LA RESPONSABILITÉ ENVERS LA BEAUTÉ DU MONDE DANS

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LA RESPONSABILITÉ ENVERS LA BEAUTÉ DU MONDE DANS
LA RESPONSABILITÉ ENVERS LA BEAUTÉ
DU MONDE DANS MÉMOIRES D’HADRIEN
par Maria Otilia OPREA (Université Lucian Blaga, Sibiu)
« [Mon idéal le plus clair] était enfermé dans ce mot de beauté, si
difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des
yeux »,
confesse
le
héros
de
Marguerite
Yourcenar.
« Je me sentais responsable de la beauté du monde » (OR, p. 390),
déclare-t-il en tant qu’empereur. Et il se sentait responsable puisqu’il
se sentait libre, libre de toute contrainte, même divine. Mais
éclaircissons d’abord le concept de liberté. En ce cas, séparé du centre
suprême, il possède au moins deux acceptions : la liberté initiale,
irrationnelle, qui précède le bien et le mal en déterminant leur choix,
et la liberté intelligente, celle qui nous donne la raison, la vérité et le
bien, la seule reconnue par Socrate et les Grecs. De ces derniers
Hadrien a été dans une grande mesure tributaire, son philhellénisme
ne s’arrêtant pas seulement à un attrait culturel propre, mais
montant plus haut, sur les cimes de l’option politique d’un citoyen
conscient de sa mission dans le monde.
Quant à lui, Hadrien aspirait à une vie organisée, harmonieuse et
parfaite ; cet état de vie ne pouvait résulter que de la liberté et non
inversement. La liberté ne s’identifie pas au bien ; cette confusion a
été la cause de son incompréhension et de sa négation au long des
siècles. C’est librement qu’on doit atteindre le bien, la perfection de la
vie. Voilà la source de la dignité et de l’originalité qualitative de la vie
spirituelle et morale. Et Hadrien, même s’il n’a pas pris possession
de la vraie et parfaite liberté – chose d’ailleurs assez difficile pour son
époque –, du moins s’est-il donné la peine d’aboutir par degrés à « cet
état de liberté, ou de soumission, presque pur » (OR, p. 318). Il s’est
imposé une rigoureuse gymnastique de l’esprit, en vertu du principe
spartiate : sans rigueur il n’est pas de beauté.
« [C]’est encore à la liberté d’acquiescement […] que je me suis le
plus rigoureusement appliqué », avoue-t-il. « Les plus mornes travaux
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s’exécutaient sans peine pour peu qu’il me plût de m’en éprendre.
Dès qu’un objet me répugnait, […] je me forçais adroitement à en
tirer un motif de joie » (OR, p. 319). Nous avons affaire à un caractère
puissant qui a progressivement dompté ses impulsions naturelles
tout en s’appuyant sur une certaine technique assimilée des
stoïciens. Il a cherché en permanence l’articulation de la volonté
humaine au destin, la manière dans laquelle la discipline ne freine
pas la nature, mais, au contraire, l’aide. Sans le vouloir ou sans s’en
rendre compte, Hadrien a ajouté au sens psychologique de la liberté
son sens moral : il ne s’est pas borné au seul sentiment intérieur qui
l’assurait de son pouvoir d’agir par soi-même, selon le choix fait par
sa propre volonté, mais il a mis en pratique ce sentiment, en
agissant conformément au bien commun ou par devoir. Mais Hadrien
ne désirait pas n’importe quel courage, il voulait un courage
« impassible comme l’équanimité d’un dieu » (OR, p. 327). Bien qu’il
ait manifesté parfois de l’insouciance cynique par rapport à la vie, ce
qui triomphait était toujours le sentiment du devoir, pour que
finalement le « délire d’intrépidité » (OR, p. 328) prenne le dessus.
Pas les vertus, mais la vertu était son mot d’ordre et la vertu n’est
autre chose qu’une inclination vers le devoir ; telle est « la plus haute
forme de vertu » – « la seule que je supporte encore : la ferme
détermination d’être utile » (OR, p. 339). Et pourquoi ferme ? Parce
que, conformément au même idéal de vie spartiate, sans fermeté il
n’est pas de justice.
