Pierre Vidal-Naquet: Paroles sur la ville

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Pierre Vidal-Naquet: Paroles sur la ville
Pierre Vidal-Naquet: Paroles sur la ville
Pierre Vidal-Naquet
Paroles sur la ville
La vérité de l’indicatif, Vacarme no 17, entretien réalisé par Philippe Mangeot & Isabelle
Saint-Saëns. Propos recueillis à Paris, par Thierry Paquot, le 30 janvier l998.
Historien, helléniste, "intellectuel engagé", Pierre Vidal-Naquet, né en 1930, est avant tout le
citoyen d'une démocratie qu'il convient sans cesse de réactiver, de renouveler et d'enrichir.
L'histoire nous permet de mieux saisir nos origines, et aussi la fragilité de nos ambitions et de
nos destins. La mémoire partagée renforce la cohésion et la cohérence d'un "peuple" uni par
l'adoption des même principes. Ce sont ceux-là qu'il faut protéger des multiples attaques dont
ils sont l'objet (la mondialisation, le repli nationaliste, les racismes, l'idéologie sécuritaire, etc.).
Défendre l'idéal démocratique consiste principalement à le mettre en pratique, à vivre
démocratiquement dans un État démocratique. Une telle exigence n'est pas politicienne mais
morale. Les engagements de Pierre Vidal-Naquet, son honnêteté, démontrent que la Vérité et
la Justice ne sont pas de vains mots, mais les bases de l'être-ensemble, les fondements - et les
fondations - de la Cité.
Th. P.
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Pourquoi s'intéresser à la Grèce antique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale?
Pierre Vidal-Naquet: J'ai décidé de m'intéresser à la Grèce en 1951 et de faire un mémoire, ou
ce que l'on appelait à l'époque un diplôme d'études supérieures, sur la conception de l'histoire
chez Platon. Il y avait là une sorte de paradoxe déclaré, c'est-à-dire que je voulais travailler sur
la représentation de l'histoire chez le philosophe le plus hostile à l'histoire qui n'ait
probablement jamais existé.
Pourquoi choisir la Grèce et, d'une certaine manière, la philosophie grecque? J'avais d'abord
pensé, lorsque j'étais en hypokhâgne puis en khâgne, à faire une thèse sur la guerre
d'Espagne. Et puis je me suis dit que cela collerait tellement bien avec mon orientation politique
que les risques d'une non-distanciation seraient évidents. En revanche, l'antiquité grecque me
permettait d'avoir un pied dans un monde si lointain que je n'aurais pas de raisons politiques
majeures de "débloquer"... Cela ne m'interdisait pas de faire autre chose, la preuve! Pour moi,
ce sujet représentait le "soulier de satin" de Prouhèze, qui, avant de s'engager dans la vie
amoureuse, le dépose sur l'autel de la Vierge, comme le met en scène Claudel. C'était une
manière de prendre le recul nécessaire. À propos de ma formation politique, disons que je suis
un centriste d'extrême gauche. Autrement dit, contrairement à la plupart des intellectuels de ma
génération, je n'ai jamais été membre du parti communiste. On écrit régulièrement que je suis
un ancien communiste, c'est totalement faux. François Furet, oui; Emmanuel Le Roy Ladurie,
oui; moi, jamais. À cause d'un événement que vous n'avez probablement pas oublié, qui est le
procès Rajk en 1949. À ce moment-là, avec Charles Malamoud, nous avons étudié le Livre bleu
hongrois, et nous sommes arrivés à la conclusion qu'il s'agissait d'une escroquerie
monumentale. J'y avais songé comme tout le monde, mais ma décision fut irrévocable: je
n'adhérerai jamais au parti communiste. Quant au reste de ma formation politique figurent à
l'arrière-plan l'affaire Dreyfus et, à l'avant-plan, la guerre d'Algérie, contre laquelle je me suis
engagé très tôt, dès 1955. J'ai été membre du PSU pendant quelques années mais je n'y ai pas
fait carrière, si je puis dire. Je n'ai jamais été un homme politique.
Est-ce chez Platon que vous avez trouvé ces idéaux de la vérité et de la justice qui guident vos
engagements politiques?
