L`islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
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L`islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
politique étrangère 1:2005 L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? Par Malika Zeghal Malika Zeghal, chercheuse en science politique, travaille sur les rapports entre religion et pouvoir dans le monde musulman et dans les diasporas musulmanes en Europe et aux États-Unis. Elle enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales et à l’Université de Chicago. politique étrangère 1:2005 DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs Zeghal, Malika, « L’Islam aux Etats-Unis : une nouvelle religion publique ? », Politique Etrangère, no 1, 2005, pp. 49-59. compte aujourd’hui selon les estimations entre 2 et 6 millions de croyants, commence lui aussi à devenir, aux États-Unis, une religion « publique » : ce début de transformation s’explique largement par des déterminants de politique extérieure, et prend de ce fait des formes particulières. L’institutionnalisation de l’islam aux États-Unis depuis les années 1960 La grande masse des immigrants musulmans arrive aux États-Unis après l’annulation des quotas à l’immigration au milieu des années 19603. De jeunes musulmans, venus se former au métier d’ingénieur ou de médecin, en général aux professions techniques, étudient dans les grandes universités américaines, en quête d’un avenir meilleur et/ou pour échapper à des situations politiques difficiles dans leur pays. À leur arrivée, ils décident d’organiser sur les campus leurs pratiques religieuses collectives, et la représentation qu’ils peuvent donner de l’islam à la société américaine. La communauté musulmane issue de l’immigration aux États-Unis s’intègre désormais pleinement dans le processus de déprivatisation du religieux. Le 11 septembre la fait sortir des « enclaves » constituées dans les années 1960 pour sauvegarder une identité, afin de devenir un acteur du débat public. La contradiction demeure pourtant entre l’islam inséré dans le jeu multireligieux américain, et l’islam dénoncé et combattu par la politique étrangère américaine. politique étrangère L’Association des étudiants musulmans (Muslim Students Association ou MSA) naît en 1963. Une grande partie de ses membres a vécu en Inde, au Pakistan et au Moyen-Orient. Ils ont milité dans les rangs du Jamaat-i-islami et ont été influencés par les écrits de Maududi4, ou se sont frottés aux Frères musulmans dans le monde arabe5. Leur but est d’œuvrer à une « renaissance » islamique, et L’islam représenté par la MSA de travailler à l’édification d’un État islamique est conservateur dans dans leur pays d’origine. Dans les deux ses valeurs morales, et premières décennies de la MSA, l’horizon d’attente n’est pas l’Amérique, qui intéresse révolutionnaire en politique peu ces jeunes étudiants tournés essentiellement vers le monde musulman et ses problèmes politiques. Mais il leur faut pourtant organiser localement leurs pratiques religieuses, et diffuser leurs idées. Les associations locales de la MSA sont lancées dans les années 1960 sur les grands campus6, et l’association grandit rapidement, organisant les prières du vendredi, la célébration des fêtes religieuses et la publication d’opuscules sur l’islam. L’islam qu’elle L’Amérique, multiculturelle, terre d’immigration, est restée principalement judéo-chrétienne jusqu’aux années 19601. Aujourd’hui, son paysage religieux est marqué par une diversité extraordinaire2. Cette dernière, produit des migrations humaines et de la circulation des idées et des pratiques, est devenue d’autant plus visible que, depuis les années 1980, on assiste à un processus de déprivatisation du religieux : la religion, dans sa diversité, est donnée à voir, jusque dans sa présence politique. L’intégration de la nouvelle droite chrétienne jusqu’aux sommets de l’État américain, l’opposition de certaines églises aux guerres, les prises de position de figures ou d’organisations religieuses sur l’avortement – ou sur les problèmes du genre, de la parenté ou de la reproduction en général – constituent des exemples de cette déprivatisation et du développement de religions « publiques ». L’islam, qui 1. W. Herberg, Protestant, Catholic, Jew, An Essay in American Religious Sociology, New York, Doubleday, 1955. 2. D. Eck, A New Religious America, New York, Harper, 2001 ; B. Lawrence, New Faiths Old Fears, Muslims and other Asian Immigrants in the American Religious Life, New York, Columbia University Press, 2002. 