confrontations nord/sud au-delà de la péninsule : les coréens du

Transcription

confrontations nord/sud au-delà de la péninsule : les coréens du
CONFRONTATIONS NORD/SUD AU-DELÀ DE LA PÉNINSULE : LES
CORÉENS DU KAZAKHSTAN
Eunsil Yim
Presses de Sciences Po | Critique internationale
2010/4 - n° 49
pages 53 à 71
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2010-4-page-53.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Yim Eunsil, « Confrontations Nord/Sud au-delà de la péninsule : les Coréens du Kazakhstan »,
Critique internationale, 2010/4 n° 49, p. 53-71. DOI : 10.3917/crii.049.0053
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po.
© Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
ISSN 1290-7839
par Eunsil Yim
d
epuis l’effondrement de l’URSS, les Coréens des
anciennes républiques soviétiques 1 sont l’objet, en tant que communauté
diasporique, d’une lutte d’influence entre les deux Corées. Or l’effacement
relatif de la Corée du Nord et la présence ostentatoire de la Corée du Sud
dans le monde postsoviétique tendent à accréditer l’hypothèse selon laquelle
la confrontation Nord/Sud ne constituerait plus un paradigme pertinent, la
trop grande inégalité économique entre les deux États rendant caduque la
logique de concurrence qui prévalait jusque-là 2. De fait, pour un observateur
extérieur, ce face-à-face demeure insaisissable : plusieurs catégories d’agents
s’investissent en effet pour la définition d’une identité collective légitime des
Coréens et la configuration même des positions de ces entrepreneurs
identitaires ne cesse d’évoluer en fonction de rapports de force sans cesse
redéfinis. Dans cet espace relationnel et dynamique où la valorisation des
références culturelles et surtout linguistiques constitue un enjeu majeur, le
Nord et le Sud déploient des stratégies d’influence qui leur sont propres et,
1. Lors du dernier recensement soviétique qui a lieu en 1989, le nombre total des Coréens est estimé à 438 650.
Aujourd’hui, ils sont installés principalement en Ouzbékistan (183 140), au Kazakhstan (103 315) et en Russie
(107 051).
2. In-Jin Yoon, « Nambukhanŭi chaeoedongp’o chŏngch’aek pigyo » (La comparaison de la politique de diaspora en
Corée du Nord et en Corée du Sud), Han’guk sahoe, Séoul, Université de Corée, 6, 2005, p. 33-71.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Confrontations
Nord/Sud au-delà
de la péninsule :
les Coréens
du Kazakhstan
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
ce faisant, rendent inévitable le renforcement de deux pôles concurrents, l’un
pro-nord-coréen, l’autre pro-sud-coréen.
Une telle bipolarisation s’observe dans de nombreux pays postsoviétiques,
mais au Kazakhstan elle est encore plus manifeste, et ce pour au moins deux
raisons. Tout d’abord, parce que ce pays a hérité de son passé soviétique une
situation de multi-ethnicité unique 3 dont la gestion, indispensable au maintien de la cohésion nationale, contraint le jeune État à engager une politique
d’encadrement systématique de ses minorités en promouvant une identité
fondée sur la citoyenneté « kazakhstanaise » et sur le patriotisme
« kazakhstanais » qui la sous-tend. C’est donc précisément dans la mesure où
elle s’inscrit dans la construction de cette identité nationale nouvelle que la
(re)définition de l’identité collective des Coréens du Kazakhstan est à la fois
un enjeu et un objet d’investissements. Ensuite, parce que contrairement à
d’autres pays de l’ex-URSS comme l’Ouzbékistan, la situation politique du
Kazakhstan – le Président Nursultan Nazarbaev tient fermement le pouvoir
depuis 1991 – et une relative stabilité économique et sociale constituent des
facteurs favorables à la présence active de ces entrepreneurs identitaires nord
et surtout sud-coréens.
Le Kazakhstan constitue donc un terrain d’observation privilégié pour analyser
les logiques propres au face-à-face des Nord et des Sud-Coréens et les effets
induits sur le processus de (re)construction identitaire des communautés
coréennes de l’espace postsoviétique. En nous appuyant sur les résultats obtenus au cours des différentes enquêtes de terrain que nous avons menées au
Kazakhstan de 1999 à 2004 4, nous retracerons d’abord le contexte historique
de l’entrée en concurrence des deux Corées, puis leurs différentes formes
d’investissement et enfin les conséquences de cette confrontation sur les modes
d’existence des agents engagés dans cette (re)construction identitaire.
3. Kazakhs (53,4 %), Russes (30 %), Ukrainiens (3,6 %), Allemands (2,4 %), Ouzbeks (2,5 %), Tatars (1,7 %),
Coréens (0,6 %), autres groupes ethniques (5,8 %). La population totale est évaluée au recensement de 1999 à près
de 15 millions. Nurlan Masanov, Z. Abyložin, I. Erofeeva, A. Alekseenko, G. Baratova, Istoriă Kazakhstana. Narody i
kul’tury (Histoire du Kazakhstan. Peuples et cultures), Almaty, Daik-Press, 2001, p. 416.
4. Nos enquêtes de terrain au Kazakhstan se sont déroulées en décembre 1999, juillet 2000, octobre 2001, de mai à
juillet 2002 et en juin 2004. La réflexion sur l’objet qui nous intéresse ici, à savoir le face-à-face des deux Corées,
s’appuie en grande partie sur les données collectées en 2002, lors de notre travail d’observation au sein de
l’Association des Coréens du Kazakhstan (pro-sud-coréenne). Suivant une démarche comparative, ces résultats ont
été complétés par des entretiens conduits dans les autres associations pro-nord et pro-sud-coréennes au Kazakhstan
(juillet 2002 et juillet 2004), en Ouzbékistan (mai 2002) et en Russie (novembre 2003). Les témoignages cités dans
cet article sont traduits par nous.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
54 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Les Coréens du Kazakhstan — 55
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Le face-à-face des deux Corées s’amorce dans le contexte particulier de la fin
des années 1980 marqué par le foisonnement des manifestations identitaires.
Appelé « mouvement de renaissance », ce phénomène s’inscrit dans le sillage
de la perestroïka, vaste entreprise de restructuration économique, politique et
sociale, qui crée les conditions favorables à l’émergence de l’identité
coréenne comme objet de mobilisations collectives. C’est en particulier la
réforme de la politique des « nationalités » 5, avec la loi promulguée en avril
1990 6, qui, en déclarant le droit fondamental de chaque peuple à
l’« épanouissement de sa propre culture », pose le cadre juridique propice à
l’affirmation des identités particulières des minorités ethniques.
