Essai de définition de la prière
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Essai de définition de la prière
Essai de définition de la prière Le texte qu'on va lire reproduit un cours enseigné en janvier 1956 aux étudiants juifs de Strasbourg . Il constituait la cinquième leçon d'un cycle qui avait pour thème : « Les grands problèmes de la vie intérieure D. LA PRIERE N'EST PAS UNE DEMANDE Il convient au préalable d'oublier le sens du mot prière en tant qu 'il signifie « demande D . La prière juive n'est pas une demande . Non qu'elle n'en contienne pas du tout . « Demande » en hébreu se dit BACACHA ; mais la Bacacha est rare dans le Rituel, elle en est presque absente le Chabbath et les jours de fêtes . C'est pourquoi, en parlant de prière, il ne s'agit presque jamais de demande. Mon intention est précisément de définir la prière juive, puisqu'elle est autre chose qu'une demande. Une première question se présente à nous : pourquoi la bacacha, la demande, est-elle quasi-absente de notre Rituel ? En vérité, ce n 'est pas pour Dieu que le Juif prie, ce n 'est pas pour appeler Dieu, pour éveiller son attention sur nos insuffisances, nos besoins . Dieu connaît mieux que nous ces insuffisances et ces besoins . Nous ne prions pas non plus pour implorer les faveurs de Dieu . II comble les hommes de toutes sortes de bienfaits avant même qu'ils ne le demandent, et même s'ils ne le demandent pas. Mais c'est pour moi que je prie ; en priant, je fais appel à moi-même, pour éveiller MON attention sur mes insuffisances et mes besoins et aussi pour découvrir et savoir qui est celui qui satisfait ces besoins et l'en remercier (1). PRIERE SPONTANEE OU PRIERE RITUELLE ? En vérité, dans la vie de tout croyant se présentent des occasions de prier : la détresse, le désarroi, la joie, les anniversaires émouvants, etc. La prière devient alors naturellement un moyen ou une technique d'expression de cette émotion, d'une vibration de l'être qui a pris naissance en dehors de la prière, mais que la prière vient sous-tendre. La prière s'empare de ces moments privilégiés de l'existence et permet à l'homme d'atteindre Dieu. Vécue ainsi, la prière présente un caractère de spontanéité absolue ; elle est élan naturel et communion fervente . Bien que technique d'expression d'une émotion, elle ne risque pas ainsi de devenir mécanisme automatique, prisonnier d'un texte figé et encadré dans un horaire rigoureux - un mécanisme qui vide la prière de tout contenu réel et qui interdit la ferveur, - mécanisme radicalement impropre à permettre une approche de Dieu. (1) D'après « Moadé kodech », introduction du « Sidour hachalem », Editions Sinaï, Tel-Aviv. 7 Pourtant la prière juive est un rituel, se déroulant suivant un horaire rigoureux, d'autant plus irritant que son texte préfabriqué comporte des répétitions incessantes. 1 . - LA PRIERE EST UN RITUEL Force est de constater qu 'au XXe siècle la prière devient un événement de plus en plus rare . Le siècle a fait sienne la critique de la prière rituelle reprise ci-dessus, et, logique avec lui-même, a essayé de provoquer cet élan et cette spontanéité par toutes sortes de procédés qui viennent ajouter encore à tout ce qui entoure et emprisonne la prière, mais dans le but de la libérer. On a construit de grands édifices, on a formé des chanteurs virtuoses, parfois accompagnés de la musique d'orgue . Décor et musique doivent faire naître l'émotion génératrice d'élan vers Dieu . Mais cette émotion et l'élan qu'on en attend ne viennent ni du coeur ni de la prière . Ils viennent d'un décorum extérieur, étranger au coeur et à la prière . La prière n'est pas un décorum ; elle doit être