Épisode 181

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Épisode 181
2016
Pitch : Musical, sensuel, décapant, impitoyable... Plongez au cœur de la dernière
saison, où amour et némésis se consomment chaud !
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EPISODE 181
— Pourquoi me dévisages-tu ainsi ?
Son fils lui lançait des coups d’œil insistants depuis quelques minutes. Rudy lui sourit.
Dean ne le trouva que plus suspect.
— Tu viens de faire une déclaration publique à Andy.
— Je doute que les auditeurs en aient saisi la réelle portée.
— Je ne les sous-estimerais pas, à ta place.
Rudy avait appris à ne plus dénigrer le pouvoir de spéculation de la fangirl. Parmi ses
propres copains, l’idée du pairing DeanXRed avait la côte. Blake, par exemple, avait
embarqué Saïd dans un projet de fanfiction s’inspirant de son père, du chanteur, et du chef
d’orchestre Srzenski. Avec son message gorgé de sous-entendus, Dean venait juste d’autoriser
la production en masse de ce genre de scénarios. Le jeu HSM® avait de beaux jours devant
lui…
— Mais on s’en fiche de ça, dit-il en retenant malgré lui un frisson. C’était tellement
romantique !
Dean grimaça. Vu son expression narquoise, son fils le charriait un peu.
— Ce n’était pas motivé par un quelconque élan de romantisme. Je lui disais
simplement la vérité. Je ne suis pas du genre « romantique », objecta-il en mimant les
guillemets.
— Remarque, c’est peut-être ce qui te fait défaut, présuma Rudy. Ton mec est du genre
glamour. Je suis sûr qu’un peu de romantisme lui ferait plaisir de temps en temps. Surtout si
tu veux te faire pardonner.
— Techniquement, je n’ai rien à me faire pardonner. (Rudy lui lança un regard
mauvais.) Tout cela part d’un quiproquo monté en épingle parce qu’Andy a tendance à douter
de nous ! se justifia-t-il.
— Et tu l’en blâmerais ?
Dean se décomposa. Bien sûr que non. Red avait des antécédents beaucoup trop
coriaces. Ça n’excusait pas forcément son attitude, mais ça l’expliquait.
— T’as encore du chemin à faire pour l’apprivoiser, p’pa.
— C’est dingue, cette manie que vous avez dernièrement de jouer les conseillers
conjugaux ! Je suis au courant, merci !
— On dirait pas ! Parce que tu fais pas les choses comme il faut, parfois.
— Définis « comme il faut », fiston. J’ignorais que tu avais le mode d’emploi d’Andy
Rell.
Rudy soupira. Son père semblait vexé.
— C’est pas mon propos. Andy… ça me désole de le dire, mais il a ce côté fragile qui
contraste énormément avec sa force de caractère. Quand on le connait pas, on est sceptique,
tellement c’est le jour et la nuit. Mais quelque part ça suit une logique, puisqu’on a les défauts
de ses qualités.
— Justement, je refuse de le ménager parce qu’il est « fragile ». J’attends simplement
de lui qu’il ne me cache pas ses faiblesses. C’est en entier que je le veux. Pas par pièces
détachées. Il m’aurait directement confronté avec ces billets d’avion, nous n’en serions pas là.
Il a préféré jouer au jeu du chat et de la souris. Et il se cache derrière ce prétexte pour me
taire qu’il ne va pas bien en ce moment. Certes, j’ai mes torts dans cette histoire, mais les
actes d’Andy conditionnent les miens. Qu’on le veuille ou non, c’est ainsi. Et ç’a toujours été
ainsi, entre nous. C’est presque un réflexe pavlovien.
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Le sourire attendri de son fils le laissa méfiant. Qu’avait-il dit qui suscite cette
réaction ?
— J’ai compris, tu l’aimes tellement qu’il te rend sot, toi si brillant ! Je sais. Je vis la
même chose. Enfin, pas tout à fait, se ravisa Rudy. Avec Rey, c’est l’inverse. Il me rend
intelligent. Raccord au fait que c’est un génie, tu vois ? dit-il en faisant danser ses sourcils
d’un air provocateur.
Son père n’eut aucun scrupule à lui faire une prise du sommeil. Il fut sauvé par le
chauffeur.
— On est arrivés, messieurs.
En quittant la berline, Dean récupéra sa carte MIP ayant permis à Steeve d’accéder au
parking privé du building de White Flight©.
— Ton Blacky, fiston, lui rappela-t-il. Règle ça maintenant. J’ai besoin de réquisitionner
sa voiture. Steeve vous conduira à l’aéroport.
La mine de Rudy s’assombrit.
— P’pa… ça va trop pas être possible.
— Pourquoi ?
— Blacky prête pas sa voiture. Il est maniaque avec elle. La seule fois qu’il m’a laissé la
conduire, c’était pour se faire pardonner de m’avoir mis dans un sale état.
— Quoi ? gronda Dean.
— C’était pas volontaire ! se dépêcha d’ajouter le fils. (Il serait fâcheux que les foudres
de Zeus s’abattent sur son garde du corps, quels qu’aient été les torts de ce dernier.)
— Eh bien, tu viens de me donner des arguments persuasifs, asséna Dean avec vice.
La mort dans l’âme, Rudy n’eut pas d’autre choix que de mettre Mikael sur hautparleur. Mieux valait que son père se charge lui-même de convertir cet athée-là.
— Mikael, répondit succinctement l’agent, lui arrachant une moue.
Bizarrement, il aurait préféré faire affaire avec Aurum. Le ton sérieux et professionnel
du jeune homme lui indiquait qu’il discutait avec la version bien « éduquée ».
— Viens me chercher chez mon oncle, au siège de White Flight©. Tu vois où c’est ?
— Je trouverai.
— Prends ta valise, parce qu’on va à l’aéroport après. J’espère que t’as ton passeport sur
toi.
Il y eut quelques secondes de silence, le temps que Mikael analyse cette information.
— Et où allons-nous ? demanda-t-il sans paraître surpris.
— Je l’ignore. Faut voir ça avec p’pa ou Rey. Ils refusent de me dire la destination, c’est
une foutue surprise.
— Tu seras de service pendant toute la durée du séjour, dit Dean.
— Je suppose que je recevrai un e-mail.
— En effet, confirma Dean.
Rudy le toisa. S’il avait déjà tout prévu, pourquoi lui demander d’appeler Blacky ?!
Irrité, il mit délibérément son père dans une impasse.
— P’pa veut réquisitionner ta Hennessey.
— Je ne « veux » pas, je la réquisitionne.
Cette fois, le silence dura plus longtemps, laissant les deux Leblanc soudain nerveux.
— Je dois me rendre à Nior avant demain, c’est urgent, crut bon d’ajouter Dean.
Il n’allait pas demander à Steeve de faire des heures supplémentaires. Il roulerait de
nuit et devait faire diligence. Les facilités d’un bolide supersonique seraient un bonus. Il
comptait contrarier quelques radars ; payer des amendes n’étant pas un problème. Oui, Red
le faisait vivre dangereusement.
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— C’est pour rejoindre diligemment son amoureux, déclara Rudy. Accorde-lui cette
faveur, il sera ton obligé.
Son père lui fit des yeux menaçants. Rudy tenta de lui expliquer en silence que c’était la
seule façon de convaincre Mikael. Dean ne s’en laissa pas conter.
— Il n’y a pas de dette qui tienne ! Toutes les fois où il t’a mis dans un « sale état » à
mon insu font de lui mon débiteur. Et la réputation de créanciers exigeants précède la
famille. Alors j’attends ses clés de voiture.
Ils entendirent Mikael soupirer à fendre l’âme. Le jeune homme ne cacha pas qu’il était
sérieusement agacé.
— Vous la rayez, je vous raye.
— Pardon ?!
Dean cligna des paupières, incrédule, nourrissant un doute quant au sens du deuxième
« raye ». Ce n’était pas une mise en garde mais une menace. Probablement de mort. Rudy dut
aussi le prendre comme tel, pour tenter de limiter la casse.
— Fais pas attention, p’pa. C’est son double infernal qui est aux commandes.
Il n’y avait qu’Aurum pour oser tenir ce discours à un Leblanc de la trempe de Dean !
— Ça n’a rien à voir ! Ma caisse, on la raye pas.
— Reçu cinq sur cinq, répondit Dean.
Il y avait des choses dans la vie d’un homme qui ne prêtaient pas à discussion.
— Contentez-vous de la conduire. Ne vous amusez pas à manipuler les boutons de son
tableau de bord. Vous ne risquez pas de le regretter, vous allez le regretter.
— Bien…, fit Dean, perplexe.
Perplexité partagée par son fils. La dernière fois qu’il avait conduit la sportive, Rudy
n’avait pas vraiment noté de bizarreries. En même temps, comment le savoir ? La première
Hennessey Venom GT Spyder qu’il essayait était celle de Blacky.
— C’est la voiture de James Bond ou quoi ?
— En mieux.
Et il n’avait pas l’air de plaisanter. Soit. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que la
section scientifique du G.L.O.B.E© ait traficoté la voiture de son garde. Ça, c’était super
cool !
— Dis, Blacky, j’ai pas envie que tu tiennes la chandelle avec Rey et moi. T’as pas un
pote à inviter ? Viens avec quelqu’un. De la famille, des amis, peu importe. Qu’ils en profitent
aussi.
— Je suis en fonction, rétorqua Mikael. Je n’invite pas de distraction.
— T’es naze, là. Ma proposition tient toujours, tant qu’on n’a pas quittés Saunes. Je fais
un coucou à mon oncle et on décolle. À tout à l’heure.
En raccrochant, Rudy sentit qu’il n’échapperait pas au reproche paternel.
— C’est ton garde du corps. Pas ton copain.
— C’est ton point de vue, pas le mien, balança-t-il du tac-au-tac. J’ai besoin de fidéliser
ce chien fou. Les Meister ne sont pas près de le récupérer.
Dean lui lança un regard perçant.
« Ça a beau être ton ange, il sera aussi impitoyable que son ascendance, Dean. »
Il n’était pas contre cette façon d’agir. Elle était tellement « rudyesque » que les Meister
ne verraient rien venir.
*o*o*
Nerveux, l’homme ne tenait pas en place. En fait, cet état durait depuis quelques jours ;
depuis qu’il avait reçu dans son bureau le lord Meister Edwards huitième du nom. Que
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s’étaient-ils dit ? Morgane n’en savait rien. Elle n’avait pas pour habitude de s’informer des
sujets de discussion privée de celui qui lui payait son salaire. Mais elle avait un regard sur son
agenda. Aussi était-elle surprise de le voir encore en ces lieux à cette heure.
Pour sa part, elle ne faisait pas du zèle. Elle rattrapait un retard dans son travail,
s’assurant que cela ne pénalise pas son supérieur, et sa propre personne par la même
occasion. Elle tenait à sa prime. Et son treizième mois était conditionné par son efficacité au
boulot.
— Monsieur… si je puis me permettre, vous ne devriez plus être ici. Il me semble que
pour une visite de courtoisie, recevoir son frère sur son lieu de travail est un peu inapproprié.
— Je sais, grogna Dan. Je l’accueillerai dans l’ascenseur.
— Je désapprouve cette idée. La commande du traiteur ne va plus tarder. Je ne l’ai pas
adressée à cet étage, mais directement chez vous.
À travers les pans vitrés d’un des murs de son office, elle le vit se laisser lourdement
choir dans son fauteuil avec un soupir.
— Rentrez chez vous, monsieur. Prenez un bon bain, détendez-vous, et vous serez
d’attaque.
— D’attaque ?
— J’ai toujours eu le sentiment que vous vous lancez dans un bras de fer lorsque vous
recevez la visite de monsieur votre frère.
— Appelle-le Dean, Morgane. Je ne crois pas qu’il ait gagné ton respect.
— À chacun de ses passages il a toujours été charmant avec ma personne.
Morgane loucha sur l’interphone pour s’assurer qu’il était toujours fonctionnel. Le
silence de l’autre côté était un poil inquiétant. Finalement un grommèlement sourd lui
parvint.
— Tel est le problème. Dean sait se montrer très charmant.
— Je ne vois pas en quoi c’est un problème… patron, osa-t-elle dire.
— Moi je le vois. Parce que ce côté charmant m’est complètement inconnu. (Dan
marqua une pause.) Passée une certaine heure, j’ai du mal avec le titre de patron. Tu es
censée avoir débauché, Morgane.
— L’horaire ne change rien à votre position, patron, appuya-t-elle. Et vous n’avez
jamais discuté mes heures supplémentaires. Vous cherchez la petite bête, monsieur Dan
Leblanc.
Elle se garda de dire « monsieur Leblanc » tout court. Celui-là, c’était son père. Il le lui
avait bien spécifié la fois où elle avait commis cette maladresse qui n’en était pourtant pas
une. Mais les membres de cette famille et leurs lubies étaient de ceux qu’on ne contrariait
point.
Tout compte fait, la nervosité de Dan ne datait pas de la visite de Sir Edwards Meister
VIII. Avec un peu de jugeote, elle devinait que c’était corrélé aux malheureux évènements de
ce début d’année. Elle soupçonnait que le séjour à Balmer de son patron n’avait pas été de
tout repos. Il y avait vu sa famille sans que ce ne soit ressourçant pour autant.
Elle avait été très attristée en apprenant la nouvelle du rapt de son neveu. Réellement
attaché au fils de son frère, l’homme en avait beaucoup été affecté. Le retour du garçon avait
braqué les objectifs des médias sur les Leblanc, chose s’étant rarement produite depuis que
cette famille faisait partie du paysage politico-économique de ce pays.
Aujourd’hui, une brèche avait été créée dans la muraille de l’Empire, et des journalistes
se damnaient pour y entrer. L’illustre clan était désormais sous les feux des projecteurs, les
plus exposés se révélant être ses dirigeants.
