La Maison d`Intervention Vivre

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La Maison d`Intervention Vivre
La Maison d’Intervention Vivre
Chantal Dussault
UN PEU D’HISTOIRE
E
n 1976, lors d’un voyage en Europe, j’ai eu la chance de visiter
certains centres de thérapie communautaires ainsi que des refuges
en santé mentale, et d’animer des ateliers d’arts dans un « drop-in
center » situé dans un vieux moulin, dans le massif central de la France.
La découverte de ces approches humaines et intégrées dans la communauté me donna envie de fonder un tel lieu au Québec.
J’étais à ce moment-là professeure d’art et d’histoire de l’art au
niveau collégial et mon travail m’avait permis d’expérimenter auprès
d’étudiant(e)s le pouvoir de la créativité en tant qu’outil de développement personnel. J’avais également enseigné les arts à une personne
souffrant de schizophrénie. Cette personne, par le biais de son expression artistique, arrivait à contrer certaines de ses tendances autodestructrices induites par ses délires. Cette expérience fut, pour moi, déterminante et très révélatrice.
Dès mon retour au Québec, dans le but de vérifier l’hypothèse que
l’enseignement de l’expression artistique pouvait non seulement soulager de leur angoisse les personnes souffrant de schizophrénie et de
troubles de santé mentale, mais également, donner un sens à leur vie ;
j’allais travailler à Forward House. Mon travail avec les arts, dans cette
maison alternative en santé mentale, confirma mon intuition et me
donna assez d’enthousiasme et de détermination pour entreprendre les
démarches en vue de mettre sur pied, dans ma région, un lieu thérapeutique qui correspondrait à mes aspirations.
À ce moment-là, sur la Rive-Sud, il n’y avait aucune ressource offrant des programmes externes en santé mentale pour les personnes
psychiatrisées, en dépit d’un grand besoin de solutions alternatives
pour aider cette clientèle. Je mis donc sur pied, dans un quartier
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Les ressources alternatives de traitement
résidentiel, « la Maison Vivre » qui fut incorporée sans but lucratif. Elle
offrait un programme axé sur l’expression de la personne par le biais de
la peinture, la sculpture, la danse, le mime, le théâtre et l’écriture. Elle
offrait également des ateliers d’habiletés manuelles et de réinsertion
sociale. La clientèle d’alors comprenait des hommes et des femmes,
âgée de 18 à 35 ans, souffrant principalement de diverses psychoses et
de schizophrénie.
Durant les cinq années qui suivirent, j’expérimentai avec mon
équipe, constituée alors uniquement d’artistes, une sorte de baptême
par le feu au sens propre du terme comme au sens figuré. Notre travail,
auprès d’environ 125 personnes qui avaient une histoire psychiatrique
parsemée de délires avec, parfois, des passages à l’acte violents, nous
révéla à nous-même. Nous avons vécu avec elles des situations d’une
intensité telle que nous fûmes obligés de remettre en cause notre vision
de la folie. Désormais, plus rien n’était pour nous ni noir ni blanc, mais
tout notre vécu présentait une infinité de tons de gris qui désarticulait
nos balises par rapport à ce qu’était le réel. Plus nous donnions un sens
au délire de notre clientèle et le comprenions, plus nous prenions contact avec nos propres contradictions et réalisions que nous avions
toutes et tous un noyau psychotique.
Durant cette période, extrêmement difficile mais oh ! combien
formatrice, nous avons constaté l’énorme difficulté à arrimer notre
conception du traitement avec celui du milieu institutionnel. Nous
avons aussi dû apprendre à travailler dans une insécurité monétaire
constante, compte tenu du fait, qu’aucune des modestes subventions
qui nous faisait vivre au salaire minimum, n’était récurrente. Dans le
but de contrer notre isolement et de faire valoir notre point de vue au
ministère de la Santé et des Services sociaux, nous avons senti le besoin
de nous regrouper. Alors, avec la Maison St-Jacques et Solidarité psychiatrie, nous avons mis sur pied le Regroupement des ressources
alternatives en santé mentale du Québec.
