La Maison d`Intervention Vivre
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La Maison d`Intervention Vivre
La Maison d’Intervention Vivre Chantal Dussault UN PEU D’HISTOIRE E n 1976, lors d’un voyage en Europe, j’ai eu la chance de visiter certains centres de thérapie communautaires ainsi que des refuges en santé mentale, et d’animer des ateliers d’arts dans un « drop-in center » situé dans un vieux moulin, dans le massif central de la France. La découverte de ces approches humaines et intégrées dans la communauté me donna envie de fonder un tel lieu au Québec. J’étais à ce moment-là professeure d’art et d’histoire de l’art au niveau collégial et mon travail m’avait permis d’expérimenter auprès d’étudiant(e)s le pouvoir de la créativité en tant qu’outil de développement personnel. J’avais également enseigné les arts à une personne souffrant de schizophrénie. Cette personne, par le biais de son expression artistique, arrivait à contrer certaines de ses tendances autodestructrices induites par ses délires. Cette expérience fut, pour moi, déterminante et très révélatrice. Dès mon retour au Québec, dans le but de vérifier l’hypothèse que l’enseignement de l’expression artistique pouvait non seulement soulager de leur angoisse les personnes souffrant de schizophrénie et de troubles de santé mentale, mais également, donner un sens à leur vie ; j’allais travailler à Forward House. Mon travail avec les arts, dans cette maison alternative en santé mentale, confirma mon intuition et me donna assez d’enthousiasme et de détermination pour entreprendre les démarches en vue de mettre sur pied, dans ma région, un lieu thérapeutique qui correspondrait à mes aspirations. À ce moment-là, sur la Rive-Sud, il n’y avait aucune ressource offrant des programmes externes en santé mentale pour les personnes psychiatrisées, en dépit d’un grand besoin de solutions alternatives pour aider cette clientèle. Je mis donc sur pied, dans un quartier 182 Les ressources alternatives de traitement résidentiel, « la Maison Vivre » qui fut incorporée sans but lucratif. Elle offrait un programme axé sur l’expression de la personne par le biais de la peinture, la sculpture, la danse, le mime, le théâtre et l’écriture. Elle offrait également des ateliers d’habiletés manuelles et de réinsertion sociale. La clientèle d’alors comprenait des hommes et des femmes, âgée de 18 à 35 ans, souffrant principalement de diverses psychoses et de schizophrénie. Durant les cinq années qui suivirent, j’expérimentai avec mon équipe, constituée alors uniquement d’artistes, une sorte de baptême par le feu au sens propre du terme comme au sens figuré. Notre travail, auprès d’environ 125 personnes qui avaient une histoire psychiatrique parsemée de délires avec, parfois, des passages à l’acte violents, nous révéla à nous-même. Nous avons vécu avec elles des situations d’une intensité telle que nous fûmes obligés de remettre en cause notre vision de la folie. Désormais, plus rien n’était pour nous ni noir ni blanc, mais tout notre vécu présentait une infinité de tons de gris qui désarticulait nos balises par rapport à ce qu’était le réel. Plus nous donnions un sens au délire de notre clientèle et le comprenions, plus nous prenions contact avec nos propres contradictions et réalisions que nous avions toutes et tous un noyau psychotique. Durant cette période, extrêmement difficile mais oh ! combien formatrice, nous avons constaté l’énorme difficulté à arrimer notre conception du traitement avec celui du milieu institutionnel. Nous avons aussi dû apprendre à travailler dans une insécurité monétaire constante, compte tenu du fait, qu’aucune des modestes subventions qui nous faisait vivre au salaire minimum, n’était récurrente. Dans le but de contrer notre isolement et de faire valoir notre point de vue au ministère de la Santé et des Services sociaux, nous avons senti le besoin de nous regrouper. Alors, avec la Maison St-Jacques et Solidarité psychiatrie, nous avons mis sur pied le Regroupement des ressources alternatives en santé mentale du Québec. À cette époque, notre ressource fut victime d’un incendie criminel qui détruisit les nouveaux locaux dont nous étions si