Les Italiens à Nogent hier et aujourd`hui
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Les Italiens à Nogent hier et aujourd`hui
Marie-Claude Blanc-Chaléard Les Italiens à Nogent hier et aujourd'hui In: Espace, populations, sociétés, 1996-2-3. Immigrés et enfants d'immigrés. pp. 367-375. Abstract Italians in Nogent, Past and Present. The Italian migration to Nogent is one of the oldest in Paris and its suburbs. A network, stemming from an Apenine valley, produced a genuine community, living apart in the centre of the town. Such a case is exceptional in the region. In spite of being really segregated for several decades, they assimilated to French society very easily after 1930 and the community disappeared progressively after the second world war. Nevertheless, constant relations with Italy and consciousness of a common past are nowadays distinctive features of these French people of common descent. Résumé L'immigration des Italiens à Nogent est l'une des plus anciennes en région parisienne. Une filière issue d'une vallée apennine a donné lieu à une communauté bien visible au centre de la commune, fait unique dans la région. En dépit d'une ségrégation sensible pendant de nombreuses décennies, elle s'est très vite assimilée à partir des années 1930 jusqu'à devenir transparente après la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment d'un passé commun et des relations maintenues avec l'Italie demeurent malgré tout des signes de distinction pour les héritiers de cette histoire. Citer ce document / Cite this document : Blanc-Chaléard Marie-Claude. Les Italiens à Nogent hier et aujourd'hui. In: Espace, populations, sociétés, 1996-2-3. Immigrés et enfants d'immigrés. pp. 367-375. doi : 10.3406/espos.1996.1762 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espos_0755-7809_1996_num_14_2_1762 Marie-Claude BLANC-CHALÉARD Les Italiens Centre d'Histoire de l'Europe au XXe siècle, IEP Paris 17 rue de Vaucouleurs 75011 Paris à Nogent hier et aujourd'hui Une promenade dans le Nogent d'au des Français de l'endroit sont d'origine ita jourd'hui ne révèle rien du passé italien de lienne. La communauté de Ritals, populari la commune. Sans doute, le long de la sée par le livre de François Cavanna s'est Grande rue qui traverse le centre-ville r fondue dans le paysage, et les héritiers du écemment rénové, note-t-on la présence de Nogent italien, devenus les habitants sans telle pizzeria ou telle boutique de «produits signe distinctif de cette banlieue plutôt aisée italiens» à la devanture luxueuse, non loin des bords de Marne, offrent, semble-t-il, d'un magasin «Kookai» et du chocolatier l'exemple parfait de «l'assimilation à la fran «Léonidas». Ce sont là les marquages d'un çaise» L'histoire de cette communauté ap espace urbain moderne, au service d'une paraît aujourd'hui un peu emblématique de clientèle appartenant à la bourgeoisie l'immigration et de l'intégration italiennes moyenne, et non la trace d'une ancienne im en France (1). Nous voudrions, sans en re migration. Un regard plus attentif sur les prendre le détail, insister sur quelques traits noms des boîtes aux lettres ou une explora originaux, et réfléchir sur la place des prati tion rapide dans l'annuaire téléphonique per ques communautaires dans le processus d'in mettent de s'assurer, en revanche, que bien tégration (2). LE PASSÉ ITALIEN DE NOGENT-SUR-MARNE : UN CAS EXCEPTIONNEL L'histoire de l'immigration italienne à Nogent-sur-Marne est atypique à bien des égards, du moins à l'échelle de la région parisienne. Cela se voit dès la fin du XIXe siècle. Sur la carte de répartition des Italiens dans la Seine en 1896, la commune se sin- (1) L'histoire des Italiens de Nogent fait à ce jour l'objet de plusieurs livres, dont ceux de François Cavanna, de plusieurs recherches en Italie et en France et d'un film télévisé ! Voir bibliographie. (2) La matière de cette communication est issue de ma thèse, soutenue en décembre 1995, sous la direction de Pierre Milza, à l'Institut d'études politiques de Paris, sous le titre : Les Italiens dans l'Est parisien des nées 1880 aux années 1960. Une histoire d'intégrat ion. Deux sources ont été priviligiées à la base du travail : les listes nominatives de recensements et les témoignages oraux. Autour d'elles, la reconstitution des conditions de l'intégration s'est appuyée sur le croise mentde nombreuses sources municipales, régionales ou nationales (Police, Archevêché, registres d'écoles, naturalisations etc...). 