Éloge - M97 Gallery
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84 C U L T U R E I PLEIN CADRE Éloge de la contrefaçon Han Lei vulgarise les modèles esthétiques L a jeune femme nous fixe droit dans les yeux. Avec une assurance proche de l’indécence pour qui voit dans ses formes nues et corpulentes une atteinte aux codes esthétiques en vigueur. Les canons actuels ne sont-ils pas aux lignes filiformes, aux corps étiques, synonymes presque d’éthique dans nos sociétés de consommation ? Bon poids, bon œil, en paraphrasant l’adage. Mais à sujets obèses, objets souvent indigestes. Il suffit d’observer les publicités qui nous environnent pour comprendre leur parti pris esthétique : plus les choses sont désirables, plus elles sont consommables. Séduction, attraction, consommation, les rouages sont connus et comme chacun sait : « Regardez n’engage à rien ! » « Faux ! répond Han Lei. Photographier, c’est montrer, et montrer c’est choisir… un cadre, un sujet, un modèle. Choisir un modèle, c’est affirmer un point de vue » qui n’est pas seulement l’endroit où l’on doit se placer pour voir un objet le mieux possible, mais c’est surtout, précise le Petit Robert, « la manière particulière dont une question peut être posée ». Tailles généreuses, figures replètes, formes dodues, les femmes et hommes avec lesquels Han Lei nous interroge prennent à rebours les critères dominant. Ses contre-modèles, et ce n’est pas le moindre de leurs paradoxes au sein de nos sociétés consuméristes, le sont devenus à N° 21 n Décembre 2011 / Février 2012 HAN LEI Né en 1967 à Kaifeng dans la province du Henan, Han Lei a très tôt été encouragé par ses parents pour suivre une carrière artistique alors même qu’il n’y avait aucun espoir de marché dans une Chine attelée au réalisme socialiste. Diplômé de l’Académie centrale des arts et du design de Pékin en 1989, il touche à tous types d’art (sculpture, peinture, installation) avant de s’adonner principalement à la photographie. Ses photographies sont rapidement sélectionnées par les meilleurs festivals de photo chinois (Pingyao, 2001, Guangzhou, 2005, Lianzhou, 2006, 2007, ) ou étrangers (Rome, 2003, 2004, 2005). Galeries et institutions muséographiques se disputent désormais ses photographies. force de consommation active pour les jeunes garçons obèses (sujets peut-être boulimiques ?), passive pour les prostituées (objets de consommation) En prenant des photographies qui ne sont pas à l’image de ce que l’on attend d’elles, Han Lei engage tout ce que l’on attend d’un regard : qu’il remette en cause nos modèles de représentation. Pour cela, il va le faire non sans malice ni filiation. La mise en scène de cette jeune femme, dénommée Pan Jinlian (Lotus d’or), s’inspire bien sûr de celle qu’avait faite Manet pour Olympia © HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery Philippe Pataud Célérier Pan Jinlian as a Rabbit Girl, 2008 en 1863. Olympia couchée dans une position quasi similaire à celle de Pan Jinlian, exception faite de la main gauche qui lui recouvre le sexe – chaque siècle son encre –, avait scandalisé les conventions esthétiques du Second Empire. Le visiteur découvrait au milieu des draperies le portrait d’une femme nue se donnant aux regards sans complexes. Pour n’être pas nouveau dans la peinture occidentale le thème des Vénus couchées change de nature. Par un réalisme cru qui tient moins à la nudité des chairs qu’à leur vérité, Manet, après Goya, et sa célèbre Maja Desnuda, transforme les divinités en femmes. La technique picturale de Manet, sans ombre, ni jeu de lumière, révèle un nu dans toute sa corporéité, avec ce ton de chair 85 © HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery Olympia par Édouard Manet, 1863 Pan Jinlian déguisée en femme lapin évoque bien sûr les playmates rutilantes du magazine érotique américain PlayBoy dont le logo est justement une tête de lapin. Les modèles de Han Lei, plus exactement ces contre-modèles, sont au cœur de ses contrefaçons qui plagient des œuvres célèbres ; ici Olympia de Manet. Si Manet comme Han Lei préfère le vrai au beau, le photographe nous montre que la copie de mauvaise qualité – avec ses modèles imparfaits – est l’une des composantes du vrai d’aujourd’hui. Corps imparfait pour nos standards esthétiques, Han Lei a étiré outrageusement ses jambes. Allusion au tableau de Manet dans lequel le manquement total aux règles académiques de la perspective - raccourci du bras gauche par exemple – fut vivement critiqué ? Un ado tenant une marionnette, 2007 Je ne peux pas faire des images qui ne remettent pas en cause le sentiment esthétique dominant. » Han Lei Décembre 2011 / Février 2012 n N° 21 86 C U L T U R E I PLEIN CADRE Une fille dans un salon de coiffure (2006) sale, cette patine que prend la peau à force d’usages, de