Les Italiens à Nogent hier et aujourd`hui

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Les Italiens à Nogent hier et aujourd`hui
Marie-Claude Blanc-Chaléard
Les Italiens à Nogent hier et aujourd'hui
In: Espace, populations, sociétés, 1996-2-3. Immigrés et enfants d'immigrés. pp. 367-375.
Abstract
Italians in Nogent, Past and Present.
The Italian migration to Nogent is one of the oldest in Paris and its suburbs. A network, stemming from an Apenine valley,
produced a genuine community, living apart in the centre of the town. Such a case is exceptional in the region. In spite of being
really segregated for several decades, they assimilated to French society very easily after 1930 and the community disappeared
progressively after the second world war. Nevertheless, constant relations with Italy and consciousness of a common past are
nowadays distinctive features of these French people of common descent.
Résumé
L'immigration des Italiens à Nogent est l'une des plus anciennes en région parisienne. Une filière issue d'une vallée apennine a
donné lieu à une communauté bien visible au centre de la commune, fait unique dans la région. En dépit d'une ségrégation
sensible pendant de nombreuses décennies, elle s'est très vite assimilée à partir des années 1930 jusqu'à devenir transparente
après la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment d'un passé commun et des relations maintenues avec l'Italie demeurent malgré
tout des signes de distinction pour les héritiers de cette histoire.
Citer ce document / Cite this document :
Blanc-Chaléard Marie-Claude. Les Italiens à Nogent hier et aujourd'hui. In: Espace, populations, sociétés, 1996-2-3. Immigrés
et enfants d'immigrés. pp. 367-375.
doi : 10.3406/espos.1996.1762
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espos_0755-7809_1996_num_14_2_1762
Marie-Claude BLANC-CHALÉARD
Les Italiens
Centre d'Histoire de l'Europe au XXe siècle,
IEP Paris
17 rue de Vaucouleurs
75011 Paris
à Nogent hier
et aujourd'hui
Une promenade dans le Nogent d'au des Français de l'endroit sont d'origine ita
jourd'hui
ne révèle rien du passé italien de
lienne.
La communauté de Ritals, populari
la commune. Sans doute, le long de la
sée
par le livre de François Cavanna s'est
Grande rue qui traverse le centre-ville r
fondue dans le paysage, et les héritiers du
écemment
rénové, note-t-on la présence de
Nogent italien, devenus les habitants sans
telle pizzeria ou telle boutique de «produits
signe distinctif de cette banlieue plutôt aisée
italiens» à la devanture luxueuse, non loin
des bords de Marne, offrent, semble-t-il,
d'un magasin «Kookai» et du chocolatier l'exemple parfait de «l'assimilation à la fran
«Léonidas». Ce sont là les marquages d'un
çaise»
L'histoire de cette communauté ap
espace urbain moderne, au service d'une
paraît
aujourd'hui un peu emblématique de
clientèle appartenant à la bourgeoisie
l'immigration et de l'intégration italiennes
moyenne, et non la trace d'une ancienne im
en France (1). Nous voudrions, sans en re
migration.
Un regard plus attentif sur les
prendre
le détail, insister sur quelques traits
noms des boîtes aux lettres ou une explora originaux, et réfléchir sur la place des prati
tion
rapide dans l'annuaire téléphonique per ques communautaires dans le processus d'in
mettent
de s'assurer, en revanche, que bien tégration
(2).
LE PASSÉ ITALIEN DE NOGENT-SUR-MARNE : UN CAS EXCEPTIONNEL
L'histoire de l'immigration italienne à Nogent-sur-Marne est atypique à bien des
égards, du moins à l'échelle de la région
parisienne. Cela se voit dès la fin du XIXe
siècle. Sur la carte de répartition des Italiens
dans la Seine en 1896, la commune se sin-
(1) L'histoire des Italiens de Nogent fait à ce jour
l'objet de plusieurs livres, dont ceux de François
Cavanna, de plusieurs recherches en Italie et en France
et d'un film télévisé ! Voir bibliographie.
(2) La matière de cette communication est issue de ma
thèse, soutenue en décembre 1995, sous la direction de
Pierre Milza, à l'Institut d'études politiques de Paris,
sous le titre : Les Italiens dans l'Est parisien des
nées 1880 aux années 1960. Une histoire d'intégrat
ion.