49 50 3. Avec l’Immigration Act de 1965, les quotas à l’immigration disparaissent. Les nouveaux critères mis en place par la loi permettent l’immigration d’élites intellectuelles et professionnelles. Selon Haddad et Lummis, la loi de 1965 marque le début de la 5e vague de migration musulmane, la plus massive, essentiellement issue du Moyen-Orient et du continent indien. Voir le travail pionnier de Y. Haddad et A. Lummis, Islamic Values in the United States : A Comparative Study, New York, Oxford University Press, 1983. 4. Fondateur du parti fondamentaliste Jamaat-I-islami qui prône l'islamisation de l'État (NDLR). 5. S.A. Johnson, « The Muslims of Indianapolis », in Y. Haddad et J. Smith, Muslim Communities in North America, New York, State University of New York, 1994. 6. Entretiens effectués entre 2001 et 2003 avec certains des fondateurs et membres de la MSA et de l’ISNA. représente est conservateur dans ses valeurs morales, et révolutionnaire en politique. Si les valeurs morales sont mises en œuvre directement sur le terreau américain, les idées politiques concernent, elles, la terre d’origine. Les grandes devises de l’islam politique font le lien entre ces deux points d’ancrage. L’islam est un deen, c’est-à-dire une religion totalisante : religion universelle, fondement parfait d’un mode d’organisation sociale, économique et politique. politique étrangère 1:2005 DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? La culture des enclaves Contrairement aux mosquées noires américaines, les mosquées suburbaines des migrants se focalisent sur la défense de la communauté, sa stabilisation, et évitent les questions qui pourraient la perturber, alors qu’elle connaît une mobilité sociale ascendante, et se trouve déstabilisée, depuis les années 1990, par la perception de l’islam comme « une religion à problème » ou une « religion de violence ». L’attention des communautés musulmanes s’attache surtout aux groupes de pression politique qui, depuis le 11 septembre, se chargent de la défense de leurs droits civils. Les mosquées de l’espace urbain se répartissent ainsi entre mosquées plus pauvres, proches des centres villes dépourvus de grandes mosquées « cathédrales » visibles10, et mosquées plus riches dans les banlieues excentrées, qui constituent le centre d’enclaves définies religieusement et ethniquement par des classes moyennes musulmanes à la recherche de la reconnaissance de l’Amérique. Il s’agit donc bien alors d’insister sur la pratique quotidienne de l’islam, qui définit un véritable way of life. Il n’est pas question d’islamiser l’Amérique, ou l’État américain. Le rapide renouvellement de ses membres, qui entrent sur le marché du travail, fait bientôt évoluer l’association étudiante au-delà de sa posture originelle. Insérés dans l’Amérique professionnelle, ses membres fondent des familles, et stabilisent de ce fait même l’existence d’une population musulmane aux États-Unis. En 1983, la MSA, consciente de s’être développée au-delà même de ses premiers objectifs, crée la Société islamique d’Amérique du Nord (Islamic Society of North America ou ISNA) pour répondre à de nouveaux besoins de représentation et d’organisation de la communauté musulmane7. Il s’agit d’« encourager l’unité et la fraternité parmi les musulmans, d’élever leur conscience islamique, de commander le bien et pourchasser le mal »8, dans le cadre d’une idéologie conservatrice fondée sur l’islam qui doit beaucoup aux idées des Frères musulmans. Ces enclaves permettent de vivre la « religion entre soi », notamment pour ceux qui y vivent et y travaillent – par exemple dans l’école islamique ou à la mosquée –, et peuvent expérimenter la religion en continu, 24 heures sur 24. L’enclave constitue un espace de sociabilité, et de pratiques collectives assez homogènes religieusement et ethniquement. Elle revivifie l’héritage, et réaffirme les liens avec les origines. On peut comparer la culture de ces enclaves musulmanes à celle que développèrent les catholiques américains, jouant en ce sens le rôle de précurseurs. Ces derniers, dans une nation liée au protestantisme qui reconnaissait parfois difficilement les catholiques comme chrétiens, avaient ainsi créé, autour d’églises définies par l’ethnie et la langue, une sous-culture catholique prégnante du berceau à la tombe, qui tentait de répondre à la peur obsédante de l’Église de perdre ses migrants. Les enclaves musulmanes font donc émerger une « culture