Guerre du droit : Paris brûle-t-il
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Guerre du droit : Paris brûle-t-il
dossier La France dans la mondialisation Guerre du droit : Paris brûle-t-il ? L Par Bertrand du Marais Conseiller d’État détaché comme professeur de droit public à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Directeur du Master Droit de l’économie Président du Think Tank Fides (Forum sur les institutions, le droit, l’économie et la société) La vague de mondialisation actuelle n’est spontanément ni heureuse, ni sereine : elle procède en partie de la guerre économique que se livrent les grands partenaires de la France. Le droit y constitue une arme stratégique et la question – cruciale – est de savoir si Paris « place de droit » est défendue comme une place-forte ou une ville ouverte. e droit et la mondialisation entretiennent d’étroites relations, qui sont difficiles à identifier car elles sont réflexives. Il n’est pas besoin de démontrer que le droit est un puissant facteur de mondiali sation, avec la libéralisation juridique des échanges commerciaux et des capitaux, la protection des droits personnels des migrants ou la circulation des droits de propriété intellectuelle sur les œuvres de l’esprit. En sens inverse, il est évident que la mondialisation économique, mais aussi sociale et intellectuelle, formate le droit, non seulement le droit international mais aussi les droits internes. Ces phénomènes ne sont pas nouveaux – il suffit de penser à la Lex Mercatoria ou à l’expansion du Code civil au XIXe siècle. Le phénomène a cependant pris depuis la fin des années 1970 une telle ampleur, une telle rapidité, que ses changements de degré ont produit un véritable changement de paradigme. Dans cette évolution rapide, dans les mouvements qu’entretiennent mondialisation et droit, identifier les tendances profondes et séparer les réalités de ce qui relève souvent de l’argument, parfois même de l’idée reçue, est nécessaire pour en déduire la place relative du droit français, et positionner alors Paris comme « place de droit » sur la carte de la mon dialisation juridique. Le droit dans la mondialisation : où se situe Paris ? Le rôle du droit dans la mondialisation écon omique s’appréhende en général autour de deux idée principales qu’il faut soigneusement discuter : le droit déter minerait l’attractivité du territoire (ou constituerait un repoussoir) et la stan dardisation du droit serait gage d’efficacité économique. – Paris dans la concurrence juridique Ranger le droit comme un des facteurs d’attractivité du territoire revient à le 16 / octobre 2014 / n°445 considérer comme un facteur de production – ce qu’il est en partie – pour lequel les États, producteurs de ce bien, sont en concurrence. Cette analyse, développée initialement par l’économiste Charles Tiebout1 pour la fiscalité des États fédérés des États-Unis, conduit à l’idée d’une concurrence réglementaire ou juridique qui devrait inéluctablement conduire à une harmonisation juridique « par le bas ». Les États devraient s’aligner sur le « moins disant » juridique, comme l’État du Delaware pour le droit des sociétés. En réalité, les enchaînements à l’œuvre sont plus complexes. La concurrence des États par les prix – ou plutôt par les coûts générés par le droit – est compensée par une concurrence sur des facteurs non prix. À « l’effet Delaware » s’oppose « le California effect », qui voit les entreprises préférer cet État pour le label de rigueur que donne, par exemple, l’application d’un droit de l’environnement très strict. Il est certain qu’il existe une « attractivité économique du droit » mais celle-ci constitue un paramètre de second rang dans la décision des entreprises2. Pour s’implanter ou se délocaliser, elles vont d’abord considérer des facteurs comme la taille du marché ou la qualité de la main d’œuvre et s’intéresseront au droit plutôt pour arbitrer entre des pays équivalents ou pour établir certaines de leurs activités. Les juristes conseilleront alors de localiser la trésorerie au Luxembourg, les opérations de marché à Londres et les plans sociaux en France. Dans ce contexte, Paris, comme « place de droit » occupe, en particulier dans les classements internationaux, un rang moyen, toujours inférieur à sa position économique relative. Depuis une quinzaine d’années, notre pays est particulièrement critiqué pour son droit social ou sa fiscalité, hostiles à l’entreprise. Ces classements doivent être pris au sérieux, quantifiant parfois des réalités mais aussi traduisant le plus dossier souvent la perception des investisseurs, phénomène à ne surtout pas négliger. Cependant, beaucoup de ces classements sont biaisés : le célèbre indicateur de l’OCDE de « protection de l’emploi » ne protège-t-il pas d’une simple note de bas de page les tribunaux américains dans leur capacité à résoudre les conflits de droit du travail3 ? Établir une évaluation comparée de tous nos dispositifs juridiques dépasse largement le cadre de cet article – et reste d’ailleurs à faire, nous y reviendrons. Mais la place de Paris jouit d’un certain nombre d’atouts, si l’on raisonne en grande masse et en moyenne : qualité de la formation