La musique de l`enfance

Transcription

La musique de l`enfance
Avant-propos
Lorsque mon ami Michel Balat m’a demandé de réunir
quelques uns de mes articles pour en faire un volume, j’ai relu
des textes vieux, pour certains, de plus de vingt ans. Et comme
dans le domaine de la musique qui reste souvent pour moi un
champ de restauration psychique et, moins souvent, un espace
propice à la sublimation, j’ai entendu dans la basse continue de
ces différents écrits, une mélopée que j’ai appris à reconnaître en
m’initiant au difficile métier de psychanalyste.
Telle une passacaille qui déroule imperturbablement son
chant à la basse, en accueillant dans les autres voix des variations
dont le compositeur cherche à enrichir la polyphonie, une
sourde aspiration se fait progressivement jour au long de ces
textes, dont je mesure, dans l’après-coup, toute la charge d’idéalisation, voire de naïveté, qu’ils recelaient en eux, mais aussi de
convictions solidement enracinées. Ce contre-chant revient sans
cesse aux mêmes points nodaux, par-delà les apparences de la
présentation et du prétexte invoqué par ceux qui m’avaient
demandé ces contributions, et, par cette insistance même, définissent progressivement quelques bases dont les fondations sont
sous-jacentes et implicites.
Mais si la passacaille est pour moi l’expression la plus achevée
de la musique baroque, et La Grande Passacaille et Fugue en ut
mineur de Jean-Sébastien Bach singulièrement, il est une forme
musicale qui me semble encore plus proche de ce dont il s’agit
dans notre métier de médecin de l’esprit, je veux parler de l’improvisation. Cet exercice de style, très prisé chez les organistes,
5
repose sur un malentendu. En effet, à l’orgue, il ne s’agit jamais,
dans les bons cas, d’improviser comme lorsqu’on veut parler de
quelqu’un qui, n’ayant pas préparé son « sujet », va, parce qu’il
dispose de quelques talents oratoires, le présenter à la « vacomme-je-te-pousse », en espérant que les auditeurs n’y verront
rien, et peut-être même, en rajouteront à sa réputation de
brillance… à moins que cet exercice ne rate et n’aboutisse à la
débâcle redoutée par l’improvisateur. Les relents de la morale de
La Cigale et la Fourmi ne sont pas pour rien dans la mauvaise
réputation, en français courant, de ce mot. Mais dans le langage
musical, le mot d’improvisation retrouve toute sa noblesse, tant
il nécessite une excellence dans l’élaboration de la création musicale, que tous les musiciens lui reconnaissent sans arrière-pensées. En effet, il ne s’agit de rien moins que de pouvoir réussir à
« programmer l’aléatoire » (Oury). Un sujet vous est donné – la
coutume pousse même la difficulté à remettre le thème de l’improvisation à l’organiste dans une enveloppe cachetée qu’il n’ouvrira qu’au moment précis auquel il doit jouer – et à partir de ce
sujet, vous devez varier d’une façon réglée (comme du papier à
musique) tout en faisant preuve d’une potentialité créatrice qui
mette l’auditeur éclairé à l’abri de l’ennui :
« De même que les yeux de celui qui déchiffre précèdent ses doigts, de
même la pensée du bon improvisateur devance ses mains. Il est facile de
reconnaître celui qui se laisse guider par ses doigts. Il ne peut se tenir en équilibre entre la banalité et l’incohérence. Il parle pour ne rien dire et devient vite
insupportable à entendre. »1
Vous voyez qu’il s’agit donc d’un double travail psychique
qui consiste à utiliser toute la science musicale dont vous êtes
pourvu pour la création de quelque chose de totalement nouveau à partir d’un thème donné qu’un autre musicien vous
propose.
« L’improvisation occupe, depuis plusieurs siècles, une place importante
dans l’Art de la Musique, et a été pratiquée par un grand nombre de compositeurs. Haendel improvisait couramment dans ses Concertos pour orgue et
6
orchestre, et ses partitions portent l’indication des parties qui doivent être
improvisées par l’organiste au concert. Bach possédait des dons d’improvisation prodigieux. Il réalisait aux claviers, avec une aisance incroyable, des
Fugues doubles et triples, à cinq et six voix, et des Canons en augmentation
d’une longueur surprenante. L’Offrande Musicale, que l’on sait avoir été
improvisée devant Frédéric le Grand de Prusse, est pour nous le document le
plus saisissant de cette fertilité surhumaine. Depuis l’époque de Haendel et
de Bach, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Franck, furent
également de merveilleux improvisateurs.