un événement de la vie intérieure. Rabbi Avine avait fait un don considérable pour la construction d'une grande synagogue . Rabbi Mana lui rendit un jour visite et dit : « Quand Israël oublie son Créateur, il construit des synagogues » (Osée VIII, 14) . « Ne crois-tu pas qu' il se trouve assez d'étudiants de la Torah qu'il eût fallu aider avec cet argent ? » (2). Parfois aussi on place Rabbin et Officiant face aux fidèles . C'est une autre erreur . Un vieil adage rabbinique énonce : « L' homme en prières doit orienter ses yeux vers le bas et son coeur vers le haut . » (3) . Ce qui se passe dans le coeur se réflète sur le visage, et il peut devenir embarrassant de s'exposer aux yeux de tous quand on désire être seul avec son Dieu . On s'en est pris aussi au Rituel des prières, l'expurgeant de certains passages, supprimant des répétitions . Dans un livre récent, Abraham Heschel (4) note qu'une crise de la prière a toujours accompagné les grandes crises du Judaïsme : il en a été ainsi à l 'époque de la Cabbale, du 'Hassidisme et aujourd'hui avec le Judaïsme libéral . Les cabbalistes et les 'hassidim ont posé une question : « Comment prier ? » ; aujourd'hui on demande : e Quoi dire dans la prière ? » . Les 'hassidim ont réussi à faire prier un grand nombre de Juifs, tandis qu'aujourd'hui on public de nouveaux rituels de prières . Or la question est de savoir où l'on veut en venir : s'agit-il de faire une contribution à la bibliographie ou d'apprendre aux juifs comment prier ? La vérité est que la prière rituelle n'exclut pas la prière spontanée au sens total du mot . Les deux types de prière existaient à l'époque biblique, mais jamais l'un n'a été l'antithèse de l'autre. Certains psaumes sont intitulés : « Le-David Mizmor » (De David, un chant), et d'autres : « Mizmor le-David » (Un chant de David) . Quand (2) D'après le Talmud de Jérusalem. traité Chkalim, chap. V. (3) Talmud de Babylone, traité Yevamoth, 25. (4) A . Heschel . « Man's quest for God York 1954. 8 D. Charles Scribner's Sons, New- David commençait à chanter et recevait ensuite l 'inspiration, il titrait « De David, un chant » ; mais si l'inspiration venait d'abord et le chant ensuite, alors le Psaume s'appelle : « Un chant de David D . (g). La prière rituelle reste indiscutablement la forme la plus fréquente de prière . La prière est donc un rituel . Encore faut-il se poser la question des 'hassidim : comment prier ? Le texte du Rituel se compose de mots, de phrases . Prier ne consiste certainement pas à parcourir ou à réciter le maximum de textes dans le minimum de temps . Prier, c'est savoir s'arrêter sur les mots, sur un mot même. « Certains répètent le même mot plusieurs fois, car ils l 'aiment et le chérissent tellement qu'ils ne parviennent pas à s'en séparer . » (6) « L'homme en prières est comparable au jardinier qui cueille ses roses une par une pour faire une guirlande ; ainsi il va de lettre en lettre, de mot en mot, les unissant pour composer sa prière, mais s'arrêtant sur chacun . » (7). Il ne suffit pas de comprendre le sens des mots, de traduire de l'hébreu en français . Chaque mot de la prière contient une vie intérieure propre, et prier, c'est s'éveiller à la vie des mots du Rituel . C'est pourquoi chaque mot est irremplaçable . chaque mot hébreu est irremplaçable ; en effet, tous les termes hébraïques du Rituel sont empruntés aux littératures biblique et rabbinique, et ne livrent leur résonance profonde que s'ils sont replacés dans leurs contextes. Or chacun de nous porte en lui une foule de pensées, de regrets, de projets, d'espoirs, paralysés et pétrifiés dans l'inertie de la nature humaine. Les mots de la