La musique de l`enfance
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La musique de l`enfance
Avant-propos Lorsque mon ami Michel Balat m’a demandé de réunir quelques uns de mes articles pour en faire un volume, j’ai relu des textes vieux, pour certains, de plus de vingt ans. Et comme dans le domaine de la musique qui reste souvent pour moi un champ de restauration psychique et, moins souvent, un espace propice à la sublimation, j’ai entendu dans la basse continue de ces différents écrits, une mélopée que j’ai appris à reconnaître en m’initiant au difficile métier de psychanalyste. Telle une passacaille qui déroule imperturbablement son chant à la basse, en accueillant dans les autres voix des variations dont le compositeur cherche à enrichir la polyphonie, une sourde aspiration se fait progressivement jour au long de ces textes, dont je mesure, dans l’après-coup, toute la charge d’idéalisation, voire de naïveté, qu’ils recelaient en eux, mais aussi de convictions solidement enracinées. Ce contre-chant revient sans cesse aux mêmes points nodaux, par-delà les apparences de la présentation et du prétexte invoqué par ceux qui m’avaient demandé ces contributions, et, par cette insistance même, définissent progressivement quelques bases dont les fondations sont sous-jacentes et implicites. Mais si la passacaille est pour moi l’expression la plus achevée de la musique baroque, et La Grande Passacaille et Fugue en ut mineur de Jean-Sébastien Bach singulièrement, il est une forme musicale qui me semble encore plus proche de ce dont il s’agit dans notre métier de médecin de l’esprit, je veux parler de l’improvisation. Cet exercice de style, très prisé chez les organistes, 5 repose sur un malentendu. En effet, à l’orgue, il ne s’agit jamais, dans les bons cas, d’improviser comme lorsqu’on veut parler de quelqu’un qui, n’ayant pas préparé son « sujet », va, parce qu’il dispose de quelques talents oratoires, le présenter à la « vacomme-je-te-pousse », en espérant que les auditeurs n’y verront rien, et peut-être même, en rajouteront à sa réputation de brillance… à moins que cet exercice ne rate et n’aboutisse à la débâcle redoutée par l’improvisateur. Les relents de la morale de La Cigale et la Fourmi ne sont pas pour rien dans la mauvaise réputation, en français courant, de ce mot. Mais dans le langage musical, le mot d’improvisation retrouve toute sa noblesse, tant il nécessite une excellence dans l’élaboration de la création musicale, que tous les musiciens lui reconnaissent sans arrière-pensées. En effet, il ne s’agit de rien moins que de pouvoir réussir à « programmer l’aléatoire » (Oury). Un sujet vous est donné – la coutume pousse même la difficulté à remettre le thème de l’improvisation à l’organiste dans une enveloppe cachetée qu’il n’ouvrira qu’au moment précis auquel il doit jouer – et à partir de ce sujet, vous devez varier d’une façon réglée (comme du papier à musique) tout en faisant preuve d’une potentialité créatrice qui mette l’auditeur éclairé à l’abri de l’ennui : « De même que les yeux de celui qui déchiffre précèdent ses doigts, de même la pensée du bon improvisateur devance ses mains. Il est facile de reconnaître celui qui se laisse guider par ses doigts. Il ne peut se tenir en équilibre entre la banalité et l’incohérence. Il parle pour ne rien dire et devient vite insupportable à entendre. »1 Vous voyez qu’il s’agit donc d’un double travail psychique qui consiste à utiliser toute la science musicale dont vous êtes pourvu pour la création de quelque chose de totalement nouveau à partir d’un thème donné qu’un autre musicien vous propose. « L’improvisation occupe, depuis plusieurs siècles, une place importante dans l’Art de la Musique, et a été pratiquée par un grand nombre de compositeurs. Haendel improvisait couramment dans ses Concertos pour orgue et 6 orchestre, et ses partitions portent l’indication des parties qui doivent être improvisées par l’organiste au concert. Bach possédait des dons d’improvisation prodigieux. Il réalisait aux claviers, avec une aisance incroyable, des Fugues doubles et triples, à cinq et six voix, et des Canons en augmentation d’une longueur surprenante. L’Offrande