fiers. Le personnel vivait de l’épuisement constant et le « burn-out » en terrassait régulièrement plusieurs. Face à toutes les difficultés qui s’accumulaient, une nouvelle option s’offrait à nous ; plusieurs CLSC avaient fait des demandes pour que nous nous occupions de cette partie de la population qui constituait les zones grises de la psychiatrie ; c’està-dire les cas de dépression sévère, d’inceste, d’idéation suicidaire ainsi que des troubles de la personnalité. Tout en continuant de nous occuper de personnes souffrant de schizophrénie, nous avons tenté Chantal Dussault 183 d’accueillir parmi nous quelques personnes qui présentaient des dépressions sévères, mais, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’il nous était impossible de mélanger harmonieusement les personnes souffrant de psychose profonde avec celles qui avaient un bon contact avec la réalité et d’obtenir avec notre programme d’alors des résultats concluants. NOUVELLE MISSION ET PROGRAMME ACTUEL Comme il y avait, entre les années 1984-1986, plusieurs autres ressources qui travaillaient avec les clientèles psychiatrisées et aucune pour celles qui présentaient d’autres troubles de santé mentale, le Conseil d’Administration prit alors la décision de modifier la mission de la Maison Vivre. Désormais, elle accueillerait majoritairement une clientèle dépressive et présentant divers troubles de la personnalité. Elle aurait pour but d’éviter à celle-ci une hospitalisation en psychiatrie. Suite à ces changements, la Maison Vivre vécut une évaluation clinique et administrative demandée par le Conseil régional de la santé et des services sociaux de ce temps. Les conclusions positives de cette évaluation lui donnèrent une plus grande crédibilité et lui permirent d’être davantage reconnus par les principaux partenaires du milieu. Notre nouvelle clientèle avait de nouveaux besoins et, principalement, celui de faire le point sur sa vie, de verbaliser ses émotions, de comprendre sa dynamique, d’apprendre à utiliser sa force pour sortir de la dépression et éviter ainsi une hospitalisation en psychiatrie. C’est pourquoi, nous avons dû transformer de façon substantielle notre programme ; la thérapie individuelle et de groupe ainsi que les approches corporelles ont pris une place importante dans celui-ci. Notre conception de l’intervention s’est précisée davantage et est devenue plus holistique, c’est-à-dire préoccupée de rétablir l’harmonie entre le corps, le coeur et l’esprit. Nous pouvons qualifier notre approche de globale et d’humaniste avec un aspect « psycho-dynamique », en ce sens que nous travaillons à partir de l’histoire de la personne et du déroulement de ses phases de développement ainsi que des modes de fonctionnement significatifs qui en découleront. Nous voyons le traitement comme la fréquentation d’un lieu de santé dont l’approche intégrée permet aux personnes d’apprendre à entrer en contact avec un espace de guérison situé à l’intérieur d’elles et en relation avec autrui. Nous concevons que les comportements symptomatiques de notre clientèle sont comme une tentative de percée vers une meilleure 184 Les ressources alternatives de traitement rencontre avec elle-même (break through) plutôt qu’une chute désespérée (breakdown). Dans le but de réaliser ce changement d’orientation dans notre ressource, nos intervenants(es), qui possédaient tous et toutes au moins un bac en sciences humaines, se sont formés selon leurs affinités dans différentes écoles de thérapie reconnues ainsi qu’en approches corporelles. Un artiste a continué de dispenser deux ateliers d’arts par semaine dans le but de favoriser l’expression de la personne autrement que par la parole. Notre équipe thérapeutique est composée de personnes dont les approches sont différentes. Notre intervention est éclectique et présente une mouture de psycho-synthèse, d’analyse transactionnelle, d’approche systémique, d’hypnose éricksonienne et de diverses thérapies corporelles. • De la psycho-synthèse, nous avons retenu que la vie psychique présente une lutte entre de nombreuses forces rebelles et conflictuelles, tels le faux soi et le centre unificateur de conscience « le Soi ». Ce