prière précisément, grâce à leur pouvoir évocateur, libéreront tout cela . Sans un Rituel préfabriqué, rythmé par un horaire fixe et fréquent, jamais ce que nous portons en nous ne serait libéré, sauf dans des circonstances exceptionnelles. Rabbi Israël Friedman de Rizhine raconte l'histoire d'un village éloigné des grands centres et des voies de communications, mais qui possédait tout ce qu'il fallait pour satisfaire les besoins de la vie courante : établisse• ment de bains, pompe à incendie, hôpital, tribunal, etc., tailleurs, cordonniers, maçons, etc . Il manquait cependant un horloger. Quand une montre ne donnait plus l'heure exacte, il arrivait que son propriétaire la reléguât au fond d'un tiroir. Certains pensaient cependant que la méthode était mauvaise ; ceux-ci remontaient chaque jour leur montre, même quand ils savaient qu'elle avançait ou retardait . Or un jour le bruit courut qu'un horloger venait de s'installer au village et on se rua chez lui avec les montres en panne . Mais seules étaient réparables celles qui avaient fonctionné sans interruption - les montres abandonnées étaient définitivement hors d'usage. Le rythme de la prière fait participer l'homme au rythme de la nature, au rythme de la création . Et c'est ce qui nous conduit à la prise de conscience du retentissement cosmique de la prière . L'homme qui prie Cha'ha- o.c .) . (5) Talmud de Babylone, traité Pesa'him 117 a. (6) R . Zvi Elimele'h de Dinov : « Igra Depirka D . (cité par A . Heschel, (7) R . Na'man de Bratslav : « Likouté Maharan par A. Heschel o.c.) . D. Lemberg 1876 . (cité 9 rith, Min'ha et Ma-ariv, matin, après-midi et soir, participe à l ' hommage à Dieu de toute la Création, astres et rochers, animaux et plantes . Le monde serait autre ou cesserait d'être si le mouvement sidéral s'arrêtait ; le monde serait autre ou cesserait d'être s'il était privé de la prière des Juifs dans son rythme rituel. II. - LA PRIERE EST SILENCE Cette libération par les mots du Rituel de tout ce qui gît dans le plus profond du coeur est un véritable e événement qui part de l'homme et finit en Dieu » (8) . Le « Séfer Hazoar », commentaire cabbalistique du Pentateuque, compare la prière à l'échelle de Jacob (g) qui exprime l'ascension vers Dieu en quatre paliers : a) l'échelle est dressée sur la terre ; b) son sommet atteint le ciel ; c) des anges de Dieu y montent et descendent ; d) Dieu se tient au-dessus. Or les quatre parties de la prière du matin suivent les quatre paliers de l'échelle de Jacob. a) les « Bénédictions du matin » éveillent l'homme au monde des perceptions et de l'expérience, le met en rapports avec les autres créatures de la terre (Olam Haassiya) ; b) les « psaumes » nous élèvent du monde sensible à celui de la (< mise en formes », celui des hommes pieux dont la vie assure la vie cosmique (Olam ha-yetsira) ; c) le « Chema et ses bénédictions » introduit l'homme dans le monde supra-sensible des anges, ou des forces créatrices (Olam ha-beriya) ; d) la « Amida » enfin nous mène au but, chez Dieu (Olam ha-atsilouth) . (Io). Au moment d'aborder la « Amida » ou « Chemoné Essré » (prière des 18 bénédictions), la prière se fait entièrement silencieuse ; l 'homme fait trois pas en avant comme pour se détacher du monde sensible et se trouver seul avec son Dieu ; il se tient dans une attitude presque immatérielle, échappant aux catégories du temps et de l'espace. Arrivée à ce point la prière devient Silence, elle est silence . Cette notion est d'une richesse surprenante et dépasse la portée de l'instant même où l'homme atteint le sommet de son ascension vers Dieu. Le commandement de la prière est en effet ainsi exprimé