P. V.-N.: Platon ne représente pas vraiment mes idées! Platon, en fait de vérité, lorsqu'il
raconte la Seconde Guerre médique, élimine Salamine. C'est tout de même un peu gros et ce
n'est pas exactement lui que je choisirais en ce qui concerne la vérité, même s'il y a une
conception morale de la vérité chez lui qui est importante. Ce serait plutôt Thucydide ou
Hérodote, ou encore Émile Zola et l'éternel modèle de l'affaire Dreyfus, où il essaie de faire
triompher précisément la vérité et la justice.
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Partant de la philosophie de Platon, vous devenez non pas un historien helléniste, mais plutôt
un anthropologue de la Gréce antique. Est-ce dû à votre rencontre avec Jean-Pierre Vernant?
P. V.-N.: Oui. Je l'ai rencontré pour la première fois en 1956 ou 1957, et j'ai commencé à suivre
son séminaire lorsque j'ai été suspendu pour avoir signé la "Déclaration des 121" en 1960,
contre la guerre d'Algérie. Cette rencontre avec Jean-Pierre Vernant a été absolument décisive.
C'est également durant cette période que j'ai découvert l'œuvre de Louis Gernet et celle,
essentielle pour moi, de Claude Lévi-Strauss. A la suite de la parution de mon premier livre
d'histoire ancienne Clisthène l'Athénien, écrit avec Pierre Levêque en 1964 - réédité plusieurs
fois, mais traduit en anglais trente deux ans après sa sortie -, j'ai reçu une lettre de Victor
Goldschmidt, le grand spécialiste de Platon, qui remarquait déjà, bien que l'objet soit très
différent, une parenté avec Lévi-Strauss. Elle s'est fortement aggravée, si j'ose dire, dans la
deuxième moitié des années soixante, lorsque j'ai lu d'un coup, durant un été, l'ensemble de
l'œuvre de Lévi-Strauss. J'ai commencé à penser en termes d'opposition ou de couple
d'opposition, et c'est à ce moment que j'ai écrit l'article sur "le chasseur noir et l'origine de
l'éphébie athénienne".
Un siècle plus tôt, en 1864, paraissait La Cité antique, de Numa Fustel de Coulanges.
Comment et pourquoi a-t-il marqué tant d'esprits à l'époque, et a-t-il bénéficié d'une audience
aussi large? Qu'a-t-il véhiculé comme idées fausses qui ont été corrigées par la suite?
P. V.-N.: A mon avis, c'est un des livres les plus faux qui n'ait jamais été écrit. Cela ne tient pas
au fait qu'il soit de seconde main, puisque Fustel connaissait bien les textes grecs et latins. Le
problème est ailleurs. Le faux commence par le titre, car c'est un livre qui, justement, ne parle
pas de la cité antique. Le paradoxe se situe là: il parle d'une cité antique antérieure à la
politique, d'une cité antique fondée uniquement sur la religion. Or, quand la cité antique
commence à fonctionner, c'est précisément par et avec l'invention du politique. Alors pourquoi
ce titre? François Hartog en a donné une bonne explication quand il a réédité le livre. La Cité
antique est un développement sur le danger de l'imitation de l'Antiquité. Fustel revient sur ce qui
avait été la contradiction de la première République, c'est-à-dire l'imitation de l'Antiquité, et il
note très clairement dans sa préface quels désastres cela avait entraîné quatre-vingts ans plus
tôt. Je pense que l'erreur de Fustel, c'est de vouloir séparer la religion de la politique. Or, ce qui
a caractérisé la religion, c'est qu'elle était, dans la plupart de ses traits, la religion de la cité; elle
était liée par conséquent au politique.
Tout le travail fait depuis a consisté à détruire cette idée fustelienne. Tout le monde s'y est
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employé. Un jour, par exemple, Georges Dumézil a écrit à propos de La Cité antique, en
évoquant "ces choses mises au jour par Fustel de Coulanges dans un livre qui n'a guère vieilli".
A l'époque, il ne l'avait pas relu et sa première lecture datait de ses quinze ans. A cause de
cette phrase, on lui a demandé une préface pour une réédition. Il l'a relu, et là il a été effondré!
Il s'est aperçu que ce livre ne valait pas grand-chose.