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Elle fut soulagée de l’entendre rire de sa remarque. Si elle pouvait le dérider, elle s’y
attèlerait de bon cœur. Elle aimerait par moments pouvoir faire plus. Cet homme lui
paraissait parfois si seul…
Ma vieille, reviens sur terre. Tu veux qu’on parle de ta vie sentimentale ? C’est le
désert du Kalahari !
— Rentre chez toi, Morgane.
L’ordre la fit presque sursauter. Heureusement qu’ils discutaient par interphone.
— La dernière fois que je vous ai écouté, je me suis sentie bête parce que vous aviez
effectué le travail à ma place. Vous ne savez pas à quel point c’est angoissant d’avoir un
patron qui convoite votre job !
Cette fois il éclata de rire.
— Ce n’est point mon intention.
— Alors laissez-moi faire mon boulot, et vous dire qu’il est temps de quitter votre
bureau. Ne vous mettez pas en retard pour votre dîner, monsieur.
— Tu sais que tu n’es pas payée au-delà de certaines heures ?
— Si je l’ignorais, je ferais une bien piètre employée.
— C’est vrai... (Il lui obéit et quitta la pièce, portable et attaché-case en main.) Si ça ne
tenait qu’à moi, tu serais l’employée de l’année. Mais on va m’accuser de favoritisme.
Morgane se contenta de sourire à l’homme qui refermait derrière lui. Elle ne pouvait
que faire cela. Lui sourire. Malgré ses traits tirés en fin de journée, il était toujours aussi
séduisant. Et ce genre de vision mettait à mal son calme.
Ce n’était pas facile d’être la secrétaire de Dan Thomas Jr Leblanc quand on avait un
faible pour lui. Mais son cas n’était pas « désespéré » à ce point, puisque toutes les femmes
de la compagnie en pinçaient pour le patron. Sa situation était banalement, platement,
commune. C’était pour ainsi dire presque normal.
Le célibat du big boss n’arrangeait pas les choses, non plus. S’il se trouvait une épouse,
une conquête, une maitresse, ou peu importe le titre qu’il lui donnerait, ça allègerait sans
doute la tension au travail. Toutes les vipères – enfin, les employées – ne se ligueraient pas
contre elle parce qu’elle côtoyait de « près » ce bourreau des cœurs. Ces idiotes oubliaient que
sa « proximité » avec son patron n’était justifiée que par la position géographique de leurs
bureaux respectifs !
Un passage aux toilettes dames était devenu un chemin de croix pour Morgane Atkins.
Heureusement qu’elle savait en rire, sinon elle serait aux prises avec un complexe social. Le
harcèlement psychologique au travail prenait tellement de formes… Mais pour rien au monde
elle n’informerait cet homme de cette pratique. Dan n’avait pour seul tort que d’être un bel
hétéro célibataire.
Quoiqu’il pouvait très bien être gay. Ça expliquerait cette absence féminine aux côtés
d’une bombe sexuelle mâle qui avait tout pour plaire. La perspective d’un C.E.O homosexuel
la fit sourire davantage. Ça en ferait des fantasmes à inhumer. À commencer par les siens.
— Ai-je fais une plaisanterie ? s’interrogea Dan.
— Non. Et vous ne voulez pas savoir, croyez-moi, rétorqua-t-elle d’un ton espiègle.
— Dis toujours.
— J’invoque l’amendement de la Déclaration des Droits sur le Silence. Je refuse de
témoigner contre ma personne.
— Je peux t’y contraindre malgré tout, insista Dan, masquant mal son amusement. Je
dispose de moyens persuasifs. Très persuasifs, dit-il en s’asseyant avec décontraction sur le
rebord de son bureau.
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Morgane manqua de s’étouffer avec sa salive. Elle battit violemment des paupières.
C’était elle ou… Non, impossible ! Ils n’étaient pas en train de flirter. Un flirt ne ressemblait
pas à cela, voyons ! Il fallait vraiment qu’elle se sociabilise. Le vide dans sa vie amoureuse
commençait à lui jouer des tours, si elle confondait une simple discussion à une tentative de
séduction. C’était la porte ouverte aux quiproquos. Elle ne mettrait pas stupidement son job
sur la sellette.
Dan avait acquis la réputation de ne jamais garder longtemps ses secrétaires. Hommes
comme femmes, peu avaient trouvé grâce à ses yeux. Elle avait tenu bon jusqu’ici. Elle n’allait
pas tout ruiner, n’est-ce pas ?
— Nous emmènerons cela en justice, si vous insistez.
— Alors j’insiste. Qu’est-ce qu’il y a de si drôle à mon sujet.
— Je n’ai jamais dit que c’était à votre sujet !
Dan ne fut pas dupe. Sinon elle ne se serait pas si joliment empourprée. Elle se racla la
gorge, tentant clairement de gagner du temps.
— C’est drôle pour toi, mais c’est offensant pour moi, extrapola-t-il.
— Euh…
— Alors ce serait à moi d’emmener cela devant le juge, la taquina-t-il.
Elle détourna le regard et émit une plainte peu glamour.
— Vous l’aurez voulu, dit-elle en retenant son souffle.
— Je prends le risque.
— Eh bien… il se dit…
— Oh, c’est une rumeur, lâcha Dan en se redressant, déçu. Je vous croyais au-dessus
des racontars.
Morgan eut envie de se frapper la tête contre la table. Elle venait de réussir le casting
dévalorisant de la commère. Super !
— Non, ça n’en est pas une. Le sujet va vous déplaire, alors restons-en là, s’il vous plait,
demanda-t-elle, mortifiée.
Dan ravala un soupir. Il avait ruiné l’ambiance. Dommage. Il n’aurait pas dû lui porter
un tel jugement. Elle avait été sur le point de lui apprendre ce qui se disait à son sujet dans sa
compagnie. Il n’avait pas à dénigrer cette information. Aussi dégradantes soient-elles, les
rumeurs internes reflétaient parfois l’état de santé d’une entreprise. Il tenta de rattraper la
situation.
— Je ne t’en tiendrai pas rigueur. C’est torturer un Leblanc que de lui taire le contenu
d’un secret dont il vient d’apprendre l’existence, sourit-il.
Morgane se gifla mentalement. Dans quel pétrin s’était-elle fourrée ? Fallait-il qu’elle se
résigne à dire adieu à son travail ? Elle avait encore raté une occasion de se taire !
— Je ne peux être tenue responsable de ce qui se dira ici, à cette heure, commença-telle avec un regard à l’horloge murale. On est d’accord, vous n’êtes plus mon patron passée
un certain horaire ?
Dan s’esclaffa.
— Tout d’un coup ça t’arrange ?
Avait-elle le choix ? Elle protégeait ses arrières, ou plutôt ses intérêts.
— Votre statut de célibataire fait beaucoup parler. Naturellement, ajouta-t-elle comme
si ce n’était qu’une banalité.
— Naturellement, assentit Dan sans la quitter de ses yeux d’un profond vert-bouteille.
Lorsqu’il avait ce regard de rapace, il était mal avisé de se détourner. Parce qu’il vous
taclait à la moindre baisse de vigilance. Morgane se sentit acculée, en position de proie.
Merde. Elle n’aurait pas dû aimer cela…
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— Et… je me suis amusée du fait que ce serait cocasse si tous se trompaient à votre
sujet.
— C’est-à-dire ? fit Dan, un brin perplexe.
— Vous imaginez le nombre d’obsèques qu’il y aurait au pays du Fantasme Féminin s’il
s’avère que les femmes n’ont pas votre intérêt ? Ce serait cocasse que vous jouiez dans
l’équipe adverse.
Dan se figea. Morgane se mordilla la lèvre et se souvint que ça faisait potiche. Sa mère
était contre cette pratique niaise. Elle lui sourit avec difficulté, pourtant bien décidée à
assumer ses paroles. Mais puisqu’elle tenait à son treizième mois, il fallait polir sa relation
avec celui qui avait droit de vie et de mort sur sa carrière.
— Je vous prie de m’excuser, c’était déplacé de ma part. Cette pensée n’aurait pas dû
s’exprimer sur mon visage.
— Euh… oui… Enfin, non… Je veux dire…
— C’était ridicule, insista-t-elle, profitant qu’il peine à trouver ses mots (fait rarissime)
pour se frayer un chemin de sortie. Je ne devrais pas faire ce genre d’assomptions. C’était
inconvenant.
— Mais non. Je l’ai cherché, marmonna Dan.
Il se releva, s’empêcha de se racler la gorge et d’ajuster sa cravate. Tout était dans la
décontraction, n’est-ce pas ? Il ne voulait pas montrer à quel point cette hypothèse l’avait
choqué. On le prenait pour un… gay – oh bon sang ! – parce qu’il ne fréquentait personne.
Non, pas « on », mais sa secrétaire.
— Bonne soirée, Morgane.
— Bonsoir, patron, répondit-elle avec une furieuse envie de se fondre dans le feutre de
son siège.
— Et je ne joue pas dans l’équipe adverse.
— Naturellement, lâcha-t-elle dans un souffle. (Il s’en fallut de peu pour qu’elle dise
« c’est bon à savoir ».)
— Naturellement, appuya Dan, avant de se diriger d’un pas raide vers l’ascenseur.
Qu’il l’engloutisse au plus vite pour lui épargner cet embarras !
*
Dan souriait encore de sa déconvenue lorsqu’il ouvrit à ses visiteurs.
Malgré son embarras, Morgane avait assumé sa pensée. Il l’avait vu dans son regard, et
avait apprécié cela. Le temps d’une douche, le côté cocasse de la discussion lui était apparu.
Puis ça l’avait troublé quelques secondes. Sa secrétaire s’en amusait, comme si elle ne le
voyait pas comme une potentielle conquête.
Réalisant sa contrariété, il s’était senti ridicule. Comment pouvait-il en vouloir à une
employée qui n’envisageait pas de le séduire ? Elle était juste consciencieuse, tenant à garder
leur relation cordiale, sans sortir du cadre professionnel. Et fait étrange, ça l’embêtait.
Enfin, ce n’était pas si étrange, il avait passé l’âge de se voiler la face. Morgane Atkins et
sa touche d’exotisme lui plaisait, voilà tout. C’était sans doute son curieux métissage gallois
hispano-vietnamien qui l’attirait. Mais déontologie professionnelle oblige, il ne devait pas y
toucher. Être réglo était parfois une épine dans le pied !
Alors comme ça, elle l’avait imaginé gay… N’était-ce pas une façon de se consoler du fait
qu’elle ne pouvait rien envisager avec lui ? Hum, il commençait à se flatter l’ego.
— Bonsoir, oncle Danny.
— Hey, Rudy ! J’ignorais que tu venais.
— Surprise ! Mais je reste pas dîner. C’est où les chiottes ?
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Un peu déstabilisé, Dan lui indiqua la bonne porte. Il rêvait ou son neveu s’était teint
les cheveux ? Et c’était quoi ce langage ? Il n’eut pas le temps de l’arrêter, le farfadet argenté
disparaissait déjà dans le couloir.
— Tu l’as laissé faire ? questionna-t-il le père.
Dean haussa les épaules. Rudy était adulte. S’il voulait se teindre les cheveux, son
accord ou son désaccord aurait autant de valeur que du pipi de chat. Il répondit d’un simple
hochement de tête au salut de son frère.
Dan décida que ce n’était pas suffisant pour entamer sa bonne humeur. La soirée
prenait juste une tournure inattendue. Non qu’il ait anticipé son déroulement, mais certains
sujets ne pouvaient être soulevés en présence de Rudy.
— Je suis surpris qu’il soit à Saunes. Il n’a pas cours demain ?
— Tu lui poseras la question, éluda Dean.
Son frère se faisait vieux pour oublier que les L.E.A.D-1 avaient un emploi du temps
« léger ». Il lui apparut détendu dans son pantalon en toile et son polo lacé. Ce n’était pas
avec ce genre de tenue qu’il se rendait deux étages en dessous.
Dean avait un peu de mal à concevoir que l’on vive juste au-dessus de son lieu de
travail. Il était du genre à bien séparer ses univers. Son chez lui devait lui évoquer le moins
possible son métier. Son job d’illustrateur étant plus un hobby qu’autre chose, il n’avait donc
aucun mal à l’apporter à la maison.
— Je peux visiter ? demanda Rudy en déboulant dans le séjour.
— Fais comme chez toi. C’est vrai que c’est la première fois que tu viens.
— La dernière fois je suis monté dans ta serre. Ça fait un bail, se souvint Rudy en
furetant un peu.
— En effet. Pourquoi tu ne restes pas dîner ? Je me suis fait livrer par un excellent
traiteur.
— P’pa fera honneur au repas. Je suis juste là en coup de vent.
Dan interrogea silencieusement Dean, mais les explications ne viendraient
certainement pas de ce côté-là. Ça promettait une soirée laborieuse.
— Tu as le temps de prendre un apéritif au moins ?
— Propose toujours. Le temps que Blacky débarque, je veux bien un verre.
Blacky… Cela évoqua quelque chose à Dan, car récemment un « Blacky-caramel » avait
brièvement fait la une comme le garde du corps le plus cool du monde. Rudy était vraiment
un cas spécial ; sans doute à cause du laxisme paternel.
— Tu as d’autres projets pour ce soir, comprit-il. Qu’est-ce qui t’amène à Saunes ?
— Tout plein de choses. Mais surtout mon petit-ami.
Rudy choisit d’abattre cette carte maintenant. Il disposait d’un temps limité pour se
permettre de tergiverser.
— C’est bon, merci, arrêta-t-il son oncle.
L’homme était bien parti pour vider toute la bouteille de chardonnay dans sa flute à
champagne.
— Grand-père a mieux réagi, ricana-t-il. T’as encore du chemin à faire pour encaisser
des chocs avec classe, oncle Danny.
Dean se détourna pour masquer son début d’hilarité. Son fils n’épargnerait pas son
frère. Ce garçon était terrible. Avec sa bouille angélique, il larguait des bombes sur son oncle,
tout en lui opposant un bouclier de fausse candeur.
— C’est quand même bizarre que tu sois surpris. Je croyais que tu savais pour Rey et
moi.