368 gularise (document 1) : elle seule compte plus de 4% de Transalpins. En dépit de sa petite taille, elle regroupe une des toutes pre mières colonies en valeurs absolues (540 Ita liens), ce qui est exceptionnel dans la ban lieue de l'époque (seules Saint-Denis et Boulogne en comptent davantage). Cette co lonie est l'une des plus anciennes. Les pre miers sujets des duchés de Parme et Plai sance y ont fait leur apparition dès 1865 et le groupe s'est formé au lendemain de la guerre de 1870 (3). Deuxième originalité : la concentration puis sante et durable des Transalpins dans le cen tre-ville, dans les ruelles et impasses qui s'échappent de la Grande rue (cf document 2a (4). Nulle part ailleurs, on ne rencontre une répartition aussi exclusive. La loi génér ale, dans l'agglomération capitale, est tôt la combinaison entre de micro-regroupe ments, à l'échelle de la rue ou de l'immeub le, et des foyers dispersés dans le tissu ur bain global. A Nogent, le cumul de deux facteurs conduit à une ségrégation unique en son genre. D'un côté, c'est la solidarité et l'efficacité d'une communauté monta gnarde qui s'exprime dans l'organisation serrée du territoire. Une filière s'est instal lée,semblable à bien des filières venues des montagnes françaises un peu avant. Ses or igines conduisent assez loin de la frontière franco-italienne, dans le Val Nure, hautevallée de l'Apennin septentrional (province de Plaisance), et plus précisément à Ferriere, dans le très haut Val Nure, ou même à Rocca, le plus haut des hameaux de Ferriere et le plus sauvage (Rocca = la roche), d'où sont issus bien des notables de la colonie. Document 1. Les Italiens dans le département de la Seine en 1896 (%) Nogent 0 (3) 117 personnes en 1872 (Etat des Italiens, archives de Nogent). lkm 5km (4) La carte de 1936 montre une amorce de dispersion, dont on notera la faiblesse, eu égard à l'importance du groupe. En 1921, le regroupement était total. 369 Tableau 1 Evolution de la population italienne à Nogent-sur-Marne entre 1872 et 1962 (D'après les listes nominatives et les chiffres des recensements) Nombre d'Italiens Français d'origine ital. % Italiens/Pop.totale %Ital/étrangers 1872 1896 1911 1926 1946 1962 117 539 818 1,8% 44,5% 4,1% 63% 5,8% 65,5% 1492 83 7,5% 65,6% 478 737 2,2% 54,1% 492 804 2% 43,6% Le but initial de l'émigration était d'assurer dans l'Est parisien. En 1926, près de 1500 la survie du village originel, remise en ques Italiens se pressent dans le cœur de la ville tion par les conséquences de l'Unité it (tableau 1 et document 2). Les hôtels «eth niques» accueillent une population mobile alienne et la modernisation qui l'a suivie. Or ces montagnards, aussi frustes que durs au d'ouvriers ou de réfugiés, où le groupe du labeur, se sont installés dans une des com Val Nure demeure le plus nombreux (40% munes les moins populaires de l'Est pari en 1926), mais les apports se sont diversi sien, déjà lieu d'élection d'une minorité fiés et proviennent de tout le nord de la pé aisée et des «nouvelles couches» sociales ninsule. Il faut dire qu'on trouve facil de la République (employés de chemin de ement de l'embauche chez Imbuti, chez fer ou des grands magasins parisiens). Ce Cavanna-Taravella ou l'une des nombreus deuxième facteur favorise la consolidation es entreprises italiennes du bâtiment (une d'un espace «à part» : organisation du loge dizaine) qui se partagent le marché local ment, les «logeuses» installant dans les mai avec deux sociétés françaises. Porté par cet sons vigneronnes