jean Danielou poursuit en précisant qu’il peut être utile, pour caractériser la « ville intelligente », de partir des présupposés techniques de la notion d’intelligence et non des problématiques urbaines. Dans cette optique, la notion « d’intelligence » fait d’abord référence aux notions d’informatique ubiquitaire et d’intelligence ambiante. L’informatique ubiquitaire correspond au dernier des 3 âges de l’informatique. Le premier, l’âge du « mainframe » est celui dans lequel l’ordinateur est un objet coûteux et séparé de l’environnement quotidien, qui ne peut être utilisé que par des experts. Le second, l’âge du « personal computeur », marque l’entrée de l’ordinateur dans les espaces professionnels et privés et correspond à un usage démocratisé de l’informatique. Le troisième enfin, celui de l’informatique ubiquitaire se traduit par l’intégration de l’informatique dans l’ensemble des objets quotidiens, au point de devenir invisible et insensible pour ses utilisateurs. Les ordinateurs sont capables de se connecter entre eux, et de s’adapter à leur environnement. Ubiquitaire signifie donc ici que les utilisateurs, où qu’ils soient, peuvent interagir avec un ou des dispositifs informatiques interconnectés à d’autres. L’arrivée dans l’ère de l’informatique ubiquitaire a débouché sur le développement de travaux et programmes autour de l’informatisation de l’environnement et sur « l’intelligence ambiante » (où l’informatique sert avant tout d’interface entre objets et individus et entre individus). Pour Jean Danielou, il est important de resituer le concept de « ville intelligente » dans cette évolution de l’informatique, car pour lui, dans l’expression « ville intelligente », le terme principal est « intelligence » (et non pas « ville »). La « ville intelligente » renvoie donc à Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 2 la création d’un nouvel environnement, dans lequel les nouvelles technologies se déploient partout à l’échelle de la ville, en offrant de nouvelles fonctionnalités. des services urbains. L’interconnexion des systèmes et services rend en effet possible un dysfonctionnement global des services urbains. Quels enjeux cela soulève-t-il pour la ville ? Le premier enjeu est celui de la maîtrise des données produites par la ville intelligente. En effet, les TIC produisent un nombre considérable de données, et cela pose un certain nombre de questions importantes : ces données sont essentiellement produites par des entreprises privées : comment la puissance publique s’en empare ? qui traite et gère ces données ? qui les utilise ? Jean Danielou indique par exemple que les données produites par la ville intelligente relèvent d’un modèle top-down dans la mesure où si les citoyens contribuent dorénavant à la production directe de données, leur gestion reste du ressort des « experts ». Enfin, la question se pose du rôle du citoyen par rapport aux données. Il est dores et déjà producteur, mais peut-il et dans quelles conditions être également un utilisateur des données produites ? Sur ce registre, la ville intelligente propose des technologies qui se revendiquent orientées vers l’usager, c’est-à-dire à même d’augmenter sa rationalité (quel mode de transport est le plus adapté pour un déplacement dans des conditions données par exemple ?). Cela pose toutefois la question du risque de « profilage » des usagers dans le but de leur fournir les informations adéquates. La ville intelligente se transformerait alors en réseau de captage généralisé d’informations sur les individus, au sein duquel le « don » de données individuelles serait récompensé par la fourniture d’un service gratuit. Pour Jean Danielou, il y a là toutefois un risque à ne pas occulter, celui du basculement vers une surveillance généralisée. Il conclut alors en soulignant l’idée de dédoublement numérique à l’œuvre dans la ville intelligente, avec d’un côté la ville vécue et de l’autre la ville captée et s’interroge finalement sur la vie dans cette ville où il n’y aurait plus de hasard ni d’oubli (dans la mesure où chacun produirait des traces en permanence). Pour Jean Danielou, les collectivités et la puissance publique de manière plus générale, ne sont pas toujours bien armées pour se saisir de ces questions et apprécier les réponses qui