— Rudy…
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Dan dévisagea Dean. Il se fustigea d’avoir oublié que l’aide ne viendrait jamais de là. À
vrai dire, il avait été pris de court. Et il n’était pas près de s’en remettre.
— D’après les échos que j’ai de Rey, tu étais déjà au courant. Alors pourquoi tu fais cette
tête ?
— Mais enfin… ! se violenta-t-il pour réagir. Tu ne peux…
— Minute ! l’arrêta à nouveau Rudy. Je n’attends rien de toi. Ni ton approbation, ni ton
mécontentement. Tout ce que tu pourras faire, dire, ou penser, n’aura absolument aucune
incidence sur ma relation amoureuse avec Rey Lee-Cooper. Ce n’est qu’à titre informatif que
je t’ai mis au parfum. J’en ai déjà parlé à papy. Il ne reste plus que grand-mère, mais elle le
découvrira bien assez tôt à la télé.
Le garçon pouffa lorsque son oncle siffla la totalité de la flute.
— C’était pas mon verre, tonton ?
— Tu trouves ça drôle, hein ?
Dean ne put plus se retenir. Cette invective lui étant adressée, il éclata de rire.
— Tu verrais ta tête… On dirait qu’on t’a annoncé que tu étais atteint d’un cancer.
— Trouve un autre exemple, p’pa, s’assombrit Rudy.
Dean s’en repentit. Cette comparaison était effectivement malheureuse, sachant qu’ils
revenaient d’une visite à un patient cancéreux en phase terminale. Ouais, le tact d’un cactus,
c’était tout lui.
— Quelle est cette mascarade ? grogna Dan, tentant de reprendre contenance.
Rudy lui servit un regard acerbe.
— Tu sais, c’est ton problème si tu balayes cela du revers de la main. Mais je vais te faire
une confidence, oncle Danny. J’ai été enlevé pour deux motifs.
Dan fronça les sourcils, le cœur battant. Il ne s’attendait pas à ce que ç’ait un tel effet
sur lui. Aurait-il enfin droit à la vérité ? Il fut pris d’un doute. Rudy ne pouvait savoir tous les
tenants et aboutissants de son enlèvement, avec une famille aussi gorgée de secrets. Qu’avait
bien pu lui dire Dean ?
— L’un est officiel et l’autre officieux, poursuivit le garçon. Tu dois connaître le
principe, railla-t-il. Sauf que c’est encore plus intriqué qu’on ne le croit. Dans la version
officielle, il y a deux raisons. Une officieuse et une autre officielle. Tu me suis ? Par laquelle je
commence ?
Dan se pinça les lèvres, sentant comme un piège. Un coup d’œil à Dean lui apprit qu’il
jouait gros à cet instant. C’était un test. Sa réaction face au coming out de son neveu
conditionnerait les actions de son frère. C’était retors, vicieux. Peu importe qu’il soit innocent
dans cette affaire, une attitude homophobe le conduirait droit à l’échafaud.
C’était tout de même injuste ! Il serait jugé sur ses convictions personnelles et non sur
sa potentielle implication dans tout l’engrenage ayant abouti à l’enlèvement de Rudy. Il
devait se sortir de cette impasse.
— De qui tiens-tu cela ?
Rudy le dévisagea de manière oblique.
— À ton avis ? De mon ravisseur en personne. Il a pris son pied à me révéler les dessous
de l’affaire.
— Et tu lui accordes du crédit ? demanda Dan, circonspect. Il a pu se jouer de toi.
— La question n’est pas là, mon oncle. À moins que tu saches déjà de quoi il retourne ?
— Bien sûr que non ! souffla Dan.
Il venait de saisir, au regard dur de son neveu, que le plus à craindre n’était pas l’avis de
son frère. Les prunelles d’émeraude qui le confrontaient avaient la même froideur que celles
de son père. Sauf que sur le visage d’ange de Rudy c’était presque effrayant.
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— Quelles sont ces versions ?
— J’ai été enlevé à cause de mon statut d’héritier. Telle est la version officielle ; celle
servie aux médias. Sa raison officielle étant que Chayton voulait salir l’image de l’Empire
Leblanc en s’en prenant à des symboles W. Ent. marquant l’esprit collectif. Le Colisée
d’Oram, ici à Saunes, pour la tentative d’assassinat de Red Kellin. Le plus grand White
Park©, à Nior, où j’ai été enlevé. Et enfin la place Blue Square, à Balmer, devant le siège de la
maison mère pour la prise d’otage.
Dan laissa échapper un hoquet. Il réalisa qu’il se cramponnait au plan du bar à s’en
blanchir les phalanges. S’il n’avait pas posé son verre, il l’aurait brisé.
— La tentative d’assassinat de…
Depuis que cette info avait échappé à la police, révélée par Rudy lors de sa conférence
de presse inattendue, il ne savait que croire. L’absence de battage médiatique sur ce sujet
découlait du fait que l’affaire Chayton avait été mise sous le sceau de la censure. Mais qu’en
était-il réellement ?
Dan se tourna désespérément vers Dean pour se heurter à un masque marmoréen de
fureur à peine contenue.
— Ouais, il a baisé tout le monde, hein ? renifla Rudy. Qui n’a pas pensé que Sloan était
derrière cette affaire ?
— L’inspecteur Kruger n’a pas été dupe, se souvint Dean. Lorsque j’ai émis cette
hypothèse, il a clairement montré qu’il n’en était pas fan.
Et il avait trouvé l’homme antipathique. Aujourd’hui il ne faisait aucun doute que ce flic
avait du flair.
— Faut que je pense à vraiment le remercier, marmonna Rudy pour lui-même. Si tu me
suis toujours, mon oncle, je vais aborder la raison officieuse de la version officielle, dit-il d’un
ton docte, un brin ironique. Elle est liée au projet Swordfish. J’étais un parfait avatar pour la
vendetta de Chayton. Ça, c’est ce qui justifie l’implication de l’IANS.
— Tu as été mis au courant du projet Swordfish ? exhala Dan, presque horrifié.
Rudy questionna son père du regard. Dean se focalisa sur son frère. Ce n’était pas tout à
fait de l’horreur que charriait la voix de Dan, mais de l’indignation. Une sorte de dégoût de
l’ignorant face à des interlocuteurs au fait d’un secret qu’il aurait aussi aimé savoir. Du
moins, telle était l’impression qu’il laissait aux deux autres.
Devaient-ils pour autant prendre cela pour argent comptant ? Il subsistait la possibilité
que Dan joue la comédie. Mais le choc de l’homme aurait difficilement été feint. Rudy choisit
de ne pas répondre à son oncle et poursuivit ses révélations.
— Maintenant qu’on a la version officielle et ses deux raisons, passons à la version
officieuse. Là où intervient ma chère famille. Mon homosexualité. On ne mettrait
certainement pas un gay à la tête de White Enterprise©. Mais puisqu’il est l’héritier direct,
pourquoi ne pas le faire disparaitre ? dit-il avec cynisme.
Dan sursauta, piqué.
— Tu dis n’importe…
— Attention à ce que tu avances ! le mit en garde Dean, le regard soudain étréci.
— Je gagne quoi à te raconter des sornettes ? s’impatienta Rudy. Comme je te l’ai dit, je
me contrefous de l’avis de ma famille sur mon orientation sexuelle. Je ne vais pas me
victimiser, ni me positionner en martyr, pour que vous me plaigniez !
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, souffla Dan, ébranlé.
— Tu n’en penses pas moins ! gronda son neveu, hargneux. Conforte-toi dans le déni si
tu veux, mais ce fait est réel. Des brimades parce que je suis gay, j’en subis depuis le lycée. Si
ça peut apaiser ta conscience, l’enlèvement n’en était que l’apothéose, renifla-t-il. Après tout,
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pour les conservateurs que vous êtes, c’est ma juste rétribution de sodomite ! C’est bien ce qui
a motivé, ou justifié, cet enlèvement, si je ne m’abuse.
Il était la brebis galeuse, souffreteuse, d’une famille d’intouchables. Dean avait écopé
du statut de mouton noir, ostracisé, banni. Mais lui se tapait celui de la bête à euthanasier.
— Tu te doutes à présent de ceux qui ont plongé leurs mains dans la fange, oncle
Danny, persifla-t-il. J’aimerais sincèrement croire que les tiennes sont propres. Mais tu ne
t’es pas montré cool avec Rey quand tu as su qu’on sortait ensemble. Tekhnopolis©, CoopCom© et tout le bazar, tu te souviens ? fit-il avec un vague geste de la main.
Dan se pinça durement les lèvres, avec un sentiment d’épouvante qu’il ne sut expliquer.
Le gamin avait mélangé les torchons et les serviettes ! Et il était peut-être trop tard pour
réparer cette méprise.
— Tu ignores la réalité…
— Peu importe ! Ma réalité à moi me suffit ! vitupéra Rudy, confirmant les craintes de
Dan. Je sais que c’était sur ordre de Vince que tu as agi ainsi. Mais tu restais malgré tout libre
de tes choix – enfin, j’ose espérer –, quand tu as décidé de faire pression sur Rey. Pas
seulement pour des raisons de business et de propriété familiale, mais parce qu’il était mon
mec ! Et c’est d’autant plus écœurant que tu aies profité du fait que mon beau-père soit dans
le coma pour te créer une place au conseil d’administration de Coop-com© !
Dan cilla. Rudy lui lança un regard peu amène, se méprenant sur son expression. Son
oncle n’allait pas lui faire croire qu’il ignorait l’état de santé de Marshall. Le Wassup’mag®
de décembre dernier s’était fait une joie de le révéler à tout le pays ! Que Dan ne corresponde
pas au profil du lectorat, n’était pas une excuse. En tant que Leblanc – en plus d’être membre
du conseil d’administration de Coop-Company© –, ça relevait de l’évidence qu’une telle info
lui soit parvenue.
Et à supposer que Marshall l’ait bien caché, on ne léguait pas du jour au lendemain ses
parts patrimoniales à son fils, sans qu’il n’y ait de raisons de cet acabit, derrière. Peut-être
que Dan ne voyait pas les choses sous cet aspect. Qu’à cela ne tienne, Rudy ne lui épargnerait
pas ce procès.
— Alors tu comprends que je me pose des questions à ton sujet, par rapport à mon
kidnapping. Si c’était par homophobie, ou tout simplement parce que tu avais des intérêts à
me voir disparaitre, mon cher oncle, énonça-t-il avec fiel.
Dan blêmit. Le téléphone de Rudy ne lui laissa pas le loisir d’en placer une. De toute
façon, il était trop abasourdi pour formuler une réplique.
— Il est là, sourit Rudy en découvrant l’identité de son correspondant. Je dois y aller.
Son expression se fit à nouveau celle du juge. Impitoyable. Il n’était pas venu discuter
de la présomption d’innocence de son oncle, mais lui dire que c’était la dernière fois qu’il lui
accordait une chance.
— On en rediscutera, oncle Danny. Ce n’est que partie remise.
Il emboîta le pas à son père qui se dirigeait déjà vers l’entrée.
— Mais… mais qu’est-ce qui se passe ? demanda Dan, hébété.
Jamais il n’avait été aussi paumé. Il lui fallait un autre verre.
— Je reviens, fut tout ce que lui accorda Dean.
Lorsque ce dernier fut de retour, Dan avait déjà entamé les trois-quarts de la bouteille.
— Tu comptes te soûler ? grimaça Dean. Remarque, ça m’arrange. Plus vite tu seras
imbibé, plus vite je prendrais la route. Il faut que je sois parti à neuf heures au plus tard, si je
veux arriver à Nior aux environs de minuit/une heure. Qu’avais-tu à me dire ?
Toute envie avait déserté Dan. Il observa Dean piocher dans les apéritifs, engloutissant
les petits fours et les toasts au saumon comme des friandises. Lui n’avait plus d’appétit.
12
— Qu’est-ce que tu as été raconter à ton fils ? murmura-t-il.
Dean croisa les bras, son attitude se nimbant d’hostilité.
— Évidemment, ça ne peut être que de ma faute. C’est de ma faute si je suis né dans
une famille de salopards. De ma faute, s’ils sont trop bouchés, fermés d’esprit, pour tolérer
l’idée qu’un Leblanc puisse être gay !
— Ce n’est pas de ça dont je parle !
— Alors exprime-le clairement ! ordonna-t-il.
— Pourquoi as-tu monté Rudy contre moi ? gueula Dan à son tour. Pourquoi me l’as-tu
pris ?
Dean marqua un mouvement de recul.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?!
Son frère débloquait complètement. Rudy n’était à personne sauf à lui. C’était son
ange !
— Je l’aime comme un fils, ce garçon. Pourquoi aurais-je voulu lui faire du mal ?!
s’insurgea Dan, ulcéré. Pourquoi le penserait-il ?
La confrontation avec Rudy l’avait secoué. Dean ne s’attendait pas à ce que son garçon
soit si cash. Mais tout compte fait, c’était la meilleure méthode avec cet individu. Son frère
aimait se revendiquer d’une intégrité tracée à la règle. L’accuser de front ne pouvait que le
faire réagir. À lui de soutirer ce qu’il voulait de Dan en stimulant sa colère.
— Tu ne récoltes que ce que tu sèmes, Danny, dit-il avec froideur. Ma position a
toujours été claire par rapport à cette famille de dionées. La tienne est floue. Alors tu
excuseras mon fils de nourrir des doutes. Je lui ai appris à remettre les choses en question.
— Oh à d’autres ! s’énerva Dan. Si tu étais clair dans ta position, tu ne serais pas de
retour à Balmer !
Dean rit jaune. Son regard devint si sombre que ses iris en perdirent leur nuance
turquoise.
— C’est de cela dont tu voulais m’entretenir ? Alors imprime-le une fois pour toute.
White Enterprise© sera à moi. Pas parce que Vince me le lègue, mais parce que je la lui
arrache des mains.
— Pas si j’ai mon mot à dire ! opposa Dan, tout aussi coléreux.