Pour être un bon improvisateur, il faut non seulement avoir acquis une
technique souple et sûre, mais encore savoir l’Harmonie, le Contrepoint, la
Fugue, et n’ignorer ni le Plain-Chant, ni la Composition, ni l’Orchestration. »2
Y a-t-il comparaison plus proche de ce travail psychique particulier que l’on doit faire dans toutes les situations dans lesquelles la relation humaine est au premier plan, si tant est qu’il
y ait des situations dans lesquelles elle ne le soit pas ! Accueillir
un patient singulier et mettre à son service toute la science que
l’on a de son métier n’est-ce pas ce que nous essayons de faire
chaque jour avec ceux qui nous sont confiés ou qui se confient
eux-mêmes à nous ?
On comprendra que la manière de prendre position dans
cette circonstance est l’occasion de manifester chacun notre style
particulier ; chaque improvisateur se reconnaît à son style,
chaque psychiste (Tosquelles) se reconnaît aussi à son style ; et je
crois qu’à ce sujet il est de la plus haute importance que ces styles
ne fassent pas l’objet de conférences de consensus trop précises,
tant elles risqueraient de transformer ce représentant de notre
personne en standard impersonnel, antinomique avec ce métierlà. En musique, les élèves musiciens savent qu’à partir d’un
thème donné il est possible de fabriquer une fugue standard ;
c’est ce que l’on appelle une « fugue d’école ». Et chacun s’accorde à reconnaître dans cet exercice un pensum sans grand intérêt sur le plan musical.
Mais il est une autre forme de composition, la suite, qui est
passionnante. En effet, dans la même tonalité, le musicien va
7
proposer de donner, en quelques séquences sonores, une succession d’atmosphères à la fois différentes par les rythmes utilisés,
et également unies par un lien qui assure à l’auditeur qu’il s’agit
de la même suite. Une suite est souvent articulée autour de
formes rythmiques précises, mais qui autorisent l’épanouissement du musicien qui peut réussir, à partir de contraintes très
fortes, à sublimer son idée basale. C’est ainsi qu’à un prélude
succède souvent une allemande, une courante, une sarabande,
un menuet, une loure, un trio, avant de se terminer par une
gigue.
L’idée principale est celle de Winnicott, de « sentiment
continu d’exister ». En effet, que ce soit dans la passacaille, dans
l’improvisation ou dans la suite, le cadre apparemment très
contraignant assure une partie d’identique aux successions musicales, mais encourage à l’invention, et il n’est pas de plus grand
plaisir que d’entendre activement une modulation inattendue,
ou une variation originale, au détour d’une partie plus « attendue ». En fait, ce sont à mon sens les deux aspects ensemble qui
procurent la qualité de profondeur attribuée aux bons musiciens.
C’est aussi pour cet ensemble de raisons que j’ai choisi de présenter ces quelques textes selon la « logique » musicale 3, et plus
précisément en recourant à la forme de la suite. Par définition,
le nombre des suites est non limité, et bien que n’étant pas un
musicien accompli, j’espère pouvoir encore écrire quelques
suites de ma façon. Il se peut que, devant les tempêtes à venir,
l’une ou l’autre de ces suites soient en mineur, à moins que, la
saine colère l’emportant, ce soit plutôt la tonalité de majeur qui
y convienne. Il m’arrive aussi de penser que le genre romanesque
soit parfois propice pour dire sous forme métaphorique ce que la
forme scientifique classique n’autorise pas toujours. Ne sommesnous pas dans des champs, la psychopathologie, la psychiatrie, la
psychanalyse, dans lesquels le travail sur les hypothèses est
énorme, tandis que celui sur les déductions est particulièrement
mince ? Mais nos intuitions sont souvent indicatrices de pistes
8
fécondes, et il y a tout lieu de les cultiver activement. N’est-ce
pas essentiellement pour cela que Peirce a inventé les hypothèses
dites « abductives » ? Or un roman peut être un texte dans lequel
ces hypothèses prennent corps. Ces rêves étant prononcés,
seront-ils prémonitoires ? L’avenir nous le dira. Il faut donc
attendre… la suite.
