Je m`en vais - dossier de presse - Marincazaou

Transcription

Je m`en vais - dossier de presse - Marincazaou
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
Jean Echenoz, Arctique de Paris
Jean-Baptiste Harang (Libération, 16 septembre 1999)
« Il gagne énormément d'argent dans des affaires où il s'ennuie énormément, c'est qu'il n'est pas tous
les jours exaltant d’avoir le monopole mondial du Velcro. »
« Un nouveau livre de Jean Echenoz est un peu comme un cadeau, on est heureux, heureux qu'il ait
pensé à nous, on s'attarde sur l'emballage, et, pour tout dire, on a peur d'être déçu. Non pas qu'on
manque de confiance en lui, au contraire, mais en prenant le livre en main, on se rappelle la fragilité
de sa littérature, cette littérature de la fragilité, de la modestie, de la drôlerie, tirée sur un fil tendu où le
moindre faux pas vous jette dans un vide sans écho. On lit les quatre lignes écrites derrière : “ Ce
n'est pas tout de quitter sa femme, encore faut-il aller plus loin. Félix Ferrer part donc faire un tour au
pôle Nord où l'attend, depuis un demi-siècle, un trésor enfoui dans la banquise. ” C'est tout un art
d'écrire derrière les livres. On le retourne, on le regarde en face, le m'en vais, dit le titre. On va le lire,
le livre aussi commence ainsi : “ Je m'en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. ”
Quatre fois “ je ” pour deux petites phrases. Ce “ je ” ci, on le connaît, c'est Ferrer, Félix Ferrer. On
pourrait presque dire qu’on le reconnaît si on avait bien lu le précédent livre de Jean Echenoz, Un an,
mais là, c'était Victoire qui partait, Félix, on le laissait pour mort. Ça n'a rien à voir. On tourne la page.
Page 9 : “ Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j'aurais cru ”, c'est Ferrer qui parvient au
sixième étage, il va frapper deux coups légers sur la photo d'un ex-matador qu'on a punaisée sur la
porte. Ce n'est donc pas lui le “ je ” qui aurait cru que Ferrer serait tout de même un peu plus
essoufflé, surtout que Ferrer, on le verra, côté cœur, ce n'est pas ça. Non, ce “ je ” est un autre, un
narrateur discret qui de temps à autre sort la tête au-dessus du texte, pour respirer un peu, un
narrateur ou bien l'auteur lui-même. C'est à ces petits clins d'œil hors de l'eau qu'on reconnaît à coup
sûr un roman d'Echenoz. Des “ je ”, des “ nous ” (page 62 : “ Mais nous ne pouvons, dans l'immédiat,
développer ce point vu qu'une actualité plus urgente nous mobilise : nous apprenons à l'instant en
effet, la disparition tragique de Delahaye ”), des “ vous ” (page 70 : “ Vous avez le cercueil sur
tréteaux, disposé les pieds devant. À la base du cercueil, vous avez une couronne de fleurs à l'ordre
de son occupant. Vous avez le prêtre... ”, il s'agit de vous donner la recette de l'enterrement, puisque,
on l'a dit, Delahaye vient de disparaître), ou les deux personnes du pluriel d'un même geste (page 86 :
“ Changeons un instant d'horizon, si vous le voulez bien, en compagnie de l'homme qui répond au
nom de Baumgartner ”) ou bien “ tu ” (page 102 : “ Tu parles ”), d'autres “ nous ”, des “ on ”, jusqu'au
retour excédé du “ je ” à l'ouverture du chapitre 28 : “ Personnellement, je commence à en avoir un
peu assez, de Baumgartner ”, page 189. On ne va d'ailleurs pas tarder à lui régler son compte, à
Baumgartner, avec son nom de directeur de la Banque de France et son talent de transformiste.
Jean Echenoz ne nie pas qu'il convoque parfois en renfort les autres personnes de la conjugaison
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
1
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
pour écrire à la troisième, il dit : “ On change de caméra, il y, a plusieurs caméras sur le plateau, on
change d'angle, de focale, à chaque fois j'ai l'impression de décaler les choses, de prendre du recul,
ce « je » qui intervient de temps en temps depuis la page 9, c'est à la fois le narrateur et l'auteur,
c'est-à-dire moi, peut-être un peu plus que pour d'autres, « je », J.E., ce sont mes initiales. ”
Ces discrètes et fantasques caméras sont donc braquées tour à tour sur notre ami Ferrer, galeriste
nonchalant et désabusé, elles le suivent au plus près un chapitre sur deux ce qui lui laisse largement
le loisir de partir pour le pôle Nord, tandis qu'aux autres chapitres alternés, six mois plus tard, et sans
qu'on perde le fil, le même Ferrer se démêle avec ses difficultés financières, sexuelles et
existentielles, et se sort avec de belles cicatrices et une magnifique visiteuse d'hôpital d'un infarctus
carabiné. Les deux lieux et les deux temps du récit finiront bien par se rejoindre, l'été suivant dans un
Issy-les-Moulineaux de demi-deuil, un personnage double n'en fera plus qu'un, et les crimes
trouveront leur coupable.