Dès 1989, des événements auparavant impensables ont lieu un peu partout
dans les différentes régions du Kazakhstan. Les premiers Centres culturels
coréens apparaissent 7 et des manifestations culturelles sont organisées dans
des espaces publics. Le témoignage d’un participant aux premières
« Journées de la culture coréenne » en mai 1989 à Kzyl-Orda montre bien
toute l’importance de ce mouvement de « renaissance » dans la mémoire collective des Coréens : « Pour la première fois, nous étions autorisés à
organiser une grande fête. Ce fut l’occasion de montrer notre culture au
grand public. Les événements se sont déroulés sur plusieurs jours : dégustations de plats coréens, défilés en costumes traditionnels et concerts d’artistes
coréens. L’émotion était grande dans le public. Un vieux Coréen assis à mes
côtés lors de la dernière soirée de concert m’a dit tout ému, les larmes aux
yeux, qu’il n’espérait plus vivre une telle occasion d’exprimer haut et fort
notre origine coréenne. Nous avions tous le cœur serré et beaucoup de
Coréens ont laissé couler leurs larmes » 8.
Ces manifestations marquent la fin de plusieurs décennies de refoulement
identitaire dû au statut de « déplacés spéciaux » assigné par l’État soviétique
aux Coréens. Vécu comme une identité honteuse, ce statut était lié à l’histoire
5. Tel que nous l’employons ici, ce mot est une traduction littérale du russe nacional’nost’, qui désigne un groupe
ethnique donné de l’Union Soviétique.
6. La grande nouveauté de cette loi réside surtout dans la reconnaissance du droit de former une entité territoriale autonome pour les « nationalités » qui n’en possèdent pas et d’établir des relations avec le pays d’origine. Cette loi est
publiée dans sa version intégrale dans la presse coréenne du Kazakhstan. Voir Lenin Kich’i, Almaty, 87, 8 mai 1990, p. 1.
7. L’apparition des organisations culturelles coréennes est rendue possible par un oukase du 16 avril 1989 autorisant
la libre création des organisations sociales au Kazakhstan et par l’annonce du projet de réforme sur les
« nationalités » faite par Mikhail Gorbatchev en juin 1988 à la XIXe conférence du PCUS.
8. Associaciă Koreicev Kazakhstana, Associaciă Koreicev Kazakhstana – 10 let (Association des Coréens du Kazakhstan
– 10 ans), Almaty, Daik-Press, 2001, p. 24.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les conditions d’entrée en concurrence
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
de la minorité. En octobre 1937, près de 200 000 Coréens, officiellement
accusés d’être de « potentiels espions » au service du Japon 9, furent déportés de
l’Extrême-Orient de la Russie (Dal’nyi vostok) au Kazakhstan et en
Ouzbékistan. Les Coréens étaient installés depuis longtemps dans cette région,
puisque les premiers immigrés y étaient arrivés à la fin du XIXe siècle. Pour
beaucoup d’entre eux, Dal’nyi vostok (Wondong en coréen) était leur pays natal,
tandis que pour les autres, récemment immigrés, c’était le lieu d’attache qui les
reliait à la péninsule coréenne. La violence de l’événement et l’éloignement
géographique qu’il imposa détruisirent tout espoir de retour chez les Coréens
« déplacés ». Ce faisant, cette rupture accéléra l’assimilation de la culture
dominante, à savoir de la culture russe, par la minorité coréenne.
La déportation s’accompagna en effet d’un ensemble de restrictions et de contraintes 10. Outre la privation de certains droits, dont celui de servir dans l’armée,
et la délimitation des zones de résidence au seul territoire du Kazakhstan – et de
l’Ouzbékistan pour ceux qui y avaient été déportés –, la minorité coréenne se vit
privée des possibilités d’apprendre et de préserver sa langue.
À la fin des années 1980, l’usage courant du coréen a donc presque complètement disparu. Selon certaines sources, plus de 97 % des Coréens du
Kazakhstan ne pratiquent plus leur langue 11. En 1987 en particulier, seules
3 écoles primaires dispensent des cours de coréen dans tout le Kazakhstan et
les enseignants sont au nombre de 7 pour un total de 191 élèves inscrits 12.
Évidemment, le constat de cet effacement ne minimise pas l’attachement des
Coréens à leur langue : en 1989, plus de la moitié de la population coréenne
du Kazakhstan désigne encore le coréen comme sa « langue natale » (rodnoj
jazyk). Entre privation et attachement, la langue coréenne devient ainsi
l’enjeu principal des mobilisations collectives, enjeu qui permet aux Nord et
aux Sud-Coréens de légitimer leurs interventions.
La confrontation s’opère par ailleurs à un moment où la Corée du Nord
occupe une position de quasi-monopole dans les références culturelles
de la minorité coréenne, en particulier dans le domaine linguistique.
Cependant, s’il est plus manifeste à l’écrit qu’à l’oral, l’usage de la
9. En réalité, les raisons de cette déportation sont plus complexes. Sans écarter la menace que représentent les
ambitions territoriales du Japon, déjà prouvée par l’instauration du protectorat en Mandchourie (1932), le facteur
économique, à savoir le développement de l’agriculture en Asie centrale, est à prendre en compte. Voir German
Kim, « The Deportation of 1937 as a Logical Continuation of Tsarist and Soviet Nationality Policy in the Russian
Far East », dans German Kim, Ross King (eds), « Koryŏ Saram: Koreans in the Former USSR », Korean and Korean
American Studies Bulletin, 12 (2/3), 2001, p. 19-44.
10. Staline étant mort en 1953, ces mesures restrictives sont en partie levées en 1956.
11. Marina Khan, « Language and Ethnic Self Consciousness among Koreans in Kazakhstan », Korea Journal, Séoul,
35 (2), 1995, p. 89-106.
12. Georgii Kan, Istoriă Koreicev Kazakhstana (Histoire des Coréens du Kazakhstan), Almaty, Gylym, 1995, p. 179.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
56 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
langue coréenne est avant tout le fait d’un cercle très restreint de
journalistes, d’écrivains et de critiques littéraires. La prépondérance
nord-coréenne ne résulte pas d’un système d’échanges et/ou de contacts
réguliers entre les élites culturelles du Kazakhstan et celles de la Corée
du Nord, qui aurait permis à Pyongyang de déployer une politique de
promotion de sa langue, comme cela s’est produit pour la diaspora
coréenne du Japon. Jusqu’à la fin des années 1980, les autorités
soviétiques encadrent systématiquement tout contact direct entre leur
minorité coréenne et la Corée du Nord, sauf en juillet 1967 lors du festival du mois de l’« Amitié URSS-Corée du Nord » qui est la seule occasion de rencontre libre. Rappelons, à cet égard, la primauté absolue de
l’idéologie triomphante de l’« homme nouveau soviétique » et l’inculcation du patriotisme qui l’accompagne durant cette période. L’un des
exemples de cette soviétisation à l’extrême est la sacralisation du mot
« patrie » (Rodina), exclusivement réservé à l’URSS et l’imposition de
l’expression « patrie historique » (istoričeskaja rodina) lorsqu’il s’agit de
désigner la Corée du Nord et la Corée du Sud.
La position privilégiée de la Corée du Nord chez les dépositaires de la
langue coréenne renvoie plutôt aux trajectoires sociales de ces derniers.