Musicale, que l’on sait avoir été improvisée devant Frédéric le Grand de Prusse, est pour nous le document le plus saisissant de cette fertilité surhumaine. Depuis l’époque de Haendel et de Bach, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Franck, furent également de merveilleux improvisateurs. Pour être un bon improvisateur, il faut non seulement avoir acquis une technique souple et sûre, mais encore savoir l’Harmonie, le Contrepoint, la Fugue, et n’ignorer ni le Plain-Chant, ni la Composition, ni l’Orchestration. »2 Y a-t-il comparaison plus proche de ce travail psychique particulier que l’on doit faire dans toutes les situations dans lesquelles la relation humaine est au premier plan, si tant est qu’il y ait des situations dans lesquelles elle ne le soit pas ! Accueillir un patient singulier et mettre à son service toute la science que l’on a de son métier n’est-ce pas ce que nous essayons de faire chaque jour avec ceux qui nous sont confiés ou qui se confient eux-mêmes à nous ? On comprendra que la manière de prendre position dans cette circonstance est l’occasion de manifester chacun notre style particulier ; chaque improvisateur se reconnaît à son style, chaque psychiste (Tosquelles) se reconnaît aussi à son style ; et je crois qu’à ce sujet il est de la plus haute importance que ces styles ne fassent pas l’objet de conférences de consensus trop précises, tant elles risqueraient de transformer ce représentant de notre personne en standard impersonnel, antinomique avec ce métierlà. En musique, les élèves musiciens savent qu’à partir d’un thème donné il est possible de fabriquer une fugue standard ; c’est ce que l’on appelle une « fugue d’école ». Et chacun s’accorde à reconnaître dans cet exercice un pensum sans grand intérêt sur le plan musical. Mais il est une autre forme de composition, la suite, qui est passionnante. En effet, dans la même tonalité, le musicien va 7 proposer de donner, en quelques séquences sonores, une succession d’atmosphères à la fois différentes par les rythmes utilisés, et également unies par un lien qui assure à l’auditeur qu’il s’agit de la même suite. Une suite est souvent articulée autour de formes rythmiques précises, mais qui autorisent l’épanouissement du musicien qui peut réussir, à partir de contraintes très fortes, à sublimer son idée basale. C’est ainsi qu’à un prélude succède souvent une allemande, une courante, une sarabande, un menuet, une loure, un trio, avant de se terminer par une gigue. L’idée principale est celle de Winnicott, de « sentiment continu d’exister ». En effet, que ce soit dans la passacaille, dans l’improvisation ou dans la suite, le cadre apparemment très contraignant assure une partie d’identique aux successions musicales, mais encourage à l’invention, et il n’est pas de plus grand plaisir que d’entendre activement une modulation inattendue, ou une variation originale, au détour d’une partie plus « attendue ». En fait, ce sont à mon sens les deux aspects ensemble qui procurent la qualité de profondeur attribuée aux bons musiciens. C’est aussi pour cet ensemble de raisons que j’ai choisi de présenter ces quelques textes selon la « logique » musicale 3, et plus précisément en recourant à la forme de la suite. Par définition, le nombre des suites est non limité, et bien que n’étant pas un musicien accompli, j’espère pouvoir encore écrire quelques suites de ma façon. Il se peut que, devant les tempêtes à venir, l’une ou l’autre de ces suites soient en mineur, à moins que, la saine colère l’emportant, ce soit plutôt la tonalité de majeur qui y convienne. Il m’arrive aussi de penser que le genre romanesque soit parfois propice pour dire sous forme métaphorique ce que la forme scientifique classique n’autorise pas toujours. Ne sommesnous pas dans des champs, la psychopathologie, la psychiatrie, la psychanalyse, dans lesquels le travail sur les hypothèses est énorme, tandis que celui sur les déductions est particulièrement mince ? Mais nos intuitions sont souvent indicatrices de pistes 8 fécondes, et il y a tout lieu de les cultiver activement. N’est-ce pas essentiellement pour cela que Peirce a inventé les hypothèses dites « abductives » ? Or un roman peut être un texte dans lequel ces hypothèses prennent corps. Ces rêves étant prononcés, seront-ils prémonitoires ? L’avenir nous le dira. Il faut donc attendre… la suite. Prélude : La musique entre sensations et représentations Première suite : Accueillir l’enfant de et dans l’homme Allemande : Pour accueillir les enfances Courante : À propos de Vendredi de Michel Tournier Menuet : Le Grand Bleu et la dépression ou « L’œuvre-aubleu » Gigue : Culture, création et souffrance dans l’existence psychotique . . . . Cette première suite est tournée vers la fonction d’accueil selon ses différentes problématiques. Chez l’enfant, il s’agit de l’accueillir de telle façon qu’il se sente à la fois attendu par le travail que ses parents auront fait à ce sujet, et dont nous mesurons tous les jours l’importance qu’il a, mais aussi respecté dans sa singularité. Comment donc être assez chaleureux pour lui indiquer l’intérêt que nous lui portons, mais assez à la bonne distance pour qu’il ne souffre pas d’intrusion ? Chez l’adulte, nous travaillons avec l’enfant qui gît en lui, soit très loin, caché derrière toutes sortes de cendres qui ont recouvert les braises de l’enfance d’une inhibition massive, soit encore trop proche, donnant à cet adulte un aspect de fragilité dont notre dur monde contemporain stigmatise ceux qui en sont porteurs. Les quatre parties de cette suite envisagent le problème sous divers angles avec le souci (Allemande) de retrouver l’enfant (Menuet) en devenir (Vendredi) pour construire une culture de l’apaisement de la souffrance, notamment psychotique (Gigue). 9 Deuxième suite : Une clinique des enfants Chaconne : La clinique : une pensée du concret Loure : L’enfant autiste à la lumière de la sémiotique Sarabande : Les noces barbares Gigue : Famille, fonction contenante et institution . . . . Cette deuxième suite tente d’aborder l’enfant par le biais de la clinique. Non seulement la clinique des livres de médecine qui est importante, mais aussi celle du signifiant, celle du message contenu dans le signe de la clinique, et qui, lui, a besoin d’une équipe organisée selon des dispositifs particuliers pour émerger et être subsumée (Chaconne). Un approfondissement particulier avec l’étude de la sémiotique donne des thèmes très riches pour cette réflexion et introduit dans notre champ une autre approche dont il y a lieu d’attendre beaucoup (Loure). Quelques situations romanesques sont propices à cette aperception de la dramaturgie en train de se constituer. Il en est une qui a eu pour moi un grand effet, c’est le roman de Queffélec : Les noces barbares (Sarabande). Cela peut-il se reprendre sous une forme plus généralisée (Gigue) ? Postlude : Loi symbolique, logique des identifications et discours de l’institution Ce postlude dépeint l’atmosphère de la nécessaire institution à fabriquer avec et pour l’enfant, et plus précisément l’enfant psychotique. Cette impérieuse nécessité repose sur la constatation du mode particulier selon lequel l’enfant construit ses objets, ses objets internes, et sa relation au monde. La psychanalyse a fait désormais la critique des dispositifs dans lesquels sa pertinence peut et doit être remise en cause. Un enfant autiste ne peut être traité par un psychanalyste comme un « névrosé occidental poids moyen ». Dans le second cas, le cadre pensé par Freud après de nombreux aménagements successifs peut très bien convenir, quoiqu’en pensent ceux qui allèguent la mort du 10 fondateur de la psychanalyse pour mieux éviter d’avoir à l’étudier. Mais dans le premier, beaucoup de gens s’accordent à dire que le cadre doit être pensé de telle sorte que l’enfant autiste et l’enfant psychotique puissent y être accueillis avec l’idée de les comprendre en référence à la théorie psychanalytique, mais avec un certain nombre de modifications qui rendent cette visée possible. Et dans ces modifications incontournables, le concept d’institution est fondamental. Je ne terminerai pas cette présentation sans remercier ceux qui m’ont aidé dans ce travail, tout au long de mon engagement professionnel, et plus particulièrement les trois secrétaires du service dans lequel j’exerce