Entre-temps nous aurons appris qu'il pousse des cèpes occasionnels en arctique, que tout est bon
dans le phoque, “ c'est un peu l'équivalent polaire du porc : sa chair se grille, se poche, se mijote, son
sang au goût de blanc d'œuf donne un boudin correct, sa graisse permet de s'éclairer et de se
chauffer, on fait de sa peau d'excellentes toiles de tentes, ses os donnent des aiguilles et ses tendons
du fil, on fabrique même avec ses intestins de jolis voilages pour la maison. Quant à son âme, une fois
l'animal mort, elle demeure dans la pointe du harpon ” (page 66), de passage dans la région, on peut
le préparer avec des cèpes. Les ours sont gauchers. On apprend donc beaucoup de choses,
comment réussir un enterrement, que “ promiscue ” n'a pas de masculin, où trouver les pôles sur un
planisphère tant ils sont rétifs à l'espace plat, que là-bas, “ les journées sont interminables, les
distractions sont nulles, il y fait un temps de chien ”, et qu'à bien y réfléchir, c'est partout pareil. Ainsi,
une fois de plus, Jean Echenoz a réussi son affaire, à faire sourire avec de la tristesse, à faire aimer
avec de l'amertume, à faire rêver avec des contingences. Et, lorsque tout est fini, que le cœur de
Ferrer a lâché, qu'il n'y a plus de place que pour la nuit ou le blanc de la page, le texte se poursuit “ ce
n'était pas le noir qui envahissait l'écran comme un téléviseur qu'on ferme, non, son champ visuel
continua de fonctionner comme enregistre encore une caméra versée par terre après la mort subite de
son opérateur, et qui filme en plan fixe ce qui lui tombe sous l'objectif un angle de mur et de parquet,
une plinthe mal cadrée, un élément de tuyauterie, une bavure de colle à l'orée de la moquette ”, cette
caméra désabusée se réfugie dans les détails lorsque l'essentiel est indicible ou aveuglé, elle sait se
mettre hors du jeu, et près du je, du je j-e, comme Jean Echenoz. »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
2
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Petites nouvelles du coma
Pierre Lepape (Le Monde, 17 septembre 1999)
Félix, déjà présent dans Un an, reparaît pour quitter sa femme. Mais, rupture pour rupture, il décide
d'aller plus loin, sur le cercle polaire, où l'attend un trésor. De retour à Paris, le marchand d'art perd
tout repère. Errances, fuites, absences, identités incertaines, trahisons, mensonges... Jean Echenoz
décrit avec virtuosité une réalité en trompe-l'œil.
« Le précédent roman de Jean Echenoz s'intitulait Un an. Une jeune femme prénommée Victoire,
“ s'éveillant un matin de février sans rien se rappeler de la soirée ”, découvrait près d'elle son amant,
Félix, mort dans leur lit. Elle décidait de s'enfuir. Pendant “ un an, un peu moins d'un an ”, elle errait
sur les routes, de ville en village et de fuite en fuite, avant de rencontrer dans un bar parisien,
accompagne d'une belle femme prénommée Hélène, ce Félix qu'elle avait cru et qu'elle avait vu mort.
Le roman se refermait sur cette énigme et sur ce glissement d'identité.
Le héros de Je m'en vais se prénomme Félix. Il a cette fois un nom, Ferrer. Le premier dimanche soir
de janvier, il annonce à sa femme, Suzanne, qu'il la quitte : “ Je m'en vais ”. Le roman s'achève “ un
an pile moins deux jours ” après la séparation de Félix et de Suzanne. Ferrer, qui vient de se faire
jeter par Hélène, la fiancée avec laquelle il espérait, comme on dit, refaire sa vie, retourne à la maison
où il habitait avec Suzanne. C'est le réveillon. Dans le pavillon rempli d'invités, personne ne sait
vraiment qui est qui. La jeune femme qui accueille Ferrer ne connaît pas de Suzanne, mais elle l'invite
à entrer : “ Bon, dit Ferrer, mais je ne reste qu'un instant, vraiment. Je prends juste un verre et je m'en
vais. ” Les quatre premiers mots du livre sont aussi les quatre derniers et le titre, manière de faire
croire que la boucle est bouclée, alors que Félix et le lecteur nagent dans l'incertitude. Ajoutons
qu'entre-temps nous avons, à plusieurs reprises, croisé le chemin de Victoire.
L'utilisation de personnages récurrents dans une œuvre romanesque est destinée, songeons à
Balzac, à donner à la fiction un air supplémentaire de réalité. Elle organise de livre en livre des
réseaux, croise des biographies, multiplie des rencontres, comme dans la vie. Le réel est ce qui a lieu
plusieurs fois. Encore faut-il que ces figures familières soient douées d'une certaine stabilité, qu'elles
soient identifiables autrement que par le nom ou le prénom que l'auteur leur attribue. Ce n'est pas tant
parce qu'Eugène de Rastignac apparaît dans une trentaine de romans de La Comédie humaine qu'il
sert de repère et de balise, mais parce que du Père Goriot aux Comédiens, de ses débuts de
provincial râpeux à son fauteuil de ministre de l'Intérieur, il demeure ce qu'il est : fou d'ambition, roué,
énergique et sans scrupule. Chez Jean Echenoz au contraire, on ne semble construire des phares
que pour mieux tromper les navigateurs. Plus la structure romanesque est précise, les bornes
temporelles soigneusement plantées, les phrases lisses comme des sous neufs, plus nous avons le
sentiment de glisser sur une réalité biaisée, insaisissable et trompeuse. Pire : nous nous enfonçons
dans cette forêt de leurres avec délectation.
L'arme la plus redoutable d'Echenoz est sa séduction. Ses ennemis littéraires le savent bien, qui ont
eu tôt fait de lui coller le masque du diable ou celui du joueur de flûte de Hamelin. Tant de talent et
tant d'attraits, tant de charme et tant de virtuosité pour mieux nous pousser hors du chemin droit et
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
3
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
sérieux, pour éroder les certitudes, mettre en échec la raison, court-circuiter les vérités établies,
ridiculiser les faiseurs de systèmes et leurs laborieux et ennuyeux bricolages, c'est du détournement
de lecteurs.
Voyez Je m'en vais. L'histoire devrait être dramatique. Un quinquagénaire léger, cynique et traversant
l'existence avec une désinvolture libertine – il tient une galerie d'art contemporain, c'est tout dire – est
victime d'un malaise cardiaque ; d'un bloc auriculo-ventriculaire de deuxième degré type LucianiWenckebach, précise le narrateur. (C'est d'ailleurs – tout s'explique – parce qu'elle avait pris cet
endormissement des fonctions vitales pour la mort que Victoire, l'héroïne d'Un an qui dormait alors
aux côtés de Félix, s'est enfuie.) Le médecin de Félix lui annonce que son cœur est usé, qu'il est à la
merci d'un nouvel accident, cette fois fatal, qu'il doit ralentir, mesurer ses efforts et ses émotions,
devenir vieux tout de suite s'il veut avoir des chances d'être vieux plus tard. Je m'en vais, c'est aussi
ce que murmurent, les agonisants.
Mais rupture pour rupture, départ pour départ, Félix décide d'aller voir ailleurs, plus loin, beaucoup
plus loin. À la recherche d'un Graal assez dérisoire, un trésor archéologique, une cargaison d'objets
d'art paléobaleiniers, reposant depuis un demi-siècle dans les cales d'un bateau échoué sur une
banquise près du cercle polaire. Chaque époque a les Graals qu'elle peut ; Félix escompte une
fortune de ces défenses de mammouths sculptées et de cette “ collection de crânes aux bouches
colmatées par des rails d'obsidienne, aux orbites obturées par des boules d'ivoire de morse incrustées
de pupilles de jais. ” La mort est un commerce.
