Le juge et le licenciement économique

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Le juge et le licenciement économique
par
Laurent Beljean
Associé, Fromont Briens associés
échanges
j u i l l e t-ao u t 2 01 2
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DROIT ET FISCALITé
À l’occasion d’un licenciement économique, il n’est pas rare que le juge judiciaire intervienne. Quel
est son rôle ou devrait-il devenir ? Éléments de réponse avec Laurent Beljean.
Le juge et le licenciement
économique
Au moment où la reconstruction
de l’industrie en France a été qualifiée
de « grande cause nationale par le Ministère du redressement productif », l’arrêt
Viveo France du 3 mai 20121 permet de
rappeler l’étendue du contrôle opéré par
le juge s’agissant de la légitimité d’un
licenciement collectif pour motif économique.
Le rôle attribué du juge
Un licenciement collectif pour motif
économique, a fortiori dans une entreprise de plus de 50 salariés, fait toujours
l’objet d’un examen minutieux par plusieurs acteurs extérieurs à l’entreprise.
Tout d’abord, les articles L1233-46 et
suivants du Code du travail attribuent à
l’administration du travail la tâche de
vérifier que la procédure prévue par la
loi a bien été respectée par l’entreprise,
et notamment que les instances représentatives du personnel ont été informées
et consultées tant sur le projet de réorganisation, que sur les conséquences
sociales du projet exposé, s’il est en définitive suivi par l’entreprise.
Dans ce cadre, si l’administration du
travail n’a pas à se pencher sur la légitimité du motif économique justifiant le
projet de réorganisation, celle-ci doit
néanmoins s’assurer que les conséquences sociales de la réorganisation
projetée sont appréhendées avec suffisamment de loyauté par l’employeur.
Cela suppose la réunion d’un ensemble
de moyens humains, matériels et finan-
ciers dont l’importance sera appréciée
au regard des capacités financières de
l’entreprise ou du groupe à laquelle elle
appartient le cas échéant.
Au-delà de ce contrôle administratif, le
législateur a également entendu conférer
au juge judiciaire un certain nombre de
prérogatives destinées à apprécier également la conformité de la procédure suivie et la légitimité du motif économique
invoqué par l’employeur ayant fondé les
licenciements notifiés.
C’est ainsi que le juge est habilité à apprécier la pertinence et le sérieux du
motif économique invoqué. C’est-à-dire qu’il lui
appartient de s’assurer
que l’entreprise connaît
effectivement des difficultés économiques ou doit
initier une réorganisation
afin de sauvegarder sa
compétitivité.
Le motif économique vérifié, il lui appartient également de s’assurer que
l’employeur a rempli son
obligation de tenter de
reclasser les salariés impactés par la mise en œuvre du projet.
La Cour de cassation a d’ailleurs admis
que les conséquences pécuniaires pour
un défaut de reclassement conforme
devaient équivaloir à celles attribuées
en cas d’absence de motif économique
réel et sérieux.
Pour autant, certaines défaillances de
l’employeur justifient une sanction plus
importante que la simple attribution de
dommages et intérêts au salarié.
Ainsi, l’article L1235-10 du Code du travail permet l’annulation de la procédure
suivie lorsqu’il est constaté l’absence ou
l’insuffisance du plan de reclassement
inséré dans le plan de sauvegarde de
l’emploi présenté aux représentants du
personnel.
On l’aura compris, le rôle attribué par
la loi aux juges les cantonne dans une
appréciation des conséquences sociales
du projet de réorganisation, à l’exclusion
de toute appréciation de la pertinence
du projet de restructuration envisagé par
l’entreprise.
La Cour de cassation ne cesse
d’ailleurs de
rappeler que
les juges ne
doivent effectuer aucun
contrôle sur la
pertinence ou
le choix de la
réorganisation
opérée entre
les différentes
solutions possibles, à peine de se voir reprocher une
immixtion dans la gestion de l’entreprise
décidée par l’employeur2.
Cependant, cet état jurisprudentiel a pu
créer une frustration dans l’esprit d’une
certaine doctrine, qui voudrait développer
les compétences et les attributions du juge.
Cette doctrine a d’ailleurs pu trouver un
écho favorable auprès de certains magistrats.
Il appartient au
juge de s’assurer
que l’employeur
remplit ses
obligations
DROIT ET FISCALITé | Expertises
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L’arrêt viveo pose
le problème
de l’immixtion
du juge
dans l’entreprise
donner lieu à une validation de principe
comme l’arrêt du 12 mai 2011 a pu
l’induire.
En réalité, si la thèse développée par la
cour d’appel de Paris6 devait trouver un
écho, la seule caisse de résonance acceptable serait le Parlement.
Avant que cette question ne soit portée
par le législateur, certaines juridictions
pourraient malgré tout suivre les traces
de la cour d’appel de Paris.