vieillissantes des lieux afflux et par le savoir-faire communautaire, d'accueil pour célibataires en séjour provi le rayonnement culturel est alors considéra soire; organisation du travail, les monta ble : les bals italiens de Nogent sont les plus gnards transalpins n'ayant aucune peine à réputés du secteur et on y vient de partout, s'imposer dans le bâtiment, secteur délaissé pour entendre les «as» de l'accordéon, chez par les Nogentais alors que les besoins l Pianetti ou au «Grand Cavanna», pour chant ocaux sont ceux d'une banlieue en croissance. erles chansons de la montagne (les origi Le labeur communautaire remplace les ca naires de Parme et Plaisance sont très major pitaux, la filière se gonfle rapidement. Sans itaires dans cette partie de l'agglomération), doute, l'émigration du Val Nure a-t-elle éga ou, en semaine, pour rencontrer des compat lement quelques points de chute à Paris, et riotes, jouer à la «mora» ou aux cartes it dans les communes proches, Vincennes ou aliennes. La filière Ferriere-Nogent est tou Fontenay-sous-Bois. Sans doute, trouve-t-on jours active et contribue à maintenir, à tra dans le centre nogentais d'autres Transal vers une main-d'œuvre mobile, le lien orga pins, venus de vallée voisines (Val Ceno) nique avec la vallée de départ. Mais il existe, ou du Piémont (Novare). C'est néanmoins désormais, une communauté italo-nogenla chaîne Ferriere-Nogent qui donne le ton taise (une Ritalie nogentaise pour parler (69% des Italiens de Nogent en 191 1). Si ce comme Pierre Milza) dont l'existence est n'est pas la seule filière de la région pari autonome, et pour laquelle l'Italie est glo sienne, c'est l'une des plus importantes et la balement plus lointaine. Le phénomène est seule qui s'inscrive dans un double général pour les Italiens de France, qui con localisme aussi poussé avant 1914. naissent alors leur grande stabilisation dans La vitalité du Nogent italien se nourrit du le pays d'accueil. A la présence plus fr grand afflux qui suit la Première Guerre équente des familles s'ajoutent alors les in mondiale, au moment où la répression et les certitudes de la vie outre-monts, où le fa incertitudes liées au fascisme accélèrent la scisme inquiète pour l'avenir et compromet fièvre migratoire vers la France. Il n'est pas les voyages. Les difficultés des années trente étonnant de voir la commune se comporter et les choix bousculés au moment de la Se alors comme un «centre» de l'espace italien conde Guerre mondiale accélèrent le pro- 370 Document 2. Répartition des Italiens dans l'espace nogentais 371 cessus. Là encore, l'histoire communautaire se situe un peu à part. Quand, avant 1914, les quartiers parisiens, avaient vu un pre mier mouvement d'installation définitive, celui-ci était resté modeste à Nogent. Dans d'autres communes de banlieue, des migra tionstoute neuves en 1920 et 1930 connais sent une intégration rapide, mais avec beau coup de retours forcés, pour cause de crise ou de guerre. On retrouve par exemple à Montreuil après 1945 à peu près 30% de la population d'origine italienne présente en 1936. A Nogent, cette proportion atteint 70% pour les foyers issus de familles dont les noms figuraient déjà dans la commune en 1900. La rupture est donc tardive, mais massive (5). Elle s'accompagne, pour la gé nération élevée en France dans les années trente, d'une tendance à l'assimilation part iculièrement poussée. On en veut pour preuve le profil professionnel de cette «deuxième génération», qui s'éloigne fort ement du modèle parental : la proportion de maçons en son sein est de 18,5 % en 1954 (plus de 50% dans la génération précédente à la même date). A un niveau plus élevé, les fils d'entrepreneurs sont plutôt étudiants ou ingénieurs qu'entrepreneurs eux-mêmes. A Paris, où pourtant l'évasion vers le monde ouvrier moderne et qualifié ou les emplois tertiaires est également importante, bien plus de fils d'ébénistes continuent dans le mét ier, et, à Montreuil, les années cinquante marquent la grande époque des entreprises