Le silence Brizé

Transcription

Le silence Brizé
cinéma
«QUELQUES HEURES DE PRINTEMPS» Stéphane Brizé raconte une âpre relation mère-fils dans un film
émouvant de pudeur porté par le formidable Vincent Lindon. Rencontre avec le cinéaste.
Le silence Brizé
PROPOS RECUEILLIS PAR MATHIEU LOEWER
C
Photos.
Alain (Vincent Lindon)
et sa mère (Hélène
Vincent) se regardent
en chiens de faïence,
tous deux également
incapables de faire le
premier pas vers l’autre.
Leur réconciliation est
l’enjeu de Quelques
heures de printemps
de Stéphane Brizé
(en médaillon).
XENIX
FILMDISTRIBUTION/
FESTIVAL DEL FILM
LOCARNO SAILAS VANETTI
inéaste discret, Stéphane Brizé monte en puissance à chaque film. Après le mélancolique Mademoiselle Chambon, il retrouve Vincent Lindon
pour Quelques heures de printemps: l’histoire d’un
homme de 48 ans qui, contraint de retourner vivre chez sa
mère (Hélène Vincent), découvre qu’elle est condamnée
par la maladie et qu’elle a décidé de recourir au suicide
assisté. Par petites touches délicates, entre conversations
et détails du quotidien, on pénètre le secret d’une relation
chargée de violence larvée et de non-dits. Alors que le
temps est désormais compté, ces deux-là parviendront-ils
à se réconcilier, à exprimer enfin leur amour?
Poursuivant sa quête de la vérité des sentiments, Stéphane Brizé atteint avec ce film bouleversant la quintessence de son cinéma existentiel et intimiste. Entretien
avec le réalisateur – et sa coscénariste Florence Vignon –
à Locarno, où Quelques heures de printemps était projeté
en août dernier sur la Piazza Grande.
Un tel sujet ne risque-t-il pas de faire fuir les spectateurs?
Stéphane Brizé: Si vous réduisez mon film à l’histoire
d’un type qui sort de prison et retourne chez sa mère atteinte d’un cancer, je ne suis moi-même pas sûr d’aller le
voir! Mais un film, comme un être humain, ne se résume
pas à son apparence. L’essentiel est de savoir qui est vraiment ce mec, et pour un film, quel est le regard de ses auteurs: nous avons voulu aller au cœur de l’humanité des
personnages, déclencher des émotions très puissantes.
Réunir le financement a dû être difficile...
– Le problème n’est pas que le film aborde la mort,
mais le fait que ses protagonistes ne soient pas a priori
aimables. Un mec super sympa confronté à la dure loi de
la société, qui suscite vite l’empathie, passe mieux. Nous
préférons des personnages plus rugueux, mais pleins de
belles choses au fond d’eux. Notre but est d’amener le
spectateur à aller voir de l’autre côté du miroir.
Qu’avez-vous trouvé chez Vincent Lindon qui vous
a donné envie de retravailler avec lui?
– Moi, en acteur! Je ne raconte pas ma vie dans mes
films, mais je ne parle que de moi – en espérant que mes
questionnements sont les mêmes que ceux de tout un
chacun. Mon histoire personnelle rencontre celle de Vincent. Notre mélancolie, nos colères sont assez identiques.
Si j’étais acteur, je serais Vincent Lindon!
Au-delà de l’homme, qu’avez-vous trouvé chez l’acteur?
– L’acteur et l’homme, c’est la même chose. Tout ce qui
le constitue me touche. Oui, c’est aussi un très bon acteur.
Florence Vignon a
coécrit avec Stéphane
Brizé les scénarios de
trois de ses quatre films
précédents: Le Bleu des
villes (1998), Je ne suis
pas là pour être aimé
(2004) et Mademoiselle
Chambon (2009).
1
Ils sont rares les comédiens qui, comme lui, même
immobiles et muets, ont une présence aussi intense...