dans la Torah : « pour servir Dieu de tout votre coeur » (1 i) . La prière est donc un commandement donné au coeur . Or les réactions du coeur ne s'expriment pas par des mots . Et c'est d'abord en ce sens que la prière est un silence. Mais avant de pousser plus avant, le moment est venu de déterminer la place respective des mots et du coeur dans la prière . Si le recours aux mots du Rituel est inévitable, la participation du coeur n'est pas moins indispensable. Les philosophes du Moyen-Age exprimaient ce principe (8) A . Heschel o .c. (9) Cité par E. Munk : « Die Welt der Gebete » . - Voir Genèse XXVIII, 12. (10) D'après E. Munk o .c. (11) Deutéronome XI, 13. 10 ainsi : « Une prière sans ferveur (Cavana) est comme un corps sans âme » (12) . La participation du coeur est donc désignée par le terme de « cavana » ou ferveur . Cette notion exige à son tour notre attention . La ferveur n'est pas la réflexion : prier n'est pas penser . Pour le penseur, Dieu est objet - pour l'homme en prières, Dieu est sujet . La cavana, ce n'est pas non plus faire attention au sens du texte . Mais c'est prendre conscience de la présence de Dieu, c'est vivre à côté de Dieu, avec Dieu, en Dieu. Un jour, alors que tous les fidèles étaient assemblés dans la Synagogue à l'heure de la prière, le Rabbi Isaac Lévy de Berditchev tardait à venir. Les uns commencèrent à prier, d'autres reprenaient la discussion de la dernière étude talmudique, mais tous s'interrogeaient sur ce retard sans précédent du Rabbi . L'impatience gagnant, on se tourna vers la porte : le Rabbi était dressé là, immobile, imposant, comme s 'il avait toujours été 11 A la longue, le plus audacieux des 'hassidim osa demander : « Pourquoi, saint Rabbi, n'entres-tu pas ? » - La synagogue est pleine de mots de prières et de mots de Thora. Les 'Hassidim comprenaient de moins en moins ; n'était-ce pas le plus flatteur des compliments ? Pourquoi le Rabbi dédaignait-il de prendre place en une si pieuse assemblée ? - Oui, la Synagogue est pleine . Il n'y a plus de place . Je ne peux pas entrer. Les mots de la prière et les mots de la Torah emplissent tout au lieu de monter vers Dieu . » Les mots récités ne sont rien . Mais leur vibration et leur vie peuvent éveiller la vibration et la vie du coeur et donner naissance à cet événement qu'est la vraie prière. Les mots sont au coeur ce que la Synagogue ou plutôt la communauté, le « miniane » (13) est à la prière . Vouloir se dispenser d'avoir recours au mot, à la prière rituelle, on l'a vu, c'est se condamner très vite à laisser se paralyser en soi tout le potentiel de « cavana » . De même, prétendre prier seul, hors du miniane, c'est se condamner à laisser s'atrophier et périr la prière . Car être juif, ce n'est pas adhérer à une doctrine ou à un ensemble d'observances. Etre juif, c'est vivre au sein du peuple juif, vivre dans les juifs du passé et avec les juifs d'aujourd ' hui, c'est créer les juifs de demain . Le Judaïsme n'est ni une doctrine, ni une foi, c'est l'alliance de Dieu et d'Israël . C'est pourquoi, ce que nous réalisons avec Israël, la prière au sein du miniane par exemple, nous transforme en une tranche d'éternité . Bien plus, la prière du miniane entre en communion avec le culte célébré par toute la nature, et aussi par les êtres supra-terrestres, les anges : « Nous allons sanctifier Ton Nom ici-bas, tout comme les anges le sanctifient au ciel » (14). L'intervention nécessaire du mot étant ainsi reconnue, il n'est pas inutile de redire que la vraie prière est celle du coeur : Lorsque le prophète Élisée allait à Chounem, il était reçu par une femme pieuse qui un jour dit à son mari : « Je sais que cet homme est un saint homme de Dieu » (2 Rois IV, 8) . Le Talmud se demande corn(12) Cité par A . Heschel o .c. (13) « Compte » : réunion d'au moins dix hommes assemblés pour la prière publique. (14) Rituel des prières . « Kedoucha » du matin et de l'après-midi . 