À cette époque, notre ressource fut victime d’un incendie criminel
qui détruisit les nouveaux locaux dont nous étions si fiers. Le personnel vivait de l’épuisement constant et le « burn-out » en terrassait
régulièrement plusieurs. Face à toutes les difficultés qui s’accumulaient, une nouvelle option s’offrait à nous ; plusieurs CLSC avaient
fait des demandes pour que nous nous occupions de cette partie de la
population qui constituait les zones grises de la psychiatrie ; c’està-dire les cas de dépression sévère, d’inceste, d’idéation suicidaire ainsi
que des troubles de la personnalité. Tout en continuant de nous
occuper de personnes souffrant de schizophrénie, nous avons tenté
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d’accueillir parmi nous quelques personnes qui présentaient des dépressions sévères, mais, nous nous sommes rapidement rendu compte
qu’il nous était impossible de mélanger harmonieusement les personnes souffrant de psychose profonde avec celles qui avaient un bon
contact avec la réalité et d’obtenir avec notre programme d’alors des
résultats concluants.
NOUVELLE MISSION ET PROGRAMME ACTUEL
Comme il y avait, entre les années 1984-1986, plusieurs autres ressources qui travaillaient avec les clientèles psychiatrisées et aucune
pour celles qui présentaient d’autres troubles de santé mentale, le Conseil d’Administration prit alors la décision de modifier la mission de la
Maison Vivre. Désormais, elle accueillerait majoritairement une
clientèle dépressive et présentant divers troubles de la personnalité. Elle
aurait pour but d’éviter à celle-ci une hospitalisation en psychiatrie.
Suite à ces changements, la Maison Vivre vécut une évaluation clinique
et administrative demandée par le Conseil régional de la santé et des
services sociaux de ce temps. Les conclusions positives de cette évaluation lui donnèrent une plus grande crédibilité et lui permirent d’être
davantage reconnus par les principaux partenaires du milieu.
Notre nouvelle clientèle avait de nouveaux besoins et, principalement, celui de faire le point sur sa vie, de verbaliser ses émotions, de
comprendre sa dynamique, d’apprendre à utiliser sa force pour sortir
de la dépression et éviter ainsi une hospitalisation en psychiatrie. C’est
pourquoi, nous avons dû transformer de façon substantielle notre
programme ; la thérapie individuelle et de groupe ainsi que les approches corporelles ont pris une place importante dans celui-ci.
Notre conception de l’intervention s’est précisée davantage et est
devenue plus holistique, c’est-à-dire préoccupée de rétablir l’harmonie
entre le corps, le coeur et l’esprit. Nous pouvons qualifier notre approche de globale et d’humaniste avec un aspect « psycho-dynamique »,
en ce sens que nous travaillons à partir de l’histoire de la personne et
du déroulement de ses phases de développement ainsi que des modes
de fonctionnement significatifs qui en découleront. Nous voyons le
traitement comme la fréquentation d’un lieu de santé dont l’approche
intégrée permet aux personnes d’apprendre à entrer en contact avec un
espace de guérison situé à l’intérieur d’elles et en relation avec autrui.
Nous concevons que les comportements symptomatiques de notre
clientèle sont comme une tentative de percée vers une meilleure
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Les ressources alternatives de traitement
rencontre avec elle-même (break through) plutôt qu’une chute désespérée (breakdown).
Dans le but de réaliser ce changement d’orientation dans notre
ressource, nos intervenants(es), qui possédaient tous et toutes au moins
un bac en sciences humaines, se sont formés selon leurs affinités dans
différentes écoles de thérapie reconnues ainsi qu’en approches corporelles. Un artiste a continué de dispenser deux ateliers d’arts par semaine dans le but de favoriser l’expression de la personne autrement
que par la parole.
Notre équipe thérapeutique est composée de personnes dont les
approches sont différentes. Notre intervention est éclectique et présente une mouture de psycho-synthèse, d’analyse transactionnelle,
d’approche systémique, d’hypnose éricksonienne et de diverses thérapies corporelles.
• De la psycho-synthèse, nous avons retenu que la vie psychique
présente une lutte entre de nombreuses forces rebelles et
conflictuelles, tels le faux soi et le centre unificateur de conscience « le Soi ». Ce dernier tend par l’utilisation de la volonté
à harmoniser ces forces et à s’en servir de façon plus créatrice.