Nous avons devant nous un représentant de la sagesse
immanente. Pour les Anciens, la sagesse était, d’une part, la
connaissance totale, théorique et pratique, d’autre part, le savoir
éclairant la vie et permettant d’atteindre le bonheur. Les stoïciens,
surtout les Romains, ont fait prévaloir l’idée de vertu sur celle de
science dans leur conception de la sagesse. Cicéron la définit :
« Diuinarum humanarumque rerum scientia » (la science des choses
divines et humaines) (De finibus). Il s’ensuit que la sagesse n’est pas
simplement un discernement fondé sur la réflexion et l’expérience, la
mesure et la prudence dans l’action, le gouvernement de la sensibilité
par la raison ou le bon sens, ainsi qu’elle est perçue strictement par
le vocabulaire contemporain. Elle est la vertu de l’intelligence et de la
volonté, aussi bien que la science de la vie spirituelle. C’est de cette
science qu’Hadrien lui aussi aurait voulu être le disciple, en signe du
sinueux itinéraire de l’initiation aux mystères divins et aux pratiques
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La responsabilité envers la beauté du monde
magico-occultes1, qui, certainement, n’ont pas réussi à lui conférer
l’accomplissement ontologique. Réfractaire quand même à la pensée
que nous, les gens, nous serions le produit du hasard, une glaise
travaillée par elle-même, Hadrien observe qu’une bonne partie de sa
vie même s’est passée à rechercher « les raisons d’être », les origines
(OR, p. 306). Il a été philosophe à sa manière, c’est-à-dire chercheur
et amant de la sagesse, sans prétendre l’avoir absolument touchée :
« Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse –
constate-t-il –, [...] la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise
l’abêtit. [...] Je crois encore qu’il eût été possible à un homme plus
sage que moi d’être heureux jusqu’à sa mort » (OR, p. 413). Et
ailleurs il affirme : « J’ai connu des êtres infiniment […] plus parfaits
que moi-même » (OR, p. 317).
Dans les Entretiens avec Patrick de Rosbo, la romancière qualifie
la sagesse d’Hadrien comme
essentiellement humaniste […], basée sur la confiance en la raison
humaine, en la capacité de l’homme de concilier les contraires, sur
l’action, sur un équilibre intelligemment maintenu entre deux
tensions contraires. Cette sagesse humaniste
est aussi
éminemment pragmatique, une façon d’accepter les faits et de
partir d’eux pour construire, l’un de ces faits étant soi-même. (ER,
p. 100)
En effet, être composite et complexe, Hadrien a accepté le soi, en
essayant d’harmoniser la réserve et l’audace, la soumission et la
révolte, l’exigence extrême et les concessions prudentes (OR, p. 319),
parce qu’il a connu par intuition que l’ordonnancement de son propre
univers, la construction de sa
propre personnalité et
l’embellissement de sa propre vie ont des répercussions sociales,
peuvent métamorphoser et embellir le monde qui le reconnaissait
pour maître. Et malgré son scepticisme au sujet de l’existence et de
l’immortalité de l’âme, nous ne faisons aucune faute si nous
attribuons à l’empereur romain une belle âme, car ce n’est que dans
une belle âme qu’on trouve l’art de l’harmonie entre la raison et les
sens, entre l’inclination et le devoir, la grâce étant l’expression de
cette harmonie dans le monde sensible. Il n’y a que dans le service
d’une belle âme que la nature reste en possession de sa liberté et
1
Les mystères d’Éleusis, les mystères des Cabires, la magie phénicienne, etc.
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conserve en même temps la beauté de ses formes car, autrement, la
liberté souffrirait sous la tyrannie d’une âme âpre et la beauté sous
l’anarchie de la nature physique. En dépit de son extrémisme,
Hadrien a réussi par la raison et la patience à dépasser
admirablement la problématique sinusoïdale de l’être humain, qui
quelquefois profère des blasphèmes et d’autres fois apporte des
éloges.
On a mentionné ci-dessus la sagesse pragmatique. Pour une
clarification directe du syntagme, pensons à Zénon, le héros de
L’Œuvre au Noir, en le confrontant au héros de Mémoires d’Hadrien.
Le premier possédait une sagesse passive, reposant sur la
connaissance, le second une opiniâtre sagesse active qui préférait les
faits aux mots. La première est précurseur de l’autre, mais beaucoup
plus inférieure, car elle ne rapporte pas de fruits, n’est pas altruiste,
ni sacrificielle. Reconnaissant envers Léotichyde, Hadrien réalise que
son unique mesure ce sont les actions. Ce sont elles qui vont le
« dessiner dans la mémoire des hommes ou même dans la [s]ienne »
(OR, p. 305), vu que l’action instruit ou anéantit, édifie ou démolit.