aujourd’hui, Françoise Autret, Nathalie Moreau et Sophie Paumier. Je tiens à remercier tous les soignants qui, de près ou de loin, acceptent de se remettre en cause pour mieux servir les enfants que nous soignons, leurs parents que nous tentons d’épauler, et également tous les partenaires avec lesquels nous collaborons chaque jour dans notre fonction. Il est enfin une structure qui amplifie et permet l’épanouissement de tout ce travail, c’est l’Association Culturelle en Santé Mentale (ACSM), dont la présidente (Madeleine Alapetite) et tous les membres font preuve d’une très profonde maturité dans le soin aux patients, et d’une mobilisation permanente autour de l’éthique de la psychiatrie. Sans eux, ce témoignage que je porte ne serait pas possible. Enfin, j’ai cité en notes les personnes et les associations qui m’ont invité à exprimer mes idées et mes positions au travers de ces différents textes publiés ou non. Je tiens à les remercier. NOTES 1- M. DUPRÉ, Cours complet d’Improvisation à l’Orgue, Paris, éd. Leduc, 1937. 2- M. DUPRÉ, Cours complet d’Improvisation à l’Orgue, Paris, éd. Leduc, 1937. 3- Dans Le Cru et le Cuit, Claude LÉVI-STRAUSS utilise cette présentation : Ouverture, Thème et variations, Sonate de bonnes manières, Astronomie bien tempérée, Paris, éd. Plon, 1964. PRÉLUDE La musique entre sensations et représentations1 à Bernard Golse2 « Quand contremont verra retourner Loire et en l’air les poissons prendre pâture, les corbeaux blancs laissant noire vêture, Alors de toi n’aurai plus de mémoire » Poème de P. Attaingnant mis en musique par C. Janequin Qu’est-ce que la musique ? Qu’est-ce que la philosophie ? Qu’est-ce que l’homme ? Autant de questions qui ne sont pas assez simples mais qui sont trop importantes pour y répondre ici et maintenant et qui mettraient trop en évidence mon incompétence à les traiter. Ce qui m’intéresse ici et maintenant c’est de comprendre la fonction que la musique a pour l’homme et ce qui peut nous éclairer sur sa constitution, son développement et sur ce qu’elle met en jeu dans la relation au monde. Présenter les choses comme ça, c’est aussi tenter de parler de certaines difficultés spécifiques à la psychopathologie. Tout d’abord, chez les Grecs, « musique » est le nom donné à l’art qui réalise le plus complètement la somme de l’art de chacune des muses. Elle fait partie des quatre composantes de la mathématique : l’arithmétique, la musique, la géométrie et l’astronomie, car avant d’être un art au sens contemporain, c’est une question de mise en forme de la vibration d’une 13 corde, d’un tuyau, d’une voix. Une vibration V1 est inversement proportionnelle à la longueur d’une corde L1, de telle sorte que si une corde L2 a la moitié de la longueur de L1, la vibration V2 est égale au double de V1. La perfection de l’architecture du théâtre d’Épidaure est là pour nous rappeler que les Grecs avaient réfléchi aux rapports complexes entre les voix et les vibrations, entre ces deux aspects de la même musique. Sur un autre plan, si on pose la question à un non-entendant de naissance de savoir comment il peut accéder aux rythmes du monde, et donc comment il a pu se fabriquer un stock de représentations de choses sonores, il répond que ce sont les vibrations tactiles qui tiennent lieu de source sonore, que sa sensibilité profonde lui tient lieu de tympan. On sait qu’un fœtus, dès la vingtième semaine, est sensible aux vibrations en provenance des borborygmes du ventre de sa mère, de ses bruits du coeur et de ses vibrations vocales. Donc le sonore existe selon deux modes de transmissionperception : l’audition et la sensibilité profonde sont des variantes du thème général de la vibration. Quand deux êtres sont en accord profond sur les aspects affectifs ou intellectuels, ne dit-on pas qu’ils vibrent à l’unisson ? Une fois né, l’enfant se retrouve dans un bain sonore qui va l’envelopper et constituer ce que Anzieu appelle une enveloppe sonore dont le statut est très particulier, notamment en comparaison avec les objets du regard. Pour le regard, il y a un organe très important, la paupière, qui peut créer une séparation entre la chose regardée (re-gardée/re-présentation) et