– C’est vrai, Vincent est incroyablement «vivant», d’une
manière surnaturelle. Sur le plateau, il vous oblige à vous
remettre en question. Quand il dit «je ne peux pas le faire
parce que ça ne fonctionne pas», ce n’est pas une démarche
intellectuelle: il est tellement dans la nécessité du geste
que si ce n’est pas totalement crédible, il bloque.
L’attention portée aux acteurs semble dicter vos choix
de mise en scène, notamment l’usage du plan-séquence.
– C’est une façon de faire émerger une certaine vérité,
celle d’un instant capté au vol. Et pourtant, j’ai choisi la
place de la caméra, délimité le cadre, etc. Mais comme il
n’y a pas de coupure dans la séquence, on a l’impression
que la vie se déroule devant l’objectif sans trucage. Mes
effets spéciaux à moi, ce sont les acteurs. Et une distance:
ma caméra n’est jamais contraignante, toujours au service
du jeu. Je m’adapte au lieu de demander à un comédien de
s’asseoir à tel moment parce que ça m’arrange pour ma
mise en scène. L’individu, les personnages et donc les acteurs sont au centre de mes préoccupations. Je cherche à
capter une vibration de l’intimité des êtres humains. Ce ne
sont souvent que des bribes, parfois une seconde de vérité
qui résonne dans une scène de cinq minutes. Impossible
de tricher, je ne peux pas créer quelque chose qui n’existe
pas avec un mouvement de caméra.
Avez-vous l’impression d’approcher davantage cette
vérité de film en film?
– D’affiner le trait, oui. Déjà en amont avec ma coscénariste. Tu es d’accord, Florence?
Florence Vignon: Oui, ce film-là touche à l’épure la
plus totale dans notre quête sur l’incommunicabilité, l’impossibilité d’exprimer ses émotions. En termes d’écriture,
de mise en scène ou de direction d’acteurs, Stéphane se
débarrasse au fur et à mesure du superflu pour arriver à
l’essentiel. Quelques heures de printemps représente pour
moi l’aboutissement d’un questionnement qui nous occupe depuis dix ans.1
Comment en êtes-vous venu à reprendre la musique
composée en 2007 par Nick Cave et Warren Ellis pour
L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford
d’Andrew Dominik?
Stéphane Brizé: La bande originale de ce film m’a accompagné tout au long de l’écriture et c’est devenu une
évidence. Il y a dans ces morceaux un mélange de mélancolie et de lumière qui correspond vraiment à Quelques
heures de printemps. J’ai appris que Warren Ellis habitait
à Paris, je lui ai montré le film et il a adoré la manière dont
nous avons utilisé sa musique. Nick Cave aussi, il m’a même proposé de composer la B.O. d’un de mes futurs films!
L’emploi de la musique comme élément dramatique
est souvent problématique au cinéma...
– Je l’utilise toujours comme la voix intérieure des
personnages. Elle n’est jamais mixée en stéréo mais en
mono, pour qu’elle soit au centre de l’écran, là où se trouve le personnage, dans sa tête. Ainsi, au lieu d’illustrer les
images, elle devient une ligne d’écriture de sa psychologie.
M’en servir pour tirer les larmes serait une défaite! A la fin
du film, il y a un événement très puissant émotionnellement, mais la musique démarre après.
Le silence est parfois plus fort. On pense à la citation
de Sacha Guitry: «Quand on a entendu du Mozart,
le silence qui suit est encore du Mozart»...
– Dans Quelques heures de printemps, les silences
sont nourris des colères, des dialogues qui précèdent. Ils
peuvent avoir une vraie puissance dramatique, mais à
condition qu’ils résonnent.
BELGIQUE Servi par un trio magistral, «A perdre la raison» transcende un fait divers. Entretien avec le réalisateur.
«Le cinéma, c’est du mensonge»
TUANA GÖKÇIM TOKSÖZ
ême en connaissance de cause, impossible
de quitter indemne la projection de A perdre
la raison. Le film, qui représentera la Belgique aux
Oscars 2013, s’inspire librement d’un drame
sordide survenu à Nivelle – l’affaire Geneviève
Lhermitte, du nom de la mère qui a supprimé ses
cinq enfants dans bain de sang en février 2007. Le
cinéaste belge Joachim Lafosse est au volant de sa
voiture lorsqu’il apprend les faits à la radio. Tourmenté, il en parle autour de lui et constate la tendance à diaboliser à l’excès la femme infanticide.
