« Vivre la ville la nuit... le travail social des brigades anti

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« Vivre la ville la nuit... le travail social des brigades anti
« Rencontres avec la nuit » revue EMPAN n° 29 ARSEA-1998
« Vivre la ville la nuit... le travail social des brigades anticriminalité. »
in Rencontres avec la nuit revue EMPAN , n° 29, ARSEA, Toulouse 1998
Marie-Christine LLORCA
Chargée d’études.
Laboratoire REPERE CREFI UTM
Les menottes couchées inertes sur le gros dictionnaire. La répression des maux
côtoie les mots. L’odeur du café amorce la nuit. On se prépare au Commissariat
Central ; de neuf heures du soir à cinq heures du matin, couvrir la ville d’un regard
mobile et attentif, courir la ville de son coeur à sa périphérie, grosse étoile de m e r
que dessine le ballet de la BAC, brigade anti-criminalité. Vivre la ville la nuit, avec eux
pour savoir comment c’est une ville la nuit, pour savoir si « c’est beau une ville la
nuit ». J’ai choisi de les accompagner pour savoir, pour voir, pour être dedans.
Une agitation, un frémissement, mon équipe se prépare1. On me présente Philippe, Christian et
Jean - Marie, mes accompagnateurs de la nuit. On prend la grosse torche, les armes se cachent
sous les vestes, le flashball dans sa mallette. Arme défensive, pour repousser « au cas ou ».
Gros pistolet de plastique qui jette ses balles en mousse jaune. Comme un jouet qui fait mal.. On
sort dans la nuit. La voiture nous attend, on cherche gyro, radio, on trouve. Les quatre portières
claquent dans un seul mouvement sec et efficace. Rien ne nous différenciera des autres, sauf
peut être ces corps entraînés qui remplissent l’habitacle, les regards aiguisés qui traversent les
vitres et cherchent à débusquer l’étrange, les glissements de la voiture qui, silencieuse, avalera
les feux rouges. La radio crachote sa première alerte. URBAIN parle à PUMA. C’est le coeur qui
nous relie à la centrale. C’est elle qui rythme les courses qui donne leur logique aux trajets fous,
aux poursuites, aux regards lents, aux demi tours subits.
« Rue de KIEV, voiture brûlée, allez voir ce qui se passe » Impatience, agacement et
accélération dans mon équipe. « Le Mirail, dés qu’on rentre là-dedans, on vient les emmerder,
c’est leur cité à eux et nous, on fait notre travail. Ils font brûler une voiture après un rodéo, ça
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attire les pompiers et nous ils nous jettent des cailloux... »Sur les toits de l’ANPE, rue de KIEV,
attente silencieuse des silhouettes immobiles; au pied, des C.R.S. patrouillent là depuis une
semaine. Ils restent. Présence massive du car et des hommes debout dans le bleuté de la nuit.
C’est électrique, mais il ne se passe rien. On approche, on frôle, on observe, on repart vers la
ville. On quitte le sombre et le lourd pour l’agitation colorée.
A égalité avec ceux qui sont poursuivis
Appel du central. Le rythme de croisière lente qui commençait à s’organiser est balayé d’un coup.
Course poursuite après un scooter qui virevolte, arrache le bitume, s’affole dans le noir. Les
voitures s’y mettent à plusieurs, tentent de cerner le fuyard. « Il est obligé de s’arrêter, il se
soustrait au contrôle, ça suffit pour être un motif d’interpellation. A Quatre vingt pour cent dans
ces cas là, le scooter est volé. » Je m’accroche à l’appui tête, les corps tapent contre les
portières, la voiture gémit dans les allées étroites de la cité, rebondit sur les buttes de gazon.
Philippe et Jean Marie jaillissent de la voiture et disparaissent dans la nuit. Ils essaient à pied
d’interrompre la ronde folle. Christian accélère une dernière fois et s’arrête sec juste avant le
porche. On ne passe pas. La voiture tremble. On s’éloigne lentement, on attend les autres partis
dans la nuit. Tout à coup je me rend compte que rien vraiment ne nous distingue des autres : Pas
de protection supplémentaire, les vitres sont normales, on ne porte pas les gilets pare balle,
même s’ils sont dans l’armoire, les voitures sont banales et les hommes qui poursuivent sont à
égalité avec ceux qui sont poursuivis. Sauf les armes. « Pour l’instant, ils ne se servent pas des
armes contre nous, on a peur qu’ils le fassent sous l’effet de la drogue; et là si un jour ça se fait
sans que ce soit sanctionné, ce serait l’escalade. On a peur que ça bascule. » La radio nous
dirige vers nos patrouilleurs bredouilles. On rejoint l’avenue et dans un crissement subit,
surprenant, une autre voiture invisible, parce que banale, rabat le scooter contre le trottoir. Il a été
arrêté. La voiture banalisée a failli être interceptée violemment par les C.R.S. qui attendaient là
eux aussi pour agir. Ronde folle qui stoppe d’un coup, comme quand on appuie sur l’interrupteur
pour éteindre la lumière.