l’image visuelle qui en reste (un des objets « a » est, selon Lacan, le regard comme « désir à l’autre », tandis que la voix est le « désir de l’autre »). Il est possible de choisir de regarder ou pas, ce qui fait une grande différence avec le sonore. Pour les oreilles, pas de paupières. Notre rapport au sonore ne 14 requiert pas de choix, il nous est imposé, et cela peut très vite tourner à la persécution. Le petit Cyrille a 18 mois. Ses parents viennent me voir pour des troubles du sommeil qui durent depuis un an. Ils ont des mines épouvantables parce que Cyrille ne dort pas bien, se réveille toutes les heures ou demi-heures. Chaque soir amène l’angoisse : « il ne va encore pas dormir/les voisins vont taper sur les tuyaux et dans le plafond, on va encore se faire engueuler sur le palier… d’ailleurs, les voisins, ils nous regardent, faut voir comment… » Dans cette histoire, tout est en place pour un circuit interactif pathogène. Pourquoi ? Parce que le papa de Cyrille est un patient épileptique qui a toujours peur de faire une crise lorsqu’il est responsable de son fils, et qu’il a accepté de le confier à sa femme, qui elle-même, est dévorée par l’angoisse, surtout la nuit, à cause d’antécédents de mort subite d’un nourrisson dans sa famille, ce qui l’amène à sursauter au moindre bruit de son fils. Mais aussi, me semble-t-il dans cette situation, parce que l’insonorisation, l’isolation phonique n’ont pas été prises en compte dans la construction ni du bâtiment… ni de cet enfant. Les cloisons de nos maisons sont les paupières de nos oreilles. D’où certains fantasmes originaires qui seront évoqués ultérieurement. Et pourtant, certains survivent dans tant de bruit parce qu’ils peuvent se fabriquer une barrière filtrante, ils peuvent investir ou contre-investir l’enveloppe sonore. Offenbach écrit ses partitions de préférence lorsqu’il donne des réceptions chez lui. Beckett, qui écrit ses pièces dans un bar de la rue Saint-Jacques, a besoin du bruit environnant dans lequel il puise, en le filtrant, ce qu’il va utiliser dans sa création. Il isole, sur fond de sensations diffuses, les représentations-prétextes de ses œuvres… en attendant Godot. Marine est autiste et épileptique, transformée progressivement, du fait de la fréquence de ses crises, en Jeanne d’Arc casquée, armurée… Elle tapote les murs, des parties de sa cuirasse, des portes et des 15 armoires, tic tic/tac tac/toc toc, comme une suite rythmique qui définit son enveloppe sonore. Dans ces moments-là elle est absente, sans faire de crises, son intérêt est centré sur elle-même. Elle est tout accrochée à son enveloppe sonore ; quand ça s’arrête, l’échange par le regard peut reprendre. Elle a repris son énergie communicante et laissé quelques instants son enveloppe sonore « réassurante ». Ses investissements sont à type d’identification adhésive sur le sonore et leur massivité indique assez la force de la pulsion d’emprise sur l’objet partiel – ici sonore – à la mesure de ses angoisses d’anéantissement. L’enveloppe sonore est donc très importante dans la constitution de l’appareil psychique de l’enfant et notamment parce qu’elle se dialectise avec l’enveloppe visuelle. Vous vous souvenez que Freud, très tôt en 1891, dans son texte « Sur l’aphasie », propose un schéma qui articule les représentations de choses avec les représentations de mots ; les premières sont sous la dominante visuelle, les secondes sous celle de l’auditif. Les premières forment un ensemble ouvert, les secondes un ensemble fermé. Mais ce schéma théorique de la représentation de l’objet (1915) est secondaire à la mise en place du dispositif qui permet à l’enfant d’accéder à la représentation. D’abord il y a l’univers des sensations, c’est-à-dire ce rapport élémentaire voire archaïque que le fœtus, vers la fin de la grossesse, établit avec sa mère, puis l’enfant nouveau-né avec son environnement pareexcitant. Nous sommes dans ce que Maldiney nomme, après E. Strauss et V. von Weizsäcker, le pathique. Avant d’avoir une représentation visuelle du sein, contextualisée par la voix maternelle, l’odeur du creux axillaire, etc., le bébé a la sensation au creux de son estomac que quelque