dernier tend par l’utilisation de la volonté à harmoniser ces forces et à s’en servir de façon plus créatrice. • De l’analyse transactionnelle, nous avons retenu les transactions, entre l’adulte, le parent et l’enfant. Nous mettons l’accent sur le développement d’un parent nourricier afin que l’enfant intérieur ne soit plus soumis ou rebelle mais libre et que la composante adulte ne soit plus contaminée par l’enfant ou le parent critique. • De l’approche systémique, nous avons retenu principalement les rôles qu’une personne peut jouer dans un groupe ou une famille, car la compréhension de ceux-ci permet de délimiter les frontières et d’avoir ainsi un rapport plus clair avec les autres. • De l’hypnose éricksonnienne, nous avons retenu toutes les stratégies qui consistent à placer la personne dans un état de ressource par rapport à elle-même ainsi que le domaine des rapports avec l’inconscient et l’examen du système de croyance. • Pour ce qui est des approches corporelles, nous avons retenu certains exercices de bioénergie qui permettent la circulation des énergies bloquées dans le corps, à cause de traumatismes anciens, l’anti-gymnastique qui permet la prise de conscience du corps, le yoga qui favorise l’assouplissement de celui-ci, le Tai-Chi qui développe la concentration ainsi que la capacité de se centrer et la gymnastique dynamique qui favorise l’aspect cardio-vasculaire. Chantal Dussault 185 De l’intégration de ces différents mouvements est née « l’approche thérapeutique Maison Vivre » qui vise les six objectifs suivants : comprendre et s’approprier son histoire ; accueillir les émotions sans qu’il y ait de distorsion ; connaître et apprivoiser son enfant intérieur ; se responsabiliser sans se culpabiliser ; développer sa volonté et habiter son corps. Il est à noter qu’aucun de ces objectifs ne fait l’objet d’ateliers ou d’activités spécifiques et que leur atteinte est recherchée à travers tout le programme. Notre programme thérapeutique actuel est intensif et accueille majoritairement en externe une quinzaine d’hommes et de femmes âgés de 18 à 50 ans. Il est dispensé sur une période de 5 jours semaine et la durée moyenne de séjour de la clientèle est d’environ six mois, et peut exceptionnellement, dans certains cas, s’étendre bien au delà. Il comporte sept secteurs d’activités : santé corporelle, habiletés pratiques, expressions artistiques, thérapies de groupe, psychothérapies individuelles et/ou familiales, rencontres individuelles en thérapie corporelle et rencontres pour le maintien de l’insertion sociale. À cela, nous ajoutons un service d’hébergement pour 4 personnes en manque temporaire d’autonomie. Les personnes qui fréquentent la Maison Vivre deviennent des actrices actives de leur transformation. Elles sont appelées à participer étroitement au changement qui leur est proposé. Cette participation est sollicitée à trois moments différents du processus thérapeutique : l’entrevue d’évaluation, le plan d’intervention et les ateliers de thérapie de groupe. • L’entrevue d’évaluation se fait avec deux thérapeutes et la personne concernée. Lors de cette entrevue, nous expliquons à cette dernière notre programme, nous vérifions sa disponibilité et sa motivation et enfin, nous reconstituons son histoire familiale de façon chronologique. Pour ce faire, nous regardons tout d’abord la période qui précède la naissance et la petite enfance. Ensuite, nous examinons la période de la fréquentation de l’école : la fratrie, les relations significatives. Puis, nous explorons la période de l’adolescence : la fréquentation du secondaire, les éléments de délinquance, la sexualité, les relations amoureuses et les amitiés. Enfin, nous invitons la personne à nous parler de sa période adulte. Comme les sujets les plus délicats à aborder sont intégrés à l’ensemble de nos questions, celles-ci facilitent l’expression de la personne sur l’ensemble de sa vie. Après avoir reconstitué l’histoire de la personne, nous lui expliquons que le personnel et la clientèle forment une micro-société et que toutes les interactions qu’elle vivra dans notre 186 Les ressources alternatives de traitement programme pourront lui donner la possibilité