des juristes, système juridictionnel peu coûteux pour les parties et plutôt fiable, information sur les textes et les juris prudences abondamment disponible, autant de qualités qui sont au contraire les faiblesses des systèmes juridiques concurrents, notamment de Common Law. –V ers une standardisation du droit français ? La concurrence parfaite suppose des pro duits homogènes. La concurrence juridique « à la Tiebout » devrait donc s’accom pagner d’une uniformisation du droit tandis que celle-ci, selon un raisonnement d’apparent bon sens, apporterait l’effica cité. La standardisation du droit devrait en effet réduire les coûts de transaction et les incertitudes. Là aussi, il faut aller au-delà des effets favorables immédiats et des puissantes externalités positives que dégage l’usage d’une norme technique. L’utilisation de celle-ci va ainsi entraîner des coûts de transition pour les acteurs qui rejoignent tardivement le cercle des premiers utilisateurs. S’agissant du droit, qui est intrinsèquement lié à la langue et à la culture locale, l’application du standard juridique à des acteurs de plus en plus éloignés va entraîner rigidités et surtout incertitudes – sur le degré de compréhension mutuelle du droit standardisé. Enfin, celui‑ci constitue également une redoutable barrière à l’entrée pour les acteurs qui n’appartiennent pas au cercle initial des normalisateurs. Pourtant, cette tendance à la standardisa tion juridique est croissante, en particulier dans le droit des affaires et le droit financier et n’est pas seulement l’effet de la cons truction européenne. Or, la place de Paris lieu ou la référence incontournables pour n’est pas en très bonne situation sur ce faire des affaires. terrain. En effet, des pans entiers de l’activité Dans ces batailles d’images, les indicateurs économique française sont régis par des et les classements internationaux jouent standards juridiques importés, y compris un rôle privilégié : leur force d’attraction pour encadrer des opérations purement médiatique en fait de internes : la comptabilité, puissants instruments de avec les normes IFRS ; La contribution de propagande. Au-delà de le droit financier ; même chaque profession leur influence ravageuse le droit du crédit avec juridique au sur l’image d’un système l’usage des contratsjuridique, ces indicateurs types de la Loan Market rayonnement de constituent un handicap Association (LMA). En la place de Paris compétitif pour l’ensemble sens inverse, rares sont devrait être évaluée des acteurs économiques les solutions juridiques avant toute tentative car ils forment une matière proprement françaises première pour d’autres qui se soient imposées de les réformer classements, ou notations au niveau mondial dans ou scorings de crédit, de risque-pays, etc. les trois dernières décennies, à l’exception Le monde académique est alors parfois peut-être de la protection des données enrôlé pour démontrer, par ses travaux, personnelles par un régulateur indépen la scientificité de ces « benchmarks » dant du type CNIL. Au-delà du constat juridiques. En matière de standardisation des faits, il faut prendre en compte une du droit, des économistes sont ainsi souvent dynamique et surtout les arrières pensées à la manœuvre, ce qui complique une qui peuvent animer les prescripteurs de critique purement juridique, tant mesurer standards juridiques. est déjà démontrer. Les victimes de cette guerre du droit ne sont Droit et guerre économique : pas que virtuelles. Dès 2007, nous avions Paris brûle-t-il ? démontré le rôle néfaste des agences de Le droit, résultante de la mondialisation, notation, la légèreté de leurs méthodes et constitue une arme stratégique dans la leur rôle de prescripteur du droit. Il était en concurrence économique. Il y a donc effet quasiment impossible de noter un pro aussi une « guerre » du droit. Celle-ci n’est duit financier structuré en droit français. Et d’ailleurs pas seulement le fait des États la seule appartenance de l’émetteur à notre mais de grandes puissances économiques, tradition de droit civil pouvait, selon l’une comme les entreprises transnationales ou de ces agences, lui coûter un « notch », leurs associations professionnelles. soit plusieurs dizaines de points de base, voire tout simplement l’accès au marché. – Le droit, arme stratégique Dans l’objectif de configurer le théâtre – L’état de la défense de Paris d’affrontement – et donc de se constituer Dans ce conflit, les Français réagissent un avantage compétitif – ou de créer des comme à l’accoutumée, avec un mélange barrières à l’entrée, ces puissances – de courage bravache et de retraitisme – souvent anglo-américaines – déploient s’arcboutant sur la ligne Maginot de notre l’arme du droit tout d’abord en s’érigeant directement en prescripteurs, notamment 1 - Tiebout, Charles, « A pure theory of local expenditures », Journal of Political dans les enceintes d’harmonisation juridique Economy, vol. 64, 1956, p. 416-424. 