L`Homme est-il bon

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L`Homme est-il bon
L’HOMME EST-IL BON ?
Une critique écologiste
de la dissociété néolibérale
Alain Adriaens, chercheur-associé à Etopia
Juillet 2007
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R ésumé
La domination de la pensée néolibérale s’appuie sur des conceptions idéologiques
non affichées. En particulier, le concept de l’homo œconomicus est une fiction
anthropologique délétère qui mine nos sociétés. Avec Jacques Généreux, nous
revisitons ici les prémisses philosophiques qui ont autorisé des pratiques en
contradiction avec la moitié sociable de la nature humaine. L’écologie politique se
doit d’affirmer les conceptions philosophiques et anthropologiques qui sont les
siennes et qui sont à l’opposé de celles du néolibéralisme. Ce sont ces valeurs qui
amènent l’écologie à soutenir le projet d’un véritable progrès humain, un progrès
qui ne soit donc pas seulement matériel mais qui tienne compte aussi du désir
qu’ont les êtres humains de « faire société » et de coopérer sur base d’objectifs de
solidarité et pas seulement de calculs égoïstes.
1
Av a n t - p ro p o s
Etrange question, direz-vous, que le titre de cet article...1 Et pourtant, de la réponse
que vous donnerez à cette interrogation, dépendra le projet politique qui aura vos
faveurs. En effet, selon que vous estimiez que l’être humain est intrinsèquement
bon, ou intrinsèquement mauvais, ou ni l’un ni l’autre, ou les deux à la fois, vous
concevrez tout différemment ce qu’est une société bonne. En partant des excellents
articles d’André Verkaeren2 et de Bernard De Backer3 édités par étopia, je me
propose d’amplifier leurs propos anthropologiques en pillant l’ouvrage
fondamental de Jacques Généreux, La dissociété4. L’objectif est de mieux
comprendre quelles sont les prémisses intellectuelles qui nous ont amenés à vivre
dans un monde aussi contraire aux caractéristiques anthropologiques de la
plupart des sociétés humaines… Et ainsi, en démontrant la fausseté des
conceptions philosophiques de départ, développer la contestation de l’idéologie
néolibérale qui domine la Planète aujourd’hui.
André Verkaeren montre5 élégamment et pédagogiquement qu’il existe (au
minimum) sept types de familles anthropologiquement significatives. En Europe,
quatre types ont coexisté et pourtant l’organisation politique et surtout
économique qui s’impose aujourd’hui à l’ensemble de la Planète est issue d’un
seul des ces modèles anthropologiques, la variante exogame/libérale/indifférente à
l’égalité-inégalité, apparue au XVIIème
siècle en Grande-Bretagne. André
Verkaeren décrit en effet très bien les différents systèmes anthropologiques qui
coexistent sur notre Planète Terre, mais il n’insiste guère sur le fait que six d’entre
Rien à voir avec L’Homme est-il bon ?, bande dessinée du génial Moebius, écrite en 1977 et
rééditée en 2006 chez les Humanoïdes Associés. Moebius y décrit les mésaventures d’un
explorateur d’une planète inconnue. Capturé par de monstrueux et gourmands extraterrestres,
il ne doit sa survie qu’au goût exécrable de son oreille dégustée en apéro par le chef des dits
extraterrestres. Pas de réponse à la question philosophique mais il est certain que l’Homme n’est
guère comestible…
2 André Verkaeren, Europe et écologie politique : une approche anthropologique, 24 mai 2007,
www.etopia.be/article.php3?id_article=578
3 Note de lecture : le sens du progrès (P.A. Taguieff), Etopia, février 2007,
www.etopia.be/article.php3?id_article=563
4 Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, octobre 2006.
5 Op cit., p 4.
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eux ne font plus que tenter, avec plus ou moins de conviction, de résister à
l’idéologie perverse issue du septième : le néolibéralisme capitaliste.
Avec Jacques Généreux, j’ajouterai le critère de la foi en la bonté/malignité de
l’Homme et le suivrai dans l’exploration des bases intellectuelles et théoriques qui
ont permis l’organisation du monde sous le diktat d’une seule idéologie, celle qui
déifie un marché libre où coexistent des individus libres, autonomes, en
compétition permanente pour l’acquisition d’un maximum de biens matériels.