Deux sources ont été priviligiées à la base du
travail : les listes nominatives de recensements et les
témoignages oraux. Autour d'elles, la reconstitution des
conditions de l'intégration s'est appuyée sur le croise
mentde nombreuses sources municipales, régionales
ou nationales (Police, Archevêché, registres d'écoles,
naturalisations etc...).
368
gularise (document 1) : elle seule compte
plus de 4% de Transalpins. En dépit de sa
petite taille, elle regroupe une des toutes pre
mières
colonies en valeurs absolues (540 Ita
liens),
ce qui est exceptionnel dans la ban
lieue de l'époque (seules Saint-Denis et
Boulogne en comptent davantage). Cette co
lonie
est l'une des plus anciennes. Les pre
miers
sujets des duchés de Parme et Plai
sance y ont fait leur apparition dès 1865 et
le groupe s'est formé au lendemain de la
guerre de 1870 (3).
Deuxième originalité : la concentration puis
sante et durable des Transalpins dans le cen
tre-ville,
dans les ruelles et impasses qui
s'échappent de la Grande rue (cf document
2a (4). Nulle part ailleurs, on ne rencontre
une répartition aussi exclusive. La loi génér
ale, dans l'agglomération capitale, est
tôt la combinaison entre de micro-regroupe
ments,
à l'échelle de la rue ou de l'immeub
le,
et des foyers dispersés dans le tissu ur
bain
global. A Nogent, le cumul de deux
facteurs conduit à une ségrégation unique
en son genre. D'un côté, c'est la solidarité
et l'efficacité d'une communauté monta
gnarde qui s'exprime dans l'organisation
serrée du territoire. Une filière s'est instal
lée,semblable à bien des filières venues des
montagnes françaises un peu avant. Ses or
igines
conduisent assez loin de la frontière
franco-italienne, dans le Val Nure, hautevallée de l'Apennin septentrional (province
de Plaisance), et plus précisément à Ferriere,
dans le très haut Val Nure, ou même à
Rocca, le plus haut des hameaux de Ferriere
et le plus sauvage (Rocca = la roche), d'où
sont issus bien des notables de la colonie.
Document 1. Les Italiens dans le département de la Seine en 1896 (%)
Nogent
0
(3) 117 personnes en 1872 (Etat des Italiens, archives
de Nogent).
lkm
5km
(4) La carte de 1936 montre une amorce de dispersion,
dont on notera la faiblesse, eu égard à l'importance du
groupe. En 1921, le regroupement était total.
369
Tableau 1
Evolution de la population italienne à Nogent-sur-Marne entre 1872 et 1962
(D'après les listes nominatives et les chiffres des recensements)
Nombre d'Italiens
Français d'origine ital.
% Italiens/Pop.totale
%Ital/étrangers
1872
1896
1911
1926
1946
1962
117
539
818
1,8%
44,5%
4,1%
63%
5,8%
65,5%
1492
83
7,5%
65,6%
478
737
2,2%
54,1%
492
804
2%
43,6%
Le but initial de l'émigration était d'assurer
dans l'Est parisien. En 1926, près de 1500
la survie du village originel, remise en ques Italiens se pressent dans le cœur de la ville
tion par les conséquences de l'Unité it (tableau 1 et document 2). Les hôtels «eth
niques»
accueillent une population mobile
alienne
et la modernisation qui l'a suivie. Or
ces montagnards, aussi frustes que durs au
d'ouvriers ou de réfugiés, où le groupe du
labeur, se sont installés dans une des com Val Nure demeure le plus nombreux (40%
munes
les moins populaires de l'Est pari
en 1926), mais les apports se sont diversi
sien, déjà lieu d'élection d'une minorité
fiés
et proviennent de tout le nord de la pé
aisée et des «nouvelles couches» sociales
ninsule.