Le fait d'assimiler sous le même label la cité grecque et la cité romaine - en faisant l'économie
de la cité étrusque du reste -, n'est-il pas aussi une simplification trompeuse?
P. V.-N.: En faisant l'économie de la cité étrusque, en faisant l'économie de la cité phénicienne
et en faisant l'économie également de la cité hellénistique qui a eu aussi son importance.
L'énorme différence entre la cité grecque et la cité romaine a été très bien mise au jour dans
une inscription célèbre de Philippe V de Macédoine s'adressant à un groupe de cités grecques.
Il leur dit: "Vous devriez faire comme les Romains. Les Romains, quand ils s'agrandissent,
intègrent les gens qu'ils annexent." En fait, ils les intègrent partiellement en leur donnant ce que
l'on a appelé le droit "latin", ou totalement en leur donnant le droit de citoyenneté romaine. En
tout cas, ils se sont étendus sur tous les bords de la Méditerranée, et Caracalla a déclaré, en
212, que "tout homme libre de l'empire était un citoyen romain". Or cela, les Grecs ne l'ont
jamais admis. Certes, il est arrivé ici ou là qu'ils octroient le droit de cité ou qu'ils fassent des
traités que l'on a appelés l'isopoliteia avec d'autres cités, mais ils restaient attachés à cet
espace limité de la polis grecque, où les hommes comptaient plus que le territoire.
Comment distinguer "ville" et "cité"?
P. V.-N.: Il y a deux mots différents: le mot asty qui désigne la "ville" et le mot polis qui désigne
la "cité". Dans la cité médiévale - Florence par exemple -, où l'on a la citta et le contodo, lorsque
l'on sort des limites de Florence on n'est plus dans la citta; on trouve des paysans qui sont plus
ou moins dépendants, comme l'a montré Max Weber. Au contraire, dans la cité antique, les
murailles, qui n'existent pas forcément - ainsi à Sparte -, ne constituent absolument pas une
limite. Athènes est composée d'un certain nombre de dèmes, qui sont tous égaux. Il suffit d'être
citoyen de cette microcité pour être ipso facto citoyen d'Athènes. Une page célèbre de
Thucydide raconte que, lorsque Périclès ramena tous ses concitoyens de la campagne à
l'intérieur des murailles, ce fut un arrachement pour les gens parce que chacun avait
l'impression d'abandonner sa cité. Cette division qui remonte à Clisthène, donc à la fin du VIe
siècle, ne fait aucune distinction entre l'espace urbain et l'espace rural. Bien sûr, on se moque
parfois des gens de la campagne ou au contraire, comme Aristophane, on en fait
systématiquement l'éloge, mais un habitant du fin fond de l'Attique, pourvu qu'il soit un homme
libre et fils de citoyens, est citoyen.
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Alors, quel est ce statut de citoyen?
P. V.-N.: Depuis la loi de 451, est citoyen celui qui est né de père athénien et de mère fille
d'Athénien. Je ne dis pas de mère citoyenne, parce que le mot au féminin n'existe pratiquement
pas, bien qu'il soit utilisé presque accidentellement par Aristote. Les exemples sont
extrêmement rares. C'est une société hiérarchisée avec trois catégories d'habitants: les
citoyens, les métèques et les esclaves. Cela forme bien une hiérarchie, dans la mesure où si
vous croyez être citoyen, vous allez vous inscrire. Or, quelqu'un se trouve dans votre dème et
déclare: "Non, vous n'êtes pas citoyen!"
Vous acceptez et devenez métèque; vous n'acceptez pas et faites une sorte d'appel et, si vous
perdez la partie, vous êtes vendu comme esclave. Il s'agit d'un compartimentage très rigoureux
et qui n'est pas d'ordre économique. Lorsque l'on a trouvé les comptes de l'Érechthéion, on
s'est aperçus que les esclaves gagnaient exactement la même somme que les hommes libres.