• De l’analyse transactionnelle, nous avons retenu les transactions, entre l’adulte, le parent et l’enfant. Nous mettons l’accent sur le développement d’un parent nourricier afin que
l’enfant intérieur ne soit plus soumis ou rebelle mais libre et
que la composante adulte ne soit plus contaminée par l’enfant
ou le parent critique.
• De l’approche systémique, nous avons retenu principalement
les rôles qu’une personne peut jouer dans un groupe ou une
famille, car la compréhension de ceux-ci permet de délimiter les
frontières et d’avoir ainsi un rapport plus clair avec les autres.
• De l’hypnose éricksonnienne, nous avons retenu toutes les
stratégies qui consistent à placer la personne dans un état de
ressource par rapport à elle-même ainsi que le domaine des
rapports avec l’inconscient et l’examen du système de croyance.
• Pour ce qui est des approches corporelles, nous avons retenu
certains exercices de bioénergie qui permettent la circulation
des énergies bloquées dans le corps, à cause de traumatismes
anciens, l’anti-gymnastique qui permet la prise de conscience
du corps, le yoga qui favorise l’assouplissement de celui-ci, le
Tai-Chi qui développe la concentration ainsi que la capacité de
se centrer et la gymnastique dynamique qui favorise l’aspect
cardio-vasculaire.
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De l’intégration de ces différents mouvements est née « l’approche
thérapeutique Maison Vivre » qui vise les six objectifs suivants : comprendre et s’approprier son histoire ; accueillir les émotions sans qu’il y
ait de distorsion ; connaître et apprivoiser son enfant intérieur ; se
responsabiliser sans se culpabiliser ; développer sa volonté et habiter
son corps. Il est à noter qu’aucun de ces objectifs ne fait l’objet d’ateliers ou d’activités spécifiques et que leur atteinte est recherchée à
travers tout le programme.
Notre programme thérapeutique actuel est intensif et accueille
majoritairement en externe une quinzaine d’hommes et de femmes
âgés de 18 à 50 ans. Il est dispensé sur une période de 5 jours semaine
et la durée moyenne de séjour de la clientèle est d’environ six mois, et
peut exceptionnellement, dans certains cas, s’étendre bien au delà. Il
comporte sept secteurs d’activités : santé corporelle, habiletés pratiques, expressions artistiques, thérapies de groupe, psychothérapies
individuelles et/ou familiales, rencontres individuelles en thérapie corporelle et rencontres pour le maintien de l’insertion sociale. À cela,
nous ajoutons un service d’hébergement pour 4 personnes en manque
temporaire d’autonomie.
Les personnes qui fréquentent la Maison Vivre deviennent des
actrices actives de leur transformation. Elles sont appelées à participer
étroitement au changement qui leur est proposé. Cette participation est
sollicitée à trois moments différents du processus thérapeutique : l’entrevue
d’évaluation, le plan d’intervention et les ateliers de thérapie de groupe.
• L’entrevue d’évaluation se fait avec deux thérapeutes et la personne concernée. Lors de cette entrevue, nous expliquons à
cette dernière notre programme, nous vérifions sa disponibilité et sa motivation et enfin, nous reconstituons son histoire
familiale de façon chronologique. Pour ce faire, nous regardons
tout d’abord la période qui précède la naissance et la petite
enfance. Ensuite, nous examinons la période de la fréquentation de l’école : la fratrie, les relations significatives. Puis,
nous explorons la période de l’adolescence : la fréquentation
du secondaire, les éléments de délinquance, la sexualité, les
relations amoureuses et les amitiés. Enfin, nous invitons la
personne à nous parler de sa période adulte.
Comme les sujets les plus délicats à aborder sont intégrés à
l’ensemble de nos questions, celles-ci facilitent l’expression de la personne sur l’ensemble de sa vie. Après avoir reconstitué l’histoire de la
personne, nous lui expliquons que le personnel et la clientèle forment
une micro-société et que toutes les interactions qu’elle vivra dans notre
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Les ressources alternatives de traitement
programme pourront lui donner la possibilité de mieux se connaître.
