Person Finder, l`expression philanthropique du confort
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Person Finder, l`expression philanthropique du confort
Il aurait presque pu passer inaperçu tant, lorsqu’il s’agit de drames conséquents et aptes à toucher le cœur des émotions de chaque être humain, la parole des médias est unanime et sans recul, mais le terrible séisme au Népal du 25 avril a mobilisé des énergies et des dispositifs dont nous ignorons habituellement l’existence. C’est ainsi que la Croix rouge a activé dès les premières heures de la catastrophe son réseau de recherche de disparus Family link [1]. Le principe est simple, si l’un de vos proches est porté disparu, vous entrez son nom sur le site dédié et si la personne a été recensée par les équipes sur place, vous êtes mis en relation avec les membres de la Croix rouge locale, et le cas échéant avec la personne retrouvée. Dans le même temps Google a activé lui aussi son service de recherche de personnes Person Finder. Le principe est le même sauf que le dispositif ne bénéficie pas du relais humain d’équipes sur le terrain qui prennent individuellement votre requête en charge. Person Finder est une application qui dépend de l’équipe Google crisis response au sein de Google.org, la branche spécialisée dans l’humanitaire et les œuvres caritatives du géant du web. L’application a été créée lors du séisme à Haïti et a, depuis, été plusieurs fois relancée (tsunami au Japon en 2011, séisme au Chili en 2010, séisme et inondations de Christchurch en 2011, cyclone Yolanda en 2013…). Il s’agit d’un service très simple d’utilisation : on peut soit entrer des informations sur une personne que l’on connaît et qui est susceptible de se trouver sur les lieux du sinistre, soit rechercher quelqu’un dans la base de données. Ces informations peuvent comprendre le nom de la personne, ses caractéristiques physiques, son adresse et la source de la personne qui a posté ces informations. Cette initiative a été majoritairement saluée et est régulièrement relayée par tous les médias lorsqu’une catastrophe humanitaire survient. L’envergure de tels chocs et l’émotion provoquée par la mort de milliers de personnes pourraient presque nous abstenir de remettre en cause une si louable initiative. L’efficacité et l’indéniable aspect pratique et bienveillant d’un tel service ne sont pas à nier. Mais il s’agit de la remettre en perspective et de questionner les mécanismes à l’œuvre derrière cette application de Google. « Faire le bien » Google est une entreprise américaine fondée en 1998 dont le chiffre d’affaires s’élève annuellement à plus de 12 milliards de dollars[2]. Elle fonctionne principalement autour de son redoutable moteur de recherche dont l’efficacité n’est plus à prouver. L’ingéniosité et la perspicacité des chercheurs de Google leur ont permis de mettre au point un système de financement par la publicité très rentable puisque 92 % de ses revenus lui sont assurés par la publicité. Mais Google entend clairement dépasser le simple rang d’entrepreneur − certes très renommé − du web pour s’accomplir comme un dispensateur de services multiples visant l’amélioration constante du bien-être et du bonheur des gens. C’est ainsi que, dès ses premiers développements importants, l’entreprise a voulu orienter son action dans une perspective mondiale visant au bien de l’humanité. Dans son fameux discours aux investisseurs de 2004, Larry Page, cofondateur de Google définit le credo de l’entreprise : « Ne faites pas le mal. Par cette phrase qui est notre devise, nous avons tenté de définir précisément ce qu’être une force bénéfique signifie − toujours faire la chose correcte, éthique. » Et de reprendre dans sa lettre aux actionnaires : « Nous sommes fiers des produits que nous avons conçus et nous espérons que ceux que nous créerons dans le futur auront un impact encore plus positif sur le monde. » Plus récemment dans le Financial Time, Larry Page a changé la devise informelle de l’entreprise qui est désormais : « faire de la Terre un endroit meilleur ». En insistant