Prélude : La musique entre sensations et représentations
Première suite : Accueillir l’enfant de et dans l’homme
Allemande : Pour accueillir les enfances
Courante : À propos de Vendredi de Michel Tournier
Menuet : Le Grand Bleu et la dépression ou « L’œuvre-aubleu »
Gigue : Culture, création et souffrance dans l’existence
psychotique
.
.
.
.
Cette première suite est tournée vers la fonction d’accueil
selon ses différentes problématiques. Chez l’enfant, il s’agit de
l’accueillir de telle façon qu’il se sente à la fois attendu par le travail que ses parents auront fait à ce sujet, et dont nous mesurons
tous les jours l’importance qu’il a, mais aussi respecté dans sa singularité. Comment donc être assez chaleureux pour lui indiquer
l’intérêt que nous lui portons, mais assez à la bonne distance
pour qu’il ne souffre pas d’intrusion ? Chez l’adulte, nous travaillons avec l’enfant qui gît en lui, soit très loin, caché derrière
toutes sortes de cendres qui ont recouvert les braises de l’enfance
d’une inhibition massive, soit encore trop proche, donnant à cet
adulte un aspect de fragilité dont notre dur monde contemporain stigmatise ceux qui en sont porteurs. Les quatre parties de
cette suite envisagent le problème sous divers angles avec le souci
(Allemande) de retrouver l’enfant (Menuet) en devenir (Vendredi)
pour construire une culture de l’apaisement de la souffrance,
notamment psychotique (Gigue).
9
Deuxième suite : Une clinique des enfants
Chaconne : La clinique : une pensée du concret
Loure : L’enfant autiste à la lumière de la sémiotique
Sarabande : Les noces barbares
Gigue : Famille, fonction contenante et institution
.
.
.
.
Cette deuxième suite tente d’aborder l’enfant par le biais de
la clinique. Non seulement la clinique des livres de médecine qui
est importante, mais aussi celle du signifiant, celle du message
contenu dans le signe de la clinique, et qui, lui, a besoin d’une
équipe organisée selon des dispositifs particuliers pour émerger
et être subsumée (Chaconne). Un approfondissement particulier
avec l’étude de la sémiotique donne des thèmes très riches pour
cette réflexion et introduit dans notre champ une autre approche
dont il y a lieu d’attendre beaucoup (Loure). Quelques situations
romanesques sont propices à cette aperception de la dramaturgie
en train de se constituer. Il en est une qui a eu pour moi un
grand effet, c’est le roman de Queffélec : Les noces barbares
(Sarabande). Cela peut-il se reprendre sous une forme plus généralisée (Gigue) ?
Postlude : Loi symbolique, logique des identifications et discours de l’institution
Ce postlude dépeint l’atmosphère de la nécessaire institution
à fabriquer avec et pour l’enfant, et plus précisément l’enfant
psychotique. Cette impérieuse nécessité repose sur la constatation du mode particulier selon lequel l’enfant construit ses
objets, ses objets internes, et sa relation au monde. La psychanalyse a fait désormais la critique des dispositifs dans lesquels sa
pertinence peut et doit être remise en cause. Un enfant autiste
ne peut être traité par un psychanalyste comme un « névrosé
occidental poids moyen ». Dans le second cas, le cadre pensé par
Freud après de nombreux aménagements successifs peut très
bien convenir, quoiqu’en pensent ceux qui allèguent la mort du
10
fondateur de la psychanalyse pour mieux éviter d’avoir à l’étudier. Mais dans le premier, beaucoup de gens s’accordent à dire
que le cadre doit être pensé de telle sorte que l’enfant autiste et
l’enfant psychotique puissent y être accueillis avec l’idée de les
comprendre en référence à la théorie psychanalytique, mais avec
un certain nombre de modifications qui rendent cette visée possible. Et dans ces modifications incontournables, le concept
d’institution est fondamental.
Je ne terminerai pas cette présentation sans remercier ceux
qui m’ont aidé dans ce travail, tout au long de mon engagement
professionnel, et plus particulièrement les trois secrétaires du service dans lequel j’exerce aujourd’hui, Françoise Autret, Nathalie
Moreau et Sophie Paumier.