2
Au d ébut fut la mo rt d e D ieu
Comme le montre André Verkaeren, les conditions initiales sont réunies pour que
naisse la modernité lorsque coexistent trois phénomènes : la modification de la
perception du rôle de Dieu, l’alphabétisation des masses et l’accroissement
démographique. Les idéologies remplacent alors les croyances religieuses
traditionnelles et leur substituent d’autres fois, bien plus terrestres. Et pour ce qui
est de la Cité idéale du futur qui remplace la Cité de Dieu et guide les croyants, on
ne peut qu’approuver l’affirmation de Bernard De Backer suivant laquelle le
premier programme de maîtrise scientifique et technique de la Nature est établi
dans La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon publiée en en 1627. N’oublions
cependant pas Thomas More et son Utopia (mais non, pas Etopia !) publiée à
Louvain en 1516, et qui est lui aussi un projet politique fort précis. Ces deux
philosophes étaient encore influencés par la foi chrétienne et pensaient que le
commandement « Aimez votre prochain comme vous même » correspondait bien
à une potentialité de l’esprit humain. Ils n’étaient pas trop négatifs sur la nature
humaine et eurent, hélas, moins d’influence qu’un autre Thomas, le très noir
Hobbes, qui, en 1651 commit son Leviathan6. Ce mot de « Leviathan », issu du
livre de Job, signifie « Grand Tout », ce qui explique peut-être pourquoi Généreux
considère Hobbes comme à l’origine des totalitarismes. Hobbes, bien que fils de
vicaire, fut accusé d’athéisme car il a osé imaginer fonder la légitimité du pouvoir
des dirigeants sur autre chose que la religion ou la tradition. Selon lui, les hommes
sont, par nature et en l'absence de tout pouvoir coercitif, enclins à une "guerre de
chacun contre chacun". Le caractère intenable de cet "état de nature", que Hobbes
désigne également comme un "état de guerre", pousse à établir un contrat civil
entre individus. En vertu de ce dernier, la force qui est commune aux hommes est
transférée à un "pouvoir souverain" dont la tâche est d'instaurer et de maintenir
coûte que coûte la paix civile. De par sa puissance, le Souverain est ainsi la
garantie que les hommes ne retomberont pas dans l'anarchie de l'état de nature.
L’auteur de la célèbre formule «(A l’état de nature), L’Homme est un loup pour
l’Homme » a une si piètre opinion des êtres humains qu’il considère donc que,
pour les maintenir ensemble dans une même société sans qu’ils s’entretuent, il
faut la crainte d’une puissance supérieure, un Etat tellement puissant et
omniprésent, qu’il oblige les humains à ne pas s’entredévorer comme les y
pousseraient leurs appétits et leur férocité. Hobbes imagine donc, pour répondre à
cette nature mauvaise de l’Homme, une société dominée par un souverain
dictatorial qui, par la peur de ses gendarmes, oblige les humains à vivre ensemble
sous la férule d’un « contrat social » léonin. On voit qu’après dix-sept siècles de
tentatives d’inculquer aux Hommes l’obligation de prendre exemple sur un Dieu
Version téléchargeable du Léviathan sur
http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan.html
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d’amour et de bonté, Hobbes en revient à un souverain semblable au Dieu d’avant
le christianisme : colérique et vengeur. Même si les guerres perpétuelles de son
époque expliquent en partie sa misanthropie intellectuelle, la filiation de Hobbes
est lourde et les systèmes qui, après lui, se baseront sur la prémisse « l’Homme est
foncièrement mauvais » ont été influencés par sa pensée.
3
E n parallèle v int l’ orgueil de l’ individu
Descartes qui a correspondu avec Hobbes a écrit son « Discours de la méthode »7
en 1627, ouvrage dans lequel il affirme que son « être » préexiste à toute société
humaine. Je parle donc d’orgueil puisque Descartes, qui croit « être » parce qu’il
« pense » écrit : « Je connus-là que j'étais une substance dont toute l'essence, ou la
nature, n'est que pensée, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend
d'aucune chose matérielle. En sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je
suis, est entièrement distincte du corps. Et même qu'elle est plus aisée à connaître
que ce dernier. Et encore qu'il ne fut point, elle ne laisserait pas d'être ce qu'elle
est ! ». Certes, en France, on a fait de Descartes l’apôtre de la raison et du doute
philosophique mais ce qu’il a aussi et peut-être surtout laissé comme héritage,
c’est la conviction que nous sommes des individus libres et autonomes, comme si
nous nous n’étions pas nés d’un père et d’une mère, comme si tout ce que nous
pensions n’était pas le résultat de notre éducation, de nos rencontres, de nos
lectures… Non pour Descartes, les êtres humains sont de purs esprits (qui sont
bien forcés d’habiter un corps mais à leur esprit défendant
Certains, aujourd’hui encore, font mine de penser que les écologistes sont des
émules de Jean-Jacques Rousseau car le « bon sauvage » c’est tout ce qu’ils ont
retenu de Jean-Jacques et naïveté plus nature, est leur vision étriquée de l’écologie
politique. Grosse erreur car Jean-Jacques est quasi aussi pessimiste que Hobbes.