de mieux se connaître. Nous lui faisons comprendre que son stage chez nous constitue une sorte de laboratoire qui lui permettra, si elle le souhaite, d’acquérir de nouvelles habitudes et de pratiquer l’exercice de celles-ci. À la fin de l’entrevue, nous aidons la personne à voir tant ses forces que les principaux « patterns » qui l’ont limitée tout au long de sa vie. Ainsi, elle est à même de mieux entrevoir les enjeux thérapeutiques qui se rejoueront lors de son séjour chez nous. • Après son admission dans notre programme, la personne construit, avec l’aide de son ou de sa thérapeute, son plan d’intervention en se basant sur l’entrevue d’évaluation. Ce plan d’intervention lui permet de se fixer des objectifs thérapeutiques et de trouver, en plus du programme, des moyens extérieurs pour appuyer sa démarche. • La participation des personnes est aussi sollicitée lors des rencontres de groupe. En effet, outre leur implication lors de la séance de thérapie de groupe, elles sont invitées, à la fin de celle-ci, à effectuer un retour sur ce qui s’est passé pour elles et à donner du feed-back sur la rencontre elle-même. À cette occasion, les personnes peuvent approfondir le thème présenté ou même en apporter des nouveaux pour la semaine suivante. Elles participent ainsi activement à l’orientation de leur démarche. L’évaluation des différentes étapes du cheminement thérapeutique et des résultats obtenus se fait à l’aide de trois moyens bien distincts : le suivi du plan d’intervention ; la réunion de coordination clinique quotidienne ; les bilans de fin de séjour. • Le suivi du plan d’intervention est révisé aux six semaines et permet à la personne de vraiment prendre conscience du travail accompli, de vérifier l’atteinte des objectifs, et si besoin est, de s’en fixer de nouveaux. • Au cours d’une réunion de coordination clinique quotidienne, tous les membres de l’équipe échangent leurs observations au sujet de l’évolution de chaque client(e). Lors de cette rencontre, les psychothérapeutes, les thérapeutes corporels et les artistes combinent leurs expertises pour établir une démarche thérapeutique toujours plus ciblée et mieux appropriée aux besoins spécifiques de chaque personne. • Lorsqu’une personne a complété un séjour chez nous, nous lui demandons de dresser un bilan. Celui-ci doit comporter les prises de conscience qu’elle a faites, une critique constructive Chantal Dussault 187 de notre programme ainsi que les gains qu’elle a acquis. Ces bilans de séjour assez complets ont en général de 3 à 10 pages. ATTITUDES ET CROYANCES DE L’ÉQUIPE THÉRAPEUTIQUE Notre article serait incomplet si nous ne décrivions pas l’attitude clinique rigoureuse que nous avons développée au cours des années et qui donne à notre programme toute sa congruence. Voici en quoi elle consiste. Nous clarifions le plus possible les différends qui pourraient devenir sources de conflit avec les personnes concernées, tant parmi les collègues de travail que parmi la clientèle. Nous ne sommes pas parfaits et nous sommes capables de nous remettre en question et de reconnaître nos limites. Nous pouvons faire preuve de compassion. La compassion est pour nous la capacité de déceler dans l’autre un miroir qui nous révèle une facette de notre personnalité, même si celle-ci n’est pas nécessairement manifestée. Nous identifions et utilisons les transferts positifs et/ou négatifs qui s’installent et nous les percevons comme des éléments pertinents dans la thérapie avec notre clientèle. Nous sommes sensibles au phénomène du contre-transfert et nous sommes vigilants en regard de ce mécanisme qui se joue fréquemment en thérapie. Chez nous il n’y a pas de thérapeute vedette mais une équipe de personnes qui mettent en commun leur savoir au profit du bien-être de leur clientèle. Il est parfois difficile pour nous de vivre constamment sous la menace du suicide d’une partie de notre clientèle. Cependant, grâce à nos réunions de coordination clinique quotidienne, il nous est possible de nous donner du support mutuel et de faire front pour traverser avec notre clientèle des moments de crise fort éprouvants. Enfin, nous partons du principe que nous sommes tous des êtres en cheminement. Ce principe favorise non seulement le développement de notre clientèle, mais aussi le nôtre. Ce n’est pas toujours facile de négocier ainsi notre rôle, notre proximité, notre besoin de recul et nos responsabilités. Cette négociation nous permet de demeurer alertes et intéressés, d’apprendre toujours plus de soi et des autres et, après tout, n’est-ce pas à ce prix que l’on peut prétendre être une ressource véritablement alternative ? 