Tous appartiennent à un contingent de l’intelligentsia coréenne du
Kazakhstan envoyé à Pyongyang en qualité de « Soldats du Parti »
(Soldata Partii) de l’Union Soviétique entre 1945 et 1955, période à
laquelle l’URSS s’investit massivement dans la formation du jeune État
nord-coréen afin d’y maintenir son influence. Sélectionnés par le
Kremlin pour leur haut niveau d’études et leur maîtrise du coréen, ils
occupent des postes importants dans des organes culturels nordcoréens. Parmi ces anciens « Soldats du Parti », qui, après leur retour,
marquent l’histoire culturelle de la minorité coréenne, se trouvent
Sang-Jin Jeong (journaliste et critique littéraire), Se-Il Kim (écrivain), Il
Pak (critique littéraire et traducteur de littérature), Jin-Pa Song (rédacteur du journal Lenin Kich’i, unique organe de presse soviétique publié
en langue coréenne). Ce sont eux qui portent, le plus souvent à leur insu
et surtout indépendamment de leurs convictions idéologiques, la norme
linguistique de la Corée du Nord, plus précisément la « Nouvelle Règle
de la langue coréenne » (Chosŏnŏ sinch’ŏljabŏp), instaurée en 1948 dans
le cadre de la standardisation de la langue nord-coréenne.
Cette référence finit toutefois par se démoder, Pyongyang procédant à
de nouvelles réformes linguistiques en 1954, 1966 et 1988 13. L’isolement des élites culturelles, privées de contacts avec la Corée du Nord
durant les décennies 1960-1980, rend alors inévitable leur éloignement
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 57
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
par rapport aux normes en vigueur en Corée du Nord. Même si elle se
maintient, l’influence nord-coréenne s’atténue au fil du temps, tandis
que celle de la langue dominante, le russe, pèse de plus en plus. On
comprend dès lors que l’un des anciens rédacteurs de Lenin Kich’i
décrive le style linguistique du journal comme n’étant « pas vraiment
nord-coréen, ni non plus sud-coréen, mais coréen russifié » 14.
Les conditions de la concurrence étant posées, les enjeux apparaissent
clairement : pour la Corée du Nord, qui jouit d’une influence certaine dans
les représentations culturelles des Coréens du Kazakhstan, il s’agit de
défendre une position privilégiée, désormais menacée par l’émergence sudcoréenne ; pour la Corée du Sud, restée à l’écart de tout contact avec la
minorité coréenne durant la période soviétique, il s’agit d’effacer l’influence
nord-coréenne. L’objet des luttes dans lesquelles s’engagent les deux Corées
est en somme le monopole de la définition légitime de la « coréanité » et, par
là même, le maintien d’une influence exclusive.
Les modes d’intervention (1989-1991)
La période de confrontation directe des deux Corées dans le mouvement de
« renaissance » se situe à un moment charnière, entre le début du processus
de désintégration de l’Union Soviétique et la recomposition de ses anciennes
républiques en quinze États indépendants (décembre 1991). Dès lors, la
Corée du Nord et la Corée du Sud interviennent au Kazakhstan en
mobilisant des moyens et des répertoires d’action différents. Si la stratégie
nord-coréenne est mise en œuvre par un seul commanditaire, le régime de
Pyongyang, l’investissement de la Corée du Sud se caractérise par la diversité
des acteurs et des formes d’intervention.
La particularité de la stratégie nord-coréenne, fondée sur la mise en place
d’un réseau associatif, est de s’inscrire dans la continuité de sa politique de
diaspora, alors appelée le Mouvement des compatriotes à l’étranger (Haeoe
kyop’o undong). Selon sa définition officielle, ce mouvement doit être envisagé dans sa double composante, celle de la « nation » (minjok), pour souligner la valorisation de la dignité et du droit de la « nation » (coréenne), et
celle de l’« amour de la patrie » (aeguk), qui renvoie au devoir incombant à
chaque compatriote de contribuer au développement de la Corée du
13. Département de la langue coréenne, « Nambukhan mattch’umbŏp pigyoyŏn’gu » (Étude comparative des règles de
langue sud et nord-coréennes), Université Yungnam, faculté des sciences de l’éducation, 2000 (http://yu.ac.kr/~koredu/
webzine7/hak3.htm).
14. Entretien avec Won-Sik Yang, Almaty, juillet 2000.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
58 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Nord 15. Investi dès les années 1950 dans la politique de diaspora, le régime
de Pyongyang dispose d’un système d’organisations spécialement consacré
à cette question. L’organe central, le service du Front de réunification
(T’ongil chŏnsŏnbu), directement placé sous la tutelle du Bureau du
Secrétaire général (Pisŏguk), est le lieu de centralisation de cette politique.
D’autres structures existent, qui dépendent de l’autorité ministérielle. Le
service de l’Accueil des compatriotes (Haeoe kyop’o yŏngjubguk), par
exemple, mis en place en 1959, s’occupe à la fois de la gestion des réseaux
pro-nord-coréens à l’étranger et de l’organisation des visites de ses sympathisants en Corée du Nord 16.
La création en novembre 1989 à Tachkent, capitale de l’Ouzbékistan, de
l’Association pour la réunification de la Corée (ASOK en russe ; Ssoryŏn
chosŏnin t’ongil hyŏphoe en coréen) marque officiellement l’entrée en action de
la Corée du Nord dans l’espace postsoviétique. L’association se dote d’une
équipe de direction qui gère le réseau tout en assurant le rôle d’intermédiaire
du régime de Pyongyang, et se développe rapidement, principalement en
Ouzbékistan mais aussi dans les pays voisins, notamment au Kazakhstan. Si
l’on se réfère aux données officielles fournies par ses responsables au
Kazakhstan, l’antenne d’Almaty compte près de 3 000 membres quelques
mois après sa création en 1990, tandis que de nouvelles antennes sont implantées dans d’autres régions du pays (Djamboul (devenue Taraz), Karaganda,
Kzyl-Orda, Pavlodar, Taldy-Kourgan, Tchimkent, etc.).
Le développement de l’ASOK n’est pas sans lien avec le succès que rencontre le
programme phare nord-coréen : l’organisation de « voyages collectifs » pour les
populations coréennes. Selon un chercheur coréen d’Almaty 17, au Kazakhstan,
près de 1 000 personnes auraient visité la Corée du Nord chaque année durant
la première moitié des années 1990. Le succès de ces voyages organisés tient
surtout à la souplesse dont font preuve les autorités de Pyongyang pour la délivrance des visas. Compte tenu des conditions d’entrée particulièrement contraignantes (notamment l’exigence d’un « garant » de nationalité sud-coréenne)
imposées par le gouvernement de Séoul au début des années 1990 à l’ensemble
des Coréens de l’ex-Union Soviétique, le voyage en Corée du Nord représente
pour beaucoup l’occasion tant espérée de réaliser leur rêve, c’est-à-dire de voir
enfin le pays de leurs ancêtres. Même s’il fonctionne aujourd’hui à une échelle
15. Won-Kyung Han, « Widaehan ryŏngdoja Kim Jong Il tongji hyŏkmyŏng ryŏksa che188hoe » (La 188e histoire
de la révolution du Grand Timonier Kim Jong Il), Séminaire radiophonique de l’Université Kim Il Sung, 2008
(http://www.ournation-school.com/Radio_lecture/h2-188/h2-188.htm).