du bâtiment parmi les fils d'immigrés. Le «bâtiment italien» prospère toujours à Nog ent, mais avec beaucoup de patrons venus d'ailleurs dans la région, et des ouvriers fra îchement arrivés de l'Apennin ou, de plus en plus, espagnols ou algériens. Du côté des femmes, le clivage est très net entre les mèr es, femmes de ménage, et les filles dactyl os,vendeuses ou secrétaires. Ce n'est pas tout à fait la fin du périple migratoire entre Ferriere et Nogent, puis qu'une autre vague de maçons arrive dans le dernier flux des années cinquante (19571958 surtout). La nouvelle immigration ita lienne, plus méridionale dans ses origines, s'installe plutôt en banlieue sud, du côté de Vitry et Choisy ou en Seine-Saint-Denis. Dès la Libération, le déclin du Nogent ita lien semble programmé (cf tableau 1). Le rayonnement des bals traditionnels s'es tompe, les jeunes d'origine transalpine fr équentant davantage les guinguettes du bord de Marne, intégration oblige. C'est le mo ment où se multiplient les authentiques mar iages mixtes (6). Le centre-ville est tou jours un lieu d'accueil privilégié, mais les nouveaux venus ne répugnent pas à loger dans des hôtels extérieurs. La concentration a commencé à se desserrer dès la veille du conflit. La reconstruction, puis la croissance économique permettent d'envisager quel ques investissements pour les anciens im migrés. Les achats de vieilles maisons à re construire ou l' auto-construction se multi plient dans la commune et les environs (do cument 2b). Les nouveaux eux-mêmes ne restent qu'un temps court dans le centre, qui n'a plus rien du pôle de vie italo-parisienne décrit pour Fentre-deux-guerres. La proport ion d'Italiens n'y a d'ailleurs plus rien d'ex ceptionnel en 1968 (2%) et on ne parle plus d'eux. Avant qu'ils n'aient tous disparu, on a déjà commencé à les oublier. A ce stade de l'évolution, une dernière ori ginalité mérite d'être soulignée. L'immigrat ion à Nogent-sur-Marne se résume à l'im migration italienne. Comme étrangers par ici, y 'a que des Ritals, se rappelait François Cavanna, à propos des années 1920. De fait, il n'y a jamais eu que des Ritals. Si l'on excepte quelques Algériens repérés dans une vieille ruelle du centre en 1962, les Italiens n'ont pas été relayés par d'autres étrangers, à la différence de ce que l'on voit générale ment dans les rues ou quartiers «à immig rés» des régions urbaines. Le «Neuilly de la banlieue Est» a digéré ses étrangers et il ne s'est pas trouvé de successeurs. (5) Cf Nous faisons référence ici à la terminologie de P.- A. Rosenthal (1990) qui oppose migration de maint ienet migration de rupture. (6) Nous distinguons par «authentiques» les mariages qui ne se font pas avec un conjoint français d'origine italienne, comme il y en eut beaucoup à Nogent par le passé. 372 SÉGRÉGATION ET INTÉGRATION : UNE FAUSSE ANTINOMIE Les caractères originaux qui viennent d'être rappelés suggèrent que le Nogent italien s'est apparenté à un «ghetto» dans une lon gue partie de son histoire. Il en avait l'as pect physique et subissait le rejet de la part de l'extérieur, lequel contribue à la cons truction du ghetto. Dans le Nogent coquet des bords de Marne, le regroupement dans la partie la plus vétusté de la ville était bien une relégation. Selon un processus classi que,les étrangers étaient identifiés à la sa leté de l'habitat et le sentiment de leur dif férence se nourrissait d'une visibilité parti culière que l'on retrouve à toutes les épo ques : une population masculine anormale ment nombreuse, inquiétante par la violence et la faim de femmes qu'on lui prête, des enfants «en quantité» courant dans les rues, à partir des années 1920. La démographie italienne n'avait rien de spectaculaire (les ménages de plus de trois enfants étaient très minoritaires), mais en regard du dépeuple ment français, cela comptait. De même, la singularité du costume n'avait-elle rien d'ex ceptionnel. Mais tous les hommes ou pres que étaient maçons (60% en 1926 contre 4% des Français) et la