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La nuit du 13 novembre 2015 à Paris.
Rue Fontaine au Roi. En sortant d’un restaurant avec un ami, ce message de ma
sœur (un texto) : « fusillade boulevard Richard Lenoir ». J’habite boulevard Lenoir
depuis des années. C’est un quartier que j’ai vu muter. Il y a désormais plus de
jeunes, plus de restaurants et de bars branchés. Des magasins bio, des bars à thème,
des galeries… Désormais, le quartier fait concurrence à la Bastille et ses soirées
étudiantes, à Saint-Michel et ses soirées métissées. La métamorphose de la Place de
la République a été le clou du spectacle. Car, à « Répu » comme on la surnomme,
c’est un ballet de voitures, de scooters, etc. La fenêtre de ma chambre donne sur la
rue Folie-Méricourt. À droite, l’avenue de la République et à gauche, au loin, le
faubourg du Temple. Chaque jour, Folie-Méricourt devient un lieu de repli pour les
voitures. Surtout le samedi, quand « Répu » devient un centre de manifestations ou
de rassemblements donnant lieu à un concert de klaxons, et de gaz d’échappement
puant, pétaradant. Bref ! Je rentre. Et, médusé, je vois ce qui allait rapidement
trouver sa fortune dans : « Je suis Charlie », « I am Charlie », « Yo soy Charlie »,
« Ich bin Charlie », « Sono Charlie », « Eu sou Charlie », « Som Charlie Hebdo »,
« Jsem Charlie Hebdo », « Я ШАРЛИ ЭБДО », « ‫…» ﺗﺸﺎرﻟﻲ اﻧﺎ‬
De la culpabilité. C’est même de la culpabilité que j’éprouve en faisant mon jogging
quand je passe par le boulevard Lenoir pour me rendre à la Bastille — où, alors,
j’emprunte le seul parcours à Paris où je ne croise pas de voiture : la Coulée Verte.
Je me culpabilise car je suis rapidement dans la vie : je cours, heureux, quand
d’autres déposent des fleurs, émus, en pleurs, et aussi des photos, des bougies.
Hommages à Charlie Hebdo, à Ahmed Merabet. Et les fleurs se fanent. Les bouquets
se flétrissent et les photos se désagrègent. Mais moi, chaque fois, en passant devant
le parcmètre et le panneau publicitaire, impossible de ne pas penser au gardien de la
paix abattu.
« On n’a pas peur. » Les politiques expliquent que les victimes étaient des cibles
précises : les caricaturistes, les policiers, les juifs. Donc, si je ne suis pas
caricaturiste, si je ne porte pas d’uniforme de la police, si je n’ai pas de Kipa ?
« On n’a pas peur. »
« Avec le temps… » Il n’y a plus aucune trace du lieu de l’assassinat d’Ahmed
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Merabet. Personne ne vient plus déposer quoi que ce soit. Mais on évoque une
plaque pour le premier anniversaire des attentats. Je ne sais pas si je suis le dernier,
mais quand je fais mon jogging et passe entre ce parcmètre et ce panneau
publicitaire, je pense à lui à chaque fois en enjambant le lieu où il s’est vu mourir.
Impression très étrange. Impossible d’oublier. — Impossible.
Sur la Toile. Sur Facebook. Je poste un article qui m’a fait sourire, intitulé « C’est la
journée de la gentillesse » (en opposition, je suppose, aux superstitions du jour).
L’article explique que les gentils ont un pouvoir, et que cela peut même rapporter
gros ! C’est Casimir qui égaye les lignes. J’aime cet humour. Ce vendredi sera donc
jour de chance à la loterie pour certains ? Le soir, j’envoie un fichier vidéo par mail.
L’avancée du téléchargement indique encore une heure d’attente quand j’entends
des espèces de bruits de pétards, mais plutôt secs. Quelqu’un qui doit actionner une
machine, un truc dans le genre. — Des coups de feu ? — Non… — Ici, en rafale ? —
Non, c’est pas Beyrouth ! Une ultime détonation fait vibrer le carreau de ma
fenêtre. Je jette un œil. La rue est calme. Des clients d’un bar, en bas de chez moi,
le verre à la main, regardent vers le faubourg du Temple. Au loin, des gens sortent
de chez eux. Et se mettent à courir, au son d’une nouvelle rafale de pétards, en
criant. Plus de doute. Un règlement de compte, comme à Marseille ? Les clients du
bar se réfugient à l’intérieur. Une femme à vélo, qui vient du bout de la rue FolieMéricourt : « C’est pas possible ! non, non ! c’est pas vrai ! » — C’est pas vrai !