Il faut dire qu'on trouve facil
de la République (employés de chemin de
ement de l'embauche chez Imbuti, chez
fer ou des grands magasins parisiens). Ce
Cavanna-Taravella ou l'une des nombreus
deuxième facteur favorise la consolidation
es
entreprises italiennes du bâtiment (une
d'un espace «à part» : organisation du loge dizaine) qui se partagent le marché local
ment, les «logeuses» installant dans les mai
avec deux sociétés françaises. Porté par cet
sons vigneronnes vieillissantes des lieux
afflux et par le savoir-faire communautaire,
d'accueil pour célibataires en séjour provi
le rayonnement culturel est alors considéra
soire; organisation du travail, les monta
ble
: les bals italiens de Nogent sont les plus
gnards transalpins n'ayant aucune peine à
réputés du secteur et on y vient de partout,
s'imposer dans le bâtiment, secteur délaissé
pour entendre les «as» de l'accordéon, chez
par les Nogentais alors que les besoins l
Pianetti ou au «Grand Cavanna», pour chant
ocaux
sont ceux d'une banlieue en croissance.
erles chansons de la montagne (les origi
Le labeur communautaire remplace les ca naires de Parme et Plaisance sont très major
pitaux,
la filière se gonfle rapidement. Sans
itaires dans cette partie de l'agglomération),
doute, l'émigration du Val Nure a-t-elle éga ou, en semaine, pour rencontrer des compat
lement
quelques points de chute à Paris, et
riotes, jouer à la «mora» ou aux cartes it
dans les communes proches, Vincennes ou
aliennes.
La filière Ferriere-Nogent est tou
Fontenay-sous-Bois. Sans doute, trouve-t-on
jours active et contribue à maintenir, à tra
dans le centre nogentais d'autres Transal
vers une main-d'œuvre mobile, le lien orga
pins,
venus de vallée voisines (Val Ceno)
nique avec la vallée de départ. Mais il existe,
ou du Piémont (Novare). C'est néanmoins
désormais, une communauté italo-nogenla chaîne Ferriere-Nogent qui donne le ton
taise (une Ritalie nogentaise pour parler
(69% des Italiens de Nogent en 191 1). Si ce
comme Pierre Milza) dont l'existence est
n'est pas la seule filière de la région pari
autonome, et pour laquelle l'Italie est glo
sienne,
c'est l'une des plus importantes et la
balement
plus lointaine. Le phénomène est
seule qui s'inscrive dans un double
général pour les Italiens de France, qui con
localisme aussi poussé avant 1914.
naissent
alors leur grande stabilisation dans
La vitalité du Nogent italien se nourrit du
le pays d'accueil. A la présence plus fr
grand afflux qui suit la Première Guerre
équente
des familles s'ajoutent alors les in
mondiale, au moment où la répression et les
certitudes
de la vie outre-monts, où le fa
incertitudes liées au fascisme accélèrent la
scisme
inquiète pour l'avenir et compromet
fièvre migratoire vers la France. Il n'est pas
les voyages. Les difficultés des années trente
étonnant de voir la commune se comporter
et les choix bousculés au moment de la Se
alors comme un «centre» de l'espace italien
conde
Guerre mondiale accélèrent le pro-
370
Document 2. Répartition des Italiens dans l'espace nogentais
371
cessus. Là encore, l'histoire communautaire
se situe un peu à part. Quand, avant 1914,
les quartiers parisiens, avaient vu un pre
mier mouvement d'installation définitive,
celui-ci était resté modeste à Nogent. Dans
d'autres communes de banlieue, des migra
tionstoute neuves en 1920 et 1930 connais
sent
une intégration rapide, mais avec beau
coup de retours forcés, pour cause de crise
ou de guerre. On retrouve par exemple à
Montreuil après 1945 à peu près 30% de la
population d'origine italienne présente en
1936. A Nogent, cette proportion atteint
70% pour les foyers issus de familles dont
les noms figuraient déjà dans la commune
en 1900. La rupture est donc tardive, mais
massive (5). Elle s'accompagne, pour la gé
nération
élevée en France dans les années
trente, d'une tendance à l'assimilation part
iculièrement
poussée. On en veut pour
preuve le profil professionnel de cette
«deuxième génération», qui s'éloigne fort
ement du modèle parental : la proportion de
maçons en son sein est de 18,5 % en 1954
(plus de 50% dans la génération précédente
à la même date). A un niveau plus élevé, les
fils d'entrepreneurs sont plutôt étudiants ou
ingénieurs qu'entrepreneurs eux-mêmes. A
Paris, où pourtant l'évasion vers le monde
ouvrier moderne et qualifié ou les emplois
tertiaires est également importante, bien plus
de fils d'ébénistes continuent dans le mét
ier, et, à Montreuil, les années cinquante
marquent la grande époque des entreprises
du bâtiment parmi les fils d'immigrés. Le
«bâtiment italien» prospère toujours à Nog
ent, mais avec beaucoup de patrons venus
d'ailleurs dans la région, et des ouvriers fra
îchement
arrivés de l'Apennin ou, de plus en
plus, espagnols ou algériens. Du côté des
femmes, le clivage est très net entre les mèr
es, femmes de ménage, et les filles dactyl
os,vendeuses ou secrétaires.