paroissiale », sans lien avec une quelconque autorité institutionnelle supérieure et commune à toutes, et où, comme dans le cas européen, l’imam et le directeur de la mosquée deviennent des figures essentielles, notamment si on compare leur rôle à celui que tient traditionnellement l’imam de mosquée dans les pays d’Islam. L’imam, mais aussi le comité de mosquée, qui l’a souvent élu, impriment leur marque sur la culture religieuse et politique de l’enclave. Ils définissent ce qui la sépare du reste de la société comme ce qui la relie à elle. L’ISNA est établie d’emblée comme organisation religieuse activiste, qui transforme progressivement l’indifférence (souvent mêlée d’un regard craintif et très critique) de la première génération de la MSA pour le terreau américain en un engagement dans l’entreprise de da’wa ou de prosélytisme à l’égard de musulmans jugés assimilés et oublieux de leur religion, ainsi que des non musulmans9. Il faut donc faire masse autour d’une communauté homogène définie par son appartenance à l’islam et une pratique intense, qui stabilisera et reproduira le groupe en transmettant les valeurs religieuses à la jeune génération. Les mosquées américaines, construites notamment à partir des années 1970, commencent à s’affilier à l’ISNA, qui gagne en prépondérance et en centralité. 7. Sur les développements de la MSA et de l’ISNA, voir S. Nyang, « Islam in America : a Historical Perspective », American Muslim Quarterly, vol. 2, n° 1, p. 7-38 ; J. Smith, Islam in America, New York, Columbia University Press, 1999, p. 167-171 ; A. Saeed, « The American Muslim paradox, » in Y. Haddad and J.I. Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, Walnut Creek (CA), Altamira Press, 2002. 8. « Al amr bi-l ma`rûf wan-nahy `an al-munkar » (« la commanderie du bien et le pourchas du mal ») était devenu la devise des activistes islamistes au Moyen-Orient à partir des années 1970. 9. L. Poston, Islamic Da`wah in the West, New York, Oxford University Press, 1992. 51 52 10. À l’exception notable de la grande mosquée de Washington, qui accueille une grande partie de la communauté musulmane officiant dans les diverses professions diplomatiques. Dans le même temps, la prétention globalisante et universelle fait aussi partie du message. Cette vocation universelle s’exprime d’abord par les liens noués avec les pays ou régions d’origine, et une sorte de nationalisme à distance. Elle se manifeste aussi, et de plus en plus, dans des tentatives de branchement sur la société américaine : la mosquée fonctionne bien comme un espace d’intégration à la vie politique et religieuse américaine. Si l’on continue de refuser ce que l’on perçoit comme la morale « a-religieuse » d’une partie de l’Amérique, il devient nécessaire de participer politiquement et de faire entendre sa voix. C’est d’ailleurs dans les mosquées que les représentants des partis présentent leur programme aux électeurs potentiels. Espace de mobilisation et de reconnaissance mutuelle, la coalition interreligieuse, notamment avec les Églises, permet aussi de faire le lien avec la sphère publique américaine. politique étrangère 1:2005 DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? la Participations politiques et interreligieuses : un désenclavement partiel ? Le mode de vie « islamique » inscrit dans les enclaves, il a donc fallu, à partir des années 1980 et pour une grande partie des musulmans activistes, créer un lien avec la société américaine, en particulier à travers la participation à la vie politique. Si la société américaine demeure « immorale »11, si les enfants doivent en être protégés par les enclaves et les écoles islamiques – ou, le cas échéant, catholiques ou juives –, la politique n’en est pas moins un espace privilégié, où se crée un lien avec la société et la culture environnantes. Comme les musulmans noirs américains avant eux, les migrants musulmans passent donc d’une idéologie séparatiste à une perspective participative. Dans les années 1980, l’établissement de l’ISNA (1983), et la construction de nouvelles mosquées et écoles islamiques accélèrent ce double processus d’enclavement et de création de nouveaux canaux de communication avec la société américaine. Si l’on peut dater le revirement de la grande Convention de l’ISNA en 1986, il est le fruit d’années de débats. Le travail d’enracinement de l’islam prend un sens plus participatif à partir des années 1990, au moment où, paradoxalement, il commence à revêtir une charge de plus en