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16 Dialogues & Débats Continuité Médiatrice Véronique Maurus D epuis que l’élection présidentielle existe, Le Monde a toujours pris position. Avec plus ou moins de vigueur, de solennité ou de réserve, selon les circonstances – et leur tempérament –, les directeurs successifs du journal ont tous tiré les leçons de la campagne dans un éditorial précédant de peu le scrutin, au premier comme au second tour. Inauguré en 1965 par Hubert BeuveMéry, l’exercice ne consiste pas à prédire ni à prescrire, mais à aider les lecteurs dans leur choix en leur faisant partager les réflexions de la rédaction, consultée à cette fin quelques jours auparavant. En quarante-deux ans, le quotidien n’a failli qu’une fois à cette tradition, pour s’en mordre aussitôt les doigts. C’était en avril 2002. La rédaction pressentant la menace que représentait Jean- Marie Le Pen, elle avait préféré se taire plutôt que de sonner l’alarme au risque de se tromper – et d’être accusée par la suite d’avoir été manipulée par le PS. « Entre mon intuition et l’image du journal, j’ai choisi la seconde », regrette aujourd’hui Jean-Marie Colombani. La leçon, tirée dès le lendemain du premier tour dans un éditorial intitulé « La blessure », fut rude. Pour conjurer le sort et renouer avec la coutume, le directeur du Monde a donc, cette année, exposé les orientations du journal dans notre édition du vendredi 20 avril. Cette clarification était très attendue. Parmi les lecteurs qui déploraient depuis trois mois notre « parti pris », qu’ils jugeaient tantôt contre Mme Royal, tantôt contre M. Bayrou, tantôt (plus rarement) contre M. Sarkozy, combien nous sommaient d’afficher notre choix ! « J’ignore quelle sera l’issue de cette élection, mais je suis triste de constater que ce journal (…) a glissé vers une information d’autant plus partisane qu’elle n’est pas assumée clairement », regrettait, entre cent autres, Suzanne Douzel (Lavaldens). Dans leur majorité, les lecteurs nous reprochaient, en effet, beaucoup plus âprement les petites iniquités ponc- tuelles (titres biaisés, photos négatives, bourdes non relevées, erreurs et omissions), que les analyses ou commentaires affichés. Tous en appelaient à une prise de position, qui pourtant, à peine venue, a provoqué un tollé. « Depuis qu’Alain Minc avait expliqué qu’il votait Sarkozy (…), chacun attendait le moment où Le Monde appellerait à voter Sarkozy, relève Gabriel Sabbagh (Paris). M. Colombani s’en est sorti admirablement : il a éliminé Bayrou sans en parler et a écrit un très long papier nous priant de voter Sarko ou Ségolène, alors que Bayrou est le seul candidat en mesure de battre Sarko au second tour. » « Ce n’est pas un appel, mais un chantage à la démocratie. Désolant », renchérit Jacques Bosser (Paris), tandis que Pierre Cassan (Paris) « tient ce texte pour une véritable insulte à l’intelligence du citoyenlecteur du Monde que je suis, et quelque chose me dit que vous allez rapidement crouler sous les réactions analogues ». De fait, beaucoup de lecteurs se déclarant, comme Benoît Vannier (Savigny-leTemple), « déçus », voire « choqués », par le contenu de l’éditorial en appellent aux mânes de nos pères fondateurs. « Qu’elle est loin la hauteur de vue d’Hubert Beuve-Méry ! », déplore Pierre Samson (Paris), tandis que Jean-Claude Giavarini (Castelmayran) ironise : « Du très beau travail qui vous éloigne de plus en plus de l’éthique d’Hubert Beuve-Méry et de Jacques Fauvet. » D’autres remettent en cause l’opportunité d’une prise de position. « Depuis 0123 Dimanche 22 - Lundi 23 avril 2007 quand Le Monde appelle-t-il à voter PS ou pour qui que ce soit ? », demande JeanPierre Lotz (Paris). « Tout le monde sait qu’il y a un monde entre Beuve-Méry et Colombani, mais quand même, nous infliger ses petites réflexions politiques à trois jours du scrutin, il