Comme la mort, le pôle est un lieu où toutes les différences s'abolissent, dans une blancheur d'hôpital.
Le jour, la nuit, l'est, l'ouest, la mer, le ciel, la terre. Sa récolte d'objets funéraires faites, Félix rentre à
Paris, mais ne retrouvera jamais plus de point fixe ni de ligne sûre. Errances, fuites, absences,
identités incertaines et interchangeables, trahisons, mensonges, amours en trompe-l'œil, c'est comme
si le réel s'échappait par tous les bouts comme si la vie n'était plus qu'une drôle d'histoire, moins
gouvernée par les caprices – somme toute raisonnables – d'un romancier, pas davantage par le jeu
complexe des passions et des désirs – Félix n'en éprouve plus guère –, mais par le jeu aléatoire des
rencontres, la mécanique des habitudes, la circulation inattendue des humeurs.
Dans la description de cet entre-deux, l'efficacité narrative de Jean Echenoz est à son sommet – il est
assez difficile d'expliquer de quoi elle faite, tant le rythme qu'impose Echenoz et l'adhésion spontanée
qu'il suscite se prêtent mal aux lenteurs de l'analyse. On remarquera toutefois l'absence dans Je m'en
vais de ces phrases et de ces paragraphes de remplissage dont Kundera parle dans son Art du roman
comme d'une sorte de fatalité esthétique (elle existe aussi en peinture et en musique). Chez Echenoz,
chaque phrase compte. Les informations qu'elle donne, la touche de sens qu'elle pose sur le tableau
sont strictement indispensables à la compréhension sensible de l'ensemble. Utilisation joueuse des
temps verbaux, glissements de la place du narrateur, références littéraires et citations, modifications
de la “ couleur ” narrative, changements de focale du macroscopique au microscopique, raccourcis
fulgurants : “ On s'en fut le jour même, les voilà qui s'éloignent. ”
Mais en même temps, cette extrême densité de ce qui est dit est comme gommée et contestée par la
grâce et la légèreté allègre de la manière de dire. Il y aurait plus qu'une faute de goût à appuyer et à
peser : une faute de morale et de pensée. Echenoz porte certes sur ce monde contemporain qu'il
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
4
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
décrit un regard critique radical. Un monde glacial, aseptisé, superficiel, déjà virtuel, à ce point adonné
au culte des images qu'il ne parvient plus à les distinguer de la réalité. Une maladie de cœur
généralisée, une figure du coma. Des individus étrangers les uns aux autres et étrangers à la réalité
qui les entoure.
Ce monde-là a tout intégré, tout avalé pour accroître encore son pouvoir d'illusion : la dénonciation, la
véhémence, la force du discours et jusqu'à la recherche de la vérité, jusqu'à la puissance du négatif.
Le refus lui-même est devenu un spectacle qu'on applaudit, une figure mondaine et une valeur
marchande.
Ne reste peut-être à l'artiste que la légèreté. La manière joueuse, nerveuse et pour tout dire rusée de
remettre les choses à leur place sans avoir l'air d'y toucher. De rebrancher le contact. Les romans de
Jean Echenoz sont une leçon de choses prodiguée par un maître faussement nonchalant. On
apprend à y regarder les êtres, les objets, les actions et les événements non comme ils se présentent,
sous la forme d'images plates, mais sous toutes leurs dimensions : de dos, de profil, vus du dessous
ou du dessus. Sous ces angles et ces modes inhabituels, dans cette étrange nouveauté, les
maquillages s'accusent, les belles raisons livrent leur part de folie, les mensonges se retournent
comme des gants. Les drames tournent à la comédie et les comédies au drame.
Dans les traités de théologie médiévaux, dans le vedânta des Indes et chez Wittgenstein, il est
souvent question de la méthode apophatique. C'est une manière d'approcher de la connaissance d'un
objet, directement inaccessible, en procédant par négations successives. Définir quelque chose par la
somme de ce qu'il n'est pas. Dieu, la vérité, le temps, l'être, le monde. Echenoz a mis au point un
apophatisme de la littérature : retrouver le réel en décrivant son évanouissement. Ce serait succomber
à un faux-semblant, encore, de confondre cette rigueur, cette tension jubilatoire et ce bonheur de la
lucidité avec un quelconque nihilisme.
Il appartient aussi aux grands écrivains de ne pas se tromper de plaisir. Dans la galerie d'art de Félix,
il y a un tableau que regarde un collectionneur. “ Une grande huile sur toile marouflée 150x200
représentant un viol collectif, accrochée au début de l'été dans un grand cadre en fer épaissement
barbelé. Au bout de vingt secondes de contemplation, Ferrer le rejoignit. Je pensais bien que ça vous
parlerait, dit-il. Il y a quelque chose, hein ? ” »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
5
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Le chant des départs
Daniel Rondeau (L’Express, 23 septembre 1999)
« C’est souvent le premier pas qui coûte, et pas seulement dans les romans. La première et la
dernière phrase du livre d'Echenoz sont les mêmes. Elles ont donné leur titre au livre : Je m'en vais.
Cette façon d'entrer et de sortir est bien dans la manière de Jean Echenoz. Partir ne veut jamais dire
que tout est fini mais que tout commence. Ses personnages commencent toujours par quitter leur
maison, leur hangar, leur femme et, quand ils nous quittent vraiment, ils ont souvent l'air de nous
regarder en disant : “ Et maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? ”
Jean Echenoz est un romancier de cinquante deux ans, l'un des meilleurs de sa génération. Sa
génération ressemble à toutes les autres, sauf qu'elle n'a jamais brillé par son humour. Lui n'en a
jamais manqué. Le sien, proche d'une malice existentielle, est même assez exubérant, pour un auteur
qui se contrôle. Le lecteur l'imagine très bien riant tout seul. Comme romancier il a exploré diverses
possibilités. Il s'est essayé au drame policier, au livre d'aventures, au roman d'espionnage. Rappelezvous Cherokee ou Lac. C'était sa façon de faire ses gammes, en se souvenant de ses lectures
d'enfant. Il n'est pas donné à tout le monde de piller son jardin d'images. Echenoz s'en est bien sorti,
en racontant des histoires avec une technique très sûre, qui ne gâte pas l'émotion. C'est ainsi qu'il est
devenu Echenoz, en se libérant de ses gammes, par ailleurs fort réussies.
