BRECHT, Antigone (1948), d`après la transposition par Hölderlin de

Transcription

BRECHT, Antigone (1948), d`après la transposition par Hölderlin de
BRECHT, Antigone (1948), d’après la transposition par Hölderlin de l’Antigone de Sophocle
(Traduction Maurice Régnault)
Affrontement Créon Antigone
CREON.
Reconnais-tu l'avoir fait ou le nies-tu ?
ANTIGONE.
Je reconnais l'avoir fait et ne le nie pas.
CREON.
Dis-moi encore, sans phrases, brièvement :
Sais-tu ce qui a été proclamé,
Dans toute la cité, au sujet de ce mort ?
ANTIGONE.
Je le savais. Comment l'ignorer ? C'était très clair.
CREON.
Tu as osé enfreindre mon décret ?
ANTIGONE.
Parce qu'il était le tien, celui d'un mortel.
Un mortel peut l'enfreindre, et je suis simplement
Un peu plus mortelle que toi. Mourir avant l'heure
̶ Ce qui, je pense, va m'arriver ̶ , je dis que j'y gagnerai.
A ceux qui comme moi vivent une vie malheureuse,
La mort n'est-elle pas de quelque profit ? Qui plus est,
Quel tourment j'aurais éprouvé, si j'avais laissé le mort,
Enfant de la même mère que moi, sans sépulture ! Mais rien
Maintenant ne me tourmente. Les dieux ne veulent pas voir
Le corps déchiqueté que la terre ne recouvre pas.
Mais s'il te semble que j'ai perdu le sens
De craindre leur colère et non la tienne,
Qu'un insensé alors soit maintenant mon juge !
LES ANCIENS.
L'âpre nature du père a chez l'enfant la même âpreté :
Elle n'a pas appris à se soumettre à l'infortune.
CREON.
La dureté du fer le plus dur
Disparaît dans la chaleur du four.
Tu vois ça tous les jours. Mais elle,
Elle prend plaisir à troubler les lois établies.
Et c'est être deux fois insolente
Que de faire ce qu'elle a fait, puis de s'en vanter,
D'en rire. Qu'on soit pris à commettre le mal
Et qu'on dise avoir fait une chose admirable,
Voilà ce que je déteste. Et pourtant,
Elle qui est de mon sang et qui m'a offensé,
Je ne veux pas, moi qui suis de son sang,
La condamner si vite. Je te pose une question :
Ce que tu as accompli secrètement
Étant devenu public, accepterais-tu de dire,
Tu éviterais alors un châtiment sévère,
Que tu le regrettes ?
Antigone garde le silence.
Dis-moi donc pourquoi tu t'obstines.
ANTIGONE.
Disons, pour l'exemple.
CREON.
Je t'ai en mon pouvoir, cela t'est égal ?
ANTIGONE.
Que peux-tu obtenir de plus que ma mort ?
CREON.
Rien de plus, mais avoir cela, c'est tout avoir.
ANTIGONE.
Qu’attends-tu ? De tout ce que tu dis,
Rien ne m'est agréable, rien ne le sera jamais,
Et je ne serai jamais, moi non plus, à ta convenance.
Mais d'autres me savent gré d'avoir fait ce que j'ai fait.
CREON.
Tu crois que d'autres voient les choses comme tu les vos ?
ANTIGONE.
Eux aussi ont des yeux, eux aussi sont troublés.
CREON.
N'as-tu pas honte de leur prêter cette opinion ?
ANTIGONE.
Ne doit-on pas honorer ceux qui sont du même sang ?
CREON.
Il est du même sang, celui qui est mort pour son pays.
ANTIGONE.
Oui, du même sang. Enfant d'une même famille.
CREON.
Et celui qui ne pensait qu'à lui vaut pour toi autant que l'autre ?
ANTIGONE.
Il n'a pas été ton esclave, il est toujours mon frère.
CREON.
Bien sûr, si pour toi être sacrilège ou non revient au même.
ANTIGONE.
Mourir pour son pays ou mourir pour toi, cela fait deux.
CREON.
Il n'y a donc pas de guerre ?
ANTIGONE.
Si, la tienne.
CREON.
Pas pour notre pays ?
ANTIGONE.
Pour la conquête d'un pays étranger.
Cela ne te suffisait pas de régner sur mes frères
Dans leur propre cité, dans Thèbes, Thèbes si douce,
Quand on y vit sans peur sous les arbres. Toi,
Il te fallait les entraîner vers la lointaine Argos,
Il te fallait là-bas aussi régner sur eux.
Et tu as fait de l'un le bourreau d'Argos la paisible,
Et l'autre, celui que l'effroi a saisi, tu l'exposes,
Déchiqueté, pour l'effroi des tiens.
CREON.
Ne pas lui parler, ne rien lui dire,
Je le conseille à ceux qui aiment la vie.
ANTIGONE.
Mais moi je vous appelle : aidez-moi dans ma détresse,
C'est à vous-même que vous viendrez en aide.
L'homme assoiffé de pouvoir boit de l'eau salée :
Il ne peut s'arrêter, il lui faut boire encore.