Ils se dévisagèrent en chiens de faïence. Ils y étaient. Enfin face à face, en plein conflit
pour l’héritage W. Ent., ce legs qui avait divisé des fratries, monté les aînés contre leurs
cadets, changé des frères en ennemis. La malédiction des Leblanc.
— Tu as eu dix ans pour le faire, Dan Thomas Jr. Tu as raté le coche, asséna Dean tel un
couperet.
Il se détourna et se servit un verre de champagne au bar. Il donnait l’air d’être calme,
mais la tension de ses muscles indiquait clairement qu’il était prêt à en découdre. Il prit une
gorgée, sentant l’autre fulminer dans son dos.
— Je me suis toujours demandé pourquoi un homme tel que toi, fort de ses atouts, était
toujours célibataire, sans enfant. Puis j’ai compris, dit-il en levant un index avant de le
pointer sur son frère. C’est ta façon à toi de ne pas rentrer dans le jeu de succession.
D’échapper à ce moulage stupide. C’est finement joué, admit-il. Mais c’est ce qui te coûtera ta
place, grand-frère. Ironique, n’est-ce pas ?
Dan serra les poings. Si Dean donnait foi à cette version, il ne démentirait pas. Son
frère n’était pas prêt à entendre la vérité. À vrai dire, lui-même n’était pas disposé à la
révéler. Il ne s’en sentait pas capable, car le déni était plus confortable. Mais l’ironie restait
cuisante. Tant qu’il n’aurait pas donné d’héritier, pour tous, il ne serait jamais un candidat à
la succession. Si seulement ils savaient…
13
Ces portes-là lui étaient closes depuis ses huit ans. Non, depuis avant sa naissance.
Mais il ne renoncerait pas pour autant. Pas quand une calamité était sur le point de s’abattre
sur le travail de plusieurs vies, dont celle de son père. Et cette calamité n’avait pas fini de se
montrer narquoise.
— Que crains-tu, Dan ? Que je dilapide les biens engrangés par la famille ? Que je
réduise à néant la gloire du saint Empire Leblanc ? dénigra Dean.
— Tu crois en une chimère si tu penses maintenir White Enterprise© sur pied,
contesta-t-il. Tu n’es pas qualifié pour. Mais enfin, regarde la vérité en face ! Père ne te le dira
pas parce qu’il a sans doute l’intention de tirer les ficelles en filigrane. Tu ne seras qu’un
avatar. Un fichu golem !
— Ne me sous-estime pas !
Dean se retint de grincer des dents. Il aurait aimé lui cracher le fond de sa pensée au
visage. Que son frère ne lui accorde même pas une chance n’aurait pas dû le blesser, mais
c’était le cas.
— Justement, je sais ce que tu vaux ! Tu es doué, Dean. On s’accorde sur ce point. Mais
malgré tes capacités, tes épaules n’ont pas la carrure requise pour supporter la White chain !
— Les tiennes l’ont, je suppose ?
— Je ne te le dis pas en tant que frère, mais businessman.
— Eh bien moi je te le dis en tant que frère : tu n’as encore rien vu ! Je mettrai à la tête
de l’Empire le roi que vous avez essayé d’éliminer parce qu’il est différent.
— Ne m’amalgame pas avec ces enfoirés ! se hérissa Dan.
— Tu savais que c’était des enfoirés et tu les as laissés faire ! rugit Dean. Une fois de
plus !
— Je te retourne le reproche ! C’est facile pour toi de rejeter la faute sur tout le monde.
Je t’avais mis en garde, Dean. Te souviens-tu ? Mais m’as-tu seulement prêté une oreille ? Tu
es allé jusqu’à laisser ton fils se fiancer pour des conneries. C’est toi qui l’as mis sur le devant
de la scène. Toi et personne d’autre ! le fustigea Dan. C’est à ce fichu brunch que Chayton la
verrouillé comme cible ! Ta responsabilité était de le protéger, fichtre ! Mais tu as failli,
reconnais-le ! Failli, tu entends ? Et tu passes ta fureur sur nous parce que tu refuses
d’assumer tes erreurs.
Dean laissa échapper un grondement de frustration et de colère mêlées. Ce
sermonnaire allait s’en mordre les doigts.
— Ce qui est fait, est fait. Ne te positionne pas en obstacle, Danny. C’est le dernier
conseille que je te donne en tant que frère. Quand je quitterai cette pièce…
— Ferme-la ! intima Dan. Tu resteras mon frère quoi que tu aies l’intention de faire. Je
t’interdis de me tourner le dos, Dean !
Dean ravala un hoquet, réalisant que Dan avait mal interprété son propos. Ou plutôt
mal « extrapolé ». Il n’était pas en train de renier leur lien fraternel. Toujours était-il que s’il
en avait eu l’intention, son aîné venait de lui refuser cette prise de position. Ça lui fit bizarre.
— Tu sais quoi ? poursuivit Dan d’une voix presque désabusée. J’en ai ma claque. Je me
suis longtemps modéré. Eh bien j’en ai assez de vivre dans ton ombre ! Je vais le prendre,
l’embrasser pleinement, ce droit d’aînesse. Et tu peux dorénavant compter sur moi pour te
botter les fesses à chaque fois que tu feras une bêtise !
Dean ne réfléchit pas lorsqu’il l’empoigna par le col de son polo et rapprocha
brusquement leur visage.
— Encore faut-il que tu y parviennes, grand-frère, susurra-t-il avec fiel.
— Je suis stérile, petit-frère, lâcha Dan avec platitude.
14
La révélation incongrue eut plus d’effet qu’un bon crochet du droit. Dean le relâcha
vivement, recula pour assurer son équilibre, et battit des paupières. Certainement pour
marquer son incrédulité.
Dan eut un rire rauque, complètement faux. Voilà, il l’avait finalement dit. Et il n’en
ressentait aucun soulagement. Il n’y aurait que des conséquences… désastreuses.
— Je ne peux pas rentrer dans le schéma de succession, même si c’était mon vœu le
plus cher ! Tu vois, fit-il en écartant les mains dans une attitude sarcastique. Tôt ou tard,
Rudy aurait été appelé. Et c’était à toi de faire en sorte que cela ne se produise pas. Tu es
parti, Dean ! clama-t-il. Alors pourquoi reviens-tu ? Pourquoi enchainer cet enfant à un
héritage aussi vicié ?! Tu as craché des mots durs au visage de Père parce qu’il faisait
exactement ce que tu es en train de faire en ce moment !
Dean vit rouge. Stérilité ou pas – diantre, ça c’était une saleté de coup bas ! – il n’allait
pas ménager son frère. Ce type était complètement lobotomisé. Vendu à Vince corps et âme.
Si vendu qu’il ne lui avait pas laissé la moindre parcelle dans le giron de leur géniteur. C’était
leur père à tous les deux, mais Dan avait tout pris ! À tel point que tout ce qu’il faisait, lui,
tout ce qu’il avait donné, tenté, sacrifié, n’avait jamais été assez.
— Tu as la mémoire courte, ma parole ! Tu chiales car ce que tu as toujours voulu te file
entre les doigts, à toi le fils prodige, pour revenir aux mains du fils fumiste.
— Oublie cette jalousie ridicule ! s’emporta Dan.
Dean y opposa une ire caustique :
— Dans ta bouche, ça sonne creux, Danny. Toi et moi savons pertinemment à quoi nous
en tenir. Tu viens de le reconnaitre, je te faisais de l’ombre. Et tu m’as laissé couler à cause de
cette « ridicule jalousie ». Parce que c’était tout bénef pour toi, tu n’as pas daigné lever le
petit doigt quand ils m’ont enfermé pour la troisième fois à San Del Barrio. Excuse-moi d’y
avoir égaré ma clémence !
Dan se mordit fortement la lèvre inférieure, au risque de se blesser. Dean renifla, tandis
que la douleur se faisait vive, comme une blessure à peine cicatrisée dont on aurait
violemment arraché la croûte. Elle saignait encore, 13 ans plus tard. Au moins l’autre avait-il
la décence d’éprouver de la culpabilité. Ces yeux perclus de remords ne mentaient pas,
lorsqu’ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux de votre mère.
— Alors tout part de là ? souffla Dan, sentant comme un étrange fourmillement dans les
doigts.
« Tu savais que c’était des enfoirés et tu les as laissés faire ! Une fois de plus ! » Telle
était la portée de cette fois « de plus ». Elle remontait à plus d’une décennie. Mais à l’époque,
Dean avait poussé tout le monde à bout. Se droguer… Comment en était-il venu à cette
extrémité de faible !? Un Leblanc ne se réfugiait pas derrière un psychotrope pour assumer
ses responsabilités. Son frère n’avait fait que mettre en évidence son inaptitude à porter leur
héritage.
Et puis, même s’il avait élevé la voix, sa parole n’aurait pas été prise en compte. Dan ne
pouvait rien contre la décision du patriarche. Pour alléger sa conscience, il s’était convaincu
que cela concourrait au bien de son cadet. Du moins, il avait essayé.
— Tu avais besoin d’être sauvé de toi-même.
Dean éclata d’un rire sans joie et finit par soupirer, las. Dan aurait pu y mettre de la
conviction. Peut-être alors l’aurait-il cru.
— Si tu le penses encore aujourd’hui, alors à quel point ai-je pu être aveugle…, dit-il,
plein d’amertume. Je n’avais pas besoin d’être sauvé de moi. J’avais besoin de mon frère.
Mais c’est ce soir que je réalise que je l’avais perdu bien avant cela.
Un rire nerveux lui échappa à nouveau. Un rire douloureux.
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— Toi et moi sommes liés uniquement parce que ton neveu t’adore. Et si tu n’es pas
encore complètement soûl, tu auras remarqué qu’il t’appelle toujours oncle Danny.
Le regard dévasté de Dan ne l’attendrit guère. Lui aussi avait ses propres démons à
gérer. Ils n’étaient pas beaux à voir, lorsque les masques de bienséance et les miroirs de
politesse se brisaient. Leurs aveux avaient été à double-tranchant, meurtrissant celui qui les
faisait et la personne à qui il les destinait. Dean ravala la boule dans sa gorge et força les mots
dans sa bouche.
— Je n’ai plus rien à te dire, Dan. Seulement… (il leva un doigt menaçant, puis le baissa
comme si son bras était soudain devenu lourd) ne te mets plus en travers de ma route.
Il tourna brusquement les talons et s’en fut.
En proie à un début de panique, Dan se jeta sur le combiné et trouva rapidement le
numéro de son correspondant.
— Oui, qu’y a-t-il, Dan ?
— Dean sera à Nior demain. Contacte-le.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Fais-ce que je te dis, Nat ! gronda-t-il. Tu aviseras en fonction de la tournure de la
conversation.
En ce qui le concernait, il avait tout foiré. Il n’avait même pas pu dire le quart de ce qu’il
avait prévu. Morgane n’avait jamais autant eu raison. Une discussion avec son frère était un
duel ; un bras de fer coriace… qu’il avait probablement perdu. Pas sûr que Jonathan ait plus
de chance, mais il ne devait rater aucune occasion de travailler Dean.
— Attends demain matin, précisa-t-il. Laisse passer la nuit. (Sa tête brûlée de frère
devait se calmer avant.)
— Ça te tuerait de m’expliquer ? s’irrita son cousin.
— Oui ! Parce que tu ne comprendras pas, et je me tuerai à la tâche, asséna-t-il, cassant.
Bonne soirée, Jonathan.
— Dan… Tu vas bien ?
— Oui, pourquoi ?
— Tu as un chat dans la gorge.
— Il fait moins doux ici qu’à Balmer, j’ai attrapé froid. Appelle-le sans faute, Nat. Bonne
nuit.
Dan raccrocha, laissa tomber le téléphone dans le canapé, et alla ouvrir une seconde
bouteille. Cette fois, il la choisit plus corsée que du champagne.
*o*o*
Le bolide glissait sur l’asphalte avec la fluidité d’un marsouin dans l’océan. Le cadran
des vitesses hésitait entre 180 et 185. Il roulait à tombeau ouvert comme pour distancer les
monstres surgis du passé et qui lui donnaient la chasse. Plus vite il se rapprocherait de Nior,
plus grandes seraient ses chances d’échapper à leur traque.
Le sceau inhibiteur, le sortilège d’entrave de ses démons, se trouvait dans cette ville
qu’il s’était pourtant juré de fuir depuis le rapt de son ange. Et le voilà, retournant sur les
lieux du crime parce qu’il avait besoin de son mage. Pourquoi Red se trouvait-il si loin de lui ?
Pourquoi n’es-tu pas là, Andy ?
Il avait pourtant passé l’âge d’être aussi affecté par une dispute de frangins. Il n’était
plus le gamin belliqueux qui masquait le manque de son frère par son attitude rebelle. Mais la
pression qu’il exerçait sur le volant ne décrut qu’au péage.
Dean grommela en pensant au courrier que recevrait l’agent Sainsbury pour excès de
vitesse. Les radars sur son trajet n’avaient pas chômé. Pas sûr qu’on lui prête une seconde
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fois ce joli bébé. Avec un peu de chance, l’IANS supprimerait les enregistrements dans les
archives du réseau routier. Si les agents devaient rester discrets en toute circonstance, ça la
foutrait mal de semer des infractions, et de laisser des pistes retraçables.
À moins qu’il débloque carrément, et que cela ne porte pas à conséquence si ce n’est
alléger un portefeuille. Sachant le poids de sa fortune actuelle, ça relèverait de
l’insignifiance… Dean expira avec force. Il distrayait ses pensées pour éviter qu’elles ne
tournent en boucle, lorsqu’elles ne s’entrechoquaient pas.
Il avait besoin d’un défouloir, or l’autoroute n’était pas un bon exutoire. Cette jungle
goudronnée requérait de la prudence et son comportement à risque était irresponsable. S’il se
fichait peut-être de se foutre en l’air, ce n’était pas le cas des autres usagers. Et il avait un fils
et un amant qui tenaient à lui. Alors il trouva un nouveau véhicule à ses sentiments
tumultueux : la musique.