leur sont apportées. Pour lui, il est donc capital que les acteurs publics considèrent les données en tant que ressources et bâtissent des politiques pour les gérer. Un second enjeu majeur est celui du risque systémique que fait courir l’intégration et l’informatisation complète Quelles sont les épreuves numériques que les territoires doivent relever pour devenir intelligents ? Philippe Vidal maître de conférences en géographie et aménagement, Directeur adjoint du laboratoire IDESS – Le havre, UMR 6266, Université du Havre Philippe Vidal commence par préciser qu’il travaille sur l’insertion des TIC dans les territoires depuis un certain nombre d’années, et ce sur des terrains variés, en Europe, Afrique et Asie. Il s’intéresse plus particulièrement aux raisons de l’inégale répartition et appropriation des TIC dans les territoires (ce qui pousse à réinterroger « l’intelligence des territoires » et leur « grandeur numérique »), aux dynamiques territoriales créées par les TIC (sous les angles de l’action publique et des usages), ainsi qu’aux valeurs données aux territoires par les TIC ; sur ce dernier point, il précise d’emblée que pour lui, un territoire intelligent est un territoire qui tire parti collectivement de l’innovation numérique. Philippe Vidal fait ensuite état d’un triple constat : - celui de l’imprécision qui pèse souvent sur les objectifs du déploiement des TIC au sein des territoires : est-ce que les objectifs sont clairement annoncés et pensés par les acteurs publics locaux ? - celui de la faible compréhension des conséquences territoriales liées à l’usage des TIC ; - celui enfin du manque de coordination et de mise en cohérence des initiatives sur les territoires ; pour lui, les initiatives sont souvent autonomes les unes des autres, et parfois même dissymétriques. Cette complexité du monde numérique induit chez les acteurs publics un sentiment de faible maîtrise, y compris quand ils sont prescripteurs de politiques numériques perçues comme ambitieuses. Philippe Vidal indique par ailleurs que le nombre d’internautes ne cesse d’augmenter, et que les usages eux-mêmes sont de plus en plus sophistiqués et « intelligents ». On observe globalement une grande capacité d’appropriation individuelle des TIC, même si cette appropriation n’est pas homogène, ce qui n’est pas sans créer des processus d’exclusion. Il y a donc selon Philippe Vidal un réel défaut d’appropriation collective de ces nouvelles technologies. Par ces niveaux très inégaux d’appropriation, le numérique crée de la différentiation territoriale et des inégalités supplémentaires, alors même que les TIC ont plutôt été introduites et présentées en Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 3 France dans une optique d’unité, de solidarité territoriale et de mieux «vivre ensemble». Tout cela génère de très nombreuses incertitudes pour les acteurs publics. Or, pour lui, tous les usages numériques, y compris les plus dématérialisés ont des conséquences territoriales. Philippe Vidal illustre son propos en citant l’exemple des Drive qui se sont développés dans différents territoires depuis 2010. Les Drive de la grande distribution « enlèvent » selon lui de la valeur collective aux territoires, ne serait-ce que par ce qu’ils ne sont pas soumis à la taxe sur le commerce (même si les usages qu’ils permettent apportent une satisfaction immédiate aux ménages et entreprises). À l’inverse, les Drive « fermiers » (pourtant plus contraignants pour les usagers) apportent une plusvalue territoriale dans la mesure où ils s’appuient sur des filières courtes et créent du bien collectif. Ces deux exemples illustrent parfaitement le fait que les usages des TIC engendrent des processus de déconnexion (drive de la grande distribution), mais aussi de reconnexion (drive « fermiers ») des populations à leur territoire. Cela lui permet de définir les « usages numériques de territoire » comme ceux qui produisent du bien collectif. L’internet communautaire, l’internet public, et même l’internet industriel produisent du bien collectif. C’est de cette manière que doit s’opérer la séparation entre « usages numériques de territoires » et « usages numériques spatialisés » à très faible ancrage territorial (entre dominante « marché » et dominante « réseaux »). Philippe