11 ment la femme de Chounem a pu savoir cela ; un maître répond qu'elle avait remarqué un signe de sainteté . Rabbi Na'hmane de Kobrine trouve étrange la question du Talmud : est-il si diffiicle de reconnaître un homme saint ? En vérité oui, et Rabbi Na'hmane en trouve l'explication dans ce texte du Rituel du samedi matin : « Tu es loué par la bouche des hommes droits » (yecharim) « Tu es béni par les paroles des hommes justes » (tsadikim) « Tu es exalté par la langue des hommes pieux » ('hassidim) « Tu es sanctifié dans l'intérieur des hommes saints » (kedochim). Donc l'adoration de Dieu par l'homme saint est un événement qui se produit au plus profond de l'individu ; c'est un événement caché, que seul Dieu percevra . C'est pourquoi il avait fallu un signe pour que la femme de Chounem reconnaisse en Elisée un homme saint. Ici encore, à ce stade supérieur de l'adoration de Dieu, la prière devient silence. Mais quel silence ? L'absence de son ? Ou le silence intérieur, souvent réalisé même quand la bouche parle ? Ni l'un ni l'autre car il y a un niveau qui se situe au-delà de ces deux types de silence : c'est le niveau du chant 05), lorsque l'homme au lieu de crier, ou de se taire, parvient à transformer son tourment en chant. En vérité, le silence de l'homme en prières est engendré par le sens le plus aigu de la grandeur de Dieu . En priant les mots du Rituel, et non mes mots à moi, je reconnais humblement que Dieu est au-delà des expressions que je puis créer par moi-même . Je me tais, et j'écoute ce que me disent les mots du Rituel. III . - LA PRIERE EST UN APPEL La prière alors devient un appel. C'est un appel à l'action, à une action immédiate et très précise, dont la nature est déjà définie par le mot hébreu qui désigne la prière : « tefila D . La tefila, en effet, est un a jugement de soi » (16) . C'est à se juger par rapport à soi, par rapport à autrui, par rapport à Dieu, que la prière appelle. Tout le Rituel est un appel . « Chema Israël », Ecoute Israël ! Cc n'est pas l'homme qui appelle Dieu ; c'est la parole de Dieu, la parole prophétique, qui appelle l'homme . Quand j'entends mes lèvres déclarer : a La Torah est notre Vie » (17), n'ai-je pas à reconnaître qu'il dépend de ma décision immédiate que cette affirmation devienne pour moi réalité vivante - qu'il dépend de moi que la même affirmation devienne aussi réalité vivante pour tous ceux qui ignorent encore la Torah et que je côtoie tous les jours ? (18) . La vraie tefila doit donc éveiller l'homme à ses responsabilités individuelles et sociales ; mais la tefila ne prendra son sens et sa valeur que si son lendemain est véritablement une décision et une réalisation. Le sens et la valeur de la tefila se mesurent donc aux actes qui en (15) D'après A . Heschel, o . c. (16) « Tefila » est un substantif dérivé de la forme pronominale du verbe « palol », juger. (17) Rituel des prières . Office du soir. (18) D'après Renée Neher. « La Prière » ms. 12 sont le prolongement . La réponse à la tefila de l'homme en prières est le progrès accompli par cet homme dans sa vie sociale et religieuse. C'est à ce niveau seulement que la prière devient « avoda » . Avoda est le terme qui désigne le culte du Temple de Jérusalem ; ce culte des sacrifices est provisoirement interrompu depuis la destruction du Temple. Ce que l'on entend ici par sacrifice, c'est-à-dire l'immolation d'animaux sur