fallait le faire », s’indigne Yves Le Gall (Beauchamp). « J’aimerais savoir si tous les journalistes du Monde sont d’accord avec M. Colombani pour afficher ses préférences aux présidentielles », interroge Eugénie Poret (courriel). Il n’appartient pas à la médiatrice de se prononcer sur la ligne éditoriale du journal. Mais force est de constater que les lecteurs ont la mémoire bien courte ! Il suffit pour s’en persuader de compulser la collection des numéros précédant les sept élections présidentielles, depuis 1965 jusqu’à aujourd’hui. Ce travail ingrat mais passionnant a été fait par Béatrice Gurrey, vice-présidente de la société des rédacteurs, afin de préparer le comité de rédaction consacré, le 3 avril, à la prise de position du journal – sans être le résultat d’un vote formel, l’éditorial reflète en effet les directions exprimées par les journalistes lors de ce comité. Q ue diraient aujourd’hui nos lecteurs si Le Monde écrivait, comme Hubert Beuve-Méry, en décembre 1965 : « Un tête-à-tête trop exclusif d’un peuple et de son chef ne relève-t-il pas, quoi qu’on en ait, du fameux principe “Ein Volk, ein Führer”, qui est celui du totalitarisme nationalis- te ? Que Charles de Gaulle ait toujours su en limiter les effets et en ait souvent usé pour le bien n’enlève rien à sa nocivité essentielle. » Après avoir, dans deux éditoriaux successifs avant le premier tour, conseillé aux lecteurs d’éviter le plébiscite, sans se laisser prendre à la fausse alternative « moi ou le désastre », notre fondateur plaidait ainsi pour l’alternance : « Un jour, de Gaulle disparaîtra (…). L’échéance étant inéluctable, est-il urgent d’attendre ? » On ne saurait être plus clair. De même son successeur, Jacques Fauvet, indécis en 1969, ne prendra-t-il guère de gants en 1974 pour soutenir « le parti du mouvement » (la gauche), qui « peut être le moindre risque », et encore moins en 1981, pour appeler de ses vœux l’alternance : « La relève est prête. Faut-il attendre ? » Sept ans plus tard, les espoirs mis en la gauche ont beaucoup tiédi et c’est avec une grande prudence qu’André Fontaine, en 1988, constate que Jacques Chirac « rassemble peu », à l’inverse de François Mitterrand. Même modération, en 1995, pour soutenir Lionel Jospin dès le premier tour, sous la plume de Jean-Marie Colombani. Ce bref historique montre que, loin de se radicaliser, Le Monde, en réalité, n’a cessé depuis vingt-cinq ans de modérer ses élans. Quitte à monter vigoureusement au créneau chaque fois que l’extrême droite menace, comme au second tour en 2002. C’est là, sans doute, la marque la plus évidente de la continuité. a Cho Seung-hui, ou l’écriture du cauchemar Avant de mettre en scène et de perpétrer la tuerie du campus de Virginia Tech, le jeune homme avait écrit de brèves pièces de théâtre qui exprimaient sa rage sans fond. Littérature ou psychopathologie ? L’auteur des « Bienveillantes » s’interroge Jonathan Littell Ecrivain franco-américain. Prix Goncourt et Grand Prix de l’Académie française 2006 il aurait décidé de péter un plomb. » Il y aurait beaucoup à dire sur la vision du monde véhiculée par ce mot : « décidé ». Il n’y a pas que les étudiants pour avoir été effrayés par les textes de Cho Seunghui : sa professeure d’écriture, poète connue, « intimidée » par ses poèmes « obscènes et violents » et ses manières, l’a renvoyé de sa classe ; la directrice du département d’anglais de l’université, à la lecture de ses pièces, en fut tellement bouleversée qu’elle les signala à ses supérieurs et à la police, qui répondirent, à son désespoir, qu’ils « ne pouvaient rien faire ». Or Cho Seung-hui, avec ses moyens insignifiants, malhabiles, disait beaucoup en ces quelques pages : la terreur abjecte de l’adolescent aux contours flous, terreur qui assaille le corps de toute part, qui revient comme merde, vieillesse, obésité, et hantise de la sodomie, qui