On ne sait pas où allait cet argent en définitive, mais en ce qui concerne le paiement, cela
coûtait à l'entrepreneur rigoureusement la même chose. Il y a ceux qui appartiennent à
quelqu'un, les esclaves; ceux qui résident quelque part, ce sont les métèques; et ceux qui sont
membres d'un dème - ils appartiennent à une micro communauté qui ne dépend pas de leur
habitation. Les mariages intergroupes sont possibles; un citoyen peut épouser une femme
métèque, mais leurs enfants ne seront pas citoyens. L'étranger résidant, c'est-à-dire le
métèque, était protégé et la cité l'encadrait dans la mesure où il faisait la guerre. Les métèques
sont des Athéniens, seulement ce sont des Athéniens qui ne votent pas. Les citoyens étaient à
la grande époque, le Ve siècle, entre 30000 et 40000, et chacun pouvait parler.
Lorsque l'on dit aujourd'hui qu'il faut revenir à la démocratie athénienne, cela a-t-il un sens?
P. V.-N.: Ce qui est assez passionnant dans la cité antique, c'est la démocratie directe. Le
philosophe Cornelius Castoriadis, qui vient de disparaître, a passé sa vie à plaider pour cette
démocratie directe. Je pense qu'avec les techniques de l'informatique, ce n'est pas aussi
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impossible qu'on le croit. Aristote disait "qu'il fallait un petit nombre de gens sinon il faudrait
avoir la voix de Stentor". Il est évident que l'on ne va pas rassembler les Parisiens sur la place
de la Concorde, comme on le fait en Suisse, avec référendums obligatoires, facultatifs ou
d'initiatives constitutionnelles. En revanche, avec les nouveaux procédés
télécommunicationnels, il est possible de consulter instantanément tous les citoyens, c'est tout
à fait concevable...
Paul Virilio dénonce dans ses livres ces technologies qui permettent la consultation en temps
réel, mais gomment ce qui est le plus important dans la démocratie, à savoir le temps du
débat...
P. V.-N.: C'est vrai, ce point n'est pas contestable. Cela peut être un instrument de tyrannie
comme aussi un instrument de libération. Le premier a été décrit par Orwell dans son célèbre
roman, 1984, et le second compte sur nous pour le valider...
Je suis toujours surpris et agacé de voir tant d'"agoras" qui ne servent pas, dans les campus,
les centres commerciaux, les villes nouvelles, etc. Qu'est-ce que l'agora grecque? Quel est son
sens et ses usages dans l'Antiquité?
P. V.-N.: Le mot est déjà employé dans Homère, par opposition au "conseil" des chefs.
Télémaque parle à l'assemblée d'Ithaque. C'est un espace public, d'une part, et commercial, de
l'autre. C'est les deux et, dans le cas de l'agora d'Athènes, c'est un endroit qui a été construit
petit à petit et qui n'a atteint sa pleine forme qu'au Iie siècle avant J.-C. Dans le discours Sur la
couronne, Démosthène raconte comment on a appris tout à coup la prise d'Élatée, une petite
ville dans le nord de la Grèce, par Philippe de Macédoine: "C'était le soir, on vint annoncer aux
prytanes [un groupe de cinquante personnes représentant une tribu et qui exerce pendant un
mois civique la prytanie [c'est-à-dire la "présidence"] l'occupation d'Élatée. Les uns, se levant
aussitôt au milieu de leur dîner, chassaient les gens des boutiques de l'agora et mettaient le feu
aux baraques, pendant que les autres convoquaient les stratèges et appelaient le trompette, et
toute la ville était remplie d'affolement. Le lendemain, dès le jour, les prytanes convoquaient le
conseil à la salle des séances, tandis que vous vous rendiez à l'assemblée. Et, avant que le
conseil eût délibéré et préparé son rapport, tout le peuple était assis sur la hauteur [c'est-à-dire
sur la Pnyx]." L'agora est donc un centre politique - au besoin, on met le feu à des
baraquements pour attirer la population des campagnes, que les gens viennent et sachent qu'il
se passe quelque chose de grave - et aussi un centre commercial; c'est rempli de boutiques.