Ce n'est pas tout à fait la fin du périple
migratoire entre Ferriere et Nogent, puis
qu'une
autre vague de maçons arrive dans
le dernier flux des années cinquante (19571958 surtout). La nouvelle immigration ita
lienne,
plus méridionale dans ses origines,
s'installe plutôt en banlieue sud, du côté de
Vitry et Choisy ou en Seine-Saint-Denis.
Dès la Libération, le déclin du Nogent ita
lien semble programmé (cf tableau 1). Le
rayonnement des bals traditionnels s'es
tompe,
les jeunes d'origine transalpine fr
équentant
davantage les guinguettes du bord
de Marne, intégration oblige. C'est le mo
ment où se multiplient les authentiques mar
iages
mixtes (6). Le centre-ville est tou
jours un lieu d'accueil privilégié, mais les
nouveaux venus ne répugnent pas à loger
dans des hôtels extérieurs. La concentration
a commencé à se desserrer dès la veille du
conflit. La reconstruction, puis la croissance
économique permettent d'envisager quel
ques investissements pour les anciens im
migrés.
Les achats de vieilles maisons à re
construire
ou l' auto-construction se multi
plient dans la commune et les environs (do
cument
2b). Les nouveaux eux-mêmes ne
restent qu'un temps court dans le centre, qui
n'a plus rien du pôle de vie italo-parisienne
décrit pour Fentre-deux-guerres. La proport
ion
d'Italiens n'y a d'ailleurs plus rien d'ex
ceptionnel
en 1968 (2%) et on ne parle plus
d'eux. Avant qu'ils n'aient tous disparu, on
a déjà commencé à les oublier.
A ce stade de l'évolution, une dernière ori
ginalité
mérite d'être soulignée. L'immigrat
ion
à Nogent-sur-Marne se résume à l'im
migration
italienne. Comme étrangers par
ici, y 'a que des Ritals, se rappelait François
Cavanna, à propos des années 1920. De fait,
il n'y a jamais eu que des Ritals. Si l'on
excepte quelques Algériens repérés dans une
vieille ruelle du centre en 1962, les Italiens
n'ont pas été relayés par d'autres étrangers,
à la différence de ce que l'on voit générale
ment
dans les rues ou quartiers «à immig
rés» des régions urbaines. Le «Neuilly de
la banlieue Est» a digéré ses étrangers et il
ne s'est pas trouvé de successeurs.
(5) Cf Nous faisons référence ici à la terminologie de
P.- A. Rosenthal (1990) qui oppose migration de maint
ienet migration de rupture.
(6) Nous distinguons par «authentiques» les mariages
qui ne se font pas avec un conjoint français d'origine
italienne, comme il y en eut beaucoup à Nogent par le
passé.
372
SÉGRÉGATION ET INTÉGRATION : UNE FAUSSE ANTINOMIE
Les caractères originaux qui viennent d'être
rappelés suggèrent que le Nogent italien
s'est apparenté à un «ghetto» dans une lon
gue partie de son histoire. Il en avait l'as
pect physique et subissait le rejet de la part
de l'extérieur, lequel contribue à la cons
truction
du ghetto. Dans le Nogent coquet
des bords de Marne, le regroupement dans
la partie la plus vétusté de la ville était bien
une relégation. Selon un processus classi
que,les étrangers étaient identifiés à la sa
leté de l'habitat et le sentiment de leur dif
férence
se nourrissait d'une visibilité parti
culière
que l'on retrouve à toutes les épo
ques : une population masculine anormale
ment
nombreuse, inquiétante par la violence
et la faim de femmes qu'on lui prête, des
enfants «en quantité» courant dans les rues,
à partir des années 1920. La démographie
italienne n'avait rien de spectaculaire (les
ménages de plus de trois enfants étaient très
minoritaires), mais en regard du dépeuple
ment
français, cela comptait. De même, la
singularité du costume n'avait-elle rien d'ex
ceptionnel.