(J’ai failli filmer la scène. Il se passait quelque chose. Dans la réaction des gens. Une
émotion. Je le sentais. Mais rester à regarder de ma fenêtre, filmer la panique…
mieux vaudrait leur venir en aide.)
Et puis, le calme revient. Un calme incroyable. Durant de longues minutes. Le temps
suspendu. Ici, à Paris ! Et puis, sirène hurlante, une voiture de police dans le
boulevard Lenoir. Et un camion de pompiers. Il bloque la rue. — À l’époque de
Charlie Hebdo, ma famille et mes amis n’avaient pas eu de mes nouvelles tout de
suite parce qu’au restaurant je n’avais pas entendu mon téléphone sonner. Cette
fois, un peu sur le ton de l’humour (je crois) : « Au cas où vous entendez qu’il y a eu
une fusillade à Paris, je vais bien ! ». Sur la Toile, rien. Impatience, solitude.
Nouveau message sur Facebook (je crois toujours à un règlement de compte), que je
partage : « tout le quartier est bouclé… après une fusillade ». — Et puis, plusieurs
camions de pompiers. Circulation stoppée. Et puis… comme étouffé… Boum !
À la télé. On apprend qu’une explosion a eu lieu au Stade de France. Le match
continue. Le Président a été exfiltré. Des coups de fil (la famille, les amis). Nouveau
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bandeau, en bas de l’écran : « Fusillade dans le 11e arrondissement ». Incrédule, on
me demande si mon texto n’est pas une blague. Nouvelles rafales, au loin, en écho.
Je raccroche. Non par peur de recevoir une balle perdue, mais… Ma sœur m’appelle.
Rien à la télé. Elle regardait le match avec son compagnon avant de passer sur une
chaîne info. Et à 21 h 34 — l’amie à qui j’ai envoyé le texto est précise : « Fusillade
en bas de chez moi. Règlement de compte ou attentats ? »
Non, pas une balle perdue. Mais ces coups de feu… l’émotion… C’est l’émotion. C’est
la peur. — La peur.
— C’est le silence. C’est le silence qui s’impose. C’est notre animalité qui reprend le
dessus. On reste à l’écoute pour être certain de réagir de la meilleure façon. Pour
faire appel à son instinct de survie. Les sens en éveil. La peau rivée sur les chaînes
info. Collée à l’écran. La peau comme écran — hurlant.
C’est « l’attentat ». Au Bataclan. Les journalistes mesurent leurs propos. La leçon
de l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier, aura été tirée ? Les descriptions des
opérations, en direct, auront laissé des traces ? « L’attentat… », rue de Charonne.
J’apprends qu’il y a d’autres fusillades. Que ça ne s’arrête pas. — Ça ne s’arrêtera
plus. C’est plus Paris ? — Beyrouth ? — C’est la guerre en bas ? Comment on arrive
là ? — Je sais pas. Comment je… — On… nous en sommes là ? — Arrivés là ? À ça ? —
Je sais pas.
Le bar ferme en face. Le rideau de fer retombe, les clients à l’intérieur. Les flics
passent en courant, les pompiers derrière. Un état de siège ? Personne ne sort. La
rue ne bouge plus. Tendue ; de quelques personnes qui rentrent chez elles. — Mais
au nom de quoi ? — De quoi ? Qu’ont-ils fait ? — Qu’avons-nous fait ? Rien ! — Et la
jeunesse ? La jeunesse ! Et la chaîne… « prise d’otages s’est terminée par des
explosions… » que j’entends en écho. Je suis dans une ville du Moyen-Orient où les
voitures piégées ou des kamikazes explosent dans les marchés, à proximité des
écoles ? — En plein cœur ? À Beyrouth ?
Les amis, des nouvelles. Ils laissent des commentaires sur Facebook : « Fais
attention à toi », « Sors pas de chez toi ». Ils m’appellent jusqu’à une heure du
matin. Mais je finis par ne plus avoir envie de répondre. Je ne veux plus être dans
l’émotion du moment. Il faut aussi rester calme, ne pas tomber dans la surenchère
de la peur ou des fausses impressions. Je referme l’écran.
