Éloge - M97 Gallery

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Éloge - M97 Gallery
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PLEIN CADRE
Éloge
de la
contrefaçon
Han Lei vulgarise
les modèles esthétiques
L
a jeune femme nous fixe droit
dans les yeux. Avec une assurance proche de l’indécence pour
qui voit dans ses formes nues et
corpulentes une atteinte aux codes esthétiques en vigueur. Les canons actuels ne
sont-ils pas aux lignes filiformes, aux corps
étiques, synonymes presque d’éthique dans
nos sociétés de consommation ? Bon poids,
bon œil, en paraphrasant l’adage. Mais à
sujets obèses, objets souvent indigestes. Il
suffit d’observer les publicités qui nous environnent pour comprendre leur parti pris
esthétique : plus les choses sont désirables,
plus elles sont consommables.
Séduction, attraction, consommation, les
rouages sont connus et comme chacun sait :
« Regardez n’engage à rien ! » « Faux ! répond Han Lei. Photographier, c’est montrer, et montrer c’est choisir… un cadre, un
sujet, un modèle. Choisir un modèle, c’est
affirmer un point de vue » qui n’est pas
seulement l’endroit où l’on doit se placer
pour voir un objet le mieux possible, mais
c’est surtout, précise le Petit Robert, « la
manière particulière dont une question
peut être posée ». Tailles généreuses, figures replètes, formes dodues, les femmes et
hommes avec lesquels Han Lei nous interroge prennent à rebours les critères dominant. Ses contre-modèles, et ce n’est pas le
moindre de leurs paradoxes au sein de nos
sociétés consuméristes, le sont devenus à
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n
Décembre 2011 / Février 2012
HAN LEI
Né en 1967 à Kaifeng dans la province du
Henan, Han Lei a très tôt été encouragé par ses
parents pour suivre une carrière artistique alors
même qu’il n’y avait aucun espoir de marché
dans une Chine attelée au réalisme socialiste.
Diplômé de l’Académie centrale des arts et du
design de Pékin en 1989, il touche à tous types
d’art (sculpture, peinture, installation) avant de
s’adonner principalement à la photographie.
Ses photographies sont rapidement sélectionnées par les meilleurs festivals de photo chinois
(Pingyao, 2001, Guangzhou, 2005, Lianzhou,
2006, 2007, ) ou étrangers (Rome, 2003, 2004,
2005). Galeries et institutions muséographiques se disputent désormais ses photographies.
force de consommation active pour les
jeunes garçons obèses (sujets peut-être
boulimiques ?), passive pour les prostituées (objets de consommation) En prenant des photographies qui ne sont pas à
l’image de ce que l’on attend d’elles, Han
Lei engage tout ce que l’on attend d’un regard : qu’il remette en cause nos modèles
de représentation. Pour cela, il va le faire
non sans malice ni filiation. La mise en
scène de cette jeune femme, dénommée
Pan Jinlian (Lotus d’or), s’inspire bien sûr
de celle qu’avait faite Manet pour Olympia
© HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery
Philippe Pataud Célérier
Pan Jinlian as a Rabbit Girl, 2008
en 1863. Olympia couchée dans une position quasi similaire à celle de Pan Jinlian,
exception faite de la main gauche qui lui
recouvre le sexe – chaque siècle son encre –, avait scandalisé les conventions esthétiques du Second Empire. Le visiteur
découvrait au milieu des draperies le portrait d’une femme nue se donnant aux regards sans complexes.
Pour n’être pas nouveau dans la peinture occidentale le thème des Vénus couchées change
de nature. Par un réalisme cru qui tient
moins à la nudité des chairs qu’à leur vérité, Manet, après Goya, et sa célèbre Maja
Desnuda, transforme les divinités en femmes. La technique picturale de Manet, sans
ombre, ni jeu de lumière, révèle un nu dans
toute sa corporéité, avec ce ton de chair
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© HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery
Olympia par Édouard Manet, 1863
Pan Jinlian déguisée en femme lapin
évoque bien sûr les playmates
rutilantes du magazine érotique
américain PlayBoy dont le logo
est justement une tête de lapin.
Les modèles de Han Lei, plus exactement ces contre-modèles,
sont au cœur de ses contrefaçons
qui plagient des œuvres célèbres ;
ici Olympia de Manet. Si Manet
comme Han Lei préfère le vrai au
beau, le photographe nous montre
que la copie de mauvaise qualité
– avec ses modèles imparfaits – est
l’une des composantes du vrai
d’aujourd’hui. Corps imparfait pour
nos standards esthétiques, Han Lei a
étiré outrageusement ses jambes.
Allusion au tableau de Manet dans
lequel le manquement total aux
règles académiques de la perspective
- raccourci du bras gauche par
exemple – fut vivement critiqué ?