Pour lui aussi, les Humains sont peu doués pour le « vivre ensemble ». Son « bon
sauvage », celui qui préexistait à la société qui l’a salement abîmé, c’est un ours
mal léché qui vit seul dans sa hutte ou sa caverne. Rousseau imagine donc lui
aussi un « contrat social » qui impose à tous les règles du vivre-ensemble. La
grosse différence est que ces règles sont édictées par le Peuple (souverain et avec P
majuscule) et votées par un Parlement. Mais à part cela, les obligations imposées à
des individus égoïstes sont aussi coercitives que celles décidées par le Léviathan
(dictateur) de Hobbes, sauf que, voulues par tous, elles sont encore moins
contestables.
4
D es fo nde ment s t rès c o nt est a ble s
Il est étonnant de constater que des systèmes de pensée se sont construits sur des
connaissances scientifiquement non fondées. A l’époque de nos philosophes, ils
n’ont pu qu’imaginer ce qu’était la nature humaine avant la vie en société, et se
basant sur des faits erronés, ont proposé des projets collectifs contestables. En
effet, les fondations anthropologiques sur lesquelles leurs théories sont construites
sont marquées par l’ignorance puisque cette discipline puisque ce ne sera qu’au
milieu du XIXème siècle que débuteront les premières recherches anthropologiques
et sociales un peu sérieuses. On peut imaginer que s’ils avaient connu les réalités
Version téléchargeable du Discours de la méthode sur
http://perso.orange.fr/minerva/DM/DM_entier.htm
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des sociétés primitives et les conquêtes de la psychologie, nos grands
prédécesseurs auraient bâti d’autres théories politiques.
Si l’on ne peut reprocher à ces penseurs ni leur sincérité ni leur volonté
d’organiser au mieux la société des hommes, il n’en va pas de même de ceux qui,
aujourd’hui, continuent à s’appuyer la fausseté de la partie anthropologique des
hypothèses de nos philosophes pour défendre des systèmes politiques inadaptés à
la nature humaine. Mais nous quittons ici la philosophie et en venons à la
politique et à l’organisation économique de l’Occident d’après le christianisme.
Que le lecteur ne se trompe pas : si j’affirme ici que le présupposé que l’Homme
est mauvais est faux, cela ne signifie pas que je le croie bon. Je dirai plutôt comme
Pascal (relayé par la sagesse populaire) que « L’homme n’est ni ange ni bête et le
malheur veut que qui veut faire l’ange, fait la bête… » (et nous verrons que
lorsqu’il veut faire la bête, il y réussit fort bien). Si l’on veut être plus intellectuel,
on peut affirmer que les sciences humaines ont démontré aujourd’hui que l’être
humain est foncièrement ambivalent : certes, il est très égoïste et, comme Hobbes
l’a dit, est préoccupé par sa survie et prêt à tout pour la préserver. Mais on sait
aussi que l’être humain est un être social, ce qui signifie qu’il a un besoin de
reconnaissance et qu’il éprouve une certaine empathie/sympathie pour ses
semblables. Les preuves de ceci ne tiendraient pas dans cet article mais une
synthèse anthropologique remarquable de simplicité et de pédagogie se trouve
dans La vie commune de Tzvetan Todorov8
5
Ad a m, l e p r emi er ho mme… œ c o no mic us
L’Adam dont question ici n’est pas le compagnon d’Eve, mais bien Monsieur
Smith, le chantre et le gourou des libéraux et néolibéraux, puisqu’avec son
Enquête sur la richesse des Nations9, il a fourni la bible de la nouvelle religion
économique.