Je m'en vais est une tranche de vie moderne transformée en conte bizarre. Echenoz a parlé un jour
de l'image du roman comme moteur de la fiction. Je m'en vais fonctionne par tableaux successifs. Un
type qui s'en va (autoallumage), quelques femmes de passage à aimer (starter), un trésor à chercher
(accélération), un mort présumé qui assassine son comparse (turbo). Le moteur fait un bruit agréable,
sans surprise, la mécanique tourne bien.
Les personnages d'Echenoz ressemblent à de grands blessés de la vie et la vie est molle. Ils
n'attendent rien de bon et ont cessé de fumer sur les conseils de leur cardiologue, mais Dieu ! qu'il est
difficile de vivre sans pétuner : “ Dès lors, si sa vie ponctuée de Marlboro ressemblait jusqu'alors à
l'ascension d'une corde à nœuds, désormais privé de cigarettes il s'agit de grimper, indéfiniment, à la
même corde lisse. ”
Les jours selon Echenoz semblent faits pour qu'il ne s'y passe rien, seulement quelques ennuis
domestiques, et les hommes ne croient pas à ce qu'ils font, à peine à ce qu'ils sont. Le romancier
nous donne pourtant quelques preuves de leur existence. Ils dégivrent leur réfrigérateur avec un
sèche-cheveux et un couteau à pain et se brossent les dents tous les matins, “ jusqu'à l'hémorragie
sans jamais se regarder dans la glace, laissant cependant couler pour rien dix litres d'eau
municipale ”.
Le prototype de l'homme d'aujourd'hui – un sceptique passif – est un galeriste, ce qui est bien normal
en un temps où l'ivresse de l'art est souvent limitée aux satisfactions d'un marché, par ailleurs morose.
Les plasticiens ne se vendant plus, “ il envisageait maintenant de porter le gros de ses efforts sur des
pratiques plus traditionnelles. Art bambara, art bantou, art indien des plaines et toute cette sorte de
choses ”. Chaque époque s'invente son maître mot. Pour la fin des années 90, les marchands d'art et
d'épicerie ont choisi : ethnique. On est toujours l'ethnique de quelqu'un, comme le constate le galeriste
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
6
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
de Je m'en vais. Sur la banquise, au-delà du cercle polaire, la tendance est aux maisons en kit, aux
supermarchés et aux cassettes pornos.
Les femmes à aimer sont innombrables, on en rencontre partout, elles ne disent jamais non, mais leur
amour reste imprévisible et fuyant. L'amour est d'ailleurs un bien grand mot – presque un gros mot,
pour l'époque ; personne n'en parle. Les femmes de Je m'en vais doutent de tout. On les comprend
de ne pas offrir un cœur trop accueillant à ce galeriste sympathique et miteux, même s'il s'en trouve
une ou deux pour s'accrocher. Je ne sais pas si c'est un signe des temps, mais seul l'assassin fait son
métier avec sérieux. N'a-t-il pas commencé par se faire mourir ?
Ces personnages ne nous ennuient jamais, même si ces perpétuels angoissés s'ennuient toujours un
peu en leur propre compagnie. Ils ont du mal à savoir où ils en sont, qui ils sont, où ils vont. Toutes
questions qu'ils n'ont guère l'occasion de se poser, sauf quand ils sont enfermés dans la carlingue
d'un avion. “ On essaie un moment, on se force un peu mais on n'insiste pas longtemps devant le
monologue intérieur décousu qui en résulte et donc on laisse tomber, on se pelotonne et s'engourdit,
on aimerait bien dormir, on demande un verre à l'hôtesse car on n'en dormira que mieux, puis on lui
en demande un autre pour faire passer le comprimé hypnotique : on dort. ” Chacun voit que la
situation est grave : nous vivons dans un monde absurde.
Il y a du sociologue chez Echenoz. Je dis cela sans penser à mal. L'auteur a lu le catalogue de
Manufrance et les Actes de la recherche en sociologie. Il sait que la vérité de l'homme se cache aussi
dans les objets et dans ses habitudes (lire page 120 le récit d'un amour de rencontre contrarié par un
Babyphone). Mais si Echenoz s'empare du monde par le petit bout de la lorgnette, cela ne l'empêche
guère de le déformer et de le juger. Le réel est un matériau que le romancier méprise suffisamment
pour s'en évader et pour le juger, en moraliste qu'il a toujours été, malgré la légèreté de sa plume. »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
7
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
L'exotisme de la banquise
Patrick Grainville (Le Figaro, 24 septembre 1999)
« Comme souvent dans le roman contemporain, le résumé de l'intrigue donne une faible idée de
l'affaire. Disons qu'il s'agit d'un roman d'aventures doublé d'un polar. Ferrer, le héros, en instance de
divorce, est un assez beau gosse (on ne le vérifie qu'à la fin, mais on l'a deviné tout de suite).
Galeriste, il fait dans le post-Duchamp, vend des lubies et des gadgets. Mais c'est la crise, les dettes.
En filigrane du roman d’aventures, Jean Echenoz dresse un tableau cocasse du milieu de l'art. Fric et
chiqué, bobards. Ferrer campe un quidam assez grandiose, côté femmes. Il excelle. II ouvre le bec.
Elles tombent. Laurence. Victoire, Bérangère, Sonia. Hélène. Les prénoms sont importants car
assortis de portraits rapides et suggestifs. Identité bien épinglée. Or, une des réussites du roman tient
à cette question de l'identité. Hélène, l'ultime amante, est difficile à définir par exemple... Mais
Delahaye, le collaborateur direct de Ferrer, lui, trimballe une dégaine impayable... Tout cela devrait
nous inviter à la méfiance. Cette insistance sur les vêtements, visages... On ne sait jamais.