2 - Du Marais, Bertrand, 2006, « Entre la Jamaïque et le Kiribati : Quelques internationale comme l’Union européenne. réflexions sur l'attractivité du Droit français dans la compétition économique Au-delà des convergences d’intérêt ou internationale » in, Conseil d’Etat, « Sécurité juridique et complexité du droit d’idéologie, l’UE est parfois très heureuse », Rapport annuel pour 2006, EDCE 57, Paris, La Documentation française, 2006, p. 377-389. de trouver une solution « sur étagère » pour 3 - Venn D., (2009), “Legislation, collective bargaining and enforcement: régler de difficiles conflits politiques entre Updating the OECD employment protection indicators”, OECD Social, Employment and Migration Working Papers, 2009, p.30: “Table 5. Process for resolving les États membres, comme en matière de non-discriminatory unfair dismissal disputes: Note: « The United States is comptabilité ou de droit financier. Plus not shown because employers in most states can legally dismiss employees without providing any reason, as long as the dismissal is not discriminatory, subtilement, l’arme du droit est déployée is not based on trade union activity or the exercise of other lawful rights (e.g. dans la guerre d’influence que les différentes whistleblowing) or is not in violation of an important public policy. »: Toute places se livrent pour s’imposer comme le la jurisprudence américaine se niche donc dans ce pudique “as long as”… / octobre 2014 / n°445 17 dossier La France dans la mondialisation Code civil ou de la doctrine du Service public, avant de tout abandonner, voire de devenir les zélotes de l’ordre nouveau. Le défaitisme, également, peut parfois se mêler de naïveté : le nouveau système, s’il nous inflige de sévères pertes, ne nous fait-il finalement pas du bien, en nous obligeant à « réformer », même si nous en mourrons ? Quant il ne s’agit pas d’un parfait cynisme : en délocalisant leurs opérations à Londres ou Wall Street, certains pensaient récupérer les miettes dorées du système dominant. Bref, comme souvent dans notre histoire, notre principal handicap, ce sont les Français eux-mêmes et leur division. Pourtant, la place de Paris, avec ses mul tiples atouts fonctionnels et des instruments juridiques parfois innovants et efficients, est attendue par de nombreux acteurs qui cherchent à échapper à l’emprise d’un seul modèle. Les juristes des pays de droit civil, non seulement en Europe ou dans les pays en voie de développement, mais aussi des Canadiens, des Australiens, regardent ainsi vers le droit français comme un contrepoids et une alternative au droit anglo-américain, et surtout aux intérêts économiques qu’il soutient. Que faire ? Sans partager le mythe gallican de la supériorité du droit civil français, plu sieurs pistes peuvent être envisagées pour simplement défendre et faire valoir 18 / octobre 2014 / n°445 nos atouts. La première obligation est de conserver une approche stratégique dans tous les débats internes relatifs au droit. À cet égard, il faut commencer par unifier nos forces et dépasser nos clivages de provinciaux : droit privé / droit public ; Conseil d’État / Cour de cassation ; Chancellerie / Bercy / Quai d’Orsay ; notaires / avocats / experts-comptables ; avocats / juristes d’entreprises ; universités / grandes écoles ; Paris intra muros / le reste du monde ; les agrégés / les praticiens ; etc. sans oublier de nombreuses autres occasions de se diviser et donc de s’affaiblir. En particulier, la contribution de chaque profession juridique au rayonnement de la place de Paris devrait être évaluée avant toute tentative de les réformer. La question de la taille critique doit être notamment soigneusement évaluée. Ensuite, l’influence du droit sur le résultat final de l’entreprise – comme vient de l’expérimenter BNP Paribas – doit également être mieux perçue au niveau des entreprises et donc faire l’objet de formations continues. Dans les entreprises françaises, le juriste est encore en effet trop rarement associé aux décisions stratégiques. Compte tenu de leurs effets, un effort par ticulier doit être porté sur les indicateurs et classements de « qualité du droit ». Une critique rigoureuse de leur méthodologie permet d’entrer en dialogue avec leurs auteurs et de faire comprendre les spécificités des droits nationaux. De même, il faut reprendre les séminaires « Measuring Law », plaçant sous observation les principales équipes internationales pro duisant de tels indicateurs. Avant qu’elle ne soit interrompue, cette démarche avait permis au « Programme sur l’attractivité économique du droit » avec peu de moyens, de nous faire gagner 16 places entre 2006 et 2007 au classement Doing Business de la Banque Mondiale sur le droit des affaires. Sur le fond, il est important de dépasser une posture exclusivement critique. Plutôt que la défense du seul droit français, voire « continental », l’objectif doit être de prôner la « jurisdiversité » par la mise en évidence, de façon rigoureuse, de ses avantages et de son efficacité pour favoriser la vie des affaires. Avec des partenaires étrangers, ceci implique de soutenir des travaux scientifiques d’évaluation éco nomique comparée des effets du droit, tels que ceux entrepris par le Think Tank Fides4. Plutôt que de s’opposer en vain à la mondialisation, une telle approche permettra, dans le domaine juridique, de l’apprivoiser. ■ 4 - http://fides.u-paris10.fr