On a fait dire bien des choses à Adam Smith mais on oublie souvent qu’avant la
Richesse des Nations il a produit la Théorie des sentiments moraux dans laquelle
il distingue chez l’humain deux traits fondamentaux de la relation à autrui : la
sympathie et le désir d’approbation. Contrairement à ce qui est dit aujourd’hui,
Smith est donc loin d’être aussi négatif que d’autres et s’il admet que nous
sommes égoïstes (surtout par nécessité), nous les Humains, sommes aussi
instinctivement (?) préoccupés par le malheur et le bonheur d’autrui. Smith
imagine donc que l’Humanité va sortir des périodes miséreuses (et donc
nécessairement dominées par l’égoïsme) et espère que grâce à l’enrichissement
rendu possible par le doux commerce, les Hommes vont enfin pouvoir exprimer le
côté généreux de leur nature. Un peu comme Marx, Smith imagine donc que les
systèmes politiques et les valeurs dominantes d’une société sont déterminés par
les conditions matérielles de la vie de la majorité. Mais Smith n’est pas un
matérialiste, sa fameuse « main invisible » n’est pas une loi naturelle découlant de
la réalité du marché mais la ruse par laquelle Dieu conduit les Hommes vers
8
Tzvetan Todorov, La Vie, commune, essai d’anthropologie générale, Seuil, collection Points, 1995.
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). On trouve
l’intégrale de son livre IV sur le site
http://classiques.uqac.ca/classiques/Smith_adam/richesse_des_nations/livre_4/richesse_des_nati
ons_4.doc,
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l’économie de marché où leur propension à la sympathie mutuelle pourra enfin se
libérer. Certes, la théologie d’Adam Smith est plutôt tristounette : son Dieu est
assez dépressif et son projet est de contempler l’expansion et l’amélioration de sa
création, une espèce de jouet complexe qu’il manipule et dont le devenir
s’accomplira, sans que ses créatures ne le reconnaissent ni a fortiori ne l’aiment10.
La fraternité humaine se réalisera peut-être mais par nécessité économique alors
que la fraternité de la société chrétienne devait être le résultat de la libre volonté
des Hommes.
Smith est donc bien le père du libéralisme et, comme beaucoup d’autres, croit que
la prospérité est la condition d’une vie commune harmonieuse. Cependant, Adam
Smith ne considère pas que les êtres humains ont un mauvais fond et que, seul, le
fait d’être repus permet que, comme les fauves de la savane, ils s’abstiennent
momentanément de dévorer les faibles herbivores.
Sur les postulats d’Adam Smith a donc pu prospérer la conception libérale de la
société. Il faut dès ici lourdement insister sur le fait que l’économie libérale n’a rien
à voir avec les théories néolibérales nées bien plus tard. Bien que non dépourvue
de graves conséquences sociales, le libéralisme a permis la révolution industrielle
et le capitalisme tout aussi industriel du XIXème siècle. En particulier, des versions
favorables à la justice sociale et aux Droits de l’Homme ont permis, en dialogue
avec la social-démocratie et les courants chrétiens (qui restaient évidement encore
très présents dans beaucoup de pays d’Europe) de voir se développer les
démocraties représentatives d’Europe occidentale.
En parallèle à la dominance intellectuelle du libéralisme, se sont développées,
particulièrement en France, (où règne le modèle anthropologique différent du
modèle anglo-saxon sur la sensibilité à l’égalité/inégalité) des théories que Jacques
Généreux rassemble sous le terme de « socialisme méthodologique ». Henri de
Saint-Simon, (1760-1825), Joseph Proudhon (1809-1865), Charles Fourier (17721837) et Pierre Leroux (1797-1871) ont développé des projets qui dénonçaient à la
fois l’individualisme absolu et le socialisme absolu (voir plus loin). Comme Smith,
ils partaient de l’ambivalence anthropologique des humains (à la fois égoïstes et
altruistes) mais en insistant évidement beaucoup sur la sympathie interhumaine et
sur la coopération qu’elle invite à mettre en oeuvre11. Quelques expériences
sympathiques mais éphémères ont vu le jour en France et les touristes visiteront
avec mélancolie (ou agacement) le familistère du poêlier Godin à Guise12.