Je tiens à remercier tous les soignants qui, de près ou de loin,
acceptent de se remettre en cause pour mieux servir les enfants
que nous soignons, leurs parents que nous tentons d’épauler, et
également tous les partenaires avec lesquels nous collaborons
chaque jour dans notre fonction. Il est enfin une structure qui
amplifie et permet l’épanouissement de tout ce travail, c’est
l’Association Culturelle en Santé Mentale (ACSM), dont la présidente (Madeleine Alapetite) et tous les membres font preuve
d’une très profonde maturité dans le soin aux patients, et d’une
mobilisation permanente autour de l’éthique de la psychiatrie.
Sans eux, ce témoignage que je porte ne serait pas possible.
Enfin, j’ai cité en notes les personnes et les associations qui
m’ont invité à exprimer mes idées et mes positions au travers de
ces différents textes publiés ou non. Je tiens à les remercier.
NOTES
1- M. DUPRÉ, Cours complet d’Improvisation à l’Orgue, Paris, éd. Leduc, 1937.
2- M. DUPRÉ, Cours complet d’Improvisation à l’Orgue, Paris, éd. Leduc, 1937.
3- Dans Le Cru et le Cuit, Claude LÉVI-STRAUSS utilise cette présentation : Ouverture,
Thème et variations, Sonate de bonnes manières, Astronomie bien tempérée, Paris,
éd. Plon, 1964.
PRÉLUDE
La musique entre sensations
et représentations1
à Bernard Golse2
« Quand contremont verra retourner Loire
et en l’air les poissons prendre pâture,
les corbeaux blancs laissant noire vêture,
Alors de toi n’aurai plus de mémoire »
Poème de P. Attaingnant
mis en musique par C. Janequin
Qu’est-ce que la musique ? Qu’est-ce que la philosophie ?
Qu’est-ce que l’homme ? Autant de questions qui ne sont pas
assez simples mais qui sont trop importantes pour y répondre ici
et maintenant et qui mettraient trop en évidence mon incompétence à les traiter. Ce qui m’intéresse ici et maintenant c’est de
comprendre la fonction que la musique a pour l’homme et ce
qui peut nous éclairer sur sa constitution, son développement et
sur ce qu’elle met en jeu dans la relation au monde. Présenter les
choses comme ça, c’est aussi tenter de parler de certaines difficultés spécifiques à la psychopathologie.
Tout d’abord, chez les Grecs, « musique » est le nom donné
à l’art qui réalise le plus complètement la somme de l’art de
chacune des muses. Elle fait partie des quatre composantes de
la mathématique : l’arithmétique, la musique, la géométrie et
l’astronomie, car avant d’être un art au sens contemporain,
c’est une question de mise en forme de la vibration d’une
13
corde, d’un tuyau, d’une voix.
Une vibration V1 est inversement proportionnelle à la longueur d’une corde L1, de telle sorte que si une corde L2 a la moitié de la longueur de L1, la vibration V2 est égale au double de
V1. La perfection de l’architecture du théâtre d’Épidaure est là
pour nous rappeler que les Grecs avaient réfléchi aux rapports
complexes entre les voix et les vibrations, entre ces deux aspects
de la même musique.
Sur un autre plan, si on pose la question à un non-entendant
de naissance de savoir comment il peut accéder aux rythmes du
monde, et donc comment il a pu se fabriquer un stock de représentations de choses sonores, il répond que ce sont les vibrations
tactiles qui tiennent lieu de source sonore, que sa sensibilité profonde lui tient lieu de tympan. On sait qu’un fœtus, dès la vingtième semaine, est sensible aux vibrations en provenance des
borborygmes du ventre de sa mère, de ses bruits du coeur et de
ses vibrations vocales.
Donc le sonore existe selon deux modes de transmissionperception : l’audition et la sensibilité profonde sont des
variantes du thème général de la vibration. Quand deux êtres
sont en accord profond sur les aspects affectifs ou intellectuels,
ne dit-on pas qu’ils vibrent à l’unisson ?
Une fois né, l’enfant se retrouve dans un bain sonore qui va
l’envelopper et constituer ce que Anzieu appelle une enveloppe
sonore dont le statut est très particulier, notamment en comparaison avec les objets du regard.