Mais tous les hommes ou pres
que étaient maçons (60% en 1926 contre
4% des Français) et la tenue attachée à ce
métier suffisait à désigner le «macaroni».
La «visibilité» la plus forte était incontest
ablement
de nature sonore. Dans les rues, le
patois régnait en maître et tout le centre de
Nogent vibrait au son des Italiens : vacarme
des hommes qui hurlent en jouant à la mora,
chants puissants qui s'élèvent des ruelles le
soir, verbe haut des ménagères qui s'inter
pellent dans la rue, bagarres dans les bals
très fréquentés des Transalpins, Pianetti ou
le Petit Cavanna. Ce dernier surtout a con
tribué
à faire la mauvaise réputation de la
rue Sainte-Anne. Dans les représentations
communales, les ruelles italiennes sont mal
famées et la rue Sainte-Anne, à 80% peu
plée de Transalpins en 1926, était tout un
symbole.
Ce rejet structurel s'aggrave dans les pério
desde crises économiques, tensions natio
nalistes
entre la France et l'Italie. Les deux
sont généralement cumulées. Ainsi, à la fin
du XIXe siècle, où la violence des
tements rend possible les lynchages (7).
L'assassinat du Président Carnot par l'anar
chiste Caserio en 1894 a porté à son comble
la haine de l'Italien, et à Nogent, on sort en
groupe pour acheter du tabac, afin de se pré
server
des agressions. En 1935, une récur
rence se produit dans une France en pleine
crise xénophobe. L'invasion de l'Ethiopie
fournit l'occasion de faire exploser contre
les sujets de Mussolini toutes les rancœurs
qui s'étaient accumulées : agitation polit
iquedes antifascistes, concurrence sur le
marché du travail. L'hostilité atteint son
point d'orgue le 10 juin 1940, quand l'Italie
fasciste attaque la France. A la Libération,
cela donnera quelques règlements de
compte, mais plutôt entre Italiens et natural
isés.Le poids du rejet n'en reste pas moins
lourd pendant un certain temps.
En face, l'importance des relations de type
communautaire plaide également dans le
sens du «ghetto». Cavanna parle de deux
vies qui ne se mélangent pas. De fait, plus
qu'ailleurs en région parisienne où la fa
iblesse
des concentrations impose de se frot
ter à l'environnement, il est plus facile de
rester entre Italiens à Nogent. Dès le début
du siècle, ces derniers ont leurs entreprises,
qui emploient dans les années 1920-1930 la
moitié des actifs masculins. Ils ont un ré
seau
de quelques commerces, leurs hôtels et
leurs bals. Longtemps, l'endogamie reste
(7) Ce fut le cas à Aiguës-Mortes, en 1893. Cette épo
que est celle de la Grande Dépression et les relations
franco-italiennes sont très mauvaises.
majoritaire,
SaintAntoine,alors
où la que
présence
danstransalpine
le faubourg
est
aussi ancienne, les mariages mixtes se sont
développés très tôt. Solidarité villageoise et
solidarité familiale s'articulent l'une dans
l'autre. Elles demeurent liées à la vallée de
départ, autour de la noria de ceux qui par
tent et qui reviennent, irrégulière selon la
conjoncture, mais jamais interrompue jus
qu'aux
années 1960, si ce n'est lors des conf
lits. Diversement, le lien est entretenu chez
les enfants. Avant 1914, les petits sont en
voyés
au pays jusqu'à ce qu'ils soient en
âge de travailler. Ensuite, quelques visites
occasionnelles pour les plus pauvres, des
vacances régulières pour d'autres, transfo
rment
en sentiment de double appartenance
373
l'impression de «mise à part» subie dans le
quotidien nogentais. Le sentiment commun
autaire s'entretient également dans la pra
tique religieuse. Les foules autour de l'église
à la première messe du dimanche ou lors
des enterrements signalent les Transalpins à
l'environnement. La foi devient même dans
les années 1930 un lieu de repli identitaire.