16. Pour une analyse détaillée, voir Ki-Man Son, Pukk’anŭi haeoe tongp’o chŏngch’aege kwanhan yŏn’gu (L’étude sur la politique de diaspora en Corée du Nord), Kyongnam, Université Kyongnam, faculté d’études nord-coréennes, 2001, p. 35.
17. G. Kan, Istoriă Koreicev Kazakhstana (Histoire des Coréens du Kazakhstan), op. cit., p. 191-192.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 59
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
réduite, en raison notamment des difficultés économiques de la Corée du Nord,
ce programme continue à servir de moyen de persuasion et d’adhésion. Durant
les années 1990 en tout cas, la stratégie nord-coréenne porte ses fruits. Dès la fin
de l’année 1990, l’ASOK compte plus de 50 000 adhérents 18, preuve du caractère fédérateur de l’objectif affiché : la réunification pacifique de la péninsule
coréenne. Ce succès se révèle cependant fragile : bon nombre de membres de
l’ASOK découvrent la contrainte inhérente au principe de fonctionnement du
réseau pro-nord-coréen – l’obligation d’adhérer à l’idéologie officielle du
régime de Pyongyang (juche) et la logique d’encadrement qu’elle suppose – et ne
tardent pas à quitter l’Association.
Le gouvernement de Séoul, quant à lui, privilégie l’action culturelle dans
ses stratégies d’intervention au Kazakhstan. En août 1991, il crée le Centre
d’enseignement d’Almaty de la République de Corée (Almat’i han’guk
kyoyukwŏn), premier organisme public sud-coréen du pays. Placé sous la
tutelle du ministère de l’Éducation, le Centre est présenté par son directeur
le jour de l’inauguration comme « un lieu d’enseignement de la langue, de
l’histoire, de la culture et des traditions coréennes, [qui] assurera la formation des enseignants de la langue coréenne ainsi que la publication d’un
manuel de langue » 19. Ce discours annonce sans ambiguïté l’ambition du
gouvernement de monopoliser la « culture coréenne » et sa volonté d’effacer l’influence de l’État rival : « L’ensemble de ces programmes donnera à
nos compatriotes la possibilité de comprendre correctement la Patrie de
leurs ancêtres qu’est la Corée du Sud. C’est dans cette perspective que le
Centre jouera un grand rôle » 20.
Les églises protestantes implantées dans les différentes régions du Kazakhstan
se revendiquent elles aussi comme des lieux d’apprentissage d’une culture
coréenne « authentique », même si leurs activités relèvent principalement du
prosélytisme religieux classique à l’intention des populations aussi bien
coréennes que non coréennes. Présentes dès 1990, avant même
l’établissement de relations diplomatiques entre la Corée du Sud et l’URSS,
elles sont implantées dans les zones où les communautés coréennes sont les
plus nombreuses : il y en a 9 à Almaty, 1 à Kzyl-Orda, 2 à Taldy-Kourgan, 1 à
18. Kwang-Kyu Lee, Kyoung-Soo Cheon, Chaeso hanin (Les Coréens de l’Union Soviétique), Séoul, Jipmundang,
1993, p. 409-412.
19. G. Kim, « Istoriă sozdaniă i dejatel’nost’ Almatinskogo koreiskogo centra prosvešeniă » (Histoire de la création
et de l’évolution des activités du Centre d’enseignement sud-coréen d’Almaty), dans German Kim, Young-Sub
Shim, Istoriă prosvešeniă Rossii i Kazakhstana (Histoire de l’enseignement en Russie et au Kazakhstan), Almaty,
KazGu, 2000, p. 259-356.
20. Ibid..
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
60 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Djamboul et 1 à Tchimkent 21. Une majorité d’entre elles dispensent des cours
de langue, outil de conversion, à leurs yeux, indispensable.
Les initiatives individuelles sud-coréennes sont également à l’origine
d’importantes actions dédiées à la promotion culturelle. Pionnier des travaux
consacrés à la minorité coréenne d’Asie centrale 22, Song-Moo Kho est le premier chercheur à s’engager personnellement à partir de 1991 dans la mise en
place et le fonctionnement de deux sections coréennes, l’une à la faculté de
journalisme de KazGu (Université d’État du Kazakhstan), l’autre à KazPu
(Université des sciences de l’éducation du Kazakhstan), et ce avant même
l’ouverture du Centre d’enseignement sud-coréen d’Almaty. Malgré sa mort
prématurée, survenue dans un accident de voiture en 1993, S.-M. Kho a
marqué durablement l’histoire des études coréennes au Kazakhstan par sa
contribution remarquée à la promotion des chercheurs spécialistes des
Coréens de l’Asie centrale.
Peu présentes jusqu’en 1991, les entreprises sud-coréennes occupent progressivement une place de plus en plus importante dans le répertoire des
acteurs mobilisables. De l’usine LG de production de téléviseurs (implantée
depuis 1995 à Almaty) aux filiales des conglomérats, tels que Daewoo (1994)
et Samsung (1991) qui diffusent l’image de la réussite économique de la
Corée du Sud par leurs panneaux publicitaires présents dans les rues
d’Almaty, ces entreprises œuvrent directement à la promotion de leur pays.
Ce faisant, elles confèrent à la langue coréenne une plus-value économique
incontestée qui suscite un regain d’intérêt en faveur de son apprentissage.
Dans l’espoir de trouver un emploi dans ces firmes ou d’effectuer des stages
de formation en Corée du Sud, de plus en plus d’élèves s’inscrivent aux cours
de langue du Centre d’enseignement d’Almaty.
L’efficacité de ces multiples acteurs sud-coréens est renforcée par une
stratégie d’alliance avec des Coréens du Kazakhstan, en priorité via l’Association des Centres culturels coréens du Kazakhstan. Créée en mars 1990 à l’initiative des élites coréennes – académiciens, hauts fonctionnaires, responsables d’institutions culturelles, etc. –, cette association dispose d’un réseau de
relations qui se révèle efficace à certaines étapes des négociations
intergouvernementales : l’ouverture du Centre d’enseignement sud-coréen a
été ainsi facilitée par l’intervention de l’Association dans les procédures
administratives et la recherche d’un local. Née de l’union des différents
centres culturels du Kazakhstan, l’Association dispose en outre d’un réseau
21. Association des missionnaires protestants du Kazakhstan, Actes de la conférence des missionnaires d’Asie centrale,
Almaty, 2002, p. 13-27.
22. Song-Moo Kho, Koreans in Soviet Central Asia, Helsinki, Finnish Oriental Society, 1987.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 61
62 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
national qui couvre toutes les régions du pays. Aux yeux des acteurs sudcoréens, elle est à la fois un interlocuteur privilégié et le canal de diffusion par
excellence de la langue sud-coréenne.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Suivant une logique étatique désormais bien connue 23, chaque Corée tente
d’imposer sa langue « standard », le chosŏn mal pour le Nord, le han’guk mal
pour le Sud 24. Les preuves tangibles de cette « guerre des langues » sont
cependant difficiles à rassembler, notamment en raison de sa brièveté : les
deux manuels publiés à Tachkent, l’un par la Corée du Nord en 1990, l’autre
par la Corée du Sud en 1991, ont eu une existence éphémère. Les acteurs
nord et sud-coréens concernés évitent par ailleurs de parler ouvertement de
cet affrontement et ont tendance à réfuter de manière systématique tout
soupçon de rivalité. Le croisement des résultats des différentes enquêtes de
terrain que nous avons menées au Kazakhstan apporte néanmoins un éclairage sur la manière dont cette guerre s’est déroulée.