Nous lui faisons comprendre que son stage chez nous constitue une
sorte de laboratoire qui lui permettra, si elle le souhaite, d’acquérir de
nouvelles habitudes et de pratiquer l’exercice de celles-ci. À la fin de
l’entrevue, nous aidons la personne à voir tant ses forces que les
principaux « patterns » qui l’ont limitée tout au long de sa vie. Ainsi,
elle est à même de mieux entrevoir les enjeux thérapeutiques qui se
rejoueront lors de son séjour chez nous.
• Après son admission dans notre programme, la personne construit, avec l’aide de son ou de sa thérapeute, son plan d’intervention en se basant sur l’entrevue d’évaluation. Ce plan d’intervention lui permet de se fixer des objectifs thérapeutiques et
de trouver, en plus du programme, des moyens extérieurs pour
appuyer sa démarche.
• La participation des personnes est aussi sollicitée lors des
rencontres de groupe. En effet, outre leur implication lors de la
séance de thérapie de groupe, elles sont invitées, à la fin de
celle-ci, à effectuer un retour sur ce qui s’est passé pour elles et
à donner du feed-back sur la rencontre elle-même. À cette
occasion, les personnes peuvent approfondir le thème présenté
ou même en apporter des nouveaux pour la semaine suivante.
Elles participent ainsi activement à l’orientation de leur démarche.
L’évaluation des différentes étapes du cheminement thérapeutique et
des résultats obtenus se fait à l’aide de trois moyens bien distincts : le
suivi du plan d’intervention ; la réunion de coordination clinique
quotidienne ; les bilans de fin de séjour.
• Le suivi du plan d’intervention est révisé aux six semaines et
permet à la personne de vraiment prendre conscience du travail accompli, de vérifier l’atteinte des objectifs, et si besoin est,
de s’en fixer de nouveaux.
• Au cours d’une réunion de coordination clinique quotidienne,
tous les membres de l’équipe échangent leurs observations au
sujet de l’évolution de chaque client(e). Lors de cette rencontre, les psychothérapeutes, les thérapeutes corporels et les
artistes combinent leurs expertises pour établir une démarche
thérapeutique toujours plus ciblée et mieux appropriée aux
besoins spécifiques de chaque personne.
• Lorsqu’une personne a complété un séjour chez nous, nous lui
demandons de dresser un bilan. Celui-ci doit comporter les
prises de conscience qu’elle a faites, une critique constructive
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de notre programme ainsi que les gains qu’elle a acquis. Ces
bilans de séjour assez complets ont en général de 3 à 10 pages.
ATTITUDES ET CROYANCES DE L’ÉQUIPE
THÉRAPEUTIQUE
Notre article serait incomplet si nous ne décrivions pas l’attitude clinique rigoureuse que nous avons développée au cours des années et qui
donne à notre programme toute sa congruence. Voici en quoi elle
consiste.
Nous clarifions le plus possible les différends qui pourraient
devenir sources de conflit avec les personnes concernées, tant parmi les
collègues de travail que parmi la clientèle. Nous ne sommes pas parfaits
et nous sommes capables de nous remettre en question et de reconnaître nos limites. Nous pouvons faire preuve de compassion. La compassion est pour nous la capacité de déceler dans l’autre un miroir qui
nous révèle une facette de notre personnalité, même si celle-ci n’est pas
nécessairement manifestée. Nous identifions et utilisons les transferts
positifs et/ou négatifs qui s’installent et nous les percevons comme des
éléments pertinents dans la thérapie avec notre clientèle. Nous sommes
sensibles au phénomène du contre-transfert et nous sommes vigilants
en regard de ce mécanisme qui se joue fréquemment en thérapie.
Chez nous il n’y a pas de thérapeute vedette mais une équipe de
personnes qui mettent en commun leur savoir au profit du bien-être de
leur clientèle. Il est parfois difficile pour nous de vivre constamment
sous la menace du suicide d’une partie de notre clientèle. Cependant,
grâce à nos réunions de coordination clinique quotidienne, il nous est
possible de nous donner du support mutuel et de faire front pour traverser avec notre clientèle des moments de crise fort éprouvants.