188 Les ressources alternatives de traitement GRANDEUR ET LIMITES DE NOTRE INTERVENTION Bien que la plupart des personnes clientes de la Maison Vivre fassent un grand nombre de gains et redeviennent fonctionnelles ; il n’en reste pas moins qu’elles demeurent fragiles et sont plus susceptibles de faire des rechutes que la clientèle qui vit une simple dépression situationnelle. Toutefois, nous sommes à même d’affirmer, d’après les bilans de séjour et les visites d’ancien(ne)s client(e)s, que ces personnes adoptent des attitudes différentes dans leur vie. Elles retombent sur leurs pieds beaucoup plus rapidement qu’avant. Leur estime d’elles-mêmes est moins remise en question ; elles tiennent compte davantage de la relation entre leur coeur, leur corps, et leur esprit et surtout elles font mieux la différence entre responsabilité et culpabilité. Bien sûr, nous ne prétendons pas n’avoir jamais eu d’échec et que la Maison Vivre est la panacée à tous les problèmes humains et psychologiques. À titre d’exemple, nous nommerons certaines personnes souffrant de troubles bipolaires (maniaco-dépression) qui, souvent d’ailleurs, trouvent notre programme trop structuré ou encore qui seraient incapables de composer avec la souffrance qui émerge dans les thérapies de groupe, sans faire un épisode de manie. Il y a aussi les personnes qui ont une organisation limite de la personnalité avec un risque de décompensation psychotique élevé, pour qui la nature régressive de notre programme n’est également pas approprié. Il en va de même avec un petit nombre de personnes suicidaires pour qui la fréquentation de la Maison Vivre est peut-être le dernier essai avant de mettre fin à leur existence. Il est à noter que ces personnes ne respectent pas leur contrat anti-suicide. Elles manquent d’assiduité dans la fréquentation de notre programme, elles entretiennent à l’extérieur, malgré leur engagement écrit, un programme personnel d’autodestruction menant ainsi au suicide, soit : la prise abusive de médicaments et d’alcool, l’isolement, des lectures démoralisantes, un refus et une incapacité d’envisager leur vie différemment et de se mobiliser en ce sens. Notons également que certaines des personnes qui présentent des aspects paranoïdes prononcés sont incapables de vivre cette démarche thérapeutique et de s’y sentir suffisamment en sécurité pour y faire des progrès réels. Ajoutons aussi que notre programme a ses limites et qu’il n’est conçu ni pour les personnes en perte de contact avec la réalité ni pour les personnes toxicomanes actives. Chantal Dussault 189 UNE GESTION ADÉQUATE Bien que notre principal propos était de vous présenter notre intervention, permettez-moi, en terminant, à titre de directrice, de vous dire que même le plus beau programme thérapeutique pourrait devenir inefficace et chaotique s’il n’était pas encadré par une gestion adéquate. Ainsi, j’ai dû travailler et retravailler notre gestion interne, clarifier notre mission, raffiner mon leadership, préciser les rôles, les mécanismes de communication et de participation aux décisions, les processus d’évaluation et les conditions de travail du personnel. Enfin, dans le but d’assurer une véritable vie d’équipe, nous avons créé des outils de gestion assez performants pour soutenir notre modèle. À titre d’exemple, citons le code de procédure qui renferme un ensemble de règlements sur l’éthique, sur le comportement du personnel et sur les mécanismes de régie interne. Le personnel est tenu de signer ce document lors de son embauche. VIGNETTE CLINIQUE Pour illustrer notre façon de travailler, nous prendrons le cas d’une personne que nous appellerons Louise. Elle nous arrive avec un besoin d’hébergement, de la dépression sévère, des