La voix du chamane Red Kellin exorciserait efficacement ses démons. C’était bête de ne
pas en profiter, d’autant plus qu’il avait le sort approprié : BLAST ENVY. La chanson
canaliserait sa rage, son ras-le-bol et son aigreur, en les exprimant mieux que quiconque.
Mieux que lui-même.
C’était nocif de ressentir des émotions si négatives envers son frère. Mais il avait beau
se raisonner, les flots ne cessaient de gronder, laborieusement retenus par le barrage d’un
cœur qu’il tentait d’endurcir. En vain. Puisque les eaux menaçaient de déborder, la musique
lui servirait d’écluses.
Dean lança l’appli walkman de son smartphone et sélectionna la bonne piste. Des notes
enragées s’élevèrent dans l’habitacle tandis qu’il réintégrait la circulation à la vitesse
recommandée.
Cloudy sky, fog in my city
Everything now seems blurry
But I can’t let go of reality
When it came to such misery
.
It doesn’t matter taking time
Doing things the right way
‘Cause here, you go again
Stealing my work away
.
It’s such a pain, really
Dealing with that urge
Calling for a BLAST ENVY
This kind of bloody rage
.
[One urge, to blow everything
One urge, to burn everything
One urge, to blast everything
A desire
Mine: to spit on your face
Yours: to leash my WILL
A desire
To get out of your vicious space
You make me wanna KILL]
.
Tell me why you keep on acting
Like you were an outright saint
Tell me why you keep on trying
Hey fucker, what’s your point?
17
.
You’re emptying my horizon
Your fucking so-called bounty
Is just another kind of prison
You’re a drain to my creativity
.
It’s such a pain in the ass
Dealing with that urge
Calling for a HOLOCAUST
This kind of bloody rage
.
[One urge, to blow everything
One urge, to burn everything
One urge, to blast everything
A desire
Mine: to spit on your face
Yours: to leash my WILL
A desire
To get out of your vicious space
You make me wanna KILL]
.
Stop pulling, harassing me
Why annoying, pushing me?
You only inspired me how to loathe
Gave you all, yet it’s never enough!
.
The type of love you require
Is so much an overpressure
You know your evil desire
Is crushing my little pleasure
.
It’s such a pain, geez!
Dealing with that urge
Calling for a BLAZE
This kind of bloody rage
.
[One urge, to blow everything
One urge, to burn everything
One urge, to blast everything
A desire
Mine: to spit on your face
Yours: to leash my WILL
A desire
To get out of your vicious space
You make me wanna KILL]
.
Now jaded is my imagination
So I buried all your adoration
I’m fed up, let’s see if you win
You were once my medicine
Today you’re just the gasoline
And I couldn’t care less
I’m burning all the mess
You’ve gone and put me in
.
[One urge, to blow everything
18
One urge, to burn everything
One urge, to blast everything
A desire
Mine: to spit on your face
Yours: to leash my WILL
A desire
To get out of your vicious space
You make me wanna KILL]
Deux heures plus tard, c’est revigoré à bloc sur un RENOVATIO entêtant, que Dean
s’échappait du périphérique de Nior, pénétrant enfin au cœur de Paradise City, la ville qu’on
ne quittait pas. Il renifla face à l’ironie. Elle défendait bien sa réputation.
Il se surprit à fredonner les paroles, ne s’attendant pas à les connaître par cœur. Ça en
disait long sur le succès du single pour qu’il ait imprimé naturellement ses lyrics. Et plus que
tout, leur sens lui faisait du bien. La portée des mots de cette chanson n’avait jamais été aussi
juste.
Red avait raison. Pourquoi n’écoutait-il pas son amant, au lieu de se focaliser sur les
aprioris, et les attentes d’une famille qui ne le connaissait pas, et ne le connaitrait jamais ? Sa
rancœur n’était qu’une arme qu’il donnait aux autres pour l’atteindre. Son ressentiment
faisait de lui leur obligé. Les gens se serviraient toujours de ses erreurs pour lui mettre la tête
sous l’eau. Alors inutile de les ressasser lui-même et d’en nourrir le souvenir. Il finirait à la
longue par en faire sa nécrologie, au lieu d’en tirer un enseignement.
Il se lâcha complètement et hurla les strophes suivantes à tue-tête. Le genre de chose
presque honteux que l’on faisait seul, au volant de sa voiture, bien à l’abri d’oreilles
moqueuses.
You held a grudge
No time they said
You’ve got hatred
No need for that
No one stands
On the side of angels
Forget your forfeits
They’re just gonna hang on it
On one’s tod, stand
To tell them you can make it
.
Bring it to the flame
Burn it till the core
Ruin it to the death
This is the very moment
To wither an old sacrament
Time for uprising
The riot machine
Is on duty, raising
Nations and their decay
Toward the era of renewal
.
RENOVATIO is NOW
Oui, un vent de renouveau soufflait dans sa vie. Il ne devait pas s’écarter de cette voie.
Qu’importe les embuches, il avançait. Les chaînes du passé ne le retiendraient plus. Tout ce
qu’il avait à faire était de vivre selon ses convictions, et de montrer à la face du monde qu’il
était heureux ainsi. Heureux avec son fils ; heureux avec l’homme de sa vie.
19
Il demanda à son smartphone de géo-localiser le plus proche commerce ouvert 24
heures/24. À la Saint Valentin, ils se mettaient tous au régime « fleurs et cartes glamour ».
Aucun fleuriste n’ouvrant à minuit passé, il se contenterait d’un bouquet en grande surface,
préemballé. L’idée lui vint d’en acheter plusieurs. Ça lui ferait de la matière pour en composer
un seul avec harmonie. Il y mettrait tout son sens artistique et la rigueur d’un adepte
d’ikebana. Red ne méritait pas moins.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Dean ressentait un pur bonheur à cet instant. Se
dire qu’il allait acheter pour la première fois des fleurs à son amant, le mettait terriblement
en joie. Geez, il devenait mièvre.
Reprends-toi, Dean. Ce n’est tellement pas… « toi » !
Red avait intérêt à apprécier. Il ne le referait pas deux fois.
*
La bonne humeur de Dean ne fut pas entamée par le refus auquel il se heurta.
— Je suis désolée, monsieur, je ne peux pas accéder à votre demande.
Il sourit à la réceptionniste. Clarissa – lut-il sur son badge – espérait vraiment résister à
son charme ? La malheureuse ! C’était une aubaine que l’hôtesse de nuit soit une femme. Il
n’aurait eu aucun mal à convaincre un homme, mais ç’aurait présenté un autre type de
challenge.
Le Golden River soignait particulièrement son image. Si bien que les agents d’accueil,
les serveurs officiant au restaurant, les portiers, les voituriers et les quelques milliers de
personnel au service de sa riche clientèle, sortaient quasiment du même moule. La rumeur
disait qu’il fallait envoyer ses mensurations en lieu et place de CV pour espérer décrocher un
entretien d’embauche.
La réception était majoritairement assurée par la gent féminine. C’était un brin sexiste,
mais la politique de la maison était de servir des sourires charmants de jeunes femmes à ceux
qui donnaient de leur carte bancaire pour bénéficier du standing multi-étoilé de
l’établissement. Dean glissa son passe-droit MIP sur le plan verni du bureau d’accueil et
réitéra sa demande.
— J’ai juste besoin de son numéro de chambre, Clarissa. Je sais qu’il est à cet hôtel, je
me suis chargé de sa réservation.
Rebecca ayant pris en main la suite des opérations, il n’avait pas cherché à savoir quels
appartements avaient été attribués aux Beat’ONE, du moment qu’ils étaient logés dans une
aile commune. Il avait eu des scrupules à contacter si tardivement la jeune femme. C’était
probable qu’elle soit encore éveillée, vu le rythme effréné de Nior en plus des exigences de la
convention rock. Mais il ne voulait pas risquer de fuite. La surprise devait être totale, d’où sa
réticence à contacter les trois autres rockstars.
— Ne le prévenez pas de ma présence, je lui fais une surprise.
Et si Red n’était pas encore rentré, il l’attendrait. Oui, devant sa porte, comme un con,
avec un bouquet de fleurs. On lui avait demandé de se montrer romantique après tout…
Clarissa déglutit. Elle s’était pétrifiée en lisant les informations sur la carte biométrique
violacée. Elle la glissa dans le lecteur à puce en se raclant la gorge.
— Je vais voir ce que je peux faire, sourit-elle, un peu crispée.
Elle avait l’habitude des MIP, mais certainement pas d’un Leblanc. La raideur de ses
épaules la trahissait.
— Détendez-vous. Vous n’aurez qu’à me joindre à la chambre d’Andy Rell s’il vous
arrive quelque chose de fâcheux avec la hiérarchie. Mais je doute que l’on vous tienne rigueur
d’avoir satisfait les désirs d’un client privilège.
Elle parut se rasséréner. Bien sûr qu’il avait raison !
20
— C’est la suite 3015, au 30ème.
— Merci, Clarissa. Et joyeuse Saint Valentin, dit-il en lui tendant un bouquet coloré.
Déjà intimidée, la jeune femme s’empourpra davantage. Il aurait pu la soudoyer avec
dès le départ, mais il préférait que cette touche finale lui fasse oublier que Dean Leblanc se
rendait dans la suite du chanteur des Beat’ONE. Il ne voulait pas parier sur son ignorance de
la vraie identité de Red Kellin.
Elle battit des paupières devant la grosse boule florale aérée, rendue chic par un bel
assemblage de roses aux tons rouges, mariées à de délicats freesias blancs. Dean n’avait pas
eu le cœur à les jeter. Ces fleurs avaient encore de quoi faire naitre un sourire. Aussi avait-il
reconstitué un second bouquet avec les restes.
— Si vous avez un ou une partenaire à cran sur ces choses-là, dites-lui que c’est offert
par la maison, susurra-t-il avec un clin d’œil.
La pauvresse se liquéfia sur place. Dean l’ignorait, mais Clarissa – toujours célibataire
– venait de trouver son job de nuit soudain très rafraichissant.
— Merci. Elles sont ravissantes, minauda-t-elle en les humant. (Elle avisa le second
bouquet plus conséquent, que Dean avait en main.) Il va être ravi, dit-elle avec un clin d’œil
en retour, en lui remettant sa carte. Il est magnifique.
Pour un homme magnifique, pensa Dean.
— Mes remerciements pour cet avis éclairé.
Elle gloussa. Dean ne s’en inquiéta pas outre mesure. Il fallait qu’elle ait sincèrement
renoncé à son job – et à son équilibre social –, pour cafter.
*o*o*
— Je ne peux pas faire un tour au Nightshade demain, Iris. … Non, même pas à midi !
Toi, tu n’as absolument aucune idée du travail qu’il y a en amont d’un concert, pas vrai ?
Red réprima un bâillement. Contrairement à lui, Iris était un oiseau de nuit bien plus
résistant. Et pour cause, le barman vivait quand le soleil se couchait, alors que lui avait une
journée de folie dans les pattes.
Après MCS-Radio, les studios du Canal 6 les avaient invités sur le plateau du JT, en fin
d’édition, pour parler de la Rock-Feast et de l’évènement mythique qui serait remis à l’ordre
du jour : le Rock’n’Rumble. Ils avaient compris que la chaine cherchait à se faire pardonner
du tollé de la matinée avec un de leurs chroniqueurs phares. C’était un comportement assez
inusité de la part d’un média aussi populaire, mais au fond ce n’était qu’une autre manière de
récupérer un audimat. Les Beat’ONE ayant aussi un album à promouvoir, n’avaient pas fait la
fine bouche.
Ensuite, ils avaient été attendus à une conférence de presse au Triumph Hotel. Une
heure plus tard, ils honoraient un fan-meeting au Tripel Regal, un club-house partenaire du
Sinéad. Ces horaires inconvenants faisaient partie des tracas de leur métier. Il avait fallu
sourire, poser, sourire, signer des autographes, sourire, rembarrer des journaleux pour la
forme – réputation d’anarchistes oblige –, et encore sourire. Red s’étonnait de ne pas avoir
mal aux zygomatiques mais aux pieds.
— Pourquoi tu ne viendrais pas avec moi au Sinéad, proposa-t-il en massant le gros
orteil libéré de son bas en laine. Passe me chercher à l’hôtel. … Si tu veux que ta mascarade
fonctionne avec Jimmy, il te faudra me coller aux basques, mon coco ! … Les gens doivent
nous voir ensemble. I Jet-Set® et compagnie ont déjà fait la moitié du travail. Mets-y du tien.
… C’est pas moi qui te courre après, t’as fumé la moquette ou quoi ?! s’indigna-t-il.
Un carillon annonça une visite tardive.
— Room service !
21
Red se statufia. Il n’avait pas demandé de room service. Et qu’il soit damné s’il ne
reconnaissait pas ce timbre vocal ! Mais Dean ne pouvait pas être à Nior. À cette heure, il
faisait sa valise pour les îles Galápagos… S’il commençait à douter de son oreille absolue,
autant arrêter la musique.
— Attends deux secondes, papito.
Il ne sut pourquoi il rejoignit l’entrée sur la pointe des pieds. C’était risible, mais c’était
plus fort que lui. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, non à cause de ses spéculations,
mais parce qu’il se sentait pris sur le fait, en pleine discussion avec Iris du planning de leur
Saint Valentin pour rendre leurs mecs jaloux. Ça ne pouvait être Dean à la porte, nom d’un
chien ! Ce serait carrément flippant !
Ce type a un radar en « cocufiage » intégré, fut la première pensée qui traversa l’esprit
de Red lorsqu’il zieuta à travers le judas. Puis la réalisation lui fit l’effet d’une vague des côtes
balmériennes s’abattant sans merci sur sa personne, l’emportant vers le large.
Dean se tenait derrière cette porte. Un battant de bois le séparait de l’homme censé
mettre les voiles à l’autre bout du Pacifique.