Le contexte est alors celui du rejet déjà évo
qué. En face, le fascisme propose la fierté
d'être italien et assortit sa propagande d'une
réconciliation avec l'Eglise (accords de Latran en 1929). Le Val Nure fait partie de
l'Italie blanche, de ces régions restées sous
l'influence de l'Eglise catholique. La Mis
sion italienne de la rue de Montreuil (Paris
Xle), ouverte en 1932, permet aux immig
résde renouer avec leurs origines, en chan
tant par exemple la messe en italien, lors
des missions pascales de Monseigneur
Babini, suivies avec ferveur à Nogent.
Nogent n'a pourtant rien d'une «Petite Ita
lie», si l'on s'en tient à la référence des quart
iers ainsi désignés dans les villes américain
es.
L'évolution de la communauté vers la
transparence totale suffit à le montrer. Dès
les débuts, dans la forme, comme dans les
pratiques, bien des faits viennent contredire
l'idée du «ghetto». Du côté italien, on l'a
dit, le marquage de l'espace est relativement
faible. Cafés, boutiques «produits d'Italie»
s'insèrent dans le paysage local. Inverse
ment,la ségrégation du côté français ne va
jamais jusqu'à l'isolement d'un espace ita
lien. Si les Transalpins occupent partiell
ement
le cœur historique de la commune, ce
lui-ci
reste français à 80% et conserve tou
tes ses fonctions centrales : commerces de
la Grande rue, marché, église, mairie et écol
es. Les originaires d'outre-monts font usage
des institutions locales, usage obligé lors
qu'il s'agit de l'école pour les enfants, usage
volontaire toutes les fois où c'est possible.
Ainsi en est-il du patronage. Même la prati
quereligieuse, décrite comme identitaire par
certains aspects, s'intègre aux réalités fran
çaises.
Parce que les autorités diocésaines
de Paris ont fait l'effort de s'intéresser à
cette population catholique et ont dépêché à
Nogent un abbé qui confesse en italien,
parce que les Transalpins ont trouvé sur
place de quoi satisfaire leurs habitudes, jus
qu'à l'adoption d'un ancestral pèlerinage à
la Vierge (Notre-Dame des Anges à Clichy-
sous-Bois), devenu un rendez-vous italien
de toute la banlieue est dans Fentre-deuxguerres. A l'adaptation facile au milieu d'ac
cueil s'ajoute un investissement précoce
dans la commune. Les Italiens ont contri
bué,dès le début du siècle, à transformer
l'espace nogentais, en construisant de nom
breux immeubles, pour y placer leurs comp
atriotes,
comme celui du 3 rue SainteAnne, mais aussi comme immeubles de rap
port habités par des Français. Cet investi
ssementest accompagné d'une tendance pré
coce à l'osmose avec l'environnement so
cial. Du côté des entrepreneurs, c'est l'inté
gration aux sociétés patronales du bâtiment
dès le début du siècle. Du côté des ouvriers,
les quelques jeunes éduqués en France
constituent très tôt un groupe de médiation
entre la communauté et la société locale, à
travers une profession extérieure au groupe
ou un mariage mixte. Enfin, l'adaptation
sentimentale aux bords de Marne est rapide.
Si l'on excepte les guinguettes, les Italiens
profitent localement des mêmes plaisirs que
les Français : le Bois de Vincennes, les pro
menades
au Fort, les fêtes foraines. De leur
côté, ils enrichissent la réputation de la com
mune : les bals italiens, en particulier le
«Grand Cavanna», attirent les Français, qui
y apprécient musiciens et danseurs, et ces
lieux hautement communautaires participent
de l'identité de la ville. Cela finit par un
mythe qui intégre définitivement les Tran
salpins au passé lointain de Nogent : ils se
raient
venus pour construire le viaduc qui
domine depuis 1856 le paysage nogentais !
Ces rapprochements identitaires vont plus
loin et touchent à la dimension politique.