tenue attachée à ce métier suffisait à désigner le «macaroni». La «visibilité» la plus forte était incontest ablement de nature sonore. Dans les rues, le patois régnait en maître et tout le centre de Nogent vibrait au son des Italiens : vacarme des hommes qui hurlent en jouant à la mora, chants puissants qui s'élèvent des ruelles le soir, verbe haut des ménagères qui s'inter pellent dans la rue, bagarres dans les bals très fréquentés des Transalpins, Pianetti ou le Petit Cavanna. Ce dernier surtout a con tribué à faire la mauvaise réputation de la rue Sainte-Anne. Dans les représentations communales, les ruelles italiennes sont mal famées et la rue Sainte-Anne, à 80% peu plée de Transalpins en 1926, était tout un symbole. Ce rejet structurel s'aggrave dans les pério desde crises économiques, tensions natio nalistes entre la France et l'Italie. Les deux sont généralement cumulées. Ainsi, à la fin du XIXe siècle, où la violence des tements rend possible les lynchages (7). L'assassinat du Président Carnot par l'anar chiste Caserio en 1894 a porté à son comble la haine de l'Italien, et à Nogent, on sort en groupe pour acheter du tabac, afin de se pré server des agressions. En 1935, une récur rence se produit dans une France en pleine crise xénophobe. L'invasion de l'Ethiopie fournit l'occasion de faire exploser contre les sujets de Mussolini toutes les rancœurs qui s'étaient accumulées : agitation polit iquedes antifascistes, concurrence sur le marché du travail. L'hostilité atteint son point d'orgue le 10 juin 1940, quand l'Italie fasciste attaque la France. A la Libération, cela donnera quelques règlements de compte, mais plutôt entre Italiens et natural isés.Le poids du rejet n'en reste pas moins lourd pendant un certain temps. En face, l'importance des relations de type communautaire plaide également dans le sens du «ghetto». Cavanna parle de deux vies qui ne se mélangent pas. De fait, plus qu'ailleurs en région parisienne où la fa iblesse des concentrations impose de se frot ter à l'environnement, il est plus facile de rester entre Italiens à Nogent. Dès le début du siècle, ces derniers ont leurs entreprises, qui emploient dans les années 1920-1930 la moitié des actifs masculins. Ils ont un ré seau de quelques commerces, leurs hôtels et leurs bals. Longtemps, l'endogamie reste (7) Ce fut le cas à Aiguës-Mortes, en 1893. Cette épo que est celle de la Grande Dépression et les relations franco-italiennes sont très mauvaises. majoritaire, SaintAntoine,alors où la que présence danstransalpine le faubourg est aussi ancienne, les mariages mixtes se sont développés très tôt. Solidarité villageoise et solidarité familiale s'articulent l'une dans l'autre. Elles demeurent liées à la vallée de départ, autour de la noria de ceux qui par tent et qui reviennent, irrégulière selon la conjoncture, mais jamais interrompue jus qu'aux années 1960, si ce n'est lors des conf lits. Diversement, le lien est entretenu chez les enfants. Avant 1914, les petits sont en voyés au pays jusqu'à ce qu'ils soient en âge de travailler. Ensuite, quelques visites occasionnelles pour les plus pauvres, des vacances régulières pour d'autres, transfo rment en sentiment de double appartenance 373 l'impression de «mise à part» subie dans le quotidien nogentais. Le sentiment commun autaire s'entretient également dans la pra tique religieuse. Les foules autour de l'église à la première messe du dimanche ou lors des enterrements signalent les Transalpins à l'environnement. La foi devient même dans les années 1930 un lieu de repli identitaire. Le contexte est alors celui du rejet déjà évo qué. En face, le fascisme propose la fierté d'être italien et assortit sa propagande d'une réconciliation avec l'Eglise (accords de Latran en 1929). Le Val Nure fait partie de l'Italie blanche, de ces régions restées sous l'influence de l'Eglise catholique. La Mis sion italienne de la rue de Montreuil (Paris Xle), ouverte en 1932, permet aux immig résde renouer avec leurs origines, en chan