Peu à peu ces boutiques vont être encadrées par des portiques, surtout à l'époque
hellénistique, et on y fait du commerce, on y vend des légumes, de la viande, tout ce que l'on
veut. Agora signifie rassemblement et parole, et ne désigne donc pas nécessairement un
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espace bâti. Le premier exemple que l'on ait d'une agora civique, en quelque sorte préparée à
l'avance avec une sorte de planification urbaine, est celle de Megara Hybléa, en Sicile. Là, les
fouilleurs français - G.Vallet, F.Villard et P.Auberson (1) - ont montré que, dès le VIIIe siècle, on
avait réservé un espace, une sorte de grand carré, que l'on ne bâtit pas tout de suite, comme
zone publique par opposition aux terrains privés. L'agora d'Athènes est une zone publique qui
n'appartient pas à un dème mais à l'ensemble de la cité. On y trouve le tribunal, le monument
des éponymes (héros)-les dix éponymes, les archégètes de la cité d'Athènes représentent les
dix tribus - où l'on affiche les listes de mobilisation; c'est là aussi que se trouvent le
bouleutêrion, le conseil, et le prytanée, ce que l'on appelle la tholos, un bâtiment rond dans
lequel siègent les prytanes et, lorsque l'on veut rendre hommage à un étranger, on l'y invite à
manger. C'est un lieu central. Je précise que c'est Clisthène qui remplace la boulê solonienne
des Quatre Cents par la boulê des Cinq Cents; que chaque tribu exerce, à son tour, la prytanie
et, par conséquent, a le droit de se loger au "foyer commun" et de présider les séances de
l'Ecclésia. C'est à cette époque, vraisemblablement, que l'agora est délimitée par des bornes.
L'une d'elles porte l'inscription: "Je suis la borne de l'agora." On comprend à quel point l'espace
politique de l'agora est au cœur de la polis, et doit être précisément délimité tant il assure et
exprime la cohésion des citoyens.
Vous avez prononcé le mot "espace". En grec, il y a khôra et topos, qu'est-ce qui les distingue?
P. V.-N.: Topos c'est le "lieu", tout simplement -c'est aussi le sexe de la femme -, tandis que
khôra est à l'origine "l'espace rural". Le destin de ce mot est assez étrange, puisqu'en grec
moderne, il a fini par signifier le chef-lieu. Une quantité de petites villes centrales des îles sont
nommées tout simplement khôra, quelque chose comme le bled. Alors le bled, c'est l'arabe
balad qui désigne à l'origine la ville mais qui a fini par désigner la campagne, et khôra, c'est
exactement l'inverse. Toute cité grecque avait un asty et une khôra, la khôra étant délimitée par
des frontières. La khôra n'étant pas comme le contado médiéval, c'était la campagne mais ce
n'était pas dévalorisé. La frontière a une double signification, celle d'aujourd'hui - "Ici finit la
France, ici naît la Belgique, le ciel ne change pas où les drapeaux changèrent" - ce sont des
vers de Aragon datant de 1940. Les Grecs connaissent cela, mais il existe aussi la zone
frontière, et il s'agit d'un espace plus compliqué où se baladent les bacchantes, les éphèbes.
C'est une zone où se rencontrent les jeunesses de cités voisines, où parfois elles se font la
guerre.
Cette idée d'aménagement de l'espace est une idée tout à fait actuelle. Que représentait-elle à
l'époque? Qui était chargé de l'aménagement?
P. V.-N.: L'exemple historique à Athènes est Hippodamos de Milet, qui a bâti le Pirée. Ce qui
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est frappant, c'est de voir que cette question de l'aménagement de l'espace se pose surtout
pour les cités coloniales. Hippodamos n'a certainement pas inventé le plan qui porte son nom,
"hippodamien", cette ville découpée en damiers, avec des rues orthogonales, pour la simple
raison qu'on connaît des formes urbaines semblables avant le Ve siècle. Mais sa participation à
la reconstruction de Milet dans la période qui suit Mycale, la fondation du Pirée dans le cadre
de la politique d'expansion maritime de Thémistocle, son amitié avec Périclès et le rôle,
d'ailleurs mal connu, qu'il joua dans le tracé de Thourioi font de lui un des premiers
"urbanistes". Le découpage orthogonal répond à une préoccupation d'ordre, de clarté, de raison
pratique qui correspond à la préoccupation politique. À la différence des Étrusques puis des
Romains qui partent du croisement de deux axes forts - le cardo et le decumanus qui
structurent et contrôlent le développement de la ville -, le plan hippodamien se contente d'une
sorte de zonage. Pour la Grèce, on n'a pas l'équivalent de Vitruve, mais des descriptions de
villes comme en a fait Dicéarque, par exemple, au début de l'époque hellénistique, et des
règlements d'urbanisme, notamment La Stèle du port découverte il y a quelques années à
Thasos - et publiée par mon élève, Hervé Duchêne (2) -, qui vers 460 conseille aux femmes de
pas trop se montrer à leurs fenêtres, se préoccupe du nettoyage des rues... On a également
cela à Pergame; on se soucie d'entretenir la ville, de l'embellir. Des fonctionnaires étaient
rémunérés pour cette tâche. Sur l'agora et, plus généralement, sur l'urbanisme en Grèce
antique, les travaux de Roland Martin sont particulièrement précieux, ainsi que la série de
brochures éditée par l'American School of Classical Studies at Athens, de l'université de
Princeton, sans oublier, pour un public moins spécialisé, la présentation tout à fait valable qu'en
fait Lewis Mumford dans La Cité à travers l'histoire.