Enfin, nous partons du principe que nous sommes tous des êtres
en cheminement. Ce principe favorise non seulement le développement de notre clientèle, mais aussi le nôtre. Ce n’est pas toujours facile
de négocier ainsi notre rôle, notre proximité, notre besoin de recul et
nos responsabilités. Cette négociation nous permet de demeurer alertes
et intéressés, d’apprendre toujours plus de soi et des autres et, après
tout, n’est-ce pas à ce prix que l’on peut prétendre être une ressource
véritablement alternative ?
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Les ressources alternatives de traitement
GRANDEUR ET LIMITES DE NOTRE INTERVENTION
Bien que la plupart des personnes clientes de la Maison Vivre fassent un
grand nombre de gains et redeviennent fonctionnelles ; il n’en reste pas
moins qu’elles demeurent fragiles et sont plus susceptibles de faire des
rechutes que la clientèle qui vit une simple dépression situationnelle.
Toutefois, nous sommes à même d’affirmer, d’après les bilans de
séjour et les visites d’ancien(ne)s client(e)s, que ces personnes adoptent
des attitudes différentes dans leur vie. Elles retombent sur leurs pieds
beaucoup plus rapidement qu’avant. Leur estime d’elles-mêmes est
moins remise en question ; elles tiennent compte davantage de la
relation entre leur coeur, leur corps, et leur esprit et surtout elles font
mieux la différence entre responsabilité et culpabilité.
Bien sûr, nous ne prétendons pas n’avoir jamais eu d’échec et que
la Maison Vivre est la panacée à tous les problèmes humains et
psychologiques. À titre d’exemple, nous nommerons certaines personnes souffrant de troubles bipolaires (maniaco-dépression) qui,
souvent d’ailleurs, trouvent notre programme trop structuré ou encore
qui seraient incapables de composer avec la souffrance qui émerge dans
les thérapies de groupe, sans faire un épisode de manie. Il y a aussi les
personnes qui ont une organisation limite de la personnalité avec un
risque de décompensation psychotique élevé, pour qui la nature
régressive de notre programme n’est également pas approprié. Il en va
de même avec un petit nombre de personnes suicidaires pour qui la
fréquentation de la Maison Vivre est peut-être le dernier essai avant de
mettre fin à leur existence. Il est à noter que ces personnes ne respectent
pas leur contrat anti-suicide. Elles manquent d’assiduité dans la
fréquentation de notre programme, elles entretiennent à l’extérieur,
malgré leur engagement écrit, un programme personnel d’autodestruction menant ainsi au suicide, soit : la prise abusive de médicaments
et d’alcool, l’isolement, des lectures démoralisantes, un refus et une
incapacité d’envisager leur vie différemment et de se mobiliser en ce
sens. Notons également que certaines des personnes qui présentent des
aspects paranoïdes prononcés sont incapables de vivre cette démarche
thérapeutique et de s’y sentir suffisamment en sécurité pour y faire des
progrès réels. Ajoutons aussi que notre programme a ses limites et qu’il
n’est conçu ni pour les personnes en perte de contact avec la réalité ni
pour les personnes toxicomanes actives.
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UNE GESTION ADÉQUATE
Bien que notre principal propos était de vous présenter notre
intervention, permettez-moi, en terminant, à titre de directrice, de vous
dire que même le plus beau programme thérapeutique pourrait devenir inefficace et chaotique s’il n’était pas encadré par une gestion
adéquate. Ainsi, j’ai dû travailler et retravailler notre gestion interne,
clarifier notre mission, raffiner mon leadership, préciser les rôles, les
mécanismes de communication et de participation aux décisions, les
processus d’évaluation et les conditions de travail du personnel.
Enfin, dans le but d’assurer une véritable vie d’équipe, nous avons
créé des outils de gestion assez performants pour soutenir notre modèle. À titre d’exemple, citons le code de procédure qui renferme un
ensemble de règlements sur l’éthique, sur le comportement du personnel et sur les mécanismes de régie interne. Le personnel est tenu de
signer ce document lors de son embauche.