Vidal revient alors sur sa définition d’un « territoire intelligent », à savoir un territoire où coexistent de nombreux « usages numériques de territoire ». Le défi est donc pour lui de faire le tri parmi les usages et les promesses de la société de l’information. Pour Philippe Vidal en effet, la société de l’information, qui s’affirme quotidiennement en tant que nouvelle ligne d’horizon, soulève autant d’espérances que d’incertitudes. Au titre des espérances, il cite les villes et territoires intelligents, la transparence démocratique, la sécurité des territoires, l’accès facilité à la culture et à l’éducation, l’intelligence collective. Au titre des inquiétudes peuvent être évoquées : la fracture numérique (laquelle se creuse), la perte de la vie privée, la volatilité des emplois, la déshumanisation de la société... Tout cela questionne les acteurs publics sur trois aspects (en dépit des discours spéculatifs et parfois convenus) : - sur les modalités d’adhésion des populations à la proposition numérique que feront les élus, - sur la qualité de la réponse numérique à apporter aux problèmes locaux et sur son ordre de grandeur, - sur l’efficacité des TIC, c’est-à-dire sur la promesse numérique d’amélioration du bien-être territorial. Philippe Vidal expose alors l’exemple coréen, où les villes connaissent un essor sans commune mesure avec l’évolution française. Là-bas, le concept de smart-city est perçu comme un horizon à atteindre, fondé sur l’espoir d’un mieux «vivre ensemble». La réponse apportée réside dans le développement du quartier Songo et de U-cities, dont les résultats sont cependant encore mitigés aujourd’hui, notamment en termes d’adhésion concrète des populations à ce modèle urbain d’une ville sinon intelligente, en tous cas automatique. Mais la transposition de ces initiatives en France n’est pas si simple. Philippe Vidal explique que le recours au cadre théorique des « conventions » peut aider à réduire les incertitudes autour du développement de politiques locales en matière de TIC. Il commence par préciser que le succès d’une « convention » passe par l’adhésion volontaire. En ce sens, une convention (se serrer la main, se faire la bise pour se dire bonjour...), n’est pas une règle imposée ; au contraire, elle rassemble autour de valeurs partagées. Une convention a également besoin d’être outillée et équipée, et elle doit pouvoir être contestée à tout moment. Enfin, elle est considérablement renforcée par l’adhésion populaire : une convention doit donc passer des épreuves de reconnaissance, et des épreuves d’adhésion. Pour Philippe Vidal, reprenant les auteurs conventionnalistes, une convention renvoie à un « monde commun » par adhésion volontaire à ce monde. En ce sens, une convention permet de réduire les incertitudes, et c’est en cela que ce principe peut être appliqué à Internet et aux TIC. Il indique cependant qu’il existe deux types de conventions : les conventions de « coordination », qui constituent l’étage inférieur des conventions et qui sont avant tout avantageuses pour les individus, et les conventions « constitutives », qui constituent l’étage supérieur des conventions, et qui sont fondées sur des valeurs communes, sur des principes collectifs de ce qui est « bien » et « juste ». Le territoire est traversé par une série de conventions, dont le développement durable est sans doute avec le numérique, une de celles qui suscitent le plus l’adhésion. Dans le domaine des TIC et de l’Internet, les sites et services numériques tels que les Drive de la grande distribution, ebay, uber, airbnb relèvent selon Philippe Vidal des conventions de coordination, alors que les sites, plate-formes et initiatives telles que Blablacar (co-voiturage), La FrenchTech (réseau des acteurs du numérique en France), LiberTIC (promotion de l’e-démocratie et de l’ouverture des données publiques...) relèvent de conventions constitutives, car elles reposent sur une volonté commune de réunir les mondes civiques, domestiques, marchands et industriels. Philippe Vidal rappelle ensuite que toutes les conventions ont des répercussions territoriales, et interviennent concrètement dans les processus de transformation des sociétés, locales ou nationales. Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 4 Puis, il précise que le monde numérique a créé son propre espace de régulation de validation ou d’invalidation des initiatives et démarches numériques : cela constitue autant « d’épreuves numériques » plus ou moins évidentes à identifier, qui permettent cependant de créer des espaces de légitimité pour les acteurs. Deux familles d’épreuves ou de systèmes de régulation peuvent être identifiées : -celles qui relèvent de la régulation traditionnelle, en provenance de systèmes installés : ce sont par exemple les politiques de labellisation (labels « cybercommune », « villes internet », « territoires innovants »...) ; - celles qui relèvent plutôt d’une logique d’autorégulation en provenance d’acteurs moins installés et qui repose sur l’évaluation de l’utilité du service par l’usager ou des associations, souvent au cœur de l’innovation numérique (tripadvisor, liberTIC, geocaching.com, couchsurfing...). Philippe Vidal précise ensuite qu’il est important pour les territoires de passer ces épreuves numériques, car elles permettent d’établir la fabrication de l’accord sur la qualité et la pertinence de l’action mise en œuvre. Ces épreuves sont à la fois des épreuves de reconnaissance (permettent de reconnaître la valeur concrète de l’initiative et donc de justifier la demande de financement), et des épreuves d’adhésion (adhésion aux valeurs portées par l’action, à ses règles, à son fonctionnement). D’autre part, le passage de ces épreuves permet de se délester des « passagers clandestins », c’est-àdire ceux qui profitent du système sans s’acquitter de leurs obligations envers lui. En matière d’Internet, il indique qu’il s’agit plus particulièrement des individus, associations ou entreprises qui profitent ou détournent des dynamiques a priori collaboratives (CouchSurfing, Blablacar...) pour des raisons financières sans contribuer (au travers des taxes dont ils sont exonérés par exemple : airbnb, Uber...). Philippe Vidal expose alors plus précisément ce que sont les épreuves numériques de territoire : -l’épreuve infrastructurelle : elle consiste surtout à vaincre la fracture numérique (par des lieux d’accès collectifs, par la montée en débit, par la 3G / 4G...) ; le risque auquel elle est soumise est surtout celui de l’enlisement ; - l’épreuve de la formation aux outils : il s’agit d’une épreuve d’entrée dans le numérique. Elle est souvent réussie par les acteurs publics, même si les acteurs gagneraient à parler davantage « d’usages innovants » plutôt que « d’usagers et d’équipements innovants » ; - l’épreuve de la donnée, qui est notamment l’épreuve de la maîtrise de la trace numérique. Celle-ci est généralement faiblement pensée par les acteurs alors qu’elle pourra soulever à terme des enjeux de représentation ou de e-réputation pour les territoires ; -l’épreuve économique : Philippe Vidal explique ici qu’en Corée, le numérique est au cœur de l’économie et de la société, alors qu’en France, le numérique reste encore en « périphérie » ; -l’épreuve communautaire, qui consiste avant tout à sortir de la virtualité des réseaux sociaux, le défi pour les territoires et acteurs publics étant de ne pas apparaître comme des institutions qui fixeraient et stériliseraient l’innovation ; -l’épreuve de d’Internet marchand, qui consiste à satisfaire le client connecté et renvoie à l’objectif, pour les acteurs locaux, de favoriser l’éclosion du e-commerce de proximité. Ville intelligente : entre promesses et controverses d’un nouveau modèle de société Francis Jauréguiberry sociologue, Directeur du SET, UMR CNRS – UPPA, Institut Claude Laugénie, Université de Pau Francis Jauréguiberry situe son propos sur les usagers et sur l’expérience que nous avons tous des TIC. Il précise que nous sommes en train d’entrer dans un monde où la réalité « parle » avec des puces, avec la géolocalisation... Nous sommes maintenant en capacité d’avoir en temps réel un nombre croissant d’informations pratiques pour nos activités citadines. Cela traduit une forme de mélange des couches informationnelles et physiques, à l’origine d’un monde hybride. Il indique par ailleurs que la notion d’expérience est un concept pertinent pour parler de la ville intelligente, car il permet de saisir deux dimensions : la façon de percevoir et de recevoir notre environnement d’une part, et ce