comportements de dépendance, une histoire d’inceste dans son enfance, de l’insomnie et une tentative de suicide à son actif : ses poignets tailladés en font foi. Voici son histoire : Louise est une jolie femme de 30 ans. Ses parents se séparent quand elle a cinq ans. Elle habite alors avec sa mère et va chez son père les fins de semaine. Ce dernier commence à avoir avec elle des rapports incestueux ; il l’appelle « sa petite femme » et la contraint à se conduire comme une « prostituée ». Par peur de perdre « l’amour de son père », Louise se prête à ses exigences qui deviennent de plus en plus perverses avec le temps. Il lui dit souvent qu’elle est une « méchante fille » et que c’est parce qu’il est amoureux d’elle qu’il a quitté sa femme. Durant les rapports incestueux avec son père, elle vit à la fois un sentiment de fierté par rapport à son pouvoir de séduction, en même temps qu’une peur des égarements de son père et surtout de sa perte de contrôle au moment de l’orgasme. Elle dit : « Il avait alors des yeux fous et je ne savais jamais jusqu’où irait sa folie. » Ces rapports se poursuivent jusqu’à l’âge de 16 ans. Par la suite, elle est habitée par un sentiment de dégoût par rapport à elle- 190 Les ressources alternatives de traitement même, elle est peu en contact avec son hostilité et elle présente une dynamique suicidaire. Toutes ces années, elle vit envers sa mère une grande culpabilité (plus tard, avec l’aide de sa thérapeute, Louise comprendra qu’elle vivait une haine inconsciente envers sa mère qui venait du fait que celle-ci avait été incapable de la protéger de l’inceste, et que cette haine se traduisait par la peur que sa mère ne meure). Comme celle-ci la prend pour confidente, elle est au courant de ces chagrins et de ses incapacités à aimer un autre homme que son père et à refaire sa vie. Elle se montre servile avec sa mère pour se faire pardonner son indignité. Elle est également fusionnelle et incapable de vivre sans elle. Elle doit par exemple l’appeler plusieurs fois par jour pour vérifier si elle est encore en vie. Sa vie amoureuse est un échec. Elle séduit les hommes par un habillement qui laisse très peu de place à l’imagination et en même temps, elle refuse les avances sexuelles que ces compagnons de passage ne manquent pas de lui faire. Elle dit : «Les hommes sont tous pareils et ils ne pensent qu’à ça». Elle est incapable d’avoir des rapports sexuels complets et a constamment peur d’un certain regard de désir des hommes. À son travail, elle se comporte en séductrice auprès de ses supérieurs et de ses collègues masculins ; auprès de ses compagnes de bureau, elle est toujours prête à rendre service, à faire des heures supplémentaires, à un tel point qu’elle vit de l’épuisement professionnel (au cours de sa thérapie, elle comprit qu’elle projetait sa mère sur ces dernières d’où son dévouement compulsif envers elles). La thérapeute qui a suivi Louise tout au long de notre programme, lui a proposé, dès sa première rencontre, de signer un contrat antisuicide dans lequel elle s’engageait à vivre et à mettre de côté son scénario suicidaire. Louise était hésitante à signer un tel engagement et de longues tractations furent nécessaires pour y arriver. Lors de cette même rencontre, Louise et sa thérapeute dressent ensemble son plan de traitement dans lequel elle se donne des objectifs thérapeutiques et se choisit des moyens qui en faciliteront l’atteinte. Les objectifs de Louise sont les suivants : retrouver le goût de vivre, contrer ses tendances autodestructrices, comprendre sa codépendance, travailler à se libérer de l’inceste pour avoir des rapports plus sains avec les hommes. Trois matins par semaine, Louise participe à des ateliers corporels où elle fait de la gymnastique dynamique, de la gymnastique douce, du yoga, de la relaxation et du Taï-chi. Au début, se lever et arriver à l’heure Chantal Dussault 191 est pour elle tout un défi. Souvent elle sort en panique des sessions de relaxation avec de l’angoisse et une colère refoulée. Plus tard avec le Taïchi, elle apprend à être moins gauche dans son corps et à se centrer. Ce n’est qu’à partir du cinquième mois que graduellement elle