tant par exemple la messe en italien, lors des missions pascales de Monseigneur Babini, suivies avec ferveur à Nogent. Nogent n'a pourtant rien d'une «Petite Ita lie», si l'on s'en tient à la référence des quart iers ainsi désignés dans les villes américain es. L'évolution de la communauté vers la transparence totale suffit à le montrer. Dès les débuts, dans la forme, comme dans les pratiques, bien des faits viennent contredire l'idée du «ghetto». Du côté italien, on l'a dit, le marquage de l'espace est relativement faible. Cafés, boutiques «produits d'Italie» s'insèrent dans le paysage local. Inverse ment,la ségrégation du côté français ne va jamais jusqu'à l'isolement d'un espace ita lien. Si les Transalpins occupent partiell ement le cœur historique de la commune, ce lui-ci reste français à 80% et conserve tou tes ses fonctions centrales : commerces de la Grande rue, marché, église, mairie et écol es. Les originaires d'outre-monts font usage des institutions locales, usage obligé lors qu'il s'agit de l'école pour les enfants, usage volontaire toutes les fois où c'est possible. Ainsi en est-il du patronage. Même la prati quereligieuse, décrite comme identitaire par certains aspects, s'intègre aux réalités fran çaises. Parce que les autorités diocésaines de Paris ont fait l'effort de s'intéresser à cette population catholique et ont dépêché à Nogent un abbé qui confesse en italien, parce que les Transalpins ont trouvé sur place de quoi satisfaire leurs habitudes, jus qu'à l'adoption d'un ancestral pèlerinage à la Vierge (Notre-Dame des Anges à Clichy- sous-Bois), devenu un rendez-vous italien de toute la banlieue est dans Fentre-deuxguerres. A l'adaptation facile au milieu d'ac cueil s'ajoute un investissement précoce dans la commune. Les Italiens ont contri bué,dès le début du siècle, à transformer l'espace nogentais, en construisant de nom breux immeubles, pour y placer leurs comp atriotes, comme celui du 3 rue SainteAnne, mais aussi comme immeubles de rap port habités par des Français. Cet investi ssementest accompagné d'une tendance pré coce à l'osmose avec l'environnement so cial. Du côté des entrepreneurs, c'est l'inté gration aux sociétés patronales du bâtiment dès le début du siècle. Du côté des ouvriers, les quelques jeunes éduqués en France constituent très tôt un groupe de médiation entre la communauté et la société locale, à travers une profession extérieure au groupe ou un mariage mixte. Enfin, l'adaptation sentimentale aux bords de Marne est rapide. Si l'on excepte les guinguettes, les Italiens profitent localement des mêmes plaisirs que les Français : le Bois de Vincennes, les pro menades au Fort, les fêtes foraines. De leur côté, ils enrichissent la réputation de la com mune : les bals italiens, en particulier le «Grand Cavanna», attirent les Français, qui y apprécient musiciens et danseurs, et ces lieux hautement communautaires participent de l'identité de la ville. Cela finit par un mythe qui intégre définitivement les Tran salpins au passé lointain de Nogent : ils se raient venus pour construire le viaduc qui domine depuis 1856 le paysage nogentais ! Ces rapprochements identitaires vont plus loin et touchent à la dimension politique. Les Italiens de Nogent furent parmi les pre miers à fonder une société de secours mut uel dans la commune. La Lyre garibaldienne nogentaise naquit en 1899. Son nom, qui fait référence au Héros des Deux-mond es, porteur des idéaux français, dit assez son caractère fortement tourné vers le pays d'accueil. A Nogent comme ailleurs en ré gion parisienne, le garibaldisme fait vibrer certains Transalpins, plutôt Piémontais que Placentins, et il y en eut pour s'engager aux côtés de la France en 1914. Au lendemain de la victoire qui voyait les deux pays dans le même camp, les Italiens et leur associa tion gagnent la reconnaissance des autorités locales et leur étendard défile derrière le dra- 374 peau français au Quatorze juillet. Les diffi lation a suivi d'elle-même. Doit-on expli cultés de