VIGNETTE CLINIQUE
Pour illustrer notre façon de travailler, nous prendrons le cas d’une
personne que nous appellerons Louise. Elle nous arrive avec un besoin
d’hébergement, de la dépression sévère, des comportements de dépendance, une histoire d’inceste dans son enfance, de l’insomnie et une
tentative de suicide à son actif : ses poignets tailladés en font foi. Voici
son histoire :
Louise est une jolie femme de 30 ans. Ses parents se séparent quand
elle a cinq ans. Elle habite alors avec sa mère et va chez son père les fins
de semaine. Ce dernier commence à avoir avec elle des rapports
incestueux ; il l’appelle « sa petite femme » et la contraint à se conduire
comme une « prostituée ».
Par peur de perdre « l’amour de son père », Louise se prête à ses
exigences qui deviennent de plus en plus perverses avec le temps. Il lui
dit souvent qu’elle est une « méchante fille » et que c’est parce qu’il est
amoureux d’elle qu’il a quitté sa femme. Durant les rapports incestueux
avec son père, elle vit à la fois un sentiment de fierté par rapport à son
pouvoir de séduction, en même temps qu’une peur des égarements de
son père et surtout de sa perte de contrôle au moment de l’orgasme.
Elle dit : « Il avait alors des yeux fous et je ne savais jamais jusqu’où irait
sa folie. » Ces rapports se poursuivent jusqu’à l’âge de 16 ans. Par la
suite, elle est habitée par un sentiment de dégoût par rapport à elle-
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Les ressources alternatives de traitement
même, elle est peu en contact avec son hostilité et elle présente une
dynamique suicidaire.
Toutes ces années, elle vit envers sa mère une grande culpabilité
(plus tard, avec l’aide de sa thérapeute, Louise comprendra qu’elle
vivait une haine inconsciente envers sa mère qui venait du fait que
celle-ci avait été incapable de la protéger de l’inceste, et que cette haine
se traduisait par la peur que sa mère ne meure).
Comme celle-ci la prend pour confidente, elle est au courant de ces
chagrins et de ses incapacités à aimer un autre homme que son père et
à refaire sa vie. Elle se montre servile avec sa mère pour se faire
pardonner son indignité. Elle est également fusionnelle et incapable de
vivre sans elle. Elle doit par exemple l’appeler plusieurs fois par jour
pour vérifier si elle est encore en vie.
Sa vie amoureuse est un échec. Elle séduit les hommes par un
habillement qui laisse très peu de place à l’imagination et en même
temps, elle refuse les avances sexuelles que ces compagnons de passage
ne manquent pas de lui faire. Elle dit : «Les hommes sont tous pareils et
ils ne pensent qu’à ça». Elle est incapable d’avoir des rapports sexuels
complets et a constamment peur d’un certain regard de désir des
hommes.
À son travail, elle se comporte en séductrice auprès de ses supérieurs et de ses collègues masculins ; auprès de ses compagnes de bureau, elle est toujours prête à rendre service, à faire des heures supplémentaires, à un tel point qu’elle vit de l’épuisement professionnel (au
cours de sa thérapie, elle comprit qu’elle projetait sa mère sur ces
dernières d’où son dévouement compulsif envers elles).
La thérapeute qui a suivi Louise tout au long de notre programme,
lui a proposé, dès sa première rencontre, de signer un contrat antisuicide dans lequel elle s’engageait à vivre et à mettre de côté son scénario suicidaire. Louise était hésitante à signer un tel engagement et de
longues tractations furent nécessaires pour y arriver.
Lors de cette même rencontre, Louise et sa thérapeute dressent
ensemble son plan de traitement dans lequel elle se donne des objectifs
thérapeutiques et se choisit des moyens qui en faciliteront l’atteinte. Les
objectifs de Louise sont les suivants : retrouver le goût de vivre, contrer
ses tendances autodestructrices, comprendre sa codépendance,
travailler à se libérer de l’inceste pour avoir des rapports plus sains avec
les hommes.
Trois matins par semaine, Louise participe à des ateliers corporels
où elle fait de la gymnastique dynamique, de la gymnastique douce, du
yoga, de la relaxation et du Taï-chi. Au début, se lever et arriver à l’heure
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est pour elle tout un défi. Souvent elle sort en panique des sessions de
relaxation avec de l’angoisse et une colère refoulée. Plus tard avec le Taïchi, elle apprend à être moins gauche dans son corps et à se centrer. Ce
n’est qu’à partir du cinquième mois que graduellement elle habite son
corps, calme son activité mentale, déloge ses tensions et se détend.