Et on glisse à nouveau, tranquilles, vers la ville. « On travaille trois nuits et deux jours. Quand on
est au repos, on a tendance à avoir cette vigilance, le jour. On regarde un gars qui ouvre une
voiture, qui prend trop de temps; on fouille des yeux les ruelles, on surveille un peu tout. On peut
pas s’en empêcher alors qu’on est de repos. »La radio, encore, il est à peine 22h 30. « En face d’
Ozenne, on tire sur les gens avec une carabine à plombs. Les gens en ont marre. Il faut y aller. »
Arrivée dans la lumière vive de la rue étroite. Des gens en grande discussion sur le trottoir. « Ils
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Mes remerciements à M. DREUILHE, Directeur Départemental de la sécurité publique de la Haute -Garonne, à M.
BARBE, responsable de la B.A.C et à l’équipe de nuit.
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tiraillent partout dans la rue, ça commence à nous gonfler. » L’équipe grimpe les marches, la
lumière de la torche jongle derrière les vitres. On tire des billes jaunes d’un pistolet en plastique
dur. Le petit bruit sec agace la carrosserie. Le central demande d’interpeller le tireur et de le
ramener au poste. C’est un jeune étudiant, surpris des conséquences de son jeu dangereux.
« Don’t point at the creature » Il y a écrit sur le pistolet que j’ai entre les mains qu’il ne faut pas
viser les gens. Les billes sont dans un gros biberon de plastique. Comique et triste. On a du mal à
se dire si c’est grave ou pas. On se serre dans la voiture. Le jeune, tête baissée, dit ne jamais
avoir fait de conneries. Il a peur mais reste digne. Vingt trois heures quarante, le jeune homme est
rentré à pied chez lui, avec le pistolet et les billes. L’officier de police judiciaire l’a sermonné, a
décidé d’une main courante. Pas de gravité pour lui, mais une trace en cas de récidive. L’incident
est clos.
On doit « faire des têtes »
Un graphique décrit les statistiques d’interpellation atteintes dans l’année. Il semble regarder les
hommes dans les yeux. Un pic de 132 et une moyenne de 90. Malaise dans le local de l’équipe.
Est ce que c’est un constat ou une demande de performance ? Ils ne trancheront pas sur cette
question. Un deuxième café serré pour aider les yeux à briller encore. Il est une heure du matin,
la nuit, la vraie, s’amorce. Pas de demande du coeur-radio. URBAIN ne parle pas à PUMA.
On repart vers le noir, au-delà de la ville vers le camp manouche de Ginestous, pour voir. Le
sombre, la nuit noire, rythmée par le toit des maisonnettes et des caravanes. Tout s’ordonne
autour d’un crépitement tonique. Une lueur violente monte vers le ciel, torche géante. Une
camionnette, devenue inutile, flambe, la chaleur me fait reculer, elle traverse la voiture qui nous
protège. « C’est sans doute une camionnette volée, dépouillée, elle est maintenant inutile, alors ils
la brûlent. Mais ça va, on peut rentrer encore partout, mais on a intérêt à maintenir la pression, si
on lâchait.. » Encore cette angoisse d’une bascule possible.
Des gros rats s’enfuient, des monceaux de détritus dorment dans le silence, deux femmes
roumaines, rencontre inattendue, trouent la nuit de leur sourire calme. Rien ne se passe, le balaiballet vers l’ailleurs reprend. Les choses se calment. « la ville, elle est mouvementée jusqu’à
minuit, deux heures du matin. Après, il y a quelques agressions, une toutes les trois nuits, pas
plus, c’est plutôt tranquille pour une grande ville. Et puis le matin, c’est les braquages, les casses,
après les sorties de nuit. La ville s’endort après minuit, avec les gens, contrairement à ce qu’on
pense. » je leur demande ce qu’ils ont pu vivre de pire dans leurs rondes de nuit. Un long silence
suit ma question, et puis « c’est quand il y a un cambriolage, qu’on rentre dans le noir et qu’on ne
sait pas où est le voleur, il peut nous sauter dessus, on connaît pas les lieux, on cherche mais on
sait pas d’où ça peut arriver. Pour moi, c‘est ça, pour les autres, je sais pas ».