L'aventure démarre quand Delahaye, le comparse, informe Ferrer qu'un navire a fait naufrage sur la
banquise quarante ans plus tôt. Il transportait un lot d'œuvres inestimables : de l'art boréal,
paléobaleinier ! Masques, objets, bricoles ruineuses. Ferrer ne fait ni une ni deux, monte une
expédition au pôle. On se dit : c'est Croc-Blanc qui recommence ! Moby Dick peut-être ou Paul-Emile
Victor, à défaut... Mais on sait bien que ce n'est pas du tout le genre d'Echenoz. N'empêche, on
s'embarque sur un brise-glace. Et c'est farci de détails techniques sur le navire, ses instruments et ses
usages, le paysage, les brouillards déformants, le soleil démultiplié. Echenoz fait toujours montre
d'une grande exactitude dans la peinture des objets Cela n'entraîne chez lui aucun naturalisme, aucun
déterminisme. Hommes et choses se juxtaposent, pointés, perçus, étiquetés sans horizon
philosophique. C'est notre monde factice et matériel. Mais n'attendez aucune critique façon Baudrillard
ou Debord. Le romancier décrit. regarde. À vous de commenter. Deux guides locaux amènent Ferrer à
son trésor. Ils portent des noms délicieux. Je n'en donnerai qu'un : Napaseekaldak ! Ferrer,
incorrigible, arrive à lever une vahiné des neiges, petite Inuit peut-être, de la famille d'Aputiarzuk !
L'exotisme polaire, ça existe...
Évidemment, l'aventure connaît quelques aspérités, déboires. Le polar change les cartes. Rien de très
neuf dans les retournements et coups de théâtre. Sauf à la fin, tout de même. Une vraie surprise. Bien
sûr, chez Jean Echenoz la manière prime la matière. Parodie du roman d'aventures et du polar dans
la foulée ? Certes. mais déjouer les genres, démystifier, aujourd'hui, pas mal de gens font cela fort
bien. Echenoz, par exemple, vous dégonfle la banquise, les chiens de traîneaux, les morses avec
brio. Il a des métaphores triviales et rigolotes sur les icebergs. Refus du mythe et de l'épique. Mais ce
qu'il fait de mieux est ailleurs et partout. Une manière d'imprégner la totalité du récit d'un raz-de-marée
de charmes tous azimuts. Il vous emploie le présent à contre-courant. L'imparfait pour le présent. Il
vous propose des futurs et des conditionnels hardis. Le romanesque chez lui n'est pas frontal mais se
faufile à contre-pied. Des interventions d'auteur primesautières qui accélèrent le récit, sautent les
transitions et vous jouent bien d'autres tours. Des apartés parasitaires, des remarques et des
spéculations imprévues sur le dimanche des cormorans, les accidents coronariens, le sexe des
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
8
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
morses, le vol des cigognes, le maniement du goupillon, les Babyphones ou le calme des centres
spirituels qu'on ouvre dans les aéroports... En désamorçant systématiquement la mécanique du
romanesque patenté. Echenoz invente de nouveaux climats. L'exotisme ne se rencontre plus sur la
banquise niais découle de ce qui la dissout.
Par exemple : Ferrer ne pourrait être qu'un fantoche parodique manipulé par un romancier ironique et
démystificateur. On connaît la chanson. Mais par bonheur, c'est plus subtil. Ferrer devient un
personnage attachant, fluide, fumiste. Volage, justement. Un acrobate assez gracieux. On aimerait
bien vivre dans l'univers d'Echenoz où rien n'est écrasant ni fatal. Avez-vous remarqué que c'est un
monde où on ne croit pas, où on n'adhère pas à la mort, où le ton volatilise le tragique. Tout semble
choisi selon une vision esthétique, une utopie en somme, un art qui exorcise l'horreur. »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
9
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
La libre circulation des valeurs littéraires
Tiphaine Samoyault (La Quinzaine littéraire, 16 septembre 1999)
Le lecteur qui chercherait à échapper à la fascination que les romans d'Echenoz exercent sur lui ne
pourrait y parvenir avec Je m'en vais. Pas plus qu'il n'est loisible à Félix Ferrer, le personnage
principal, de s'en aller vraiment, malgré le programme ouvert par le titre, il n'est non plus offert de
sortir de cet univers, auquel une construction solide et des lois de fonctionnement purement verbales
assurent une parfaite autonomie.
« Ça circule. Personnes et biens voyagent, se transportent, disparaissent, meurent, ressuscitent, se
perdent, s'échangent, se retrouvent. Les douanes volent là où on ne les attend pas, même si, “ entrés
en vigueur en 1995, les accords de Schengen instituent, on le sait, la libre circulation des personnes
entre les pays européens signataires. ”
Soit un marchand d'art qui tente de pallier les faiblesses du marché de la peinture contemporaine en
se spécialisant dans les objets inuit. Soit son assistant qui découvre un filon dans une épave échouée
dans la banquise “ alors qu'elle faisait route entre Cambridge Bay et Tuktoyaktuk ”. Soit un mystérieux
Baumgartner, qui intervient au moment où l'assistant disparaît, qui doit bien avoir quelque chose à
faire dans cette histoire, et dont on comprend progressivement qu'il attend le retour du pôle de Ferrer
pour récupérer le magot. Les deux fils s'enchaînent alors jusqu'à la fin.