La circulation reprend. Je reste devant ma télévision, hébété. Je pense à Charlie
Hebdo, au 11e arrondissement. — Pourquoi ? Au nom de quoi ? La jeunesse !? — À
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ce boulevard Lenoir, décidément au cœur de l’horreur. Le bilan est lourd. Très. Une
centaine de morts. Des centaines de blessés. Et déjà ¬— Déjà ! — des témoins devant
les caméras. Certains ont entendu, d’autres vu, et d’autres encore vécu, de
l’intérieur, l’impensable. Hébétés, médusés, nous le sommes et nous le resterons
encore.
Obama intervient. Une allocution et, une dizaine de minutes plus tard, celle de
notre Président. Tendu, ému, humain, il prend la parole et je retiens ce mot —
Pourquoi ? Au nom de quoi ? : « l’horreur… »
La circulation est fluide. Des gens en petit groupe rentrent chez eux, ou vont voir
sur place ce qu’il s’est passé. Je reçois encore des messages, des textos, sur
Facebook, de ma famille ou de mes amis, de Nice, de Marseille, de Lyon, du Canada…
— La jeunesse ! Les voyages forment ma jeunesse !
Le lendemain, quelques courses. Je reste serein. D’autant que les forces de l’ordre
sont devant chez moi. La circulation est coupée. Mais en entendant au loin des
bruits secs… — Fusillade ? — Ça passera va, avec le temps. Place de la République, un
homme me tombe dessus. Il vient de Montpellier. Ses yeux sont humides. Sa bellesœur, de la cousine de son neveu… elle était dans le Bataclan. Je me demande si je
n’ai pas affaire à un mythomane. Mais il veut aller au Bataclan. Je lui signale que les
victimes ont été amenées à l’hôpital et qu’il devrait plutôt aller à la Pitié
Salpêtrière, ou appeler le numéro d’urgence pour ceux qui n’ont pas de nouvelles de
leurs proches : le 197 (la télévision et les radios l’ont signalé). — Non, le Bataclan !
Je lui indique donc la salle qui est à 200 m. Il part sans un mot, en pleurs.
À la télé, la France, le monde, hébétés. Mais entendre la Marseillaise après chaque
minute de silence… Ça émeut. Ça réchauffe le cœur. Et puis, comme ça, pour rien, je
repense à ce mot du génial cinéaste Billy Wilder : à la sortie d’un film tiré du
Journal d’Anne Franck, on demande à Wilder ce qu’il en a pensé. « Très beau, dit-il,
la mine grave. Vraiment très beau... Très émouvant. (Un temps.) Mais tout de
même, on aimerait connaître le point de vue de l’adversaire. »
Le soir, dans le 13e. Je me rends à un anniversaire prévu depuis longtemps.
J’entends les gens parler de ce qu’ils ont vécu dans leur quartier. Aucun ne vit dans
le 11e. Ils ont vécu les attentats chez eux, ou dans un bar, devant la télé. Une
phrase m’interpelle : « Je ne conçois pas d’entendre un jour, dans ma vie, le bruit
d’une kalachnikov. À Paris, c’est impossible. » Moi aussi, j’ai cru à un bruit de
pétard, à une machine…
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Le surlendemain, l’après-midi, un ami. Lionel souhaite me voir. Il a besoin de parler
suite à une rupture amoureuse. J’ai un peu la paresse de prendre le métro le
dimanche, il vient donc dans mon quartier. Il veut en profiter pour aller voir les
lieux de la tragédie. Puis nous nous dirigeons vers le quai Jemmapes, nous installons
dans le café du mythique Hôtel du Nord pour prendre un verre, et bavardons
jusqu’à la tombée de la nuit. Au moment où nous nous préparons pour partir,
Lionel recule brusquement avec sa chaise pour se protéger contre le mur. Les yeux
sur la fille qui, dans mon dos, se redresse, entraînant devant la rumeur qui fond
dans la rue, et crie — et les gens en terrasse rentrent, alors — « Coups de feu ! »,
« Coups de feu Place de la République », dans sa panique ses amis.