Les Italiens de Nogent furent parmi les pre
miers à fonder une société de secours mut
uel dans la commune. La Lyre garibaldienne nogentaise naquit en 1899. Son nom,
qui fait référence au Héros des Deux-mond
es,
porteur des idéaux français, dit assez
son caractère fortement tourné vers le pays
d'accueil. A Nogent comme ailleurs en ré
gion
parisienne, le garibaldisme fait vibrer
certains Transalpins, plutôt Piémontais que
Placentins, et il y en eut pour s'engager aux
côtés de la France en 1914. Au lendemain
de la victoire qui voyait les deux pays dans
le même camp, les Italiens et leur associa
tion
gagnent la reconnaissance des autorités
locales et leur étendard défile derrière le dra-
374
peau français au Quatorze juillet. Les diffi
lation a suivi d'elle-même. Doit-on expli
cultés de l' entre-deux-guerres n'empêcher quer cette assimilation «réussie» par l'exis
tence préalable de la communauté ? Ce se
ont
pas les Italiens de Nogent de demeurer
proches de l'évolution politique de la comrait excessif, puisque bien des formes d'im
mune.
L'espace italien de la région pari
plantation
italo-parisienne, plus dispersées
sienne
est alors secoué par l'opposition en ou intermédiaires, ont eu le même résultat.
tre fascisme et antifascisme dans l'émigrat La plupart des facteurs dépassent en effet le
ion.
Tout en se tenant sur une prudente ré cas nogentais et se discutent à l'échelle de
serve,
la grande majorité des originaires
la région et de la France. Nous n'avons pas
d'outre-monts installés à Nogent regarde le
le loisir de les développer ici. Il est vrai
communisme comme une abomination et
cependant que le milieu italo-nogentais ap
rejoint en cela les positions municipales, le paraît
comme socialement mieux installé
squelles
s'inscrivent en blanc dans la ban que d'autres, qu'il a produit un certain nomb
lieue rouge (8). Là où ailleurs les jeunesses
rede personnalités, dont François Cavanna.
française et franco-italienne communient
On peut imaginer qu'il y a derrière cela cer
taines
spécificités de la chaîne Val Nuredans l'euphorie des grèves et manifestations
Nogent.
Du côté apennin, une société moul
de 1936, les Italo-nogentais investissent dans
les structures catholiques du type JOC : les
ueà l'habitude des migrations saisonnièr
«anciens du patronage» Charles de Foucault
es,
voire des voyages au long cours, une
devient une association dynamique de la
société qui avait su plusieurs fois transfo
commune.
rmer
son économie devant les aléas de la
A Nogent ont donc fonctionné conjointe conjoncture (9), ce que l'on retrouve dans
ment
des pratiques communautaires, solides
les qualités d'adaptation et d'investissement
dans le lieu d'accueil. Du côté des bords de
et durables, et une grande adaptabilité aux
conditions offertes par le milieu d'immigrat Marne, les qualités spécifiques de Nogent,
ion.
La «Ritalie nogentaise» semble avoir
petit par sa taille, champêtre par son aspect
parfaitement joué son rôle de milieu d'inté et bénéficiant d'une image très positive dans
gration intermédiaire, assurant l'accueil des
la région parisienne, ont facilité l'identifica
migrants, les préservant du déracinement,
tion
des étrangers à la commune, dont la
mais sans perspective conservatoire pesante.
composition sociale plus «bourgeoise» of
Lorsque le territoire des migrants a basculé
frait
un modèle d'intégration différent de
de la vallée italienne vers Nogent,
celui des quartiers populaires.
EN FILIGRANE DE L'ASSIMILATION, LE PASSE COMMUNAUTAIRE VIT
ENCORE
La distance qui les séparait du milieu social
festent encore, surtout depuis les années
environnant a pu accentuer chez les Italiens
1970, où plusieurs événements ont donné
la recherche de la transparence, qu'avait fa une valeur nouvelle au passé immigré.
vorisée
partout ailleurs l'incitation française
L'événement le plus important fut sans
à l'assimilation et la violence du rejet hérité
doute la publication du livre de François
du 10 juin 1940. Après la Seconde Guerre
Cavanna en 1978, Les Ritals. Il faisait re
mondiale, les Italo-nogentais se sont appli
naître
l'immigration italienne, après presque
qués a ne pas paraître italiens. Pourtant, les
vingt ans d'oubli, et c'est la communauté
traditions communautaires n'ont pas som nogentaise qui tenait la vedette! Certains de
bré du jour au lendemain et elles se
ses représentants furent d'ailleurs invités à
(8) Le Casellario politico centrale (fichier central de
la police fasciste) a fiché quantité d'antifascistes ou
présumés tels. La consultation de ce fichier à l' Archivio
dello Stato de Rome permet de voir que, contrairement
au reste de l'Est parisien, Nogent n'a pas accueilli beau
coup d'antifascistes.