L'alternance du point de vue sur l'un et l'autre personnage est le fait d'un narrateur extrêmement
malin, qui semble même en savoir plus qu'il n'en dit et distribue les indices avec délicatesse, qui tient
aussi à rappeler sa présence : “ Changeons un instant d'horizon, si vous voulez bien, en compagnie
de l'homme qui répond au nom de Baumgartner. Aujourd'hui vendredi 22 juin, pendant que Ferrer
piétine sur la banquise, Baumgartner porte un complet croisé de laine vierge anthracite, une chemise
ardoise et une cravate fer. ” Ce narrateur est un personnage pris concrètement dans les rets de
l'histoire, n'ayant d'autre choix que de la suivre et de l'analyser. À la fin du livre : “ Nous n'avons pas
pris le temps, depuis presque un an pourtant que nous le fréquentons, de décrire Ferrer
physiquement ” ; au début : “ Il parvint au sixième étage moins essoufflé que j'aurais cru. ”
Les deux personnages principaux portent chacun un destin romanesque que la narration défait
progressivement. Ferrer conduit le roman d'aventures : expédition au pôle, traversée de la banquise
en skidoo, recherche hasardeuse d'une mystérieuse épave, caractère spectral de la région et
démultiplication des soleils “ par effet de parhélic ” qui donnent à la Nechilik l'apparence d'un vaisseau
fantôme. Mais ces ingrédients fidèles du roman d'aventures, tout droit sortis d'un roman de Jack
London, sont mis à mal par le récit et l'aventure se limite à un contexte. Peu de péripéties en effet, pas
de problèmes pour localiser le bateau, trouver les malles remplies d'objets précieux, pas de
problèmes pour passer la douane et ramener les objets d'art en France. Les seuls soucis rencontrés
sont d'un ordre tout différent : fabriquer des caisses pour transporter les objets, faire face à la très
généreuse hospitalité inuit, supporter l'attente, à Port radium : “ vingt petites maisons aux couleurs
suaves, aux
toits
de tôle, avec
deux
barres
d'immeuble qui donnaient sur le port. ”
Baumgartner, lui, conduit un roman policier possible, avec planques, changement d'identité, cavale,
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
10
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
poursuite... Il délègue le sale boulot à une figure tout droit sortie d'un Poulpe, Le Flétan, drogué
jusqu'à l'os, vivant dans un bouge au métro Château-rouge et dont il n'hésite pas à se débarrasser
une fois le travail fait. La narration s'y prend autrement pour déconstruire le roman policier ; elle n'évite
pas les péripéties mais réduit le suspense à néant, distribue les indices à contretemps, fait de l'issue
de l'enquête un moment comme un autre. Enfin, en circulant l'une dans l'autre, notamment à travers
leurs lieux communs du blanc et du froid, les deux histoires se phagocytent l'une l'autre et deviennent
le lieu d'un travail poétique sur la circulation du sens dans le langage.
De la même façon qu'histoires et personnages échangent un certain nombre d'éléments, l'écriture
descriptive de Jean Echenoz pratique génialement la permutation des signes et c'est ce qui la rend
absolument singulière. “ Il est, chacun peut l'observer, des personnes au physique botanique. Il en est
qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs : tournesol, jonc, baobab. ” D'autres ressemblent
à des armes, leurs vêtements semblent faits de matière dure. Les propriétés des tissus et des
architectures s'échangent, l'intérieur d'un appartement est décrit comme un “ terrain vague intérieur,
terrain vague retourné comme un gant ” et, à Wager Bay, les “ carrefours étaient jonchés de sombres
masses de métal ou de ciment, de lambeaux de plastique pétrifiés. ” Le mou devient dur, ce qui est
vertical penche dangereusement (“ il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se
retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l'échelle de Beaufort ”), rien
n'est sûr. Tout peut toujours, grâce à la comparaison, devenir autre chose que ce qu'il est : les
voitures dans les embouteillages “ progressent par saccades comme une toux ” ; la vie sans cigarettes
est comparable à l'ascension indéfinie d'une corde lisse ; le crépuscule “ allonge indéfiniment les
ombres des choses immobilières et végétales ” ; à propos de Flétan, “ des stries crasseuses
parcourent son visage comme des avant-propos de rides. ”
Le monde repose sur ces équilibres nouveaux créés par la circulation des signes, des valeurs
variables accordées aux objets ; il semble toujours prêt à s'effondrer ou à se reconstruire au même
moment, exactement de la même façon que les personnages sont toujours prêts à disparaître. Il
devient malléable, comparable au corps qui se transforme en passant une frontière, “ le regard
change de focale et d'objectif, la densité de l'air s'altère et les parfums, les bruits se découpent
singulièrement, jusqu'au soleil lui-même qui a une autre tête. ” Tous ces échanges, ces substitutions
et ces renversements d'univers apparaissent comme une manière, pour ce texte qui place en son
centre un marchand d'art et ses objets, de s'interroger sur les troubles de l'univers et de ses artifices,
sur la mystification et sur le faux.
Dans un film de 1973 intitulé F. for Fake et qui raconte plusieurs histoires de faussaires, Orson Welles
conclut : “ l'art est un mensonge qui fait comprendre la réalité. ” Par une écriture constamment en
trompe-l’œil, Jean Echenoz parvient à faire tenir ensemble une construction d'univers autonome et un
dévoilement étonnant de la vie quotidienne, de notre monde commun. L'autonomie est assurée par
des allusions nombreuses à ces précédents romans – Victoire, une auto-stoppeuse, une grande
blonde, le sud-ouest, une histoire continuée sur un an, etc. – ainsi que des clins d'œil à la littérature –
voir, par exemple, ce que devient Flaubert : “ il connaît la mélancolie des restoroutes, les réveils
acides des chambres d'hôtel pas encore chauffées, l'étourdissement des zones rurales et des
chantiers, l'amertume des sympathies possibles. ” Mais, comme selon la loi de cet univers, quand on
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
11
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
croit être quelque part, on est aussi ailleurs, on entre aussi par là dans la réalité, le vieillissement, la
maladie, des sentiments comme par mégarde, des hésitations, un découpage particulier du temps et
de l'ennui, dans le froid et dans le blanc (qui sont les deux termes à la fois thèmes et images pour
l'ensemble du roman) : “ le silence de feutre ménage une distance entre les sons, les choses, les
instants mêmes : la blancheur contracte l'espace et ralentit le temps. ” Avec un narrateur qui circule lui
aussi tranquillement d'un monde à l'autre en suggérant : je m'en vais ou je reste encore un peu, les
deux se disent. »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
12
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Echenoz s'en va loin
Marie-Laure Delorme (Magazine littéraire, octobre 1999)
« C'est le romancier de la fuite. Comme s'il ne cessait de conjuguer, sous toutes ses formes et avec
toutes ses variantes, le verbe “ partir ”. Son œuvre est faite d'abandons, de ruptures, de disparitions.
D'êtres qui courent, errent, cherchent. Où se dirigent ces femmes brisées et ces hommes écorchés ?
Vers un eux-mêmes dépouillé des scories de la vie antérieure. Mais quand on saute dans le vide, il
faut prendre garde à ne pas être attaché à un élastique. Qui – tel un pantin désarticulé – vous
ramènera dans ce passé honni. Avec Je m'en vais, Jean Echenoz retrouve ses thèmes de prédilection
(la femme, la fuite, la fatalité) pour les porter au sommet d'une virtuosité incandescente. Car le talent
de Jean Echenoz est semblable à une allumette Il peut tout à la fois, brûler et illuminer.
Félix Ferrer, galeriste parisien, quitte sa femme. Une vie ne doit pas ressembler à un placard rangé.
Mais, rapidement, il semble passer d'une existence ordonnée à une autre existence ordonnée.