habite son corps, calme son activité mentale, déloge ses tensions et se détend. Un matin par semaine, elle fait un atelier d’habiletés pratiques qui comprend de l’entretien ménager, apprend des notions d’alimentation, fait de l’art culinaire et prépare même à l’occasion un repas communautaire. Grâce à cet atelier, elle identifie ses dynamiques relationnelles, expérimente le travail en équipe, s’alimente mieux et se prend en charge. Tout au long de cet apprentissage, elle veut être parfaite et se dévoue sans compter, s’offrant pour faire des tâches supplémentaires. Nous lui reflétons ses agissements et lui expliquons que son besoin de dépasser ses limites cache son désir d’être aimée, de se déculpabiliser et par ce moyen de tenter vainement de se réhabiliter à ses propres yeux. Deux après-midi par semaine, elle participe à des ateliers d’arts plastiques, de sculpture et de modelage. Dans ces ateliers, elle peut : expérimenter son vécu émotionnel par l’image et le symbole, apprendre à devenir témoin plutôt que de s’identifier à ses drames personnels et renouer avec certaines expériences de son enfance. Dans ses sculptures, le thème du pénis est omniprésent, ses dessins sont très révélateurs de son état (formes tourmentées, couleurs sombres). Deux après-midi par semaine, elle assiste à des ateliers de thérapie de groupe. Un de ces ateliers lui permet d’acquérir certaines notions de psychologie : elle apprend alors à mieux saisir la dynamique des deux sexes, à repérer sa colère refoulée et à mieux comprendre son mode de relation aux autres ainsi que les patterns qui entravent son développement. Dans l’un de ses ateliers, elle vit un des moments cruciaux de sa thérapie lorsqu’elle utilise sa colère pour promettre à tout le groupe que : « plus jamais elle se laisserait abuser, et que, plus jamais elle se laisserait suivre dans la rue sans protester ». Il s’est avéré d’ailleurs, suite à cet atelier, qu’un homme a tenté de la suivre en voiture, mais qu’elle a tellement « gueulé fort », qu’il eut peur et prit la fuite. Dans l’autre atelier de thérapie, à partir de sa production artistique faite dans les ateliers de créativité, elle explore le vécu émotionnel de ses oeuvres, sa tristesse, son désespoir, sa colère refoulée en même temps que son admiration et sa déification de son père. Durant les séances de psychothérapie individuelle et durant les écoutes de crise, Louise est amenée à se réconcilier avec elle-même et à s’estimer davantage. Par le biais de techniques respiratoires, elle prend contact avec sa colère et la canalise pour sortir de sa passivité. 192 Les ressources alternatives de traitement Dans les rencontres de thérapie corporelle, elle apprend à se détendre, à mieux s’alimenter. Vers la fin de sa thérapie, elle accepte de recevoir des massages. Au cours de ceux-ci, elle apprivoise le toucher et celui-ci redevient un geste humain respectueux non plus associé à la transgression et au traumatisme de l’inceste. Dans notre hébergement, de type appartement supervisé, elle expérimente peu à peu la séparation d’avec sa mère. Cette situation lui cause plusieurs crises de panique. Nous l’aidons à se sevrer graduellement de sa dépendance envers elle. Nous lui demandons d’espacer et de réduire ses appels téléphoniques compulsifs. Elle développe avec une de ses compagnes un rapport fusionnel qui est mis en péril par l’arrivée d’une troisième résidente. Elle découvre ainsi comment introduire une autre personne dans ses relations habituellement dyadiques. Elle vit quelques week-ends d’enfer au moment de l’absence des autres résidentes. Durant l’un de ces week-ends, une incapacité de rejoindre sa mère lui cause une angoisse telle qu’une écoute téléphonique ne suffit pas à calmer sa panique et que nous devons intervenir en personne pour l’aider à retrouver son calme et lui éviter ainsi un passage à l’acte suicidaire. Le séjour thérapeutique de Louise connaît trois temps forts. Le premier mois, qui se caractérise surtout par son envie d’arrêter la thérapie, pour aller vivre avec sa mère une dépendance infantile. À la pensée de tous les apprentissages à faire pour reprendre sa vie en main, elle songe au suicide comme moyen