chose manque. Ce manque archaïque déclenche par les voies neurologiques le cri qui va amener plus ou moins vite, en fonction de l’accordage affectif transmodal, devant sa bouche criante, le sein qui va répondre à son besoin. Meltzer situe dans cet évènement la matrice des conflits émo16 tionnels esthétiques. Mais pour le bébé, outre cette promesse de la future jouissance des arts, il est intéressant de repérer que la faim douloureuse va devenir avec M. Klein un prototype du mauvais objet partiel, tandis que le lait qui apaise devient un bon objet. Cette succession constitue un premier rythme temporel sur lequel s’édifie le sentiment continu d’exister. La sensation en question est un îlot comprenant plusieurs qualités « sensationnelles » (en rapport avec des sensations) contextualisées. Très vite le bébé distinguera dans sa question – son cri devenu appel – deux choses différentes : – le besoin, – cette autre chose, ce je-ne-sais-quoi qui y est attaché mais ne s’y réduit pas, la demande d’amour. Quand le bébé – je me situe là sur un plan logique – distingue dans ses sensations des qualités différentes, cela veut dire qu’il s’attend à trouver des réponses distinctes à partir de « questions » différentes : le besoin de lait et la demande d’amour. Le bébé peut se représenter, grâce à l’identité de perception, l’objet congruant qu’il attend. Dès lors, les représentations de choses peuvent s’articuler pour l’enfant, dans le bain sonore qui l’enveloppe et dont le bain de langage est un sous-ensemble, avec les représentations de mots, première tentative de mise en forme de la tablature langagière. L’enfant est passé d’un monde constitué d’îlots de sensations discontinues orales, auditives, anales, tactiles… à un archipel d’îlots de sensations en train de s’articuler dans le cadre de la « consensualité », puis à un appareil psychique dans lequel les sensations entraînent des actions spécifiques qui déclenchent des hallucinations, des représentations de désir, dont la rencontre avec l’objet représenté vient authentifier la différence entre les fantasmes et la réalité. Tout ce travail de l’enfant, pour passer d’un monde où les 17 processus primaires sont les agents organisateurs du principe de plaisir/déplaisir à un monde où le principe de plaisir/déplaisir est sommé de signer un pacte avec le principe de réalité, est évidemment un chemin – celui de la castration symboligène, semé, comme la retraite de Saint Antoine, des multiples tentations de l’évitement de la castration. C’est à ce prix que l’appareil psychique pourra négocier la dure vie quotidienne qui l’attend. Alors ma thèse est la suivante : la musique est cet appareil logique qui nous fait accéder, plus ou moins sur commande, à ce moment de l’existence situé dans le temps du principe de plaisir/déplaisir, où l’hallucination du désir ou, plutôt, les représentations de désir sont suivies par deux réponses distinctes : d’une part la réponse au besoin et d’autre part, cette autre chose qui l’accompagne qui est – a été – la matrice de ce qui, dans cette expérience, symbolise le passage du déplaisir au plaisir, des sensations de déplaisir sans objet à des sensations de plaisir avec objet. La musique nous emmène donc dans un monde de sensations dans lequel les représentations de l’objet sont en passe de se constituer. La musique nous replonge dans notre enfance, là où s’inaugure l’espace entre sensations et représentations. Pour accéder à la musique il faut un compositeur, un interprète et un auditeur. Nous prendrons l’exemple d’une improvisation dans laquelle compositeur et interprète sont le même personnel et chez qui « la trace signifiante du rythme » fonctionne comme sensation chez le musicien tandis qu’elle a valeur de représentation chez les auditeurs. « Un musicien3 bien connu des organistes, Gérard L., fut très surpris en descendant de la tribune de son orgue lorsqu’il entendit les infirmières et les pédiatres commenter l’improvisation qui clôturait son concert. En effet, pour ses auditeurs, il venait tout simplement de faire un “travail de naissance” porté par le thème de Béclère, naissance pour son fils Jean-Baptiste, sorti vivant de 18 la réanimation