Hier c'était mon frère, aujourd'hui c'est moi.
CREON.
J'attends
Celui qui va venir à son secours.
Les anciens gardent le silence.
ANTIGONE.
Vous acceptez. Devant lui vous gardez silence.
Que personne ne l'oublie !
CREON.
Elle tient ses comptes. Ce qu'elle veut,
C'est la désunion sous le toit de Thèbes.
ANTIGONE.
Toi qui réclames à grands cris l'union,
C'est de discorde que tu vis.
CREON.
Je vis donc de discorde, ici d'abord,
Ensuite sur les champs d'Argos !
ANTIGONE.
C'est ainsi. Quand on use de violence contre les autres,
C'est qu'on en use contre les siens.
CREON.
Il me semble que cette fille généreuse
Me destine aux vautours ! Que Thèbes, désunie,
Devienne la proie d'une puissance étrangère,
Aucune importance ?
ANTIGONE.
Vous, les hommes e pouvoir, vous agitez toujours
La même mena : la désunion perdrait la cité.
Elle tomberait aux mains des autres, des étrangers,
Et nous courbons la nuque et nous vous amenons
Des victimes et notre cité, affaiblie, tombe aux mains de l'étranger.
CREON.
Que dis-tu ? Moi, je livre la cité aux étrangers ?
ANTIGONE.
C'est elle-même qui se livre à eux,
Quand elle courbe la nuque devant toi.
L'homme qui courbe la nuque ne voit pas
Ce qui vient vers lui. Il ne voit que la terre
Et elle, hélas, le recevra.
CREON.
Va, insulte la terre, fille perdue, insulte la patrie !
ANTIGONE.
Tu te trompes. Peine et fatigue, voilà ce qu'est la terre.
Ni elle, ni la maison ne sont à elles seules la patrie.
Ce n'est pas l'endroit où il a versé sa sueur,
La maison abandonné qui attend les flammes,
Ce lieu où il courbe la nuque, non.
Ce n'est pas cela que l'homme appelle patrie.
CREON.
Toi, la patrie ne t'appelle plus sa fille.
Tu es rejetée, comme la pourriture
Qui attaque tout, qui salit tout.
ANTIGONE.
Qui me rejette ? Ceux qui habitent notre cité
Sont, depuis que tu règnes, devenus moins nombreux,
Et leur nombre va diminuer encore.
Pourquoi reviens-tu seul ?
Quand tu es parti, vous étiez beaucoup.
CREON.
Qu'as-tu l'audace ?
ANTIGONE.
Où sont les fils, où les maris ? Ne reviendront-ils plus ?
CREON.
Écoutez-la mentir ! Tout le monde sait
Que je les ai laissés là-bas
Pour qu'ils finissent de nettoyer le champ de bataille,
Pour qu'ils ramassent jusqu'aux dernières haches.
ANTIGONE.
Pour qu'ils commettent jusqu'aux derniers cries
Et répandent l'épouvante, jusqu'à ce que leurs pères
Ne les reconnaissent plus quand à la finissent
Ils seront abattus comme des bêtes féroces.
CREON.
Elle outrage les morts !
ANTIGONE.
Homme stupide !
Mon souhait n'est pas d'avoir raison.
LES ANCIENS.
Elle est malheureuse,
Ne lui tiens pas rigueur de ce qu'elle dit.
Toi, forcenée,
Que ton chagrin ne te fasse pas oublier
Le magnifique triomphe de Thèbes !
CREON.
Mais justement elle ne veut pas que le peuple de Thèbes
S'installe dans les maisons d'Argos. Elle
Préférerait voir Thèbes détruite.
ANTIGONE.
Nous retrouver parmi les ruines de notre cité,
Ce serait pour nous préférable et plus sûr
Que d'occuper avec toi les maisons de l'ennemi.
CREON.
Et voilà, elle l'a dit ! Vous l'avez entendue.
Elle ne respecte aucune loi, dans sa démesure,
Comme cet hôte qui sur le point de partir,
Sans que personne souhaite le revoir,
arrache les sangles du lit pour faire son bagage.
ANTIGONE.
Je n'ai pris que ce qui est à moi
Et j'ai dû me cacher pour le prendre.
CREON.
Le bout de ton nez, là, tu ne vois que lui,
Mais l'ordre de l’État, l'ordre divin, tu ne le vois pas.
ANTIGONE.
Divin, il l'est peut-être. Je préférerais
Qu'il soit humain, Créon, fils de Ménécée.
CREON.
Va, tu as été notre ennemie
Et tu le resteras en bas, oubliée
comme le lâche qui fut mis en pièces,
Ceux d'en bas aussi le rejettent.
ANTIGONE.
Qui sait, il existe peut-être en bas un autre usage.
CREON.
Jamais un ennemi, même mort, ne devient un ami.
ANTIGONE.
Pour sûr. Je vis non pour haïr, mais pour aimer.
CREON.
Va, si tu veux aimer, va aimer sous la terre !
Ceux de ton espèce ici n'ont pas
A rester plus longtemps en vie.