Un ado tenant une marionnette, 2007
Je ne peux pas faire des images qui ne remettent pas en
cause le sentiment esthétique dominant. » Han Lei
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PLEIN CADRE
Une fille dans un salon de coiffure
(2006)
sale, cette patine que prend la peau à force
d’usages, de frottements. Au monde irréel
et idéalisé de la mythologie gréco-romaine
dont s’inspirent les peintres occidentaux
(Le Titien, par exemple) jusqu’à Manet, se
substitue le monde réifié des hommes et
des femmes. En tombant de l’Olympe,
Olympia devient une femme vénale, – « un
modèle obscène et chétif, une odalisque au
ventre jaune », hurlent alors les critiques –
et l’esthète, le voyeur qu’il est ou peut être
par ailleurs. Cette transformation esthétique provoque un scandale moral. L’intention de Manet n’est pas de « faire Beau »
mais de « faire Vrai », abolissant la frontière entre réel et représentation. L’art moderne est en marche sous l’influence naissante de la photographie.
La peinture cesse d’être une valeur. À plus
d’un siècle de distance, Han Lei ne dit pas
© HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery
Han Lei croisa cette jeune prostituée
en passant devant la vitrine
d’un bordel chinois déguisé, comme
souvent, en salon de coiffure.
Manet, Goya... Han lei revisite
nombre de chefs-d’œuvre pour
mieux révéler notre banale
et triviale originalité
vraiment autre chose, mais il le dit avec sa
culture et son époque. Tous les corps sont
dignes d’être montrés quelles que soient
leurs formes, leurs traits ; qu’ils appartiennent à une prostituée, à une coiffeuse, à un
maître de chants ou à une héroïne qui,
pour n’être pas une vestale, peut être
« modélisée » autrement... Mais, si Manet
se mettait à reproduire, à photographier la
réalité en la peignant, Han Lei, lui la représente, la met en scène, la peint – pourraiton dire en la photographiant.
En lieu et place de Vénus, c’est Pan Jinlian,
personnage clef d’un classique de la littérature érotique chinoise Jin Ping Mei,
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Décembre 2011 / Février 2012
en
s a v o ir
+
n Le site www.hanleiart.com
n LES GALERIES
Galerie M97, 97 Moganshan road,
Shanghai. www.m97gallery.com
Galerie Polaris, 5, rue Saint-Claude,
75003 Paris. 01 42 72 21 27
www.galeriepolaris.com pour sa série de
portraits 2003-2005. Publication :
Han Lei, Timezone8, Hong-Kong, 2010.
http://timezone8.com
(« Fleurs de fiole d’or ») écrit à la fin du
xvie siècle *, qui est cette fois dénaturée ou
plus exactement « renaturée ». La déesse de
l’amour – femme d’une extraordinaire
beauté dédiée à la concupiscence d’un
marchand corrompu – se transforme en
une incroyable femme pansue à la tête ornée d’oreilles de lapin. Une métamorphose
pour le moins incongrue. Pas sûr. L’allusion et le surréel s’imposent à l’œil de Han
Lei aussi sûrement que l’illusion et l’irréel
ont disparu de la palette de Manet.
Conventions esthétiques pour l’un et retouches Photoshop pour l’autre sont respectivement évincées... Mais pourquoi
Han Lei enlaidit-il ses modèles avec des
accessoires aussi disgracieux que des
oreilles de lapin serties de strass ou des
pantoufles en fausse fourrure de panda ?
Pourquoi une telle (dé)monstration de mauvais goût ? Pour défier plus encore le bon
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Girl with Hat2, 2009 ????????
goût dominant ? Ou mieux se fondre dans
la masse, masse dont le modèle serait la plus
sûre des métaphores ? Si Han Lei comme
Manet privilégie le vrai au beau, le vrai,
nous disent les photographies de Han Lei,
semble en revanche ne pas exister sans faux,
sans pacotille, sans toc, sans kitch, sans
clinquant. Han Lei n’hésite d’ailleurs pas à
s’appuyer sur le mot shanzhai, littéralement
« forteresse de montagne », pour définir ses
images. L’expression qui fait référence à des
contrefaçons bon marché désignait, à l’époque de l’Empire, un refuge de bandits, un
état hors la loi. Avec ses modèles contrefaits, Han Lei ne défie pas seulement l’ordre
esthétique établi. Il dit aussi que ses images,
des copies vulgaires de chefs-d’œuvre originaux – jugés tout pareillement vulgaires
en leur temps –, sont à coup sûr l’une des
grandes originalités de nos sociétés modernes ; qu’elles soient occidentales ou plus encore chinoises.
n
* Fleurs en fiole d’or (Jin Ping Mei cihua). Texte traduit,
présenté et annoté par André Lévy. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1985.
Tous mes remerciements aux galeries
M97 (Shanghai) et Polaris (Paris).
Trois femmes nues debout (2007)
© HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery
© HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery
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Dans la mythologie gréco-romaine,
Aglaia, Thalie et Euphrosyne sont les
Trois Grâces, en grec les « Charites ».
Filles de Zeus, servantes d’Aphrodite,
elles symbolisent l’amour, la séduction, la beauté, le désir, le plaisir. Au
fil des siècles, on ne compte plus le
nombre de ses représentations. Mais
si chacune est le produit artistique de
son environnement culturel,
la version de Han Lei en dit long
sur les valeurs qui aujourd’hui
nous animent.
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