où la prématurité l’avait précipité. Béclère c’est en effet le nom du service des prématurés où Jean-Baptiste est entré à l’âge de six mois de conception, atteint de la maladie des membranes hyalines. Mais, Béclère, c’est aussi le thème musical Béclère qui a été proposé par un médecin mélomane invité comme les autres soignants de cet hôpital au récital offert par Gérard L. en remerciement des soins prodigués à son fils ; car Jean-Baptiste est sorti de Béclère où pendant des mois ses parents l’ont attendu derrière des vitres transparentes qui ne laissaient de prise à leur amour que dans la dévoration du regard qu’elles permettaient, véritable oralité scopique supportant non seulement la préoccupation maternelle primaire mais encore l’angoisse de la mort, car Jean-Baptiste a fait plusieurs arrêts cardiaques dont un notamment lors d’une visite de ses parents. On connaît la musique de cet événement dramatique amplifiée par un monitoring où le rythme cardiaque, d’abord rapide, se ralentit jusqu’à un seuil en deçà duquel une alarme stridente retentit : c’est alors la précipitation des réanimateurs en réponse à la menace de mort. Cette séquence rythmique est bien connue des équipes de Béclère qui, quelques mois plus tard, l’ont à nouveau entendue comme un maillon organisateur de cette improvisation finale. Le seul à qui les choses avaient échappé était précisément le musicien lui-même qui pourtant, lors de nos rencontres, avait décrit plusieurs fois cette scène difficile à évacuer et dont on devinait qu’elle avait acquis le caractère de retour insistant propre aux scènes traumatiques. Ainsi, complètement absorbé par la difficile élaboration du contrepoint sur le thème conscient de Béclère, l’organiste avait parallèlement produit, sans s’en apercevoir, une sorte de « contre-sujet » qui était pratiquement l’écho direct du monitoring ; ce contre-sujet nous l’appellerions volontiers le texte latent par opposition au pré-texte manifeste du thème Béclère. Le fait le plus révélateur est que l’organiste a subitement compris, si l’on 19 peut dire, son improvisation dès les premières remarques de ses auditeurs, remarques dont on peut dire qu’elles ont eu valeur d’interprétation. Nous avons eu la chance d’écouter cet enregistrement avec le musicien qui commentait cette fois son œuvre, non plus à partir du thème de Béclère mais du contre-sujet. Ce dernier se fait entendre d’une façon lancinante à une fréquence d’abord très élevée qui se ralentit progressivement jusqu’à s’arrêter complètement, entraînant alors dans son silence toutes les autres voix ; silence incompréhensible et anxiogène pour qui se laisse porter par la rigueur sereine du contrepoint. À l’expiration de ce silence éclate un tutti puissant qui cherche à recouvrir l’image de la mort, et l’on sait que les processus primaires du rêve la traduisent justement par l’immobilité et le silence4. Cette anecdote n’est pas simplement un commentaire de texte. Il nous semble au contraire qu’elle permet d’illustrer les travaux de Freud et Lacan pour lesquels le discours ne se développe pas seulement autour du signifié manifeste qui cherche à s’exprimer consciemment, ici le thème Béclère, mais est organisé en sousjacence par le matériau sonore même du signifiant. Ainsi la trace acoustique du rythme est venue bousculer l’architecture carrée du contrepoint pour finalement organiser tout le texte à la manière d’un lapsus, un lapsus révélateur d’une scène traumatique vécue par un père faisant à sa façon un travail de naissance. » Le compositeur va écrire une musique en procédant de plusieurs manières que je caricature ainsi par deux exemples : soit il part de ses affects et de ses remémorations successifs en rapport avec un épisode de son enfance qui retrace les modalités de son accordage affectif et, à sa production de bébé modulée par sa propre voix « lilo, lilo, lilo » traduisant la fin triomphale de son deuxième biberon, la voix maternelle reprend en écho transmodal structurant : « oh ! il est conten-ent le bébé, oh oui oh oui oui oui », ce qui avec un fa dièse donne fa fa sol la la sol fa mi ré ré mi fa fa mi mi, et Beethoven d’écrire plus tard, à l’occasion de 20