Pour le regard, il y a un organe très important, la paupière,
qui peut créer une séparation entre la chose regardée (re-gardée/re-présentation) et l’image visuelle qui en reste (un des
objets « a » est, selon Lacan, le regard comme « désir à l’autre »,
tandis que la voix est le « désir de l’autre »). Il est possible de
choisir de regarder ou pas, ce qui fait une grande différence avec
le sonore.
Pour les oreilles, pas de paupières. Notre rapport au sonore ne
14
requiert pas de choix, il nous est imposé, et cela peut très vite
tourner à la persécution.
Le petit Cyrille a 18 mois. Ses parents viennent me voir pour des
troubles du sommeil qui durent depuis un an. Ils ont des mines
épouvantables parce que Cyrille ne dort pas bien, se réveille toutes
les heures ou demi-heures. Chaque soir amène l’angoisse : « il ne va
encore pas dormir/les voisins vont taper sur les tuyaux et dans le plafond, on va encore se faire engueuler sur le palier… d’ailleurs, les
voisins, ils nous regardent, faut voir comment… »
Dans cette histoire, tout est en place pour un circuit interactif
pathogène. Pourquoi ? Parce que le papa de Cyrille est un patient
épileptique qui a toujours peur de faire une crise lorsqu’il est responsable de son fils, et qu’il a accepté de le confier à sa femme, qui
elle-même, est dévorée par l’angoisse, surtout la nuit, à cause d’antécédents de mort subite d’un nourrisson dans sa famille, ce qui
l’amène à sursauter au moindre bruit de son fils. Mais aussi, me
semble-t-il dans cette situation, parce que l’insonorisation, l’isolation phonique n’ont pas été prises en compte dans la construction
ni du bâtiment… ni de cet enfant. Les cloisons de nos maisons
sont les paupières de nos oreilles. D’où certains fantasmes originaires qui seront évoqués ultérieurement.
Et pourtant, certains survivent dans tant de bruit parce qu’ils
peuvent se fabriquer une barrière filtrante, ils peuvent investir ou
contre-investir l’enveloppe sonore.
Offenbach écrit ses partitions de préférence lorsqu’il donne
des réceptions chez lui. Beckett, qui écrit ses pièces dans un bar
de la rue Saint-Jacques, a besoin du bruit environnant dans
lequel il puise, en le filtrant, ce qu’il va utiliser dans sa création.
Il isole, sur fond de sensations diffuses, les représentations-prétextes de ses œuvres… en attendant Godot.
Marine est autiste et épileptique, transformée progressivement,
du fait de la fréquence de ses crises, en Jeanne d’Arc casquée, armurée… Elle tapote les murs, des parties de sa cuirasse, des portes et des
15
armoires, tic tic/tac tac/toc toc, comme une suite rythmique qui
définit son enveloppe sonore. Dans ces moments-là elle est absente,
sans faire de crises, son intérêt est centré sur elle-même. Elle est tout
accrochée à son enveloppe sonore ; quand ça s’arrête, l’échange par le
regard peut reprendre. Elle a repris son énergie communicante et
laissé quelques instants son enveloppe sonore « réassurante ». Ses
investissements sont à type d’identification adhésive sur le sonore et
leur massivité indique assez la force de la pulsion d’emprise sur l’objet partiel – ici sonore – à la mesure de ses angoisses d’anéantissement.
L’enveloppe sonore est donc très importante dans la constitution de l’appareil psychique de l’enfant et notamment parce
qu’elle se dialectise avec l’enveloppe visuelle.
Vous vous souvenez que Freud, très tôt en 1891, dans son
texte « Sur l’aphasie », propose un schéma qui articule les représentations de choses avec les représentations de mots ; les premières
sont sous la dominante visuelle, les secondes sous celle de l’auditif. Les premières forment un ensemble ouvert, les secondes un
ensemble fermé.
Mais ce schéma théorique de la représentation de l’objet
(1915) est secondaire à la mise en place du dispositif qui permet
à l’enfant d’accéder à la représentation. D’abord il y a l’univers
des sensations, c’est-à-dire ce rapport élémentaire voire
archaïque que le fœtus, vers la fin de la grossesse, établit avec sa
mère, puis l’enfant nouveau-né avec son environnement pareexcitant. Nous sommes dans ce que Maldiney nomme, après
E. Strauss et V. von Weizsäcker, le pathique.
Avant d’avoir une représentation visuelle du sein, contextualisée par la voix maternelle, l’odeur du creux axillaire, etc., le
bébé a la sensation au creux de son estomac que quelque chose
manque. Ce manque archaïque déclenche par les voies neurologiques le cri qui va amener plus ou moins vite, en fonction de
l’accordage affectif transmodal, devant sa bouche criante, le sein
qui va répondre à son besoin.