l'autel consacré à Dieu, s'appelle en hébreu « corbane D . mot qui signifie « approche » . Offrir un sacrifice, c'est approcher de Dieu pour le servir, c'est la préparation du fidèle animé de la volonté de servir Dieu. En effet, le sacrifice lui-même est précédé par l'imposition des mains de l'offrant sur la tête de l'animal : par ce geste, l'offrant fait de l'animal son remplaçant et témoigne qu'il est prêt à mourir pour Dieu ; à mourir, donc à consacrer sa vie au service de Dieu. Il est donc clair que, contrairement à ce qu 'on affirme parfois superficiellement, la prière ne remplace pas le sacrifice. Prier n'est pas offrir un sacrifice. La prière remplace l'avoda, le culte du Temple, et le sacrifice, c'est l'homme en prières ; c'est moi, c'est nous qui sommes le Sacrifice. Rabbi Akiba, arrêté pour avoir enfreint l'interdiction d'enseigner la Torah au lendemain de la révolte de Bar Co'hba (an 135), fut condamné au supplice. Ses disciples, présents à l'exécution, virent que le visage du Maître s'épanouissait de joie au plus fort des tortures : Rabbi Akiba ne tarda pas à leur livrer ce qu 'il ressentait : « Pendant toute mon existence, je me suis demandé comment accomplir la mitsva : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ta vie » (Deutéronome VI, 5) . Maintenant que Dieu a voulu que je meure pour la gloire de Son Nom, ma joie est entière. » (19). Les Rabbis du mouvement des 'Hassidim considéraient que prier est une aventure pleine de périls . Car l'homme en prières se trouve projeté dans le plus grand de tous les Temples, dans l'Univers, Par une bonne prière, il peut « bâtir des mondes », mais une mauvaise prière « anéantit des mondes ». Selon Rav Ami, la prière d'un homme ne reçoit de réponse que s'il y engage toute son existence (2o). « C'est un miracle que l'homme survive à l'heure du culte », disait le Baal Chem Tov, fondateur du mouvement des 'hassidim . Chaque matin avant la prière, Rabbi Uri de Strelisk prenait des dispositions testamentaires, prévoyant le cas où il mourrait pendant sa prière (21). CONCLUSION : LA PRIERE EST UNE NECESSITE DE L'ETRE Ainsi, le but de la prière n'est pas la prière, c'est agir avec Dieu. Certains se demanderont : qui est Dieu ? Qu'est-ce que Dieu ? Il est vrai que les Juifs ne savent pas répondre à cette question . Nous n'avons aucun renseignement stir Dieu. Par contre, nous croyons et nous sentons qu 'Il est à côté de nous, avec nous. (19) Talmud de Babylone. Traité Bera'hoth 61 b. (20) Talmud de Babylone . Traité Taanith, 8 a. (21) Cité par A . Heschel. o .c . 13 Je ne prie pas en disant : a Tu es béni, Concept Suprême, Dieu de vérité et de raison, Dieu de Spinoza et des philosophes », mais je dis : a Tu es béni, Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob » . Abraham, Isaac et Jacob ne sont ni des idées, ni des doctrines, pas plus que tous les récits de la Bible. Ils sont des événements qu'il faut vivre . Par la prière, nous continuons la vie d'Abraham, nous sommes Abraham, Isaac et Jacob. Le but de la prière n'est pas non plus de satisfaire un besoin émotionnel. La prière n'est pas un besoin, mais une nécessité de l 'être, un acte qui permet à l'homme de se découvrir pleinement . Prétendre que le Rituel est archaïque, est un alibi qui cache le vrai problème : ce n'est pas la prière qu'il faut revivifier, mais nous-mêmes, par la prière précisément. Qui n'a jamais prié n'est pas pleinement humain. Un homme pieux et instruit qui avait subi des revers de fortune, se vit un jour offrir par sa Communauté la dignité de Ministre-officiant . Mais à la pensée d'avoir à se présenter devant le Tout-puissant au nom de tous les fidèles, il se