Un matin par semaine, elle fait un atelier d’habiletés pratiques qui
comprend de l’entretien ménager, apprend des notions d’alimentation,
fait de l’art culinaire et prépare même à l’occasion un repas communautaire. Grâce à cet atelier, elle identifie ses dynamiques relationnelles,
expérimente le travail en équipe, s’alimente mieux et se prend en
charge. Tout au long de cet apprentissage, elle veut être parfaite et se
dévoue sans compter, s’offrant pour faire des tâches supplémentaires.
Nous lui reflétons ses agissements et lui expliquons que son besoin de
dépasser ses limites cache son désir d’être aimée, de se déculpabiliser et
par ce moyen de tenter vainement de se réhabiliter à ses propres yeux.
Deux après-midi par semaine, elle participe à des ateliers d’arts
plastiques, de sculpture et de modelage. Dans ces ateliers, elle peut :
expérimenter son vécu émotionnel par l’image et le symbole, apprendre à devenir témoin plutôt que de s’identifier à ses drames personnels et renouer avec certaines expériences de son enfance. Dans ses
sculptures, le thème du pénis est omniprésent, ses dessins sont très
révélateurs de son état (formes tourmentées, couleurs sombres).
Deux après-midi par semaine, elle assiste à des ateliers de thérapie
de groupe. Un de ces ateliers lui permet d’acquérir certaines notions de
psychologie : elle apprend alors à mieux saisir la dynamique des deux
sexes, à repérer sa colère refoulée et à mieux comprendre son mode de
relation aux autres ainsi que les patterns qui entravent son développement. Dans l’un de ses ateliers, elle vit un des moments cruciaux de
sa thérapie lorsqu’elle utilise sa colère pour promettre à tout le groupe
que : « plus jamais elle se laisserait abuser, et que, plus jamais elle se
laisserait suivre dans la rue sans protester ». Il s’est avéré d’ailleurs, suite
à cet atelier, qu’un homme a tenté de la suivre en voiture, mais qu’elle
a tellement « gueulé fort », qu’il eut peur et prit la fuite.
Dans l’autre atelier de thérapie, à partir de sa production artistique
faite dans les ateliers de créativité, elle explore le vécu émotionnel de ses
oeuvres, sa tristesse, son désespoir, sa colère refoulée en même temps
que son admiration et sa déification de son père.
Durant les séances de psychothérapie individuelle et durant les
écoutes de crise, Louise est amenée à se réconcilier avec elle-même et à
s’estimer davantage. Par le biais de techniques respiratoires, elle prend
contact avec sa colère et la canalise pour sortir de sa passivité.
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Les ressources alternatives de traitement
Dans les rencontres de thérapie corporelle, elle apprend à se détendre, à mieux s’alimenter. Vers la fin de sa thérapie, elle accepte de
recevoir des massages. Au cours de ceux-ci, elle apprivoise le toucher et
celui-ci redevient un geste humain respectueux non plus associé à la
transgression et au traumatisme de l’inceste.
Dans notre hébergement, de type appartement supervisé, elle
expérimente peu à peu la séparation d’avec sa mère. Cette situation lui
cause plusieurs crises de panique. Nous l’aidons à se sevrer graduellement
de sa dépendance envers elle. Nous lui demandons d’espacer et de réduire
ses appels téléphoniques compulsifs. Elle développe avec une de ses
compagnes un rapport fusionnel qui est mis en péril par l’arrivée d’une
troisième résidente. Elle découvre ainsi comment introduire une autre
personne dans ses relations habituellement dyadiques. Elle vit quelques
week-ends d’enfer au moment de l’absence des autres résidentes. Durant
l’un de ces week-ends, une incapacité de rejoindre sa mère lui cause une
angoisse telle qu’une écoute téléphonique ne suffit pas à calmer sa panique et que nous devons intervenir en personne pour l’aider à retrouver
son calme et lui éviter ainsi un passage à l’acte suicidaire.