— Hé Iris, fit-il d’une voix presque éteinte, je vais me décommander.
Il n’entendit pas l’indignation de son interlocuteur, occupé à savourer la sensation
nouvelle qui venait de se lover dans son cœur. C’était chaud, tendre et puissant. C’était
euphorisant, poignant et d’une limpidité telle qu’il en eut presque les larmes aux yeux.
Quoi que lui ait fait cet homme, quoi que lui ferait Dean, il ne cesserait jamais de
l’aimer. Parce que ça s’imposait avec l’implacabilité d’une évidence : il avait trouvé le bon. Il
n’en doutait pas, puisqu’il le disait dans sa chanson si bien nommée, SAY IT IN A SONG.
Mais il était doux, ce sentiment d’avoir confirmation d’une chose que l’on savait déjà. Qu’on
avait toujours su, de manière intrinsèque.
I got something spinning round in my head
You know, the feeling is so strong, I've got no fear
Listen to the truth inside my heart, it’s crystal clear
[…]
These words I didn't dare tell anyone
Let the whole world know you’re the one
— T’as pas le choix, mec, souffla-t-il au téléphone. Tu fais pas le poids contre Dean, et il
vient d’arriver. … Oui, c’est ça. Je pense qu’il ne verra pas d’inconvénient à te consoler de
moi, pouffa-t-il.
Évidemment ce queutard d’Iris avait paré à ce genre d’éventualité, vu la rapidité avec
laquelle il venait de passer au plan B, pour ne pas dire au prochain plan Q.
— Ça ne t’a pas échappé qu’il te mangeait des yeux, hein ? Mais je te conseillerai de
rester correct. Il me semble que Law ne drague pas les mecs en couple. … Si tu le dis. T’es
célibataire quand ça t’arrange ! Faut que j’y aille, beau gosse. Tu m’excuseras.
Il raccrocha sans attendre de réplique. Jimmy aussi devrait lui pardonner son manque
d’implication dans cette opération de rabibochage. Le croupier n’avait qu’à ne pas vadrouiller
sous d’autres cieux, en laissant le phallus ambulant de son mec sans surveillance. Il n’était
pas leur chaperon non plus ! Et il avait ses propres déboires amoureux.
Son homme jugea que sonner une seconde fois était superflu. Dean frappa carrément
du poing contre la porte, testant sans doute la solidité de ses gonds.
« Ouvre cette putain de porte, Andy ! »
Oui, oui, c’est bon !
Son for intérieur pouvait prendre son mal en patience, deux secondes ! Le temps qu’il
se recoiffe sommairement, passe une mèche rebelle derrière son oreille, ajuste son T-shirt,
tire sur son short pour dégager le nylon de son boxer qui furetait entre ses fesses, se
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débarrasse du second pied de sa paire de bas, se passe la langue sur les dents, vérifie son
haleine, s’assure qu’il ne sentait pas des bras, confirme qu’aucun résidu ne s’était réfugié sous
ses ongles vernis de noir, et last but not least, qu’il lui restait encore une rémanence de
Kanon© O, son parfum de ce matin.
« Tout est en place ? Ta jauge de séduction est toujours pleine ? Maintenant ouvre cette
connasse de porte avant qu’il ne se barre ! »
Décidément, Bad Red était impatient. À moins que ce ne soit Good Red... Bref. Le Red
en chair et en os posa la main sur la poignée, inspira un bon coup, se traita de tous les noms
pour sa réaction d’ado, et ouvrit – enfin – la porte.
Le soulagement de Dean se lut dans ses yeux. Il avait commencé à craindre que la suite
soit inoccupée.
— Bonsoir, dit-il d’une voix à rendre jaloux le plus cavalier des crooners.
Oh my !
S’il voulait la jouer ainsi, Red était son homme. Il s’adossa nonchalamment contre le
linteau de la porte, adoptant ostensiblement une attitude « sexy ». Sans faute, le regard de
Dean coula sur ses longues jambes mises à l’honneur par la courtesse du denim.
— Bonsoir, monsieur. Je ne me souviens pas avoir commandé de room service.
— C’est bizarre. J’ai pourtant une livraison.
— Vous êtes sûr qu’il s’agit de la bonne adresse ?
— Parfaitement certain.
— Alors on a un problème. Je devrais contacter l’accueil.
— Je crains que l’accueil ait été corrompu par mes soins, avoua éhontément Dean.
Le sourire de Red s’épanouit. Le jeu n’allait plus durer. Il le sentait à l’impatience qui
grimpait dans sa poitrine, venue de son bas ventre telle une créature avide qui n’aspirait qu’à
se libérer. Aussi curieux soit-il, elle répondait à l’appel impérieux de son interlocuteur. La
même voracité se lisait dans le regard concupiscent de son amant.
Le plus savoureux était la surprise de le voir là, plutôt que le fait de le voir en soi.
Devant sa porte, son homme était aussi beau qu’une apparition divine homérique, alors qu’il
ne l’attendait pas le moins du monde. Tant que Dean arriverait à le surprendre ainsi, il
saurait trouver en lui de quoi follement tomber – à nouveau – amoureux. Et comment ne pas
fondre face à ce genre de déclaration si « deanesque » !
— Tu as conscience que cet effort de te charmer, je ne le ferai qu’avec toi ? (Bien que ce
soit plus un plaisir qu’un effort.) Je suis probablement tombé sur le « type » qui
collectionnera les conquêtes en rétribution à mes incartades. Mais tu es tombé sur le « type »
qui séduira plusieurs fois le même partenaire.
Red se pinça les lèvres pour ne pas exhaler comme un vendu. Il était totalement éperdu,
pour ne pas dire perdu à cette cause du nom de Dean Leblanc. Et son amant ne lui avait pas
encore assené le coup de grâce, comprit-il, lorsque ce dernier s’avança et dévoila ce qu’il
cachait dans son dos.
Dans un nid de feuillage vert franc et panaché, de belles roses blanches embrassaient
intimement une unique et magnifique rose rouge. Celle-ci était énorme, aussi écarlate qu’une
tache de sang au beau milieu d’un champ de ses semblables immaculées. Le contraste épuré
mettait le rouge à l’honneur. C’était un hommage à l’essence même de Red. Un éclat carmin
d’amour confectionné pour captiver un cœur. Un bouquet messager composé pour faire
chavirer. Et Red chavira.
Il porta la composition florale à ses lèvres, et se délecta de sa fragrance. Sans prévenir,
il se jeta au cou de son amant, manquant de les faire tomber. Le sentant trembler légèrement,
Dean referma tendrement ses bras autour de lui, comme s’il craignait de le briser.
23
— J’aime te séduire, sourit-il, les entrainant lentement à l’intérieur de la suite. Parce
que tu es et resteras ma seule conquête, Andy. Mon unique quête.
Du pied, il poussa la porte derrière eux et revint susurrer à l’oreille de Red dont
l’étreinte se faisait plus fébrile :
— Je le referai encore et encore... Et encore.
Cela suffit à déclencher les feux de la passion. Envolée, la fatigue de la conduite et de la
journée. Oubliés, les tracas de couple, les petits tacles entre amants. Il n’y avait plus que ce
besoin impérieux à satisfaire. Ce désir de l’autre à assouvir. Cette soif d’amour à étancher.
Sous le joug d’un fougueux baiser, Dean se tourna et plaqua violemment Red contre le
battant de la porte, actionnant la clenche et le loquet. Cette fois ils étaient bien à l’abri, dans
le vestibule de la suite. Le chanteur laissa échapper un gémissement qui sonna bien trop
érotique pour évoquer une quelconque manifestation douloureuse.
Il aimait que Dean ne le traite pas comme une chose fragile. Et selon les circonstances,
une certaine brutalité donnait une autre saveur au sexe. Surtout lorsqu’il s’agissait de
réconciliation. Avec force, il ceignit de ses jambes les hanches de son amant. Celui-ci tira
brusquement sur sa crinière, comme pour le punir de lui scier le dos.
Red rit, euphorique, exposant sa gorge à un homme vorace qui ne se fit pas prier pour y
butiner. Tant pis s’il laissait des marques dans son cou. Tant mieux… en fait. Il arborerait
avec panache cet aveu de luxure tant que Dean en serait coupable.
— Baise-moi comme un sauvage, mon amour !
Tout fut dit dans cette déclaration. Dean laissa échapper un grognement d’assentiment
à la limite du barbare. Le bouton pression du short en jean ne survécut pas à l’empressement
de ses doigts. Les coutures du T-shirt subirent le même sort, et la boutonnière de la chemise
capitula avec un craquement.
En en tournemain, Red fut nu, à nouveau juché à la taille du mâle qui l’excitait en se
frottant sensuellement contre son entrejambe. Dean lui fit l’amour, là, contre la porte de sa
suite, pratiquement entièrement vêtu, alors que lui n’avait qu’un bouquet de roses blanches
et rouge à la main.
Il se souviendrait longtemps de l’orgasme dont il avait été récompensé. À compter de ce
jour, Red Kellin ne verrait plus l’entrée d’une suite d’hôtel du même œil.
*
La place froide à ses côtés manqua de le doucher. Ce constat amer le libéra
complètement de l’emprise de Morphée. Red s’assit brusquement, alarmé. Il retomba avec
soulagement dans les oreillers lorsque la porte de la salle de bain s’ouvrit sur un Dean en
peignoir, cheveux encore humides. Le sourire qu’il lui servit ne fut pas convaincant. Au
contraire, il ne récolta qu’un froncement de sourcils interrogateur.
— Hey, beau blond !
— Tu as pensé que j’étais parti comme un voleur.
L’affirmation ne lui laissa pas la moindre chance de nier. Bien qu’il n’aurait pas
employé « voleur ».
— Ta place était froide, confessa-t-il piteusement.
Red se désola de son propre cas désespéré. Le soupir de Dean avait été éloquent, du
genre : « qu’est-ce que je vais faire de toi, Andy ? »
Me jeter à la poubelle ?
Dean le rejoignit et le fit asseoir dans le lit en le prenant par la main. Red enroula les
draps de soie autour de sa taille, refusant de se sentir trop exposé. Il n’aimait pas la
vulnérabilité qui sourdait de sa personne bien malgré lui. Son homme caressa
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machinalement ses doigts de son pouce, geste contrastant fortement avec son expression
préoccupée.
Une étrange inquiétude assiégea les entrailles du chanteur. À quoi pensait son amant,
pour lui servir un visage si grave ?
— On ne devrait plus remettre en question notre couple, Andy.
Red se mordit l’intérieur des joues, sentant venir la conversation « super sérieuse ». Il
n’y couperait pas.
— Tu n’as pas confiance en moi.
Son appréhension irrationnelle l’empêcha de répondre à voix haute. Aussi démentit-il
d’un vif hochement de tête. Bien sûr que si, il avait confiance en Dean ! Il ne s’abandonnerait
pas de la sorte dans ses bras, si ce sentiment n’y était pas. L’autre dut le comprendre puisqu’il
reformula :
— Tu n’as pas confiance en nous. Cette défiance te fait tout remettre en cause. Au
moindre vacillement, j’ai l’impression que tu remets les pendules à zéro, et qu’il faille tout
recommencer.
Red se sentit pitoyable. Il aurait aimé nier, or il se devait d’être honnête avec son cœur.
Il y avait du vrai dans les propos de son amant. Mais celui-ci n’avait qu’à s’assurer que son
comportement ne génère pas ces fichus doutes !
— Eh bien, tu sais quoi ? Je recommencerai, dit ce dernier en s’asseyant à ses côtés.
Dean libéra sa main pour prendre tendrement ses joues en coupe. Il se passait quelque
chose de fort à cet instant, car les mots ne pouvaient décrire ce que transmettaient ces yeux
de lagon, toujours aussi hypnotiques qu’au premier jour.
— Je te l’ai dit. S’il faut que je renaisse, que je revienne à nouveau dans ce monde ou
ailleurs, c’est toi que je chercherai. Peu importe que mes propos soient absurdes.
Red déglutit, comme pour ravaler son émoi et le contenir au creux du ventre. Il
s’agissait des paroles de “OVER” LOVED ONE, la chanson que lui avait écrite Dean en
réponse à sa déclaration d’amour musicale. Il ferma brièvement les yeux, se centrant sur
l’exquis sentiment qu’elles engendraient en lui.
— Élève des murs de doutes entre nous, si tu veux. Mais je les abattrai jusqu’au dernier
et en ferai des ponts qui me mèneront à toi.
Red lutta contre ses larmes. Ce type avait de sales paroles. De celles qui le changeaient
en fontaine. Il avait besoin de sa voix ce soir, putain ! Dean n’avait pas intérêt à la lui casser !
— Parce qu’il n’y a personne d’autre que vous, monsieur Kellin, souffla Dean en
accolant leur front pour mieux se perdre dans ses yeux. Ça doit, ça ne peut être que toi, tu
comprends ?
Red resta silencieux. Non seulement la déclaration l’avait rendu muet, il avait aussi
peur que sa voix se fêle s’il la laissait s’échapper. Sa gorge nouée d’émotion n’était plus douée
de parole. Dean lui sourit avec amour, se recula et mit un genou à terre.
— Et même si tu ne le saisis pas maintenant, j’ai décidé que ce sera toi.
Le chanteur frôla l’apoplexie lorsque son amant lui prit à nouveau la main, plongeant
son regard dans le sien. Était-ce vraiment ce à quoi il pensait ? Son cœur rugit dans sa
poitrine. Il se serait sans doute échappé si sa cage thoracique n’était pas constituée d’os.
C’était réellement en train de se produire ?!
Dean n’était quand même pas sur le point de… à cette minute même… à genoux devant
lui… cette posture solennelle n’était pas… NON, IMPOSSIBLE ! Oh gosh, il ne savait même
plus ce qu’il pensait ! C’était le black-out total.