6
La gauche pes si miste
Si les théories sociales d’inspiration anthropologique française n’eurent guère de
succès, c’est sans doute parce que, face au développement pragmatique de la
logique libérale, une conception pessimiste de l’Humanité s’est aussi imposée « à
Les amateurs de bandes dessinées ésoétérico/science-fictionnelles retrouveront une version du
Dieu smithien en la personne du Major Fatal qui, depuis son vaisseau spatial, Le Ciguri, joue
avec les créatures de son monde, Le Garage Hermétique, avec cynisme et sans la moindre pitié
(Moebius, Le Garage Hermétique, 1985, et la trilogie Le Monde du Garage Hermétique Moebius,
Lofficier, Shanower, 1990, Les Humanoïdes Associés).
10
11
On trouvera un résumé et une analyse de ces théories dans la revue du MAUSS, n°9, 1997.
http://w w w .sciences-sociales.ens.fr/form a/agreg/hss2001/logem ent/realisations/fam ilistere.htm l pour
les détails. Sachons aussi qu’un familistère (aujourd’hui transformé en bureaux…).a existé à
Bruxelles, le long du canal de Willebroek, en face du parc du palais royal.
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gauche ». Le marxisme est probablement la théorie politique la mieux connue et la
plus analysée (car contrairement au néolibéralisme, elle n’a pas avancé masquée)
et je pourrai m’abstenir de le décrire. Jacques Généreux en propose une lecture
assez originale : le marxisme serait le frère de l’ultralibéralisme car, comme lui, il
propose organisation de la société partant du postulat que les Hommes sont mus
quasi uniquement par leurs mauvais instincts. Certes, pour Marx l’Homme est
potentiellement améliorable mais il est le sujet de forces qui le dépassent et, tant
que la société communiste ne sera pas installée, il sera le jouet d’un déterminisme
indépassable qui le fera agir comme suivant des motifs de compétition et des
pratiques d’agression. Marx entend donc libérer les êtres humains d’une
aliénation religieuse (le fameux opium du peuple) mais pour mieux les précipiter
dans une aliénation matérielle qui sera levée lorsque les matins chanteront enfin (
après le Grand Soir). On sait ce qu’il en advint et Généreux est fort sévère quand il
conclut : « Ce qui a manqué à Marx pour sortir de l’incohérence, c’est une
conception plus réaliste de l’être humain, à la fois bon et méchant, à la fois acteur
et acté par l’Histoire ; c’est aussi un vrai matérialisme considérant les idées, les
croyances et la vie de l’esprit pour ce qu’elles sont (aussi ?) : non pas des notions
métaphysiques séparées du corps (de la façon cartésienne), mais des composantes
de notre existence tout aussi matérielles que les conditions de production (..). Il n’a
pas intégré la complexité de l’humain, l’interaction idée-action et l’interaction
individu-société.
Puisqu’en définitive, l’homme marxien reste en l’état de nos sociétés quasi aussi
peu sociable que celui de Hobbes ou de Rousseau, la meilleure manière
d’empêcher la confrontation permanente des intérêts contradictoires est, à
l’opposé des libéraux qui gèrent par contrats des individus séparés, de les
fusionner en une société qui nie l’individualisme. C’est peut-être dans les versions
asiatiques (Cambodge des Khmers rouges par exemple) du marxisme-léninisme
que l’on a vu avec le plus d’horreur à quoi menait cette version genre termitière
d’un projet historiquement dans l’impasse. Généreux propose le terme
d’« hypersociétés » pour catégoriser ces projets politiques qui nient le volet
individuel de l’humain alors que l’aspect souci de l’autre est nié dans les
« dissociétés ».
Si l’on peut accepter le débat démocratique et la coexistence entre les projets
libéraux et plus socialisants (dans lesquels, on s’en doute et on le verra, se range
l’écologie politique), le conflit est bien plus rude avec le projet néolibéral dont
l’émergence intellectuelle est assez récente et la mise en œuvre date à peine 2 ou 3
décennies.
7
Ult ra et néolibé r a lisme
Pour les néolibéraux13, les hommes n’ont rien à faire les uns avec les autres, si ce
n’est s’associer pour produire plus de bien matériels. L’économie est donc
logiquement la seule discipline qui vaille et l’économisme va donc devenir la
logique dominante, accompagné d’un culte de la liberté individuelle (qui permet
de s’éloigner des autres et de ne les fréquenter qu’un minimum, lors des actes de
production, d’achat et de vente…).
Rappelons que le néolibéralisme, vieux d’à peine quelques décennies, est une idéologie fort
différente du libéralisme qui ne le rejoint pas dans ses excès théoriques et pratiques.