Sa première phase, de 1989 à juin 1991, est marquée par la présence
dynamique de la Corée du Nord. Alors que la Corée du Sud commence à
peine à entamer des pourparlers avec l’Union Soviétique, la Corée du Nord
multiplie ses interventions. Outre les aides ponctuelles, telles que les fournitures de supports d’enseignement (manuels et dictionnaires), elle privilégie
une forme d’action à effet durable en influant directement sur la formation
des personnels enseignants locaux via l’ouverture d’une section coréenne à
l’Institut pédagogique de Kzyl-Orda en septembre 1991. Le succès de ce type
d’initiative est toutefois de courte durée. Très rapidement, on assiste en effet
à un désengagement du gouvernement de Pyongyang. Bien que l’on ne dispose pas de sources d’information suffisantes, on peut supposer que les difficultés internes de la Corée du Nord, liées à la dislocation du bloc communiste
et à ses conséquences, l’isolement du régime de Pyongyang sur la scène internationale, accentué par le rapprochement de ses anciens alliés (dont l’exURSS et la Chine) avec la Corée du Sud, sont à l’origine de ce basculement.
Toujours est-il que, peu après son arrivée à Kzyl-Orda, le représentant de
23. Pierre Bourdieu, « La production et la reproduction de la langue légitime », dans P. Bourdieu, Ce que parler veut
dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 23-58 ; Bambi Schieffelin, Kathryn Woolard, Paul
Kroskrity (eds), Language Ideologies: Practice and Theory, New York, Oxford University Press, 1998.
24. Le chosŏn mal a été formé à partir de la langue de Pyongyang et le han’guk mal à partir de celle de Séoul. Issues
d’une même langue écrite inventée en 1446, ces deux langues « standards » comportent des différences d’ordre surtout lexical et, dans une moindre mesure, grammatical et syntaxique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
La « guerre des langues » (1989-1991)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
l’Académie des sciences de Pyongyang, chargé d’assurer la formation, est
contraint de repartir.
Le tournant qui amorce la seconde phase s’opère à partir de juillet 1991. En
quelques mois, la Corée du Sud parvient à renverser le rapport de force en sa
faveur. Le Centre d’enseignement sud-coréen d’Almaty agit directement sur
le terrain en déployant d’importants moyens : fourniture de manuels, prise en
charge (partielle ou intégrale) des salaires des enseignants et organisation sur
place de séminaires de formation de ces derniers. En faisant de l’Association
des Centres culturels coréens son partenaire privilégié, le gouvernement sudcoréen étend ses zones d’action bien au-delà de la région d’Almaty, garantissant ainsi la promotion efficace du han’guk mal à travers les centres régionaux.
Le résultat de l’intervention frénétique des deux Corées est la nette amélioration du système d’enseignement du coréen : en 1992, 53 classes sont créées
dans des établissements primaires du Kazakhstan avec environ 1 000 élèves
inscrits et 89 cours d’adultes sont ouverts avec près de 1 800 inscrits 25. Dans
l’enseignement supérieur, les sections coréennes se développent également :
la faculté de journalisme de l’Université d’État du Kazakhstan, l’Université
des sciences de l’éducation du Kazakhstan à Almaty et l’Institut pédagogique
de Kzyl-Orda sont les premières institutions à bénéficier de cet essor.
La « guerre des langues » laisse cependant de profondes séquelles parmi les
élites culturelles, en particulier parmi les représentants de la langue coréenne.
Alors qu’elle a été fièrement défendue et maintenue dans des conditions difficiles durant toute la période soviétique, cette langue est soudain dévalorisée
par les tenants du coréen « standard », qui prétendent lui redonner son
authenticité. Pour ces derniers, il faut en effet « remettre aux normes » cette
langue qui, à leurs yeux, n’est ni tout à fait nord-coréenne pour les NordCoréens ni sud-coréenne pour les Sud-Coréens mais « coréenne russifiée ».
Cette diglossie est vécue par les anciens dépositaires de la langue comme un
véritable rapport de force entre leur langue, dominée, et la (les) langue(s)
dominante(s) de leurs lointains compatriotes. Effet de déclassement, les élites
culturelles sont de moins en moins sollicitées et n’occupent plus le devant de
la scène envahie de plus en plus par des acteurs sud-coréens.
Dans la mesure où elle a inscrit la promotion de la langue dans le programme
phare de son répertoire d’actions, l’Association des Centres culturels coréens
du Kazakhstan, elle, profite immédiatement de cette situation. L’affluence
dans les centres du réseau des candidats désireux d’apprendre le coréen
découle directement de l’augmentation rapide du nombre de ses adhérents.
25. Associaciă Koreicev Kazakhstana, Associaci Koreicev Kazakhstana – 10 let (Association des Coréens du Kazakhstan
– 10 ans), op. cit., p. 85.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 63
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Lors de sa deuxième assemblée générale tenue en mars 1992, l’Association
affiche fièrement sa réussite en annonçant qu’elle compte désormais
20 000 adhérents, soit près de 19 % de la population coréenne du pays. Effet
corollaire, la consolidation du réseau se traduit par son développement au
niveau national. En 1992, l’Association s’étend sur presque tout le territoire
du Kazakhstan y compris dans les régions les plus reculées (Atyraou et
Aktioubinsk). L’organisation pro-nord-coréenne, représentée par l’antenne
de l’ASOK au Kazakhstan, s’en trouve d’autant plus affaiblie, et sa situation
devient encore plus critique au début de l’année 1992, lorsque le réseau qui
sert de lien organisationnel entre les républiques se désagrège dans le tourbillon de l’effondrement du bloc soviétique, laissant chaque ASOK à son
propre destin.
À l’issue de cette guerre, la Corée du Sud s’impose comme la seule « patrie
historique » des Coréens du Kazakhstan. Dès lors, il n’est pas étonnant que les
observateurs extérieurs minimisent ou oublient la présence nord-coréenne 26
dans le processus de reconstruction identitaire de la minorité coréenne.
Le redéploiement des stratégies d’influence
À partir du milieu des années 1990, les deux États coréens réorientent,
chacun à sa manière, leur stratégie d’influence. La Corée du Nord s’engage
progressivement dans la restructuration de ses réseaux associatifs, affaiblis et
marginalisés par le succès des réseaux pro-sud-coréens, tandis que la Corée
du Sud privilégie de plus en plus une démarche expansionniste au détriment
de la logique de concurrence qui prévalait jusqu’alors dans la mise en œuvre
de sa politique. Paradoxalement, cette nouvelle configuration apparaît au
moment où les signes de rapprochement entre les deux États se multiplient.
La Corée du Nord : vers la fin de la mise en veille ?