— Andy Rell, veux-tu…
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Dean se mordit la langue, pressentant qu’il le payerait cher. Mais le risque valait la
peine d’être couru. Il jurerait que la respiration de Red s’était arrêtée. Le pauvre homme lui
semblait déjà bleuir par manque d’oxygénation. Il bâillonna sa Petite Voix qui tentait de lui
faire entendre raison.
— Veux-tu bien être mon… Valentin ? termina-t-il sa demande.
Le choc de Red fut plus que visible. Dean le sentit se crisper, avant qu’il ne devienne
livide, aussi blanc qu’un gyoza à la vapeur.
Lorsque le chanteur reconnut la lueur vile de Calamity Dean dans son regard, il
explosa. Pour un peu, on aurait dit littéralement. Il bondit du lit, poussa du pied le malotru
qui s’affala sur la tapisserie en proie à un début d’hilarité. Un doigt impérieux, presque divin,
fut pointé sur le blond, alors que le drap fluide tombait au sol, révélant le saint Graal. Le
« nudiste » n’en eut cure.
— Dean Lightfoot III Leblanc, tu es un impie du romantisme, t’entends ?! gueula-t-il
alors qu’un éclat de rire s’élevait de la chambre.
Cet homme avait surpassé Jeff en cassage d’ambiance romantique. Hana disait que son
homme n’avait pas son pareil pour ruiner une séquence émotion, mais le bassiste venait de
trouver son maître en la matière. Red réprima péniblement ses larmes de déception.
— Va au diable, espèce de Grand Con !
— Hé ! s’insurgea Dean, les yeux larmoyant d’hilarité. À quoi t’attendais-tu, chéri ?1
Il se payait sa tête, là ?! Qu’il pose la question était le summum du foutage de gueule !
Fulminant, Red s’enferma dans la salle de bain en claquant la porte. Dean lui courut après,
espérant réduire les dégâts.
— Andy ! S’il te plait, petit cœur, ouvre cette porte.
— Va te faire voir chez Lucifer, Leblanc ! Va rôtir en enfer !
Dean ricana, peinant à retrouver son sérieux. Il déplorait de n’avoir pu immortaliser la
réaction de Red.
— Si des verrues pouvaient te pousser dans la gorge à chaque fois que tu dis des
conneries, tu réfléchirais à deux fois avant de débiter tes sornettes !
— Ce n’est pas faisable, mon amour.
— Ta gueule ! Va-t’en, Dean. Je te déteste !
— Moi aussi je t’aime.
— Je te déteste encore plus !
Dean sourit. Il aimait à croire que c’était une autre forme de déclaration d’amour. La
colère de Red lui passerait. Mais il déchanta lorsque l’homme sortit de la salle d’eau, toujours
furieux. Sa douche ne l’avait pas calmé. Aïe... Fumer le calumet de la paix s’annonçait
laborieux.
— Allez, Andy. Tu ne vas pas me faire la tête… Je ne t’ai pas tenu rigueur pour la radio.
Ce n’était pas comparable !
— Je ne veux plus t’entendre. Tu peux respecter ce vœu ?
— Non, il est injuste, protesta Dean en passant sa ceinture dans les anses de son
pantalon.
— Injuste ?
C’était le pompon ! Il y avait cru, putain ! Il y avait mis ses foutus espoirs ! Il avait
bâillonné ses peurs et décidé de prendre cette demande telle qu’elle viendrait.
« Bah, telle qu’elle viendrait… Elle est venue sous une forme que tu n’attendais pas. Tu
es le seul à blâmer d’y avoir mis autant d’attentes. À farceur, farceur et demi, Andy. »
1
Oui, Dean Leblanc aurait réussi sans faute le casting de la pub Schweppes. “Hey, what did you expect?”
26
Au diable, Good Red ! Dean n’avait pas à plaisanter avec ce genre de chose ! Ça ne se
faisait pas !
« Et qui l’a décrété ? Tu t’es monté la tête tout seul. Bien sûr qu’il en a profité ! »
Si Bad Red était un parangon de compassion, ça se saurait ! Les pensées de Red
l’affligeaient davantage, et sa colère l’aidait à ne pas se morfondre. Il s’était fait avoir tel un
ingénu rêvant au prince charmant et à la déclaration « genoux-à-terre ». Il savait
pertinemment que Dean n’avait rien de l’homme idéal ! Comment avait-il pu tomber dans le
panneau ?!
Et même si Dean n’était pas un modèle d’homme parfait, il subodorait que cet homme
ferait sa demande avec une bague. Dans certains domaines, son amant était de la vieille école.
Sa réaction violente n’était que l’explosion d’un mélange chimique émotionnel assez
chaotique. À la fois dégoûté, effrayé, soulagé et frustré, il n’avait pas su comment gérer ses
propres contradictions.
Dégoûté que Dean se soit fichu de lui, de ses espérances naïves. Effrayé car en réalité il
ignorait comment il aurait réagi si ç’avait été une demande en mariage, un matin de jour de
live. Soulagé que ça n’ait finalement pas été le cas, puisqu’il n’était pas tout à fait près.
Frustré d’en avoir pleinement pris conscience sous la douche.
Ils étudiaient tout juste les arcanes de la cohabitation. De son humble avis, leur couple
n’avait pas encore atteint cet équilibre que l’on concrétisait par des noces. Les gens qui
s’unissaient légalement sur un coup de tête avaient un léger tempérament suicidaire sur les
bords. Et ne disait-on point « mariage plus vieux, mariage heureux » ?
Leur relation devait murir. Ce n’était malheureusement pas avec une énième dispute de
couple que cela se ferait. Red laissa échapper un grommèlement, agacé contre lui-même.
Dean le prit un peu mal mais se força à ne rien montrer. Il saisit Red par le bras et le
tourna vers lui. Il fallait crever cet abcès avant qu’il ne devienne purulent.
— Tu veux que je fasse cette… (il sembla buter sur le mot) demande-là, maintenant ?
Le ton sérieux et pourtant mâtiné de douceur déstabilisa un peu Red. Cependant, son
partenaire ne le regardait pas dans les yeux, se cachant derrière le prétexte de lui boutonner
machinalement sa chemise de style punk. Dean avait fini de rire de la situation. Retour de la
« super discussion d’adultes ». Alerte générale !
La panique revint. C’était trop tôt pour cette demande-là ! S’il n’avait pas détourné le
regard, Red aurait probablement comprit que sa moitié partageait son sentiment.
Tant qu’il n’avait pas mis certaines choses au point – White Entreprise©, le MIP-club,
et les vertes et pas mûrs qui iraient avec – Dean ne pouvait se permettre d’être impliqué dans
un évènement aussi médiatisé qu’un mariage avec la star Red Kellin. À n’en pas douter, les
épousailles de ce phénix se feraient en grandes pompes. Et il voulait être certain de s’y
consacrer pleinement, sans gros projets parasites.
Il tourna le « problème » dans l’autre sens. C’était vicieux, mais il espérait obtenir les
résultats escomptés.
— Et pourquoi serait-ce à moi de mettre un genou à terre ? Nous sommes deux
hommes, et j’aimerais qu’il n’y ait rien de « conventionnel » entre nous. Pourquoi ne me
ferais-tu pas ta demande, Andy ?
Red se raidit, ses restes de fureur se flétrissant définitivement. Il était tombé dans un
guet-apens ! Mais son amant lui servit un regard indulgent, plein de tendresse et de
compréhension. Il savait. Dean savait qu’il n’était pas encore prêt, et attendrait le temps qu’il
faudrait. Cet homme le connaissait trop bien.
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Il inspira fortement afin de retrouver contenance. Il avait été ridicule de s’emporter
autant. Même s’il fallait reconnaitre que Dean avait fait le con. Comme d’habitude, quoi ! La
routine. Il aurait dû être rodé, depuis le temps…
Son expression se fit soudain préoccupée. Rien de conventionnel, hein ? Dean pourrait
lui redire cela lorsqu’il franchirait l’étape de se laisser prendre. C’était nouveau, mais à cet
instant Red ressentait cette envie presque singulière de chambouler leurs acquis. Il
reconnaissait que c’était assez déstabilisant, vu les bouleversements majeurs du paysage
quasi prédéfini de leur vie de couple que ça augurait. Une pensée insidieuse venait de se
frayer un chemin dans son raisonnement. L’œuvre de Bad Red, probablement.
« Tu ne découvriras jamais certains aspects de ta vie conjugale si tu ne prends pas les
rênes, de temps en temps. Les rôles devraient-ils être figés ? »
Mais Dean s’accommoderait-il de la position de bottom ? Ça jurait presque de manière
caricaturale avec le personnage.
« Eh bien, propose-le-lui. Peut-être se montrera-t-il favorable, si tu trouves les bons
arguments. Et qui sait si son ego ignore juste comment te le demander ? » Good Red n’était
pas sérieux…
Mais s’il était honnête avec lui-même, l’idée gagnait en attrait. Et à mesure qu’il
dévisageait Dean, une dévorante envie de le posséder encore plus intimement ravageait ses
entrailles.
— Si je te demande de m’épouser, Dean, ce sera, cœur, âme et corps, déclara-t-il avec
gravité. (Il se saisit brusquement de la nuque de son homme et verrouilla son regard.)
M’entends-tu ? Il n’y aura pas de concession possible. Je t’enchainerai définitivement à ma
personne. À mes envies, à mes blessures, à mes fantasmes les plus inavouables, à mes
démons. Je réduirai à néant toute velléité de t’éloigner de moi.
Dean se retint de déglutir, se sentant soudain pris au piège. Mais au lieu d’en éprouver
une certaine crainte, ce ne fut qu’exaltation. Que Red le revendique ainsi le faisait bander. On
le traiterait sûrement de bizarre, mais avec cet homme flamboyant, il avait la conviction que
ce serait jusqu’à ce que la mort les consume.
— Il n’y a rien de toi que je ne sache pas.
Red crut bon de le mettre en garde.
— Je ne m’avancerais pas dans ces eaux-là, à ta place.
— Mais tu n’es pas à ma place, chéri, murmura Dean.
Et quoi qu’insinue Red, il savait nager. Il l’attira à lui, et sa possessivité finit le travail.
Son baiser aussi impérieux que voluptueux laissa l’autre pantelant, les lèvres gourmandes.
Dean y passa un coup de langue sensuel avant de susurrer :
— Pour ta gouverne, je suis le plus démoniaque de nous deux. C’est toi qui pactises avec
le diable. Moi, en revanche, j’ai été béni d’un autre ange. Tu n’as pas conscience de tes ailes,
Andy. Dois-je les peindre pour te montrer à quel point elles sont belles ?
Voilà, Dean trichait encore. C’était vraiment le champion des coups bas ! Red battit des
paupières pour contenir son émotivité un brin agaçante. Ce type ne s’en tirerait pas ainsi.
— Je dois toutefois t’avouer que j’ignore s’il m’est permis d’être ton Valentin,
commença-t-il avec incertitude.
Dean parut outré qu’il casse ainsi l’ambiance, et fut sur le point de contester cette
déclaration, mais il ne lui en laissa pas le temps. Hé, c’était de bonne guerre ! Son homme
devait bien s’attendre à ce que sa farce conne soit à charge de revanche !
— Vois-tu, j’ai signé dernièrement un contrat de « célibat médiatique » pour
promouvoir le jeu HSM®. Tu étais présent, si je ne m’abuse. Je suis donc tenu d’éconduire ta
demande. J’avoue que c’est tentant. Ne serait-ce que pour voir mes dividendes grimper.
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— Tu ne t’es pas privé avec ton barman latino ! D’ailleurs, il va m’entendre, celui-là,
gronda Dean.
— Ah, parce que ton coming out est au programme ? renvoya Red avec vice.
Dean étrécit son regard. Était-ce un défi ? Le chanteur soupira. Il ne se sentait pas
d’humeur palabreuse. Son cœur se remettait à peine de ses loopings. Il s’en tint donc au
précédent problème.
— Mais puisque mon amour est pur, contrairement à quelqu’un dont je tairai le nom…,
reprit-il en étirant les mots comme à son habitude, je vais reconsidérer ta demande.
Finalement, t’as de la chance que ç’ait pas été ce à quoi je pensais. Qui sait si t’aurais pas eu
un refus pour cause de conflit d’intérêt, hm ?
Il tapota la joue de Dean qui ravala un grommèlement. Soit. Un partout. Red était un
adversaire à sa mesure.
— Je t’aime, Sweet-caramel.
C’était sans doute sa manière de capituler, se dit Red, plus que ravi.
— Moi aussi je t’aime, Cream-caramel, répondit-il en se suspendant avec délice au cou
de son bel amant.
— Je t’aime plus, asséna Dean d’un ton goguenard pour signifier qu’il remportait cette
manche de « je t’aime ».
Tout n’était que duel dans la vie de cet homme. On ne le changerait plus. Red finit par
en rire.
— Tu aurais été un barbare cimmérien dans une autre vie, Dean.
— Je préfère me voir comme un de ces guerriers décrits par Frank Hern dans sa saga
Héritiers d’Enera.
Red rompit brusquement leur étreinte.
— Tu me spoiles pas ! le prévint-il.
Il n’avait pas encore entamé le premier tome. Il sut à la lueur perfide dans le regard de
son homme qu’il avait écopé d’un nouveau sujet de tourmente. La peste soit de Calamity
Dean !
— Sérieux, je te prive de sexe si tu me spoiles, menaça-t-il. Je ne plaisante pas !
Dean hésita. Il aurait pris le risque de braver d’autres menaces, mais celle-ci… Son
amant ne mettrait pas son devoir conjugal et un roman fantasy au même pied d’égalité, si ?
*
Ce qu’il aurait dû noter plus tôt finit par sauter aux yeux de Red. Dean n’avait pas eu sa
valise-trolley sur le pas de sa porte. Or elle se trouvait au pied du lit. Il comprit alors que son
homme l’avait récupérée tôt ce matin dans sa voiture, raison de la froideur de sa place au
réveil.