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Walras, Pareto, Hayek, Friedman sont des noms familiers uniquement aux oreilles
des économistes et, pourtant, ce sont eux qui ont préparé le terrain au
néolibéralisme qui a pour ambition de dominer la planète en ce début de XXIème
siècle. Economistes conséquents, ils ont voulu faire de leur discipline une science.
Et comme une science dure ne peut se construire que par la division de la
complexité en sous-systèmes simples, modélisables et mettables en équations, ils
ont, dans leurs théories, simplifié la réalité des sociétés et enlevé tout ce qui n’était
pas mesurable (et notamment les sentiments et le souci de l’autre, décidément
rétifs à la rationalisation). La science économique n’est donc possible que si
l’humain est réduit à l’homo œconomicus, individu séparé, égoïste et préoccupé
seulement par la maximisation de ses profits matériels. Des économistes, peut-être
pas mal intentionnés au départ, ont donc imposé l’idée que nous ne sommes que
des idiots rationnels, mus par nos instincts prédateurs. Vous vous y retrouvez,
vous, dans ce tableau. Oui ? Alors allez vous affilier chez Reynders ou Sarkozy et
maudissez-vous d’avoir déjà perdu du temps à lire ce texte naïf. Dans le cas
contraire, je ne peux que vous inciter à lire les deux tomes de l’ « Antimanuel
d’économie » de Bernard Maris14. Cet ouvrage à la lecture indispensable me
dispensera donc de développer pourquoi l’on peut dire avec Jeremy Rifkin que
« celui qui croit à une croissance infinie dans un monde fini, est un fou ou… un
économiste ». En phase avec les démonstrations économiques de Maris, Jacques
Généreux conclut, lui, de cette imposture pseudo-scientifique que « le fondement
du discours néolibéral ne relève plus de la science économique mais de la parabole
métaphysique ».
Le néolibéralisme est donc la pointe avancée la plus morbide d’une pensée créée
sur base de philosophies d’il y a quelques siècles, philosophies en grande partie
démenties par les avancées d’autres sciences humaines. Le capitalisme spéculatif a
pourtant porté cette logique à son apogée et tente aujourd’hui d’imposer ses excès
au monde entier. La globalisation n’est pas, comme le disent ses partisans, une
accélération des échanges marchands à l’ensemble de la Planète mais bien la
manière dont certains veulent encore et toujours accroître la production et
convertir les derniers réticents au culte de l’avoir plus et à ses préceptes de
compétition généralisée entre individus.
Bernard Maris, Antimanuel d’économie - tome I, Les fourmis, 2003 - tome II, Les cigales, 2006,
Editions Bréal. Lisons le résumé très en phase avec le présent article, qu’un analyste fait de cet
ouvrage : « Le premier tome de cet antimanuel raconte la rareté, l'offre, la demande, la concurrence, le
commerce, l'argent... C'était le tome des fourmis : raisonneuses, rationnelles, égoïstes, épargnantes, bref,
calculatrices. Le lecteur y découvre que la compétition n'est pas le vrai moteur des échanges et qu'elle
laisse souvent la place aux phénomènes de pouvoir, de mimétisme et de foule. Le tome 2 raconte la
revanche des cigales : si l'inutile, la gratuité, le don, l'insouciance, le plaisir, la recherche désintéressée, la
poésie, la création hasardeuse engendraient de la valeur? Et si la fourmi n'était rien sans la cigale ? Voici
venu le temps d'affirmer, contre les économistes, que l'inutile crée de l'utilité, que la gratuité crée de la
richesse, que l'intérêt ne peut exister sans le désintéressement. On verra que ce livre ne dédaigne en rien
les marchands. Mais pourquoi sont-ils devenus la classe dominante ? Pourquoi sommes-nous sortis de ces
sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui 'm archaient dans la beauté', comme le chantent certaines tribus ?
Nous sommes passés du côté de l'utile et du laid. Et en même temps, le capitalisme fait partie de notre vie,
tout simplement, et ne mérite pas d'être méprisé, sauf à mépriser la vie. Si l'on veut approcher l'essence
du capitalisme, il faut sortir des sentiers de l'économie et musarder avec l'histoire, l'anthropologie et la
psychologie ».