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Une vague violente restée en supension
Le moment calme où la parole allait se construire est balayé par un appel du central. Le pouls
s’accélère, l’habitacle s’agite. Voiture qui bondit et fuse sur la rocade. On recharge le flashball, on
se cale dans les sièges. Cette fois ci, c’est sérieux : « un individu blessé par balle à la jambe, à
Auriacombe, appel à toutes les voitures. » La tension monte, concentration dans la vitesse et le
silence. La banlieue qui aspire et inquiète est là, à nouveau. Sous un porche, une voiture flambe.
deuxième torche de nuit. La radio informe : « Les agresseurs sont rentrés chez eux, on a utilisé
un fusil à pompe, l’agressé ne veut pas parler » Il est à demi allongé, calme, le sang de son genou
déchiqueté brille dans la nuit. Palabres, discussions à mi-voix. Les jeunes, debout sur la murette,
fument, sentinelles aux aguets, présence muette et prête. Des voitures de police continuent
d’arriver. en civil, en uniforme. Les hommes des deux camps se regardent et attendent les
secours. La tension est montée d’un cran. Tout à coup, on prend la police à parti. Un jeune n’y
tient plus et hurle : « La police ici, elle sert à rien; nous on n’a pas besoin de vous. Faites pas les
beaux. Ici, vous commandez pas, c’est notre maison » Réponse « ça suffit, on a autre chose à
faire que s’occuper de vos conneries ». La radio inquiète : « rejoignez nous à plusieurs, les mecs
sont excités ». La tension monte encore d’un cran, les gestes s’enflamment, on se bouscule, on
fait mine de frapper. Le SAMU balaie de sa présence l’espace étriqué de l’allée. Tout s’apaise. La
radio calme aussi le jeu « c’est bon, ne venez pas, restez au rond point, ça pourrait envenimer
les choses ». le SAMU efficace, emporte le blessé et repart. Il laisse le même vide et les hommes
face à face. « Il faut préparer notre départ, ne pas les énerver ».
Le mot est donné, les policiers regagnent en souplesse leurs voitures et on démarre sous des
jets de pierre jusque là contenus, en montrant le flashball par la vitre. « Montre leur, fais leur un
peu peur. ». L’adrénaline est montée d’un coup, une vague violente restée en suspension ; elle
est montée haut et redescend, juste avant de provoquer un raz-de-marée. Il y a eu un flottement,
un moment d’hésitation : entrer ou non dans la violence, frapper pour arrêter les paroles, pour
dire qu’on a le droit de faire régner la loi. Le choix,sans qu’on en discute, a été de préserver le
calme. On soupire de tant de tension accumulée. Il faut trouver l’agresseur. Quelques rues plus
loin, les voitures stoppent et les policiers courent dans la nuit sur les dalles, ils jonglent avec
l’espace et encerclent le lieu qui leur a été indiqué. Les jeunes les chassent depuis les coursives
des immeubles et jettent des cailloux. Les équipes ramènent celui qui a tiré, ils le connaissent et
pensent que c’est un règlement de comptes. Plus loin, sur le parking, on trouve les cartouches
vides et un morceau de chair qui rougit le bitume. Ils disent que c’est un bout de mollet et qu’on a
commencé à lui tirer dessus ici. Il est tard et je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. C’est une
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vraie agression et c’est un vrai morceau de corps que je vois. Tout ça, exceptionnel pour moi,
c’est banal pour eux. On classe, et on passe à autre chose.
C’est pas fini
Encore un appel radio « rassemblez toutes les voitures, ils s’en sont pris à une famille et sont en
train de fracasser le porte à coups de parpaings. » C’est quelques rues plus loin et c’est la suite
de la même histoire. La colère est plus froide, le raz le bol n’est pas loin. Plusieurs heures à se
battre autour d’un même problème qui rebondit à chaque fois. On croit que c’est fini mais autre
chose arrive. La distance est franchie en quelques minutes et les hommes de ma voiture ne
s’occupent plus de moi. « Attention, ils ont éteint les coursives, méfiez-vous, tout est plongé dans
le noir ». Ils sont rapides et précis. Ils courent vers l’immeuble, des hommes les accompagnent
avec les chiens. Je reste dans le noir reliée à la radio. De l’autre côté de la rue, un groupe de
policiers en uniforme calme son impatience « bon, on charge ou quoi » et il imite la trompette. C’est
vite fini, ils reviennent avec une grenade lacrymo confisquée. « la famille a eu le malheur de
parler de se mêler de leurs affaires, alors ils ont cassé des parpaings devant leur porte. Il n’y a
pas de blessés, on repart. » Et on rentre vers le chaud confortable de la ville, fatigués. Ils
expliquent que tout était lié. La voiture en feu, c’est celle de l’agresseur, brûlée par vengeance
par les amis de l’agressé, la famille avait prévenu la police et aurait du se taire et le coup de feu,
c’est sans doute un règlement de comptes. Ils ont pu ramener le calme et faire soigner le blessé
mais ils savent que c’est un épisode de la cité et que demain les reconduira là encore, comme
une fatalité.