plus négative due aux questions de politique étrangère. En réponse à l’effort de participation politique, l’État américain a répondu, dès les années 1990, par des signaux importants symboliquement mais superficiels dans leurs effets politiques en direction de la communauté musulmane américaine. Les élites signalent ainsi a minima qu’elles perçoivent la présence de l’islam dans le paysage religieux américain. Les organisations politiques représentant les musulmans américains sont créées et établies en dehors des mosquées à partir des années 1990. Séparées de la vie rituelle des mosquées, selon les normes constitutionnelles, elles entendent se constituer en groupes de pression sur le 53 11. Ihsan Abdul-Wajid, The Mosque in America, New York, CAIR, 2001. modèle des grandes organisations juives, et en organisations de défense des droits civils sur le modèle noir-américain. Mais leur base financière reste très faible, et seules deux d’entre elles ont aujourd’hui leur siège à Washington12. Elles naissent d’abord de manière locale, sont souvent reliées à un groupe ethnique particulier13, et s’organisent à des niveaux très différents, qui vont de la mobilisation Depuis le 11 septembre, des électeurs et des candidats politiques, à la défense des droits civils est défense des droits civils et religieux des particulièrement importante musulmans aux États-Unis, ou se concentrent sur des questions de politique étrangère. Très souvent, l’accent sur l’un de ces niveaux est déterminé par l’environnement politique. Depuis le 11 septembre 2001, la défense des droits civils est, par exemple, particulièrement importante. Ce début d’organisation politique coïncide avec un moment où les politiques commencent à courtiser les électeurs musulmans. La communauté musulmane reste, dans les années 1990, divisée entre les deux partis démocrate et républicain. Attirée par l’attention portée aux minorités par les démocrates, elle converge aussi avec le conservatisme moral des républicains. En 2000, l’American Muslim Political Coordination Council, qui couvre plusieurs comités d’action, soutient la candidature de George W. Bush14. L’opération masque de nombreuses fractures politiques internes, mais il est clair que le but n’est plus de survivre en tant que musulmans dans un environnement perçu comme a-religieux et en tout cas non musulman, comme ce fut le cas dans les années 1960 et 1970 ; il s’agit d’entrer de plain-pied dans la compétition politique pour faire pression localement et nationalement (aux niveaux des États et du gouvernement fédéral) sur les choix de politique intérieure ou extérieure. Un processus qui a sa réplique au niveau local. 54 12. L’AMC (American Muslim Council, fondé en 1990) et le CAIR (Council on American Islamic Relations, fondé en 1994) ont leur siège à Washington. L’American Muslim Alliance (AMA) fondée en 1989 a son siège à Fremont, en Californie. Le Muslim Public Affairs Council (MPAC) est fondé 1988, à Los Angeles en Californie, et l’American Muslim Political Coordinating Council (AMPCC) fondé en 1999 comme réunion de AMA, AMC et MPAC, a son siège à Youngston, Ohio. 13. À l’exception notable du MPAC. 14. A. Saeed, art. cit. [7], p. 50. L’American Muslim Political Coordination Council chapeaute plusieurs organisations : l’American Muslim Alliance, l’American Muslim Council, le Council on American Islamic Relations, et le Muslim Public Affairs Council. W. D. Mohammed, leader de la communauté noire américaine sunnite, a choisi de ne pas participer aux activités de l’AMPC. Sur le soutien du AMPC à George W. Bush et le vote musulman en 2000, voir « The Muslim Bloc Vote », Washington Report on Middle East Affairs, 20, n° 1, janvier-février 2001. Les « rituels de réception » des représentants de l’islam par l’État américain sont les signes les plus courants de cette reconnaissance minimale. En 1992, un dîner de rupture du jeûne de Ramadan est organisé à la MaisonBlanche en présence de membres du Congrès. Dans les années 1990, les fêtes de l’Aïd sont aussi célébrées à la Maison-Blanche. À partir de février 1999, le département d’État organise des « tables rondes musulmanes » (Muslim roundtable) avec des représentants de la communauté musulmane. Autre signe de reconnaissance publique, qui concerne le culte plutôt qu’une reconnaissance politique : la prise en charge spirituelle des musulmans dans les prisons et dans l’armée. Le département de la Défense nomme en 1993 son premier aumônier musulman, un Africain américain, Abdul