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R efonder la p ens ée polit ique et é c o n o mi q u e sur u ne b a s e
anthropologique
Si l’on s’accorde à penser que, contrairement à ce qu’affirment Hobbes ou
Rousseau, les hommes n’ont pas besoin de pactes léonins pour vivre ensemble
mais qu’ils ne peuvent que vivre ensemble, il faut impérativement changer de
système. Non seulement parce que le néolibéralisme productiviste va
probablement dégrader fortement les conditions de vie sur Terre mais aussi parce
qu’il oblige les humains, même ceux qui se croient les gagnants, à vivre dans
l’isolement ou l’agression permanente, le stress, la peur, le fatalisme et à accepter
des conditions de vie qui sont aux antipodes de ce que leur nature d’animal social
exigerait.
La victoire (momentanée, espérons le) du néolibéralisme n’est que le résultat d’un
rapport de forces qui a donné l’avantage à un système qui a su phagocyter ses
détracteurs. Malgré son appartenance à un courant très critique au sein du PS
français, Jacques Généreux constate que « Désormais il n’y a plus de projet
alternatif au sein de la modernité. Le seul modèle de civilisation alternatif vient de
la pensée antimoderne, plus particulièrement de l’écologie radicale qui prône la
décroissance ». Il est bien placé pour montrer combien la gauche socialiste
européenne s’est rendue aux arguments économiques du néolibéralisme, laissant
les citoyens démoralisés et démobilisés. Par contre, je me permettrai de contester
sa vision du développement durable qui ne serait qu’une manière de perpétuer le
productivisme. Mais la lecture négative du développement durable par Généreux
traduit la dernière astuce du néolibéralisme : depuis quelques années, confronté à
la justesse des arguments du développement durable, il tente de transformer
l’anti-productivisme aux origines de cette pensée qui le menace, en la défense de
la « croissance maximale soutenable » (la croissance qui ne détruirait pas
définitivement les écosystèmes naturels mais juste de quoi laisser survivre
dignement un dixième de l’Humanité ?).
Les victoires politiques du néolibéralisme sont consécutives à ses victoires
idéologiques. Ses succès sont basés sur la dissimulation de ses bases théoriques
(que nous avons tenté de décrire ici) et sur sa capacité à construire un monde
imaginaire, totalement coupé de l’état réel du monde, en particulier pour ce qui
est de la nature humaine. La première bataille à gagner pour ne pas perdre
définitivement la guerre est la bataille d’idées. La décadence ressentie par la
majorité (malgré la croissance économique continue) n’est pas rendue impossible
par un déficit de politique alternative, le projet de l’écologie politique est là pour
le prouver. Ce qui bloque nos sociétés dans l’impasse, c’est une culture erronée
qui nourrit le désengagement politique et la servitude volontaire de la toute grosse
majorité de nos concitoyens.
Pour le néolibéralisme, les hommes sont dans la nécessité de s’associer pour
produire et consommer plus mais pas pour vivre, pas pour être ce que leur nature
requiert. La société que les écologistes veulent construire implique au contraire
que l’interdépendance des humains n’est pas une nécessité plus ou moins facile à
supporter mais bien un objectif en soi, la condition et la source même d’un mieux
être. Le progrès dont Bernard De Backer nous faisait un tableau peu reluisant doit
donc changer d’objectif et ne plus se centrer sur le « être avec soi, pour soi » mais
intégrer aussi l’« être avec l’autre, pour l’autre ». Après deux ou trois siècles
d’affrontements stériles entre les projets d’hypersociété dictatoriale (Hobbes),
démocratique (Rousseau) ou totalitaire (Marx) et les projets de dissociété libérale
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ou néolibérale (aujourd’hui dominante), le rôle de l’écologie politique ne serait-il
pas aussi de remettre au premier plan du débat politique le fait que les valeurs qui
soutiennent un projet de progrès humain (et pas seulement matériel) s’appuient
sur le constat que la nature de l’Homme est plus complexe et contradictoire que ne
voulaient nous le faire croire les simplismes du passé ?
Tout se termine toujours par des chansons… Laissons dès lors le dernier mot au
poète qui a si souvent raison : Maxime Leforestier, dans Le chant des étoiles (on ne
l’entend jamais…), n’empruntait-il pas à un proverbe attribué à Hillel, rabbin du
premier siècle de notre ère, les paroles prophétiques :
« Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ?
Si je ne suis que pour moi, qui suis-je ?
Et si pas maintenant, quand ? »