Toute situation exige une attitude qui implique également la
responsabilité en perspective des conséquences. Le latin « respondere »
se traduit différemment : « faire une réponse », « comparaître en
justice », « tenir ses engagements », « payer ». La responsabilité
d’Hadrien gravite surtout autour de la notion sociale et juridique.
Monté sur le trône, il doit réparer des torts et des dommages qui
appartiennent au passé, aux guerres de conquête et cela par une
« lutte […] continue, en faveur de la paix » (OR, p. 340), par
l’acceptation exclusive des guerres défensives. À la responsabilité
civile s’adjoint la responsabilité pénale qui a pour objet de
condamner les fautes, les contraventions, les délits ou les crimes et
qui s’inspire du souci croissant d’Hadrien envers le bien collectif. Les
Césars antérieurs (Tibère, Claude, Néron, Titus, Vespasien, Trajan,
Nerva) ont joué leur rôle dans l’arène de l’histoire.
[C]’était à moi – nous confie Hadrien – qu’il incombait désormais
de choisir entre leurs actes ceux qu’il importait de continuer, de
consolider les meilleurs, de corriger les pires, jusqu’au jour où
d’autres hommes, plus ou moins qualifiés mais également
responsables, se chargeraient d’en faire autant des miens. (OR,
p. 416)
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La responsabilité envers la beauté du monde
Digne à remarquer est l’optimisme d’Hadrien, confiant que le mal, ce
parasite du bien d’où il tire son énergie, est passible d’être changé en
bien. Il est pourtant préférable qu’à cette force inhumaine,
démoniaque, d’au-delà du monde, soit interdite dès le début toute
insulte à l’adresse du « beau corps de l’humanité » (OR, p. 391). Et
comment pourrait-elle le faire ? Par la misère, le chaos, le désordre, la
laideur, la brutalité, l’injustice – des notes fausses « à éviter dans
l’harmonie des sphères » (ibid.), dit poétiquement Hadrien. À ce que
l’on voit, entre le bien et le beau il y a une étroite liaison comme entre
le mal et le laid. Par exemple, le mal moral apparaît comme le laid
esthétique ou même comme beau, mais choquant, dissimulé. Et la
laideur n’est autre chose que le manque de la beauté parfaite. Aussi
est né l’art : pour suppléer à ce manque. « Si la beauté du monde est
profondément blessée par les aspects variés du laid, l’art ne guérit
pas ces blessures, car alors son apparition aurait signifié la
disparition du laid du monde, [...] mais elle les caresse seulement »2.
Hadrien aurait-il vraiment eu conscience de cet aspect du moment
qu’il a encouragé sans cesse l’application du beau, de l’art, de l’art
comme « ressource », comme « forme de secours » (OR, p. 389) ? Seraitce possible d’admettre une finalité intentionnelle de ses actes ? Je
crois que la réponse est, sûrement, affirmative. Je proposerais d’y
introduire le terme de « téléonomie »3, parce que toute l’activité de
l’empereur romain a été orientée, cohérente et constructive, dans le
sens de la politique de puissance réelle, ainsi que Machiavel l’a
formulée.
Disciplina Augusta ne comprenait pas des édits impériaux
opprimants, mais concernait le rétablissement de l’ordre des choses
ou la découverte de l’ordre comme beauté par la raison, c’est-à-dire du
cosmos comme parure. L’empire assurait vraiment l’ordre par une
discipline rationnelle librement consentie. Mais cela ne suffisait à
Hadrien qu’à moitié, car l’ordre dans les rues et aux frontières ne
représentait plus rien s’il n’était pas restauré dans les esprits, si le
fripier juif et le charcutier grec – au demeurant, des noms génériques
– ne réussissaient pas à vivre tranquillement côte à côte (OR, p. 360361). Et, en conséquence, le manque de bonté, de générosité d’un
2
3
Nichifor CRAINIC, Nostalgia paradisului, Editura Moldova, Iasi, 1994, p. 126.
Jacques MONOD, Hazard si necesitate, Editura Humanitas, Bucuresti, 1991, p. 87.
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peuple, mieux, le manque de beauté intérieure, mène à coup sûr à sa
mort (OR, p. 374).
L’homme est supérieur au cosmos et cela – dans la conception des
stoïciens surtout – grâce au fait qu’il le résume et lui donne du sens,
vu que le cosmos est lui-même un macroanthropos, tout comme
l’homme est un microcosmos. La pensée immanentiste d’Hadrien
réduit la dimension fondamentale de l’être humain à l’homo faber.