Et si on entre dans l'espace privé domestique, comment fonctionnait la maison du citoyen
athénien?
P. V.-N.: On connaît fort peu les maisons du Ve siècle. On sait que les maisons les plus
luxueuses comportaient un portique et une petite cour devant l'entrée - c'est la maison qui est
décrite dans le Protagoras, de Platon -, puis on trouvait l'appartement des femmes, séparé de
celui du maître de maison, puis celui des esclaves. C'était tout petit. Théodore Reinach a
essayé d'en reconstituer une à Beaulieu-sur-Mer, mais elle ressemble davantage aux maisons
de Délos qu'à celles d'Athènes. On vivait principalement dehors.
Quel est le rapport entre le corps et la ville? Tous les témoignages visuels sur les poteries
montrent des hommes et des femmes en tenue plutôt légére, circulant dans des espaces
publics.
P. V.-N.: C'est la grande question du gymnase, qui est un des lieux fondamentaux de la cité
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grecque. C'est là que Socrate va recruter ses interlocuteurs. On le voit au début du Lysis. C'est
le gymnase avec palestre qui sert à l'entraînement sportif. On possède des lois
gymnasiarchiques, notamment celles retrouvées à Bérola en Macédoine datant du IIIe siècle
avant J.-C., qui montrent les précautions prises contre la pédérastie. On s'attachait à séparer
les très jeunes gens des adultes. Le gymnase était un lieu de distraction mais aussi un lieu de
préparation militaire. Un gymnase était réservé aux bâtards, celui de Kynosargos; les autres
étaient destinés aux citoyens, et l'on faisait très attention d'éviter la présence d'esclaves dans
les gymnases; seuls les pédagogues pouvaient y mener les enfants, mais ils n'avaient pas à s'y
installer eux-mêmes.
Est-ce que la cité athénienne était trés sexuée, très séparée entre les hommes et les femmes
dans les cheminements, les réunions, les activités?
P. V.-N.: On m'attribue à tort une formule de mon maître Henri Irénée Marrou qui affirmait que
la cité grecque était "un club d'hommes". Certaines personnes étaient exclues provisoirement
de la cité: les jeunes gens, les enfants. Mais les femmes comme les esclaves l'étaient par
nature. Tout ce que l'on demandait aux femmes, c'était de donner naissance à de futurs
citoyens, bien que Aristote ait déclaré qu'elles étaient la moitié de la cité. La démocratie
grecque s'est construite en partie sur l'exclusion des femmes. Leur sort était, d'une certaine
manière, meilleur d'un point de vue civique dans une cité comme Sparte qu'à Athènes.
Naturellement, il y a une fameuse phrase de Démosthène qui dit: "Nous avons des courtisanes
pour le plaisir, des concubines pour les soins de tous les jours et des épouses légitimes pour la
procréation des enfants." Mais l'exclusion politique était complète.
Peut-il y avoir un héritage politique de ce qu'on appelle la "démocratie athénienne"?