l' entre-deux-guerres n'empêcher quer cette assimilation «réussie» par l'exis tence préalable de la communauté ? Ce se ont pas les Italiens de Nogent de demeurer proches de l'évolution politique de la comrait excessif, puisque bien des formes d'im mune. L'espace italien de la région pari plantation italo-parisienne, plus dispersées sienne est alors secoué par l'opposition en ou intermédiaires, ont eu le même résultat. tre fascisme et antifascisme dans l'émigrat La plupart des facteurs dépassent en effet le ion. Tout en se tenant sur une prudente ré cas nogentais et se discutent à l'échelle de serve, la grande majorité des originaires la région et de la France. Nous n'avons pas d'outre-monts installés à Nogent regarde le le loisir de les développer ici. Il est vrai communisme comme une abomination et cependant que le milieu italo-nogentais ap rejoint en cela les positions municipales, le paraît comme socialement mieux installé squelles s'inscrivent en blanc dans la ban que d'autres, qu'il a produit un certain nomb lieue rouge (8). Là où ailleurs les jeunesses rede personnalités, dont François Cavanna. française et franco-italienne communient On peut imaginer qu'il y a derrière cela cer taines spécificités de la chaîne Val Nuredans l'euphorie des grèves et manifestations Nogent. Du côté apennin, une société moul de 1936, les Italo-nogentais investissent dans les structures catholiques du type JOC : les ueà l'habitude des migrations saisonnièr «anciens du patronage» Charles de Foucault es, voire des voyages au long cours, une devient une association dynamique de la société qui avait su plusieurs fois transfo commune. rmer son économie devant les aléas de la A Nogent ont donc fonctionné conjointe conjoncture (9), ce que l'on retrouve dans ment des pratiques communautaires, solides les qualités d'adaptation et d'investissement dans le lieu d'accueil. Du côté des bords de et durables, et une grande adaptabilité aux conditions offertes par le milieu d'immigrat Marne, les qualités spécifiques de Nogent, ion. La «Ritalie nogentaise» semble avoir petit par sa taille, champêtre par son aspect parfaitement joué son rôle de milieu d'inté et bénéficiant d'une image très positive dans gration intermédiaire, assurant l'accueil des la région parisienne, ont facilité l'identifica migrants, les préservant du déracinement, tion des étrangers à la commune, dont la mais sans perspective conservatoire pesante. composition sociale plus «bourgeoise» of Lorsque le territoire des migrants a basculé frait un modèle d'intégration différent de de la vallée italienne vers Nogent, celui des quartiers populaires. EN FILIGRANE DE L'ASSIMILATION, LE PASSE COMMUNAUTAIRE VIT ENCORE La distance qui les séparait du milieu social festent encore, surtout depuis les années environnant a pu accentuer chez les Italiens 1970, où plusieurs événements ont donné la recherche de la transparence, qu'avait fa une valeur nouvelle au passé immigré. vorisée partout ailleurs l'incitation française L'événement le plus important fut sans à l'assimilation et la violence du rejet hérité doute la publication du livre de François du 10 juin 1940. Après la Seconde Guerre Cavanna en 1978, Les Ritals. Il faisait re mondiale, les Italo-nogentais se sont appli naître l'immigration italienne, après presque qués a ne pas paraître italiens. Pourtant, les vingt ans d'oubli, et c'est la communauté traditions communautaires n'ont pas som nogentaise qui tenait la vedette! Certains de bré du jour au lendemain et elles se ses représentants furent d'ailleurs invités à (8) Le Casellario politico centrale (fichier central de la police fasciste) a fiché quantité d'antifascistes ou présumés tels. La consultation de ce fichier à l' Archivio dello Stato de Rome permet de voir que, contrairement au reste de l'Est parisien, Nogent n'a pas accueilli beau coup d'antifascistes. (9) Les migrations du travail avaient été précédées de migrations temporaires souvent lointaines (montreurs d'animaux, colporteurs). On en trouve trace dans les archives de Nogent. Mais c'est surtout l'étude de M.Martini (1992) sur Ferriere qui a montré combien l'économie villageoise savait combiner depuis plus d'un siècle migrations et activités locales, en chan geant de spécialité ou de route, quand les conditions l'imposaient. 