sur les ambitions de l’entreprise guidées par cette volonté de : « résoudre un certain nombre de problèmes que nous avons, nous les humains[3]. » … toute l’information disponible… Cette volonté de faire le bien de l’humanité passe par un désir tout aussi grandiloquent mais non moins réel de recenser « toute l’information disponible ». Larry Page explique : « Le web est comparable à un super-bibliothécaire. Imaginez un bibliothécaire qui dispose de toute la connaissance de Google et qui puisse toutefois répondre de manière instantanée. Cela changerait réellement le monde [4]. » C’est ainsi que Google s’est lancé, dès 2004, dans la numérisation de « tous les livres du monde » dans l’optique de mettre en ligne une bibliothèque mondiale. Au-delà de cette entreprise pharaonique − et juridiquement périlleuse − Google dispose réellement de ressources et de structures qui étendent sa connaissance du monde et celle de ses utilisateurs. Google Earth, Google Map, YouTube, pour ne citer que les plus connus. Et gmail, son service de messagerie, dans le viseur de plusieurs juridictions à cause de sa politique de conservation des données. « Nous accumulons des données personnelles parce que si nous vous connaissons, nous vous apporterons de meilleurs résultats de recherche. Nous voulons personnaliser nos réponses, être plus proches de vos besoins », affirme Marissa Mayer, vice-présidente du département des produits de recherche chez Google en 2003. « Nous ne pouvons améliorer notre outil que si vous renoncez à une partie de votre vie privée. » Depuis, Google a été forcé de permettre une moins grande conservation de données personnelles à ses utilisateurs mais la perspective est claire : faire de « l’information » le fer de lance d’un développement individuel et collectif vers le confort et la praticité. Attention, si Google dispose d’outils permettant une meilleure connaissance du monde (Google Earth, Google Map, numérisation de milliers de livres…), Google n’est pas pingre. Chaque fois que l’entreprise peut mettre gratuitement son savoir et ses infrastructures au service des autres, il le fait. C’est même le sens de sa démarche. Rendre accessible le plus d’informations, le plus rapidement possible. Google n’est pas un monstre tentaculaire qui voudrait avoir la mainmise sur les esprits humains et développerait en cachette des technologies visant à pénétrer au plus profond l’intimité des gens pour les manipuler ou les contrôler. Rien n’est secret, Google veut simplement « le bien de l’humanité et la mise en libre accès de toute l’information possible. Google n’est pas Big Brother. Car Google n’est pas fourbe ou malveillant. En cela nous pensons qu’il est l’expression paroxystique d’une tendance de nos sociétés contemporaines : il veut être l’outil ultime du bien-être, du bonheur et du confort. Dans cet horizon, « l’information » constitue son expression et sa marche à suivre. Le confort, le plus calme des monstres calmes Il est très difficile de définir « l’esprit d’une époque », de trouver en chaque individu des penchants profonds, des désirs récurrents et moteurs qui dépassent sa singularité et œuvrent au sein d’un horizon général de significations, de pulsions, d’affects en s’appuyant sur un imaginaire jamais totalement conscient de lui-même. Cependant nous affirmons que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la tendance initiée par la révolution industrielle a trouvé son plein essor avec l’aspiration à la paix que la fin du terrible conflit mondial rendait à la fois nécessaire et possible. Cette tendance est celle du confort. Nous entendons par là non seulement le confort matériel qui, à beaucoup d’égards, est à la fois le but et l’environnement des individus contemporains ; ceux-là même qui en sont loin le désirent et souvent peuvent le voir ou l’entrevoir par le formidable rétrécissement de notre monde permis par l’essor exponentiel des médias. Mais le confort est aussi une croyance psychologique dans l’épanouissement humain par le bien-être et la tranquillité. C’est une orientation que l’on retrouve