P. V.-N.: L'héritage gigantesque est le mot même. Sans ce mot "démocratie", on ne peut pas
expliquer que dès le Moyen Age, il y ait eu des mouvements démocratiques. En Occident, on a
toujours eu conscience qu'il y a eu une époque où le peuple gouvernait. C'est vrai aussi bien
chez Machiavel, dans les histoires florentines et dans ses réflexions sur Tite-Live, qu'aux XVIIIe
ou XIXe siècles. Quand l'idée libérale démocratique a peu à peu triomphé au XIXe siècle, on
voit très bien dans l'œuvre de l'historien anglais Grote qu'elle s'appuie, avec quelques illusions,
sur le modèle antique. Il y a quand même un point qui me sépare de Castoriadis, qui pensait
que les esclaves n'avaient pas une grande importance. Encore en Mai-68, on a rencontré une
aspiration à la démocratie directe qui était marquée par le souvenir d'Athènes. Lorsque j'ai
côtoyé, en 1958, les gens de la revue Socialisme ou Barbarie, ils m'ont mis dans la tête
l'exemple de la cité antique. Les paysans se dérangeaient quand il s'agissait de délibérer sur
leurs problèmes. Et, comme le disait Castoriadis, l'Ecclésia d'Athènes délibérait sur des
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questions qui étaient relativement aussi importantes que d'envoyer un homme sur la lune.
"Faut-il partir en Sicile ou pas?" était une question très grave pour les Athéniens. La philosophie
est une invention de la cité grecque, au même titre d'ailleurs que la politique. Dans les cités
phéniciennes, qui étaient ce qu'il y avait de plus proche des cités grecques, on ne voit pas,
avant que les Grecs n'y posent leur marque, de collectifs votant des décrets. Ce qui caractérise
la cité grecque et qui est vraiment une invention, une novation, se retrouve dans les textes du
VIIe siècle, sous des formules telles que "il a plu au peuple", "la cité a décidé" - , la cité étant
utilisée comme sujet collectif. Cela s'est construit sur les décombres d'un despotisme oriental
que la Grèce avait connu, comme les autres pays du bord de la Méditerranée. Le principal
apport du déchiffrement des écritures mycéniennes est d'avoir démontré que la Grèce avait
connu l'économie palatiale - c'est-à-dire reposant sur le palais du souverain - d'une façon
marginale, mais c'est sur ses décombres que s'est constitué son espace politique. Un des
points les plus importants est certainement la réforme hoplitique, le fait que tout le monde soit
armé de la même manière et ne fonctionne qu'en étant côte à côte. Ce côte à côte de l'armée
garantit le côte à côte de la cité. Il y a un lien consubstantiel entre l'être ensemble pour se battre
et l'être ensemble pour discuter.
Ils ont apporté le mot démocratie, mais ont-ils indiqué les procédures?
P.V.-N: Le vote, et cette extraordinaire procédure qui s'appelle le tirage au sort! Il faut imaginer
que la boulê, le conseil, était recruté par tirage au sort. C'est progressivement, à partir du IVe
siècle, que la profession d'homme politique apparaît. Cela commence après la succession de
Périclès. Au IVe siècle, on les appelait des rhéteurs. Il y a eu une énorme part faite au hasard.
Je me souviens très bien comment, en Mai-68, j'avais proposé à l'École des hautes études qu'il
y eût, à côté du conseil élu, un anti-conseil tiré au sort: certains ont été amusés mais l'idée n'a
pas été retenue!
Alain Roger, en citant Lalo qui avait emprunté à Montaigne le verbe artialiser, dit que c'est la
peinture du paysage, à la fin du XV° siècle, qui artialise la nature et qui nous donne à voir le
paysage, que notre œil sinon ignore. Si le mot "paysage" n'existe pas en grec, la "sensibilité
paysagère", ou quelque chose qui y ressemblerait, a-t-elle pu se manifester? Je pense à la
poésie grecque qui évoque les éléments, le relief, les saisons... Qu'en est-il vraiment?
P. V.-N.: On trouve dans la peinture minoenne et mycénienne des descriptions de paysages. Il
est vrai que ce n'est pas une notion centrale. Mais il y a tout de même la scène célèbre de
Phèdre, où l'on décrit un paysage dans les environs d'Athènes. Si Socrate dit: "Je suis un
homme de la ville et je ne m'intéresse pas tellement à la campagne", il n'empêche que
Aristophane passe son temps à décrire des paysages. Même si c'est un paysage chargé de
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mythes, c'est excessif de dire qu'il est absent.
Qu'en est-il de l'hospitalité : est-ce une spécifité grecque?