Rashid. Chaque branche de l’armée américaine a aujourd’hui son aumônier musulman, avec un insigne où le croissant côtoie les symboles des autres religions15. En novembre 2000, la poste américaine a produit pour les fêtes de fin d’année un timbre calligraphié en arabe « joyeux Aïd », qui vient compléter une série d’icônes multiculturelles : timbres célébrant Hannukah, la vierge Marie et l’enfant Jésus, Kwanzaa – qui fête l’héritage africain-américain – ou le plus prosaïque bonhomme de neige. L’islam est ainsi symboliquement installé à la table commune. Les autorités locales et municipales réalisent le même travail de reconnaissance symbolique. À Chicago, jusqu’en 2001, sur Federal Plaza, la grande place du centre administratif de la ville, les passants pouvaient avant Noël admirer l’immense sapin de Noël, la crèche et la Menora. En 2001, un monument représentant l’islam s’est ajouté au paysage urbain pour les fêtes de fin d’année : cinq panneaux représentant les piliers de l’islam, surmontés du croissant, intègrent symboliquement l’espace public dans une mise en scène multiculturelle à la fois annuelle et éphémère. politique étrangère 1:2005 DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? la fois par des dynamiques internes et externes, avec des dissonances entre les discours « positifs » sur l’islam et la mise en place d’une politique étrangère très agressive à l’égard du monde arabe et musulman. Cette dissonance a ses effets sur la structure institutionnelle religieuse musulmane : une dissociation de plus en plus claire entre l’espace de la mosquée et celui de la critique de la La dissociation est de plus en plus politique étrangère américaine ; un claire entre l’espace de la mosquée renforcement des groupes spécifiques et celui de la critique de la construits sur base religieuse mais entièpolitique étrangère américaine rement voués à l’action politique. Le débat politique se déconnecte donc du centre de l’enclave musulmane que représente la mosquée, pour intégrer l’espace associatif, plus proche des groupes de pression (et de Washington, espère-t-on), même s’il garde une base religieuse évidente. L’intégration dans le dialogue interreligieux est un autre moyen d’entrer en tant qu’organisation religieuse dans le débat public. Ainsi que le montre le mouvement anti-guerre depuis le 11 septembre, c’est par le détour du dialogue avec les églises – qui offrent aux mosquées une sorte d’alliance protectrice en les disculpant de tout « anti-pluralisme » – que les mosquées entrent dans le débat sur la légitimité de la guerre en Irak, ou le soutien américain à Israël17. L’islam ici et là-bas : les musulmans américains et la politique étrangère L’extraordinaire diversification du paysage religieux américain, marque de la « nouvelle Amérique religieuse »18, rend difficile la visibilité et la reconnaissance de nouvelles religions. En ce sens, l’évolution de l’islam aux États-Unis depuis les années 1960 n’est pas différente de celle d’autres minorités religieuses. L’existence de précurseurs (catholicisme et judaïsme, mais aussi combats de l’histoire de la ségrégation raciale) et d’une mosaïque religieuse célébrée à la fois officiellement et superficiellement, rend chaque minorité religieuse, théoriquement du moins, acceptable. L’islam extérieur, en revanche, depuis la révolution iranienne de 1979, est tenu en suspicion. Depuis le retrait de l’Union soviétique de l’Afghanistan (1989), les États-Unis se sont officiellement tournés contre l’islamisme radical. Le procès du cheik Omar Abd al-Rahman, un lettré religieux formé à al-Azhar et impliqué avec un groupe d’islamistes radi- En écho à ces marques spatiales et physiques de l’appartenance à une Amérique plurireligieuse, les discours politiques des responsables américains (depuis G. Bush père) expriment aussi le mythe d’un commun dénominateur aux grandes religions, et sa reconnaissance par l’Amérique. Après le 11 septembre 2001, G. W. Bush a maintes fois cité l’islam dans ses discours, insistant sur le fait que « la guerre contre le terrorisme n’était pas une guerre contre l’islam »16, et les cérémonies de deuil publiques qui ont fait suite aux attentats incluaient des représentants de l’islam. Ses « bourdes » sur la croisade antiterroriste ont quelque peu malmené sa rhétorique religieuse, mais les réactions de son entourage pour en minimiser la portée montrent aussi que le statut de l’islam aux États-Unis est en pleine redéfinition. Une redéfinition déterminée à 15. A. Saeed, art. cit. [7], p. 46. 