est figurée sous la forme de la bouffe qui étouffe (enfoncée dans la bouche du beau-père haï, une barre de céréales à la banane, belle métonymie), de l’interdit opposé au jeu (trois fugueurs, mineurs, se retrouvent dans un casino d’où ils seront expulsés après avoir gagné), d’une mère passive et violée, de l’angoisse de l’inceste (clairement présenté ici comme le fantasme ravageur de l’adolescent, qui cherche par tous les moyens à provoquer le geste meurtrier qui le tuera). C’est déjà beaucoup, même si c’est peu sous un autre rapport, et même si cela relève tout autant de la psychopathologie que de la littérature : cela commence à parler, chose précisément que Cho Seung-hui ne savait pas faire (« Il ne répondait que par un mot », « Il n’essayait jamais d’avoir une conversation », « Je ne pense pas avoir jamais entendu sa voix »). Et pourtant personne, ni ses camarades, ni ses professeurs, n’accepte de voir ici des textes : pour eux, il n’y a que menace, un cri à la limite de l’inarticulé. Passage à l’acte Ils le disent explicitement : dès qu’on l’a lu, on a su (soupçonné) que c’était un tueur (potentiel) ; il ne vient à l’esprit de personne que c’est peut-être devenu un tueur parce que personne n’a su le lire. Nous ne pouvons pas spéculer, avec si peu d’éléments, sur ce qui habitait Cho Seung-hui, sur ce qui est venu faire écran entre le monde et lui. Mais ce fait me semble important : avant d’acheter Cho Seung-hui tel qu’il s’était lui-même filmé avant la tuerie du 18 avril. AFP PHOTO/NBC NEWS des armes, Cho Seung-hui a tenté d’écrire, de mettre en scène, devant ses pairs, des éléments de son désarroi. On a jugé, on juge toujours, que cette tentative relevait davantage de la psychiatrie, voire de la police, que de la littérature – qui pourtant, depuis qu’elle est, LES RÉDACTIONS D’EUROPE 1 ET DE PARIS MATCH S’ASSOCIENT pour vous présenter l’émission “Spéciale Présidentielle 2007” ne fait que dire ce qui ne peut être dit autrement. Ce n’est que quand elle lui a été refusée (s’est refusée à lui, aussi ; et lui-même s’est laissé opposer ce refus) qu’il est passé à l’acte. Et lorsqu’il s’est mis à tuer, c’est en silence qu’il l’a fait. a RIO GRANDE A vant de froidement abattre 32 personnes et de retourner son arme contre son visage, Cho Seunghui, le tueur de Virginia Tech, écrivait, apprendon, des pièces de théâtre ; grâce à l’obligeance d’un de ses anciens condisciples, deux d’entre elles sont aujourd’hui disponibles sur Internet. A leur lecture, nul ne pourra dire que Cho Seung-hui avait du talent ; pourtant, ces brèves pièces, maladroites et juvéniles, bien mieux que de nombreuses œuvres publiées, nous disent crûment la vérité d’une rage sans fond ; et si nous voulons bien faire nôtre la définition de la littérature que nous propose Georges Bataille, celle de textes auxquels « sensiblement leur auteur a été contraint », alors, d’une certaine manière, nous devons reconnaître qu’il y a ici littérature, une forme de littérature : quelque chose qui se dit. Ce qui me frappe, ce sont les réactions immédiates de ses camarades de classe ; l’un d’eux écrit sur la Toile que ses pièces « paraissaient sorties d’un cauchemar », et qu’à leur lecture, les étudiants se demandaient entre eux s’il allait devenir un autre « tueur d’école » (« a school killer »). « Lorsque les étudiants ont critiqué sa pièce en classe, nous avons choisi nos mots avec soin au cas où Soirée Spéciale PRÉSIDENTIELLE RENDEZ-VOUS SUR EUROPE 1 DÈS 19 H DIMANCHE 22 AVRIL 2007 Vous aussi, prenez la parole sur www.europe1.fr © PHOTOS F. BAYROU : DR - O. BESANCENOT : PHOTOTHÈQUE ROUGE / LCR - J. BOVÉ : DESFILKESJM - MG. BUFFET : FRANÇOIS LAFITE - A. LAGUILLER : DR - JM. LE PEN : FRONT NATIONAL - F. NIHOUS : DR - S. ROYAL : PARTI SOCIALISTE - N. SARKOZY : MARCO PIRRONE - G. SCHIVARDI : DR - P. DE VILLIERS : DR - D. VOYNET : YANN ARTHUS-BERTRAND