Après le transfert de son bureau central de Tachkent à Moscou en 1996, la
stratégie de développement de l’Association pour la réunification de la
Corée, devenue en 1993 la Fédération Kot’ongryŏn, prend une nouvelle
dimension, qui se concrétise en avril 2002, lorsqu’elle devient propriétaire
des locaux qui ont été mis à sa disposition. En effet, outre une plus grande
26. Dans son ouvrage consacré en partie aux différentes formes d’investissement de la Corée du Sud au sein de la diaspora coréenne du Kazakhstan, Alexander Diener fait abstraction de la Corée du Nord dans sa définition du
« homeland » et, ce faisant, écarte toute la problématique d’une nation divisée en deux États concurrents et des conséquences de cette division sur la diaspora coréenne. Alexander Diener, Homelands in Transition: Conflicting Dynamics
of Territorialization among Kazakhstan’s Germans and Koreans, Lewiston, New York, The Edwin R. Mellen Press, 2004.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
64 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
visibilité, cette acquisition lui confère d’emblée une autorité par rapport aux
autres associations coréennes moscovites, qui connaissent des conditions
d’existence précaires, et lui permet de diversifier ses programmes d’actions :
Edinstvo (T’ongil, réunification en coréen) tire désormais à 500 exemplaires et
sa parution devient mensuelle. Ce bulletin d’information joue un rôle
prépondérant dans la gestion du réseau, qui couvre l’immense territoire de
l’ex-URSS depuis le bureau central de Moscou, et dans la réorientation de la
stratégie de Pyongyang, concentrée désormais sur la diffusion des actualités
favorables à sa politique officielle. Il sert en fait de lien organisationnel entre
Pyongyang, Moscou et ses antennes régionales 27. La Fédération organise
également des cours de danse traditionnelle et de cuisine qui viennent compléter l’enseignement de la langue. Enfin, des manifestations culturelles,
telles que des expositions de tableaux et de produits artisanaux ou des projections de films, multiplient les occasions de rencontres, renouvelant ainsi
l’image de la Fédération, le plus souvent associée à un simple lieu de propagande idéologique.
Le réinvestissement de la Corée du Nord dans la région s’inscrit dans le
sillage de ses relations renouvelées avec la Russie à partir de l’année 2000. La
visite officielle de Vladimir Poutine à Pyongyang en juillet 2000 et l’accord
de développement des échanges bilatéraux qui en résulte marquent la volonté
du gouvernement russe de renforcer sa position dans la péninsule tout en
rétablissant son influence sur la Corée du Nord. Ce rapprochement fournit
au gouvernement de Pyongyang l’occasion de relancer sa politique d’intervention dans ses réseaux associatifs en ex-URSS 28.
L’effet de ces nouvelles perspectives se répercute au Kazakhstan où le réseau
de la Fédération s’engage dans une évolution dynamique à partir de 2001.
L’ouverture en quelques mois de plusieurs bureaux de représentants régionaux permet à l’antenne kazakhstanaise de Kot’ongryŏn d’obtenir l’appellation
d’« association nationale », statut dont la valeur est hautement symbolique
puisqu’il permet de placer, au moins juridiquement, ladite antenne au même
rang que l’organisation rivale, l’Association des Centres culturels coréens du
Kazakhstan, devenue depuis décembre 1995 l’Association des Coréens du
Kazakhstan. Toutefois, si la Fédération sort incontestablement d’une longue
période de mise en veille, la nouvelle stratégie ainsi déployée ne permet pas à
27. Entretien avec Radmir Kan, responsable de l’antenne Kot’ongryŏn du Kazakhstan, Almaty, juillet 2002.
28. Duk-Joon Chang, « Pukrŏ kwan’gyeŭi chŏn’gae yangsang’gwa hyunhwang » (État des lieux et perspectives de la
relation entre la Corée du Nord et la Russie), Séoul, Université Kookmin, 2004 (http://www.hanyang.ac.kr/
home_news/H5EAKB/0008/101/2004/15).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 65
66 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Pyongyang de rattraper la Corée du Sud qui, presque au même moment,
entreprend une politique nouvelle en direction de la diaspora.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
La nouvelle stratégie sud-coréenne consiste à partir de 1995 en une véritable
politique publique destinée à l’ensemble de la diaspora coréenne et dont la mise
en œuvre se fonde sur l’ambition d’exporter la « culture coréenne » à l’étranger.
En témoignent la politique expansionniste du Centre d’enseignement sudcoréen d’Almaty et la création de la Fondation des compatriotes à l’étranger en
1997 (Chaeoe tongp’o chaedan ou Overseas Koreans Foundation, OKF).
Dans ce rapport de force nettement marqué par la position dominante du
Centre d’enseignement sud-coréen et la marginalisation du réseau pro-nordcoréen, la tendance au surinvestissement du gouvernement de Séoul au
Kazakhstan est manifeste. En 1998, celui-ci inaugure le nouveau bâtiment du
Centre d’enseignement sud-coréen dans l’une des avenues les plus
importantes d’Almaty (Prospekt Abaï). Construit sur un vaste terrain de plus
de 6 000 m2, le Centre ne peut que s’imposer au regard des passants tant sa
modernité contraste avec la vétusté des immeubles avoisinants.
L’augmentation de ses activités est en outre particulièrement rapide : entre
1995 et 2000, le nombre d’enseignants formés passe de 91 à 230, tandis que
le nombre de cours de coréen créés par le Centre dans des établissements scolaires passe de 57 à 199.
Dans ce dispositif, l’OKF est l’instance par excellence de production des
actions gouvernementales spécifiquement destinées à la diaspora coréenne.
Conçue dans le cadre de la politique dite d’internationalisation du
gouvernement de Kim Young-Sam (1993-1998), puis inscrite dans la
politique de réconciliation avec le régime de Pyongyang menée par le gouvernement de Kim Dae-Jung depuis 1998, cette fondation placée sous la
tutelle du ministère des Affaires étrangères a bénéficié dès sa création d’une
légitimité incontestée. Le contexte social et politique de la fin des années
1990 au début des années 2000 contribue également à rendre la question de
la diaspora de plus en plus visible dans l’espace public. Au cours des grands
débats soulevés par l’adoption en 1999 d’une première loi dite « loi des compatriotes à l’étranger » (Chaeoe tongp’o pŏp), des associations civiles, des universitaires, des hommes politiques et des médias se mobilisent, mais aussi de
nombreuses associations coréennes à l’étranger qui espèrent faire aboutir
leurs revendications comme l’obtention du droit de vote ou la reconnaissance
de la double nationalité. C’est dans ce contexte que la question de la diaspora
devient non seulement une nouvelle catégorie d’intervention de l’État mais
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
La Corée du Sud : d’une logique de concurrence à une politique expansionniste
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
aussi un nouvel enjeu économique : les Coréens à l’étranger sont désormais
définis de plus en plus souvent comme des « ressources de l’État » à
exploiter. Dans cette perspective, l’OKF ne cesse de diversifier ses domaines
de compétences et multiplie les actions notamment pour promouvoir des
rencontres et des échanges entre les entrepreneurs de la diaspora et ceux de
la Corée du Sud, plus particulièrement les représentants de PME. En 2002 a
lieu le premier « Congrès des hommes d’affaires coréens à l’étranger »
(Hansang taehoe) qui se tient chaque année en Corée et dont le nombre de
participants ne cesse d’augmenter : 968 en 2002, 1 606 en 2004 et 2 285 en
2006. Pour l’OKF, la constitution du « réseau mondial d’hommes d’affaires
coréens » (Hansang network) ne signifie pas seulement un tournant gestionnaire, mais aussi un élargissement de ses champs d’intervention, jusqu’alors
limités au domaine strictement culturel.