Dire qu’il avait failli se mettre la rate au court bouillon pour ce genre de broutille ! Il
devait vraiment faire un travail sur lui. Pour sa défense, le temps n’avait pas été au beau fixe
sur la planète Kellin depuis la veille. Mais l’orage était passé ; son soleil illuminait à présent le
ciel.
— On déjeune ensemble ?
— Ça va de soi. Ce sera probablement le seul moment qu’on partagera en tête à tête,
déplora Dean. J’ai bien peur que ce soit une journée à 200 à l’heure.
— Je peux te refiler mon tuyau pour tenir la cadence.
— Je suis preneur.
— Je me dope au sexe, confia Red tout bas. Celui synthétisé et mis sur le marché par les
labos Dean Leblanc©. Mon Dieu, je peux t’assurer que c’est de la qualité ! appuya-t-il d’un
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ton de commère convaincue. Figure-toi que j’ai eu une pleine dose la nuit dernière. Ou
devrais-je dire deux shoots, tôt cette nuit ? sourit-il, grivois.
Dean remua la tête d’un air se voulant consterné, alors qu’une satisfaction toute
masculine émanait de sa personne. Ouais, ç’avait été torride. Le premier round en sandwich
avec la porte d’entrée, et le second dans leur couche royale. Il l’avait pris par devant puis par
derrière, contre le battant. Ensuite Red l’avait chevauché en lui faisant face, puis en lui
tournant le dos, après lui avoir attaché les mains à la tête du lit king size. Il avait rarement
autant apprécié de se faire dominer. Son amant lui inspirait des passions étranges, pour ne
pas dire des penchants inattendus.
En quittant la suite, Red caressa les roses trônant sur une table basse. Dean leur avait
trouvé un vase en verre, tandis que lui voguait dans les limbes d’Eros, oublieux de ce genre de
considération. Ça valait bien un baiser de remerciement. Baiser qui se fit avide et enfiévré,
manquant de les consumer sur le pas de cette porte témoin et complice de leur délit de
luxure.
Ils chargeaient leur batterie pour la journée, car elle ne serait pas de tout repos. Celle de
Dean commença d’ailleurs sur une note déplaisante : un appel de Jonathan, alors qu’il
quittait tout juste le cocon de leur suite. Il hésita à décrocher, jugeant que neuf heures n’était
pas un horaire convenable pour discuter avec un emmerdeur. Son indécision intrigua Red qui
se pencha au-dessus de son smartphone.
— Bouclette ? lut la star, perplexe.
— L’oncle Nat de Rudy, traduisit-il.
— Ton cousin, rappela obligeamment Red, réprimant un rire moqueur. (C’était
tellement puéril de l’avoir nommé ainsi dans son répertoire ! Mais ça restait drôle.) Il n’est
pas que parenté à Rudy. Techniquement, c’est à cause de toi qu’il est lié à Caramel-vanille.
— Tant que ce n’est pas « grâce » à moi, grommela Dean.
— Tu ne décroches pas ?
— Si tu insistes, darling, grogna le blond, un tantinet caustique.
Son amant ne lâcherait pas l’affaire s’il laissait la voix veloutée de son répondeur
s’occuper du cas Nat.
— Quoi ? aboya-t-il.
— On dit « allô », préconisa Red avec douceur à l’oreille libre de Dean.
Ça le sidérait parfois de voir à quel point cet homme aux allures aristocrates pouvait se
montrer grossier. L’intimité de leur position, ou probablement leur complicité, attira
l’attention d’un client qui crut reconnaitre le chanteur des Beat’ONE. Mais le regard de ce
dernier lui interdit de venir l’enquiquiner. Il profitait de son amoureux et n’était point
disposé à signer un autographe, là, maintenant.
— Va droit au but, Nat.
— Bonjour à toi aussi, Dean, ironisa Jonathan.
— Mets-le sur haut-parleur, que je lui fasse un coucou, demanda Red.
— Tu as le bonjour de Red Kellin, grinça Dean à contrecœur, refusant d’établir une
relation téléphonique « directe » entre son cousin et son amant.
Reconnaissant le ton possessif de l’alpha mâle, Red n’en prit pas ombrage. Ce n’était
qu’un marquage de territoire de son partenaire en « mode bulbaire ». Il ferait avec.
— Tu es à Nior avec lui ? s’étonna Jonathan.
Ça l’irrita de constater qu’il souriait un peu jaune. Sa voix n’aurait pas dû lui parvenir
avec cette intonation envieuse. La page Red Kellin était tournée, fichtre !
Quoique, on l’avait tournée pour lui. Sinon, il ne ressentirait pas cette pointe d’aigreur
en se rappelant la manière dont leur agréable parenthèse sexuelle s’était fermée. Savoir son
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ex-sex-friend en compagnie de Dean lui laissait le même sentiment qu’à l’époque où son
cousin centralisait l’attention lors des repas de famille. Il n’y en avait toujours eu que pour
lui !
Jonathan grimaça. Bon sang, il avait passé l’âge ! Au lieu de tergiverser comme un
adolescent jaloux, il devait mettre cette info à profit. Que faisait Dean de bon matin en
compagnie de Red Kellin, à Nior ? La réponse lui sauta enfin aux yeux. Avec empressement, il
lança le moteur de recherche de sa tablette afin de grappiller des informations exploitables.
La recommandation de Dan d’appeler son frère avait-elle été motivée par ce à quoi il
pensait ? Bizarrement, Jonathan n’en était pas convaincu. Contrairement à lui, Dan ne
s’intéressait pas à l’évènementiel. À moins que Dean lui ait parlé de la Rock-Feast…
— Je ne vois pas en quoi ça t’importe ! balança Dean, lapidaire. Et comment sais-tu que
je suis à Nior ?
— Qui maîtrise l’information, cousin, soupira Jonathan.
Dean ne fut pas dupe. Les seuls à savoir qu’il se rendait dans cette ville étaient son fils,
Rey, Uma… et Dan. Ce vautour ! Il n’allait pas lui lâcher la grappe, hein ?
— C’est bien pour la Rock-Feast ? s’enquit Jonathan de façon rhétorique. Tu joues
encore au directeur artistique des Beat’ONE.
— La répétition étant la noble mère des sciences, en quoi cela t’importe-t-il ? (Et il ne
« jouait » pas, n’en déplaise à Nat !)
— Réfléchis, Dean, commença celui-ci de son ton hautain si horripilant. Le
Rock’n’Rumble de ce dimanche aura des retombées…
— Tiens, puisque je t’ai sous le coude, rends-toi utile, le coupa Dean. Ton équipe de
Nior a l’habitude de travailler avec des macro-équipements, vu les parcs à thème
gigantesques qu’elle monte et démonte. J’ai besoin d’une main d’œuvre supplémentaire.
Le staff de Coop-Com-Record© serait débordé par le projet audacieux qui le hantait.
— J’allais justement de proposer…
— Tu ne me proposes rien, je te la réquisitionne ! trancha-t-il, acerbe. Au frais de la
maison. Tu dois bien ça à ton filleul, Bouclette, ajouta-t-il avec perfidie.
Jonathan serra le poing. Dan avait raison. Ils étaient tous sur le banc des accusés. Et
Dean allait se permettre des libertés avec eux, car leur seule manière de prouver leur
innocence serait de se plier à ses lubies. Ça ne se passerait pas ainsi !
— Dean… Je n’accepte pas pour faire amende honorable de quoi que ce soit ! cracha-til. Je ne suis coupable de rien !
— Je ne demande qu’à te croire, même si, excepté mon fils, un Leblanc innocent est une
hérésie, persifla Dean. Nous naissons avec ce placard où dissimuler nos cadavres. Mais en ce
qui te concerne, tu ne condamnerais pas ton filleul sur la base de son homosexualité, n’est-ce
pas ? Après tout, tu aurais peut-être été gay et non un bi encore « in », si tu n’avais pas subi le
moulage Leblanc.
La courte hésitation de Jonathan eut pour Dean une saveur désagréable : l’amertume
de la culpabilité. Lorsque vint la réplique de son cousin, il sut qu’il était bon pour le menu
« mensonge laqué au miel truffé du Chef ». Aussi lui ravit-il encore la parole, peu disposé à
entendre ses boniments ou quoi qu’il ait eu l’intention de dire. Son ton, à nouveau glacial,
charria une note d’avertissement que seul un imbécile ignorerait.
— Je veux ton équipe à 10 heures sonnantes au Sinéad.
Jonathan n’avait pas intérêt à le défier sur ce coup-ci. Il raccrocha, ne lui laissant pas en
placer une.
— Tout va bien ? s’inquiéta Red.
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Le sourire de son homme aurait été persuasif s’il ne l’avait pas vu arborer à l’instant un
masque de divinité belliqueuse à faire pâlir d’envie un Asura. Venait-il d’assister à un
règlement de compte ? Que se passait-il dans sa belle-famille ? C’était forcément en rapport
avec l’enlèvement de Rudy. Malheureusement, il était certain de se heurter à une énième
dérobade s’il posait la question. Refusant de forcer Dean à lui mentir, Red ne releva pas.
— Je vais te construire une scène de la mort qui tue, pour le Rock’n’Rumble.
— Vrai de vrai ? (Autant se réjouir de son aubaine !)
— Vrai de vrai. Alors, heureux ?
— Ta présence suffit à me rendre heureux, tu sais, confessa-t-il en s’accrochant au bras
de Dean.
Le reste, ce que tu me caches, n’a pas d’importance.
Ce qu’il ne dit pas dut parvenir à son amant, à en juger par l’émotion éclairant son
regard. Cette fois, le sourire de Dean refléta la sincérité de ses sentiments.
*o*o*
Le sentiment qui animait Regan face à son portable, était indescriptible. Ça
s’apparentait probablement au ressenti d’un homme soumis au supplice de l’écartèlement.
S’il décrochait, il se retrouverait dans la peau d’un traitre. Il n’avait pourtant pas à
éprouver cela face au coup de fil d’un oncle. Ça soulignait juste à quel point Vince muselait sa
volonté. On ne pouvait pas appartenir à ce point à quelqu’un, c’était malsain ! N’était-il que
cela ? Une marionnette aux actions conditionnées par le bon vouloir de son « propriétaire » ?
Répondre à l’appel de Jonathan ne devait pas lui poser un cas de conscience, fichtre !
Qu’aurait fait Rudy ?
Il aurait décroché. Or on sait que tu n’es pas le petit prince.
Certes, mais Rudy n’était pas plus doué que lui. Alors pourquoi n’aurait-il pas son
audace ? Et puis, merde ! Ça n’aurait pas dû être une question d’audace. Retenant son souffle,
il prit l’appel.
— Quoi, je te réveille ? s’annonça Jonathan, estimant que le temps de réponse avait été
long.
— Bonjour, Jonathan, renvoya-t-il avec ironie. (Il ne répondrait pas au premier
sifflement non plus !)
Jonathan renifla. Voilà où ça le menait de se montrer impulsif. La conversation avec
Dean l’avait déstabilisé au point de laisser un jeunot lui faire la leçon.
— Dis-moi, sais-tu où se trouve Rudy ?
Regan se mordit la lèvre inférieure. Où était le piège ?
— Et si je te demandais de lui poser directement la question ? opposa-t-il.
Il avait mis fin au contrat de rapporteur. Quelqu’un devait en informer le camp adverse.
Jonathan s’agaça :
— Si je t’appelle, c’est parce qu’il ne répond pas, benêt !
— Même s’il le savait, le benêt ne serait pas disposé à te révéler des pans de la vie privée
de ton filleul, martela-t-il avec aplomb. Repasse un autre jour, oncle Nat. Sinon, comment va
ta famille ?
— Sale petit con !
Regan ravala un sourire. Ç’en était presque jouissif.
— Cette conversation est inconvenante. Et de ce fait, je n’en informerais pas grandoncle Vince parce que j’aurais trop honte ! Si je ne te suis plus d’aucune utilité après ce
discours, tu peux raccrocher. Je ne t’en tiendrai pas rigueur.
— C’est ta carte MIP qui t’octroie ce nouveau genre de « zèle » ?
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— C’est le fait que j’aie résilié le contrat « complément circonstanciel de moyen ».
Désolé de ne pas avoir fait une publication dans le journal officiel de la famille. Puis-je te
souhaiter un bon week-end ?
— Petit impertinent ! gronda Jonathan, royalement frustré. (Le gamin avait dû subir un
reformatage express de Vince !) Profite tant que tu peux. Tu t’en mordras les doigts bien
assez vite !
Sauf si je me rallie au camp des vainqueurs.
Puisqu’il n’était pas stupide, Regan se garda de répliquer cela avant qu’on ne lui
raccroche au nez. Ça s’activait dans ses méninges. Pour une fois, il mènerait lui aussi la
dance. Il se connecta sur ownetwork© et rédigea un message privé à Rudy.
« Où es-tu ?! Ta vie décadente intéresse ton parrain, mais j’en
ai soupé qu’on attende de moi des infos à ton sujet. Ça ne m’a
rapporté que des emmerdes d’être ton crieur, jusqu’ici. Au fait,
dois-je demander à la famille de suivre religieusement l’émission
W.H.Y ? de ta mère ? »
Fier de son texte, il l’envoya d’un clic avant de trop réfléchir et se mettre à hésiter. Aux
Parques de décider du reste. Il ne s’attendait cependant pas à ce qu’elles réagissent si vite…
« Je suis aux îles Seychelles. Tu seras gentil, Reg’, tu les
mettras sagement devant la télé, ce dimanche ? (^_^) Je te revaudrai
ça. Il y a moyen que je règle ton problème avec Nola avant le gala
de Darney. Il se peut que tu l’invites sans qu’elle ne t’oppose un
refus. »
Le cœur battant, Regan relut le message, se convainquant qu’il n’y accordait aucune
importance. Il se passerait de l’aide de son cousin pour emballer une fille ! Mais une fois de
plus, il n’était pas stupide. S’il se garda d’écrire le fond de sa pensée, il n’en remercia pas non
plus Rudy. Il ne se sentait pas reconnaissant d’un échange de « bons procédés »…
*o*o*
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