Meltzer situe dans cet évènement la matrice des conflits émo16
tionnels esthétiques. Mais pour le bébé, outre cette promesse de
la future jouissance des arts, il est intéressant de repérer que la
faim douloureuse va devenir avec M. Klein un prototype du
mauvais objet partiel, tandis que le lait qui apaise devient un bon
objet. Cette succession constitue un premier rythme temporel
sur lequel s’édifie le sentiment continu d’exister.
La sensation en question est un îlot comprenant plusieurs
qualités « sensationnelles » (en rapport avec des sensations)
contextualisées.
Très vite le bébé distinguera dans sa question – son cri devenu
appel – deux choses différentes :
– le besoin,
– cette autre chose, ce je-ne-sais-quoi qui y est attaché mais
ne s’y réduit pas, la demande d’amour.
Quand le bébé – je me situe là sur un plan logique – distingue dans ses sensations des qualités différentes, cela veut dire
qu’il s’attend à trouver des réponses distinctes à partir de « questions » différentes : le besoin de lait et la demande d’amour.
Le bébé peut se représenter, grâce à l’identité de perception,
l’objet congruant qu’il attend.
Dès lors, les représentations de choses peuvent s’articuler
pour l’enfant, dans le bain sonore qui l’enveloppe et dont le bain
de langage est un sous-ensemble, avec les représentations de
mots, première tentative de mise en forme de la tablature langagière.
L’enfant est passé d’un monde constitué d’îlots de sensations
discontinues orales, auditives, anales, tactiles… à un archipel
d’îlots de sensations en train de s’articuler dans le cadre de la
« consensualité », puis à un appareil psychique dans lequel les
sensations entraînent des actions spécifiques qui déclenchent des
hallucinations, des représentations de désir, dont la rencontre
avec l’objet représenté vient authentifier la différence entre les
fantasmes et la réalité.
Tout ce travail de l’enfant, pour passer d’un monde où les
17
processus primaires sont les agents organisateurs du principe de
plaisir/déplaisir à un monde où le principe de plaisir/déplaisir est
sommé de signer un pacte avec le principe de réalité, est évidemment un chemin – celui de la castration symboligène, semé,
comme la retraite de Saint Antoine, des multiples tentations de
l’évitement de la castration.
C’est à ce prix que l’appareil psychique pourra négocier la
dure vie quotidienne qui l’attend.
Alors ma thèse est la suivante : la musique est cet appareil
logique qui nous fait accéder, plus ou moins sur commande, à ce
moment de l’existence situé dans le temps du principe de plaisir/déplaisir, où l’hallucination du désir ou, plutôt, les représentations de désir sont suivies par deux réponses distinctes : d’une
part la réponse au besoin et d’autre part, cette autre chose qui
l’accompagne qui est – a été – la matrice de ce qui, dans cette
expérience, symbolise le passage du déplaisir au plaisir, des sensations de déplaisir sans objet à des sensations de plaisir avec
objet.
La musique nous emmène donc dans un monde de sensations dans lequel les représentations de l’objet sont en passe de
se constituer. La musique nous replonge dans notre enfance, là
où s’inaugure l’espace entre sensations et représentations.
Pour accéder à la musique il faut un compositeur, un interprète et un auditeur. Nous prendrons l’exemple d’une improvisation dans laquelle compositeur et interprète sont le même
personnel et chez qui « la trace signifiante du rythme » fonctionne comme sensation chez le musicien tandis qu’elle a valeur
de représentation chez les auditeurs.