Le séjour thérapeutique de Louise connaît trois temps forts. Le
premier mois, qui se caractérise surtout par son envie d’arrêter la
thérapie, pour aller vivre avec sa mère une dépendance infantile. À la
pensée de tous les apprentissages à faire pour reprendre sa vie en main,
elle songe au suicide comme moyen de contrer le désespoir profond qui
l’habite. Vers le cinquième mois, elle commence à prendre contact avec
les conséquences de l’inceste dans sa vie, à identifier sa colère refoulée
et à se servir de celle-ci pour poser des limites et se construire ainsi son
propre territoire. Enfin, du neuvième au onzième mois, elle travaille sa
peur du contact avec autrui, en mettant l’accent sur ses attitudes et ses
comportements ambivalents envers les hommes et sur sa peur d’être
utilisée par ceux-ci.
Vers la fin de son programme, Louise participe à plusieurs rencontres afin de préparer son départ et maintenir son insertion sociale.
Au cours de celles-ci, elle apprend à rédiger adéquatement son curriculum vitæ et reçoit de l’accompagnement dans sa recherche d’emploi.
Au moment de son départ, elle exprime sa fierté pour le travail
accompli. Elle fait un témoignage qui encourage plusieurs personnes
nouvellement arrivées dans notre programme.
Deux années après son séjour chez nous, Louise revient nous
rendre visite ; à ce moment-là, elle a trouvé un emploi de commis de
bureau qu’elle apprécie. Elle fréquente assidûment un jeune homme et
des projets de mariage sont dans l’air.
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PISTES DE DÉVELOPPEMENT
Entre les années 1990 et 1996, nous avons exploré la mise sur pied de
différentes formations en santé mentale pour prévenir et traiter le burnout, tant chez les individus que dans les entreprises. Ces sessions furent
dispensées avec succès auprès de certains groupes. Malheureusement
pour nous, il y eut à cette époque deux facteurs importants qui ont ralenti
notre percée dans la vente de nos services soit : les compressions budgétaires dans le milieu de la santé et des services sociaux et le scandale lié
aux activités du Temple solaire. Le dévoilement par les médias des atrocités commises par les dirigeants de ce mouvement a engendré une « psychose des sectes » dans les entreprises privées. Ces dernières ont tout
confondu, se sont méfiées de tout ce qui était alternatif dans le domaine
de la formation et se sont protégées en ne favorisant que des cours plus
conventionnels, dispensés par des intervenants(es) membres de corporations professionnelles. Compte tenu de cette situation, pour nous imposer dans ce champ où la compétition est féroce, il nous aurait fallu un
investissement en temps et en argent que nous ne pouvions pas soutenir.
En conclusion, avec notre longue expérience auprès de clientèles
diversifiées dans le champ de la santé mentale, notre équipe se sent
maintenant prête pour explorer de nouvelles avenues, mais nous
n’avons ni les ressources humaines ni les ressources matérielles pour le
faire. Nous sommes une petite équipe, et chaque moment de notre
temps est compté. Notre programme est très exigeant et demande une
implication à plein temps.
Si toutefois nos budgets étaient augmentés, voici par ordre de
priorité les projets que nous pourrions réaliser :
• La création d’un centre populaire de psychothérapie individuelle et familiale ;
• La création d’un service de consultation pour la mise sur pied
de ressources alternatives en santé mentale ;
• La création d’un service de supervision pour des équipes
d’intervenants(es) qui débutent dans les ressources alternatives
et communautaires ;
• La mise en marché de session pour prévenir et traiter le burnout tant chez les individus que dans les entreprises ;
• La création d’un service de référence pour aider les entreprises
avec leurs employés souffrant de problèmes multiples, dont
ceux en santé mentale.
Nous espérons que ce résumé, de notre processus d’intervention à
la Maison Vivre, vous aura donné un aperçu du travail effectué sans
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Les ressources alternatives de traitement
relâche, depuis plus de 20 ans, auprès de clientèles extrêmement vulnérables et souvent laissées pour compte. Ce travail a pour but d’offrir à
ces clientèles une alternative en santé mentale, soit un choix thérapeutique autre que celui offert par le réseau de la santé et des services
sociaux. Nous croyons que c’est à la personne concernée, donc l’utilisatrice, de choisir de combiner ou non ces deux approches, car dans
ce choix il y a déjà la mobilisation nécessaire à sa guérison.