Il fait nuit. Des gens courent. Une voiture passe et les clients du bar se
recroquevillent en poussant des cris. Chaque voiture devient suspecte. Les mains
sur la tête, les yeux exorbités, une fille est morte de peur. Son compagnon sourit,
tente de la rassurer en la prenant dans ses bras. — Querencia. Mais un jeune
homme court dans la rue. « Ils tirent ! » Le mot de trop. La panique. — Ils tirent. —
Ils tirent, mais… — Les coups !? — Le feu !? Tu connais ? — Tu sais ? Une autre
voiture passe, phares allumés. Faut-il succomber ? Tomber dans la psychose, la
paranoïa ? La nuit tous les chats sont gris. Impossible de voir un visage par la vitre
d’une voiture, de percevoir le canon de la kalachnikov qui dépasserait du véhicule.
Je quitte ma place et sors. Je n’ai pas envie d’être enfermé si la menace arrive. Je
préfère l’air libre, la liberté de mouvement. Un camion de flics passe en trombe de
l’autre côté du canal, sirène hurlante. Un hélicoptère, invisible, est au-dessus de
nous. Dans les cafés alentour, quelques personnes perplexes regardent en direction
de la Place de la République. Des gens arrivent en courant, en pleurs.
Je décide de rentrer. Je ne veux pas rester dans le café. Avec Lionel, nous marchons
à contresens de la marée humaine. La sensation désagréable que nous sommes pour
eux des inconscients. Les terroristes seraient de retour. Partout ! « Ils arrivent ! »
On se croirait dans Le Seigneur des Anneaux, avant l’arrivée imminente des
cavaliers noirs. L’atmosphère devient de plus en plus anxiogène. Tables, chaises
renversées, verres brisés. Les terrasses de café sont dévastées. Les propriétaires ont
baissé leur devanture. Des jeunes filles se cachent dans les bosquets. Des individus
ont sauté dans le canal Saint-Martin…
— On a entendu des coups de feu !
— Qui ça ? Vous les avez entendus ou vus ?
— Non, mais les gens qui viennent de Répu.
Perplexité. Mais à chaque voiture… « C’est eux ! Ils arrivent ! » C’est l’hystérie.
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Tout le monde se précipite dans les immeubles. Les Vélibs jonchent le sol. On
change de rue. J’accompagne Lionel à la Place de la République pour qu’il puisse
prendre le métro. Mais je suis de moins en moins fier. Je m’efforce de m’arracher à
ce marécage de peur et de souci de soi. J’ai hâte de rentrer chez moi. Je suis comme
le baron de Münchausen qui, pour se désembourber, se tire lui-même par les
cheveux. — Querencia. Nuit sombre. — Querencia. Nuit d’ombres. Une voiture
accélère. On se protège derrière un arbre. Je me reproche cette peur. Je me
reproche ce réflexe, ce symptôme. Je suis, comme les autres, contaminé. Je ne veux
pas. La rumeur enfle. Des gens pleurent. Des couples se prennent la main et
courent. Au bout du quai de Jemmapes, scène surréaliste : des voitures à l’abandon,
au milieu de la route ! Devant le café La Bonne Bière et la pizzeria Cosa Nostra, où
les impacts de balle de l’avant-veille font froid dans le dos, personne pour se
recueillir.
Rien. Il ne s’est rien passé. Pas un coup de feu. Juste la détonation d’un pétard
allumé par un petit malin qui a voulu jouer avec l’ordre public, entre la rue
Fontaine au Roi et le boulevard Jules Ferry. Des journalistes interrogent des
témoins de la panique. Un os à ronger pour les éditions du soir... Enfin chez moi. Je
me dis que nous sommes dans une période traumatisante, que nous n’avons pas été
préparés à ce genre d’événement, qu’il est vrai qu’il fut d’une rare violence. Durant
ces quelques jours de deuil national, j’ai voulu exprimer ce que je ressens encore par
ce que je pense faire le mieux pour extérioriser : des photos (filmer me semblait
indécent). Nous sommes des êtres narratifs, la résilience viendra par l’art. Quand
j’ai publié quelques photos sur des sites, j’ai ajouté le hashtag « mêmepaspeur ». Je
me rends compte que ce n’était pas la vérité. Mais je crois qu’il faut provoquer ce
sentiment, soulever le courage. Je me persuade de ne pas avoir peur, de ne pas
flancher. « Indignez-vous ! », disait Stéphane Hessel. — Querencia.
(La querencia, c’est la portion d’espace où, dans le tumulte terrifiant de l’arène, le
taureau se sent en sécurité.)
Une semaine plus tard, mes vitres vibrent encore. C’est le bar, en bas de chez moi.
Sono à fond, Bob Marley, la nuit. A-t-on entendu Is this love ?
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