Il décide d’aborder cette tragédie sous un autre
angle, non pour l’excuser ni dire la vérité, mais
pour la rendre plus intelligible et surtout susciter
la réflexion. Pari réussi pour le réalisateur, qui
s’est déjà affirmé dans le registre du drame familial avec Nue propriété en 2006.
Deux jeunes gens ordinaires, Murielle (Emilie Dequenne) et Mounir (Tahar Rahim), se
M
rencontrent, tombent amoureux et décident de
faire leur vie ensemble. L’extraordinaire réside
dans le personnage controversé du Dr André
Pinget (Niels Arestrup), qui a pris Mounir,
enfant, d’origine marocaine, sous son aile. Entre
dépendance affective et financière, c’est un lien
fort qui unit les deux hommes. Aux dépens de la
relation du jeune couple.
Malgré le prix d’interprétation féminine
remporté par Emilie Dequenne dans la section
«Un certain regard» du Festival de Cannes 2012,
Joachim Lafosse reste modeste et enthousiaste.
«Je ne vais pas me plaindre de ma journée, lâche
l’intéressé, rencontré dans un hôtel genevois.
C’est génial de réaliser un film qui intéresse les
gens!» Un film qui a provoqué une intense polémique due à la proximité avec les faits relatés,
allant même jusqu’au procès, remporté par le
cinéaste. «Qu’est-ce que la réalité? Personne n’était dans cette maison au moment des faits. J’ai
travaillé deux ans sur ce film. Mes personnages,
Mounir, Murielle ou André, c’est moi. Lorsqu’on
écrit, on y met de soi. J’ignore si les personnages
réels se sont aimés à la plage, ce qu’ils se disaient
le soir dans leur lit, si l’un de leurs enfants est
tombé de l’escalier. Tout cela est le fruit de ma
subjectivité. Décrire le film comme une fiction
est aussi une façon de protéger les protagonistes
de l’affaire, chose qu’ils n’ont pas comprise»,
explique posément, mais avec verve, Joachim
Lafosse, encore imprégné des événements.
ÉMOTION ET RÉFLEXION
Reprochant à ses compatriotes de se confiner dans une vision manichéenne et populiste, le
cinéaste souhaite à la fois susciter l’émotion et
stimuler la réflexion sur ce que l’on croit impensable. Il s’abstient d’exhiber le meurtre sanglant
des enfants, mais suggère l’issue tragique dès les
premiers instants du film. «Si tu donnes un coup
de poing à quelqu’un, il ne peut plus réfléchir.
Tandis que l’évocation permet une ouverture
sur la réflexion. Le jour où le jury populaire a vu
les images de la scène de crime, j’ai senti qu’il
n’y avait plus de procès, que plus personne
n’essaierait de comprendre.»
Au-delà du drame familial, le scénario à
tiroirs traite aussi du néo-colonialisme à travers
la relation ambiguë instaurée entre André et
Mounir, de l’altérité qui cache le lien pervers. Du
pouvoir de l’argent par les cadeaux et les dons
consentis par André au couple, débouchant sur
une dette. A perdre la raison montre surtout une
femme réduite à sa seule fonction reproductrice, prise au piège de deux hommes qui peu à
peu la dominent. «Je ne me doutait pas que je
réaliserais un jour un film aussi féministe», note
Joachim Lafosse. Les acteurs campent avec
excellence les rôles principaux, au point d’en
faire oublier Un Prophète de Jacques Audiard, où
Niels Arestrup et Tahar Rahim partageaient déjà
la vedette. Quant à Emilie Dequenne, au jeu
sans artifices, elle est au sommet de son art.
LeMag rendez-vous culturel du Courrier du samedi 22 septembre 2012 •