que l’on en fait (le reproduire, le changer) d’autre part. Francis Jauréguiberry se pose ensuite la question de savoir à quels types d’expériences la ville intelligente nous confronte. Il indique que pour l’instant, les logiques utilitaires et instrumentales l’emportent, puisque les principaux terrains d’application de la ville intelligente relèvent de la gestion de l’énergie, des flux de circulation et de l’optimisation de notre temps. Cela l’amène à questionner l’usage répandu du terme de « réalité augmentée » : en quoi les technologies et le numérique augmentent-ils la réalité ? De quoi la réalité est-elle augmentée ? Il indique que pour lui, les TIC consistent surtout à produire une réalité « sous-titrée », en apportant des connaissances sur cette réalité plus qu’en l’augmentant. Ce qui est augmenté, c’est l’efficacité de chacun en termes d’économie de temps et de stress. Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 5 Par ailleurs, il souligne que l’optimisation offerte par la ville intelligente est à l’origine d’un certain nombre de débats. Notamment, est-ce que le fait d’avoir un rapport très utilitariste à la ville ne risque pas de produire une ville avant tout fonctionnelle, à consommer au mieux, avec un risque de « chosification » de l’environnement, lequel est quantifié, planifié, optimisé ; d’autre part, quelle place cela peut-il encore laisser pour le spontané, l’imprévu, l’instantané ? Cela n’est-il finalement pas contradictoire avec l’idée même de ville, laquelle permet justement de se mettre face à l’imprévu, à l’étonnement ? Pour Francis Jauréguiberry, notre rapport à la ville devient sans doute plus efficace, utile et rentable, mais l’espace d’improvisation urbaine s’en trouve réduit. Dans quelques années, y aura-t-il encore des lieux et des endroits dont on pourra faire l’expérience à partir de nos seuls sens, de notre propre intériorité et de façon non assistée ? Sera-til encore possible de flâner, de s’arrêter, de se perdre et même de prendre la direction d’un embouteillage sans paraître pour cela décalé, voire incivique ? Francis Jauréguiberry nuance ensuite son propos, en indiquant que les technologies ne servent pas qu’à instrumenter le monde. Les photos par exemple, permettent de fixer des émotions, et offrent la possibilité de mettre en relation des lieux et des habitants (ce qui permet de nouvelle formes de connaissance et de participation). Mais force est de constater que la logique instrumentale l’emporte souvent au détriment de la logique sensible ou émotive. Il y a donc là un enjeu d’équilibre à trouver dans l’usage que l’on fait des technologies, entre ce qui relève de l’utile et du rentable, et ce qui relève du sensible et du subjectif. seulement un ensemble de services, mais aussi et parfois surtout une ambiance, une atmosphère, des lieux d’improvisation où le lien social doit se donner à voir et à expérimenter en dehors de toute planification. Il précise alors que les technologies ne doivent pas être intrusives au point que l’on ne puisse plus rien faire sans ou que rien ne puisse se passer en dehors d’elles. Mais surtout, suivant le constat d’hybridité, qu’elles doivent composer avec les lieux, leurs singularités, leurs originalités et leurs personnalités avec à chaque fois cette question : qu’est-ce que ces technologies permettent et facilitent en terme utilitaire, mais aussi qu’est-ce qu’elles risquent de faire perdre en termes de sensibilité, d’originalité et de subjectivité partagées ? Francis Jauréguiberry revient alors sur les propos de Philippe Vidal sur les conventions. Il souligne que des choses se mettent souvent en place sans que les acteurs sociaux n’en aient exactement connaissance. Il prend l’exemple de la « déconnexion », qui doit aujourd’hui être justifiée (s’excuser a posteriori de ne pas avoir décroché son téléphone portable, s’excuser de ne pas avoir répondu rapidement à un email...). Cela traduit selon lui la mise en place d’une convention de « connexion perpétuelle », sans que personne ne l’ait vraiment décidé, sorte d’effet second ou latent de nos pratiques quotidiennes. Mais il faut selon lui être vigilant, car des irréversibilités risquent de se mettre en place si nous n’anticipons pas suffisamment. Francis Jauréguiberry se demande alors si, d’ici