Heureusement, son associé lui fait part un jour d'une extraordinaire découverte. En 1957, à l'extrême
nord du Canada, un bateau nommé le Nechihk est reste bloqué dans la banquise. À son bord, une
cargaison d'antiquités régionales réputées pour leur immense valeur. Alors Félix Ferrer, malgré les
avertissements de son médecin, décide de faire le voyage afin d'enrichir sa galerie d'art et d'éprouver
des sensations fortes. Tout se passe bien. Il revient chargé des précieux objets. Mais, parfois, les
retours sont plus éprouvants que les départs. Dès son arrivée à Paris, les femmes se raréfient (voisine
volatilisée) et les problèmes se multiplient (objets volés). Était-il bien utile de partir vers le pôle Nord
pour changer de vie ?
Les personnages de Jean Echenoz sont des êtres physiques. Ils endurent dans leur corps les maux
de leur âme. Ce qu'ils sont apparaît dans ce qu'ils font. Leurs gestes et leurs habitudes les trahissent
et les révèlent à la manière d'une décalcomanie. S'asseoir devant une télévision au son coupé
(Victoire parle peu), se retenir au dossier des chaises (Jean-Philippe Raymond aime la sécurité),
s'occuper les mains à l'aide d'un paquet de cigarettes ou d'un téléphone portable (Sonia a peur du
vide). Et préférer, dans le métro, le strapontin (ne surtout pas entrer en contact avec l'autre) à la
banquette (tenter d'entrer en contact avec l'autre). C'est un monde à regarder, à décrypter, à
comprendre. Car, dans Je m’en vais, l'énigme est partout. De l'histoire (où sont passés les objets
volés ?) aux personnages (qui se dissimulent derrière ces noms inconnus ?). Quant à l'écriture,
maîtrisée jusque dans ses recoins les plus intimes, elle dévale magnifiquement les pentes verglacées
de la vie.
Il y a des scènes drôlissimes (le maniement du goupillon durant un enterrement) et des scènes
éprouvantes (une auto-stoppeuse fait jaillir, en un dur éclat, la réalité du quotidien). Toute une
radioscopie de l'état des lieux (le XVIe arrondissement visité et expliqué) et de l'intérieur des êtres
(étouffer dans sa vie comme dans son corps). Sans oublier une magnifique définition des accords de
Schengen entrés en vigueur en 1995. “ La suppression des contrôles aux frontières intérieures, ainsi
que la mise en place d'une surveillance renforcée aux frontières extérieures, autorisent les riches à se
promener chez les riches, confortablement entre soi, s'ouvrant plus grand les bras pour mieux les
fermer aux pauvres qui, supérieurement bougnoulisés, n'en comprennent que mieux leur douleur. ”
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
13
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Jean Echenoz pose un problème : trop de talent. Sa virtuosité peut être prise pour de la facilité ; sa
pudeur pour de la superficialité. Pourtant, le romancier des Grandes Blondes (Éditions de Minuit,
1995) et d'Un an (Éditions de Minuit, 1997) s'en va loin dans les vies. Là où des êtres humains tentent
de soulever le capot de leur existence asphyxiante. Aucun de ses livres n'est gratuit. Ils sont plantés
dans une réalité économique vécue par des riches qui s'ennuient et des pauvres qui s'amenuisent.
Dans Je m’en vais, il y a ces pages où Félix Ferrer voyage sur un brise-glace pour rejoindre l'extrême
nord. Chacun des romans de Jean Echenoz est de la glace à briser. À l'extérieur-, tout est glace et
lumineux : pirouettes et envolées. À l'intérieur, tout est frissonnant et sombre : noyades et douleurs.
Mais ne le voit-on pas ? Ses livres sont enfants du silence et de la pudeur. Ils ne se prêtent pas, aussi
facilement que l'on croit, aux applaudissements à tout rompre.
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
14
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Echenoz : libre et intelligent
François Nourissier (Le Figaro magazine, 2 octobre 1999)
« Voici une lecture de bout en bout prenante et désopilante. Il se pourrait bien que le neuvième roman
de Jean Echenoz (le premier, Le Méridien de Greenwich, date de 1979) fût aussi le meilleur. En tout
cas, il confirme la cohérence, la solidité, la singularité d'une œuvre. La force d'Echenoz est que sa
littérature (je désigne ainsi ce par quoi se manifeste et triomphe une intention littéraire) est nourrie de
ce qui paraît devoir mettre à mal toute littérature : l'ironie, la dérision. Il pratique un réalisme innocent,
méticuleux, sarcastique et, si j'ose dire, astucieux. Drôle de mélange ! Cette pluie d'adjectifs est
destinée à donner une idée du “ regard que pose l'écrivain sur le monde ” – pour parler noblement.
Echenoz voit tout (chère vieille “ école du regard ”!), et voit tout dans un sourire carnassier et indulgent
à la fois. Le décor de l'aventure humaine est un peu ridicule, mais il faut faire avec. Et faire, si
possible, gaiement. Une intrigue de polar, d'escroquerie. d'exotisme, avec galeriste très au goût du
jour, donjuanisme fatigué et cadavres vrais et faux, convient à merveille à ce morceau de bravoure
très contrôlé. Prière de lire les 246 pages dans l'ordre sans rien sauter : toute paresse serait punie par
un “ déficit de plaisir ”, comme on dit maintenant.
Le héros de Je m'en vais, Ferrer, tient, à Paris une galerie d'art. Son assistant, Delahaye, lui indique
un “ coup fumant ” : récupérer la cargaison – des œuvres de l'art esquimau, rarissimes, sans prix –
d'un petit bateau pris par les glaces en 1957 et abandonné – mais où ? – depuis lors. Delahaye meurt
en laissant à Ferrer les coordonnées du point où le Nechilik s'est encoublé, quelque part du côté du
pôle Nord. Ferrer vient de divorcer : rien de meilleur pour le moral qu'un voyage. Voilà donc notre
esseulé sur la route du Grand Nord, le roman sur ses rails et l'intrigue nouée. Carde drôles de
personnages traînent autour de Ferrer. Ce Baumgartner, qui est-il, et ce Flétan ? Le galeriste, un peu
naïf, a-t-il tiré les marrons du feu et les statuettes du froid pour le roi de Prusse ?