Pour lui, donner sens au cosmos c’est l’humaniser, collaborer avec la
terre c’est construire et, pas dernièrement, contribuer « à ce lent
changement qui est la vie des villes » (OR, p. 384). Il rêvait souvent
les yeux ouverts à un « monde bien en ordre » où « tout fonctionnât
sans accroc », idéal réalisable si chaque homme mettait à son service
au moins une partie de l’énergie dépensée en travaux vains et
stupides (OR, p. 391). Heureusement, durant un quart de siècle,
Hadrien a réussi à concrétiser partiellement cet idéal. En outre, il a
lutté de son mieux « pour favoriser le sens du divin dans l’homme »
(OR, p. 414), le privilège de la participation par la raison à l’existence
universelle. Fasciné par la corolle de merveilles de l’univers, hanté
par l’idée de l’organisation du monde et fidèle à son but impérial : la
« diversité dans l’unité » (OR, p. 379), Hadrien parvient à se
considérer comme la providence incarnée qui développe et multiplie à
l’infini les « circonvolutions » de l’étant (OR, p. 398). La beauté
devient ici l’expression d’une alliance cosmique avec le mystère, dans
laquelle aucune chose n’est de trop et aucun mystère à dédaigner.
« L’homme est ce qu’il fait », disait Sartre. L’action historique de
l’empereur romain a été sa manière d’être, sa responsabilité envers le
soi, les semblables et le monde. Sur l’axe horizontal de l’existence,
Hadrien s’érige en un modèle valable pour tous les temps, comme
quelqu’un qui a concentré toutes les forces en vue de l’embellissement
de son milieu social sous l’aspect politique, économique, scientifique.
Par conséquent, l’homme est responsable de ce qu’il est ou de ce qu’il
pourrait être, choisit ce qu’il est, choix dont il résulte que la vie soit
gagnée ou perdue. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’on vit l’absurde comme
quelque chose d’extrême, tout en créant historiquement ou
artistiquement, remplissant par des images ou par des espoirs le
vide sans sens ? Cela est une sorte de désespoir héroïque, une foi
absolue et tragique dans l’homme et dans le primat ontologique de
sa liberté, une morale noble et désespérée.
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La responsabilité envers la beauté du monde
Malheureusement, l’homme moderne est préoccupé jour et nuit par
le vacarme insidieux du monde extérieur ou par la progression
fantasmagorique de la technocratie contemporaine. Il faudrait que le
soin vis-à-vis de l’intégrité de la création, du milieu environnant, soit
de plus en plus intense, spécialement aujourd’hui quand
l’exploitation abusive des ressources de la planète et la technologie
militaire sophistiquée peuvent déclencher en chaque instant une
catastrophe écologique. D’un autre côté, le phénomène de la
sécularisation a eu pour effet la perte de l’essentiel, le renversement
de presque toutes les valeurs et si nous sommes indifférents à cet
aspect extrêmement nuisible à notre vie et à notre culture, nous
risquons de plonger sans faute dans « le néant » pur, dans « le vide
creux où sonne le rire d’Épicure » (OR, p. 511).
Outre cela, la beauté est devenue aussi pierre d’achoppement –
témoignage : l’hédonisme, le nihilisme, l’immoralisme, l’amoralisme,
l’acosmisme etc. Dostoïevski a lancé sa célèbre formule : « La beauté
sauvera le mode », mais lui-même demande aussitôt : « Laquelle? »
car « la beauté est une énigme ». Dédoublée, elle fait périr ; ambiguë,
elle a besoin elle-même d’être sauvée et protégée. On sait que chaque
homme a un logos poétique caché par lequel le monde s’exprime et
qui le rend contemplatif ou sensible au splendor ueri de tout élément
créatural. Mais si la vérité est toujours belle, toute beauté n’est pas
toujours vraie. De même, le bien, isolé de la beauté, rend l’homme
médiocre, tandis que la beauté, séparée du bien, le rend fou. Au plan
cosmique, la vocation de l’homme ne réside ni dans une
désindividualisation en faveur de la propre cosmisation, ni dans la
dissolution dans un divin impersonnel. En d’autres termes, il faut
lutter contre la dénaturation de la nature pour éviter la
déshumanisation de l’homme ou la dépersonnalisation de la
personne. On sauve ainsi le cosmos en l’humanisant, en le
personnalisant, en lui communiquant la beauté du printemps
éternel, la puissance de la merveilleuse résurrection.
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