« Un musicien3 bien connu des organistes, Gérard L., fut très
surpris en descendant de la tribune de son orgue lorsqu’il entendit les infirmières et les pédiatres commenter l’improvisation qui
clôturait son concert. En effet, pour ses auditeurs, il venait tout
simplement de faire un “travail de naissance” porté par le thème
de Béclère, naissance pour son fils Jean-Baptiste, sorti vivant de
18
la réanimation où la prématurité l’avait précipité. Béclère c’est en
effet le nom du service des prématurés où Jean-Baptiste est entré
à l’âge de six mois de conception, atteint de la maladie des membranes hyalines. Mais, Béclère, c’est aussi le thème musical
Béclère qui a été proposé par un médecin mélomane invité
comme les autres soignants de cet hôpital au récital offert par
Gérard L. en remerciement des soins prodigués à son fils ; car
Jean-Baptiste est sorti de Béclère où pendant des mois ses
parents l’ont attendu derrière des vitres transparentes qui ne laissaient de prise à leur amour que dans la dévoration du regard
qu’elles permettaient, véritable oralité scopique supportant non
seulement la préoccupation maternelle primaire mais encore
l’angoisse de la mort, car Jean-Baptiste a fait plusieurs arrêts cardiaques dont un notamment lors d’une visite de ses parents. On
connaît la musique de cet événement dramatique amplifiée par
un monitoring où le rythme cardiaque, d’abord rapide, se ralentit jusqu’à un seuil en deçà duquel une alarme stridente retentit :
c’est alors la précipitation des réanimateurs en réponse à la
menace de mort.
Cette séquence rythmique est bien connue des équipes de
Béclère qui, quelques mois plus tard, l’ont à nouveau entendue
comme un maillon organisateur de cette improvisation finale.
Le seul à qui les choses avaient échappé était précisément le
musicien lui-même qui pourtant, lors de nos rencontres, avait
décrit plusieurs fois cette scène difficile à évacuer et dont on
devinait qu’elle avait acquis le caractère de retour insistant
propre aux scènes traumatiques.
Ainsi, complètement absorbé par la difficile élaboration du
contrepoint sur le thème conscient de Béclère, l’organiste avait
parallèlement produit, sans s’en apercevoir, une sorte de
« contre-sujet » qui était pratiquement l’écho direct du monitoring ; ce contre-sujet nous l’appellerions volontiers le texte latent
par opposition au pré-texte manifeste du thème Béclère. Le fait
le plus révélateur est que l’organiste a subitement compris, si l’on
19
peut dire, son improvisation dès les premières remarques de ses
auditeurs, remarques dont on peut dire qu’elles ont eu valeur
d’interprétation.
Nous avons eu la chance d’écouter cet enregistrement avec le
musicien qui commentait cette fois son œuvre, non plus à partir du thème de Béclère mais du contre-sujet. Ce dernier se fait
entendre d’une façon lancinante à une fréquence d’abord très
élevée qui se ralentit progressivement jusqu’à s’arrêter complètement, entraînant alors dans son silence toutes les autres voix ;
silence incompréhensible et anxiogène pour qui se laisse porter
par la rigueur sereine du contrepoint. À l’expiration de ce silence
éclate un tutti puissant qui cherche à recouvrir l’image de la
mort, et l’on sait que les processus primaires du rêve la traduisent justement par l’immobilité et le silence4.
Cette anecdote n’est pas simplement un commentaire de texte.
Il nous semble au contraire qu’elle permet d’illustrer les travaux de
Freud et Lacan pour lesquels le discours ne se développe pas seulement autour du signifié manifeste qui cherche à s’exprimer
consciemment, ici le thème Béclère, mais est organisé en sousjacence par le matériau sonore même du signifiant. Ainsi la trace
acoustique du rythme est venue bousculer l’architecture carrée du
contrepoint pour finalement organiser tout le texte à la manière
d’un lapsus, un lapsus révélateur d’une scène traumatique vécue
par un père faisant à sa façon un travail de naissance. »
Le compositeur va écrire une musique en procédant de plusieurs manières que je caricature ainsi par deux exemples : soit il
part de ses affects et de ses remémorations successifs en rapport
avec un épisode de son enfance qui retrace les modalités de son
accordage affectif et, à sa production de bébé modulée par sa
propre voix « lilo, lilo, lilo » traduisant la fin triomphale de son
deuxième biberon, la voix maternelle reprend en écho transmodal structurant : « oh ! il est conten-ent le bébé, oh oui oh oui
oui oui », ce qui avec un fa dièse donne fa fa sol la la sol fa mi ré
ré mi fa fa mi mi, et Beethoven d’écrire plus tard, à l’occasion de
20