Pourtant, cette nouvelle politique, qui fonde son principe sur l’adhésion massive de l’ensemble de la diaspora coréenne du monde, entre en conflit avec la
logique d’exclusion inscrite dans la définition juridique des Coréens du
Kazakhstan comme de l’ensemble de l’ex-Union Soviétique (et de la Chine).
Selon la loi sud-coréenne de 1999, ceux-ci sont en effet classés dans la
« seconde catégorie » tandis que les Coréens vivant dans les pays dits développés, essentiellement en Amérique du Nord et au Japon, sont classés dans
la « première catégorie » et, à ce titre, bénéficient par exemple de facilités
pour l’obtention des visas d’entrée. Cette discrimination juridique suscite des
débats au sein des élites coréennes kazakhstanaises qui commencent à s’interroger sur la place de la Corée du Sud dans les représentations qu’elles se font
de la « patrie historique ».
Les effets d’intervention sur l’espace de l’entreprise identitaire
Pour la Fédération Kot’ongryŏn, l’adhésion totale à l’idéologie officielle de
Pyongyang s’impose comme la condition sine qua non de son existence. Rien
ne peut mieux l’attester que l’extrait d’un article signé par Vladimir An,
secrétaire responsable de l’organisation pro-nord-coréenne et directeur du
bulletin Edinstvo : « Profondément reconnaissant au très respecté Grand
Leader et à ses bienveillances à l’égard de mes parents, également très reconnaissant à notre très respecté Général, j’exprime ma grande admiration face à
l’excellence de la politique de sŏn’gun 29 menée dans ma patrie. Durant toutes
ces longues années, nos compatriotes de Russie, dépossédés de leur patrie,
souffraient de l’errance perpétuelle. Mais, aujourd’hui, nous vivons tous
29. Nouvelle théorie de Kim Jong Il visant à promouvoir sa politique de valorisation de la classe des militaires.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 67
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
heureux et fiers d’appartenir à la nation coréenne grâce au Général Kim
Jong Il, si respecté, si connu dans le monde entier. C’est la raison pour
laquelle je prends la parole pour faire l’éloge de notre très respecté Général
qui a suscité l’admiration du monde entier par sa politique de sŏn’gun ». 30
Allégeance revendiquée et prises de position pro-nord-coréennes s’observent
chez la plupart des individus formant le noyau dur de Kot’ongryŏn. Or, dans la
mesure où l’acte d’adhésion ne relève, dans le cas de ces membres dirigeants,
ni de la contrainte ni de l’enrôlement obligatoire, il convient d’examiner les
dispositions qui favorisent leur engagement. En d’autres termes, quelles sont
les « raisons » – conviction idéologique, attachement affectif à leur origine
géographique – mises en avant par les acteurs concernés pour justifier leur
adhésion Et parallèlement à ces choix « rationnels » et « autonomes »,
quelles sont les trajectoires et positions sociales ou encore les réseaux sociaux,
qui prédisposent ces membres à s’allier à la Corée du Nord.
Dans une interview accordée à un journal de la presse coréenne moscovite 31,
Gennadii Li, l’un des fondateurs et actuel président de la Fédération, raconte
longuement ses années de jeunesse passées en Corée du Nord entre 1948 et
1950, puis de 1953 à 1959. Fils d’un haut responsable envoyé à Pyongyang
par l’Union Soviétique en qualité de « Soldat du Parti » puis devenu rédacteur en chef du journal officiel du parti nord-coréen, Rodong sinmun, G. Li a
côtoyé le jeune Kim Jong Il et d’autres enfants des hauts dignitaires nordcoréens. Les souvenirs qu’il a gardés de cette période ne sont pas ses seules
motivations. Il insiste sur le fait que c’est la conviction idéologique léguée par
son père qui a été la principale motivation de son engagement à Kot’ongryŏn
dès l’année de sa fondation en 1989. L’autre raison, tout aussi importante à
nos yeux, est la configuration du microcosme des élites coréennes moscovites
du début du mouvement de « renaissance », et le rapport de force qui en
résulte. Les élites mobilisées sont en fait polarisées en plusieurs groupes : un
groupe dominant qui réunit les personnalités connues, notamment du milieu
scientifique, et des groupes minoritaires dont font partie G. Li et ses collaborateurs de Kot’ongryŏn. Le rejet de toute prise de position, pro-nord ou prosud-coréenne, par le groupe dominant a pour effet d’écarter définitivement
les élites pro-nord-coréennes.
Le parcours de Radmir Kan, responsable de Kot’ongryŏn au Kazakhstan, est
tout à fait différent. Avant d’entrer dans cette organisation, il a d’abord été
30. Publié d’abord en russe dans le bulletin du mois de décembre 2004, l’article est reproduit intégralement en
coréen dans la presse nord-coréenne, Rodong Simun, 2 janvier 2005.
31. Alla Khvan, « Dorogoj nach Gennadii Munirovič » (Notre cher Gennadii Munirovič), Moscou, Arirang press,
24 (3), 2004, p. 3.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
68 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
membre de l’organisation rivale, l’Association des Centres culturels coréens du
Kazakhstan. Exclu à la suite d’un scandale dans lequel il a été accusé d’avoir
détourné de l’argent, il entre à Kot’ongryŏn et prend la responsabilité de
l’antenne du Kazakhstan à partir de 1995. Une entrée plus ou moins fortuite en
somme : R. Kan manifeste à l’égard de Pyongyang une allégeance nettement
moins prononcée sur le plan idéologique que celle de ses collègues 32.
Un des effets les plus visibles de l’intervention sud-coréenne est sans nul
doute la montée en puissance de l’Association des Coréens du Kazakhstan
(Associaciă Koreicev Kazakhstana ou AKK), nouvelle appellation de l’ancienne
Association des Centres culturels coréens du Kazakhstan, qu’aucun autre
organe culturel et/ou ethnique du pays ne peut prétendre égaler. En effet,
cette Association a réussi à s’imposer comme un interlocuteur
incontournable aux yeux des communautés coréennes du pays. Dix ans après
sa création, l’AKK parvient à mettre sous sa tutelle des institutions
culturelles, telles que le Théâtre Koryŏ, le journal Koryŏ Ilbo (Lenin Kich’i
jusqu’en 1990) et la Koryŏ saram TV/Radio, qui ont incarné l’excellence de la
culture coréenne durant la période soviétique. Elle dispose également d’un
réseau national solidement implanté grâce à ses antennes (filialy), qui lui permettent de s’assurer une présence permanente dans toutes les régions. Enfin,
sa légitimité se renforce considérablement à partir du moment où elle obtient
la reconnaissance de l’État kazakhstanais grâce à sa participation active à
l’Assemblée des Peuples du Kazakhstan, organe d’État créé en 1995 et chargé
de gérer et d’encadrer les organisations culturelles et ethniques du pays.