C’est notamment le cas du tribunal de
grande instance de Créteil qui a suivi
une voie similaire dans une décision du
22 mai 2012 (comité d’entreprise de
l’UES Leader Price contre société Leader
Price)7.
Il ne fait nul doute que l’affaire Viveo,
de par sa médiatisation et son dénouement, devrait encore faire quelques
vagues auprès des magistrats. Reste à
savoir si ces remous iront jusqu’aux
bancs de l’Assemblée nationale fraîchement renouvelée. n
1. Cass. Soc. 3 mai 2012, n°11-20.741.
2. Cass.ass plen 8 décembre 2000, n°97-44.219.
3. CA Paris 12mai 2011, RJS 11/11 n° 864.
4. Lettre de l’union syndicale solidaires à l’avocat
général de la Cour de cassation du 3 avril 2012
5. Jean Pélissier, « défaut de cause économique et
absence de nullité », RJS 6/12 pages 427 et
suivantes.
6. Suivie par la Cour d’appel de Reims, 3 janvier
2012 RJS 3/12 n°236.
7. Romain Chiss, « affaire Leader Price : premier
acte de résistance à l’affaire Vivéo », JCP social n°23
5 juin 2012 pages 1 et suivantes.
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La société Viveo France avait initié une
procédure de licenciement collectif pour
motif économique.
Les représentants du personnel, peu
convaincus par la justification économique des licenciements, ont demandé
à la juridiction judiciaire d’annuler la
procédure de licenciements développée,
au motif qu’aucune cause économique
ne justifiait son engagement.
La cour d’appel de Paris dans un arrêt
du 12 mai 20113, a accepté cette demande, considérant que les faits et les
justifications économiques qui lui
avaient été apportés au soutien de la
procédure n’existaient pas.
Plus prosaïquement, la cour d’appel de Paris a considéré que, dans la
mesure où le motif
économique avancé
par l’entreprise
n’avait aucune
consistance, la procédure initiée
n’avait aucune
cause, justifiant la
nullité de l’ensemble du processus.
Cette décision a donné lieu à un nombre
abondant de commentaires, dont la
teneur a pu parfois quitter le champ de
la seule technique pour rejoindre celui
du plaidoyer4.
Il faut cependant indiquer que cet arrêt
doit être critiqué puisque contraire aux
principes en vigueur en droit du travail.
En effet, la législation du travail n’envisage la nullité d’une procédure ou
d’un licenciement que dans deux hypothèses très particulières :
- Lorsque la nullité est expressément
prévue par un texte de loi, comme la
sanction à l’outre passement d’une obligation légale ;
- lorsque l’entreprise a violé une liberté
fondamentale des salariés.
Dans son arrêt Viveo France, la Cour de
cassation le 3 mais 2 012 a cassé l’arrêt
de la cour d’appel de Paris, rappelant
dans un attendu général les principes
exposés plus avant.
Pour autant, il ne peut être ignoré que
cette affaire pose à nouveau le problème
de l’immixtion du juge dans la gestion
de l’entreprise, non pas sous l’angle de
la légitimité ou de la pertinence de la
réorganisation à intervenir, mais sur
l’appréciation du motif économique
lui-même.
Autrement dit, le contrôle serait opéré
à deux niveaux distincts :
- Le premier niveau consisterait à déterminer s‘il existe un motif économique
inexact. Dès lors, une entreprise qui
ferait des profits ou ne serait pas dans
une situation de faiblesse concurrentielle avérée, risquerait la nullité des
licenciements notifiés ;
- à supposer que le motif économique
soit exact, sa réalité et son sérieux seraient alors appréciés, une carence à ce
stade ne conduisant qu’à l’octroi de
dommages et intérêts au profit des
salariés victimes de
la réorganisation.
Il n’est pas certain
qu’une telle démarche soit à développer. En effet,
adhérer à cette mécanique de réflexion
particulière conduirait sans doute à
laisser trop de pouvoir au juge sans
que la Cour de cassation puisse opérer un contrôle sur la
réalité de la cause économique, laissée
à l’appréciation souveraine des juges du
fond.
Surtout, comme a pu le relever un auteur, la démarche de la cour d’appel de
Paris aboutirait à permettre au juge
d’interdire purement et simplement des
licenciements pour motif économique
s’il venait à estimer que celui-ci fait
défaut. Or, le législateur n’a jamais entendu subordonner la possibilité de
procéder à des licenciements à une autorisation préalable de l’autorité judiciaire5.
Donner du crédit à cette thèse reviendrait à revenir sur le droit reconnu à
chaque cocontractant à la relation
contractuelle de rompre le contrat de
travail.
En l’état actuel du droit, sauf situations
très particulières encadrées par la législation, le droit de rompre les contrats
de travail peut se traduire par l’octroi
de dommages et intérêts s’il n’a pas été
utilisé légitimement, mais ne saurait
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L’arrêt Viveo,
symptomatique de
certaines volontés