16. F. Gerges, America and Political Islam. Clash of Cultures or Clash of Interests?, Cambridge, Cambridge University press, 1999, chapitre V. 55 56 17. Voir M. Zeghal, « Les organisations musulmanes aux États-Unis et la guerre annoncée contre l’Irak », in H. Bozarslan et H. Dawod (dir.), La Société irakienne, Communautés, pouvoirs et violence, Paris, Karthala, 2003. 18. D. Eck, op. cit. [2]. caux dans le premier attentat contre le World Trade Center en 1993, offre à l’administration américaine l’occasion de dénoncer publiquement ceux qu’elle décrivait jusqu’alors comme « des combattants de la liberté »19. Les attentats du 11 septembre n’introduisent pas sur ce plan de rupture radicale. Ils ne font que rendre moins admissibles encore les discours radicaux et séparatistes. Le débat médiatique et universitaire entre tenants d’une confrontation entre Islam et Occident (S. Huntington, B. Lewis, J. Miller), et « pluralistes » (D. Eck, J. Esposito, Y. Haddad) – un débat faussé par les caricatures d’un islam « violent » dans un cas, ou nécessairement « modéré » dans l’autre –, n’a guère atténué la mauvaise image de l’islam aux États-Unis, mais a contribué à construire une dichotomie qui oppose good Muslim et bad Muslim. politique étrangère 1:2005 DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? C’est le paradoxe de l’après-11 septembre. Dans les faits, les problèmes discriminatoires vécus par les communautés musulmanes sont très importants21. Mais les attentats de l’automne 2001 ont eu aussi pour conséquence de faire entrer largement l’islam dans la sphère publique américaine. Après le 11 septembre 2001, l’islam devient aux États-Unis un véritable objet de questionnement. Universitaires et spécialistes, mais aussi représentants de l’islam sont convoqués, mobilisés, questionnés sur cet islam. Ils se mobilisent aussi d’eux-mêmes pour mettre en avant leurs propres versions. On peut distinguer deux moments dans ce processus. Dans un premier temps, ces représentations se scindent entre deux caricatures qui fixent la religion dans une définition homogène et fixe : celle qui – au sein des communautés musulmanes, dans un mécanisme d’autodéfense – dissocie l’islam des attentats (l’islam aurait été « détourné » par les pirates de l’air, dira Hamza Yusuf lors de sa rencontre avec le président Bush), et définit l’islam comme « religion de la modération » ; et celle qui, à l’extérieur de la communauté, associe islam et violence. La tension qui naît de l’opposition entre ces deux représentations perturbe les commuLes attentats de l’automne 2001 nautés musulmanes et force l’espace ont eu pour conséquence de faire des enclaves, qui éclatent ainsi de l’intéentrer largement l’islam dans la rieur, puisque les musulmans, conduits sphère publique américaine par leurs imams, participent à un mouvement centrifuge pour atteindre la sphère publique, et s’en faire reconnaître. L’État américain participe lui aussi des forces qui poussent à cet éclatement, par la présence du Federal Bureau of Investigation (FBI) dans des mosquées qui, surveillées, pratiquent dès lors une certaine autocensure des discours. La convergence de ces deux mouvements crée une sorte d’islam « officiel » et public, représenté comme modéré, tolérant et ouvert, en opposition avec « l’islam des terroristes », qui aurait été « pris en otage ». Aujourd’hui, la globalisation d’un islam perçu comme « religion à problème », rend le processus d’institutionnalisation de l’islam plus complexe. Il est aussi désormais plus ardu, et plus urgent, pour les musulmans américains, mais peut-être plus encore pour les élites politiques au pouvoir, prises en tenaille entre un islam américain avec lequel elles n’ont établi que des liens superficiels, et un islam extérieur dont elles désignent les manifestations violentes comme celles d’un ennemi difficile à localiser, mais clairement doté d’une identité « musulmane ». Les maladresses de G. W. Bush à l’automne 2001 révèlent sans doute plus l’incapacité des élites politiques à résoudre la contradiction, qu’une position de principe foncièrement anti-musulmane. C’est d’ailleurs avant la présidence de G. W. Bush et la domination des néo-conservateurs que de nouvelles lois, qui ont notamment affaibli les droits civils de nombre de migrants musulmans aux États-Unis, ont vu le jour20. Il n’est donc pas question aujourd’hui, pour les activistes musulmans, de mettre leur communauté dans une situation inconfortable dans la société américaine. La stratégie majoritaire n’est pas une stratégie de réclusion et de refus de la société américaine dans son ensemble ; elle cherche au contraire la mise en relation avec cette société, l’affirmation d’une identité communautaire compatible avec les valeurs américaines. L’intégration dans la compétition politique américaine n’est plus en contradiction avec l’appartenance religieuse. C’est donc surtout la perception de l’islam comme « ennemi », depuis les années 1990, qui a incité les communautés musulmanes et leurs représentants à plus de prudence dans leurs relations avec la société américaine. 