On frôle l’entrée du commissariat central, il est presque cinq heures du matin. La radio nous
propulse encore ailleurs, pas d’hésitation, la décision d’y aller est prise en un éclair. C’est un
cambriolage. Carte, recherche de la rue et en urgence, on fonce. Feux éteints, on se tapie dans
l’ombre. Le voisin a vu quelqu’un escalader la façade d’un immeuble. Deux policiers escaladent
aussi, deux autres rentrent. Le dernier attend dans la rue et pointe l’arme à balles en caoutchouc
sur la façade. Ils réveillent une femme endormie qui dit n’avoir rien vu. Il n’y a rien, donc rien à
faire. Ils trouvent tout ça un peu étrange, mais pas de trace de cambriolage. Il est maintenant cinq
heures du matin, on rentre. Le jour s’approche, les rues naissent à l’activité quotidienne. On
regagne la chaleur du bureau où on échange les paroles de la nuit. On se demande s’il aurait fallu
« frapper » au Mirail, montrer qu’on est garant de l’ordre, en profiter pour faire exemple. On
argumente, contrargumente, pris en tenaille entre réprimer et accompagner, entre garder la paix
et montrer qu’on sait faire la guerre. Difficile position quand le camp d’en face refuse la présence
de la loi, quand même les médecins reçoivent des pierres. On se demande comment faire quand
Ils ne veulent pas qu’on se mêle de leurs affaires, quand ils parlent d’une partie de la ville comme
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de leur maison, quand ils font qu’on se sent intrus. On a la tentation de les laisser régler entre eux
leurs affaires. La houle des mots se calme elle aussi et puis tout est fini, chacun rentre chez soi
petit déjeuner avant de s’endormir. Je suis comme échouée sur le bord d’une plage quand la
tempête s’achève. C’est fort une ville la nuit, pan de réalité qui reste vraiment dans l’ombre pour
ceux qui, comme moi, essaient de la comprendre le jour .
La B.A.C en quelques mots2
La Brigade anti-criminalité est un service spécialisé de la Police qui a pour mission de procéder à
des interpellations pour tout flagrant délit produit sur la voie publique. La structure, qui se nommait
à l’époque Brigade de Sécurité de Nuit (BSN), a été crée en 74; elle opère actuellement de jour et
de nuit. Elle vise à compléter dans ses modes d’intervention le service général et le travail des
inspecteurs. Elle comble le vide en personnel civil capable d’intervenir rapidement sur le terrain.
Quand l’interpellation est faite, le relais est pris par un officier de police judiciaire qui rencontre la
personne interpellée. La brigade de la B.A.C peut alors repartir aussitôt sans avoir à gérer
l’aspect judiciaire. Les équipes sont composées de trois ou quatre policiers qui font des rondes
en civil dans des voitures banalisées. Ils travaillent trois nuits et ont deux jours de repos. Sur
Toulouse, les équipes de jour et de nuit sont dissociées. On demande au personnel des
capacités d’analyse pour savoir intervenir vite et juste, des compétences en matière de droit
pénal et la maîtrise de gestes techniques d’intervention pour que les interpellations se fassent
dans la sécurité. Les personnes sont toutes volontaires et choisies parmi les meilleurs policiers.
Leur efficacité est évaluée par une comparaison entre les taux la délinquance ( plaintes
déposées) et le nombre d’interpellation effectuées. Il ne doit pas y avoir de baisse dans les
interpellation s‘il y a une hausse de la délinquance. Des stages annuels de recyclage leur
permettent de maintenir et de perfectionner les compétences requises. La durée d’exercice est
normalement de cinq ans mais les personnes, parce qu’elles acquièrent de l’expérience, sont plus
performantes et exercent plus longtemps. Quand elles changent de service, elles optent en
général pour un service aussi valorisant dans lequel elles travailleront en civil.
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Interview de M. PEREZ. B.A.C
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