375 participer au tournage du film télévisé que Marcel Bluwal a tiré du livre en 1991. Il y eut une projection spéciale pour les Nogentais : la salle était pleine et les spec tateurs reprenaient en italien les chansons entonnées dans le film. Peu de temps avant, en 1974, était née l'a ssociation Piacentini di Rocca en France (as sociation des Placentais de Rocca en France) dont le succès fut tel à Nogent et dans les environs qu'elle devait s'élargir en Associat ion Parme-Plaisance (AS.PA.PI.) en 1982. Le rayonnement de V AS.PA.PI. s'étend aujourd'hui à la région parisienne, mais de meure très centré sur la banlieue autour de Nogent. L'initiative était venue d'originai res de Rocca (de deuxième génération, sur tout des hommes ayant entre 40 et 50 ans). Elle s'inscrit toutefois dans un mouvement général, qui vit se constituer nombre d'as sociations du même type dans l'immigrat ion italienne en France à partir des années 1970 : associations régionales, fondées en général sur des chaînes migratoires, ancien nes et nouvelles, qui unissaient des lieux ou des micro-régions de part et d'autre des Al pes. L'exaltation des particularismes et des différences créait un climat nouveau dans l'Hexagone pour des immigrés qui s'étaient jusqu'alors tenus en retrait du mouvement associatif. En même temps, la réforme ré gionale en Italie offrait aux anciens émigrés l'occasion de participer davantage à la vie du territoire des origines. Si l'on ajoute que les itinitiaves furent accompagnées par les missions catholiques et les organismes de voyage entre la France et l'Italie (CIT), on aura tous les éléments pour comprendre le succès rencontré à Nogent. C'était en effet donner une forme officielle aux habitudes qui se sont installées (ou main tenues) entre Nogent et le Val Nure. Celuici, comme bien d'autres vallées de la pénins ule, connaît, depuis les années cinquante, une migration saisonnière inversée et vit cha que été à l'heure des «fêtes des emigrants» et au son de la langue française. Parallèlement, beaucoup d'Italo-nogentais sont de fidèles abonnés de Montagna nostra, bulletin paroiss ial publié dans le Val Nure et qui donne à la «diaspora» les nouvelles du pays. Pour beau coup, ces relations individuelles se suffisent à elles-mêmes et, après le premier engoue ment,1' as.pa.pl a du mal à trouver un second souffle. De même, le jumelage entre Nogent et le Val Nure en 1983 n' a-t-il guère créé de dynamique. Les Italiens de Nogent ont dé sormais une pratique individuelle des rela tions avec la terre originelle et ils n'ont guère de goût pour les manifestations officielles. En revanche, tout ce qui fait référence, dans la France d'aujourd'hui, au passé commun autaire provoque une onde de choc dans le secteur de la banlieue autour de Nogent. Plus de quinze ans après le livre de Cavanna, la publication du numéro de la revue Autrement sur «le Nogent des Italiens» a constitué pour la population locale d'origine transalpine un événement dont l'ampleur nous a étonnés, Pierre Milza et moi-même. Dans la librairie où le livre était présenté, il y a eu foule une après-midi entière, les gens se retrouvaient, venant de tous les environs (parmi eux Fran çois Cavanna), et certains ont fini la soirée en chantant leurs vieilles chansons. Ici, ce n'est plus le Val Nure qui est en cause, mais bien le passé d'immigrés ou enfants d'immig rés de la Ritalie nogentaise. BIBLIOGRAPHIE BLANC-CHALÉARD M-C, 1995, Us Italiens dans l'Est parisien des années 1880 aux années 1960. Une histoire d'intégration, thèse de doctorat d'histoire, dactyl., IEP, Paris. 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WIRTH L., 1980, U Ghetto, trad. Presses universitai res de Grenoble (Ie éd. 1928).