de contrer le désespoir profond qui l’habite. Vers le cinquième mois, elle commence à prendre contact avec les conséquences de l’inceste dans sa vie, à identifier sa colère refoulée et à se servir de celle-ci pour poser des limites et se construire ainsi son propre territoire. Enfin, du neuvième au onzième mois, elle travaille sa peur du contact avec autrui, en mettant l’accent sur ses attitudes et ses comportements ambivalents envers les hommes et sur sa peur d’être utilisée par ceux-ci. Vers la fin de son programme, Louise participe à plusieurs rencontres afin de préparer son départ et maintenir son insertion sociale. Au cours de celles-ci, elle apprend à rédiger adéquatement son curriculum vitæ et reçoit de l’accompagnement dans sa recherche d’emploi. Au moment de son départ, elle exprime sa fierté pour le travail accompli. Elle fait un témoignage qui encourage plusieurs personnes nouvellement arrivées dans notre programme. Deux années après son séjour chez nous, Louise revient nous rendre visite ; à ce moment-là, elle a trouvé un emploi de commis de bureau qu’elle apprécie. Elle fréquente assidûment un jeune homme et des projets de mariage sont dans l’air. Chantal Dussault 193 PISTES DE DÉVELOPPEMENT Entre les années 1990 et 1996, nous avons exploré la mise sur pied de différentes formations en santé mentale pour prévenir et traiter le burnout, tant chez les individus que dans les entreprises. Ces sessions furent dispensées avec succès auprès de certains groupes. Malheureusement pour nous, il y eut à cette époque deux facteurs importants qui ont ralenti notre percée dans la vente de nos services soit : les compressions budgétaires dans le milieu de la santé et des services sociaux et le scandale lié aux activités du Temple solaire. Le dévoilement par les médias des atrocités commises par les dirigeants de ce mouvement a engendré une « psychose des sectes » dans les entreprises privées. Ces dernières ont tout confondu, se sont méfiées de tout ce qui était alternatif dans le domaine de la formation et se sont protégées en ne favorisant que des cours plus conventionnels, dispensés par des intervenants(es) membres de corporations professionnelles. Compte tenu de cette situation, pour nous imposer dans ce champ où la compétition est féroce, il nous aurait fallu un investissement en temps et en argent que nous ne pouvions pas soutenir. En conclusion, avec notre longue expérience auprès de clientèles diversifiées dans le champ de la santé mentale, notre équipe se sent maintenant prête pour explorer de nouvelles avenues, mais nous n’avons ni les ressources humaines ni les ressources matérielles pour le faire. Nous sommes une petite équipe, et chaque moment de notre temps est compté. Notre programme est très exigeant et demande une implication à plein temps. Si toutefois nos budgets étaient augmentés, voici par ordre de priorité les projets que nous pourrions réaliser : • La création d’un centre populaire de psychothérapie individuelle et familiale ; • La création d’un service de consultation pour la mise sur pied de ressources alternatives en santé mentale ; • La création d’un service de supervision pour des équipes d’intervenants(es) qui débutent dans les ressources alternatives et communautaires ; • La mise en marché de session pour prévenir et traiter le burnout tant chez les individus que dans les entreprises ; • La création d’un service de référence pour aider les entreprises avec leurs employés souffrant de problèmes multiples, dont ceux en santé mentale. Nous espérons que ce résumé, de notre processus d’intervention à la Maison Vivre, vous aura donné un aperçu du travail effectué sans 194 Les ressources alternatives de traitement relâche, depuis plus de 20 ans, auprès de clientèles extrêmement vulnérables et souvent laissées pour compte. Ce travail a pour but d’offrir à ces clientèles une alternative en santé mentale, soit un choix thérapeutique autre que celui offert par le réseau de la santé et des services sociaux. Nous croyons que c’est à la personne concernée, donc l’utilisatrice, de choisir de combiner ou non ces deux approches, car dans ce choix il y a déjà la mobilisation nécessaire à sa guérison.