L’importance de son capital social 33 se mesure surtout à travers la
sociographie de son équipe dirigeante, le Présidium, qui réunit des personnalités influentes et reconnues dans les milieux sociaux, économiques,
politiques et scientifiques. Jurii Tskhai, élu président de l’Association depuis
1995, est un puissant homme d’affaires qui dirige un groupe d’entreprises,
Dostar, dont les activités touchent les secteurs des services, de la finance et de
l’industrie. Également au centre d’un réseau d’hommes d’affaires coréens du
Kazakhstan, J. Tskhai a réussi à constituer une source de supports matériels
et financiers aux activités de l’AKK en faisant entrer dans l’équipe dirigeante
certains de ses partenaires. D’où la position dominante du pôle économique
au sein du Présidium : en 1999, sur les 11 membres qui le composent, 6 sont
des hommes d’affaires. Autre personnage important, Gurii Khan, membre
fondateur de l’AKK, appartient à la haute sphère académique. Docteur en
droit et professeur, il a longtemps enseigné à l’École supérieure du Parti
32. Entretien avec R. Kan, cité.
33. P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984, p. 3-12.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les Coréens du Kazakhstan — 69
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
d’Almaty, lieu de formation par excellence des cadres du parti du temps de
l’URSS. Il est proche des milieux politiques, en particulier du Président
Nazarbaev, qui a été l’un de ses élèves.
À partir du début des années 2000, période correspondant à une reprise des
échanges commerciaux entre le Kazakhstan et la Corée du Sud, l’Association
est de plus en plus sollicitée en tant qu’interlocuteur des Sud-Coréens 34.
Mettant à profit sa relation privilégiée avec le Hansang de l’OKF (J. Tskhai
fait partie du noyau central de ce réseau, le Leading CEO, cercle très fermé qui
réunit une vingtaine d’hommes d’affaires les plus en vue de la diaspora
coréenne), l’AKK s’attribue une nouvelle compétence, celle d’intermédiaire
entre les entreprises kazakhstanaises et sud-coréennes et, en 2004, crée, entre
autres initiatives, une Fédération des petites et moyennes entreprises du
Kazakhstan avec le soutien conjoint des ministères de l’Économie
kazakhstanais et sud-coréen.
Dans cette réussite indéniable, le revers de la médaille, moins visible mais tout
aussi important du point de vue des transformations structurelles de l’Association, est l’affaiblissement définitif de l’élite culturelle, composée des représentants de la presse, du théâtre et de la littérature qui ont incarné l’identité
culturelle de la minorité coréenne et occupé une position dominante dans les
premières années du mouvement associatif. L’AKK s’ouvre désormais de plus
en plus à d’autres élites coréennes, notamment aux hommes d’affaires, et élargit ses activités aux domaines économiques et politiques. Dans la nouvelle
équipe dirigeante, le pôle économique a été renforcé notamment par l’arrivée
remarquée d’un homme d’affaires important, dirigeant de l’une des plus
grandes entreprises du bâtiment du pays (Kuat), et par la constitution d’un
pôle politique, composé de deux députés de la ville d’Almaty.
La Corée du Sud a donc joué un rôle déterminant dans le processus d’accumulation du capital social de l’Association : plus les agents sud-coréens s’impliquent
dans la société kazakhstanaise, plus les activités de l’Association se développent et
plus sa légitimité est renforcée, même vis-à-vis de l’État kazakhstanais.
Cependant, le rapport de dépendance entre l’AKK et la Corée du Sud doit
être nuancé. Contrairement à la Fédération Kot’ongryŏn, l’AKK dispose d’une
certaine marge de manœuvre pour jouer un « double jeu » (avec les différents
agents sud-coréens et/ou kazakhstanais) à mesure que son capital social augmente et que la structure de celui-ci se diversifie. Le plus significatif à cet
34. Entre 2000 et 2003, le montant des transactions commerciales entre la Corée du Sud et le Kazakhstan passe de
132 millions à 370 millions de dollars. Cette dynamisation s’explique en grande partie par la sortie de crise du
Kazakhstan et par l’intérêt croissant que suscite le marché kazakhstanais chez les investisseurs sud-coréens. Elle
s’accompagne également du resserrement des relations diplomatiques entre les deux pays.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
70 — Critique internationale no 49 - octobre-décembre 2010
Les Coréens du Kazakhstan — 71
égard est sans doute la radicalisation des discours identitaires de certains de
ses dirigeants valorisant une identité propre, ni sud-coréenne ni nordcoréenne, mais « coréenne kazakhstanaise ». Ce type de discours suscite
l’adhésion d’autres catégories de l’élite coréenne du Kazakhstan qui trouvent
dans cette identité « autre » une rectification bienvenue des représentations
culturelles et linguistiques imposées par les deux Corées.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
stratégies d’influence déployées par les deux États coréens tentant
chacun de faire valoir leur propre définition de la « coréanité » – et dont la
« guerre des langues » est l’illustration la plus convaincante –, ont pour effet
de transposer leur logique de concurrence sur les mécanismes de
fonctionnement de l’espace identitaire dans lequel ces deux États sont devenus eux-mêmes des « acteurs ». Ainsi, la problématique identitaire des
Coréens dans le Kazakhstan d’aujourd’hui – et de ceux de l’ex-URSS – ne
peut être pleinement comprise si l’on ne prend pas en compte les effets du
face-à-face des deux Corées au sein de leur diaspora. Si elle agit directement
sur la manière dont cette minorité coréenne se perçoit et se définit, la confrontation Nord/Sud est loin de produire l’effet escompté, en l’occurrence le
réapprentissage de la culture coréenne, qu’elle soit du Nord ou du Sud.
En réalité, cette confrontation contribue à (re)tracer durablement des frontières culturelles en renforçant le sentiment d’altérité entre les Coréens devenus « kazakhstanais », d’une part, les Nord et/ou les Sud-Coréens, d’autre
part. La logique de concurrence, inhérente à l’existence même des deux
États, s’est imposée, non sans brutalité, dans le processus de reconstruction
identitaire des Coréens du Kazakhstan, qui, restés à l’écart de leur lointaine
« patrie historique », n’ont d’autre choix que de se projeter dans le face-àface entre la Corée du Nord et la Corée du Sud. ■
Eunsil Yim est doctorante en anthropologie sociale au Centre de recherches sur la Corée de
l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Sa thèse porte sur la diaspora
coréenne du Kazakhstan postsoviétique. Elle s’intéresse plus généralement à la
dimension transnationale des processus de (re)construction identitaire au sein des
communautés coréennes diasporiques de l’espace postsoviétique. Elle a publié, avec
Florence Galmiche, Kyung-mi Kim et Stéphane Thévenet, « Les mobilisations
d'expertes juristes dans la construction d'une cause féministe : l'abolition du Hojuje
en Corée du Sud », Nouvelles Questions féministes (29 (1), 2010, p. 61-75).
Adresse électronique : [email protected]
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 81.194.35.225 - 14/11/2013 14h38. © Presses de Sciences Po
Les