(9) Les migrations du travail avaient été précédées de
migrations temporaires souvent lointaines (montreurs
d'animaux, colporteurs). On en trouve trace dans les
archives de Nogent. Mais c'est surtout l'étude de
M.Martini (1992) sur Ferriere qui a montré combien
l'économie villageoise savait combiner depuis plus
d'un siècle migrations et activités locales, en chan
geant de spécialité ou de route, quand les conditions
l'imposaient.
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participer au tournage du film télévisé que
Marcel Bluwal a tiré du livre en 1991. Il y
eut une projection spéciale pour les
Nogentais : la salle était pleine et les spec
tateurs
reprenaient en italien les chansons
entonnées dans le film.
Peu de temps avant, en 1974, était née l'a
ssociation
Piacentini di Rocca en France (as
sociation
des Placentais de Rocca en France)
dont le succès fut tel à Nogent et dans les
environs qu'elle devait s'élargir en Associat
ion
Parme-Plaisance (AS.PA.PI.) en 1982. Le
rayonnement de V AS.PA.PI. s'étend
aujourd'hui à la région parisienne, mais de
meure
très centré sur la banlieue autour de
Nogent. L'initiative était venue d'originai
res
de Rocca (de deuxième génération, sur
tout des hommes ayant entre 40 et 50 ans).
Elle s'inscrit toutefois dans un mouvement
général, qui vit se constituer nombre d'as
sociations
du même type dans l'immigrat
ion
italienne en France à partir des années
1970 : associations régionales, fondées en
général sur des chaînes migratoires, ancien
nes
et nouvelles, qui unissaient des lieux ou
des micro-régions de part et d'autre des Al
pes. L'exaltation des particularismes et des
différences créait un climat nouveau dans
l'Hexagone pour des immigrés qui s'étaient
jusqu'alors tenus en retrait du mouvement
associatif. En même temps, la réforme ré
gionale
en Italie offrait aux anciens émigrés
l'occasion de participer davantage à la vie
du territoire des origines. Si l'on ajoute que
les itinitiaves furent accompagnées par les
missions catholiques et les organismes de
voyage entre la France et l'Italie (CIT), on
aura tous les éléments pour comprendre le
succès rencontré à Nogent.
C'était en effet donner une forme officielle
aux habitudes qui se sont installées (ou main
tenues) entre Nogent et le Val Nure. Celuici, comme bien d'autres vallées de la pénins
ule, connaît, depuis les années cinquante,
une migration saisonnière inversée et vit cha
que été à l'heure des «fêtes des emigrants» et
au son de la langue française. Parallèlement,
beaucoup d'Italo-nogentais sont de fidèles
abonnés de Montagna nostra, bulletin paroiss
ial
publié dans le Val Nure et qui donne à la
«diaspora» les nouvelles du pays. Pour beau
coup, ces relations individuelles se suffisent
à elles-mêmes et, après le premier engoue
ment,1' as.pa.pl a du mal à trouver un second
souffle. De même, le jumelage entre Nogent
et le Val Nure en 1983 n' a-t-il guère créé de
dynamique. Les Italiens de Nogent ont dé
sormais
une pratique individuelle des rela
tions avec la terre originelle et ils n'ont guère
de goût pour les manifestations officielles.
En revanche, tout ce qui fait référence, dans
la France d'aujourd'hui, au passé commun
autaire provoque une onde de choc dans le
secteur de la banlieue autour de Nogent. Plus
de quinze ans après le livre de Cavanna, la
publication du numéro de la revue Autrement
sur «le Nogent des Italiens» a constitué pour
la population locale d'origine transalpine un
événement dont l'ampleur nous a étonnés,
Pierre Milza et moi-même. Dans la librairie
où le livre était présenté, il y a eu foule une
après-midi entière, les gens se retrouvaient,
venant de tous les environs (parmi eux Fran
çois Cavanna), et certains ont fini la soirée
en chantant leurs vieilles chansons. Ici, ce
n'est plus le Val Nure qui est en cause, mais
bien le passé d'immigrés ou enfants d'immig
rés
de la Ritalie nogentaise.
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