Il faut se laisser entortiller, abuser, désabuser, manœuvrer par Echenoz, qui s'y entend. On lit
rarement récit aussi bien construit : l'articulation entre les épisodes est savante ; les enchaînements,
loin d'être “ fondus ”, sont hérissés d'interventions de l'auteur, et pourtant tout baigne, tout coule.
Premier prix de narration. René Belletto avait cette habileté, et Japrisot. Le roman est d'évidence
composé, découpé, remonté très serré et, en même temps, Echenoz donne l'impression d'inventer
son récit au fil de la plume. Donnez-nous beaucoup de négligents de cette sorte-là !
Les sujets traités, lieux visités, peintures d'atmosphères, portraits abondent. Voici les comédies de l'art
moderne, la fatuité des plasticiens, le cynisme des marchands : voici la tristesse terrible et blanche de
la banquise ; voici l'ennui d'être clandestin, traqué, solitaire. Villes inconnues, savanes suburbaines.
Voici un infarctus, la mort frôlée, la réanimation, l'hôpital. Voici dix femmes qui passent, plutôt
comestibles, juste assez mystérieuses, mais que Ferrer, pourtant amateur, ne dévore pas de bel
appétit. Un peu de mal-vivre, peut-être ? L'auteur distille les bribes d'une vision globale des choses : il
zoome sur des détails mais on sent la présence, là, derrière, de toutes les généralités irrespirables de
“ la vie ”. Il faut prendre garde : à ce compte là, on referait vite La Nausée. Ce que voulant éviter, Jean
Echenoz use du meilleur médicament contre les lourdeurs et spasmes des viscères : la drôlerie. Je le
répète : Je m'en vais est un texte gai, vif, moqueur – vertus difficiles à pratiquer. »
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
15
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
Le paysagiste cartographe
Pierre Lepape (Le Monde, 4 novembre 1999)
« Le petit coup de folie du jury Goncourt va bien au teint de Jean Echenoz. Il aurait pu l'inclure dans
l'un de ses romans. Dix personnes respectables attablées dans un grand restaurant discutent de la
future attribution d'un prix littéraire, avec ce qu'il convient de paroles mécaniques, de propos convenus
et de ce mélange d'étourderies et de calcul conformes à l'esprit du temps. On s'achemine
tranquillement vers le dessert, dans une vague somnolence. C'est alors qu'il se produit un incident
anodin, peut-être un verre que l'on renverse, un mot de travers dans la conversation ; et toute cette
belle mécanique devient folle. Les masques tombent, la réalité se révèle telle qu'elle est : vide,
prisonnière des discours qui sont censés la décrire, inconsistante, aliénée, étrangère. Autour de la
table, on oublie sa position, ses devoirs, son agenda, sa routine. Et l'on décide sur le champ que Jean
Echenoz et Je m'en vais recevront le prix Goncourt. Une douce folie, une manière d'hommage à cette
fin de siècle dont Jean Echenoz est le paysagiste précis et ironique.
“ Je m'en vais ”, ce sont les premiers mots prononcés par le héros du roman d'Echenoz, qui vient de
décider de quitter sa femme. Ce sont également les derniers mots du livre, émis par ce même héros
lorsque, après une année d'errance et d'aventures, le cœur brisé, il revient hanter ce qui fut le
domicile conjugal. La boucle est bouclée, la révolution est terminée, la parenthèse se ferme, le héros
a simplement un peu vieilli. Il a connu des aventures qu'on dirait palpitantes à cause des
dérèglements de son muscle cardiaque, il est allé jusqu'au pôle Nord pour récupérer un trésor
d'ancien art esquimau, il a été volé et voleur, escroc et escroqué, séducteur et séduit, il a vécu. Il ne
lui en reste qu'un vague malaise et un essoufflement.
De livre en livre, depuis Le Méridien de Greenwich, paru il y a vingt ans, Jean Echenoz s'est fait le
cartographe de son temps. De ses séismes, de ses catastrophes, de son imaginaire, de ses objets, de
ses rêves et de sa longue glissade hors du réel : dans les images, dans les fantasmes, dans les
rêveries de conquête, dans l'éloignement de soi et des autres. Je m'en vais, c'est aussi la formule
d'adieu d'un siècle bien incapable de savoir où il va et qui oublie même de se poser la question. il s'en
va, c'est tout.
D'autres ont fait des drames. Par éthique littéraire, Echenoz a choisi d'en jouer et d'en rire. Plus notre
quotidien est immoral, conditionné, soumis à la dictature de la marchandise, du mensonge et de la
laideur, plus les discours qui l'accompagnent en rajoutent sur la morale, la liberté, la vérité et la
beauté. Echenoz inverse la vapeur, sans proclamation, manifeste ou démonstration, ce qui serait
encore du spectacle – et donc de l'illusion.
Je m'en vais est un miroir promené sur notre globe. C'est un roman réaliste qui raconte comment nous
perdons le sens de la réalité et comment la vie nous échappe. Pour parvenir à saisir cet objet
insaisissable, Echenoz multiplie les points de vue, du microscopique au macroscopique, les modes
narratifs, les rythmes du discours, passant de l'extrême nonchalance à la vitesse des bolides, le
régime des images et des métaphores. C'est à la fois délicieux et inconfortable, parfaitement précis et
manigancé pour perdre le lecteur et le sortir de ses habitudes. L'aventure du livre se double de
l'aventure de sa lecture.
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
16
www.marincazaou.fr/cont/echenoz/echenoz.html
On a beaucoup parlé de la virtuosité d'Echenoz. C'est le plus évident de ses talents : cette manière
unique de faire briller chaque mot dans la phrase comme s'il était tout neuf et d'enchaîner les phrases
comme des figures d'acrobatie suspendues au dessus du vide. Mais ces prouesses formelles, ce
maniement de la langue à la fois si patient et si heureux ne doivent pas, à leur tour, faire illusion :
Echenoz ne joue les funambules que pour mieux nous faire sentir la proximité du vide. »
POUR CITER CET ARTICLE :
Dossier : Jean Echenoz, Je m’en vais, Revue de presse du Goncourt, in Marincazaou - Le Jardin Marin,
décembre 2009, [En ligne] http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf, 17
pages.
Jean Echenoz, Je m’en vais - Revue de presse du Goncourt
http://www.marincazaou.fr/cont/echenoz/je_m_en_vais_revue_de_presse.pdf
17