19. M. Zeghal, « Les usages du savoir et de la violence. Quelques réflexions autour du 11 septembre 2001 », Politique étrangère, n° 1-2002, p. 21-38. 20. Le vote en 1995 par le Congrès de l’Anti Terrorism and Effective Death Penalty Act, signé en 1996 par Bill Clinton, permet de juger des non-citoyens américains sans que les pièces à conviction soient mises à disposition de l’accusé ou de ses représentants. L’islam est sollicité constamment pour parler de lui-même, en particulier dans les événements interreligieux. Il se doit d’être conforme à un ethos démocratique et pluraliste, fixant sa définition : l’islam est religion de tolérance et de paix, l’islam s’oppose à la discrimination, comme le répètent à l’envi nombre d’imams de mosquées conservatrices, et les pamphlets que l’on peut trouver à l’entrée de ces mosquées. Par ailleurs, la production de définitions caricaturales22 et l’émergence 57 58 21. Voir L. Cainkar, « No Longer Invisible: Arab and Muslim Exclusion after September 11 », Arabs, Muslims and Race in America, MERIP Reports, automne 2002, n° 224. 22. J.E. Woods, « Imaging and Stereotyping Islam, » in A. Hussein & J.E. Woods (dir.), Muslims in America : Opportunities and Challenges, International Strategy and Policy Institute, Chicago, 1996. de l’islam comme religion mal-aimée, démultiplient les effets de reconnaissance. Nombre d’imams rapportent des réactions locales caractéristiques, après les attentats23 : autour des mosquées, les voisins rendent visite aux représentants de la communauté musulmane, et le mouvement de solidarité prend pour cette dernière plus d’importance que les pierres jetées sur les fenêtres des mosquées24. Plus largement, les événements interreligieux se multiplient. Les mosquées deviennent des vitrines : les portes s’ouvrent, les non musulmans sont invités et accueillis à bras ouverts. Expliquer, montrer, s’ouvrir, tels sont les maîtres mots des imams de mosquée : « il faut aller vers les autres aujourd’hui, et puis c’est de la bonne publicité (it is good advertising) ! ». Mais si l’image que les enclaves projettent à l’extérieur est celle d’un islam américanisé, modéré, tolérant, la communauté, en son for intérieur, est tendue. DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ? Dans un deuxième temps, les débats internes à la communauté, très intenses dès le lendemain des attentats, deviennent donc publics entre 2002 et 2003. La culture des enclaves commence alors à être sérieusement remise en question de l’intérieur : la vision de la MSA, continuée par l’ISNA, a produit un islam conservateur, qui se perçoit comme contre-culture dans la société américaine. L’islam américain, en écho à des débats lancés ailleurs, s’efforce de réévaluer les deux grandes caricatures de l’islam « positif » et « négatif ». Après avoir développé un processus d’institutionnalisation en ce qui concerne le culte et la représentation politique, les musulmans américains s’engagent dans des remises en questions internes, qui empruntent parfois des formes symboliquement violentes. Dans ce débat émergent de nouvelles générations de jeunes musulmans, nés aux États-Unis, passés par l’université, en rupture avec la culture des enclaves établies par leurs parents et l’univers de la mosquée. L’islam institutionnel s’ouvre aujourd’hui timidement sur ses minorités internes : libéraux, musulmans afro-américains, homosexuels… Il les avait longtemps ignorées, mais il se donne désormais – superficiellement toutefois comme le lui reprochent les jeunes générations –, encouragé par les élites politiques américaines, une image davantage pluraliste dans la veine du multiculturalisme américain. MOTS-CLÉS Islam, États-Unis, 11 septembre 23. A. Saeed, art. cit. [7]. Diana Eck décrit elle aussi l’ambivalence des réactions après le 11 septembre 2001. Voir D. Eck, op. cit. [2]. 24. Notes de terrain, automne 2001. 59