P. V.-N.: Non, parce qu'on en voit d'autres exemples ailleurs. C'était très important en Grèce,
dans la mesure où il existait un Zeus des étrangers, le Zeus hospitalier; où il existait une
reconnaissance entre les hôtes illustrée dans l'Iliade, par exemple dans le combat interrompu
entre et Sarpédon et Diomède lorsqu'ils s'aperçoivent de leurs liens héréditaires d'hospitalité.
Le livre de Gabriel Herman, Ritualised Friendship and the Greek City (Cambridge U. P., 1987),
montre bien chez Homère, à l'époque classique, l'existence de ce rite de l'hospitalité lié à
l'évergétisme - le fait que certains étrangers sont proclamés bienfaiteurs de la cité, du grec
euergetês, "bienfaisant" - , et rappelez-vous qu'il existe cette institution extraordinaire: la
proxénie (proxénos désigne le consul en grec moderne). Le sens ancien est tout différent: le
proxène, de Sparte à Athènes, n'est pas un Spartiate installé dans la ville d'Athènes; c'est un
Athénien qui, héréditairement, accueille les citoyens spartiates qui viennent à Athènes. Le
proxène est un hôte public; c'est un titre honorifique donné par une cité à un étranger, qui
accueille chez lui ses ressortissants. Il y a également tout le rituel -étudié par Philippe Gauthier
dans sa thèse (3) - des symbola: une pièce que l'on coupe en deux se transforme en
instrument de reconnaissance. De même, il existait entre les différentes cités qui, bien qu'elles
fussent comme des îles, devaient avoir des liens avec d'autres îles. Ceux-ci étaient formés par
les traités que l'on appelait des symbola, qui permettaient à chaque cité de protéger ses intérêts
dans la cité voisine. Une autre pratique aussi s'appelle l'asylie: l'Athénien se rendant dans une
cité avait la certitude qu'on le laisserait tranquille, et même si Athènes devait quelque chose à
cette cité, qu'il n'y serait pas arrêté mais accueilli. À Rome, contrairement à ce qui se passe en
Grèce, l'hostis est à la fois l'hôte et l'ennemi, l'étranger qu'on reçoit et celui qu'on craint. En
grec, celui qui est reçu est le xénos, et celui qui accueille est le xenodôkhos.
Quelles sont les images successives d'Athènes? Dans l'imaginaire occidental, Athènes a-t-elle
joué un rôle comparable à celui de la Jérusalem céleste?
P. V.-N.: Elle a joué un rôle fondamental, surtout à partir de Palladio. À la suite des
palladianismes successifs, il y eut ce que l'on peut appeler l'école bavaroise, Karl Friedrich
Schinkel (1781-1841) et quelques autres (4). Comme le premier roi de la Grèce indépendante,
en 1832, était un Bavarois, Othon I, toute une série de gens a fabulé, d'une certaine manière
dès les XVIIIe siècle, mais c'est au XIXe siècle que tout cela s'est développé. Il y a même eu un
projet d'installer le palais royal sur l'Acropole, dans une sorte de symbiose avec les monuments
antiques. C'est amusant de constater que deux villes ont été reconstruites sur le même modèle
néoclassique: l'une est Athènes, bien sûr - qui devint capitale en 1834 - , et l'autre est Helsinki,
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Pierre Vidal-Naquet: Paroles sur la ville
à quelques milliers de kilomètres. Mais c'est la même école qui a fonctionné et formé les
architectes allemands du XIXe siècle. Aujourd'hui, la ville d'Athènes est indiscutablement
monstrueuse, et ce néoclassicisme, que je haissais tant je le trouvais affreux lors de mes
premiers séjours, représentait au moins une école, et a de fait davantage d'allure que ces
architectures "internationales" sans qualité et sans style!
Quelles sont vos villes préférées?
P. V.-N.: Rome d'abord. Il n'y a aucune ville au monde que j'aime autant, parce qu'il y a ce
prodigieux mélange des siècles, et puis cette couleur merveilleuse. Quand je suis à Rome,
dans le quartier du Champ-de-Mars, je ne connais pas d'endroit où je me sente mieux... Il y a
d'autres belles villes, comme San Francisco que j'apprécie également, mais si j'ai à choisir, je
n'hésite pas une seconde, j'opte pour Rome!
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