frottements. Au monde irréel et idéalisé de la mythologie gréco-romaine dont s’inspirent les peintres occidentaux (Le Titien, par exemple) jusqu’à Manet, se substitue le monde réifié des hommes et des femmes. En tombant de l’Olympe, Olympia devient une femme vénale, – « un modèle obscène et chétif, une odalisque au ventre jaune », hurlent alors les critiques – et l’esthète, le voyeur qu’il est ou peut être par ailleurs. Cette transformation esthétique provoque un scandale moral. L’intention de Manet n’est pas de « faire Beau » mais de « faire Vrai », abolissant la frontière entre réel et représentation. L’art moderne est en marche sous l’influence naissante de la photographie. La peinture cesse d’être une valeur. À plus d’un siècle de distance, Han Lei ne dit pas © HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery Han Lei croisa cette jeune prostituée en passant devant la vitrine d’un bordel chinois déguisé, comme souvent, en salon de coiffure. Manet, Goya... Han lei revisite nombre de chefs-d’œuvre pour mieux révéler notre banale et triviale originalité vraiment autre chose, mais il le dit avec sa culture et son époque. Tous les corps sont dignes d’être montrés quelles que soient leurs formes, leurs traits ; qu’ils appartiennent à une prostituée, à une coiffeuse, à un maître de chants ou à une héroïne qui, pour n’être pas une vestale, peut être « modélisée » autrement... Mais, si Manet se mettait à reproduire, à photographier la réalité en la peignant, Han Lei, lui la représente, la met en scène, la peint – pourraiton dire en la photographiant. En lieu et place de Vénus, c’est Pan Jinlian, personnage clef d’un classique de la littérature érotique chinoise Jin Ping Mei, N° 21 n Décembre 2011 / Février 2012 en s a v o ir + n Le site www.hanleiart.com n LES GALERIES Galerie M97, 97 Moganshan road, Shanghai. www.m97gallery.com Galerie Polaris, 5, rue Saint-Claude, 75003 Paris. 01 42 72 21 27 www.galeriepolaris.com pour sa série de portraits 2003-2005. Publication : Han Lei, Timezone8, Hong-Kong, 2010. http://timezone8.com (« Fleurs de fiole d’or ») écrit à la fin du xvie siècle *, qui est cette fois dénaturée ou plus exactement « renaturée ». La déesse de l’amour – femme d’une extraordinaire beauté dédiée à la concupiscence d’un marchand corrompu – se transforme en une incroyable femme pansue à la tête ornée d’oreilles de lapin. Une métamorphose pour le moins incongrue. Pas sûr. L’allusion et le surréel s’imposent à l’œil de Han Lei aussi sûrement que l’illusion et l’irréel ont disparu de la palette de Manet. Conventions esthétiques pour l’un et retouches Photoshop pour l’autre sont respectivement évincées... Mais pourquoi Han Lei enlaidit-il ses modèles avec des accessoires aussi disgracieux que des oreilles de lapin serties de strass ou des pantoufles en fausse fourrure de panda ? Pourquoi une telle (dé)monstration de mauvais goût ? Pour défier plus encore le bon 87 Girl with Hat2, 2009 ???????? goût dominant ? Ou mieux se fondre dans la masse, masse dont le modèle serait la plus sûre des métaphores ? Si Han Lei comme Manet privilégie le vrai au beau, le vrai, nous disent les photographies de Han Lei, semble en revanche ne pas exister sans faux, sans pacotille, sans toc, sans kitch, sans clinquant. Han Lei n’hésite d’ailleurs pas à s’appuyer sur le mot shanzhai, littéralement « forteresse de montagne », pour définir ses images. L’expression qui fait référence à des contrefaçons bon marché désignait, à l’époque de l’Empire, un refuge de bandits, un état hors la loi. Avec ses modèles contrefaits, Han Lei ne défie pas seulement l’ordre esthétique établi. Il dit aussi que ses images, des copies vulgaires de chefs-d’œuvre originaux – jugés tout pareillement vulgaires en leur temps –, sont à coup sûr l’une des grandes originalités de nos sociétés modernes ; qu’elles soient occidentales ou plus encore chinoises. n * Fleurs en fiole d’or (Jin Ping Mei cihua). Texte traduit, présenté et annoté par André Lévy. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1985. Tous mes remerciements aux galeries M97 (Shanghai) et Polaris (Paris). Trois femmes nues debout (2007) © HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery © HAN Lei. Courtesy of m97 Gallery ????????????????????? ???????????????????? ??????????????????????????? Dans la mythologie gréco-romaine, Aglaia, Thalie et Euphrosyne sont les Trois Grâces, en grec les « Charites ». Filles de Zeus, servantes d’Aphrodite, elles symbolisent l’amour, la séduction, la beauté, le désir, le plaisir. Au fil des siècles, on ne compte plus le nombre de ses représentations. Mais si chacune est le produit artistique de son environnement culturel, la version de Han Lei en dit long sur les valeurs qui aujourd’hui nous animent. Décembre 2011 / Février 2012 n N° 21