quelques années, nous n’aurons pas de la même façon de se justifier en cas de refus d’être géolocalisé. Il évoque alors l’exemple des musées ou avec les audioguides, où les visiteurs « regardent avant tout ce qu’ils entendent », en regardant en fonction de ce qu’on leur recommande. Bientôt, notre attention sera de la même façon attirée non plus seulement par les vitrines, les panneaux, le visage de passants ou une brusque rumeur, mais tout autant par les notifications de nos applications nous indiquant quelle rue prendre pour éviter un embouteillage, quelle boutique choisir afin de faire un achat plus économique, quel restaurant retenir en fonction de savants algorithmes qui auront croisé nos préférences culinaires, notre potentialité économique et l’avis d’internautes nous ressemblant. Il souligne à ce propos que lorsqu’on parle de géolocalisation, tout le monde perçoit bien les risques relatifs à la protection de la vie privée (notamment), mais paradoxalement, la plupart des individus rencontrent de très grandes difficultés à se dé-géolocaliser (d’un point de vue technique notamment : comment désactiver les dispositifs de géolocalisation des outils que nous utilisons ?). Il indique par ailleurs que les enquêtes montrent que les gens expriment assez peu de craintes quant aux « traces numériques » qu’ils laissent, ou quant à l’utilisation commerciale qui pourrait être faite de ces traces (qui permettent d’anticiper les choix d’achats par exemple). Par contre, les craintes sont plus souvent exprimées vis-à-vis de l’entourage immédiat (craintes des personnes les plus connues). Il indique ensuite qu’en termes d’aménagement des espaces publics, les collectivités locales doivent tout faire pour rendre leurs services à la fois géolocalisables et disponibles de façon ubiquitaire aux usagers. Pouvoir suivre en temps réel les flux et les dynamiques urbaines afin de mieux s’y orienter et de pouvoir en profiter davantage devient une exigence de base. Mais, en faisant cela, elles ne doivent pas pour autant perdre de vue qu’une ville, un quartier ou un lieu n’est pas Francis Jauréguiberry explique ensuite qu’il a entendu récemment un élu se demander quand il serait possible d’enlever les panneaux signalétiques, voire le nom des rues. Selon lui, cette anecdote soulève une question essentielle, qui est celle de savoir comment on pourrait alors se repérer sans GPS ! Pour lui, cela en dit beaucoup sur notre rapport à l’espace : car si on se situe sur la carte, la carte GPS nous positionne tout le temps au centre de la carte virtuelle. Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 6 Par ailleurs, il indique que les élus délèguent souvent les questions relatives au numérique, à internet, aux TIC... à des techniciens qui les appréhendent selon une logique qui n’est pas toujours celle des utilisateurs. Or les nouveaux services proposés pourraient être mis en place à partir des pratiques et des expériences des usagers, d’une participation citoyenne : on pourrait parler d’intelligence citoyenne comme une autre façon d’agir. Sur ces deux questions, Francis Jauréguiberry invite à la plus grande vigilance, car selon lui, les technologies sont toujours en avance sur les besoins des usagers. Et face à ces risques, des principes politiques, organisationnels doivent absolument être explicités et débattus, même si l’on sait que cette capacité de prise de distance face à ce contrôle est très inégalement répartie entre les individus. Il précise d’autre part que les territoires ne peuvent devenir véritablement intelligents que si tout le monde « laisse des traces ». Mais cela soulève deux questions : - comment garantir l’anonymat de ceux qui acceptent de laisser des traces ? -comment apprécier et garantir la participation volontaire de chacun à laisser des traces ? Et refuser de laisser des traces numériques ne risque-t-il pas d’être apparenté à de l’incivisme ? Cela serait pour lui un glissement grave, car le droit de ne pas avoir à décliner où l’on se situe est fondamental. Or, avec les outils à notre disposition, l’exercice de ce droit implique aujourd’hui une certaine opacité, sur laquelle se base d’ailleurs la différence essentielle entre public et privé. Cerema DTer Ouest - Département Villes et Territoires et MisEDD Mars 2015 7