dans la pacification générale de nos relations et de nos aspirations. C’est un renversement d’une pulsion de maîtrise et de puissance vers le dressage de nos âmes et de nos corps (atténuer nos passions, vouloir souffrir le minimum, avoir peur de ce qui nous blesse, trouver l’équilibre, la santé et le bien-être, prolonger notre existence…) et le domptage général et méticuleux de la nature. La technologie tend à favoriser cette propension hégémonique du confort total. Revenons à Google, à ses « informations » et à la bienveillance de son dispositif numérique Person Finder. Il est pour nous impossible de considérer un tel outil en deçà de l’architecture philosophique et économique du Groupe Google. Le logos − à la fois son discours, son esprit et les moyens dont il dispose et dont il pourra disposer [5] − de l’entreprise est clair : il s’agit de donner tous les outils numériques possibles aux hommes pour qu’ils n’aient pas à souffrir ou à éprouver des difficultés dans leur existence. Cela se voit à l’échelle du moteur de recherche. Les publicités ne sont pas invasives. Elles sont très souvent pertinentes et correspondent à plus de 70 % du temps aux recherches effectuées. Mais elles sont présentes. Elles font partie de l’univers du web et du monde de Google. Où tout devient plus pratique. Plus rapide. L’information, ce sont ces données que la technologie permet de stocker, de répertorier, d’inventorier, de mettre en relation très vite et selon des algorithmes capables de liens très intelligents et efficients. C’est l’outil du monde de Google. Et c’est devenu une des manières que nous avons de saisir le monde. L’actualité doit toujours être brûlante. Instantanée. Le réchauffé et l’analyse ont peu de place car ils ne constituent pas ces points géométrisables permettant d’acquérir du savoir. De connaître un sujet. Si bien sûr Google y trouve une expression matérielle naturelle dans le brassage de données informatiques, il y trouve aussi la matière plus abstraite de son discours. Et de ses innovations. L’information est le parfait corollaire du confort qui y trouve une béquille à sa mesure. Je peux savoir. Je peux quantifier. Je peux mesurer mon plaisir et ma peine et les peser. Tout cela excède un simple dispositif comme Person Finder. Mais tout cela s’y reflète. Des échelles sans barreaux… Il n’y a pas de différence essentielle aux diverses échelles de ces dispositifs technologiques basés sur l’importance centrale de l’information : tout baigne dans l’idée que plus on sait de choses, plus la connaissance de notre univers proche ou lointain est élargie, plus nous sommes en mesure d’agir. L’imprévisible, le faux pas, l’improbable, la surprise… sont des qualités que refuse le confort moderne. Ou plutôt qu’il a absorbées au rang de slogan marketing « laissez-vous surprendre », « partez à l’aventure », « soyez unique », « ne suivez pas les clous »… Et un attirail numérique tel que celui dont dispose Google (et celui auquel il aspire) ne va pas dans le sens d’un despote superpuissant qui nous regarderait d’en haut. Qui fournirait des informations au service d’une dictature mondiale. Mais dans le sens d’une démocratique connaissance du monde et des individus qui nous poussent à vouloir … confortablement. Le fait de pouvoir retrouver des personnes (et donc la possibilité pour celui qui donne ces informations de mettre en ligne des données intimes sur un proche ou sur n’importe qui) est un bienfait qui peut se considérer comme tel si nous restons dans une analyse purement factuelle de ses incroyables potentialités. Mais, essayons de pousser le problème sur un terrain symbolique, moral ou même simplement un peu plus général. Donner des informations sur quelqu’un constitue-t-il une position indiscutable même dans un moment de péril et de danger telle une catastrophe naturelle ? En fait, on ne laisse même pas la possibilité de nous poser la question. On se projette tout de suite dans la peau de quelqu’un qui a perdu un proche et on efface subtilement la question de notre esprit. La possibilité qu’une personne ne