Rien ne s`oppose à la nuit1 Rien ne s`oppose à la nuit1

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dossier
Voyages au bout de la nuit
Rien ne s’oppose
1
à la nuit
Par Thomas Lavielle
Jean-Jacques Rousseau 2011
et Julien Neutres
Jean-Jacques Rousseau 2011
Intérieur – Nuit
« Longtemps, je me suis couché de
bonne heure », annonce le narrateur de
La Recherche. Longtemps, la nuit a été un
temps perdu. Longtemps, le rideau s’est tiré
sur nos vies lorsque le soleil disparaissait
sous la ligne d’horizon et que les ténèbres
envahissaient de nouveau le ciel.
La nuit s’est en effet d’abord construite
comme l’« envers du jour ». Temps
biologique du repos, temps social de
l’intime, elle a bien souvent revêtu au
cours de l’histoire les habits sombres de
« l’heure du crime » ou de la fantasmagorie
des contes et légendes : « cette noirceur
des paysages se peuple de présences
innombrables, s’investit de lieux mythiques,
se remplit de croyances et d’imaginaires,
induit une autre manière d’être au monde,
une autre façon d’appréhender le sensible,
proche ou lointain2 ». La nuit est alors
infréquentable.
Extérieur – Nuit
Aujourd’hui, les nuits n’en finissent plus
de finir. Devenue un temps social de plus
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/ juillet-août 2015 / n°453
en plus important, en particulier pour les
jeunes, transformée en nouveau marché
pour un « capitalisme à l’assaut du
sommeil3 » et en pourvoyeur important
d’emplois, la nuit s’est métamorphosée
aux yeux des « habitants du jour ».
Cette « diurnisation de la nuit », selon la
formule du géographe Luc Gwiazdzinski,
a donc logiquement fait l’objet, depuis
quelques années, d’une attention soutenue
des acteurs publics, et n’est plus l’apanage
de la seule – et mythique – brigade
mondaine parisienne.
Des « États généraux de la nuit à Paris »
organisés par la Mairie de Paris aux
initiatives de l’État et des collecivités en
faveur du développement de « chartes
de la vie nocturne » visant à concilier les
différents usages de la nuit – repos, travail
et divertissement –, les autorités publiques
prennent de plus en plus en compte ce
temps et cet espace particulier qu’est la
nuit et en font progressivement un objet
de politique publique.
Nuit américaine
À l’image des deux frères du film de James
Gray La Nuit nous appartient, l’un policier
et l’autre gérant d’un établissement de
nuit, mais tous les deux acteurs de la
dramatique nuit du quartier russophone
de Brighton Beach à Brooklyn, les élus,
les fonctionnaires, les responsables
économiques, les gérants d’établissements
de nuit ou encore les forces de l’ordre
sont, chacun dans leur rôle, des acteurs
des nuits.
Parce que nous assistons à un investissement croissant de la nuit par le jour,
celle-ci est de plus en plus appelée à
« nous appartenir » et un dialogue
approfondi entre acteurs publics et privés
de la nuit est nécessaire pour bâtir pas à
pas une nouvelle « administration de la
nuit. »
« La nuit n’est jamais complète », prévenait
Paul Eluard : des « Mille et une nuits » que
nous content les anthropologues, jusqu’à
l’expérience – comme une exigence –
de la nuit partagée par Jacques Attali
« comme en plein jour », en passant par les
sculptures de lumière de Patrick Rimoux,
l’ensemble des éclairages rassemblés ici
ne forment pas un guide de la nuit (et de
ses adresses – forcément – cachées), mais,
comme autant d’étoiles, une invitation au
voyage, au bout de ces nuits qui seules
épuisent. ■
1 - Titre d’un roman de Delphine de Vigan, paru en 2011.
2 - Histoire de la nuit - XVIIe-XVIIIe siècles, Alain Cabantous, p.13.
3 - Le Capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary, Zones, 2013.