sentit indigne et alla demander conseil à son maître ; le Rabbi de Hussiatine. - Mais pourquoi hésites-tu ? - Cela m'effraie expliqua l'homme. Et le Rabbi répondit : - Eh bien ! Sois effrayé et prie Lucien LAZARE. • DOCUMENTS POUR L'ETUDE DE LA TEFILAH A défaut d'une Encyclopédie de la prière juive, les professeurs et éducateurs chargés d'un cours de Teilla peuvent trouver dans les librairies juives trois ouvrages qui leur donnent d'amples indications sur les sources et les textes de base à consulter : - la très classique a Chaaré Tefila » comporte dans ses éditions les plus récentes un supplément en français, dû à la précieuse érudition du Rabbin Joseph Bloch ; - le Siddour « Avodath Israël » de Baer ; - « Le monde des prières » du Rabbin Elie Munk vient de paraitre dans une traduction française du Grand-Rabbin Henri Schilli. 14 Émotion esthétique et émotion religieuse Je pourrais partir de la définition que Monsieur le Grand Rabbin Jais nous a donnée de la prière juive, qui est « une prière individuelle dite en commun D . Il n'y a pas de doute que c'est la définition la plus évidente de notre rite de la Tefila, considérée comme avoda, c'est-à-dire comme acte religieux concernant la communauté entière . II s'agit d 'une communauté dont chaque individu prie pour lui-même devant Dieu . C'est donc une prière individuelle en commun et elle est récapitulée seulement au niveau de l'Officiant, qui la totalise, et la présente devant Dieu . Mais il ne peut le faire que s'il y a une assemblée qui dit e Amen », c'est-à-dire qui adhère, qui communie totalement à ce qu 'il dit. On pourrait, par conséquent, schématiser déjà cette question en disant que l'aspect de « droit » à la prière concerne surtout l'individu et que l'aspect « devoir » de la prière s'applique au rassemblement de ces individus, c'est-à-dire à la communauté elle-même . Et c'est peut-être le propre d'ailleurs de toute Mitsva d'être ainsi : son aspect obligatoire, contraignant s'adresse toujours à l'être collectif auquel nous participons (la Thora est donnée à Israël comme communauté) ; mais l'aspect du droit à cette Mitsva s'adresse à l'individu plus essentiellement. UNE PRIERE INDIVIDUELLE DITE EN COMMUN Il n'est donc pas nécessaire de déterminer le cas de la prière par excellence, celle que tout homme quel qu'il soit, à quelque moment de la journée, et avec quelques paroles que ce soit, peut formuler lorsque l'événement de sa vie lui fait rencontrer la présence de Dieu. Le judaïsme est un culte de la communauté, il faut y insister, et, par conséquent, il ne légifère pas sur la vie religieuse individuelle stricte. Chaque juif est absolument libre de se lier à son Dieu comme il peut. Mais c'est le rite collectif qui est régi par la loi religieuse . Donc, il nous faut partir de cette définition . Il s'agit bien d'une prière individuelle dite en commun. Il convient ici de définir l'émotion religieuse que M . le Grand-Rabbin Jais a distinguée de l'émotion esthétique . Les Talmudistes ont développé cette question, et il est inutile d'essayer, en tant que philosophes ou autrement, de réinventer ce qui a déjà été enseigné dans la Guemara. Chez les rabbins du Talmud, nous retrouvons ce souci de définir l'émotion religieuse de façon assez précise pour ne pas la confondre avec une autre émotion, mais en même temps de façon universelle pour qu 'elle soit le propre de tout homme quel qu'il soit et non pas le résultat d'une grâce. Ce qui frappe, c'est qu'il n'y a pas de mot hébreu dans la langue traditionnelle pour dire le sentiment religieux. S'il s'agissait d'une émotion spécifique, inévitablement elle risquerait d'être définie comme anormale, 15