veuille pas être retrouvée semble tellement grotesque qu’elle est escamotée. Pourquoi une catastrophe naturelle abolirait-elle ma possibilité de désirer rester anonyme ? De rester sans nouvelle ? Ces postures sont incongrues parce qu’elles prennent le contre-pied d’une position qui semble acquise. Au-delà de cela, poser la question des dangers d’un tel dispositif peut paraître obscène, indécent lorsque l’on voit « le bien » qu’il peut apporter. Et ce bien si évident, si émotionnellement reconnaissable, identifiable masque la portée de la question sur un autre terrain. Le bien-être et le besoin d’informations ne permettent pas qu’on puisse s’ouvrir à certains doutes, à certaines interrogations. La force singulière de notre époque dans sa tendance globale au confort et au pratique tient aussi de l’avalement progressif des symboles et de ses impacts. Person Finder n’est un outil dangereux que pour celui qui doute de la marche positive d’un progrès qui nous permet de faire de plus en plus de choses (en apparence) et de vivre mieux. Et on lui opposera facilement que ses larmoiements philosophiques ne sont rien face à la joie de retrouver un proche disparu dans une catastrophe ou au soulagement de voir le gosse qui mange à sa faim et on lui dira : « mais si c’était toi tu serais bien content d’avoir cette aide à disposition ». Il n’y a guère de place pour ce qui excède le factuel, l’émotionnel et l’apparence évidente d’un bonheur et d’un soulagement face à la souffrance, la peur, la mort, la misère… Les changements d’échelle pourtant quasi illimités grâce à la technologie s’abîment lorsqu’il s’agit de déplacer cette croyance si bien ancrée que « ne pas souffrir » et « vivre mieux » est un bien absolu que l’on doit accepter. Il est d’autres biens qui face à celui-ci paraissent dérisoires. Google Earth nous offre une image pétillante et touchante de ces ornières désirées. Il s’agit d’un formidable outil de compréhension géographique et de connaissance du monde qui s’adresse à n’importe qui disposant d’un ordinateur. Il permet à certains individus de voir et d’accéder pour un instant à des endroits du monde qu’ils n’auront jamais la chance de découvrir. Qu’ils n’auraient jamais connus sans cela. Ils peuvent même se représenter la vie et la culture de certaines sociétés grâce aux innombrables prises de vue dans des milliers de villes du globe. Pourtant, cette recension absolue et égalitaire du monde signe symboliquement la fin d’un inconnu géographique. La fin des fantasmes et des rêves d’îles désertes, exotiques, dangereuses, recelant des mystères que notre imagination pouvait inventer à sa guise puisqu’elle disposait de peu d’images qui pouvaient la contraindre. Pour peu que nous en ayons les moyens, nous pouvons prendre l’avion et atteindre réellement ces lieux en quelques heures. Nous sommes forts de notre connaissance. De notre bien-être. De nos découvertes qui nous ouvrent l’esprit et peut-être, au moins espérons-le, nous font acquérir une certaine tolérance. Mais derrière cette puissance symbolique et réelle, gardons un œil toujours ouvert sur cette quête de confort pouvant aplanir lentement et sûrement nos aspirations et nos perceptions Et ne nous enchantons pas trop vite devant des biens qui semblent évidents. [1] Ce dispositif fait partie d’un programme de la Croix rouge sur la restauration des liens familiaux et son application numérique s’est développée au départ pour permettre de retrouver des migrants disparus pendant la traversée de la Méditerranée. [2] 66 milliards de dollars en 2014, 59,8 milliards en 2013, 50,1 milliards en 2012. [3] Interview de Larry Page dans le Financial Time, 31 octobre 2014. [4] Interview à Business Week, en mars 2004. [5] Nous traduisons souvent logos par discours pour exprimer à la fois le discours − la parole elle- même, mais aussi l’horizon de ce discour, l’auditoire, le but, la méthode − et ses possibles qu’offre le langage. Avec ces mots et cet attirail linguistique et spirituel à disposition, je pose les conditions d’un possible qui peut déjà se dévoiler en partie.